Jules Verne

 

 

 

LA CHASSE AU MÉTÉORE

 

 

 

(1908)

 

 

 

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

Note de l’éditeur. 7

VERSION ORIGINALE.. 8

CHAPITRE I  Dans lequel le juge de paix John Proth remplit un de ses plus agréables devoirs professionnels, avant de retourner à son jardin. 9

CHAPITRE II  Qui introduit le lecteur dans la maison de M. Dean Forsyth, le met en rapport avec son neveu Francis Gordon et sa bonne Mitz. 25

CHAPITRE III  Où il est question du docteur Sydney Hudelson, de sa femme, mistress Flora Hudelson, de miss Jenny et de miss Loo, leurs deux filles. 39

CHAPITRE IV  Comment deux lettres envoyées l’une à l’Observatoire de Pittsburg, l’autre à l’Observatoire de Cincinnati, furent classées dans le dossier des bolides. 53

CHAPITRE V  Trois semaines d’impatience pendant lesquelles, malgré leur acharnement d’observateurs, Dean Forsyth et Omicron, d’une part, le docteur Hudelson, de l’autre, ne parviennent pas à revoir leur bolide. 55

CHAPITRE VI  Qui contient quelques variations plus ou moins fantaisistes sur les météores en général et en particulier sur le bolide dont MM. Forsyth et Hudelson se disputent la découverte. 70

CHAPITRE VII  Dans lequel on verra Mrs Hudelson très chagrine de l’attitude du docteur vis-à-vis M. Dean Forsyth et on entendra la bonne Mitz rabrouer son maître d’une belle manière. 81

CHAPITRE VIII  Dans lequel la situation continue à s’aggraver, et cela grâce aux journaux de Whaston qui prennent parti, qui pour M. Forsyth, qui pour M. Hudelson. 95

CHAPITRE IX  Dans lequel s’écoulent quelques-uns des jours qui précèdent le mariage, et où se fait une constatation aussi certaine qu’inattendue. 109

CHAPITRE X  Où l’on voit Mrs Arcadia Walker attendre, à son tour, non sans une vive impatience, Seth Stanfort et ce qui s’ensuit. 116

CHAPITRE XI  Dans lequel les calculateurs ont une belle occasion de se livrer à des calculs, bien faits pour surexciter la convoitise de la race humaine. 134

CHAPITRE XII  Dans lequel on verra le juge Proth tenter entre deux de ses justiciables une conciliation qui ne peut aboutir, et, suivant son habitude, retourner à son jardin. 150

CHAPITRE XIII  Dans lequel on voit surgir le troisième réclamant dont le juge de paix Proth a prédit l’apparition, et qui entend faire valoir ses droits de propriétaire. 164

CHAPITRE XIV  Dans lequel on voit nombre de curieux profiter de cette occasion, non moins pour aller au Groenland que pour assister à la chute de l’extraordinaire bolide. 180

CHAPITRE XV  Dans lequel on verra se rencontrer un passager du Mozik avec une passagère de l’Orégon, en attendant la rencontre du merveilleux bolide avec le globe terrestre. 194

CHAPITRE XVI  Que le lecteur lira peut-être avec quelque regret, mais que la vérité historique a obligé l’auteur à l’écrire tel qu’il est et tel que l’enregistreront les annales météoroliques. 210

CHAPITRE XVII  Dernier chapitre où sont rapportés les derniers faits relatifs à cette histoire purement imaginaire, et dans lequel le dernier mot reste à M. John Proth, juge de paix à Whaston. 226

VERSION REMANIÉE PAR MICHEL VERNE.. 232

CHAPITRE I  Dans lequel le juge John Proth remplit un des plus agréables devoirs de sa charge avant de retourner à son jardin. 233

CHAPITRE II  Qui introduit le lecteur dans la maison de Dean Forsyth et le met en rapport avec son neveu, Francis Gordon, et sa bonne, Mitz. 249

CHAPITRE III  Où il est question du docteur Sydney Hudelson, de sa femme, Mrs Flora Hudelson, de miss Jenny et de miss Loo, leurs deux filles. 265

CHAPITRE IV  Comment deux lettres envoyées, l’une à l’Observatoire de Pittsburg, l’autre à l’Observatoire de Cincinnati, furent classées dans le dossier des bolides. 278

CHAPITRE V  Dans lequel, malgré leur acharnement, Mr Dean Forsyth et le Dr Hudelson n’ont que par les journaux des nouvelles de leur météore. 280

CHAPITRE VI  Qui contient quelques variations plus ou moins fantaisistes sur les météores en général, et en particulier sur le bolide dont MM. Forsyth et Hudelson se disputent la découverte. 291

CHAPITRE VII  Dans lequel on verra Mrs Hudelson très chagrine de l’attitude du docteur, et où l’on entendra la bonne Mitz rabrouer son maître d’une belle manière. 303

CHAPITRE VIII  Dans lequel des polémiques de presse aggravent la situation, et qui se termine par une constatation aussi certaine qu’inattendue. 316

CHAPITRE IX  Dans lequel les journaux, le public, Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson font une orgie de mathématiques. 329

CHAPITRE X  Dans lequel il vient une idée et même deux idées à Zéphyrin Xirdal. 338

CHAPITRE XI  Dans lequel Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson éprouvent une violente émotion. 362

CHAPITRE XII  Où l’on voit Mrs Arcadia Stanfort attendre a son tour, non sans une vive impatience, et dans lequel Mr John Proth se déclare incompétent. 370

CHAPITRE XIII  Dans lequel on voit, comme l’a prévu le juge Proth, surgir le troisième larron, bientôt suivi d’un quatrième. 398

CHAPITRE XIV  Dans lequel la Vve Thibaut, en s’attaquant inconsidérément aux plus hauts problèmes de la mécanique céleste, cause de graves soucis au banquier Robert Lecœur. 410

CHAPITRE XV  Où J.B.K. Lowenthal désigne le gagnant du gros lot. 425

CHAPITRE XVI  Dans lequel on voit nombre de curieux profiter de cette occasion d’aller au Groenland et d’assister à la chute de l’extraordinaire météore. 435

CHAPITRE XVII  Dans lequel le merveilleux bolide et un passager du « Mozik » rencontrent, celui-ci, un passager de l’« Oregon », et celui-là, le globe terrestre. 446

CHAPITRE XVIII  Où, pour atteindre le bolide, M. de Schnack et ses nombreux complices commettent les crimes d’escalade et d’effraction. 457

CHAPITRE XIX  Dans lequel Zéphyrin Xirdal éprouve pour le bolide une aversion croissante, et ce qui s’ensuit. 465

CHAPITRE XX  Qu’on lira peut-être avec regret, mais que son respect de la vérité historique a obligé l’auteur à écrire, tel que l’enregistreront un jour les annales astronomiques. 499

CHAPITRE XXI  Dernier chapitre, qui contient l’épilogue de cette histoire et dans lequel le dernier mot reste à Mr John Proth, juge à Whaston. 504

À propos de cette édition électronique. 511

 

Note de l’éditeur

 

La Chasse au Météore est un roman posthume, paru en 1908, trois ans après la mort de Jules Verne.

 

Le roman paru en 1908 avait été profondément remanié par le fils de Jules Verne, Michel Verne.

 

La version originale, celle écrite par Jules Verne… est parue beaucoup plus tard.

 

Il y a souvent eu de nombreux débats, voire des polémiques, sur les remaniements qu’a fait subir Michel Verne à certains romans de Jules Verne. Il nous a paru intéressant de publier les deux versions dans le même volume, afin que vous puissiez juger par vous-même…

 

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VERSION ORIGINALE

CHAPITRE I

Dans lequel le juge de paix John Proth remplit un de ses plus agréables devoirs professionnels, avant de retourner à son jardin.

 

Il n’y a aucun motif pour cacher aux lecteurs que la ville dans laquelle se sont succédé les péripéties de cette histoire est située en Virginie, États-Unis d’Amérique. S’ils le veulent bien, nous l’appellerons Whaston, nous ajouterons qu’elle occupe dans le district oriental la rive droite du Potomac ; mais il nous paraît inutile de préciser davantage, en ce qui concerne cette cité, et il est inutile de la chercher même sur les meilleures cartes de l’Union.

 

Cette année-là, le 27 mars, dans la matinée, les habitants de Whaston, en traversant Exter-street, pouvaient s’étonner de voir un élégant cavalier remonter et redescendre la rue au petit pas de son cheval, puis, finalement, s’arrêter sur la place de la Constitution ; à peu près au centre de la ville.

 

Le cavalier ne devait pas avoir plus de trente ans. De sa personne se dégageait le type pur du Yankee, lequel n’est point exempt d’une originale distinction. Il était d’une taille au-dessus de la moyenne, de belle et robuste complexion, châtain de cheveux, brun de barbe, figure régulière, sans moustache. Un large ulster le recouvrait jusqu’aux jambes et s’arrondissait sur la croupe du cheval. Il maniait sa monture d’allure vive avec autant d’adresse que de fermeté. Tout dans son attitude indiquait l’homme d’action, l’homme résolu, et aussi l’homme de premier mouvement. Il ne devait jamais osciller entre le désir et la crainte, ce qui est la marque d’un caractère hésitant. En outre, un observateur eût constaté que son impatience naturelle ne se dissimulait qu’imparfaitement sous une apparence de froideur.

 

Ce jour-là, d’ailleurs, qu’était-il venu faire en cette ville où nul ne le connaissait, où nul ne se fût rappelé l’avoir jamais vu ?… Comptait-il y rester quelque temps ?… En tout cas, il ne semblait pas vouloir s’enquérir d’un hôtel. D’ailleurs, il n’aurait eu que l’embarras du choix. On peut citer Whaston sous ce rapport, et, en aucune autre ville des États-Unis, voyageur ne rencontrerait meilleur accueil, meilleur service, meilleure table, confort aussi complet, à des prix généralement modérés.

 

Cet étranger ne paraissait point en disposition de séjourner à Whaston. Les plus engageants sourires des hôteliers n’auraient sans doute aucune prise sur lui. Et ces propos de s’échanger entre les patrons et les gens de service qui se tenaient aux portes depuis que le cavalier avait paru sur la place de la Constitution : « Par où est-il venu ?…

 

– Par Exter-street…

 

– Et d’où venait-il ?…

 

– Il est entré, à ce qu’on dit, par le faubourg de Wilcox…

 

– Voilà bien une demi-heure que son cheval fait le tour de la place…

 

– Est-ce qu’il attend quelqu’un ?…

 

– C’est probable, et même avec une certaine impatience…

 

– Il ne cesse de regarder du côté d’Exter-street…

 

– C’est par là qu’on arrivera probablement…

 

– Et qui sera cet « on » ?… Il ou elle ?…

 

– Il a, ma foi, bonne tournure…

 

– Un rendez-vous alors ?…

 

– Oui… un rendez-vous, mais non dans le sens où vous l’entendez…

 

– Et pourquoi ?…

 

– Parce que voilà trois ou quatre fois que cet étranger s’arrête devant la porte de M. John Proth…

 

– Et comme M. John Proth est le juge de paix de Whaston…

 

– C’est que ce personnage est appelé devant lui pour quelque affaire…

 

– Et que son adversaire est en retard…

 

– Bon ! le juge Proth les aura conciliés et réconciliés en un tour de main…

 

– C’est un habile homme…

 

– Et un brave homme aussi. »

 

Il était possible que ce fût là le vrai motif de la présence de ce cavalier à Whaston. En effet, à plusieurs reprises, il avait fait halte devant la maison de M. John Proth, sans mettre pied à terre. Il en regardait la porte, il en regardait les fenêtres, il en regardait le frontispice sur lequel se lisaient ces trois mots : Justice de Paix… Puis, il restait immobile, comme s’il attendait que quelqu’un parût sur le seuil. Et ce fut là qu’une dernière fois, les gens d’hôtel le virent arrêter son cheval qui, lui aussi, piaffait d’impatience.

 

Or, voici que la porte s’ouvrit toute grande, et un homme se montra sur le palier du petit perron qui descendait au trottoir.

 

À peine l’étranger eut-il aperçu cet homme qu’il souleva son chapeau et dit :

 

« Monsieur John Proth, je suppose ?…

 

– Moi-même, répondit le juge de paix qui rendit le salut.

 

– Une simple question qui n’exigera qu’un oui ou un non de votre part…

 

– Faites, monsieur…

 

– Une personne serait-elle déjà venue, ce matin, vous demander Seth Stanfort ?…

 

– Pas que je sache…

 

– Merci. »

 

Et, ce mot prononcé, son chapeau soulevé une seconde fois, le cavalier rendit la main, et se dirigea au petit trot vers Exter-street.

 

Maintenant, – ce fut l’avis général, – il n’y avait plus à mettre en doute que cet inconnu eût affaire à M. John Proth. À la manière dont il venait de poser sa question, il était ce Seth Stanfort et se trouvait le premier à un rendez-vous convenu. Et, comme il y avait peut-être lieu de croire que l’heure dudit rendez-vous était passée, ne venait-il pas de quitter la ville pour n’y plus revenir ?…

 

On ne s’étonnera pas, puisque nous sommes en Amérique, chez le peuple le plus parieur qui soit en ce bas monde, si des paris s’établirent relativement au retour prochain ou au départ définitif de l’étranger. Quelques enjeux d’un demi-dollar ou même de cinq ou six cents entre le personnel des hôtels et les curieux arrêtés sur la place, pas plus, mais enfin enjeux qui seraient bel et bien payés par les perdants et encaissés par les gagnants, tous gens des plus honorables.

 

En ce qui concerne le juge John Proth, il s’était borné à suivre des yeux le cavalier qui remontait vers le faubourg de Wilcox. C’était un philosophe, un sage, ce magistrat, et qui ne comptait pas moins de cinquante ans de sagesse et de philosophie, bien qu’il ne fût âgé que d’un demi-siècle, – une façon de dire qu’en venant au monde, il devait être déjà philosophe et sage. Ajoutez à cela que, en sa qualité de célibataire, son existence ne fut jamais troublée par aucun souci. Il était né à Whaston, il n’avait que peu ou pas quitté Whaston, même en sa prime jeunesse. Whaston le savait dépourvu de toute ambition, et il était aussi considéré qu’aimé de ses justiciables. Un sens droit le guidait. Il se montrait toujours indulgent aux faiblesses et parfois aux fautes d’autrui. Arranger les affaires qui venaient devant lui, renvoyer amis les ennemis qui se présentaient à son modeste tribunal, adoucir des angles, huiler des rouages, faciliter les contacts inhérents à un ordre social, si perfectionné qu’il puisse être, c’est ainsi qu’il considérait la mission de juge de paix, et nul magistrat n’était plus que lui digne de ce nom, à proprement parler, le plus beau de tous. John Proth jouissait d’une certaine aisance.

 

S’il remplissait ces fonctions, c’était par goût, par instinct, et il ne songeait point à monter à de plus hautes juridictions. Il aimait la tranquillité pour lui comme pour les autres. Il considérait les hommes comme des voisins d’existence que rien ne doit jamais troubler. Il se levait tôt et se couchait tôt. Il lisait quelques auteurs favoris de l’Ancien et du Nouveau Monde. Il se contentait d’un bon et honnête journal de la ville, le Whaston Nouvellist, où les annonces tenaient plus de place que la politique. Chaque jour, une promenade d’une heure ou deux aux environs, et pendant lesquelles les chapeaux s’usaient à le saluer, ce qui l’obligeait pour son compte à renouveler le sien tous les trois mois. En dehors de ces promenades, sauf le temps consacré à l’exercice de sa profession, il vivait dans sa demeure paisible et confortable, il cultivait les fleurs de son jardin qui reconnaissaient ses bons soins en le charmant par leurs fraîches couleurs, en lui prodiguant leurs plus suaves parfums.

 

Ce portrait établi en quelques lignes, le caractère de M. John Proth étant placé dans son vrai cadre, on comprendra que ledit juge ne se fût pas autrement préoccupé de la question qui venait de lui être posée par l’étranger. Peut-être, si celui-ci, au lieu de s’adresser au maître de la maison, eut interrogé sa vieille servante Kate, Kate eût voulu en savoir davantage. Elle aurait insisté sur ce Seth Stanfort, demandé ce qu’il faudrait dire, en cas qu’il vînt un cavalier – ou une cavalière – s’enquérir de sa personne. Et même il n’aurait pas déplu à la digne Kate d’apprendre si l’étranger devait ou non, soit dans la matinée, soit dans l’après-midi, revenir à la justice de paix…

 

M. John Proth ne se fut point pardonné ces curiosités, ces indiscrétions, tout au plus excusables chez la servante, d’abord parce qu’elle était vieille et surtout parce qu’elle appartenait au sexe féminin. Non, M. John Proth ne s’aperçut même pas que l’arrivée, la présence, puis le départ de l’étranger produisait une certaine émotion chez les habitants de la place, et, après avoir refermé la porte de la cour, il vint donner à boire aux roses, aux iris, aux géraniums, aux résédas de son parterre. Les curieux ne l’imitèrent point et restèrent en observation.

 

Cependant, le cavalier s’était avancé jusqu’à l’extrémité d’Exter-street, qui dominait le côté ouest de la ville. Arrivé au faubourg de Wilcox, que cette rue met en communication avec le centre de Whaston, il arrêta son cheval, mais n’en descendit pas plus qu’il ne l’avait fait sur la place de la Constitution. De ce point, son regard pouvait s’étendre à un bon mille aux environs, suivre la route sinueuse qui descend pendant trois milles jusqu’à la bourgade de Steel, située au-delà du Potomac, et dont les clochers se profilaient à l’horizon. En vain ses yeux parcoururent-ils cette route. Ils n’y découvrirent sans doute pas ce qu’ils cherchaient. De là, vifs mouvements d’impatience qui se transmirent au cheval, dont les piaffements durent être réprimés par son maître.

 

Dix minutes s’écoulèrent, et le cavalier, reprenant au petit pas Exter-street, se dirigea pour la cinquième fois vers la place.

 

«Après tout, se répétait-il, non sans avoir consulté sa montre, il n’y a pas encore de retard… Ce n’est que pour dix heures sept, et il est à peine neuf heures et demie… La distance qui sépare Whaston de Steel, d’où elle doit venir, est égale à celle qui sépare Whaston de Brial, d’où je suis venu, et peut être franchie en moins de vingt-cinq minutes… La route est belle, le temps est au sec, et je ne sache pas que le pont ait été emporté par une crue du fleuve… Il n’y aura donc ni empêchement ni obstacle… Dans ces conditions, si elle manque au rendez-vous, c’est qu’elle n’y aura point apporté toute la diligence que j’y ai mise moi-même… D’ailleurs, l’exactitude consiste à être là juste à l’heure, et non à faire trop tôt acte de présence… Et, en réalité, c’est moi qui suis inexact, puisque je l’aurai devancée plus qu’un homme méthodique ne l’aurait dû… Il est vrai, même à défaut de tout autre sentiment, la politesse me commandait d’arriver le premier au rendez-vous ! »

 

Ce monologue se poursuivit tout le temps que l’étranger mit à redescendre Exter-street, et il ne prit fin qu’au moment où les pas du cheval laissèrent leurs empreintes sur le macadam de la place.

 

Décidément, ceux qui parièrent pour le retour de l’étranger avaient gagné leur pari. Et, lorsque celui-ci passa le long des hôtels, ils lui firent bon visage, tandis que les perdants ne le saluèrent que par des haussements d’épaule.

 

Dix heures sonnèrent en ce moment à l’horloge municipale, et, son cheval arrêté, sa montre tirée de son gousset, l’étranger en compta les dix coups et put constater que montre et horloge marchaient en parfait accord.

 

Il ne s’en fallait plus que de sept minutes pour que l’heure du rendez-vous fût atteinte, et de huit pour qu’elle fût dépassée.

 

Seth Stanfort revint donc à l’entrée d’Exter-street et assurément ni sa monture ni lui ne pouvaient se tenir au repos.

 

Un certain nombre de passants animaient alors cette rue. De ceux qui la remontaient, Seth Stanfort ne se préoccupait en aucune façon. Toute son attention allait à ceux qui la descendaient, et son regard les saisissait dès qu’ils se montraient à son extrémité. Elle était assez longue pour qu’un piéton dût mettre une dizaine de minutes à la parcourir ; mais trois eussent suffi à une voiture marchant rapidement ou à un cheval au trot pour atteindre la place de la Constitution.

 

Or, ce n’était point aux piétons que notre cavalier avait affaire. Il ne les voyait même pas. Son plus intime ami eût passé près de lui qu’il ne l’aurait pas aperçu, s’il eût été à pied. La personne attendue ne pouvait arriver qu’à cheval ou en voiture.

 

Mais arriverait-elle au rendez-vous ?… Il ne s’en fallait plus que de trois minutes, juste le temps nécessaire pour descendre Exter-street !… et aucun véhicule ne tournait le dernier coin de la rue, ni motocycle ni bicyclette, non plus qu’une automobile qui, en faisant du quatre-vingts à l’heure, serait encore arrivée en avance au rendez-vous.

 

Seth Stanfort lança un dernier coup d’œil sur Exter-street. Ce fut comme un vif éclair qui jaillit de sa prunelle, et, en le croisant, on aurait pu l’entendre se dire avec le ton d’une inébranlable résolution :

 

« Si elle n’est point ici à dix heures sept, je ne l’épouserai pas. »

 

Or, comme une réponse à cette déclaration, le galop d’un cheval se fit entendre vers le haut de la rue. L’animal, une bête superbe, était monté par une jeune personne qui le maniait avec autant de grâce que de sûreté. Devant lui s’écartaient les passants, et il ne trouverait aucun obstacle jusqu’à la place.

 

Évidemment, Seth Stanfort reconnut celle qu’il attendait. Son visage redevint impassible. Il ne prononça pas une seule parole, il ne fit pas un geste. Après avoir retourné son cheval, il se rendit d’un pas tranquille devant la maison du juge de paix.

 

Cela fut bien pour intriguer de nouveau les curieux ; et, cette fois, ils se rapprochèrent, sans que l’étranger leur prêtât la moindre attention.

 

Quelques instants plus tard, la cavalière débouchait sur la place, et, son cheval, blanc d’écume, s’arrêtait à quelques pas de la porte.

 

L’étranger se découvrit, et dit :

 

« Je salue miss Arcadia Walker…

 

– Et moi, Seth Stanfort », répondit Arcadia Walker, en s’inclinant d’un mouvement gracieux.

 

Et, l’on peut nous en croire, les regards ne perdaient pas de vue ce couple absolument inconnu des habitants de Whaston. Et ils disaient entre eux :

 

« S’ils sont venus pour un procès devant le juge Proth, il est à désirer que ce procès s’arrange au profit de tous deux !…

 

– Il s’arrangera, ou M. Proth ne serait pas l’habile homme qu’il est !…

 

– Et si ni l’un ni l’autre ne sont mariés, le mieux serait que cela finît par un mariage ! » Ainsi allaient les langues, ainsi s’échangeaient les propos. Mais ni Seth Stanfort ni miss Arcadia Walker ne semblaient se préoccuper de l’attention plutôt gênante dont ils étaient l’objet.

 

En ce moment, Seth Stanfort se préparait à descendre de cheval pour frapper à la porte de la Justice de Paix, lorsque cette porte s’ouvrit.

 

M. John Proth apparut de nouveau, et la vieille servante Kate, cette fois, se montra derrière lui.

 

Ils avaient entendu quelque bruit, un piétinement de chevaux devant la maison, et celui-ci quittant son jardin, celle-là quittant sa cuisine, voulurent savoir ce qui se passait.

 

Seth Stanfort resta donc en selle, et s’adressant au magistrat :

 

« Monsieur le juge de paix ?… demanda-t-il.

 

– C’est moi, monsieur…

 

– Je suis Seth Stanfort de Boston, Massachusetts…

 

– Très heureux de faire votre connaissance, monsieur Seth Stanfort…

 

– Et voici miss Arcadia Walker de Trenton, New-Jersey…

 

– Très honoré de me trouver en présence de miss Arcadia Walker. »

 

Et M. Proth, après avoir observé l’étranger, reporta toute son attention sur l’étrangère.

 

Miss Arcadia Walker était une charmante personne. Son âge, vingt-quatre ans. Ses yeux, d’un bleu pâle. Ses cheveux d’un châtain foncé. Son teint, d’une fraîcheur que le hâle du grand air altérait à peine. Ses dents, d’une blancheur et d’une régularité parfaites. Sa taille, un peu supérieure à la moyenne. Sa tournure ravissante. Sa démarche, d’une rare élégance, souple et flexible. Sous l’amazone qui la revêtait, elle se prêtait gracieusement aux mouvements de son cheval qui piaffait à l’exemple de celui de M. Seth Stanfort. Les rênes glissaient entre ses mains finement gantées, et un connaisseur eût deviné en elle une habile écuyère. Toute sa personne était empreinte d’une extrême distinction avec cet on ne sait quoi de particulier à la haute classe de l’Union, ce que l’on pourrait appeler l’aristocratie américaine, si ce mot ne jurait pas avec les instincts démocratiques des natifs du Nouveau-Monde.

 

Miss Arcadia Walker, originaire du New-Jersey, n’ayant plus que des parents éloignés, libre de ses actions, indépendante par sa fortune, douée de l’esprit aventureux des jeunes Américaines, menait une existence conforme à ses goûts, voyageant depuis plusieurs années déjà, ayant visité les principales contrées de l’Europe, au courant de ce qui se faisait et se disait à Paris, comme à Londres, à Berlin, à Vienne ou à Rome. Et ce qu’elle avait entendu et vu au cours de ses incessantes pérégrinations, elle pouvait en parler avec des Français, des Anglais, des Allemands, des Italiens dans leur propre langue. C’était une personne instruite, dont l’éducation, dirigée par un tuteur disparu de ce monde, avait été particulièrement soignée. La pratique des affaires ne lui manquait même pas, et, sa fortune, elle l’administrait avec une remarquable entente de ses intérêts.

 

Ce qui vient d’être dit de miss Arcadia Walker se fut appliqué symétriquement – c’est le mot juste – à M. Seth Stanfort. Libre aussi, riche aussi, aimant aussi les voyages, ayant couru le monde entier, il ne résidait guère à Boston, sa ville natale. L’hiver, il était l’hôte de l’Ancien Continent, l’hôte des grandes capitales où il avait déjà rencontré son aventureuse compatriote. L’été, il revenait à son pays d’origine vers les plages où se réunissaient les familles d’opulents Yankees. Là, miss Arcadia Walker et lui s’étaient encore retrouvés. Les mêmes instincts avaient rapproché ces deux êtres, jeunes et vaillants, que les curieux et surtout les curieuses de la place disaient si bien faits l’un pour l’autre, tous les deux avides de voyages, tous les deux ayant hâte de se transporter là où quelque incident de la vie politique ou militaire excitait l’attention publique… On ne saurait donc s’étonner de ce que M. Seth Stanfort et miss Arcadia Walker en fussent peu à peu venus à l’idée d’unir leurs existences, ce qui ne changerait rien à leurs habitudes. Ce ne seraient plus deux bâtiments qui marcheraient de conserve, mais un seul, et, on peut le croire, supérieurement construit, gréé, aménagé pour courir toutes les mers du globe.

 

Non ! ce n’était point une affaire en discussion, le règlement d’un procès qui amenait Seth Stanfort et miss Arcadia Walker devant le juge de paix de cette ville. Non ! après avoir rempli toutes les formalités légales devant les autorités compétentes du Massachusetts et du New-Jersey, ils s’étaient donné rendez-vous à Whaston, ce jour même, (27 mars), cette heure même dix heures sept, pour y accomplir cet acte, qui, au dire des connaisseurs, est le plus important de la vie humaine.

 

La présentation de M. Seth Stanfort et de miss Arcadia Walker au juge de paix ayant été faite, ainsi qu’il vient d’être rapporté, M. Proth n’eut plus qu’à demander au voyageur et à la voyageuse pour quel motif ils comparaissaient devant lui. « Seth Stanfort désire devenir le mari de miss Arcadia Walker, répondit l’un.

 

– Et miss Arcadia Walker désire devenir la femme de Seth Stanfort, » ajouta l’autre. Le magistrat s’inclina devant les deux fiancés en disant :

 

« Je suis entièrement à votre disposition, monsieur Stanfort, et à la vôtre, miss Arcadia Walker. »

 

Et tous deux s’inclinèrent à leur tour.

 

« Et quand vous conviendra-t-il qu’il soit procédé à ce mariage ? repris M. John Proth.

 

– Immédiatement… si vous êtes libre, déclara Seth Stanfort.

 

– Car nous quitterons Whaston dès que je serai mistress Stanfort », dit miss Arcadia Walker.

 

L’attitude de M. Proth indiqua combien il regretterait, et toute la ville avec lui, de ne pouvoir garder plus longtemps dans leurs murs ce couple charmant qui les honorait en ce moment de sa présence.

 

Puis il ajouta :

 

« Je suis entièrement à vos ordres. »

 

Et il recula de quelques pas afin de dégager la porte.

 

Mais M. Seth Stanfort de dire alors :

 

« Est-il bien nécessaire que miss Arcadia Walker et moi, nous descendions de…

 

– Aucunement, déclara M. Proth, et on peut aussi bien se marier à cheval qu’à pied. »

 

Il eût été difficile de rencontrer un magistrat plus accommodant, même en cet original pays d’Amérique !

 

« Une seule question, reprit M. Proth, toutes les formalités imposées par la loi sont-elles remplies ?…

 

– Elles le sont », répondit Stanfort.

 

Et il tendit au juge un double permis en bonne et due forme qui avait été rédigé par les greffes de Boston et de Trenton, après acquittement des droits de licence.

 

M. Proth prit les papiers, il affourcha sur son nez ses lunettes à monture d’or, il lut attentivement ces pièces, régulièrement légalisées et revêtues du timbre officiel, et dit :

 

« Ces papiers sont en règle, et je suis prêt à vous délivrer le certificat de mariage.»

 

Qu’on ne soit pas surpris si les curieux dont le nombre s’était accru se pressaient autour du couple,  comme  autant  de  témoins  d’une  union  célébrée  dans  des  conditions  qui paraîtraient un peu extraordinaires en tout autre pays. Mais cela n’était ni pour gêner les deux fiancés ni pour leur déplaire.

 

M. Proth revint alors sur le seuil, et d’une voix qui fut entendue de tous, il dit :

 

« M. Seth Stanfort, vous consentez à prendre pour femme miss Arcadia Walker ?…

 

– Oui.

 

– Miss Arcadia Walker, vous consentez à prendre pour mari M. Stanfort ?…

 

– Oui. »

 

Le magistrat se recueillit pendant quelques secondes, et sérieux comme un photographe qui va prononcer le sacramentel : ne bougeons plus !… il reprit en ces termes :

 

« M. Seth Stanfort de Boston et miss Arcadia Walker de Trenton, je vous déclare unis par la loi ! »

 

Les deux époux se rapprochèrent alors et se prirent la main comme pour sceller l’acte de mariage qu’ils venaient d’accomplir.

 

Puis, Seth Stanfort, tirant de son portefeuille un billet de cinq cents dollars, le présenta en disant : « Pour honoraires », tandis que mistress Stanfort en présentait un second, disant :

 

« Pour les pauvres ».

 

Puis, tous deux, après s’être inclinés devant le juge qui les salua respectueusement,  rendirent les rênes, et les deux chevaux s’élancèrent rapidement dans la direction du faubourg de Wilcox.

 

Et M. John Proth de se dire en philosophe qu’il était :

 

« J’admire vraiment combien il est facile de se marier en Amérique… presque autant que de divorcer ! »

 

CHAPITRE II

Qui introduit le lecteur dans la maison de M. Dean Forsyth, le met en rapport avec son neveu Francis Gordon et sa bonne Mitz.

 

« Mitz… Mitz !…

 

– Monsieur Francis ?…

 

– Qu’est-ce qu’il a donc, mon oncle Dean ?…

 

– Voilà ce que je ne puis deviner, monsieur Francis ! …

 

– Est-ce qu’il est malade ?…

 

– Non point que je sache, mais si cela continue, il le deviendra pour sûr !… » Ces demandes et réponses s’échangeaient entre un jeune homme de vingt-trois ans et une vieille femme de soixante-cinq, dans la salle à manger de la maison d’Elizabeth-street, précisément en cette ville de Whaston où venait de s’accomplir le plus original des mariages à la mode américaine.

 

Cette maison d’Elizabeth-street appartenait à M. Dean Forsyth. Un homme de cinquante-cinq ans et qui paraissait bien les avoir, grosse tête ébouriffée, petits yeux à lunettes d’un fort numéro, épaules légèrement voûtées, cou puissant toujours enveloppé du double tour d’une cravate qui montait jusqu’au menton, redingote ample et chiffonnée, gilet flasque dont les boutons inférieurs n’étaient jamais mis, pantalon trop court recouvrant à peine des souliers trop larges, une calotte à glands posée en arrière sur une chevelure grisonnante, une figure aux mille plis que ne terminait pas la barbiche habituelle aux Américains du Nord.

 

Tel était M. Dean Forsyth dont parlaient Francis Gordon, son neveu, et Mitz, sa vieille servante, dans la matinée du 3 novembre.

 

Francis Gordon, privé de ses parents dès son bas âge, fut élevé par M. Dean Forsyth, frère de sa mère. Bien qu’une certaine fortune dût lui revenir de son oncle, il ne se crut pas pour cela dispensé de travailler, et M. Forsyth ne le crut pas davantage. Le neveu fit donc ses études d’humanité dans la célèbre Université de (…).

 

Il les compléta par celles du droit, et il était maintenant avocat à Whaston, où la veuve, l’orphelin, les murs mitoyens, n’avaient pas de défenseur plus résolu. Il connaissait à fond les jugements et arrêts, il parlait avec facilité d’une voix chaude et pénétrante. Tous ses confrères, jeunes et vieux, l’estimaient, et il ne s’était jamais fait un ennemi. Très bien de sa personne, de beaux cheveux châtains, de beaux yeux noirs, des manières élégantes, spirituel sans méchanceté, serviable sans ostentation, point maladroit dans les divers genres de sport auxquels s’adonnait avec passion la gentry américaine, comment n’aurait-il pas pris rang parmi les plus distingués jeunes gens de la ville, et pourquoi n’eût-il pas aimé cette charmante Jenny Hudelson, fille du docteur Hudelson et de sa femme, née Flora Clarish ?…

 

Mais c’est trop tôt appeler l’attention sur cette jeune personne. Le moment n’est pas venu où elle doit entrer en scène, et il convient de ne la présenter qu’au milieu de sa famille. Cela ne saurait tarder. D’ailleurs, on ne saurait apporter assez de méthode dans le développement de cette histoire, qui exige une extrême précision.

 

En ce qui concerne Francis Gordon, nous ajouterons qu’il demeurait dans la maison d’Elizabeth-street, et ne la quitterait sans doute que le jour de son mariage avec miss Jenny… Mais, encore une fois, laissons miss Jenny Hudelson où elle est, et disons seulement que la bonne Mitz était la confidente du neveu de son maître et qu’elle le chérissait comme un fils, ou, mieux encore, un petit-fils, les grands-mères tenant généralement le record de la tendresse maternelle.

 

Mitz, servante modèle, maintenant introuvable, descendait de cette espèce perdue qui tient à la fois du chien et du chat – du chien puisqu’elle s’attache à ses maîtres, du chat puisqu’elle s’attache à la maison. Comme on l’imagine aisément, Mme Mitz avait son franc-parler avec M. Dean Forsyth, et quand il avait tort, elle le lui disait. S’il ne voulait pas en convenir, il n’avait qu’une chose à faire : quitter la place, regagner son cabinet et s’y enfermer à double verrou.

 

Du reste, M. Dean Forsyth n’avait pas à craindre d’y être jamais seul. Il pouvait compter sur un autre personnage de quelque importance qui se soustrayait également aux remontrances et admonestations de la bonne Mitz.

 

C’était Omicron qui, sans doute, aurait été surnommé Oméga, s’il n’eût été de très petite taille. Il n’avait pas grandi depuis l’âge de quinze ans, et à cet âge-là, il ne mesurait pas plus de quatre pieds six pouces. De son vrai nom, Tom Wif, – il était entré dans la maison de M. Dean Forsyth, précisément à l’époque où s’arrêta sa croissance, en qualité de jeune domestique, et comme il avait dépassé la cinquantaine, on en conclura que, depuis trente-cinq ans, il était au service de l’oncle de Francis Gordon.

 

Mais il faut savoir à quoi se réduisait ce service depuis bien des années déjà : à aider M. Dean Forsyth dans les travaux pour lesquels il éprouvait une passion au moins égale à celle de son maître. M. Dean Forsyth travaillait donc ?…

 

Oui… en amateur, et avec quelle ambition, doublée de quelle fougue, on en jugera. Et de quoi s’occupait-il ?… de médecine, de droit, de science, de littérature, d’arts, d’affaires, comme tant de citoyens de la libre Amérique ?…

 

Pas le moins du monde, ou plutôt de science, et encore d’une certaine science, de l’astronomie, non de celle qui aborde les hauts calculs relatifs aux corps célestes. Non, il ne cherchait qu’à faire des découvertes planétaires ou stellaires. Rien ou presque rien de ce qui se passait à la surface de notre globe ne paraissait l’intéresser, et il vivait dans les espaces infinis. Mais comme il n’y aurait trouvé ni à déjeuner ni à dîner, il fallait bien qu’il en redescendît deux fois par jour tout au moins. Et, précisément, ce matin-là, il se faisait attendre, ce dont maugréait la bonne Mitz en tournant autour de la table. « Il ne viendra donc pas ?… répétait-elle.

 

– Omicron n’est pas là ?… demanda Francis Gordon.

 

– Il n’est jamais là qu’où est son maître !… répliqua la servante. Je n’ai pourtant plus assez de jambes – c’est ainsi qu’elle s’exprima – pour grimper jusqu’à son perchoir.

 

Le perchoir en question n’était ni plus ni moins qu’une tour dont la galerie supérieure se dressait à une vingtaine de pieds au-dessus du toit de la maison, un observatoire pour lui donner son véritable nom. Au-dessous de la galerie se trouvait une chambre circulaire, percée de quatre fenêtres orientées vers les quatre points cardinaux. À l’intérieur pivotaient sur leur pied quelques instruments, lunettes et télescopes d’une portée assez considérable, et si leurs objectifs ne s’usaient point, ce n’était pas faute d’être utilisés. Ce qu’il y aurait eu plutôt à craindre, c’eût été que M. Dean Forsyth et Omicron finissent par s’abîmer les yeux à force de les appliquer aux oculaires de leurs instruments.

 

C’est dans cette chambre que tous deux passaient la plus grande partie du jour et de la nuit, se relayant, il est vrai, entre le coucher et le lever du soleil. Ils regardaient, ils observaient, ils plongeaient à travers les zones interstellaires. L’espoir ne les quittait pas de faire quelque découverte à laquelle s’attacherait le nom de Dean Forsyth. Lorsque le ciel était pur, cela allait encore ; mais il s’en faut qu’il le soit toujours sur le trente-septième parallèle qui traverse l’État de Virginie. Des nuages, des cyrrhus[1], des nimbus, des cumulus, tant qu’on en veut, et assurément plus que n’en voulaient le maître et le serviteur. Mais que de jérémiades échangées de l’un à l’autre, que de menaces contre ce firmament sur lequel la brise traînait méchamment ses haillons de vapeurs !

 

Et, pendant ces heures fâcheuses, interminables, alors que nulle observation ne pouvait être faite, l’astronome amateur de répéter en fourrageant sa chevelure désordonnée :

 

« Qui sait si, en ce moment, quelque nouvel astre ne passe pas dans le champ de mon objectif ?… qui sait si je ne perds pas là l’occasion de saisir au vol un second satellite de la terre… ou un sous-satellite qui circulerait autour de la lune ?… Qui sait si un météore quelconque, un bolide, un astéroïde, ne se promène pas au-dessus de la couche de ces maudits nuages ?…

 

– C’est bien possible, répondait Omicron. Et, précisément, mon maître, ce matin, pendant une éclaircie… j’ai cru apercevoir…

 

– Moi aussi, Omicron…

 

– Tous deux… mon maître… tous deux…

 

– Moi… le premier certainement ! déclara M. Dean Forsyth…

 

– Sans doute, accepta Omicron, avec un hochement de tête significatif ; et il m’a bien semblé que c’était… que ce devait être…

 

– je le jurerais, affirma Dean Forsyth, un météore qui se déplaçait du nord-est au sud-ouest…

 

– Oui, mon maître, presque dans le sens du Soleil…

 

– Sens apparent, Omicron…

 

– Apparent, cela va sans dire.

 

– Et c’était à sept heures trente-sept minutes et vingt secondes…

 

– Et vingt secondes, répéta Omicron, ainsi que je l’ai aussitôt constaté à notre horloge…

 

– Et il n’a pas reparu depuis ! s’écria M. Dean Forsyth, en tendant vers le ciel une main menaçante.

 

– Non… mon maître… des nuages… des nuages… des nuages qui se sont levés dans l’ouest-sud-ouest, et je ne sais pas si nous reverrons un coin de bleu de toute la journée !…

 

– C’est un fait exprès… répliqua Dean Forsyth, et je crois vraiment que cela n’arrive qu’à moi !…

 

– Et à moi ! », murmura Omicron, qui se regardait comme de moitié dans les travaux de son maître.

 

Au vrai, tous les habitants de Whaston avaient le même droit de se plaindre si d’épais nuages attristaient leur ville. Que le soleil luise… ou ne luise pas, c’est pour tout le monde.

 

Et ce qu’était la mauvaise humeur de Dean Forsyth, lorsque le brouillard enveloppait la cité – un de ces brouillards qui durent quarante-huit heures – il n’est que trop facile de se l’imaginer. Au moins, même par un ciel nuageux, il n’était pas impossible d’apercevoir quelque astéroïde, s’il rasait la surface du globe terrestre ; mais, à travers l’épaisseur des brumes, que peuvent les télescopes les plus puissants, les lunettes les plus perfectionnées, lorsque des créatures humaines ne se voient point à dix pas ?… Et cela n’est pas rare à Whaston, bien que la ville soit baignée des eaux claires du Potomac et non des eaux bourbeuses de la Tamise…

 

Et maintenant, au début de la matinée, ce jour-là, alors que le ciel était pur, qu’avaient donc aperçu… ou cru apercevoir le maître et le serviteur ?… C’était un bolide, de forme allongée, doué d’une vitesse excessive dont ils n’avaient pu mesurer l’intensité. Ainsi que nous l’avons dit, ce bolide se déplaçait du nord-est au sud-ouest ; mais comme la distance entre la terre et lui devait mesurer un certain nombre de lieues, il eût été possible de le suivre pendant quelques heures à travers le champ des lunettes, si cet intempestif brouillard ne fut venu empêcher toute observation !

 

Et alors se dévidait le fil des regrets que provoquait naturellement cette mauvaise chance !… Reviendrait-il, ce bolide, sur l’horizon de Whaston ?… Pourrait-on en calculer les éléments, déterminer sa masse, son poids, sa nature ?… Ne serait-ce pas quelque autre astronome, plus favorisé, qui le retrouverait en un autre point du ciel ?… Dean Forsyth, l’ayant si peu tenu au bout de son télescope, serait-il qualifié pour signer de son nom cette découverte ?… Tout l’honneur n’en reviendrait-il pas plus tard à un de ces savants de l’Ancien ou du Nouveau Continent, qui passent leur existence à épier des météores entre le zénith et l’horizon de leurs observatoires ?…

 

Et tous deux revinrent se poster devant celle des fenêtres qui s’ouvrait vers l’Orient. Ils ne parlaient plus. Dean Forsyth parcourait du regard le vaste horizon que limitait de ce côté le profil capricieux des collines de Serbor, au-dessus desquelles la brise, en fraîchissant, chassait les nues grisâtres, trouées çà et là de rares éclaircies. Omicron se hissait sur la pointe des pieds pour accroître le rayon de vue que réduisait sa petite taille. L’un avait croisé les bras, et ses mains fermées s’écrasaient sur sa poitrine. L’autre, de ses doigts crispés, battait l’appui de la fenêtre. Quelques oiseaux filaient à tire-d’aile, en jetant de petits cris aigus, et ils avaient bien l’air de se moquer du maître et du serviteur que leur qualité d’êtres humains retenait à la surface de la terre !… Ah ! s’ils avaient pu les suivre dans leur vol, en quelques bonds, ils auraient traversé la couche des vapeurs, et peut-être eussent-ils réaperçu l’astéroïde continuant sa course au milieu de l’étincellement des rayons solaires ?… En cet instant, on frappa à la porte.

 

Dean Forsyth et Omicron, absorbés dans leurs idées, n’entendirent pas. La porte s’ouvrit alors, et Francis Gordon parut sur le seuil. Dean Forsyth et Omicron ne se retournèrent même pas. Le neveu alla vers l’oncle, et lui toucha légèrement le bras.

 

Dean Forsyth sembla revenir du bout du monde… et non du monde terrestre mais du monde céleste où son imagination l’avait entraîné à la suite du météore… «Qu’est-ce ?… demanda-t-il.

 

– Mon oncle… le déjeuner attend…

 

– Ah ! fit Dean Forsyth, il attend ?… Eh bien… nous aussi, nous attendons…

 

– Vous attendez… quoi ?…

 

– Que le Soleil reparaisse, déclara Omicron, dont la réponse fut approuvée de son maître.

 

– Mais, mon oncle, vous n’avez pas, je pense, invité le Soleil à déjeuner, et on peut se mettre à table sans lui… »

 

Que répliquer à cela ?… Est-ce que si l’astre radieux ne se montrait pas de toute la journée, M. Dean Forsyth s’entêterait à ne déjeuner qu’à l’heure où dînent les honnêtes gens, d’habitude ?…

 

« Mon oncle, reprit Francis Gordon, Mitz s’impatiente, je vous préviens… »

 

Cela parut être une raison dominante, qui ramena M. Dean Forsyth du rêve dans la réalité. Les impatiences de la bonne Mitz, il les connaissait, il les redoutait même, et puisqu’elle lui avait dépêché un exprès, il fallait se rendre sans plus tarder.

 

« Quelle heure est-il donc ? demanda Dean Forsyth.

 

– Onze heure quarante-six », répondit Francis Gordon.

 

En effet, la pendule marquait onze heures quarante-six, et, d’ordinaire, c’était à onze heures précises que l’oncle et le neveu s’asseyaient en face l’un de l’autre. Habituellement aussi, Omicron les servait. Mais, ce jour-là, sur un signe de son maître qu’il comprit sans peine, il resta dans l’observatoire, et s’il se faisait un retour du Soleil… M. Dean Forsyth et Francis Gordon prirent donc l’escalier et descendirent au rez-de-chaussée de la maison.

 

Mitz était là, regarda son maître en face, et celui-ci baissa la tête.

 

« Omicron ?… demanda-t-elle.

 

– Il est occupé là-haut, répondit Francis Gordon, et nous nous passerons de lui ce matin…

 

– Soit ! », répondit Mitz.

 

Le déjeuner commença, et les bouches ne s’ouvrirent que pour manger, non pour parler. Mitz, qui causait volontiers en apportant les plats et en changeant les assiettes, ne desserrait pas les dents. Ce silence pesait, cette contrainte gênait. Aussi Francis Gordon, désireux d’y mettre terme, de dire : « Mon oncle, est-ce que vous êtes content de votre matinée ?…

 

– Oui… non… répliqua M. Dean Forsyth. L’état du ciel n’était pas propice…

 

– Êtes-vous donc sur la piste de quelque découverte astronomique ?…

 

–  Je le crois… Francis… Mais tant que je ne serai pas assuré par une nouvelle observation…

 

– Et c’est cela, monsieur, demanda Mitz, d’un ton quelque peu sec, qui vous tracasse depuis huit jours… au point que vous ne quittez plus votre tour et que vous vous relevez la nuit… oui !… trois fois depuis hier soir… je vous ai entendu…

 

– En effet, ma bonne Mitz…

 

– Et quand vous vous serez fatigué outre mesure… reprit la digne servante, quand vous aurez miné votre santé, quand vous aurez attrapé un bon rhume, quand vous serez cloué au lit pour plusieurs semaines, est-ce vos étoiles qui viendront vous soigner, et le docteur vous ordonnera-t-il de les prendre en pilules ?… »

 

Étant donné la tournure que prenait le dialogue, Dean Forsyth comprit que mieux valait ne point répondre. Décidé, d’ailleurs, à ne point tenir compte des remontrances de Mitz, il ne voulut pas l’exciter en la contredisant, et continua de manger silencieusement, sans même prêter attention à son verre et à son assiette.

 

Francis Gordon essayait de soutenir la conversation ; mais, au vrai, c’était comme s’il se fut parlé à lui-même. Son oncle, toujours sombre, ne paraissait pas l’entendre. Lorsqu’on ne sait trop que dire, on cause du temps qu’il a fait ou qu’il fait ou qu’il fera, matière inépuisable et à la portée de toutes les bouches. Et en somme, cette question atmosphérique était celle qui devait plus particulièrement intéresser M. Dean Forsyth. Aussi, à un certain moment, où le soleil plus voilé rendait la salle à manger plus obscure, il releva la tête, regarda la fenêtre, et laissant d’une main accablée retomber sa fourchette, il s’écria :

 

« Est-ce que ces maudits nuages ne vont pas dégager le ciel ?… Est-ce que la pluie va tomber à torrent ?…

 

– Ma foi, déclara Mitz, après trois semaines de sécheresse, ce serait heureux pour les biens de la terre…

 

– La terre… la terre ! », murmura M. Dean Forsyth avec un si parfait dédain qu’il s’attira cette réponse de la vieille servante.

 

« Oui… la terre, Monsieur, et elle vaut bien le ciel dont vous ne voulez jamais descendre… même à l’heure du déjeuner…

 

– Voyons, ma bonne Mitz… dit Francis Gordon pour la calmer.

 

– Mais, continua-t-elle sur le même ton, s’il ne commence pas à pleuvoir à la fin d’octobre, quand pleuvra-t-il, je vous le demande ?…

 

– Mon oncle, reprit alors le neveu, il n’est que trop vrai, nous sommes à la fin d’octobre… au début de l’hiver, et il faut bien en prendre son parti !… D’ailleurs, l’hiver, ce n’est pas nécessairement le mauvais temps !… Il y a, par les grands froids, des journées très sèches avec un ciel plus pur que pendant les chaudes heures de l’été… Eh bien, vous reprendrez vos travaux dans des conditions meilleures !… un peu de patience, mon oncle…

 

– De la patience, Francis ! répliqua M. Dean Forsyth dont le front n’était pas moins rembruni que l’atmosphère, de la patience !… Et, s’il s’en va si loin qu’on ne puisse l’apercevoir ?… Et s’il ne se montre plus au-dessus de l’horizon ?…

 

– Il ?… s’écria Mitz. Qui… il ?… »

 

À cet instant, la voix d’Omicron se fit entendre :

 

« Mon maître… mon maître…

 

– Il y a du nouveau », s’exclama M. Dean Forsyth en repoussant précipitamment sa chaise pour se diriger vers la porte.

 

Et, précisément, un vif rayon pénétra par la fenêtre, piquant de paillettes lumineuses les verres, les bouteilles et les flacons de la table.

 

« C’est le soleil… le soleil ! », répétait M. Dean Forsyth, qui montait l’escalier à toute hâte.

 

« Le voilà envolé !… dit Mitz en s’asseyant sur une des chaises. Est-il permis !… Et ce n’est pas l’hiver, ce n’est pas le froid qui l’empêchera de passer des jours et des nuits en plein air !… au risque de rhumes… de bronchites… de congestion !… Et tout cela pour des étoiles filantes !…

 

Et encore si on pouvait les prendre et en faire collection !… »

 

Ainsi s’exprimait la bonne Mitz, bien que son maître ne pût l’entendre, et il l’aurait entendue que c’eût été tout comme.

 

M. Dean Forsyth, essoufflé par l’ascension, venait d’entrer dans son observatoire. Le vent du sud-ouest avait fraîchi et chassé les nuages vers le levant. Une large éclaircie laissait voir le bleu jusqu’au zénith. Toute la partie du ciel où le météore avait été observé, largement découverte, permettrait aux instruments de s’y promener sans se perdre dans les vapeurs. La chambre s’emplissait de rayons solaires.

 

« Eh bien ?… demanda M. Dean Forsyth, qu’y a-t-il ?…

 

– Il y a le soleil, répondit Omicron, mais pas pour longtemps, car des nuages reparaissent déjà dans l’ouest.

 

– Pas une minute à perdre », s’écria M. Dean Forsyth, en braquant la lunette, tandis que son serviteur en faisait autant du télescope.

 

Et, pendant quarante minutes environ, avec quelle passion ils manièrent leurs instruments ! Avec quelle patience, ils en manœuvrèrent la vis pour les maintenir au point ! Avec quelle minutieuse attention ils fouillèrent tous les coins et recoins de cette partie de la sphère céleste ! C’était bien par tant d’ascension droite et tant de déclinaison que le bolide leur avait apparu pour la dernière fois… Ils étaient sûrs de ses coordonnées…

 

Et rien… rien à cette place ! Déserte, toute cette éclaircie qui offrait aux météores un si magnifique champ de promenade ! … Pas un seul point visible en cette direction !…

 

Aucune trace de l’astéroïde ni de son passage !…

 

« Rien !… fit M. Dean Forsyth, en essuyant ses yeux rougis par le sang qui s’était porté à leurs paupières.

 

– Rien !… », fit Omicron comme un écho plaintif.

 

Et alors, les vapeurs revinrent, le ciel s’obscurcit de nouveau.

 

Finie, l’éclaircie du ciel, et pour toute la journée cette fois ! Les vapeurs ne formèrent bientôt plus qu’une masse uniforme, d’un gris sale, et s’égouttèrent en pluie fine. Il fallait renoncer à toute observation, au grand désespoir du maître et du serviteur !…

 

Et alors, Omicron, de dire :

 

« Mais, Monsieur… sommes-nous bien sûrs de l’avoir vu ?…

 

– Si nous en sommes sûrs ?… », s’écria M. Dean Forsyth, en levant les bras au ciel.

 

Et, d’un ton où se mêlaient l’inquiétude et la jalousie, il ajouta :

 

« Il ne manquerait plus qu’il l’eût aperçu, lui… aussi, Sydney Hudelson ! »

 

CHAPITRE III

Où il est question du docteur Sydney Hudelson, de sa femme, mistress Flora Hudelson, de miss Jenny et de miss Loo, leurs deux filles.

 

« Pourvu qu’il ne l’ait pas aperçu, lui aussi, Dean Forsyth ! » Voici ce que venait de se dire aussi le docteur Sydney Hudelson.

 

Car il était docteur, et s’il n’exerçait pas la médecine à Whaston, c’est qu’il préférait consacrer tout son temps et toute son intelligence à ces hautes, à ces sublimes occupations de l’astronomie.

 

Du reste, le docteur Hudelson possédait une jolie fortune, tant de son chef que du chef de mistress Hudelson, née Flora Clarish. Sagement administrée, elle lui assurait l’avenir, et aussi celui de ses deux filles, Jenny et Loo Hudelson.

 

Ce docteur astronome était âgé de quarante-sept ans, sa femme de quarante ans, sa fille aînée de dix-huit ans, sa fille cadette de quatorze ans.

 

Assurément, bien que les familles Forsyth et Hudelson fussent très unies, il n’en existait pas moins une certaine rivalité entre Sydney Hudelson et Dean Forsyth. On ne dira pas qu’ils se disputaient telle ou telle planète, telle ou telle étoile, puisque les astres du ciel appartiennent à tous, même à ceux qui ne les ont pas découverts ; mais il leur arrivait fréquemment de se disputer à propos de telle ou telle observation météorologique. Ce qui eût pu envenimer les choses, et provoquer parfois de regrettables scènes, c’eût été l’existence d’une dame Dean Forsyth. Or, on le sait, ladite dame n’existait pas, puisque celui qui l’aurait épousée, était resté célibataire, et n’avait jamais eu, même en rêve, la pensée de se marier. Donc aucune épouse pour prendre le parti de l’époux et, par conséquent, toute chance qu’une brouille entre les deux astronomes-amateurs pût s’apaiser à bref délai.

 

Sans doute, dans la seconde famille, il y avait bien Mrs Flora Hudelson. Mais c’était une excellente femme, excellente mère, excellente ménagère, de nature très conciliatrice, incapable de tenir un propos malséant sur personne, ne déjeunant pas d’une médisance, ne dînant pas d’une calomnie, à l’exemple de tant de dames, même des plus considérées dans les diverses sociétés de l’Ancien et du Nouveau Monde. Ce modèle des conjointes s’appliquait surtout à calmer son mari, lorsqu’il rentrait, la tête en feu, à la suite de quelque discussion avec son intime ami Forsyth.

 

Il faut dire que Mrs Hudelson trouvait tout naturel que M. Hudelson s’occupât d’astronomie, qu’il vécût dans les profondeurs du firmament, à la condition qu’il en descendît, lorsqu’elle le priait d’en descendre. D’ailleurs, contrairement à la bonne Mitz qui harcelait son maître, elle ne harcelait point son mari ; elle ne maugréait point et s’ingéniait pour tenir quand même les plats à un bon degré de cuisson ; elle respectait son absorption, lorsqu’il était absorbé ; elle s’inquiétait aussi de ses travaux, et savait lui servir d’encourageantes paroles, s’il semblait inquiet de quelque découverte et s’égarait dans les espaces infinis au point de ne plus retrouver sa route.

 

Voilà une femme comme nous en souhaitons à tous les maris, surtout quand ils sont astronomes.

 

La fille aînée, cette charmante Jenny, promettait de suivre les traces de sa mère, de marcher du même pas sur les chemins de l’existence. Évidemment, Francis Gordon était destiné à devenir le plus heureux des hommes, s’il épousait Jenny Hudelson. Sans vouloir humilier les misses américaines, il est permis de dire que dans toute l’Amérique, il ne se rencontrait pas une jeune fille plus charmante, plus attrayante, plus douée de l’ensemble des perfections humaines. Une aimable blonde aux yeux bleus, à la carnation fraîche, de jolies mains, de jolis pieds, une jolie taille, autant de grâce que de modestie, autant de bonté que d’intelligence. Aussi, Francis Gordon l’appréciait-il non moins qu’elle appréciait Francis Gordon. Le neveu de M. Dean Forsyth possédait d’ailleurs toute l’amitié, toute la sympathie de la famille Hudelson. Cela n’avait point tardé à se traduire sous la forme d’une demande en mariage, qui fut acceptée de part et d’autre. Ces deux jeunes futurs se convenaient si bien ! Ce serait l’aisance dans le ménage que Jenny apporterait avec ses qualités familiales. Quant à Francis Gordon, il serait doté par son oncle, dont la fortune lui reviendrait un jour. Mais laissons de côté ces perspectives d’héritages. Il ne s’agissait pas de l’avenir qui était assuré, mais du présent dans lequel se réuniraient toutes les conditions de bonheur.

 

Donc, Francis Gordon était fiancé à Jenny Hudelson, Jenny Hudelson était fiancée à Francis Gordon, et le mariage, à une date prochainement fixée, serait célébré par les soins du révérend O’Garth à Saint-Andrew, la principale église de cette heureuse ville de Whaston.

 

Et vous pouvez être sûrs qu’il y aurait grande affluence à cette cérémonie nuptiale, car les deux familles jouissaient d’une estime qui n’avait d’égale que leur honorabilité. Et non moins sûrs, en outre, que la plus gaie, la plus vive, la plus envolée, ce jour-là, serait cette mignonne Loo, qui servirait de demoiselle d’honneur à sa sœur bien-aimée. Elle n’a pas quinze ans encore, cette fillette, et elle a bien le droit d’être aussi jeune que possible. Tout le monde la choie, tout le monde l’aime. C’est le mouvement perpétuel, et les savants ne le trouveront jamais que dans ces natures-là. Un peu espiègle, avec des reparties inattendues, elle ne se gênait point de plaisanter les « planètes à papa » ! Mais on lui pardonnait tout, on lui passait tout, et le docteur Hudelson était le premier à rire, et, pour unique punition, à mettre un baiser sur ses fraîches joues de fillette.

 

Au fond, M. Hudelson était un brave homme, mais d’un entêtement égal à sa susceptibilité. Sauf Loo, dont il admettait les plaisanteries sans importance, chacun respectait ses manies et ses habitudes. Très acharné à ses études météorologiques, très buté dans ses démonstrations, très jaloux des découvertes qu’il faisait ou prétendait faire, il sentait dans son ami Dean Forsyth un rival avec lequel s’engageaient parfois d’interminables discussions à propos de tel ou tel météore. Deux chasseurs sur le même terrain de chasse, et qui se disputent les coups de fusil ! Maintes fois, il en résultat des refroidissements qui auraient pu dégénérer en brouilles, n’eût été là cette bonne Mrs Hudelson pour dissiper ces orages. Et elle y était bien aidée par ses deux filles et par Francis Gordon. Du reste, lorsque le mariage de Francis et de Jenny aurait relié plus étroitement les familles, ces orages passagers seraient moins redoutables, et, qui sait, peut-être les deux amateurs, unis dans une sérieuse collaboration, poursuivraient-ils de conserve leurs recherches astronomiques ! Ils se partageraient équitablement le gibier découvert, sinon abattu, sur ces vastes champs de l’espace.

 

Il convient de le noter, en même temps qu’il faisait de la météorologie, M. Stanley Hudelson s’occupait de statistique – une statistique toute spéciale à la criminalité, dont les courbes, suivant des savants très autorisés, obéissent aux variations thermométriques ou barométriques. Ces concordances, le docteur Hudelson mettait tous ses soins à les relever. Ce graphique du crime, il ne négligeait rien de ce qui permettait de le tenir en état. Il était en correspondance suivie avec M. Linnoy, le directeur du service météorologique de l’Illinois, auquel il fournissait ses observations personnelles. Il n’aurait pas fallu le contredire, lorsque, d’accord avec ce savant de Chicago, il soutenait que « la progression criminelle marche de pair avec l’élévation de la température, sinon par jour, au moins pour les mois, les saisons et les années ». À les en croire, les crimes présentent une légère recrudescence par les temps clairs et une légère diminution par les temps brumeux. L’abaissement de la chaleur, surtout durant les mois d’hiver, et les pluies excessives en été, paraissent correspondre à une décroissance des attentats contre les propriétés et les personnes. Enfin leur nombre baisse quand le vent tourne au nord-est. En outre, il paraîtrait que les trois courbes météorologiques de la folie, du suicide et du crime se superposent assez exactement, dans les mêmes conditions de saison et de température.

 

Oui ! le docteur Hudelson était attaché tout entier à ces curieuses théories. En ce qui concernait la criminalité et les chances d’en être victimes, il conseillait de prendre plus de précautions pendant les « 4 mois criminels ». Aussi cette rieuse de Loo poussait-elle soigneusement le verrou de sa chambrette par les grandes chaleurs, les grandes sécheresses, et lorsque le vent ne soufflait pas du bon côté.

 

La maison du docteur Hudelson était des plus confortables – une mieux tenue, on l’aurait vraiment cherchée dans tout Whaston. Ce joli hôtel, au numéro 27 de Moriss-street, marquait le milieu de la rue, entre cour et jardin avec de beaux arbres et des pelouses verdoyantes. Il se composait d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage sur sept fenêtres de façade. La haute toiture était dominée à gauche par une sorte de donjon carré, haut d’une trentaine de pieds, terminé par une terrasse à balustres. À l’un des angles se dressait le mât auquel les dimanches et jours fériés se hissait le pavillon aux cinquante et une étoiles des États-Unis d’Amérique.

 

La chambre supérieure de ce donjon avait été appropriée pour des travaux d’observatoire. C’est là que fonctionnaient les instruments du docteur, lunettes et télescopes, à moins que pendant les belles nuits, il ne les transportât sur la terrasse d’où ses regards pouvaient librement parcourir le dôme céleste. C’était là, d’ailleurs, qu’il attrapait ses rhumes les plus corsés, en dépit des recommandations de Mrs Hudelson.

 

« Papa finira même par enrhumer ses planètes ! répétait volontiers miss Loo. Cela se gagne, les coryzas. »

 

Mais le docteur n’écoutait rien et bravait parfois des sept ou huit degrés centigrades au-dessous de zéro pendant les grandes gelées d’hiver, alors que le firmament apparaissait dans toute sa pureté.

 

Il est à noter que, de l’observatoire de la maison de Morris-street, on distinguait sans peine la tour de la maison d’Elizabeth-street. Aucun monument ne s’élevait entre l’une et l’autre, aucun arbre n’interposait ses épaisses ramures. Un demi-mille, séparait les deux quartiers qu’elles occupaient. Avec une bonne jumelle, sans recourir au télescope à longue portée, on reconnaissait très aisément les personnes qui se tenaient sur la tour ou sur le donjon. Assurément, Dean Forsyth avait autre chose à faire que de regarder Stanley Hudelson, et Stanley Hudelson n’eût pas voulu perdre son temps à regarder Dean Forsyth. Leurs observations visaient plus haut, et ne s’adressaient point aux objets terrestres. Mais il était assez naturel que Francis Gordon cherchât à voir si Jenny Hudelson ne se trouvait pas sur la terrasse et souvent leurs yeux se parlaient à travers les lorgnettes. Il n’y avait pas de mal à cela, je pense.

 

Certes, il eût été facile d’établir une communication télégraphique ou téléphonique entre les deux maisons. Un fil tendu du donjon à la tour eût servi aux conversations les plus agréables ; du moins de Francis Gordon à Jenny et de Jenny à Francis Gordon. Et qu’on n’en doute pas, cette petite Loo eût souvent fait sa partie dans ce duo changé en trio. Mais Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne tenaient point à échanger des communications, ni à être dérangés pendant leurs observations astronomiques. Aussi l’installation d’un fil était-elle restée à l’état de projet. Peut-être, lorsque les deux fiancés seraient époux définitifs, ce desideratum se réaliserait-il ?… Après le lien matrimonial, le lien électrique pour unir plus étroitement encore les deux familles.

 

Ce jour-là, dans l’après-midi, Francis Gordon vint faire sa visite habituelle à Mrs Hudelson et à ses filles. Il fut reçu dans le salon du rez-de-chaussée, et, il est permis de le dire, comme s’il eut été le fils de la maison. S’il n’était pas encore le mari de Jenny, Loo voulait qu’il fût déjà son frère, à elle, et ce qui se logeait dans la cervelle de cette fillette y était bien logé.

 

On ne s’étonnera pas que le docteur Hudelson se fût claquemuré dans le donjon. Il s’y était enfermé dès quatre heures du matin. Après avoir paru en retard pour son déjeuner, tout comme Dean Forsyth, on l’avait vu regagner précipitamment la terrasse au moment où le soleil se dégageait des nuages de la méridienne – toujours comme M. Dean Forsyth. Non moins préoccupé que lui, il ne semblait pas qu’il fût disposé à en redescendre.

 

Et, cependant, impossible de décider sans lui la grande question qui allait être soumise à l’assentiment général.

 

« Eh ! s’écria Loo, dès que le jeune homme eut franchi la porte du salon, voilà monsieur Francis… l’éternel monsieur Francis… et je me demande ce que vient faire monsieur Francis !… On ne voit que lui ici ! »

 

Francis Gordon avait d’abord pressé la main que lui tendait Jenny, toute souriante, et présenté ses compliments à Mrs Hudelson. Puis, pour toute réponse à Loo, il fit éclore le rouge de ses joues sous un bon baiser.

 

Puis, on s’assit, et la conversation s’établit, qui n’était vraiment qu’une suite à celle de la veille. Il semblait qu’on ne se fût pas quitté depuis hier, et, de fait, en pensée tout au moins, les deux fiancés ne se séparaient jamais l’un de l’autre. Miss Loo prétendait même que « l’éternel Francis » était toujours dans la maison, qu’il feignait de sortir par la porte de la rue et rentrait par la porte du jardin, et se cachait dans les coins pour ne point être vu…

 

On causa, ce jour-là, de ce dont on causait tous les jours en attendant la date choisie pour la célébration du mariage. Jenny écoutait ce que disait Francis avec la gravité naturelle qui ne lui enlevait rien de son charme. Ils se regardaient, ils formaient des projets d’avenir, dans la pensée que leur réalisation ne pouvait plus être éloignée. Qui aurait pu prévoir même un retard ?… Cette union n’avait-elle pas l’agrément des deux familles ?… Déjà Francis Gordon avait trouvé une jolie maison de Lambeth-street, qui présentait toutes les convenances, un frais jardin, verdoyant encore. C’était dans le quartier de l’Ouest, avec vue sur le cours du Potomac, et pas très loin de la rue Morris. Mrs Hudelson promit d’aller visiter cette maison dès le lendemain et, pour peu qu’elle plût à sa future locataire, elle serait louée sous huitaine. Loo accompagnerait sa mère et sa sœur à cette visite. Elle n’admettait pas que l’on se fût passé de son avis, et, comme elle s’y entendait, voulait s’occuper de l’installation du jeune ménage… Et on la laissait aller et on la laissait dire.

 

Soudain, se relevant de sa chaise et courant vers la fenêtre, Loo de s’écrier :

 

« Eh bien… et M. Forsyth ?… Est-ce qu’il ne doit pas venir aujourd’hui ?…

 

– Mon oncle arrivera vers quatre heures, répondit Francis Gordon.

 

– C’est que sa présence est indispensable pour résoudre la question, fit observer Mrs Hudelson.

 

– Il le sait, et ne manquera point au rendez-vous…

 

– Et s’il y manquait, déclara Loo, qui tendit une petite main menaçante, il aurait affaire à moi, et n’en serait pas quitte à bon marché…

 

– Et M. Hudelson ?… demanda Francis. Nous n’avons pas moins besoin de lui que de mon oncle.

 

– Père est dans son donjon, dit Jenny, et descendra aussitôt qu’il sera prévenu…

 

– Je m’en charge, répondit Loo, et j’aurai vite grimpé ses trois étages.

 

En effet, il importait que M. Forsyth et M. Hudelson fussent là. Ne s’agissait-il pas de fixer la date de la cérémonie ? Le mariage serait célébré dans le plus court délai, à la condition, cependant, que la demoiselle d’honneur eût le temps de se faire confectionner sa jolie robe – une robe longue de demoiselle et non plus de fillette, qu’elle comptait bien étrenner ce jour-là.

 

Et, à cette observation que Francis lui fit en plaisantant :

 

« Mais si elle n’était pas prête, la fameuse robe ?…

 

– On remettrait la noce ! » déclara l’impérieuse personne.

 

Et cette réponse fut suivie d’un tel éclat de rire que M. Hudelson dut certainement l’entendre des hauteurs de son donjon.

 

Ainsi allait la conversation, et l’aiguille de la pendule passait d’une minute à l’autre, et M. Dean Forsyth ne paraissait pas. Loo avait beau se pencher hors de la fenêtre d’où elle apercevait la porte d’entrée, pas de M. Forsyth !… Et même lorsque Mrs Hudelson, Jenny, sa sœur et Francis eurent traversé la cour jusqu’à la rue, on ne vit point la silhouette de l’oncle se découper à l’angle de Morris-street.

 

Il fallut donc rentrer dans le salon et s’armer de patience – une arme dont Loo ne connaissait guère le maniement.

 

« Mon oncle m’a pourtant bien promis… répétait Francis Gordon, mais depuis quelques jours, je ne sais trop ce qu’il a…

 

– M. Forsyth n’est point indisposé, j’espère ?… demanda Jenny.

 

– Non… préoccupé… je ne sais trop… on ne peut pas en tirer dix paroles du matin au soir !… Que peut-il avoir dans la tête ?…

 

– Quelque éclat d’étoile !… s’écria la fillette.

 

– Mais il en est de même de mon mari, dit Mrs Hudelson. Cette semaine, il m’a paru plus soucieux que jamais… Impossible de l’arracher de son observatoire ! Il faut qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire là-haut dans la mécanique céleste !…

 

– Ma foi, répondit Francis, je serais tenté de le croire à la façon dont se comporte mon oncle !… Il ne sort plus, il ne dort plus, il mange à peine… il oublie l’heure des repas…

 

– Ce que la bonne Mitz doit être mécontente !… observa Loo.

 

– Elle enrage, déclara Francis, mais cela n’y fait rien !… et mon oncle, qui jusqu’ici redoutait les semonces de sa vieille servante, n’y prête plus attention…

 

– C’est bien ce que fait notre père, dit Jenny en souriant, et ma sœur paraît avoir perdu toute influence sur lui… et l’on sait si elle était grande ! …

 

– Est-il possible, mademoiselle Loo ? demanda Francis sur le même ton.

 

– Ce n’est que trop vrai ! répliqua la fillette. Mais… patience… patience !… Il faudra bien que Mitz et moi, nous finissions par avoir raison du père et de l’oncle…

 

– Enfin… reprit Jenny, que leur est-il donc arrivé à tous les deux ?…

 

– C’est quelque planète de valeur qu’ils auront égarée !… s’écria Loo, et s’ils ne l’ont pas retrouvée avant la noce…

 

– Nous plaisantons, dit Mrs Hudelson, et, en attendant, M. Forsyth ne vient pas…

 

– Et voilà que quatre heures et demie vont sonner !… ajouta Jenny.

 

– Si mon oncle n’est pas ici dans cinq minutes, déclara Francis Gordon, je cours…» En cet instant, la sonnette de la porte d’entrée se fit entendre.

 

« C’est M. Forsyth, affirma Loo. Écoutez… il continue à sonner… Il ne s’aperçoit même pas qu’il sonne, et pense à tout autre chose ! »

 

Quelle personne observatrice, cette petite Loo !

 

C’était bien M. Dean Forsyth, et, quand il entra dans le salon, Loo de répéter :

 

« En retard… en retard !… Vous voulez donc que je vous gronde !

 

– Bonjour, mistress Hudelson, dit M. Forsyth, en lui serrant la main, bonjour, ma chère Jenny, dit-il en embrassant la jeune fille, bonjour », acheva-t-il, en tapotant les joues de la fillette.

 

Toutes ces politesses étaient faites d’un air distrait, et, assurément, M. Dean Forsyth avait, comme on dit, « la tête ailleurs ».

 

« Eh ! mon oncle, reprit Francis Gordon, en ne vous voyant pas arriver à l’heure convenue, j’ai cru que vous aviez oublié notre rendez-vous…

 

– Oui… un peu… je l’avoue, et je m’en excuse, mistress Hudelson ! Heureusement, Mitz me l’a rappelé et de la bonne manière…

 

– Elle a bien fait ! déclara Loo.

 

– Ne m’accablez pas, petite miss !… Des préoccupations graves… J’étais à la veille d’une découverte des plus intéressantes…

 

– Tiens ! c’est comme mon père, à ce qu’il nous semble !… observa Jenny.

 

– Quoi ! s’écria M. Dean Forsyth, en se relevant d’un bond à faire croire qu’un ressort venait de se détendre dans le fond de son fauteuil, vous dites que le docteur…

 

– Nous ne disons rien, mon cher monsieur Forsyth », se hâta de répondre Mrs Hudelson, craignant toujours, et non sans raison, qu’une occasion de rivalité ne vînt à surgir entre son mari et l’oncle de Francis Gordon.

 

Puis elle ajouta :

 

« Loo, va chercher ton père. »

 

Légère comme un oiseau ; la fillette s’élança vers le donjon, et elle ne s’envola point par la fenêtre, si elle prit l’escalier, c’est qu’elle ne voulut pas se servir de ses ailes.

 

Une minute plus tard, M. Stanley Hudelson faisait son entrée dans le salon, physionomie grave, œil fatigué, tête congestionnée à faire craindre qu’il fût sous la menace d’un coup de sang.

 

M. Dean Forsyth et lui échangèrent la poignée de main habituelle. Mais, à n’en point douter, ils s’envoyèrent un regard oblique, ils s’observèrent à la dérobée, comme s’ils éprouvaient une certaine défiance l’un de l’autre.

 

Après tout, les deux familles étaient réunies dans le but de fixer la date du mariage, ou pour employer le langage astronomique, d’une conjonction des astres Francis et Jenny. Aussi la conversation ne porta-t-elle que sur ce sujet.

 

Conversation et non discussion, car tous s’accordaient que la cérémonie dût se faire le plus tôt possible.

 

Au surplus, M. Dean Forsyth et M. Hudelson prêtèrent-ils grande attention à ce qui se disait ?… N’avaient-ils pas l’esprit à la poursuite de quelque astéroïde perdu à travers l’espace ?… Et l’un ne se demandait-il pas si l’autre était sur le point de le retrouver ?…

 

Bref, ils ne firent aucune objection à ce que le mariage fût fixé à quelques semaines de là. On était au 3 avril, et on prit pour date le 31 mai. Impossible, paraissait-il, de choisir un jour plus convenable. « À une condition cependant !… fit observer Loo.

 

– Et laquelle ? demanda Francis.

 

– C’est que ce jour-là, le vent soufflera du nord-est…

 

– Et en quoi cela importe-t-il, mademoiselle ?…

 

– Parce que, comme dit papa, avec ces vents-là, il y a baisse dans la criminalité ! et mieux vaut qu’il en soit ainsi quand on doit recevoir la bénédiction nuptiale ! »

 

CHAPITRE IV

Comment deux lettres envoyées l’une à l’Observatoire de Pittsburg, l’autre à l’Observatoire de Cincinnati, furent classées dans le dossier des bolides.

 

À M. LE DIRECTEUR DE L’OBSERVATOIRE DE PITTSBURG, PENNSYLVANIA

 

Whaston, 9 avril

 

Monsieur le Directeur,

 

J’ai l’honneur de porter à votre connaissance le fait suivant, qui est de nature à intéresser la science astronomique : dans la nuit du 2 au 3 avril courant, j’ai découvert un bolide qui traversait la zone septentrionale du ciel, se déplaçant du nord-est au sud-ouest, avec une vitesse considérable. Il était onze heures trente sept minutes vingt deux secondes, lorsqu’il est apparu dans l’objectif de ma lunette, et onze heures trente sept minutes quarante neuf secondes lorsqu’il a disparu. Depuis, il ne m’a pas été donné de le revoir, malgré les plus minutieuses observations. Aussi, je viens vous prier de prendre bonne note de cette information et bon acte de la présente lettre, laquelle, en cas que ledit météore serait visible de nouveau, m’assurerait la priorité de cette précieuse découverte.

 

Veuillez agréer, monsieur le Directeur, l’assurance de ma très haute considération et me croire votre très humble serviteur.

 

DEAN FORSYTH

 

Elizabeth-street.

 

 

À M. LE DIRECTEUR DE L’OBSERVATOIRE DE CINCINNATI, OHIO

 

Whaston, 9 avril 1901

 

Monsieur le Directeur,

 

Dans la nuit du 2 avril, entre onze heures trente sept minutes vingt deux secondes et onze heures trente sept minutes quarante neuf secondes, j’ai eu l’heureuse chance de découvrir un nouveau bolide qui se déplaçait du nord-est au sud-ouest sur la zone septentrionale du ciel. Depuis je n’ai pu ressaisir la trajectoire de ce météore. Mais, s’il reparaît sur notre horizon, ce dont je ne doute pas, il me semble juste d’être considéré comme l’auteur de cette découverte qui mérite de prendre rang dans les annales astronomiques de notre temps.

 

Veuillez, monsieur le Directeur, avec mes très humbles salutations, agréer l’assurance de mes respectueux sentiments.

 

DOCTEUR SYDNEY HUDELSON

 

17 Morris-street.

 

CHAPITRE V

Trois semaines d’impatience pendant lesquelles, malgré leur acharnement d’observateurs, Dean Forsyth et Omicron, d’une part, le docteur Hudelson, de l’autre, ne parviennent pas à revoir leur bolide.

 

Aux deux lettres ci-dessus, envoyées avec recommandation, double timbre, triple cachet, à l’adresse des directeurs de l’Observatoire de Pittsburg et de l’Observatoire de Cincinnati, il n’y avait plus qu’une double réponse à attendre. Cette réponse, probablement, ne contiendrait qu’un accusé de réception avec avis du classement desdites lettres. Les intéressés n’en demandaient pas d’avantage. Ils voulaient prendre rang pour le cas où le météore serait signalé par d’autres, astronomes officiels ou astronomes amateurs. Pour son compte, M. Dean Forsyth espérait bien le retrouver dans un court délai, et le docteur Hudelson en gardait aussi le plus sérieux espoir. Que l’astéroïde eût été se perdre dans les profondeurs du ciel, et si loin qu’il avait échappé à l’attraction terrestre, et, par conséquent, qu’il ne dût jamais réapparaître aux yeux du monde sublunaire, non ! c’était une hypothèse qu’ils refusaient d’admettre. Le bolide, soumis à des lois formelles, reviendrait sur l’horizon de Whaston ; ils le saisiraient au passage, ils le signaleraient de nouveau ; on en déterminerait les coordonnées, et il figurerait sur les cartes célestes, baptisé du glorieux nom de leur découvreur.

 

Mais, au jour de la réapparition, il serait établi qu’ils étaient deux à revendiquer cette conquête, et alors que se passerait-il ?… Si Francis Gordon et Jenny Hudelson avaient pu connaître les dangers de cette situation, ne se fussent-ils pas écriés :

 

« Mon Dieu, faites que notre mariage soit conclu avant le retour de ce malencontreux bolide ! »

 

Et Mrs Hudelson, Loo, Mitz et aussi leurs amis, se seraient de tout cœur joints à leur prière !

 

Mais ils ne savaient rien, et s’ils constataient la préoccupation croissante des deux rivaux, ils ne pouvaient en soupçonner la cause. Sans doute, le souci de quelque question astronomique… mais laquelle ?…

 

En attendant, d’ailleurs, à la maison de Morris-street, sauf le docteur Hudelson, on s’inquiétait peu de ce qui se passait dans les profondeurs du firmament. Des préoccupations, personne n’en avait… des occupations, oui… des faire-part aux connaissances des deux familles, des visites et des compliments à recevoir, des visites et des remerciements à rendre… puis les préparatifs du mariage, les invitations à envoyer pour la cérémonie religieuse, et pour le banquet qui devait réunir une centaine de convives… et leur classement de manière à satisfaire tout le monde… et le choix des cadeaux de noces !…

 

Bref, la famille Hudelson ne chômait pas, et, à croire cette petite Loo, il n’y avait pas une heure à perdre. Et elle raisonnait ainsi :

 

« Quand on marie sa première fille, c’est une grosse affaire !… On n’a pas l’habitude, et que de soins il faut pour ne rien oublier !… Lorsque c’est sa seconde fille on a déjà passé par là !… L’habitude est prise, et il n’y a aucun oubli à craindre !… Ainsi, pour moi, cela ira tout seul…

 

– Oui, lui répondait Francis Gordon, oui… tout seul… et comme vous avez bientôt quinze ans, mademoiselle Loo, cela ne tardera peut-être pas !…

 

– Occupez-vous d’épouser ma sœur, ripostait la fillette avec de grands éclats de rire. C’est une occupation qui réclame tout votre temps, et ne vous mêlez point de ce qui me regarde ! »

 

Ainsi que l’avait promis Mrs Hudelson, elle se disposa à visiter la maison de Lambeth-street. Le docteur était bien trop retenu dans son observatoire pour l’accompagner !

 

« Ce que vous ferez sera bien fait, madame Hudelson, et je m’en rapporte à vous, avait-il répondu lorsque la proposition lui fut faite. D’ailleurs, cela regarde surtout Francis et Jenny… Moi, je n’ai pas le temps…

 

– Voyons, papa, dit Loo, est-ce que vous ne comptez pas descendre de votre donjon le jour de la noce ?…

 

– Mais si … Loo… si…

 

– Et vous montrer à Saint-Andrew, votre fille au bras ?…

 

– Mais si… Loo… si…

 

– Et avec votre habit noir et votre gilet blanc… votre pantalon noir et votre cravate blanche ?…

 

– Mais si… Loo… si…

 

– Et n’oublierez-vous pas vos planètes pour répondre au discours que fera le révérend O’Garth ?…

 

– Si… Loo… si… Mais nous n’en sommes pas encore là ! et puisque le ciel est pur aujourd’hui, ce qui est assez rare en avril, allez sans moi. »

 

Et voilà comment Mrs Hudelson, Jenny, Loo et Francis Gordon laissèrent le docteur manœuvrer sa lunette et son télescope. Et qu’on en ait l’assurance, par ce beau soleil, c’était bien à la même manœuvre que se livrait M. Dean Forsyth dans la tour de la maison d’Elizabeth-street. Et qui sait, peut-être le météore, une première fois aperçu et perdu depuis dans les lointains de l’espace, allait-il passer une seconde devant l’objectif de leurs instruments ! …

 

Les visiteurs sortirent dans l’après-midi. Ils descendirent Morris-street, ils traversèrent la place de la Constitution, et reçurent au passage le salut aimable du juge de paix John Proth ; ils remontèrent Exter-street, tout comme le faisait une quinzaine de jours avant Seth Stanfort attendant Arcadia Walker ; ils atteignirent le faubourg de Wilcox et se dirigèrent vers Lambeth-street.

 

À noter que sur l’expresse recommandation de Loo, pour ne pas dire sur l’ordre donné par elle, Francis Gordon s’était muni d’une bonne lorgnette de théâtre. Puisque, des fenêtres de la future maison, on avait une si belle vue, au dire de Francis, la fillette entendait ne point laisser inexploré l’horizon qui s’offrait aux regards.

 

On arriva devant le numéro 17 de Lambeth-street. La porte fut ouverte puis refermée, et la visite commença par le rez-de-chaussée.

 

En vérité, cette maison était des plus agréables, bien disposée suivant les règles du confort moderne. Elle avait été entretenue avec soin. Aucune réparation à faire. Il suffirait de la meubler, et les meubles étaient déjà commandés chez le meilleur tapissier de Whaston. Par derrière, un cabinet de travail et une salle à manger prenaient sortie sur le jardin, oh ! pas grand, quelques acres seulement, mais ombragé de deux beaux hêtres, avec une pelouse  verdoyante  et des  corbeilles  où  commençaient  à  s’épanouir les premières fleurs du printemps. Dans le sous-sol, offices et cuisine éclairés, à la mode anglo-saxonne.

 

Le premier étage valait le rez-de-chaussée. Les chambres spacieuses étaient desservies par un couloir central. Jenny ne put que féliciter son fiancé d’avoir découvert cette jolie résidence, une sorte de villa d’un si charmant aspect. Mrs Hudelson partageait l’avis de sa fille, et, assurément, on n’aurait pu trouver mieux dans n’importe quel quartier de Whaston.

 

Quant à miss Loo, elle laissait volontiers sa mère, sa sœur et Francis Gordon causer ensemble tentures et mobilier. Elle voletait à tous les coins de la maison, comme un oiseau dans sa cage. Elle était enchantée, d’ailleurs, et cette villa lui convenait parfaitement. Elle le répétait toutes les fois qu’elle se rencontrait à un étage ou à l’autre avec Mrs Hudelson, Jenny et Francis.

 

Et, à un moment où tous se trouvaient réunis dans le salon : « Moi, j’ai fait choix de ma chambre, s’écria-t-elle.

 

– Votre chambre, Loo ?… demanda Francis.

 

– Oh ! ajouta la fillette, je vous ai laissé la plus belle, d’où l’on voit le fleuve… Moi… je respirerai l’air du jardin…

 

– Et, que veux-tu faire d’une chambre ?… reprit Mrs Hudelson.

 

– Pour habiter, mère, lorsque père et toi, vous irez en voyage…

 

– Mais tu sais bien que ton père ne voyage pas, ma chérie…

 

– Si ce n’est dans l’espace ! repartit la fillette en traçant de la main une route imaginaire à travers le ciel.

 

– Et qu’il ne s’absente jamais, Loo…

 

– Laissons faire ma sœur, dit alors Jenny. Oui… elle aura sa chambre dans notre maison, et elle y viendra toutes les fois que cela lui fera plaisir !… Et elle y demeurerait si, par hasard, mon père et toi, chère mère, quelque affaire vous appelait hors de Whaston… »

 

C’était là une éventualité si improbable que Mrs Hudelson n’aurait pu l’admettre.

 

« Eh bien… la vue… la belle vue qu’on doit avoir de là-haut ! »

 

Et par «là-haut » la fillette entendait cette partie supérieure de la maison, bordée d’une balustrade qui régnait à la naissance du toit. De là, le regard pouvait parcourir tous les points de l’horizon jusqu’aux collines du voisinage.

 

En réalité, Mrs Hudelson, Jenny et Francis eurent raison de suivre Loo. Comme le quartier de Wilcox est assez élevé, il en résultait que de la villa située à son point culminant, un vaste panorama s’offrait aux yeux. On pouvait remonter et descendre le cours du Potomac et apercevoir au-delà cette bourgade de Steel, d’où miss Arcadia Walker était partie pour rejoindre Seth Stanfort. La ville entière apparaissait avec les clochers de ses églises, les hautes toitures des édifices publics, les têtes d’arbres qui s’arrondissaient en dômes de verdure. Il fallait voir cette curieuse Loo manœuvrer sa lorgnette en tous les sens d’un quartier à l’autre ! Elle répétait :

 

« Voici la place de la Constitution… Voici Morris-street et j’aperçois notre demeure… avec le donjon et le pavillon qui flotte au vent !… Et il y a quelqu’un sur la terrasse…

 

– Votre père… dit Francis.

 

– Ce ne peut être que lui, déclara Mrs Hudelson.

 

– Lui… lui… en effet… affirma la fillette… je le reconnais… Il tient une lunette à la main… Et vous verrez qu’il n’aura pas la pensée de la diriger de ce côté !… Non !… elle est levée vers le ciel… Nous ne sommes pas si haut, père !… Par ici !… par ici !… »

 

Et Loo appelait, appelait, comme si le docteur Hudelson eut pu l’entendre… D’ailleurs, en admettant qu’il ne fût pas si éloigné, n’était-il point trop occupé pour répondre ?… Voici que Francis Gordon dit alors :

 

« Puisque vous apercevez votre maison, mademoiselle Loo, il n’est pas impossible que vous aperceviez celle de mon oncle…

 

– Oui, oui… répondit la fillette… laissez-moi chercher… Je la reconnaîtrai bien avec sa tour… Ce doit être de ce côté… Attendez… Bon ! Je vais mettre la lorgnette au point… Bien… bien !… la voilà… oui… la voilà ! »

 

Loo ne se trompait pas. C’était bien la maison de M. Dean Forsyth.

 

« Je la tiens… je la tiens ! » répétait-elle d’un ton triomphant comme si elle venait de faire quelque importante découverte de nature à illustrer sa petite personne.

 

Après une minute d’attention :

 

« Il y a quelqu’un sur la tour… dit-elle.

 

– Mon oncle assurément ! répondit Francis.

 

– Il n’est pas seul…

 

– C’est Omicron qui est avec lui !…

 

– Il ne faut pas demander ce qu’ils font ?… observa Mrs Hudelson.

 

– Ils font ce que fait mon père ! » répliqua Jenny.

 

Et ce fut comme une ombre de tristesse qui passa sur le front de la jeune fille. Elle craignait toujours qu’une rivalité de Dean Forsyth et du docteur Hudelson ne vint jeter quelque refroidissement entre les deux familles. Le mariage conclu, son influence interviendrait plus sérieusement et saurait empêcher toute rupture entre ces deux rivaux. Francis l’y aiderait. L’un empêcherait son oncle, l’autre son père de se brouiller sur une question d’astronomie, ce qui avait déjà failli arriver.

 

La visite achevée, Loo ayant une dernière fois affirmé sa complète satisfaction, Mrs Hudelson, ses deux filles et Francis Gordon revinrent à la maison de Morris-street. Dès le lendemain, on passerait bail avec le propriétaire de la villa, on s’occuperait de l’ameublement, et il n’y aurait plus qu’à attendre le jour où les deux jeunes époux viendraient l’habiter.

 

Et, sans doute, grâce à ces importantes occupations, la confection des toilettes, l’échange des politesses avec amis et connaissances, ils s’écouleraient vite, les quarante-cinq jours compris entre le 10 avril et le 25 mai, date fixée pour le mariage.

 

«Vous verrez qu’on ne sera pas prêt ! » répétait l’impatiente Loo, et on peut être certain que ce ne serait pas sa faute, car elle aurait l’œil et la main à tout.

 

De leur côté, pendant ce temps, M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne perdraient pas une heure mais pour d’autres motifs. Ce qu’allait leur coûter de fatigues physiques et morales, d’observations prolongées par les jours clairs et les nuits sereines, la recherche de leur bolide, qui s’obstinait à ne point reprendre sa trajectoire au-dessus de l’horizon ! Mais cet horizon de Whaston n’était-il pas renfermé dans des limites trop étroites ?… Ne conviendrait-il pas de fouiller une plus vaste portion de ciel ? En se transportant sur quelque haute montagne, ne disposerait-on pas d’un champ plus étendu pour y suivre la translation du météore ?… Et il ne serait pas nécessaire d’aller bien loin, de quitter l’Amérique du Nord, de s’installer en plein Mexique, au sourcilleux sommet du Chimboranzo de l’Amérique du Sud !… De telles altitudes ne s’imposaient pas, et à quinze ou dix-huit cents mètres au-dessus du niveau de la mer, quelle magnifique aire de la voûte céleste les instruments pourraient parcourir ! Eh bien, dans les États voisins de la Virginie, en Géorgie ou en Alabama, est-ce que les Alleghanys n’offraient pas des cimes assez élevées pour faciliter les recherches de nos deux astronomes ?…

 

Qu’on n’en doute pas, sans avoir eu besoin de se concerter à ce sujet, M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson se demandaient s’ils ne feraient pas bien de chercher non seulement un plus large horizon, mais aussi une atmosphère plus dégagée de vapeurs !

 

Et, en vérité, c’est qu’ils en étaient pour leurs peines. Bien qu’ils eussent profité de temps calmes que n’obscurcissait aucune brume, ni entre le lever et le coucher du soleil, ni entre son coucher et son lever, le météore n’avait pu être saisi à son passage en vue de Whaston.

 

« Et y passe-t-il seulement ?… disait Dean Forsyth après une longue pose à l’oculaire de son télescope.

 

– Il passe, répondait Omicron avec un imperturbable aplomb.

 

– Alors pourquoi ne le voyons-nous pas ?…

 

– Parce qu’il n’est pas visible…

 

– Et s’il n’est pas visible pour nous, qui dit qu’il ne l’est pas pour d’autres ? »

 

Ainsi raisonnaient le maître et le serviteur, en se regardant d’un œil rougi par d’épuisantes veilles.

 

Or, ces propos qu’ils échangeaient entre eux, le docteur Hudelson se les tenait sous forme de monologue, et il n’était pas moins désespéré de son insuccès.

 

Tous deux avaient reçu des observatoires de Pittsburg et de Cincinnati une réponse à leur lettre. Cette réponse marquait qu’il était pris bonne note de la communication relative à cette apparition d’un bolide à la date du 2 avril dans la partie septentrionale de l’horizon de Whaston. Elle ajoutait que de nouvelles observations, qui n’avaient pas réussi à retrouver ce bolide, seraient continuées, et s’il était aperçu de nouveau, M. Dean Forsyth et le docteur Stanley Hudelson en seraient aussitôt avisés.

 

Il est bien entendu que les deux observatoires avaient répondu séparément, sans savoir que ces deux astronomes amateurs s’attribuaient chacun l’honneur de cette découverte et en revendiquaient la priorité.

 

Assurément, à la tour de la maison d’Elizabeth-street comme au donjon de la maison de Morris-street, on eût pu se dispenser de poursuivre ces fatigantes recherches. Les observatoires prévenus, mieux  outillés, possédaient des instruments à la fois plus puissants et plus précis. Pas de doute que si le météore n’était pas une masse errante, s’il obéissait à des influences régulières, s’il revenait enfin dans les conditions où il avait été aperçu déjà, les lunettes et les télescopes de Pittsburg et de Cincinnati le saisiraient au passage. M. Dean Forsyth et M. Sydney Hudelson n’eussent-ils pas mieux fait de s’en remettre aux directeurs de ces deux établissements renommés ?…

 

Eh bien, non !… ils s’attachèrent plus activement que jamais à poursuivre leur œuvre. Et cela tenait à ce que tous deux avaient ce pressentiment qu’ils poursuivaient le même résultat. Ils ne s’étaient rien communiqué de leurs travaux, ils n’en étaient qu’à des hypothèses, et cependant l’inquiétude que l’un fût devancé par l’autre, ne leur laissait pas un moment de répit. La jalousie les mordait au cœur, et, en réalité, il était à désirer pour les relations des deux familles que ce malencontreux bolide ne reparût jamais à leurs yeux !

 

En effet, il y avait lieu d’être inquiet, et cette inquiétude ne pouvait qu’aller croissant. M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne mettaient plus le pied l’un chez l’autre. Naguère, il ne se passait pas quarante-huit heures sans qu’il n’y eût échange de visites, et souvent invitations à dîner. À présent, visites nulles, invitations nulles aussi, et même était-il préférable de n’en point faire afin de s’épargner un refus.

 

Quelle situation pénible, en somme, pour les deux fiancés. Ils se voyaient pourtant, et chaque jour, car enfin la porte de la maison de Morris-street n’était point interdite à Francis Gordon. C’était à lui de venir, d’ailleurs, et non à Jenny. Mrs Hudelson lui témoignait toujours la même confiance et la même amitié ; mais il sentait bien que le docteur ne supportait pas sa présence sans une gêne visible. Et quand on parlait de M. Dean Forsyth devant M. Stanley Hudelson, celui-ci devenait tout pâle, puis tout rouge, trahissant  ainsi  l’antipathie  qu’il  éprouvait,  et,  en  des  conditions  identiques,  ces regrettables symptômes se révélaient dans l’attitude de M. Forsyth.

 

Mrs Hudelson avait bien essayé de connaître la cause de ce refroidissement, plus encore de cette aversion que ressentaient les deux anciens amis. Mais la tentative avait échoué, et son mari s’était borné à répondre :

 

« Non… je ne me serais pas attendu à un tel procédé de la part de Forsyth ! »

 

Quel procédé ?… Impossible d’obtenir une explication à ce sujet. Loo, elle-même, Loo, l’enfant gâtée à qui tout était permis, ne savait rien. Elle avait bien proposé d’aller relancer M. Forsyth jusque dans sa tour. Mais Francis l’en dissuada, et sans doute elle n’aurait reçu de l’oncle de Francis qu’une réponse analogue à celle que faisait son père.

 

« Non… je n’aurais jamais cru Hudelson capable d’une pareille conduite à mon égard ! »

 

À noter que la bonne Mitz, lorsqu’elle voulut tenter l’aventure il lui fut répondu d’un ton sec :

 

« Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! »

 

Cependant, on finit par apprendre ce dont il s’agissait par une indiscrétion d’Omicron que la vieille servante rapporta à Francis. Son maître avait découvert un bolide extraordinaire, et il y eut lieu de penser que même découverte, au même jour et à la même heure, avait été faite par le docteur Hudelson.

 

Ainsi telle était la cause de cette rivalité aussi ridicule que violente. Un météore, le sujet de cette brouille entre deux vieux amis, et au moment où un nouveau lien allait resserrer leur amitié !… Un bolide, un aérolithe, une étoile filante, une pierre après tout, grosse pierre si l’on veut, et qui devenait pierre d’achoppement contre laquelle risquait de se briser le char nuptial de Francis et de Jenny !…

 

Aussi Loo ne pouvait-elle se retenir et s’écriait, comme l’eût fait un garçon : « Au diable les météores, et avec eux toute la mécanique céleste ! »

 

Le temps s’écoulait. Le mois d’avril venait de céder la place au mois de mai. Dans vingt-cinq jours arriverait la date fixée d’un commun accord… Mais que se passerait-il d’ici là ?… Quelque grave éventualité ne se produirait-elle pas ?… Ne s’en suivrait-il point un éclat qui élèverait un insurmontable obstacle aux projets des deux familles ?… Jusqu’ici cette déplorable rivalité n’avait pas franchi les murs de la vie privée… Mais si quelque événement imprévu la révélait au public… Si un choc jetait les deux rivaux l’un contre l’autre ?…

 

Cependant, les préparatifs en vue du mariage avaient continué. Tout serait prêt pour le 25 de ce mois, même la belle robe de mademoiselle Loo !…

 

Ce qu’il y a lieu de noter, c’est que cette première semaine de mai s’écoula dans des conditions atmosphériques abominables, de la pluie, du vent, un ciel balayé de gros nuages qui se succédaient sans discontinuité. Ne se montrèrent ni le soleil qui décrivait alors une courbe assez élevée au-dessus de l’horizon, ni la lune, presque pleine, et qui aurait dû emplir l’espace de ses rayons.

 

Il suit de là qu’il fût impossible de faire aucune observation astronomique. C’est bien ce dont Mrs Hudelson, Jenny et Francis Gordon ne songeaient point à se plaindre. Et jamais Loo, qui détestait le vent et la pluie, ne s’était plus réjouie de la persistance du mauvais temps.

 

« Qu’il dure au moins jusqu’à la noce, répétait-elle, et que pendant trois semaines encore on ne voie ni le soleil, ni la lune, ni la moindre étoile ! »

 

Ainsi se passèrent les choses au grand dépit des deux astronomes en chambre, et à l’extrême satisfaction de leurs familles.

 

Mais cet état de choses prit fin, et les conditions se modifièrent dans la nuit du 8 au 9 mai. Une brise de nord chassa toutes ces vapeurs qui troublaient l’atmosphère, et le ciel recouvra sa complète sérénité.

 

M. Dean Forsyth, à sa tour, le docteur Hudelson, à son donjon, se remirent donc à fouiller le firmament au-dessus de Whaston depuis son extrême périmètre jusqu’au zénith. Le météore repassa-t-il devant leurs lunettes ?… Eurent-ils cette bonne fortune de le ressaisir, et lequel des deux fut le premier à l’apercevoir ?…

 

Ce qui est certain, c’est que leur attitude ne se transforma aucunement, et, puisque la mauvaise humeur fut égale chez l’un comme chez l’autre, c’est qu’ils en étaient pour leurs inutiles observations, et, sans doute, le météore ne se représenterait jamais à leurs regards. Une note parue dans les journaux du 9 mai vint les fixer à cet égard. Cette note était ainsi conçue :

 

« Vendredi soir, à dix heures quarante-sept du soir, un bolide de merveilleuse grosseur a traversé les airs dans la partie septentrionale du ciel avec une rapidité vertigineuse en se déplaçant du nord-est au sud-ouest. »

 

Ni M. Hudelson, ni M. Forsyth ne l’avaient aperçu, cette fois. Peu importait ! Ils ne doutaient pas que ce fût celui qu’ils avaient indiqué aux deux observatoires.

 

« Enfin ! s’écria l’un.

 

– Enfin ! » s’écria l’autre.

 

Aussi quelle fut leur joie… mais aussi leur dépit, on le comprendra, lorsque, le lendemain, les journaux complétaient l’information comme suit :

 

« D’après l’Observatoire de Pittsburg, ce bolide serait celui que lui a signalé à la date du 9 avril M. Dean Forsyth de Whaston, et d’après l’Observatoire de Cincinnati, celui que lui a signalé à la même date le docteur Stanley Hudelson de Whaston. »

 

CHAPITRE VI

Qui contient quelques variations plus ou moins fantaisistes sur les météores en général et en particulier sur le bolide dont MM. Forsyth et Hudelson se disputent la découverte.

 

Si jamais continent put être fier de l’un de ses États, comme un père peut l’être de l’un de ses enfants, c’est bien le Nord-Amérique. Si jamais le Nord-Amérique put être fier de l’une de ses républiques, ce sont bien les États-Unis. Si jamais l’Union a pu être fière de l’un des cinquante et un États dont chaque étoile brille à l’angle du pavillon fédéral, c’est bien de cette Virginie, capitale Richmond. Si jamais la Virginie put être fière de l’une de ses cités que baignent les eaux du Potomac, c’est bien de cette ville de Whaston. Si jamais ladite Whaston put être fière de l’un de ses fils, c’est bien à l’occasion de cette retentissante découverte qui devait prendre un rang considérable dans les annales astronomiques du XXe siècle !

 

On l’imaginera aisément, sans parler des innombrables feuilles quotidiennes, bi-hebdomadaires, hebdomadaires, bi-mensuelles, mensuelles qui fourmillent dans l’U.S.A., les journaux whastoniens, tout au moins au début, publièrent les plus enthousiastes articles sur M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson. La gloire de ces deux illustres citoyens ne rejaillirait-elle pas sur toute la cité ?… Quel est celui de ses habitants qui n’en aurait pas sa part ?… Est-ce que le nom de Whaston n’allait pas être indissolublement lié à cette découverte ?… Est-ce qu’elle ne s’inscrirait pas dans les archives municipales avec le nom des deux astronomes auxquels la science en serait redevable ?…

 

Que le lecteur ne s’en montre donc pas surpris, et qu’il nous en croie sur parole, si nous lui affirmons que, dès ce jour, la population se dirigea en foule bruyante et passionnée vers les deux maisons de Morris-street et d’Elizabeth-street. Il va sans dire que personne n’était au courant de cette rivalité qui existait entre M. Forsyth et M. Hudelson. L’enthousiasme public les unissait dans le même élan. Qu’ils eussent opéré de conserve en cette circonstance, cela ne pouvait faire l’objet d’un doute. Leurs deux noms deviendraient inséparables dans la suite des âges, et peut-être après des milliers d’années, les futurs historiens n’affirmeraient-ils pas qu’ils avaient été portés par un seul homme ?…

 

Ce qui est certain, c’est que, pour répondre aux acclamations de la foule, M. Dean Forsyth dut paraître sur la terrasse de la tour, et M. Stanley Hudelson sur la terrasse du donjon. Devant les hurrahs qui s’élevaient vers eux, ils s’inclinèrent en salutations reconnaissantes.

 

Et, cependant, un observateur eût constaté que leur attitude n’exprimait pas une joie sans mélange. Une ombre passait sur ce triomphe, comme un nuage sur le soleil. Le regard oblique de l’un se portait vers la tour, et le regard oblique de l’autre vers le donjon. Tous deux se voyaient répondant aux applaudissements du public whastonien. Leur longue-vue les en avait déjà instruits, et, si elle eût été chargée, qui sait s’ils ne l’eussent pas tirée l’un contre l’autre ! Leurs regards, où se seraient concentrés tous leurs sentiments de jalousie, eussent fait balle !

 

Du reste, Dean Forsyth ne fut pas moins acclamé que le docteur Hudelson, et réciproquement, par les mêmes citoyens qui se succédèrent devant les deux maisons.

 

Et, durant ces ovations qui mettaient chaque quartier en rumeur, que se disaient Francis Gordon et la servante Mitz, Mrs Hudelson, Jenny et Loo ? Entrevoyaient-ils les fâcheuses conséquences qu’allait produire la note envoyée aux journaux par l’observatoire de Pittsburg et l’observatoire de Cincinnati ?… Ce qui avait été secret jusqu’alors était connu maintenant… M. Forsyth et M. Hudelson avaient découvert un bolide, chacun de son côté, et, étant donné la concordance des dates, il fallait bien reconnaître qu’il s’agissait du même météore… N’y avait-il donc pas lieu de se demander si, chacun de son côté, aussi, ne revendiquerait pas, sinon le bénéfice, du moins l’honneur de cette découverte, s’il n’en résulterait point un éclat très regrettable pour les deux familles ?…

 

Les sentiments que Mrs Hudelson et Jenny éprouvèrent pendant que la foule manifestait devant leur maison, il n’est que trop facile de les imaginer et de les comprendre. Toutes deux avaient vu cette manifestation en se tenant derrière les rideaux de leur fenêtre. Si le docteur avait paru sur la terrasse du donjon, elles s’étaient bien gardées de paraître au balcon de leur chambre. Le cœur serré, elles entrevoyaient les conséquences de l’information publiée par les journaux. Et si M. Forsyth et M. Hudelson, poussés par un absurde sentiment de jalousie, se disputaient le météore, le public ne prendrait-il pas fait et cause pour l’un ou pour l’autre. Chacun d’eux aurait ses partisans, et au milieu de l’effervescence qui régnerait alors dans la ville, au milieu des troubles qui se produiraient peut-être, quelle serait la situation des deux familles, celle des futurs époux, ce Roméo et cette Juliette, dans une querelle scientifique qui mettrait aux prises les Capulets et les Montaigus de la cité américaine !

 

En ce qui concerne Loo, elle était furieuse ; elle voulait ouvrir sa fenêtre ; elle voulait apostropher tout ce populaire ; elle regrettait de ne pas avoir une pompe à sa disposition pour asperger cette foule et noyer ses hurrahs sous des torrents d’eau froide. Sa mère et sa sœur eurent quelque peine à modérer les trop légitimes indignations de la fillette.

 

Il en fut de même à Elizabeth-street. Francis Gordon aurait volontiers envoyé au diable tous ces enthousiastes qui risquaient d’aggraver une situation déjà tendue. Il avait d’abord eu l’intention de monter près de son oncle. Mais il ne le fit pas, par crainte de ne pouvoir cacher le dépit qu’il éprouvait. Il laissa donc M. Forsyth et Omicron parader sur la tour.

 

Mais, de même que Mrs Hudelson avait dû réprimer les impatiences de Loo, de même Francis Gordon dut refréner les colères de la bonne Mitz. Celle-ci voulait balayer cette foule, et l’instrument qu’elle maniait chaque jour avec tant d’habileté eût terriblement fonctionné entre ses mains. Toutefois, recevoir à coups de balai des gens qui viennent vous acclamer, c’eût été peut-être un peu vif, et le neveu dut intervenir dans l’intérêt de son oncle.

 

« Ah ! monsieur Francis, s’écriait la vieille servante, est-ce que ces criards-là ne sont pas fous ?…

 

– Je serais tenté de le croire, répondait Francis Gordon.

 

– Et tout cela à propos d’une espèce de grosse pierre qui se promène dans le ciel !…

 

– Comme vous dites, bonne Mitz !

 

– Bon ! si elle pouvait leur tomber sur la tête et en écraser une demi-douzaine !… Enfin, je vous le demande, à quoi ça sert-il, ces bolides ?…

 

– À brouiller les familles ! », déclara Francis Gordon, tandis que les hurrahs éclataient de plus belle.

 

Et, vraiment, si cette découverte, due aux deux anciens amis, devait leur valoir tant de gloire, pourquoi n’accepteraient-ils pas de la partager ?… Leurs deux noms y seraient attachés jusqu’à la fin des siècles !… Il n’y avait là aucun résultat matériel, aucun profit pécuniaire à espérer ! … Ce serait un honneur purement platonique !… Mais quand l’amour-propre est en jeu, quand la vanité s’en mêle, allez donc faire entendre raison à des entêtés pareils qui méritaient d’avoir maître Aliboron parmi leurs ancêtres !

 

Après tout, était-il donc si glorieux d’avoir aperçu ce météore ?… Sa découverte, n’était-ce pas au hasard qu’elle était due, et pour cette raison qu’il avait traversé l’horizon de Whaston, juste au moment où M. Dean Forsyth et M. Stanley Hudelson regardaient à travers l’oculaire de leurs instruments !

 

Et, d’ailleurs, est-ce qu’il n’en passe pas, jour et nuit, par centaines, par milliers de ces bolides, de ces astéroïdes, de ces étoiles filantes ?… Et d’autres que ces amateurs, n’avaient-ils pas aperçu le sillon lumineux que celui-là traçait dans l’espace ?… Est-ce qu’il est même possible de les compter ces globes de feu qui décrivent par essaims leurs capricieuses trajectoires sur le fond obscur du firmament ?… Six cents millions, disent les savants, pour le nombre de météores que l’atmosphère terrestre reçoit dans une seule nuit, soit douze cents millions par jour… Et, d’après Newton, il y aurait dix à quinze millions de ces corps qui seraient visibles à l’œil nu !… « Dès lors, de quoi se prévalaient ces deux découvreurs à propos d’une découverte devant laquelle les astronomes n’avaient point à se découvrir. »

 

Cette dernière phrase, c’était celle qui terminait un article du Punch, le seul journal de Whaston qui prit la chose par son côté plaisant et ne négligea point cette occasion d’exercer sa verve comique.

 

Il n’en fut pas ainsi de ses confrères plus sérieux qui, eux, profitèrent de ladite occasion pour faire étalage d’une science, puisée au Larousse américain, à rendre jaloux les professionnels les plus cotés des observatoires les plus illustres.

 

« Ces bolides, disait le Standard Whaston, Kepler croyait qu’ils provenaient des exhalaisons terrestres ; mais il paraît plus vraisemblable que ces phénomènes ne sont que des aérolithes, chez lesquels on a toujours constaté les traces d’une violente combustion. Du temps de Plutarque, on les considérait déjà comme des masses minérales, qui se précipitent sur le sol terrestre lorsqu’ils sont soustraits à la force de rotation générale. À les bien étudier, en les comparant aux autres minéraux, on leur trouve une composition identique, qui comprend à peu près le tiers des corps simples ; mais l’agrégation de ces éléments est différente. Les granules y sont tantôt menus comme de la limaille, tantôt gros comme des pois ou des noisettes d’une dureté remarquable et qui à la cassure présentent des traces de cristallisation. Il en est même qui sont uniquement formés de fer, de fer à l’état natif, le plus souvent mélangé de nickel, et que l’oxydation n’a jamais altérés. »

 

Très juste ce que le Standard Whaston portait à la connaissance de ses lecteurs. Mais le Daily Whaston, lui, insistait sur le soin que, de tout temps, les savants anciens ou modernes avaient pris d’étudier ces pierres météoriques et il disait :

 

« Est-ce que Diogène d’Apollonie ne cite pas une étoile de pierre incandescente dont la chute près d’Aegos-Potamos causa grande épouvante aux habitants de la Thrace, et qui avait la grandeur d’une moule de moulin. Qu’un pareil bolide vint à tomber sur le clocher de Saint-Andrew, et il le démolirait de son faîte à sa base. N’était-il pas à propos de donner la liste de ces pierres qui, venues des profondeurs de l’espace, et entrées dans le cercle d’attraction de la Terre, furent recueillies sur son sol : avant l’ère chrétienne, la pierre de foudre que l’on adorait comme le symbole de Cybèle en Galatie et qui fut transportée à Rome, ainsi qu’une autre, trouvée à Émèse en Syrie et consacrée au culte du Soleil ; le bouclier sacré recueilli sous le règne de Numa ; la pierre noire que l’on garde précieusement dans la Kaaba de La Mecque ; la pierre de tonnerre qui servit à fabriquer la fameuse épée d’Antar. Après l’ère chrétienne, que d’aérolithes décrits avec les circonstances qui accompagnèrent leur chute : une pierre de deux cent soixante livres tombée à Ensisheim en Alsace ; une pierre d’un noir métallique, ayant la forme et la grosseur d’une tête humaine, tombée sur le mont Vaison, en Provence ; une pierre de soixante-douze livres, dégageant une odeur sulfureuse, qu’on eût dite faite d’écume de fer, tombée à Larini en Macédoine ; une pierre tombée à Lucé, près de Chartres, en 1768, et brûlante à ce point qu’il fut impossible de la toucher. Et n’y a-t-il pas lieu de citer également ce bolide qui, en 1803, atteignit la ville normande de Laigle et dont Humboldt parle en ces termes : "À une heure de l’après-midi, par un ciel très pur, on vit un grand bolide se mouvant du sud-est au nord-ouest. Quelques minutes après, on entendit durant cinq ou six minutes, une explosion partant d’un petit nuage noir presque immobile, qui fut suivie de trois ou quatre autres détonations et d’un bruit que l’on aurait pu croire produit par des décharges de mousqueterie, auxquelles se mêlait le roulement d’un grand nombre de tambours. Chaque détonation détachait du nuage noir une partie des vapeurs qui le formaient. On ne remarqua en cet endroit aucun phénomène lumineux. Plus de deux mille pierres météoriques, dont la plus grande pesait dix-sept livres, tombèrent sur une surface elliptique, dirigée du sud-est au nord-ouest, et ayant onze kilomètres de longueur. Ces pierres fumaient et elles étaient brûlantes sans être enflammées ; et l’on constata qu’elles étaient plus faciles à briser quelques jours après leur chute que plus tard." Et voici maintenant le phénomène qui fut rapporté au secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique : en 1854, à Hurworth, à Darlington, à Durham, à Dundee, par un ciel étoilé mais obscur apparut un globe de feu d’un volume double de celui de la Lune lorsqu’elle se montre pleine à nos regards. Des rayons scintillants s’échappaient de sa masse d’un rouge de sang. À sa suite, traînait une longue queue lumineuse, couleur d’or, large, compacte et tranchant vivement sur le bleu foncé du ciel. Cette queue, droite au début, prenait la forme d’un arc en s’élevant. Ce bolide traçait sa trajectoire du nord-est au sud-ouest, et si étendue qu’elle se dessinait d’un horizon à l’autre. Il vibrait avec intensité ou plutôt tournait sur son axe, en passant du rouge vif au rouge foncé, et il disparut sans que sa disparition eût été indiquée par un éclat ou par une chute. »

 

Aux détails donnés par le Daily Whaston, le Morning Whaston ajoutait ceux-ci qui complétaient l’article de son confrère : « Si le bolide de Hurworth n’a pas éclaté, il n’en a pas été ainsi de celui qui, le 14 mai 1864, s’est montré à un observateur de Castillon, Gironde, France. Bien que son apparition n’eût duré que cinq secondes, sa vitesse était telle que, dans ce court espace de temps, il a décrit un arc de soixante degrés. Sa teinte bleu verdâtre devenait blanche et d’un extraordinaire éclat. Entre l’explosion visible et la perception du bruit, il s’écoula de trois à quatre minutes, et, à une distance verticale de quarante kilomètres, le son emploie déjà deux minutes à la franchir. Il faut donc que la violence de cette explosion ait été supérieure aux plus fortes explosions qui peuvent se produire à la surface du globe. Quant à la dimension de ce bolide, calculée d’après sa hauteur, on n’estimait pas son diamètre à moins de quinze cents pieds, et il devait parcourir cinq lieues à la seconde, soit les deux tiers de la vitesse dont la terre est animée dans son mouvement de translation autour du Soleil. »

 

Après les dires du Morning Whaston vinrent les dires de l’Evening Whaston, traitant plus spécialement la question des bolides qui sont presque entièrement composés de fer, les plus nombreux, d’ailleurs. Il rappela à ses nombreux lecteurs qu’une masse météorique, rencontrée dans les plaines de la Sibérie, ne pesait pas moins de sept cents kilogrammes. Et qu’était-ce auprès de celle qui fut découverte au Brésil et dont le poids ne mesurait pas moins de six mille kilogrammes ? Et ne point oublier deux autres masses de même nature, l’une de quatorze mille kilogrammes, trouvée à Olimpia dans le Tucuman, l’autre de dix-neuf mille kilogrammes reconnue aux environs de Duranzo au Mexique. Enfin, dans l’est du continent asiatique, à proximité des sources du fleuve Jaune, il existe un bloc de fer natif, haut d’une quarantaine de pieds, que les Mongols ont appelé la « Roche du Pôle », et qui passe, dans le pays, pour être tombé du ciel.

 

Et, ma foi, à la lecture de cet article, ce n’est pas trop s’avancer que d’affirmer qu’une partie de la population whastonienne ne laissa pas d’en éprouver un certain effroi. Pour avoir été aperçu dans les conditions que l’on sait, et à une distance qui devait être considérable, il fallait que le météore de MM. Forsyth et Hudelson eût des dimensions probablement très supérieures à celles des bolides du Tucuman, de Duranzo et de la Roche du Pôle. Qui sait si sa grosseur n’égalait pas, ne dépassait pas celle de l’aérolithe de Castillon, dont le diamètre avait été évalué à quinze cents pieds ?… Se figure-t-on le poids d’une telle masse de fer ?… Eh bien, si ledit météore avait déjà paru sur l’horizon de Whaston, n’y avait-il pas lieu de croire qu’il y reviendrait ?… Et si pour une raison quelconque il venait à s’arrêter sur un point de sa trajectoire, précisément situé au-dessus de Whaston, ce serait Whaston qui serait touchée avec une violence dont on ne pouvait se faire une idée !… Et n’était-ce pas l’occasion d’apprendre à ceux des habitants qui l’ignoraient, de rappeler à ceux qui la connaissaient, cette terrible loi de la chute des corps, la hauteur et le poids multipliés par le carré de la vitesse !…

 

Il suit de là qu’une certaine appréhension régna dans la ville. Le dangereux et menaçant bolide fut le sujet de toutes les conversations sur la place publique, dans les cercles comme au foyer familial. Surtout la partie féminine de la population ne rêvait plus que d’églises écrasées, de maisons anéanties, et si quelques hommes haussaient les épaules à propos d’un péril qu’ils considéraient comme imaginaire, ils ne formaient pas la majorité. Jour et nuit, on peut le dire, sur la place de la Constitution, comme dans les quartiers les plus élevés de la ville, des groupes se tenaient en permanence. Que le temps fût couvert ou non, cela n’arrêtait point les observations. Jamais les opticiens n’avaient vendu tant de lunettes, lorgnettes et autres instruments d’optique ! Jamais le ciel ne fut tant visé par ces yeux inquiets de la population whastonienne ! Lorsque le météore avait été aperçu par les astronomes de l’Ohio et de Cincinnati, ainsi que le déclara une note officielle, la direction qu’il suivait le faisait passer au-dessus de la ville et, qu’il fût visible ou non, le danger était de toutes les heures pour ne pas dire de toutes les minutes et même de toutes les secondes.

 

Mais, dira-t-on, non sans raison sérieuse, ce danger devait également menacer les diverses régions et avec elles les cités, les bourgades, les villages, les hameaux situés sous la trajectoire. Oui, évidemment. Le bolide devait faire le tour de notre globe, dans un temps qui n’était pas encore déterminé, et tous les points du sol au-dessous de son orbite étaient menacés par sa chute. Toutefois, c’était Whaston qui tenait le record de l’épouvante, si l’on veut bien accepter cette expression ultra-moderne, et ce record, elle l’eût volontiers abandonné à toute autre cité… de l’Ancien Continent surtout. Et si une terreur, vague d’abord, plus précise ensuite, et qui ne cessa d’aller croissant, s’empara de Whaston, c’est précisément parce que le bolide avait été pour la première fois signalé au-dessus d’elle. Donc, ce qui n’était pas douteux, c’est que divers points de cette trajectoire dominaient Whaston. Enfin l’impression générale pouvait être définie ainsi : celle des habitants d’une ville assiégée, dont le bombardement peut commencer d’un instant à l’autre et qui s’attendent à ce qu’une bombe vienne écraser leur maison !… Et quelle bombe !…

 

Qui le croirait, il y eut un journal de la localité qui, dans cet état de choses, trouva matière à des articles de pure ironie. Et il eut nombre de lecteurs, bien qu’il fût constant qu’il se moquait d’eux ! Oui, le Punch chercha à augmenter encore les craintes de la population en exagérant le péril par la moquerie, péril dont il voulait rendre responsable M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson.

 

« De quoi se sont mêlés, disait-il, ces amateurs ?… Avaient-ils donc besoin de fouiller l’espace avec leurs lunettes et leurs télescopes ?… Ne pouvaient-ils laisser tranquille ce firmament dont ils taquinent les étoiles !… Est-ce qu’il n’y a pas assez, est-ce qu’il n’y a pas trop d’autres savants qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas en se faufilant dans les zones intrastellaires ?… Les corps célestes n’aiment pas qu’on les regarde de si près, et leurs secrets, il n’appartient pas à des humains de les découvrir pour les divulguer ensuite !… Oui ! notre ville est menacée et personne n’y est plus en sûreté maintenant !… On s’assure contre l’incendie, contre la grêle, contre les cyclones… mais allez donc vous assurer contre la chute d’un bolide… un bolide qui est peut-être dix fois comme la citadelle de Whaston !… Et pour peu qu’il éclate en tombant, ce qui arrive fréquemment aux engins de cette espèce, la ville entière sera saccagée par ses débris, et qui sait même, incendiée, s’ils sont incandescents !… C’est la destruction certaine de notre chère cité !… Aussi pourquoi MM. Forsyth et Hudelson ne sont-ils pas restés tranquillement au rez-de-chaussée de leur maison au lieu de guetter les météores au passage !… Ce sont eux qui les ont provoqués par leur insistance, attirés par leurs manigances !… Si Whaston est détruite, si elle est écrasée ou brûlée par ce bolide, ce sera leur faute, et c’est à eux qu’il faut s’en prendre… Et nous le demandons à tout lecteur impartial, et s’il en est d’impartiaux, ce sont bien ceux qui ont pris un abonnement au Whaston Punch, à quoi servent les astronomes, les astrologues, les météorologistes, et quel bien a-t-il jamais résulté de leurs travaux pour les habitants de ce bas monde ?… Et, pour rappeler cette vérité sublime, due au génie d’un Français, l’illustre Brillat-Savarin : "La découverte d’un plat nouveau fait plus pour le bonheur de l’humanité que la découverte d’une étoile !" »

 

CHAPITRE VII

Dans lequel on verra Mrs Hudelson très chagrine de l’attitude du docteur vis-à-vis M. Dean Forsyth et on entendra la bonne Mitz rabrouer son maître d’une belle manière.

 

À ces plaisanteries du Whaston Punch, que répondirent M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ? Rien, et peut-être même ne lurent-ils pas l’article de l’irrespectueux journal. Ne valait-il pas mieux, d’ailleurs, ne point le prendre au sérieux ? Mais enfin, ces moqueries, plus ou moins spirituelles, sont peu agréables pour les personnes qu’elles visent. Si, dans l’espèce, ces personnes n’en eurent point connaissance, leurs parents, leurs amis, ne purent les ignorer, et cela ne laissa point de leur causer quelque ennui. La bonne Mitz était furieuse. Accuser son maître d’avoir attiré ce bolide qui menaçait la sécurité publique !… À l’entendre, M. Dean Forsyth devrait poursuivre l’auteur de l’article, et le juge de paix, M. John Proth, saurait bien le condamner à de gros dommages-intérêts ; sans parler de la prison qu’il méritait pour ses calomnieuses déclarations. Il ne fallut rien moins que l’intervention de Francis Gordon pour calmer la vieille servante. Quant à cette petite Loo, elle prit la chose par le bon côté, et il fallait l’entendre répéter en riant aux éclats :

 

« Ah oui !… le journal a raison !… Pourquoi M. Forsyth et papa se sont-ils avisés de découvrir ce maudit caillou dans l’espace ?… Sans eux, il serait passé inaperçu comme tant d’autres qui ne nous ont point fait de mal ! »

 

Et ce mal, ou plutôt ce malheur, auquel pensait la fillette, c’était la rivalité qui allait exister entre l’oncle de Francis et le père de Jenny. C’étaient les conséquences de cette rivalité, à la veille d’une union qui devait resserrer plus étroitement encore les liens entre les deux familles.

 

En effet, elles ne se préoccupaient, ne s’inquiétaient guère, on peut l’affirmer, de la chute si peu probable du bolide sur Whaston. Cette ville n’était pas plus menacée que celles qui se trouvaient situées sous la trajectoire décrite par le météore dans son mouvement de translation autour du globe terrestre. Qu’il dût tomber quelque jour, possible après tout mais non pas certain, et pourquoi ne conserverait-il pas à jamais cette situation de satellite soumis comme une autre lune à la gravitation terrestre ? Non Les Whastoniens n’avaient qu’à rire des plaisantes prédictions du Punch et ils en riaient, n’ayant pas comme les familles Forsyth et Hudelson de sérieuses raisons pour s’en chagriner.

 

Ce qui devait arriver, arriva. Tant que M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson n’avaient eu que des soupçons l’un à l’égard de l’autre, tant qu’il n’était pas constaté qu’ils avaient suivi la même piste, aucun éclat ne s’était produit. Que leurs rapports se fussent un peu refroidis, soit ! Qu’ils eussent même évité de se rencontrer, soit encore ! Mais, à présent, depuis la publication des lettres des deux observatoires, il était publiquement établi que la découverte du même météore appartenait aux deux observateurs de Whaston. Qu’allaient-ils faire ?… Chacun d’eux revendiquerait-il par la voie des journaux, et, qui sait, devant la justice compétente, la priorité de cette découverte ?… Y aurait-il des débats retentissants à ce sujet et ne devait-on pas craindre que le Punch, dans ses fantaisistes articles, et avec le sans-gêne d’un journal plaisantin, ne vînt à pousser les deux rivaux à surexciter leur amour-propre, à jeter de l’huile sur ce feu, et mieux que de l’huile, du pétrole, puisque cela se passe en Amérique et que les sources de ce liquide minéral y sont inépuisables ?… Et, sans doute, la caricature ne tarderait pas à se joindre aux racontars des reporters et la situation deviendrait de plus en plus tendue entre le donjon de Morris-street et la tour d’Elizabeth-street.

 

Aussi ne s’étonnera-t-on pas si M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne faisaient jamais la moindre allusion au mariage dont la date approchait trop lentement, qu’on en soit assuré, au gré de Francis et de Jenny. C’était comme s’il n’en eût jamais été question. Lorsqu’on en parlait devant l’un ou devant l’autre, ils avaient toujours oublié quelque circonstance qui les rappelait à l’instant dans leur observatoire. C’était là, d’ailleurs, qu’ils passaient leurs journées, plus préoccupés, plus absorbés encore. Étaient-ils même au courant de l’indiscret et déplorable bavardage du journal satirique, il y avait lieu d’en douter. Comment les bruits du dehors auraient-ils atteint les hauteurs de la tour et du donjon ?… Francis Gordon, Mrs Hudelson s’ingéniaient à ne point les laisser arriver jusque-là, par crainte d’empirer les choses, et les deux rivaux avaient bien autre souci que de lire les journaux de la localité.

 

En effet, si le météore avait été revu par les astronomes des observatoires de l’Ohio et de la Pennsylvanie, c’est en vain que M. Dean Forsyth et Stanley Hudelson cherchaient à le retrouver sur sa trajectoire. S’était-il donc éloigné, et à une distance trop considérable pour la portée de leurs instruments ?… Hypothèse plausible après tout. Mais ils ne se départissaient pas d’une surveillance incessante, de jour, de nuit, profitant de toutes les éclaircies du ciel. Pour peu que cela continuât, ils finiraient par tomber malades !… Et si l’un allait le revoir avant l’autre, quel parti ne tirerait-il pas de cette circonstance, toute fortuite, cependant !…

 

Quant à calculer les éléments de ce nouvel astéroïde, la position exacte de son orbite, sa nature, sa forme, la distance à laquelle il se mouvait, la durée de sa révolution, cela dépassait évidemment les connaissances de M. Dean Forsyth et du docteur Hudelson. Aux savants spéciaux appartenait de déterminer ces éléments, et, d’ailleurs, le capricieux météore ne reparaissait pas sur l’horizon de Whaston, ou, du moins, ses deux observateurs ne parvenaient pas à le saisir au bout de leurs impuissantes lunettes ! De là, une constante et désagréable mauvaise humeur. On ne pouvait les approcher. M. Dean Forsyth, vingt fois par jour, se mettait en colère contre Omicron qui lui répondait sur le même ton. Quant au docteur, il en était réduit à passer sa colère sur lui-même, et il ne s’en faisait pas faute.

 

Dans ces conditions, qui se fût avisé de leur parler de contrat de mariage et de cérémonie nuptiale !

 

Cependant, une semaine venait de s’écouler depuis la publication de la note envoyée aux journaux par les Observatoires de Pittsburg et de Cincinnati. On était au 18 mai. Encore treize jours, et la grande date serait arrivée, bien que Loo prétendit qu’elle n’arriverait jamais et qu’elle n’existait pas dans le calendrier. Non ! à l’entendre, il n’y aurait pas de 31 mai cette année-là. Elle disait cela, la fillette, pour rire et elle riait pour dissiper l’inquiétude qui régnait dans les deux maisons.

 

Cependant, il importait de rappeler à l’oncle de Francis Gordon et au père de Jenny Hudelson ce mariage dont ils ne parlaient pas plus que s’il n’eût jamais dû se faire. À la moindre allusion qu’on leur en faisait, ils détournaient brusquement la conversation et quittaient la place. La question fut donc agitée de les mettre au pied du mur, pendant une des visites que Francis faisait chaque jour à la maison de Morris-street. Mais, Mrs Hudelson pensa que mieux valait ne rien faire vis-à-vis de son mari. Il n’avait point à s’occuper des préparatifs de la noce… pas plus qu’il ne s’occupait de son propre ménage. Non… au jour venu, Mrs Hudelson lui dirait :

 

« Voilà ton habit, voilà ton chapeau, voilà tes gants… Il est l’heure de se rendre à Saint-Andrew pour la cérémonie… Offre-moi ton bras et viens… »

 

Assurément, il irait, même sans s’en rendre compte, et, à ce moment-là, pourvu que le météore ne vînt pas à passer devant l’objectif de son télescope !

 

Mais si l’avis de Mrs Hudelson prévalut dans la maison de Morris-street, celui de Francis Gordon ne prévalut pas dans la maison d’Elizabeth-street. Si le docteur ne fut point mis en demeure de s’expliquer sur son attitude vis-à-vis de M. Dean Forsyth, celui-ci se vit rudement pressé à ce sujet par sa vieille servante. Mitz ne voulut rien écouter. Elle était furieuse contre son maître. Elle sentait que la situation devenait de plus en plus grave et que le moindre incident risquait de provoquer une rupture entre les familles. Et quelles en seraient les conséquences ? Le mariage retardé, rompu peut-être, le désespoir des deux fiancés, de son cher Francis auquel M. Forsyth imposerait de renoncer à la main de Jenny. Et que pourrait faire le pauvre jeune homme, après un éclat public qui aurait rendu toute réconciliation impossible ?…

 

Aussi dans l’après-midi du 19 mai, se trouvant seule avec M. Dean Forsyth dans la salle à manger, elle l’arrêta au moment où il allait reprendre l’escalier de la tour.

 

On le sait, M, Forsyth redoutait de s’expliquer avec Mitz. Il ne l’ignorait point, ces explications ne tournaient généralement point à son avantage. Il se voyait obligé de battre en retraite, et, à son avis, du moment qu’on est assuré d’être vaincu dans une rencontre, il est plus sage de ne point s’exposer.

 

En cette occasion, après avoir regardé en dessous le visage de Mitz, lequel lui fit l’effet d’une bombe dont la mèche brûle et qui ne tardera pas à éclater, M. Dean Forsyth, désireux de se mettre à l’abri des éclats, se dirigea vers le fond de la salle. Mais, avant qu’il eût tourné le bouton de la porte, la vieille servante s’était mise en travers, la tête haute, ses yeux dardés sur son maître qui roulait les siens pour ne point la fixer, et, d’une voix dont elle ne cherchait point à modérer le tremblement :

 

« Monsieur Forsyth, j’ai à vous parler, dit-elle.

 

– À me parler, Mitz… C’est que je n’ai pas trop le temps en ce moment…

 

– Il faut l’avoir, Monsieur…

 

– Je crois qu’Omicron m’appelle…

 

– Il ne vous appelle pas, et s’il vous appelait, il voudrait bien attendre…

 

– Mais si mon bolide…

 

– Votre bolide ferait comme Omicron, Monsieur… il attendrait…

 

– Par exemple ! s’écria M. Forsyth qui venait d’être touché au point sensible.

 

– D’ailleurs, reprit Mitz, le temps est couvert… il commence à tomber de grosses gouttes, et, pour l’instant, il n’y a rien à voir là-haut ! »

 

C’était vrai… Ce n’était que trop vrai, et il y avait de quoi rendre enragés M. Forsyth tout comme le docteur Hudelson. Depuis quelque quarante-huit heures, le ciel était envahi par d’épais nuages. Le jour, pas un rayon de soleil, la nuit, pas un rayonnement d’étoile ! De basses vapeurs se tendaient d’un horizon à l’autre, comme un voile de crêpe que la flèche du clocher de Saint-Andrew crevait parfois de sa pointe. Dans ces conditions, impossible d’observer l’espace, d’épier le passage des astéroïdes, de revoir le bolide si vivement disputé. On devait même tenir pour probable que les circonstances atmosphériques ne se montraient pas plus favorables aux astronomes de l’État de l’Ohio ou de l’État de Pennsylvanie qu’à ceux des autres observatoires de l’Ancien et du Nouveau Continent. Et, en effet, aucune nouvelle note concernant l’apparition de ce météore du 2 avril n’avait paru dans les journaux. Il est vrai, cette apparition, qui datait déjà de six semaines, ne présentait pas un intérêt tel que le monde scientifique dût s’en émouvoir. Il s’agissait là d’un fait cosmique qui n’est point rare, tant s’en faut, et il fallait être un Dean Forsyth ou un Stanley Hudelson pour guetter le retour de ce bolide avec cette impatience qui, chez eux, tournait à la rage.

 

La bonne Mitz, après que son maître eut bien constaté l’impossibilité absolue de lui échapper, reprit en ces termes, après s’être croisé les bras :

 

« Monsieur Forsyth, auriez-vous par hasard oublié que vous avez un neveu qui s’appelle Francis Gordon ?…

 

– Ah ! ce cher Francis, répondit M. Forsyth en hochant la tête d’un air bonhomme. Mais non… je ne l’oublie pas… Et comment va-t-il, ce cher Francis ?…

 

– Très bien, je vous assure…

 

– Il me semble que je ne l’ai pas vu depuis quelque temps…

 

– En effet, depuis deux heures environ, puisqu’il a déjeuné avec vous…

 

– Avec moi ?… Ah ! vraiment !…

 

– Mais vous ne voyez donc plus rien, mon maître ?… demanda Mitz, en l’obligeant à se retourner vers elle.

 

– Si… si… ma bonne Mitz ! … Que veux-tu ?… Je suis un peu préoccupé…

 

– Préoccupé au point que vous paraissez avoir oublié une chose assez importante…

 

– Oublié ?… Et laquelle ?…

 

– C’est que votre neveu va se marier…

 

– Se marier… se marier ?…

 

– N’allez-vous pas me demander de quel mariage il s’agit ?…

 

– Non… non… Mitz !… Mais à quoi tendent ces questions ?…

 

– À obtenir une réponse au sujet de votre conduite, Monsieur, envers la famille Hudelson ! … car vous n’ignorez pas qu’il y a une famille Hudelson, un docteur Hudelson, qui demeure Morris-street, une mistress Hudelson, mère de miss Jenny et de miss Loo Hudelson et que celle que doit épouser votre neveu, c’est Jenny Hudelson !… »

 

Et, à mesure que ce nom d’Hudelson s’échappait de la bouche de la bonne Mitz, en prenant chaque fois plus de force, M. Dean Forsyth portait la main à sa poitrine, à son côté, à sa tête, comme si ce nom faisait balle, l’eut frappé à bout portant. Il soufflait, il suffoquait, le sang lui montait aux yeux, et voyant qu’il ne répondait pas :

 

« Eh bien… avez-vous entendu ?… reprit Mitz.

 

– Si j’ai entendu ! », s’écria son maître.

 

Et, à travers ses mâchoires étroitement serrées, c’est à peine si quelques vagues phrases pouvaient sortir de sa bouche.

 

« Eh bien ?… demanda la vieille servante en forçant sa voix.

 

– Francis pense donc toujours à ce mariage ? dit-il enfin.

 

– S’il y pense ! s’écria Mitz, mais comme il pense à respirer… comme nous y pensons tous… comme vous y pensez vous-même, j’aime à le croire ! …

 

– Quoi !… mon neveu est toujours décidé à épouser la fille de ce docteur Hudelson ?…

 

–  Miss Jenny, s’il vous plaît, mon maître, et il serait difficile de trouver une plus charmante personne…

 

– En admettant, reprit M. Forsyth, que la fille de l’homme qui… dont je ne peux prononcer le nom sans qu’il m’étouffe puisse être charmante…

 

– Ah ! c’est par trop fort, déclara Mitz, qui dénoua violemment son tablier, comme si elle allait le rendre.

 

– Voyons… Mitz… voyons ! », reprit son maître, quelque peu inquiet d’une attitude si menaçante.

 

De la main, la vieille servante retint son tablier dont le cordon pendait jusqu’à terre. « Ainsi… voilà les idées qui vous viennent par la tête, monsieur Forsyth ! …

 

– Mais… Mitz… tu ignores donc ce qu’il m’a fait, cet Hudelson…

 

– Et qu’est-ce qu’il vous a fait ?…

 

– Il m’a volé…

 

– Il vous a volé ?…

 

– Oui… volé… abominablement !

 

– Et que vous a-t-il volé ?… votre montre… votre bourse… votre mouchoir ?…

 

– Non… mon bolide !

 

– Ah ! votre bolide ! s’écria la vieille servante, en ricanant de la façon la plus ironique et la plus désagréable pour M. Forsyth. Votre fameux bolide !… que vous ne reverrez jamais, j’imagine…

 

– Mitz… Mitz !… prends garde à ce que tu dis là ! », répliqua M. Forsyth. Et, cette fois, c’était l’astronome qui venait d’être touché au cœur.

 

Il est vrai, rien n’aurait pu arrêter Mitz, qui était exaspérée et dont l’exaspération débordait.

 

« Votre bolide… répétait-elle, votre machine qui se promène là-haut… Eh bien, est-ce qu’il était à vous plus qu’à M. Hudelson ? Est-ce qu’il n’appartient pas à tout le monde… à n’importe qui comme à moi ?… Est-ce que vous l’avez acheté et payé de votre poche ?… Est-ce qu’il vous est arrivé par héritage ?… Est-ce que le bon Dieu vous en a fait cadeau, par hasard ?…

 

– Tais-toi… Mitz… tais-toi… cria à son tour M. Forsyth, car il ne se possédait plus.

 

– Non, Monsieur, non ! Je ne me tairai pas, et vous pouvez appeler ce bêta d’Omicron à votre aide…

 

– Bêta d’Omicron !…

 

– Oui… bêta… et il ne me fera pas taire… pas plus que notre président lui-même ne pourrait imposer silence à l’archange qui viendrait de la part du Tout-Puissant annoncer la fin du monde ! »

 

M. Dean Forsyth fut-il absolument interloqué en entendant cette terrible phrase, son larynx s’était rétréci au point de ne plus donner passage à la parole, ses glottes désorganisées ne pouvaient-elles plus émettre un son ?… Ce qui est certain, c’est qu’il ne parvint pas à répondre. Eût-il même voulu, au paroxysme de la colère, flanquer à la porte sa vieille servante, qu’il lui aurait été impossible de prononcer le traditionnel : « Sortez… sortez à l’instant !… et que je ne vous revoie plus ! »

 

D’ailleurs, Mitz ne lui eût point obéi, qu’on en ait l’assurance, et il aurait été le premier puni si elle l’avait pris au mot. Ce n’est pas après quarante-cinq ans de service qu’un maître et une servante se séparent à propos d’un malencontreux météore ! Il est vrai, si M. Forsyth finissait par céder sur la question du bolide, Mitz ne céderait pas sur la question du mariage de Francis Gordon et de Jenny Hudelson !

 

Cependant, il était temps que cette scène prît fin, surtout dans l’intérêt de M. Dean Forsyth, et, comprenant bien qu’il n’aurait pas le dessus, il cherchait à battre en retraite sans que ce mouvement ressemblât trop à une fuite.

 

Cette fois, ce fut le soleil qui lui vint en aide. Soudain le temps couvert se découvrit. Un vif rayon pénétra à travers les vitres de la fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin. Il y avait au moins trois jours que l’astre radieux, caché derrière les brumes, ne s’était montré aux habitants de Whaston, et par conséquent, aux regards des deux importants personnages desquels sa réapparition était le plus vivement désirée.

 

À ce moment, sans nul doute, le docteur Hudelson était monté à son donjon, à moins qu’il n’y fût déjà, et c’est la pensée qui vint aussitôt à M. Dean Forsyth. Il voyait son rival profitant de cette heureuse éclaircie, à demi courbé sur sa terrasse, l’œil à l’oculaire de son télescope et parcourant les hautes zones de l’espace… Et qui sait si le météore ne sillonnait pas les airs et dans toute sa majestueuse visibilité ?…

 

Aussi M. Forsyth n’y put-il tenir. Il n’attendit pas, cette fois, que la voix d’Omicron retentît au sommet de la tour. Ce rayon de soleil faisait sur lui l’effet qu’il produit sur un ballon rempli de gaz. Il le gonflait, il accroissait sa force ascensionnelle. Il fallait qu’il s’élevât, il se dirigea vers la porte et, pour achever la comparaison, on peut dire qu’en fait de lest, il jeta toute la colère amassée contre sa vieille servante !

 

Mais Mitz se trouvait devant la porte et ne semblait point disposée à lui livrer passage. Serait-il donc dans la nécessité de la prendre par le bras, d’engager une lutte avec elle, de recourir à l’assistance d’Omicron ?… Non ! un autre moyen s’offrait à lui : en sortant de la salle, il se trouverait dans le jardin avec lequel la tour communiquait par une seconde porte, que ne défendait alors aucun cerbère, ni mâle ni femelle !…

 

Cette manœuvre ne fut pas nécessaire. À n’en pas douter, la vieille servante était très éprouvée par l’effort qu’elle venait de faire – physiquement du moins. Bien qu’elle eût assez l’habitude de morigéner son maître, jamais jusqu’alors, elle n’y avait mis une telle impétuosité. Le plus souvent, c’était à propos des oublis de M. Forsyth, quelques négligences dans sa toilette, de fréquents retards à l’heure des repas, son manque de précautions par les temps froids qui lui valaient des rhumes et des rhumatismes. Mais, cette fois, l’affaire présentait plus de gravité. Elle tenait au cœur de la bonne Mitz, qui luttait pour son cher Francis et aussi pour sa chère Jenny.

 

Et, en réfléchissant aux termes violents dont s’était servi M. Forsyth contre le docteur Hudelson, qu’il traitait tout simplement de voleur, ne devait-on pas craindre que la situation ne devînt plus inquiétante de jour en jour ?… Les deux rivaux ne sortaient guère, soit ! … Ils n’allaient plus l’un chez l’autre, soit encore. Mais enfin le hasard pouvait amener une rencontre dans la rue, chez un ami commun, et que résulterait-il de cette rencontre ?… Sans doute un éclat, suivi d’une rupture définitive entre les deux familles. Or, c’était, avant tout, ce qu’il fallait empêcher. Et c’est bien à cette tâche que s’employait la vieille servante ! Mais ce qui n’importait pas moins, c’était que son maître fût bien prévenu qu’elle ne lui céderait « pas ça » sur ce point.

 

Mitz avait donc quitté la place qu’elle occupait devant la porte et s’était laissée choir sur une chaise. Le passage se trouvait dégagé. Aussi, M. Dean Forsyth, tremblant à la pensée qu’un rideau de nuages ne vînt de nouveau voiler le soleil, et pour toute la journée peut-être, fit-il un pas pour sortir de la salle.

 

Mitz ne bougea pas. Mais, dès que la porte eut été ouverte, au moment où son maître se glissait dans le couloir qui conduisait au pied de la tour :

 

« Monsieur Forsyth, dit-elle, rappelez-vous bien que le mariage de Francis Gordon et de Jenny Hudelson se fera, et qu’il se fera exactement à la date convenue. C’est pour le 31 de ce mois. Rien ne vous manquera, votre chemise blanche, votre cravate blanche, votre gilet blanc, votre pantalon noir, votre habit noir, vos gants paille, vos bottines vernies, et votre chapeau de haute forme… D’ailleurs, je serai là !

 

M. Dean Forsyth ne répondit pas un seul mot, et ce fut en bonds précipités qu’il s’élança sur l’escalier de la tour.

 

Elle, la bonne Mitz, qui s’était relevée pour formuler cette dernière mise en demeure, retomba sur sa chaise, secoua la tête, et quelques grosses larmes s’échappèrent de ses yeux !

 

CHAPITRE VIII

Dans lequel la situation continue à s’aggraver, et cela grâce aux journaux de Whaston qui prennent parti, qui pour M. Forsyth, qui pour M. Hudelson.

 

Cependant, le temps marquait une sérieuse tendance à s’améliorer. En ce second mois de la saison printanière, le baromètre paraît jouir d’un repos bien mérité après ses agitations de l’hiver. Son aiguille, fatiguée par les secousses fréquentes, les hausses et les baisses qu’elle a subies, s’immobilise volontiers au-dessus du variable. Les astronomes peuvent donc compter sur une série de beaux jours et de belles nuits, propices à leurs observations si minutieuses et si précises.

 

Il va de soi que les circonstances atmosphériques qui les favoriseraient seraient également favorables aux travaux du donjon et de la tour. En effet, dans la nuit du 20 au 21 mai, le bolide traversa l’horizon de Whaston du nord-est au sud-ouest, et fut simultanément aperçu par les deux rivaux.

 

« C’est lui, Omicron, c’est lui ! s’écria M. Dean Forsyth à dix heures trente-sept minutes du soir…

 

– Lui-même, déclara Omicron, qui remplaça son maître à l’oculaire du télescope, et ajouta :

 

– J’espère bien que ce docteur Hudelson n’est pas en ce moment sur son donjon !

 

– Ou, s’il y est, conclut M. Forsyth, qu’il n’aura pas su retrouver ce bolide…

 

– Votre bolide… dit Omicron.

 

– Mon bolide !… », répéta Dean Forsyth. Eh bien, ils se trompaient tous les deux.

 

« Ce » docteur Hudelson veillait en son donjon, la lunette braquée vers le nord-est, et il avait suivi le météore au moment où il sortait des vapeurs du nord-est, et, tout comme eux, son regard ne le perdit pas de vue sur son parcours jusqu’à l’instant où il disparut dans les brumes du sud-ouest.

 

Au surplus, ils ne furent pas les seuls à le signaler dans cette partie du ciel. Aux Observatoires de Pittsburg et de Cincinnati et aussi en maint autre de l’Ancien et du Nouveau Continent, on constata ladite apparition du météore. Il était probable, d’ailleurs, que sa marche eût été relevée d’une façon régulière, si, depuis plusieurs semaines, les vapeurs ne l’eussent obstinément caché aux regards. Avec quelle régularité, à quelle distance, et dans quel délai il accomplissait son tour du Monde, cela eût été mathématiquement établi, et il est à supposer qu’il le faisait en moins de temps que les Ziegler (sic) et autres globe-trotters qui détenaient le record à cette époque.

 

Il était naturel que les journaux se fussent préoccupés de tenir les lecteurs au courant de tout ce qui se rapportait à ce bolide. L’attention des astronomes et, par suite, celle du public, avait été attirée sur lui. Que les gazettes de Whaston se montrassent plus empressées que d’autres à fournir des informations exactes, puisque les deux premiers découvreurs habitaient leur ville, rien de plus compréhensible. Mais, en somme, il se présentait dans des conditions telles que son étude s’imposait aux calculs des observatoires. Ce n’était pas une de ces étoiles filantes qui passent et disparaissent après avoir effleuré les dernières couches atmosphériques, un de ces astéroïdes qui se montrent une fois et vont se perdre à travers l’espace, un de ces aérolithes dont la chute ne tarde pas à suivre l’apparition… Non ! il revenait, ce météore, il circulait autour de la terre comme un second satellite, il méritait que l’on s’occupât de lui, et on s’en occupait, et, ainsi que cela résultera de ce fidèle récit, le phénomène devait prendre rang parmi les plus curieux qu’aient jamais enregistrés les annales astronomiques.

 

Donc, que l’on n’excuse pas l’amour-propre que mettaient M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson à se le disputer, l’âpreté de leurs réclamations, les très fâcheuses conséquences qui en résultèrent, soit ! Mais on le comprendra, et même on n’allait pas tarder à le comprendre.

 

Le météore pouvait maintenant être étudié avec quelque exactitude, et il le fut, par les hommes de l’art, ou, plus exactement, par les hommes de science. Les meilleurs instruments se braquèrent sur lui dans les divers observatoires, et les yeux les plus compétents s’appliquèrent aux oculaires desdits instruments.

 

En premier lieu, d’après les notes qui leur furent communiquées, les journaux firent connaître au public quelle trajectoire suivait le bolide.

 

Cette trajectoire se développait du nord-est au sud-ouest, en passant précisément au zénith de Whaston et il tomberait sur la ville si sa chute se produisait à ce point.

 

« Mais quelle apparence qu’il tombe ! déclara le Whaston Morning, dans le dessein très légitime de rassurer ses abonnés. Il se meut avec une vitesse régulière, constante, uniforme, il n’y a pas lieu d’admettre la rencontre d’un obstacle sur sa route et qu’il puisse être arrêté dans son mouvement de translation. »

 

C’était l’évidence même, et en n’importe quelle ville, située comme Whaston sous sa trajectoire, il n’y avait aucune inquiétude à concevoir de ce chef.

 

« Assurément fit observer le Whaston Evening, il y a de ces aérolithes qui sont tombés, qui tombent encore. Mais ceux-là, le plus généralement de petites dimensions, divaguent dans l’espace, et ne choient que si l’attraction terrestre les saisit au passage. »

 

Cette explication était juste et il ne semblait pas qu’elle pût s’appliquer au bolide en question, d’une marche si régulière, et dont la chute ne devait pas être plus à craindre que celle de la Lune. Il est certain que, à certaines époques, le ciel est sillonné par un flux de météores, et, pour ne citer que cet exemple, dans la nuit du 12 au 13 novembre 1833, en moins de neuf heures, il « plut » un nombre d’étoiles filantes, mélangées de bolides, estimé à deux cent mille rien que dans une seule station.

 

« N’y a-t-il même pas à se demander, étant donné la fréquence de ces phénomènes, si notre globe, depuis sa formation, ne s’est pas alourdi considérablement du poids de ces milliers, de ces millions, de ces milliards d’aérolithes, et si ce poids ne s’accroîtra pas énormément dans la suite des siècles ?… Et, alors, grâce à l’accroissement de son volume, par conséquent de sa masse, par conséquent de sa puissance attractive, son mouvement de translation autour du Soleil, son mouvement de rotation sur son axe ne seront-ils pas modifiés ?… Qui sait même si l’orbite de la Lune ne subira pas quelque changement et si sa distance à la Terre n’en sera pas diminuée ?… »

 

C’était le Standard Whaston qui avait fait cette observation, et, aussitôt, le Punch d’y ajouter la sienne sous la forme qui lui était habituelle :

 

« Allons bon !… ce n’est pas assez d’un nouveau bolide qui menace de nous écraser !… Voici que la Lune risque de nous tomber sur la tête !… Tout cela, c’est la faute à M. Dean Forsyth… c’est la faute au docteur Hudelson, et nous les dénonçons comme des malfaiteurs publics ! »

 

Il faut croire que ce diable de journal satisfaisait aussi des rancunes particulières en attaquant ces deux personnages. Sans doute, ils avaient refusé de s’abonner au Whaston Punch !…

 

La question de la distance à laquelle se mouvait le météore fut également traitée avec une certaine précision. Comprise entre vingt-six et trente kilomètres au-dessus du sol, elle égalait à peu près celle qui fut attribuée au magnifique bolide qui fut observé le 14 mars 1864, en Hollande, en Belgique, en Allemagne, en Angleterre, en France, et dont la vitesse atteignait soixante-cinq kilomètres par seconde, soit trois mille neuf cents kilomètres par minute, soit cinq mille huit cents lieues par heure ; vitesse très supérieure à celle de la Terre sur son orbite. Celle du nouveau météore ne l’égalait point, tant s’en faut, n’étant que de quatre cent dix à quatre cents kilomètres à l’heure. D’ailleurs, son altitude était suffisante pour qu’il ne pût heurter les sommets de l’Ancien et du Nouveau Continent, puisque les plus élevés, ceux de la chaîne du Tibet, le Dawalagiri, et le Chamalari ne dépassent pas dix mille mètres au-dessus du niveau de la mer.

 

Ainsi donc, étant donné que le bolide faisait du quatre cent vingt lieues, soit plus de dix mille lieues par vingt-quatre heures, à peu près ce que font les points de l’Équateur terrestre pendant la rotation de notre globe sur son axe, étant donné, d’autre part, cette distance de deux cents kilomètres environ qui le séparait du sol, voici ce qui en résultait : c’est que c’était précisément en vingt-quatre heures qu’il circulait autour de la Terre, alors que la Lune y emploie vingt-huit jours. Il suit de là que si l’atmosphère eut été constamment pure, il aurait toujours été visible pour les contrées situées au-dessous de sa trajectoire qu’il décrivait du nord-est au sud-ouest.

 

Mais, y a-t-il lieu de demander comment, à cette distance de cinquante lieues, le météore pouvait être visible, au moins pour les instruments d’une certaine portée ? Ne fallait-il pas que son volume fût assez considérable ?

 

C’est à cette question qui s’imposait naturellement, que le Standard Whaston répondit en ces termes :

 

« D’après la hauteur et la dimension apparente du bolide, son diamètre doit être de cinq à six cents mètres. Voilà ce que les observations ont permis d’établir jusqu’ici. Mais il n’a pas encore été possible de déterminer sa nature d’une manière suffisante. Ce qui le rend visible, en se servant de jumelles assez puissantes, c’est qu’il est vivement éclairé, et probablement grâce à son frottement à travers les couches atmosphériques, bien que leur densité soit très faible à cette altitude, puisque rien qu’à la distance de dix-huit kilomètres, cette densité est déjà dix fois moindre qu’à la surface du sol. Mais n’est-ce qu’un amas de matière gazeuse, ce bolide ? Ne se compose-t-il pas, au contraire, d’un noyau solide entouré d’une chevelure lumineuse ?… Et quelle est la grosseur, quelle est la nature de ce noyau, c’est ce qu’on ne sait pas, ce qu’on ne saura jamais peut-être…

 

« Maintenant, y a-t-il à prévoir une chute dudit bolide ? Non, évidemment. Sans doute, depuis un temps qu’il est impossible d’évaluer, il trace son orbite autour de la Terre, et si les astronomes de profession ne l’avaient pas encore aperçu, il ne faut s’en prendre qu’à eux. C’est à nos deux compatriotes, M. Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson qu’était réservée la gloire de cette magnifique découverte.

 

« Quant à la question de savoir si ledit bolide fera explosion comme cela arrive fréquemment pour des météores similaires, voici ce qu’on peut répondre avec Herschel, réponse qui est en même temps une sérieuse explication : "La chaleur que les météorites possèdent lorsqu’elles tombent sur le sol, les phénomènes ignés qui les accompagnent, leur explosion lorsqu’elles pénètrent dans les couches plus denses de l’atmosphère, tout cela est suffisamment expliqué à l’aide de lois physiques par la condensation que l’air éprouve en conséquence de leur énorme vitesse de translation, et par les relations qui existent entre l’air très raréfié et la chaleur". Quant à ce qui concerne l’explosion, c’est à la pression supportée par la masse solide qu’elle doit être attribuée. C’est ce qui se produisit pour le bolide de 1863. Bien que la densité de l’air fût dix fois moindre à la distance où il se trouvait, il supportait une pression de six cent soixante quinze atmosphères, que seule une masse de fer peut subir sans éclater. »

 

Telles furent les explications données au public. En somme, ce bolide se présentait dans des conditions ordinaires, et, jusqu’alors, il ne se distinguait en aucune façon de ses pareils. Ou il sortirait de l’attraction terrestre, ou il continuerait à circuler autour du globe, ou il éclaterait et projetterait ses débris sur le sol, ou il tomberait comme tant d’autres sont tombés déjà et tomberont encore. En tout cela, il n’y avait rien d’extraordinaire. Aussi le monde savant ne s’en occupa-t-il que dans la mesure habituelle, et le monde ignorant n’y porta-t-il aucun intérêt spécial.

 

Seuls, – et c’est le fait sur lequel il convient d’insister – les habitants de Whaston s’attachèrent plus vivement à tout ce qui concernait ce météore. Cela tenait à ce que sa découverte était due à deux honorables personnages de la ville, et il semblait qu’il fût devenu leur bien, leur chose propre. D’ailleurs, peut-être, comme les autres créatures sublunaires, fussent-ils restés presque indifférents devant cet incident cosmique que le Punch appelait « comique », si les journaux n’avaient fait connaître la rivalité qui se prononçait de jour en jour plus sérieuse entre M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson.

 

Mais, pour tout dire, bien qu’il n’y eût pas lieu de se passionner pour ce bolide, combien les circonstances allaient modifier les dispositions de l’opinion publique dans un délai très court. On verra jusqu’où peut aller la passion humaine, lorsqu’elle s’abandonne au désordre de ses appétits.

 

En attendant, la date du mariage approchait, et il s’en fallait d’une semaine seulement. Mrs Hudelson, Jenny, Loo, d’une part, Francis Gordon et la bonne Mitz de l’autre, vivaient dans une inquiétude croissante. Ils en étaient toujours à craindre un éclat, dû à quelque circonstance imprévue, cette rencontre de deux nuages chargés de courants contraires et qui fait tonner la foudre ! On savait que M. Forsyth ne décolérait pas, et que la fureur de M. Hudelson cherchait toutes les occasions de se manifester. Le ciel était généralement beau, l’atmosphère pure, les horizons de Whaston très dégagés. Les deux rivaux pouvaient, chaque vingt-quatre heures et pendant un certain temps, apercevoir le météore, passant au-dessus de leur tête, splendidement orné d’une brillante auréole ! Ils le dévoraient du regard, ils le caressaient des yeux, ils l’appelaient de leur propre nom, le bolide Forsyth, le bolide Hudelson ! C’était leur enfant, la chair de leur chair ! Il leur appartenait comme le fils à ses parents ! Sa vue ne cessait de les surexciter. Les observations qu’ils faisaient, les hypothèses qu’ils déduisaient de sa marche, de sa forme, ils les adressaient, celui-ci à l’Observatoire de Cincinnati, celui-là à l’Observatoire de Pittsburg, n’oubliant jamais de réclamer la priorité de leur découverte !…

 

Il parut même dans le Whaston Standard une note passablement agressive contre le docteur Hudelson, note qui fut attribuée à M. Dean Forsyth. Elle disait que certaines gens ont vraiment de trop bons yeux, quand ils regardent à travers les lunettes d’un autre et aperçoivent trop facilement ce qui a été aperçu déjà…

 

En réponse à cette note, il fut dit dès le lendemain dans le Whaston Evening qu’en fait de lunettes, il en est qui sont sans doute mal essuyées, et dont l’objectif est semé de petites taches qu’il n’est pas très adroit de prendre pour des météorites !…

 

Et, en même temps, le Punch publiait la très ressemblante caricature des deux rivaux, munis d’ailes gigantesques, et luttant de vitesse pour attraper leur bolide, figurant une tête de zèbre qui leur tirait la langue.

 

Cependant, bien que par suite de ces articles, de ces allusions vexatoires, la situation des deux adversaires tendît à s’aggraver de jour en jour, ils n’avaient pas encore eu l’occasion d’intervenir dans la question du mariage. S’ils n’en parlaient pas, du moins laissaient-ils aller les choses. Dussent-ils même ne point assister, – ce qui serait vraiment déplorable – pour éviter de se trouver face à face, la cérémonie se ferait quand même. Francis Gordon et Jenny Hudelson n’en seraient pas moins liés.

 

Avec un lien d’or,

Qui ne finit qu’à la mort

 

ainsi que le dit une vieille chanson de la Bretagne. Après, s’il convenait à ces deux entêtés de se brouiller tout à fait, du moins le révérend O’Garth aurait-il accompli l’œuvre matrimoniale dans l’église de Saint-Andrew.

 

Aucun incident ne vint modifier la situation pendant les journées du 22 et du 23 mai. Mais si elle ne s’aggrava pas, aucune amélioration ne lui fut apportée. Pendant les repas chez M. Hudelson, on ne faisait pas la plus petite allusion au météore, et miss Loo enrageait de ne pouvoir le traiter comme il le méritait. Sa mère lui avait fait comprendre que mieux valait se taire à ce sujet afin de ne point envenimer les choses. Toutefois, rien qu’à la voir couper sa côtelette, il était visible que la fillette pensait au bolide et eût voulu le réduire en si minces bouchées qu’on n’en pût retrouver la trace. Quant à Jenny, elle ne pouvait dissimuler sa tristesse, dont le docteur ne voulait pas s’apercevoir. Et peut-être, en réalité, ne le remarquait-il pas, tant l’absorbaient ses préoccupations astronomiques.

 

Il va de soi que Francis Gordon ne paraissait point à ces repas, et tout ce qu’il se permettait, c’était sa visite quotidienne, alors que le docteur Hudelson avait réintégré son donjon.

 

Du reste, lorsqu’il se trouvait à table avec son oncle, les repas n’étaient pas plus gais dans la maison d’Elizabeth-street. M. Dean Forsyth ne parlait guère, et, lorsqu’il s’adressait à la vieille Mitz, celle-ci ne répondait que par un oui ou un non aussi secs que le temps l’était alors.

 

Une seule fois, le 24 mai, M. Dean Forsyth, au moment où il se levait de table, après le déjeuner, dit à son neveu : « Est-ce que tu vas toujours chez les Hudelson ?…

 

– Certainement, mon oncle, répondit Francis d’une voix ferme.

 

– Et pourquoi n’irait-il pas chez les Hudelson ?… demanda la vieille servante.

 

– Ce n’est pas à vous que je parle, Mitz ! grommela M. Forsyth, c’est à Francis…

 

– Et je vous ai répondu, mon oncle. Oui, je vais chaque jour…

 

– Où vous devriez aller vous-même, Monsieur !… ne put retenir Mitz qui s’était croisé les bras et regardait son maître bien en face…

 

– Après ce que ce docteur m’a fait ! s’écria M. Dean Forsyth.

 

– Et que vous a-t-il fait, mon oncle ?…

 

– Il s’est permis de découvrir…

 

– Ce que vous découvriez vous-même… ce que tout le monde avait le droit de découvrir… ce que d’autres auraient bientôt découvert… car, de quoi s’agit-il ?… d’un bolide comme il en passe des milliers en vue de Whaston…

 

– Et il n’y a pas à en faire plus de cas que de la borne qui est au coin de notre maison… une pierre… un misérable caillou ! »

 

Ainsi, s’exprima Mitz, qui cherchait vainement à se contenir. Et alors, M. Dean Forsyth que cette réplique eut le don d’exaspérer, de répondre en homme qui ne se possède plus :

 

« Eh bien… moi… Francis, je te défends de remettre le pied chez le docteur…

 

– Je regrette de vous désobéir, mon oncle, déclara Francis Gordon en se maîtrisant non sans grands efforts, tant le révoltait cette prétention de son oncle, mais j’irai…

 

– Oui… il ira… s’écria à son tour la vieille Mitz… il ira voir mistress Hudelson… il ira voir miss Jenny, sa fiancée…

 

– Ma fiancée… celle que je dois épouser… mon oncle !…

 

– Épouser ?…

 

– Oui… et rien au monde ne m’en empêchera ! …

 

– C’est ce que nous verrons ! »

 

Et sur ces paroles, les premières qui indiquaient la résolution de s’opposer à ce mariage, M. Dean Forsyth, quittant la salle, prit l’escalier de la tour, dont il referma la porte avec fracas.

 

Et, de fait, malgré son oncle, Francis Gordon était bien décidé à retourner comme d’habitude dans la famille Hudelson. Mais, à l’exemple de M. Dean Forsyth, si le docteur allait lui interdire sa porte… si M. Hudelson s’opposait à ce mariage ?… Et ne pouvait-on tout craindre de ces deux ennemis maintenant aveuglés par une jalousie réciproque, une haine d’inventeurs, la pire de toutes ? …

 

Ce jour-là, que de peine Francis Gordon eut à cacher sa tristesse, lorsqu’il se retrouva en présence de Mrs Hudelson et de ses deux filles. Il ne voulut rien dire de la scène qu’il venait d’avoir avec son oncle. À quoi bon accroître les inquiétudes de la famille… N’était-il pas résolu à ne point tenir compte des injonctions de son oncle ?… S’il fallait se passer de son consentement, il s’en passerait… Il était libre après tout, et pourvu que le docteur n’en vînt point à un refus… Ce que pouvait faire Francis, malgré son oncle, Jenny ne pouvait le faire malgré son père !…

 

C’est alors que Loo eut l’idée d’une démarche personnelle près de M. Dean Forsyth ! Voyez-vous cette fillette de quinze ans s’essayant à ce métier de conciliatrice, se disant qu’elle réussirait là où les autres avaient échoué… Mais, ne point oublier que c’était une jeune miss américaine, et que les jeunes misses de la grande République ne doutent de rien. Elles jouissent d’une franche liberté, elles vont, elles viennent, comme il leur plaît, elles raisonnent et déraisonnent même à leur convenance. Aussi, le lendemain, sans prévenir ni sa mère ni sa sœur, la fillette partit de son pied léger, habituée à sortir seule d’ailleurs, et Mrs Hudelson put croire qu’elle se rendait à l’église.

 

Miss Loo ne se rendait point à l’église où elle eût peut-être mieux fait d’aller en somme, et elle arriva à la maison de M. Dean Forsyth.

 

Francis Gordon ne s’y trouvait pas, et ce fut la bonne Mitz qui reçut la fillette.

 

Dès qu’elle connut le motif de sa visite, cette vieille servante, pleine de raison, lui dit :

 

« Chère miss Loo, cela part d’un bien bon cœur, mais croyez-moi, votre démarche n’aboutirait pas… Mon maître est fou… positivement fou… et toute ma crainte est que votre père le devienne aussi, car alors le malheur serait complet…

 

– Vous ne me conseillez pas de voir M. Forsyth ?… reprit Loo en insistant.

 

– Non… ce serait inutile… il refuserait de vous recevoir… ou s’il vous recevait, qui sait s’il ne se laisserait pas aller à vous dire des choses qui amèneraient une rupture définitive ?…

 

– Il me semble pourtant, bonne Mitz, que je parviendrais à le prendre par les sentiments… et lorsque je lui dirais en riant, en gazouillant Voyons, monsieur Forsyth, est-ce que tout cela ne va pas finir ?… Est-ce qu’il est permis de se fâcher pour un malheureux bolide ?… Est-ce que vous irez jusqu’à faire le malheur de votre neveu, de ma sœur… notre malheur à tous…

 

– Non, chère miss Loo, répondit la vieille servante. Je le connais, vous n’obtiendrez rien… Il a la tête trop montée… il est fou, je vous le répète, et écoutez-moi, puisque moi, je n’ai pu en avoir raison, vous perdriez votre temps et vos démarches… Ne cherchez donc pas à voir M. Forsyth… Je craindrais quelque éclat qui rendrait la situation plus difficile encore, et peut-être le mariage impossible…

 

– Mais que faire… que faire ?… s’écriait la fillette en joignant les mains.

 

– Attendre, ma chère miss Loo. Il n’y a plus que quelques jours de patience !… Non… suivez mon conseil… il est bon… Rentrez chez vous, mais en passant, une petite prière à Saint-Andrew, et demandez au bon Dieu d’arranger les choses… Je suis sûre qu’il vous écoutera !… »

 

Et là-dessus, la vieille servante embrassa la fillette sur ses deux fraîches joues, et la reconduisit jusqu’à la porte.

 

Loo suivit le conseil de Mitz, mais, d’abord, comme elle passait devant le magasin de sa couturière, elle s’assura que sa robe serait prête au jour indiqué… et elle était charmante cette robe. Puis, Loo entra dans l’église, et pria Dieu « d’arranger les choses », dût-il pour cela envoyer à chacun des deux rivaux un nouveau bolide, plus précieux, plus extraordinaire, dont il leur assurerait la découverte, et qui ne leur ferait pas regretter l’ancien, cause de tant de misères !

 

CHAPITRE IX

Dans lequel s’écoulent quelques-uns des jours qui précèdent le mariage, et où se fait une constatation aussi certaine qu’inattendue.

 

Six jours encore, pas tout à fait une semaine, et le 31 mai, date fixée pour le mariage de Francis Gordon et de Jenny Hudelson, serait arrivé.

 

« Pourvu qu’il ne survienne rien d’ici là ! », se répétait sans cesse la vieille Mitz.

 

Et, en effet, si la situation ne se modifiait pas, du moins importait-il qu’aucun incident ne vînt la rendre pire. D’ailleurs pouvait-il entrer dans l’esprit d’un être raisonnable que cette question de bolide pût empêcher ou retarder l’union des deux jeunes fiancés ? À supposer même que M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne voulussent point se trouver en face l’un de l’autre pendant la cérémonie, eh bien ! on se passerait d’eux. Après tout, leur présence n’était pas indispensable, du moment qu’ils auraient donné leur consentement. L’essentiel, c’était que ce consentement ne fût point refusé… au moins par le docteur, car, si Francis Gordon n’était que le neveu de son oncle, Jenny, elle, était la fille de son père, et n’aurait pu se marier contre sa volonté.

 

C’est pourquoi, si Mitz se disait : « Pourvu qu’il n’arrive rien d’ici là ?… » Loo, plus confiante, se répétait vingt fois par jour :

 

« Je ne vois vraiment pas ce qui pourrait arriver ! »

 

Même raisonnement que tenait Francis Gordon, bien que sa confiance n’égalât point celle de sa future petite belle-sœur.

 

« M. Hudelson et mon oncle ont pris une attitude déplorable l’un vis-à-vis de l’autre… mais je n’imagine guère ce qui viendrait envenimer leur querelle… Le maudit bolide est découvert… qu’il l’ait été par celui-ci ou par celui-là, il ne s’en émeut guère !… Il poursuit régulièrement sa marche à travers l’espace et, sans doute, il la continuera indéfiniment dans ces conditions… La réclamation de mon oncle et de M. Hudelson est connue, classée, et ils ne sauraient faire davantage, et, comme tout s’apaise avec le temps, leur rivalité finira par s’apaiser aussi, lorsque mon mariage avec ma chère Jenny aura lié intimement les deux familles !… N’importe, je voudrais être plus vieux de six jours ! »

 

Voilà ! il y a ainsi des circonstances où l’on sauterait volontiers du 26 au 31 mai, et, en somme, qu’est-ce qu’une semaine sur les trois mille que comprend la vie moyenne de l’homme ! Mais, cette suppression, il n’est pas en son pouvoir de la faire, et Francis Gordon dut se résigner à vivre les cent quarante-quatre heures qui le séparaient encore du jour nuptial.

 

C’était vrai, d’ailleurs, ce qu’il disait du météore. Le temps ne cessait d’être au beau, et jamais le ciel de Whaston n’avait été si serein. Quelques brumes matinales et vespérales qui se dissipaient après le lever et le coucher du soleil. Pas une vapeur ne troublait la pureté de l’atmosphère. Le bolide apparaissait régulièrement, se levant et se couchant à la même place, comme font les étoiles, il est vrai, sans cette avance de quatre minutes que constitue les trois cent soixante-six jours de l’année sidérale. Non, il marchait avec l’exactitude d’un parfait chronomètre. Aussi, à Whaston, comme dans tous les lieux où il était visible, que de lorgnettes guettaient son apparition et le suivaient dans sa course rapide ! Sa lumineuse chevelure resplendissait au milieu des nuits sans lune, et mille objectifs le saisissaient à son passage.

 

Faut-il ajouter que MM. Forsyth et Hudelson le dévoraient des yeux, qu’ils tendaient les bras comme pour le happer, qu’ils l’aspiraient à pleins poumons ! Certes, mieux eût valu qu’il se dérobât à leurs regards derrière une épaisse couche de nuages ! Sa vue ne pouvait que les exciter davantage l’un contre l’autre. Aussi Mitz, lorsqu’elle se mettait à la fenêtre avant de gagner son lit, le menaçait-elle du poing… Vaine menace, le météore continuait à dessiner son tracé lumineux sur le firmament pointillé d’étoiles.

 

Il convient de le mentionner, d’ailleurs, le bolide avait un véritable succès, et dans toutes les villes au-dessus desquelles il circulait, la nuit venue, il était salué par les acclamations du public, surtout à Whaston. Des milliers de regards guettaient l’endroit de l’horizon où il allait paraître, et ne le quittaient qu’un moment de sa disparition derrière l’horizon opposé. Il semblait vraiment qu’il appartînt plus particulièrement à cette charmante cité virginienne, pour cette raison que l’on devait à deux de ses plus honorables citoyens d’avoir pour la première fois signalé sa présence dans la troupe céleste des astéroïdes. Et, ce qu’il faut également dire, c’est que la cité s’était divisée en deux camps : ceux qui tenaient pour Dean Forsyth, ceux qui tenaient pour le docteur Hudelson. Il y avait des journaux qui soutenaient le premier avec violence, des journaux qui prenaient le parti du second avec fureur. Or, il est à remarquer que si le météore, comme il semblait d’après les communications faites aux Observatoires de Pittsburg et de Cincinnati, avait été découvert par les deux observateurs whastoniens le même jour, ou plutôt la même nuit, à la même heure, à la même minute, à la même seconde, cette question de priorité ne devait pas se poser. Cependant, ni le Morning Whaston, ni l’Evening Whaston, ni le Standard Whaston ne voulaient en démordre. Du haut de la tour, du haut du donjon, la querelle descendait jusque dans les bureaux de rédaction, et il était à prévoir des complications graves. On annonçait déjà que des meetings allaient se réunir dans lesquels l’affaire serait discutée, et avec quelle intempérance de langage, on s’en doute, étant donné l’impétueux caractère des citoyens de la libre Amérique. Et, s’en tiendrait-on aux paroles ?… Ne passerait-on pas aux actes ?… Les deux partis n’en viendraient-ils pas aux mains ?… Les bowies-kniffes ne sortiraient-ils pas des poches, et les revolvers ne partiraient-ils pas tout seuls ?…

 

Aussi, avec quelle inquiétude Mrs Hudelson et Jenny voyaient chaque jour s’accroître cette effervescence ! En vain. Loo voulait rassurer sa mère, en vain Francis voulait rassurer sa fiancée… Ils savaient bien que les deux rivaux se montaient de plus en plus, qu’ils subissaient ces impardonnables surexcitations. On rapportait les propos, faux ou vrais, échappés à M. Dean Forsyth, les paroles véritables ou fausses, prononcées par M. Hudelson… Et si celui-ci descendait de son donjon pour haranguer ses partisans dans le meeting hudelsonnien, si celui-là descendait de sa tour pour haranguer ses partisans du meeting forsythien, les deux foules ne se soulèveraient-elles pas ? Ne s’en suivrait-il pas une effroyable lutte qui ensanglanterait les rues de cette cité jusque-là si paisible ?…

 

C’est dans ces circonstances que se produisit un coup de foudre dont l’éclat retentit, on peut le dire, dans le monde entier.

 

Était-ce donc le bolide qui venait de faire explosion, une explosion qu’auraient répercutée les multiples échos de la voûte céleste ?…

 

Non, qu’on se rassure à cet égard. Il s’agit simplement d’une nouvelle que le télégraphe, le téléphone, répandirent avec leur rapidité électrique à travers toutes les républiques et tous les royaumes de l’Ancien et du Nouveau Monde. Et si jamais information météorolique allait être accueillie avec une prodigieuse stupéfaction, ce fut bien celle-ci dont les plus incrédules durent accepter la parfaite exactitude.

 

Et ladite information ne venait point du donjon de M. Hudelson, ni de la tour de M. Dean Forsyth, ni même de l’Observatoire de Pittsburg ou de l’Observatoire de Cincinnati. Non ! c’était à l’Observatoire de Boston, qu’une si inattendue découverte avait été faite dans la nuit du 26 au 27 mai, et on ne saurait s’étonner de son retentissement.

 

Tout d’abord, nombre de gens ne voulurent point l’admettre. Pour les uns, c’était une erreur qui ne tarderait pas à être reconnue, pour les autres, une mystification que des farceurs étaient bien capables d’avoir imaginée !

 

Cependant, les savants de l’Observatoire de Boston passaient pour être des hommes graves, qui ne se fussent pas prêtés à une plaisanterie de ce genre. À supposer même que cette prétendue découverte eût pris naissance dans le cerveau folâtre des élèves astronomes de ce grand établissement national, désireux de « se payer la tête de l’Univers», ainsi que le dit une feuille satirique de Washington, le directeur, pénétré des devoirs de sa haute fonction, ne l’eût pas laissé passer, ou tout au moins l’eût démentie dans les vingt-quatre heures…

 

Or, il n’en fut rien, et il y eut lieu de reconnaître le bien-fondé de l’information.

 

Voici du reste, la note que reçurent les principales cités des États-Unis, et, on en conviendra, jamais les fils télégraphiques n’avaient transmis une dépêche à la fois plus véridique et plus invraisemblable.

 

La note que, le jour même, publièrent les mille journaux de l’Union, disait :

 

« Le bolide signalé à l’attention des Observatoires de Cincinnati et de Pittsburg par deux honorables citoyens de la ville de Whaston, État de Virginie, et dont la translation autour du globe terrestre s’accomplit jusqu’ici avec une régularité parfaite, vient d’être examiné, étudié au point de vue de sa composition spéciale.

 

« De cet examen, de cette observation, de cette étude, il ressort l’indication suivante :

 

« Les rayons émanés de ce bolide ont été soumis à l’analyse spectrale et la disposition de leurs raies a permis d’en reconnaître avec la dernière évidence la composition.

 

« Son noyau qu’entoure sa chevelure lumineuse, et d’où partent les rayons observés, n’est point de nature gazeuse, mais de nature solide. Il n’est pas en fer natif comme le sont la plupart des aérolithes, ni formé de péridot, ce silicate magnésien qui renferme de petits globules pierreux.

 

« Ce bolide est en or, en or pur, et si l’on ne peut l’évaluer à sa véritable valeur, c’est que dans les conditions où il se présente, et vu l’éloignement, il n’est pas possible de mesurer les dimensions de son noyau.»

 

Telle était la note qui fut portée à la connaissance du monde entier. Quel effet elle produisit, il est plus facile de l’imaginer que de le décrire. Un globe d’or circulait autour de la terre et à moins de cinquante kilomètres de sa surface… Une masse du précieux métal dont la valeur ne pouvait être que de plusieurs milliards !… Un globe lumineux soit par lui-même, soit par l’échauffement dû à sa vitesse au milieu des couches atmosphériques !…

 

Et ce qui fut bientôt certitude, c’est que les chimistes de Boston n’avaient point fait erreur, et, dès que leurs confrères des autres pays eurent soumis les rayons du bolide à l’analyse, ils reconnurent que ces rayons ne pouvaient parvenir que d’un noyau d’or porté à une température insuffisante d’ailleurs pour en provoquer la fluidité.

 

Et, en ce qui concerne Whaston, c’était à cette ville que revenait l’honneur d’une telle découverte, et plus particulièrement aux deux citoyens, célèbres désormais, qui avaient nom Dean Forsyth et Sydney Hudelson !

 

Hélas ! une telle nouvelle n’allait point calmer leur rivalité, rapprocher les amis d’autrefois, rendre moins tendue la situation des deux familles. Au contraire, ils n’en seraient que plus acharnés à réclamer la priorité de leur extraordinaire découverte !…

 

Décidément, le Créateur n’avait guère exaucé les vœux de la fillette. Ce n’était point un nouveau bolide qu’il avait envoyé à l’oncle de Francis Gordon, au père de Jenny Hudelson, et ce serait avec plus de violence qu’ils se disputeraient ce globe d’or dont la trajectoire passait au zénith de Whaston !

 

CHAPITRE X

Où l’on voit Mrs Arcadia Walker attendre, à son tour, non sans une vive impatience, Seth Stanfort et ce qui s’ensuit.

 

Ce matin-là, le juge Proth était à sa fenêtre, tandis que sa servante Kate allait et venait dans la chambre. Il regardait, et soyez-en sûr, il ne s’inquiétait guère de voir si le bolide passait au-dessus de Whaston. Ce phénomène n’était point pour l’intéresser autrement.

 

Non, il parcourait du regard la place de la Constitution sur laquelle s’ouvrait la porte de sa paisible demeure.

 

Mais ce qui n’excitait pas l’intérêt de M. Proth semblait peut-être à Kate de quelque importance, et, deux ou trois fois déjà, en s’arrêtant devant son maître, elle lui avait dit ce qu’elle répéta une quatrième :

 

« Ainsi, Monsieur, il serait en or ?…

 

– Il paraît, répondit le juge.

 

– Cela n’a point l’air de vous produire grand effet, Monsieur ?…

 

– Comme vous voyez, Kate !

 

– Et cependant, s’il est en or, il doit valoir des millions…

 

– Des millions et des milliards, Kate… Oui… ce sont des milliards qui se promènent au-dessus de notre tête, mais un peu trop loin pour que l’on puisse les saisir au vol…

 

– C’est dommage !…

 

– Qui sait, Kate ?…

 

– Songez-y, Monsieur, il n’y aurait plus de malheureux sur la terre…

 

– Il y en aurait tout autant, Kate…

 

– Cependant, Monsieur…

 

– Cela demanderait trop d’explications… Et, d’abord, Kate, vous figurez-vous ce que c’est, un milliard ?…

 

– Assez vaguement, Monsieur…

 

– C’est mille fois un million…

 

– Tant que cela ?…

 

– Oui, Kate, et, vous vivriez cent ans, que, depuis le jour de votre naissance jusqu’à l’heure de votre mort, vous n’auriez pas eu le temps de compter un milliard…

 

– Est-il possible, Monsieur ?…

 

– C’est même certain ! »

 

La servante demeura comme anéantie à cette pensée qu’un siècle ne suffirait pas à compter un milliard !… Puis, elle reprit son balai, son plumeau, et se remit à l’ouvrage. Mais, de minute en minute, elle s’arrêtait, et venait contempler le ciel.

 

Temps magnifique, toujours, et propice aux observations astronomiques.

 

Assurément – instinctivement aussi – Kate regardait cette voûte céleste, vers laquelle toute la population de Whaston dirigeait ses regards. Le météore l’attirait comme l’aimant attire le fer. Il advint, pourtant, que Kate abaissa les siens vers notre humble terre, en montrant à son maître un groupe de deux personnes qui se tenaient à l’entrée d’Exter-street.

 

« Voyez donc, Monsieur, dit-elle… Ces deux dames qui attendent là…

 

– Eh bien, Kate… je les vois…

 

– Ne reconnaissez-vous pas l’une d’elles… La plus grande… celle qui paraît trépigner d’impatience…

 

– Elle trépigne, en effet, Kate… Mais… quelle est cette dame, je ne sais…

 

– Eh, Monsieur, celle qui est venue se marier devant vous… il y a deux mois… sans descendre de cheval… et son futur mari non plus…

 

– Miss Arcadia Walker ?… demanda M. John Proth.

 

– Oui… la digne épouse de M. Seth Stanfort.

 

– C’est bien elle, en effet, déclara le juge. – Et que vient faire ici cette dame ? reprit Kate.

 

– Cela, je l’ignore, répondit M. Proth.

 

– Il n’est pas probable, Monsieur, qu’elle ait de nouveau besoin de vos offices ?…

 

– Ce n’est pas probable », déclara le juge et, après avoir refermé la fenêtre, il descendit à son parterre où les fleurs réclamaient ses soins.

 

La vieille servante n’avait point fait erreur. C’était bien Mrs Arcadia Stanfort qui, ce jour-là, dès cette heure matinale, se trouvait à Whaston avec Bertha, sa femme de chambre. Et toutes deux allaient et venaient d’un pas impatient, en jetant de longs regards sur toute l’étendue d’Exter-street.

 

Dix coups sonnaient en ce moment à l’horloge municipale. Il semblait que Mrs Arcadia les ait comptés.

 

« Et il n’est pas encore là ! s’écria-t-elle.

 

– M. Stanfort ne peut-il avoir oublié le jour du rendez-vous ?… dit Bertha.

 

– Oublié !… répéta la jeune femme. Le jour où nous nous sommes mariés devant le juge, M. Stanfort ne l’avait pas oublié… et, celui-ci, il ne l’oubliera pas davantage.

 

– Alors, prenez patience, Madame…

 

– Patience… patience !… tu en parles à ton aise, Bertha !…

 

– Peut-être, après tout, reprit la femme de chambre, M. Stanfort a-t-il réfléchi…

 

– Réfléchi ?…

 

– Oui… de manière à ne point donner suite à vos projets…

 

– Ce qui a été décidé s’exécutera déclara Mrs Stanfort d’une voix ferme, et l’heure n’est plus aux réflexions… La situation n’aurait pu se prolonger plus longtemps… sans s’aggraver encore !… J’ai mes papiers en règle, n’est-il pas vrai ?…

 

– Assurément, Madame.

 

– Ceux de M. Stanfort le sont également ?…

 

– Il n’y manque plus que la signature du juge, répondit Bertha.

 

– Et, la seconde fois, elle sera aussi valable que la première », ajouta Mrs Arcadia Stanfort.

 

Puis, elle fit quelques pas, remontant vers Exter-street, et sa femme de chambre la suivit.

 

« Tu n’aperçois pas M. Stanfort ?… demanda-t-elle d’un ton plus impatient.

 

– Non, Madame, mais peut-être M. Stanfort n’arrivera-t-il pas par la gare de Wilcox…

 

– Cependant, s’il vient de Richmond…

 

– Depuis quinze jours que vous vous êtes quittés, Madame, je n’ai point aperçu M. Stanfort… et qui sait s’il ne viendra pas à Whaston par l’autre gare… »

 

Et sur cette observation de Bertha, Mrs Stanfort se retourna du côté de la place.

 

« Non !… personne encore… personne !… répétait-elle. Me faire attendre… après ce qui a été convenu entre nous !… C’est bien aujourd’hui le 27 mai ?

 

– Oui, Madame.

 

– Et il va être dix heures et demie ?…

 

– Dans cinq minutes…

 

– Eh bien… que M. Stanfort ne se figure pas qu’il lassera ma patience !… J’attendrai toute la journée, s’il le faut, et je ne sortirai pas de Whaston avant que mistress Seth Stanfort ne soit redevenue miss Arcadia Walker !

 

Assurément, et ainsi qu’ils l’avaient fait deux mois avant, les gens d’hôtel de la place de la Constitution auraient pu remarquer les allées et venues de cette jeune femme, comme ils avaient remarqué les impatiences du cavalier qui l’attendait pour la conduire devant le magistrat. Peut-être même eussent-ils été plus intrigués que la première fois en voyant cette extraordinaire agitation de Mrs Stanfort. Et à quelles hypothèses ne se seraient-ils pas arrêtés ?… Mais, ce jour-là, tous, hommes, femmes, enfants, songeaient à bien autre chose… une chose à laquelle, dans tout Whaston en ce moment, Mrs Stanfort était sans doute la seule à ne point penser. À peine vingt-quatre heures avaient-elles passé depuis que la grande nouvelle fut portée à la connaissance des deux mondes. Et, on le répète, il semblait qu’elle intéressât plus particulièrement cette aimable cité de Whaston. Ses habitants ne s’occupaient que du merveilleux météore, de son passage régulier au-dessus de leur ville. Les groupes, réunis sur la place de la Constitution, les gens de service à la porte des hôtels ne s’inquiétaient guère de la présence de Mrs Arcadia Stanfort. Mais, s’ils attendaient impatiemment l’arrivée du bolide, ce n’était pas avec une moindre impatience qu’elle attendait l’arrivée de son mari. Nous ne savons si, comme on le prétend, la Lune exerce une influence sur les cervelles humaines, et, en effet, n’y a-t-il pas des lunatiques ?… En tout cas, il est permis d’affirmer que notre globe comptait alors un nombre prodigieux de « météoriques », qui en oubliaient le boire et le manger à la pensée qu’un bloc valant des milliards se promenait au-dessus de leur tête. Ah ! s’ils avaient pu l’arrêter dans sa marche, le mettre en leur caisse… mais le moyen !…

 

Après leur mariage contracté devant le juge de paix de Whaston, M. et Mrs Stanfort, venus chacun de son côté, étaient repartis ensemble pour Richmond. C’est là que se trouvait une installation, préparée depuis quelques semaines, et à laquelle leur fortune permettait de donner tout le confort moderne. Un hôtel dans le plus beau et le plus riche quartier de la capitale virginienne, ayant vue sur la James river, dont la cité occupe la rive gauche. Ils y séjournèrent une semaine seulement, le temps de faire quelques visites à plusieurs membres de la famille de Mrs Arcadia Stanfort, qui comptaient parmi les plus notables.

 

Peut-être, si on eut été au début de la saison froide, le digne couple se fût-il installé dans son hôtel pour tout l’hiver. Or, les premiers bourgeons d’avril s’arrondissaient déjà sur les branches, et rien de charmant comme un voyage de noces lorsque les premiers effluves du printemps se font sentir. D’ailleurs, M. Seth Stanfort et Arcadia Walker, avant d’être mariés, étaient d’humeur voyageuse, et, assurément, cette ardeur ne s’éteindrait point après. On peut même dire que leur union s’était accomplie au cours d’un voyage, ce voyage à Whaston. Pourvus de leurs permis délivrés par les greffiers de Boston et de Trenton en bonne et due forme, il leur avait paru original de venir se marier dans les conditions assez excentriques que l’on connaît.

 

Donc, huit jours après leur retour à Richmond, et avec cette rapidité toute américaine qui distingue les citoyens des États-Unis, ils avaient sinon visité, du moins parcouru les vastes plaines, franchi les montagnes des territoires voisins de la Caroline.

 

Que s’était-il passé pendant cette pérégrination à grande vitesse en railroads, en steamboats, en mail-coaches ? Les deux époux s’étaient-ils toujours bien entendus sur les routes ?… Leur accord avait-il été parfait en toute occasion, en toutes choses ?… Aucune dissonance ne s’était-elle mêlée à cette musique du cœur qui se chante aux premiers jours du mariage ?… Quelques vapeurs avaient-elles assombri cette lune de miel ?…

 

Ce qui est certain, c’est que trois semaines après le départ de Richmond, M. et Mrs Stanfort étaient revenus à leur hôtel, où ils ne reprirent pas la vie commune. Puis, à huit jours de là, Monsieur s’en allait d’un côté, Madame de l’autre… Et s’ils communiquèrent entre eux, ce fut seulement par lettres et dépêches… Et ce n’est pas par le téléphone, où les voix s’échangent, se rencontrent, s’entendent sur le fil électrique, mais par le télégraphe, de fonctionnement moins intime, que se donna le rendez-vous à la date du 27 mai, dix heures du matin, dans la ville de Whaston.

 

Or, il était dix heures et demie, et seule Mrs Arcadia Stanfort se trouvait à ce rendez-vous. Et, alors de répéter : « Tu ne le vois pas, Bertha ?…

 

– Non, Madame.

 

– Est-ce qu’il aurait changé d’idée ?…

 

– Ce serait bien possible l…

 

– Mais je n’ai pas changé, moi !… répondit Mrs Stanfort d’un ton résolu et je n’en changerai pas ! »

 

En ce moment, des cris s’élevèrent à l’extrémité de la place. Les passants se précipitèrent de ce côté. Le rassemblement fut bientôt considérable, plusieurs centaines de personnes accourues par les rues voisines. Et même, en entendant ces voix tumultueuses, M. John Proth abandonna son jardin, et, accompagné de sa fidèle Kate, vint se placer sur le seuil de la maison.

 

« Le voilà… Le voilà… »

 

Tels étaient les mots que se jetaient les curieux sur la place, comme aux fenêtres des hôtels qui la bordaient.

 

Et ces mots : « Le voilà ! Le voilà ! » répondaient si bien au désir de Mrs Arcadia Stanfort qu’il lui échappa de s’écrier :

 

« Enfin… Enfin !…

 

– Mais non, Madame, dut lui dire sa femme de chambre, ce n’est pas encore Monsieur ! » Et, en effet, pourquoi la foule l’eût-elle acclamé de la sorte, et à quel propos eût-elle attendu son arrivée ?…

 

D’ailleurs, toutes les têtes se levaient vers le ciel, tous les bras se tendaient vers la partie nord-est de l’horizon, tous les regards se dirigeaient de ce côté…

 

Était-ce donc le fameux bolide qui faisait son apparition quotidienne au-dessus de la cité ?… Et les habitants venaient-ils de se réunir sur la place pour le saluer au passage ?…

 

Non… l’heure n’était pas venue à laquelle les lunettes de la tour et du donjon pouvaient saisir le météore au bord de l’horizon… Il ne s’y montrerait pas avant la tombée de la nuit… On le sait, la durée de sa translation autour du globe terrestre égalait la durée de la rotation sur son axe. Or, comme son apparition, signalée par M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson, s’était faite pour la première fois après le coucher du soleil, il n’était visible qu’à ce moment, et il l’eût été chaque soir si les vapeurs ne l’avaient pas souvent, trop souvent, dérobé à la vue des mortels !…

 

À qui donc, dès lors, s’adressaient les acclamations de la foule ?…

 

« Madame… C’est un ballon… dit Bertha. Regardez… Le voilà qui dépasse la flèche de Saint-Andrew…

 

– Un ballon », dit également M. John Proth, en réponse à Kate, qui voulait absolument que ce fut le météore tant admiré.

 

L’aérostat s’élevait lentement vers les hautes zones. Il était monté par le célèbre Walter Vragg, accompagné d’un aide. Cette ascension avait pour but de reconnaître le bolide dans des conditions plus favorables, et devait se prolonger jusqu’au soir. Comme le vent soufflait du sud-ouest, l’aérostat serait porté au devant de lui, et, n’atteignît-il que cinq à six mille mètres, Walter Vragg parviendrait peut-être à distinguer le noyau d’or au milieu de son étincelante auréole… Et qui sait si l’on n’en connaîtrait pas enfin les dimensions ?…

 

Il va de soi que, cette ascension décidée, M. Dean Forsyth, au grand effroi de la vieille Mitz, avait demandé « à en être » comme disent les Français, également le docteur, au non moins grand effroi de Mrs Hudelson. Mais l’aéronaute n’avait qu’une seule place à offrir dans sa nacelle. De là, grosse dispute épistolaire entre les deux rivaux qui excipaient de prétentions égales. Finalement l’un et l’autre durent être éconduits au profit de l’aide de Walter Vragg, qui lui serait infiniment plus utile.

 

À la hauteur de deux mille pieds, environ, le ballon, saisi par un courant plus accentué à cette altitude, fut rapidement entraîné vers le nord, au-devant du bolide, et il disparut, salué des derniers hurrahs de la foule.

 

Quelles que fussent ses préoccupations, ses impatiences, Mrs Stanfort l’avait suivi des yeux, et n’avait point aperçu M. Seth Stanfort, qui s’approchait d’un pas tranquille et mesuré.

 

Lorsqu’il fut près d’elle :

 

« Me voici, madame, dit-il en s’inclinant.

 

– Bien, monsieur », se contenta de dire tout d’abord Mrs Arcadia Stanfort, tandis que, par discrétion, Bertha se tenait en arrière.

 

Et ces demandes et réponses furent échangées sur un ton dont la sécheresse ne fit que s’accroître à mesure qu’elles se produisaient. « Enfin… Vous voilà… master Seth ?…

 

– Je n’aurais eu garde de manquer à ce rendez-vous, mistress Arcadia.

 

– Je suis ici depuis une heure…

 

– Je regrette de vous avoir fait attendre, mais il faut s’en prendre au railroad. Par suite d’un accident de machine, notre train a eu du retard…

 

– J’ai cru, un instant, que vous étiez parti dans ce ballon qui vient de disparaître…

 

– Quoi ! Sans avoir réglé notre situation réciproque !…

 

Mrs Stanfort réprima le sourire qui s’ébauchait sur ses lèvres, et M. Seth Stanfort redevint aussi sérieux qu’elle.

 

« Il ne s’agit pas de plaisanter, reprit la jeune femme, et, puisque, lors de notre dernière rencontre, nous nous sommes dit tout ce que nous avions à nous dire…

 

– Il ne serait pas inutile, cependant, de le répéter, déclara M. Seth Stanfort, afin qu’il ne puisse y avoir aucun malentendu…

 

– Soit, et, d’ailleurs, je crois que cette suprême conversation peut tenir dans une seule phrase…

 

– Laquelle ?…

 

– C’est que nous faisons sagement en renonçant à la vie commune…

 

– Je le pense comme vous…

 

– Et que nous ne sommes point faits l’un pour l’autre.

 

– À ce sujet, je partage entièrement votre avis.

 

– Assurément, monsieur Stanfort, je suis loin de méconnaître vos qualités…

 

– Les vôtres, je les apprécie à leur juste valeur, je vous prie de ne point en douter…

 

– Nous avons cru avoir les mêmes goûts, et je ne nie pas que nous les ayons, du moins en ce qui concerne les voyages…

 

– Et encore, mistress Arcadia, n’avons-nous jamais pu être d’accord sur la direction à prendre…

 

– En effet, quand je désirais aller vers le sud, votre désir était d’aller vers le nord…

 

– Et lorsque mon intention était d’aller vers l’ouest, la vôtre était d’aller vers l’est !

 

– Je répète donc ce que je vous disais en commençant, monsieur : c’est que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre…

 

– Je ne puis que vous répéter, madame, comme au début de cet entretien, que je partage entièrement votre avis.

 

– Voyez-vous, monsieur, j’ai toujours été dans la vie une indépendante, n’ayant jamais eu d’autre loi que ma seule volonté…

 

– Je m’en suis aperçu, madame, et, au surplus, cette éducation est celle que reçoivent nombre de jeunes Américaines… Je ne la blâme ni l’approuve, mais enfin… elle ne prépare pas heureusement aux obligations du mariage…

 

– J’en conviens, répondit Mrs Arcadia, et, pourtant, mon caractère, peut être un peu trop résolu, j’en conviens…, eût sans doute réfléchi… par exemple, si l’occasion m’eût été offerte de reconnaître un grand service rendu par vous…

 

– Et cette occasion ne s’est point présentée, je dois l’avouer, déclara M. Seth Stanfort. Bien que vous soyez fort aventureuse, bien que vous aimiez à braver le danger, je n’ai pas eu à exposer ma vie pour sauver la vôtre… ce que je n’eusse pas, le cas échéant, hésité à faire !… Vous n’en doutez pas, je pense…

 

– Je n’en doute pas, monsieur. »

 

On doit mentionner que ce dialogue tournait légèrement à l’aigre-doux, après avoir commencé par être quelque peu ironique.

 

Aux appellations plus familières de Seth et d’Arcadia, puis de Stanfort et de mistress Stanfort, avaient succédé les secs monsieur, madame, dont la plupart des époux ont perdu la mémoire, même après deux mois de mariage. Il était donc opportun, à tous égards, que cette conversation prît fin, et, ce qui n’étonnera personne, ce fut la jeune femme qui se décida à en brusquer le dénouement.

 

« Vous savez, monsieur, dit-elle, pourquoi nous sommes convenus de nous retrouver à Whaston ?…

 

– Je ne l’ai pas plus oublié que vous ne l’avez oublié vous-même, madame.

 

– Vous êtes muni des certificats nécessaires ?… monsieur.

 

– Et ils sont non moins réguliers que ceux dont vous êtes pourvue, madame…

 

– Le divorce une fois prononcé, monsieur, chacun de nous va reprendre la libre existence qui convient à son caractère, monsieur. Mais il est possible, il est probable que nous nous rencontrerons encore sur les chemins de ce bas monde…

 

– Et je serai heureux de vous y saluer, madame, avec tout le respect qui vous est dû…

 

– Je n’attendrais pas moins de votre politesse, monsieur…

 

– Politesse toute naturelle, madame, car il me serait impossible d’oublier que j’ai eu l’honneur d’être pendant deux mois le mari de Mrs Arcadia Walker…

 

– Et moi, monsieur, que pendant ces deux mêmes mois j’ai eu l’avantage d’être la femme de Seth Stanfort ! »

 

Il faut l’avouer, tous deux auraient bien pu se dispenser d’échanger ces paroles aigres-douces, qui ne devaient en rien modifier leur situation : ils avaient cru se convenir, ils ne se convenaient plus… Ils étaient d’accord pour le divorce, dénouement qui devient plus commun que dans les pièces d’autrefois le mariage du jeune premier et de la jeune première… Les démarches, si rapides dans cette grande République de l’Union où les unions deviennent si éphémères, avaient abouti. D’ailleurs, il semble que rien ne soit aussi facile en cet étonnant pays d’Amérique. On se délie plus aisément encore qu’on ne s’est lié. En de certains États, au Dakota, dans l’Oklahoma, il suffit d’y établir un domicile fictif, et il n’est pas indispensable de se présenter en personne pour divorcer. Des agences spéciales se chargent de tout, réunir des témoins, procurer des prête-noms. Elles ont des rabatteurs à cet effet, et il y a des cités célèbres sous ce rapport.

 

Mais M. Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker n’avaient pas eu besoin de courir à de telles distances, ce qu’ils eussent assurément fait, s’il l’eût fallu. Non, c’est à Richmond, en pleine Virginie, où se trouvait leur réel domicile, que les démarches s’étaient effectuées, que les formalités avaient été remplies. Et, pour tout dire, s’ils avaient décidé de venir rompre à Whaston les liens d’un mariage qui y fut conclu deux mois auparavant, c’est qu’ils voulaient se séparer à l’endroit même où ils s’étaient unis, et dans une ville où ils n’étaient connus de personne. Étant donné la façon cavalière avec laquelle ils avaient procédé à cet acte considéré en général comme le plus important de la vie, ils pouvaient même se demander s’ils seraient reconnus du magistrat devant lequel ils venaient se présenter de nouveau.

 

Et, entre M. et Mrs Stanfort, la conversation s’acheva en ces termes : « Maintenant, monsieur, il ne nous reste plus qu’une chose à faire…

 

– Je le pense, madame.

 

– C’est de nous rendre à la maison de M. Proth, monsieur…

 

– Je vous suis, madame. »

 

Et, tous les deux, non l’un derrière l’autre, mais sur la même ligne, à la distance de trois pas, ils se dirigèrent vers la justice de Paix.

 

La vieille Kate se tenait sur sa porte, et, voyant le couple s’avancer :

 

« Monsieur Proth… monsieur Proth ! … alla-t-elle dire à son maître, ils viennent…

 

– Qui ?…

 

– M. et Mrs Stanfort…

 

– Eux ?… et que me veulent-ils ?…

 

– Nous ne tarderons pas à le savoir ! » répondit Kate.

 

En effet, les visiteurs n’avaient eu qu’une centaine de pas à faire pour atteindre la maison du juge, et la servante les fit entrer dans la cour, en disant :

 

« Vous désirez parler à M. le juge Proth ?…

 

– À lui-même, répondit Mrs Stanfort.

 

– Pour affaire ?…

 

– Pour affaire… » répondit M. Stanfort.

 

Et, sur cette réponse, au lieu d’introduire M. et Mrs Stanfort au salon, puisqu’il ne s’agissait pas d’une simple visite, Kate leur ouvrit la porte du cabinet de M. Proth.

 

Tous deux s’assirent sans prononcer une parole, en attendant l’arrivée du magistrat qui parut quelques instants après.

 

M. Proth, toujours aimable et prévenant, dit combien il était heureux de revoir M. et Mrs Stanfort et leur demanda en quoi, cette fois, ses services pouvaient leur être utiles.

 

« Monsieur le juge, répondit Mrs Stanfort, lorsque nous avons paru devant vous, il y a deux mois, c’était pour contracter mariage.

 

– Et je me félicite, déclara M. Proth, d’avoir pu faire votre connaissance à cette occasion…

 

– Aujourd’hui, monsieur le juge, ajouta M. Stanfort, nous nous présentons devant vous pour divorcer… »

 

Bien qu’il ne s’attendît point à cette proposition, le juge Proth, en homme d’expérience, comprit que ce n’était pas le moment de tenter une conciliation, et, ne se démontant pas, il dit :

 

« Et je ne me féliciterai pas moins d’avoir renouvelé connaissance à cette occasion. »

 

Les deux comparants s’inclinèrent.

 

« Vous avez des actes en règle ?… demanda le magistrat.

 

– Voici les miens, dit Mrs. Stanfort.

 

– Voici les miens », dit M. Stanfort.

 

M. Proth prit les papiers, les examina, s’assura qu’ils étaient en bonne et due forme, et se contenta de répondre : « Je vais rédiger l’acte de divorce. »

 

Et, sans qu’il fut nécessaire de faire venir des témoins, toutes les formalités ayant été remplies, M. Proth libella de sa plus belle écriture l’acte qui allait rompre le lien conjugal entre ces deux époux.

 

Cela terminé, il se leva, et présentant une plume à Mrs Stanfort : « Il n’y a plus qu’à signer », dit-il.

 

Et, sans faire une observation, sans qu’une hésitation fît trembler sa main, Mrs Stanfort signa de son nom d’Arcadia Waiker.

 

Ce fut avec le même sang-froid que M. Seth Stanfort signa après elle. Puis, après s’être inclinés l’un devant l’autre, et avoir salué le magistrat, M. Stanfort et miss Arcadia Walker sortirent du cabinet, regagnèrent la rue et se séparèrent, l’un montant vers le faubourg de Wilcox, l’autre prenant une direction opposée.

 

Et, lorsqu’ils eurent disparu, M. Proth qui les avait accompagnés jusqu’au seuil, dit à la vieille servante :

 

« Savez-vous, Kate, ce que je devrais mettre sur mon enseigne ?…

 

– Non, Monsieur…

 

– Ici, on se marie à cheval et on divorce à pied ! »

 

Et, philosophiquement, M. Proth retourna ratisser les allées de son jardin.

 

CHAPITRE XI

Dans lequel les calculateurs ont une belle occasion de se livrer à des calculs, bien faits pour surexciter la convoitise de la race humaine.

 

« Ce qui est certain, s’écria en se levant ce matin-là, dès sept heures, l’impatiente Loo, c’est que nous n’avons plus que quatre jours à passer pour être au 31 mai, et le 31 mai, Francis Gordon et Jenny Hudelson à onze heure trente sortiront de Saint-Andrew mari et femme. »

 

Elle avait raison, la fillette, mais il importait qu’il ne se produisît aucune éventualité grave avant cette date.

 

Or, la situation du docteur Hudelson et de M. Dean Forsyth ne tendait point à se modifier. L’échange de lettres, à propos de l’ascension de l’aéronaute Walter Vragg n’avait pu que l’aggraver. Personne ne doutait que si les deux rivaux se rencontraient dans la rue, il en résulterait une explication des plus vives, et quelles en seraient les suites ?…

 

Très heureusement, l’un ne quittait guère sa tour, l’autre ne quittait guère son donjon. Assurément, ils cherchaient plutôt à s’éviter qu’à se trouver l’un en face de l’autre. Mais enfin, il faut toujours compter avec le hasard, lequel a l’habitude d’embrouiller et non de débrouiller les choses. Toutefois, plus que quatre jours ! ainsi que l’avait dit miss Loo, et c’était aussi la réflexion que sa mère, sa sœur et son beau-frère futur faisaient avec elle.

 

D’ailleurs il ne semblait pas qu’une complication quelconque pût provenir de ce bolide. Indifférent et superbe, il poursuivait sa marche régulière du nord-est au sud-ouest, sans montrer une tendance à dévier de cette direction, du moins jusqu’alors. Il se transportait à toute vitesse au-dessus des millions de têtes humaines levées vers lui. Jamais souverain ou souveraine des plus grands empires, jamais cantatrice des plus grands théâtres, jamais ballerine des plus grandes scènes, n’avaient été ni tant ni si passionnément lorgnés ! Quand se produit une simple éclipse de soleil, on n’ignore pas que les verres fumés se débitent à un chiffre énorme. Que l’on estime donc ce qu’il se vendit de lorgnettes, de lunettes, de télescopes, dans tous les pays d’où le météore était visible ! Et qui sait si parmi ces inlassables observateurs, il ne s’en trouvait pas qui espéraient compléter la découverte, soit en calculant avec plus de précision les éléments du nouvel astéroïde, soit en déterminant les dimensions de son noyau d’or ?…

 

Et n’était-ce pas à cette étude que s’appliquaient obstinément M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ?… En attendant que la priorité de la découverte fût attribuée à l’un ou à l’autre, en cas qu’elle pût l’être, quel avantage pour celui des deux rivaux qui arracherait au météore quelques-uns de ses secrets ! La question du bolide, n’était-ce pas la question du jour, la question du monde entier ?… Et si les Gaulois ne craignaient rien, si ce n’est que le ciel ne leur tombât sur la tête, les terrestres, cette fois, n’avaient qu’un désir : c’est que le bolide, arrêté dans sa course, cédant à l’attraction, enrichît le globe des milliards de sa valeur intrinsèque !

 

« Mon maître, répétait sans cesse Omicron, pendant ses longues factions nocturnes sur la terrasse de la tour, on ne parviendra donc pas à calculer le poids de notre bolide ?… »

 

Il en était arrivé à dire « notre », bien que cet adjectif possessif sonnât mal aux oreilles de M. Dean Forsyth.

 

« On le calculera, répondit celui-ci.

 

– Et on en connaîtra la valeur ?…

 

– On la connaîtra.

 

– Ah ! si cela venait de nous ?…

 

– De nous, Omicron, ou de tout autre, peu importe, pourvu que ce ne soit pas de cet intrigant d’Hudelson !

 

– Lui !… jamais ! », déclara Omicron, qui prenait bonne moitié des passions de son maître.

 

Or, on n’en doute pas, le docteur tenait le même raisonnement, et n’entendait pas que son rival prît sur lui un tel avantage.

 

Il est vrai, le public ne demandait, lui, qu’à savoir ce que valait le bolide en dollars, en guinées ou en francs, et il lui importait peu que cela vînt de l’un ou de l’autre, pourvu que sa curiosité eût enfin complète satisfaction.

 

Il n’était encore question que de curiosité, non de convoitise, puisque, vraisemblablement, personne ne mettrait jamais la main sur l’insaisissable trésor.

 

Et, vraiment, n’était-ce pas une trop grosse tentation pour l’humanité, n’était-ce pas la mettre à une trop rude épreuve que de promener à la hauteur d’une trentaine de kilomètres, ces millions aériens ?…

 

Quoiqu’il en soit, pour qui a étudié les cervelles terrestres, il ne peut paraître surprenant que depuis le jour où la nouvelle se répandit que le bolide était en or, elles fussent à l’envers. Et que de calculs se firent pour en établir le prix ! Mais la base manquait toujours, puisque les dimensions du noyau restaient à déterminer. Au milieu de son rayonnement superbe, les instruments les plus perfectionnés n’avaient encore pu déterminer ni sa configuration ni sa grosseur. Qu’il fût uniquement composé du plus précieux des métaux, cette question ne faisait plus doute, et cela pouvait être constaté chaque jour par l’analyse spectrale de ses rayons. En tout cas, ce qui n’était pas moins douteux, c’est qu’il devait avoir une valeur telle que ne pouvaient rêver les plus ambitieuses imaginations.

 

En effet, ce jour même, le Standard de Whaston publia la note suivante :

 

« En admettant que le noyau du bolide Forsyth-Hudelson – ce journal le désignait sous ce double nom – se présente sous la forme d’une sphère mesurant seulement dix mètres de diamètre, s’il était en fer, il pèserait trois mille sept cent soixante-treize tonnes. Mais, par cela même qu’il est en or pur, il en pèse dix mille quatre-vingt-trois, et vaudrait trente et un milliards de francs.

 

On le voit, le Standard, très lancé dans le courant moderne, prenait le système décimal pour base de ses calculs. D’ailleurs, à cette époque, déjà, les États-Unis commençaient à s’y rallier, et, au lieu du dollar et du yard, se servaient du franc et du mètre.

 

Ainsi, rien qu’avec un volume si réduit, le bolide aurait eu pareille valeur !…

 

« Est-ce possible, mon maître ? demanda Omicron, tout ahuri, après avoir lu la note en question.

 

– Non seulement c’est possible, c’est certain, répondit M. Dean Forsyth, et il a suffi d’employer pour tenir ce volume la formule :

 

 

Omicron ne put que s’incliner devant cette formule, absolument inintelligible pour lui, et se borna à répéter, d’une voix tremblante d’émotion : « Trente et un milliards… trente et un milliards ! …

 

– Oui, affirma M. Dean Forsyth, mais ce qui est odieux, c’est que ce journal persiste à accoler mon nom à celui de cet individu. »

 

Très probablement, le docteur faisait de son côté la même réflexion.

 

Pour miss Loo, lorsqu’elle lut la note du Standard, une si dédaigneuse moue se dessina sur ses lèvres roses que les trente et un milliards en eussent été profondément humiliés !

 

On sait que le tempérament des journalistes, même dans le Nouveau Monde, les porte instinctivement à surenchérir. Quand l’un a dit deux, l’autre dit trois, simple effet de la concurrence en matière de presse. Aussi ne sera-t-on pas surpris si, le soir même, l’Evening Whaston répondait en ces termes, prenant fait et cause pour le donjon, tandis que le Morning Whaston tenait pour la tour, alors que le Standard réunissait les deux noms d’Hudelson et de Forsyth sous la même rubrique :

 

Nous ne savons pas pourquoi le Standard s’est montré si modeste dans l’évaluation de la grosseur du bolide… Est-il donc de dimensions si restreintes que le diamètre de son noyau ne mesure pas plus de dix mètres ?… Est-il convenable de ne faire qu’un caillou d’un astéroïde qui peut être une énorme roche ?… Est-ce que les savants les plus autorisés n’ont pas attribué quatre cent vingt mètres au bolide du 14 mars 1863 et cinq cents mètres au bolide du 14 mai 1864 ?… Eh bien, nous irons plus loin que le Standard, et, ne fût-ce que pour rester dans des hypothèses acceptables, c’est un diamètre de cent mètres que nous attribuerons au noyau du bolide Hudelson. Or, en se basant sur ce chiffre, on trouve que son poids, s’il était en fer, serait de trois millions sept cent soixante-treize mille cinq cent quatre-vingt-cinq tonnes… Mais puisqu’il est en or, son poids serait de dix millions quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre-vingt-huit tonnes, et il vaudrait trente et un trillion deux cent soixante milliards de francs…

 

– Et encore, on néglige les centimes », déclara plaisamment le Punch, lorsqu’il cita ces chiffres prodigieux que l’imagination a quelque peine à concevoir.

 

Ainsi donc, qu’on adoptât, soit les mesures du Standard, soit les mesures de l’Evening Whaston, c’étaient des milliards de milliards qui, toutes les vingt-quatre heures, passaient au-dessus de la cité virginienne et des autres situées sous la trajectoire.

 

Et lorsque la vieille Kate eut lu la note en question, elle ôta ses lunettes et dit à M. Proth :

 

« Ça ne m’apprend rien, tous ces gros chiffres, mon maître. J’aimerais mieux savoir combien cela ferait par personne, si ce trésor tombait sur la terre, en le partageant entre tous les humains…

 

– Vraiment, Kate… Mais ce n’est qu’une division des plus simples, et en admettant qu’il y ait quinze cents millions d’habitants sur la terre…

 

– Tant que cela, Monsieur ?…

 

– Oui, vous et moi, nous ne sommes guère que d’infimes quinze cent millionièmes !…

 

– Et chacun aurait ?…

 

– Attendez, Kate, répondit M. Proth, car il y a tant de zéros au diviseur et au dividende que je craindrais de m’embrouiller et de vous faire du tort…

 

Et, après avoir établi son opération sur un coin du journal :

 

« Cela donnerait environ vingt et un mille francs par tête…

 

– Vingt et un mille francs ! s’écria la vieille servante en joignant les mains… Alors tout le monde serait riche…

 

– je crois plutôt que tout le monde serait pauvre ! répliqua le juge Proth, car l’or déprécié n’aurait plus de valeur… Il vaudrait ce que valent les grains de sable de nos grèves !… Et, en admettant même qu’il eût conservé sa valeur, combien auraient bu, mangé, dissipé vite leurs vingt et un mille francs, et seraient redevenus aussi misérables qu’avant !

 

Et là-dessus, le philosophe Proth, ayant dit leur fait à ces absurdes partageux de l’Ancien comme du Nouveau-Monde, revint arroser ses fleurs.

 

Peut-être remarquera-t-on que M. John Proth était plus souvent dans son jardin que devant le bureau de la Justice de Paix… Eh bien, cela prouvait en faveur des citoyens de Whaston, peu processifs de leur nature. Il arrivait, de temps à autre, cependant, que M. Proth eût à juger quelque cause grave où il apportait autant de bon sens que d’équité. Et même, avant quarante-huit heures, une affaire de ce genre allait provoquer grosse affluence du public dans son prétoire.

 

Cependant, le temps continuait à se maintenir au beau fixe. Il semblait que l’aiguille des baromètres anéroïdes fût définitivement immobilisée au sept cent soixante-dix-septième millimètre du cadran. Jour et nuit, le ciel restait dégagé. À peine quelques brumes, le matin ou le soir, qui se dissipaient presque aussitôt le lever et le coucher du soleil. De là, grande facilité pour les observations astronomiques et grande satisfaction pour les observateurs.

 

Toutefois, ce qui aurait comblé leurs désirs, c’eût été d’obtenir avec précision les dimensions du noyau astéroïdal. Mais il était très difficile d’en relever les contours au milieu de son irradiante chevelure. Les meilleurs instruments ne parvenaient point à l’apercevoir.

 

Il est vrai, vers deux heures quarante-cinq de la nuit du 27 au 28 mai, M. Dean Forsyth crut pouvoir constater que ce noyau affectait la forme sphérique. L’irradiation s’était un instant affaiblie, laissant paraître aux regards un globe d’or d’un intense éclat.

 

« Omicron ?…

 

– Mon maître…

 

– Regarde… regarde ! »

 

Omicron vint appuyer son œil droit contre l’oculaire de la lunette… « Est-ce que tu ne vois pas… reprit M. Forsyth.

 

– Le noyau ?…

 

– Oui… il me semble…

 

– À moi aussi !…

 

– Ah ! … nous le tenons, cette fois ! ….

 

– Bon… s’écria Omicron, on ne le distingue plus déjà ! …

 

– N’importe ! je l’ai vu !… J’aurai eu cette chance… Dès demain, à la première heure, une dépêche à l’Observatoire de Pittsburg pour lui faire part de ma découverte… et ce misérable docteur ne pourra pas me la disputer cette fois ! »

 

Nul doute que la masse solide du météore n’eût apparu aux regards de M. Forsyth et, pendant quelques secondes encore, aux regards d’Omicron, sous la forme d’une sphère. Mais, pourquoi le docteur Hudelson ne l’aurait-il pas aperçue, puisque, cette nuit-là, il avait suivi la marche du bolide depuis son apparition sur l’horizon du nord-est jusqu’à sa disparition derrière l’horizon du sud-ouest… Si cela était, la pensée lui viendrait également d’envoyer une dépêche à l’Observatoire de Cincinnati… D’où, nouvelle occasion de mettre les deux rivaux aux prises !

 

Ce danger fut évité, fort heureusement, pour ce motif que ladite observation venait d’être faite, d’autre part, dans des conditions qui présentaient une garantie absolue. Et d’ailleurs, comme on va le voir, d’après la note de l’un des plus célèbres Observatoires des États-Unis, celui de Washington, le noyau du bolide n’avait pas été seulement aperçu dans cette nuit mémorable, mais sa figure et ses dimensions venaient d’être relevées avec une extrême précision.

 

Et, en effet, dès le lendemain, voici ce que M. Dean Forsyth et M. Stanley Hudelson purent lire dans les feuilles du matin, et ce que lut aussi le public des deux Mondes :

 

« Cette nuit, à deux heures quarante-cinq, une observation astronomique, faite dans des conditions exceptionnellement favorables à l’Observatoire de Washington, a permis de mesurer le noyau du nouveau bolide. Il est de forme sphérique et la longueur de son axe est exactement de cinquante mètres. »

 

Donc, si ce n’était pas cent mètres, comme l’avait supposé l’Evening Whaston, ce n’était pas non plus dix mètres, comme l’avait supposé le Standard. La vérité se trouvait juste entre les deux hypothèses et aurait suffi à satisfaire les plus ambitieuses convoitises, si le météore n’eut été destiné à tracer une éternelle trajectoire au-dessus du globe terrestre.

 

En effet, les calculateurs se mirent à la besogne et ce ne fut pas long. La formule :

 

 

V étant le volume de la sphère,  3, 1416, D le diamètre, fut des milliers de fois mise en œuvre par des mains impatientes, et le calcul donna les résultats suivants :

 

Diamètre de la sphère du bolide : cinquante mètres ;

 

Poids de ladite sphère en or : douze cent soixante mille quatre cent trente-six tonnes ;

 

Valeur de ladite sphère : trois mille neuf cent sept milliards de francs.

 

On le voit, si ce n’étaient pas les trente et un mille milliards, indiqués par l’Evening Whaston, qu’aurait valu un noyau de cent mètres, le bolide valait encore une somme énorme. Et si elle eut été partagée entre les quinze cents millions d’habitants de la terre, chacun aurait eu pour sa part deux mille six cent cinquante francs.

 

Et, lorsque M. Dean Forsyth eut connaissance de la valeur de son bolide :

 

« C’est moi qui l’ai découvert ! s’écria-t-il, et non ce coquin du donjon… C’est à moi qu’il appartient, et s’il venait à tomber sur terre, je serais riche de trois mille neuf cent sept milliards ! »

 

De son côté, d’ailleurs, le docteur Hudelson se répétait, en tendant un bras menaçant vers la tour :

 

« C’est mon bien… c’est ma chose, c’est l’héritage de mes enfants qui gravite à travers l’espace, et, s’il venait à choir sur notre globe, il m’appartiendrait en toute propriété, et je serais trois mille neuf cent sept fois milliardaire ! »

 

Il est certain que les Vanderbilt, les Astor, les Rockfeller, les Pierpont Morgan, les Mackay, les Gould et autres financiers américains sans parler des Rothschild, ne seraient plus que de petits rentiers auprès du docteur Hudelson et de M. Dean Forsyth !…

 

Voilà où en étaient ces deux rivaux, et, s’ils n’en deviennent pas fous, c’est qu’ils auront eu la tête solide !

 

Francis Gordon et Mrs Hudelson voyaient clairement où allaient, l’un son oncle, l’autre son mari. Mais que pouvaient-ils, et comment les retenir sur une pente si glissante ?… Impossible de causer posément avec eux, si ce n’est de ce malencontreux bolide, non !… pas même du mariage projeté, bien qu’il dût être célébré dans trois jours. Ils semblaient l’avoir oublié ou plutôt, ils ne songeaient qu’à leur rivalité, si déplorablement entretenue d’ailleurs par les journaux de la ville. Une nouvelle question de Capulets et de Montaigus divisait Whaston la Virginienne, comme autrefois l’italienne Vérone. Les articles de ces feuilles, d’ordinaire assez paisibles, devenaient enragés, et de regrettables personnalités s’y mêlaient quotidiennement. Elles risquaient d’amener sur le terrain des gens habituellement plus sociables ; et il ne manquerait plus que le sang ne vînt à couler pour ce météore qui provoquait si violemment et si mal à propos les passions humaines !

 

En tout cas, ce que devaient surtout craindre les deux familles, c’était que M. Hudelson et M. Forsyth ne voulussent se disputer leur bolide les armes à la main, et que cette question se réglât dans un duel à l’américaine. Et ce qu’il y avait de pis, c’est que ce damné Punch, avec ses épigrammes, avec ses caricatures, ne cessait de les exciter. Et l’on peut vraiment dire que si ce n’était pas de l’huile ou plutôt du pétrole, puisque cela se passe en Amérique, que ce journal jetait sur le feu, c’était du moins du sel, le sel de ses plaisanteries quotidiennes, et le feu n’en crépitait que davantage ! « Ah ! si j’étais la maîtresse, s’écria ce jour-là miss Loo.

 

– Et que feriez-vous, petite sœur ?… demanda Francis Gordon.

 

–  Ce que je ferais… Oh ! c’est bien simple, j’enverrais cette affreuse boule d’or se promener si loin, si loin que les meilleures lunettes ne pourraient plus l’apercevoir ! »

 

En effet, la disparition du bolide eût peut-être rendu le calme aux esprits si profondément troublés et qui sait si la jalousie de M. Forsyth et du docteur Hudelson n’aurait pas pris fin lorsque le météore serait hors de vue, et même parti pour ne jamais revenir !…

 

Mais il ne semblait pas qu’elle dût se produire, cette éventualité. Le bolide serait là, dans trois jours, à la date du mariage, et il y serait encore après, et il y serait toujours, puisque sa gravitation s’effectuait avec une régularité constante sur son imperturbable orbite !

 

Alors courut à travers le public une idée des plus simples – aussi simple d’ailleurs qu’irréalisable sans doute. Ce fut non seulement à Whaston, mais dans tous les endroits du globe au-dessus desquels se décrivait la trajectoire, et les villes, bourgades, villages, hameaux, etc., étaient nombreux sur ce grand cercle de la terre. Cette idée, la voici dans toute sa simplicité.

 

« Pourquoi, par un moyen quelconque, ne pas provoquer la chute de cette boule qui valait tant de mille milliards ?… Cette chute ne s’effectuerait-elle pas tout naturellement et si on parvenait à interrompre, ne fût-ce qu’un instant, son mouvement de translation autour du globe ?… »

 

Oui… à n’en pas douter. Mais ce moyen quelconque, qui l’imaginerait ?… Ne dépasserait-il pas les bornes des forces humaines ?… Pouvait-on créer un obstacle contre lequel viendrait buter ce bolide, un obstacle assez fort pour résister à une vitesse de vingt-huit kilomètres à la minute ?…

 

Et alors, les inventeurs de se lancer à corps perdu dans la mêlée des inventions ! Et les journaux d’enregistrer leurs propositions les plus abracadabrantes !… Pourquoi ne construirait-on pas un canon aussi puissant que celui qui, il y a quelques années, envoya un boulet dans la Lune ou celui qui, plus tard, tenta par un recul formidable de modifier l’inclinaison de l’axe terrestre ?… Oui, mais ces deux expériences, on ne l’ignorait pas, n’étaient que de pure fantaisie, due à la plume d’un écrivain français un peu trop imaginatif peut-être !

 

« Ah ! fit observer un jour le Whaston Standard, si ce météore eut été en fer, comme la plupart de ceux qui traversent l’espace, on aurait sans doute pu l’attirer en construisant un électro-aimant d’une puissance prodigieuse ! »

 

Oui, mais il n’était point en fer, il était en or, et l’aimant est sans effet sur ce précieux métal !… D’ailleurs, s’il avait été en fer, et bien qu’alors il eût pesé quatre cent soixante et onze mille tonnes, pourquoi tant d’efforts pour en prendre possession. N’y a-t-il pas assez de ce métal, puisque la terre n’est en somme qu’un énorme carbure de fer ?…

 

Cependant, les esprits se montaient de plus en plus, les cervelles travaillaient au point de se vaporiser par ébullition, les cerveaux au point de se fendre en tous sens !… Ainsi se comporte la convoitise des créatures humaines ! Elles ne pouvaient se faire à cette pensée que tant de milliards leur échapperaient… Du moment que le météore, venu on ne sait d’où… peut-être du centre d’attraction d’une des autres planètes dont il était sorti pour entrer dans celui de l’attraction terrestre, appartenait à la Terre !… On ne le laisserait pas l’abandonner maintenant pour qu’il allât graviter autour des autres astres inférieurs ou supérieurs du monde solaire !…

 

Alors le Punch de se livrer à des plaisanteries vraiment déplacées sur ce sujet si sérieux :

 

« Oui ! il faut se défier de ces planètes qui ne demanderaient pas mieux que d’accaparer notre bolide, car il est à nous… bien à nous, et nous ne permettrons pas qu’on nous le vole !… Il faut surtout se défier de ce gros Jupiter qui serait capable de le saisir au passage, et plus encore peut-être, de cette intrigante de Vénus qui s’en ferait faire des bijoux, l’éternelle coquette !… Il est vrai, Mercure n’est pas loin, et en sa qualité de dieu des voleurs !… Enfin, défions-nous… défions-nous ! »

 

Telle était, depuis le jour où la valeur du bolide avait été connue du monde entier, l’état général de la mentalité humaine ! Et, pendant ce temps, il continuait à paraître régulièrement sur l’horizon du nord-est pour disparaître derrière l’horizon du sud-ouest pour tous les pays situés au-dessous de son orbite ! Et, à ne parler que de la cité virginienne, deux hommes s’y rencontraient, deux anciens amis, qui, en attendant de se dévorer l’un l’autre, continuaient à le dévorer des yeux, tandis qu’il projetait ses rayons d’or à travers l’espace.

 

Peut-être, à Whaston, n’existait-il alors que deux êtres à ne point le suivre des yeux pendant ces belles nuits si pures, et, pour cette raison qu’ils n’avaient d’yeux que pour se regarder sans cesse. C’était Francis Gordon, c’était Jenny Hudelson. Loo elle-même ne s’arrêtait pas de lui envoyer des regards courroucés.

 

Si, chaque soir, Mrs Hudelson, de son côté, la bonne Mitz, du sien, se disaient que le météore allait peut-être reprendre sa course vagabonde à travers le firmament, si elles espéraient qu’il n’en serait plus jamais question que de n’importe quelle étoile filante, elles se voyaient déçues dans leur espoir. Elle revenait, la grosse boule milliardaire, elle revenait pour surexciter les appétits d’une humanité enfiévrée de désirs, elle revenait pour le grand malheur de ces deux honnêtes familles, qui se sentaient toujours à la veille d’une catastrophe !…

 

En tout cas, on arrivait à la veille du mariage projeté. Le 28 mai venait de faire place au 29 mai dans le calendrier de cette année-là… Il ne s’en fallait plus que de quarante-huit heures, que les cloches de Saint-Andrew, sonnant à toute volée, appelleraient les fiancés à la cérémonie nuptiale.

 

Or, ce jour même, dans l’après-midi, le bureau télégraphique de Whaston, comme aussi nombre d’autres de l’Ancien et du Nouveau Continent, reçurent la dépêche suivante, expédiée de l’Observatoire de Boston :

 

« Une plus exacte observation a permis de constater que la vitesse du bolide sur sa trajectoire diminue progressivement. D’où, cette conclusion qu’il finira par tomber sur la terre. »

 

CHAPITRE XII

Dans lequel on verra le juge Proth tenter entre deux de ses justiciables une conciliation qui ne peut aboutir, et, suivant son habitude, retourner à son jardin.

 

« Il tombera… il tombera ! »

 

Si jamais ce verbe de la première conjugaison fut employé, c’est bien à partir de ce jour, et avec autant d’émotion dans l’Ancien que dans le Nouveau Monde ! L’article « il » ne semblait plus servir qu’à désigner le météore ! Quant au verbe, toute la question était de savoir, après avoir été tant employé au futur, quand on l’emploierait au présent, en attendant d’être employé au passé.

 

Certes, le délire des foules avait paru poussé à ses extrêmes limites, lorsque l’Observatoire de Boston déclara que le bolide, ou pour mieux préciser, son noyau, était d’or pur. Et pourtant, ce délire n’aurait pu être comparé à celui qui se manifesta sur tous les points de la terre, lorsqu’il fut acquis qu’il tomberait, ce prodigieux bolide. Quant à mettre en doute cette information télégraphiée en Europe, en Asie, en Amérique, câblée en Afrique, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Océanie, personne ne s’en avisa. D’ailleurs, les astronomes bostoniens, d’une juste et universelle renommée, eussent été incapables de commettre une telle erreur qui eût compromis la légitime célébrité de leur observatoire.

 

Aussi, le New York Herald eut-il toute raison de dire dans un numéro supplémentaire, qui fut répandu à profusion :

 

« Du moment que l’Observatoire de Boston s’est prononcé à cet égard, la question est jugée, et il est certain que le bolide tombera un jour ou l’autre. »

 

Évidemment, les lois de l’attraction terrestre ne pouvaient pas ne point avoir leur plein effet en cette occurrence. On ne tarda pas à reconnaître dans le monde astronomique que la diminution de vitesse du bolide était très sensible, et peut-être l’eût-on constatée plus tôt, si les intéressés y avaient pris garde. Mais, comme on dit, « ils avaient la tête ailleurs » ! Mesurer la grosseur du noyau, évaluer sa valeur, c’est à cela qu’ils s’étaient attachés au début, bien que les milliards du météore ne pussent être l’objet que d’une envie purement platonique. On ne pensait même pas que le bolide, puisqu’il se mouvait sur une trajectoire parfaitement déterminée, parfaitement régulière, dût jamais abandonner les zones atmosphériques pour tomber sur la terre Non, cent fois non !…

 

Et, de fait, M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson n’avaient jamais entrevu pareille éventualité. S’ils se montraient si ardents à réclamer la priorité de la découverte, ce n’était pas à cause de la valeur de ce bolide, de ses milliards dont personne n’aurait ni un sou, ni un penny, ni un cent ; c’était, on ne saurait trop le répéter, l’un pour attacher le nom de Forsyth, l’autre pour attacher le nom d’Hudelson à ce grand fait astronomique, en un mot pour la gloire, pour l’honneur.

 

Du reste, les deux rivaux devaient observer eux-mêmes que la vitesse du bolide allait diminuer d’une manière très visible. Son apparition à l’horizon du nord-est était retardée, comme aussi sa disparition à l’horizon du sud-ouest. Il mettait donc plus de temps à passer entre ces deux points au-dessus de Whaston. Peut-être M. Forsyth et M. Hudelson regrettèrent-ils de n’avoir pas été les premiers à faire cette constatation dont la priorité, cette fois, appartenait bien à l’observatoire de Boston.

 

Deux questions se posèrent alors, qui vinrent à l’esprit des gens les moins habitués à réfléchir, aux enfants comme aux hommes, aux femmes comme aux enfants… C’était un gigantesque point d’interrogation qui se dressait en face du monde :

 

Quand le bolide tombera-t-il ?…

 

Où le bolide tombera-t-il ?…

 

La réponse à la seconde question se faisait d’elle-même, sous la condition que le bolide continuât de suivre imperturbablement sa trajectoire du nord-est au sud-ouest. Sa chute ne pourrait donc se faire que sur un des points situés sous ladite trajectoire. Ceci était l’évidence même.

 

En ce qui concerne la première question, la réponse n’était pas aussi facile. Mais, des savants ne s’embarrassent pas de si peu, et de nouvelles, de fréquentes observations portant sur la décroissance de la vitesse, permettraient assurément de la résoudre.

 

Eh bien, dans ces circonstances, est-ce qu’une troisième question ne viendrait pas se joindre aux deux autres, et peut-être la moins aisée, puisque tant d’intérêts seraient en jeu, et sur un terrain où allaient se rencontrer, se heurter les passions de notre pauvre humanité ?…

 

À qui appartiendrait le bolide, après sa chute ?… À qui les trillions du noyau qu’entourait sa lumineuse auréole ?… Celle-ci aurait disparu, sans doute, et on n’avait que faire d’impalpables rayons qui ne peuvent se monnayer !… Mais le noyau serait là… et lui, on ne serait pas embarrassé de le convertir en monnaie sonnante, en espèces trébuchantes !…

 

Oui, à qui appartiendrait-il ?

 

À moi ! s’écria Dean Forsyth, lorsque cette question se présenta à son esprit, à moi qui, le premier, ai signalé sa présence sur un horizon terrestre, sur l’horizon de Whaston !…

 

– À moi ! s’écria également le docteur Hudelson, puisque je suis l’auteur de sa découverte !»

 

Et, dès cette nuit du 29 au 30 mai, tous deux le suivirent avec une plus furieuse attention encore, en hommes prêts à tout risquer pour lui mettre la main dessus !… Et il était toujours à une trentaine de kilomètres d’eux, enchaîné par l’attraction terrestre qui finirait par l’emporter… Et, pendant cette belle nuit, il brillait d’un éclat si vif, qu’étoiles et planètes pâlissaient devant son intense lumière, même Jupiter et Vénus, même Wega de la Lyre ou Altaïr de l’Aigle, même Sirius de la constellation du Grand Chien qui règne sans conteste sur tous les astres du firmament !

 

Eh bien, cet incomparable spectacle, les regards ne seraient plus en mesure de le contempler après la chute plus ou moins prochaine du météore ! N’importe ! on préférait qu’il tombât… On voulait l’avoir, et c’était bien la convoitise générale, excepté peut-être chez quelques philosophes revenus des vanités de ce bas monde, ou quelques sages parmi lesquels prenait place M. John Proth, l’honorable magistrat de Whaston.

 

Dans cette matinée du 30, il y eut grande affluence dans la salle d’audience de la Justice de Paix. Les trois quarts des curieux n’y avaient pu pénétrer. Refoulés dans la cour qui précède la maison, ce n’était pas sans envie qu’ils songeaient à ceux qui, plus favorisés, ou tout bonnement plus hâtifs, s’entassaient au prétoire. Assurément, si M. Proth ne s’y fut opposé avec toute l’énergie que peut mettre un amateur à protéger ses fleurs contre le piétinement public, ils auraient envahi le jardin. Mais il leur fut impossible d’enfoncer la porte derrière laquelle veillait la vieille Kate.

 

C’est que, à cette audience, étaient présents M. Dean Forsyth et M. Stanley Hudelson. Après s’être réciproquement cités devant le juge de paix pour établir leurs droits sur la priorité de la découverte du bolide et, subsidiairement, sur la propriété que cette priorité entraînait, les deux rivaux se trouvaient en face l’un de l’autre.

 

Ainsi, à l’extrême désespoir de Mrs Hudelson, de ses filles, de Francis Gordon et de la bonne Mitz, ce n’était pas seulement une question d’amour-propre, c’était en outre une question d’intérêt que le juge de paix aurait à régler, en admettant qu’il fût compétent en l’espèce. On le conçoit, un magistrat ne pourrait être que très embarrassé lorsqu’il aurait à se prononcer entre les deux justiciables. Aussi, fidèle à son mandat, tenterait-il de concilier les parties, et s’il y réussissait, ce n’est point exagéré de dire qu’il tiendrait le record de la conciliation dans les justices de paix d’Amérique !

 

Plusieurs affaires venaient d’être expédiées au commencement de cette audience, et les parties, qui étaient arrivées en se menaçant du poing, avaient quitté la salle bras dessus, bras dessous, à l’entière satisfaction de M. Proth. En serait-il ainsi des deux adversaires qui allaient se présenter devant lui ?… Il osait à peine l’espérer.

 

« L’affaire suivante ?… dit-il.

 

– Forsyth contre Hudelson, et Hudelson contre Forsyth, appela le greffier. C’était sous cette rubrique qu’elle avait été inscrite au rôle.

 

– Que ces Messieurs s’approchent », ajouta le juge, en se redressant sur son fauteuil.

 

Et chacun d’eux sortit du groupe de partisans qui lui faisait escorte. Ils étaient là, l’un près de l’autre, se toisant du regard, les yeux allumés, les mains crispées, deux canons chargés jusqu’à la gueule, et dont une étincelle suffirait à provoquer la double détonation.

 

« De quoi s’agit-il, Messieurs ? », demanda le juge Proth du ton d’un homme qui savait bien ce dont il s’agissait.

 

Ce fut M. Dean Forsyth qui prit le premier la parole, en disant :

 

« Je viens faire valoir mes droits…

 

– Et moi, les miens », répliqua aussitôt M. Hudelson en la lui coupant net.

 

Et, alors, commença un duo assourdissant. On peut être certain que les chanteurs n’y chantaient ni à la tierce ni à la sixte, mais contre toutes les règles de l’harmonie courante.

 

M. Proth intervint en frappant son bureau à coups précipités d’un couteau d’ivoire, comme fait de son archet un chef d’orchestre qui veut mettre fin à une cacophonie insupportable.

 

«  Expliquez-vous  l’un  après  l’autre,  Messieurs,  dit-il,  et  me  conformant  à  l’ordre alphabétique, je donne la parole à M. Forsyth, dont le nom commence par un F préalablement à M. Hudelson, dont le nom commence par un H.

 

Et qui sait si le docteur, en cette circonstance, ne regretta pas amèrement que son nom le mît à la huitième place dans l’alphabet au lieu de la sixième !…

 

Alors, M. Dean Forsyth, tandis que le docteur ne se contenait qu’au prix des plus grands efforts, expliqua son affaire.

 

Dans la nuit du 2 ou 3 avril, à onze heures trente-sept minutes vingt-deux secondes du soir, M. Dean Forsyth, en observation dans sa tour d’Elizabeth-street, avait aperçu un bolide au moment où il apparaissait sur l’horizon du nord-est. Il le suivit tout le temps qu’il fut visible et, dès le lendemain, à la première heure, il envoya un télégramme à l’Observatoire de Pittsburg, pour signaler sa découverte et prendre date pour sa priorité.

 

Il va de soi que le docteur Hudelson, lorsque ce fut son tour de parler, donna une explication identique en ce qui concernait l’apparition du météore observé de la tour de Morris-street et la dépêche expédiée, le lendemain, à l’Observatoire de Cincinnati. Et tout cela fut dit avec une telle conviction, une telle précision que l’auditoire, muet et palpitant, semblait ne plus respirer, en attendant la réponse que le magistrat allait faire devant des prétentions si nettement établies.

 

« C’est bien simple », dit M. Proth, en juge habitué à manier les balances de la justice, et qui d’un seul coup d’œil reconnaît si les plateaux sont exactement à la même hauteur.

 

Mais ces mots « c’est bien simple » provoquèrent un certain étonnement dans l’assistance. Ils ne paraissaient point répondre à la situation… Cela ne pouvait être « aussi simple que ça » !

 

Toutefois, dans la bouche de M. Proth, ces quelques mots avaient une importance considérable. On n’ignorait pas la justesse de ses appréciations, la sûreté de son jugement. Aussi l’auditoire, non sans impatience, attendait-il qu’il s’expliquât.

 

L’attente ne fut pas longue, et voici, textuellement, en employant la force des « considérant » comme s’il s’agissait d’une sentence juridique :

 

« Considérant, d’une part, que M. Dean Forsyth déclare avoir découvert dans la nuit du 2 au 3 avril un bolide qui traversait l’atmosphère au-dessus de Whaston, à onze heures trente-sept minutes et vingt-deux secondes du soir.

 

« Considérant, d’autre part, que M. Stanley Hudelson déclare avoir signalé la présence du même bolide à la même heure, à la même minute et à la même seconde…

 

– Oui ! oui !… s’écrièrent les partisans du docteur, agitant frénétiquement la main.

 

– Non ! non !… ripostèrent les partisans de M. Forsyth en frappant le parquet du pied.

 

Et lorsqu’eut pris fin ce brouhaha qui ne provoqua chez M. Proth aucune marque d’impatience, il reprit en ces termes :

 

« Mais, considérant que toute l’affaire repose sur une question de seconde, de minute et d’heure, question que l’on peut regarder comme étant purement astronomique, et qui échappe à notre compétence purement juridique : « Par ces motifs, nous nous déclarons incompétent en l’espèce. »

 

Il est certain que le magistrat ne pouvait répondre d’autre façon. Et, comme il semblait bien que ni l’un ni l’autre des adversaires ne saurait apporter une preuve absolue de ce qu’il avançait en ce qui concernait l’instant précis auquel il assurait avoir aperçu le météore, il paraissait aussi que leur réclamation devait en rester là, et qu’ils n’avaient plus qu’à s’en aller dos à dos, et, dans cette attitude, il n’y aurait point à craindre qu’ils se portassent à des actes de violence l’un envers l’autre.

 

Mais ni leurs partisans ni eux-mêmes n’entendaient que l’affaire finît de la sorte, et si M. Proth avait pu espérer que, faute d’obtenir une conciliation, il s’en tirerait par une déclaration d’incompétence, cet espoir ne parut point devoir se réaliser. En effet, après l’unanime murmure qui accueillit son jugement, une voix s’éleva, et c’était celle de M. Forsyth. « Je demande la parole, dit-il.

 

– Je la demande aussi, ajouta le docteur.

 

– Bien que je n’aie point à revenir sur ma sentence, répondit le magistrat de ce ton aimable qu’il n’abandonnait jamais, même dans les circonstances les plus graves, bien que cette question, je le répète, échappe à la compétence d’un juge de paix, j’accorde volontiers la parole à M. Dean Forsyth et au docteur Hudelson, à la condition qu’ils consentiront à ne la prendre que l’un après l’autre. »

 

C’était peut-être trop demander à ces deux rivaux de se céder, même sur ce point. Ils répondirent donc ensemble avec la même volubilité, avec la même véhémence de langage, celui-ci ne voulant pas être en retard d’un mot ni d’une syllabe sur celui-là.

 

M. Proth sentit que le plus sage serait de les laisser aller, à moins de lever l’audience, ce qui lui eût paru inconvenant pour ces deux personnages honorables après tout, et au premier rang dans la société whastonienne. Toutefois, il parvint à comprendre le sens de leur nouvelle argumentation : c’est qu’il ne s’agissait plus d’une question astronomique, mais d’une question d’intérêt, d’une revendication de propriété.

 

En un mot, puisque le bolide devait finir par tomber, il tomberait, et, dans ce cas, à qui appartiendrait-il ?… Serait-ce à M. Dean Forsyth… Serait-ce au docteur Hudelson ?…

 

« À M. Forsyth ! s’écrièrent les partisans de la tour.

 

– Au docteur Hudelson ! », s’écrièrent les partisans du donjon.

 

M. Proth, dont la bonne figure s’éclairait d’un charmant sourire de philosophe, réclama le silence d’un geste aimable, et son attitude indiquait bien qu’il n’éprouverait aucun embarras à répondre.

 

Le silence se rétablit, et, assurément, il n’avait pas été plus complet, ce jour du neuvième siècle avant l’ère chrétienne où le roi Salomon prononça son célèbre jugement entre les deux mères.

 

« Messieurs, dit-il, la première question que vous m’avez soumise était une question de priorité à propos d’une découverte astronomique… Il y avait là un honneur engagé, et qui, selon vous, ne portait pas un partage possible… Soit… Mais maintenant, c’est sur la propriété du bolide que la discussion s’engage, et, à ce sujet, si je n’ai pas les éléments nécessaires pour rendre un jugement motivé, je crois cependant pouvoir vous donner un conseil…

 

– Lequel ?… s’écria M. Forsyth.

 

– Lequel ?… s’écria M. Hudelson.

 

– Le voici, dit M. Proth. Dans le cas où le bolide viendrait à tomber…

 

– Il tombera… répétèrent à l’envi les partisans de M. Dean Forsyth.

 

– Il tombera, répétèrent également les partisans de M. Stanley Hudelson.

 

–  Soit, encore, répondit le magistrat avec une condescendante politesse dont la magistrature ne donne pas toujours l’exemple, même en Amérique.

 

Et, avec un regard bienveillant qu’il adressa à ses deux justiciables :

 

– Dans ce cas, reprit-il, comme il s’agirait d’un bolide ayant une valeur de trois trillions neuf cent sept milliards, je vous engagerais à partager…

 

– Jamais… jamais !

 

Ce fut ce mot si profondément négatif qui éclata de toutes parts… Jamais ni M. Forsyth ni M. Hudelson ne consentiraient à un partage !… Sans doute, cela leur eût fait près de deux trillions à chacun ; mais il n’y a pas de trillions qui tiennent devant une question d’amour-propre, même au pays des Vanderbilt, des Astor, des Gould et des Morgan… Céder, c’eût été de la part de M. Forsyth convenir que la gloire de la découverte revenait au docteur, et de la part du docteur que cette gloire revenait à M. Dean Forsyth.

 

Avec sa connaissance des choses humaines, M. Proth ne fut pas autrement surpris que son conseil, si sage qu’il fût, eût contre lui l’unanimité de l’assistance. Il ne se déconcerta pas, et, cette fois, comme le tumulte prit des proportions plus considérables, comme il comprit que son influence serait nulle, il se leva de son fauteuil : l’audience était terminée.

 

Mais voici que le silence se rétablit soudain, comme si tout l’auditoire avait ce sentiment que quelqu’un allait dire quelque chose.

 

C’est ce qui arriva, et ces paroles furent alors prononcées par un quelconque des auditeurs entassés dans le prétoire :

 

« Monsieur le juge entend-il que l’affaire soit remise à une autre date pour être jugée définitivement ?… »

 

C’était là un point sur lequel la curiosité publique voulait évidemment être fixée. Le magistrat se rassit et fit cette très simple réponse :

 

« J’avais eu l’espoir de concilier les parties touchant la question de propriété en les amenant sur le terrain du partage… Elles s’y sont refusées…

 

– Et persisteront dans leur refus ! », s’écrièrent M. Dean Forsyth et M. Stanley Hudelson, qui employèrent précisément les mêmes mots dans cette réponse qui sembla sortir du pavillon d’un appareil phonographique.

 

M. Proth, après un instant de silence, dit :

 

« L’affaire est remise pour qu’il soit statué sur cette question de propriété du bolide en discussion… jusqu’au jour où il sera tombé sur le sol terrestre…

 

– Et pourquoi attendre sa chute ? demanda M. Forsyth qui ne voulait pas de ce délai.

 

– Oui… Pourquoi ? », appuya le docteur, qui entendait que le différend fût réglé sans retard.

 

M. Proth s’était relevé de nouveau, et d’une voix dans laquelle perçait une certaine ironie, il fit la déclaration suivante :

 

« Parce que ce jour-là, très probablement, il se présentera un troisième intéressé qui réclamera sa part des trillions météoriques…

 

– Lequel ?… lequel ?… fut-il demandé de tous les coins de la salle, car l’assistance devenait de plus en plus houleuse.

 

– Le pays sur lequel s’effectuera la chute, et qui ne manquera pas de faire valoir ses droits, comme propriétaire du sol ! »

 

Ce qu’il aurait pu ajouter, ce digne magistrat, c’étaient qu’elles seraient grandes les chances que le bolide, tombant dans la mer, n’appartînt à personne et que Neptune le gardât éternellement dans la profondeur de ses abîmes…

 

L’auditoire était resté sous l’impression des dernières paroles prononcées par M. Proth qui avait définitivement quitté son siège. Cette possibilité qu’un troisième intéressé vînt réclamer sa part du trésor aérien devenu trésor terrestre calmerait-elle les ardeurs des deux rivaux et de leurs partisans ?… Peut-être, à la réflexion, et avec le temps, car il fallait tenir compte de cette éventualité. Mais, en ce moment dans la surexcitation des esprits, on ne songea point à s’y arrêter. On ne vit que l’affaire Forsyth-Hudelson, qui, en somme, restait sans solution. Comment, le jugement remis à la chute du bolide !… Mais quand se produirait-elle ? Dans un mois, dans un an, dans un siècle ?… Le savait-on, et le saurait-on… Non ! On aurait voulu que la justice se prononçât immédiatement entre les deux adversaires, et ce fut comme une déception peu propre à calmer les passions du public !

 

Aussi, lorsque tout ce monde fut dehors, deux groupes se formèrent-ils sur la place, et auxquels se joignirent les curieux qui n’avaient pu trouver place dans la salle d’audience. Et ce fut un beau tumulte, cris, provocations, menaces, et probablement voies de fait auxquelles se seraient portés ces enragés. Assurément les partisans de M. Dean Forsyth ne demandaient qu’à lyncher M. Hudelson, et les partisans de M. Hudelson n’eussent pas hésité à lyncher M. Forsyth, ce qui eût été la façon ultra-américaine de terminer l’affaire.

 

Très heureusement, les autorités avaient pris leurs précautions en vue d’excès non moins possibles que regrettables. De nombreux policemen gardaient la place de la Constitution. Au moment précis où les deux partis se jetaient l’un sur l’autre, ils intervinrent avec autant de résolution que d’opportunité, et séparèrent les combattants.

 

Mais ce qu’ils ne purent faire, ce fut d’empêcher M. Forsyth et M. Hudelson de s’avancer l’un vers l’autre. Et alors le premier de dire :

 

« Je vous tiens, Monsieur, pour un misérable, et soyez sûr que jamais le neveu de M. Forsyth n’épousera la fille d’un Hudelson…

 

– Et moi, répliqua le docteur, je vous tiens pour un malhonnête homme, et jamais la fille du docteur Hudelson n’épousera le neveu d’un Forsyth ! … »

 

C’était le scandale redouté, c’était la rupture complète, irrémédiable, entre les deux familles…

 

Et, pendant ce temps, M. Proth, se promenant entre ses plates-bandes, disait à la bonne Kate :

 

« Tout ce que je désire, c’est que ce diable de bolide ne tombe pas dans mon jardin, où il écraserait mes fleurs ! »

 

CHAPITRE XIII

Dans lequel on voit surgir le troisième réclamant dont le juge de paix Proth a prédit l’apparition, et qui entend faire valoir ses droits de propriétaire.

 

Mieux vaut renoncer à peindre la profonde douleur que ressentit la famille Hudelson. Elle ne fut égalée que par le désespoir auquel s’abandonna Francis Gordon. Assurément, ce digne homme n’aurait pas hésité à rompre avec son oncle, à se passer de son agrément, à braver sa colère et ses inévitables conséquences. Mais ce qu’il pouvait contre M. Dean Forsyth, il ne le pouvait pas contre M. Hudelson. Du moment que le docteur s’opposait au mariage de sa fille avec Francis Gordon, celui-ci devrait abandonner toute espérance d’épouser Jenny. En vain Mrs Hudelson essaya-t-elle d’obtenir le consentement de son mari, en vain tenta-t-elle de le faire revenir sur sa décision, ni ses supplications ni ses reproches ne purent fléchir l’entêté docteur. Loo, la petite Loo elle-même, se vit impitoyablement repoussée. Ses prières, ses cajoleries, ses larmes mêmes furent impuissantes.

 

« Non… non… répétait M. Hudelson, jamais aucun lien n’existera entre ma famille et la famille de l’homme qui, non content de me voler mon bolide, m’a publiquement traité de misérable ! »

 

Il est vrai, c’était la qualification de malhonnête homme qu’il avait lancée, lui, à la tête de M. Forsyth, et ils étaient, comme on dit, à deux de jeu.

 

Quant à la vieille Mitz, elle se contenta d’apostropher son maître en ces termes : « Monsieur Forsyth, vous n’avez pas de cœur ! »

 

En tous les cas, M. Forsyth avait des yeux, et, comme la nuit se faisait au-dessus de Whaston, il alla les appliquer successivement à l’oculaire de son télescope pour guetter l’apparition du météore et constater qu’il continuait à retarder un peu plus que la veille.

 

Mais elle passerait, comme à l’habitude, d’un horizon à l’autre, la sphère d’or, et des myriades de regards purent l’apercevoir au milieu de son éclatante splendeur.

 

Puis, la nuit s’acheva, le soleil reparut, et, les cloches, qui devaient tinter, ce jour-là, pour le mariage de Francis Gordon et de Jenny Hudelson, demeurèrent muettes dans le clocher de Saint-Andrew.

 

Cependant, la vitesse du bolide diminuait graduellement suivant une loi de mécanique dont les effets allaient être déterminés avec précision par les astronomes des divers observatoires. Une des conséquences de cette diminution était que le météore se rapprochait de la terre, sur laquelle il tomberait lorsque l’attraction l’emporterait sur cette vitesse décroissante. La distance de quarante kilomètres, à laquelle il se trouvait lors de son apparition, ne se chiffrait déjà plus que par une trentaine, réduite d’un quart. Aussi, comme il restait plus longtemps visible entre son lever et son coucher, cela eût permis de l’observer dans des conditions très favorables. Par malheur, les vents d’est régnaient alors, et le ciel se chargeait lourdement des vapeurs apportées de l’Atlantique. À travers l’épaisse couche des nuages, on ne percevait le passage du bolide que difficilement. D’ailleurs, conséquence du retard que subissait son mouvement de translation, ce n’était plus seulement la nuit, mais aussi le jour, à différentes heures, qu’il suivait son orbite du nord-est au sud-ouest, et les observations devenaient de moins en moins faciles. Il était constaté, d’ailleurs, que cette trajectoire n’avait éprouvé aucune modification et se maintenait imperturbablement dans sa direction première.

 

Du reste, la nécessité ne s’imposait plus de suivre la marche du bolide avec les télescopes ou les lunettes. D’après les relevés déjà obtenus et vérifiés avec une extrême précision, le calcul donnerait tous les résultats attendus – et avec quelle impatience ! – par la curiosité publique. Les intéressés – et quels ils étaient plus spécialement, on va le savoir – les intéressés ne tarderaient pas à être fixés sur ces deux questions :

 

1° Quand tombera le bolide ?…

 

2° Où tombera le bolide ?…

 

À la première, une note parue dans les journaux, et qui émanait de l’Observatoire de Boston, indiqua que la chute s’effectuerait entre le 15 et le 25 juillet.

 

À la seconde question, les observations ne permettaient pas encore de répondre de manière à satisfaire lesdits intéressés.

 

Quoi qu’il en soit, le grand événement ne se produirait pas avant six semaines au plus tôt, et huit au plus tard. Tout un mois et demi s’écoulerait jusqu’au jour mémorable où le globe terrestre serait définitivement atteint par ce boulet d’or que l’Auteur de toutes choses lui avait lancé à travers l’espace.

 

Et, comme le disait cet irrespectueux Punch dans ses entrefilets ironiques : « Qu’il en soit remercié le Céleste artilleur qui nous l’a envoyé !… Aussi bien aurait-il pu viser Jupiter, Saturne, Neptune, ou n’importe quel autre astre de notre système planétaire !… Mais non, c’est notre honorée Cybèle, à laquelle il a réservé cette divine faveur, à l’antique fille du Ciel et femme de Saturne, à la Bonne Déesse qu’il a voulu faire ce cadeau princier de quatre mille milliards ! »

 

C’était, d’ailleurs, la possession de ces quelques trillions qui surexcitait toutes les convoitises, et, ainsi que l’avait prédit M. Proth, les prétentions des intéressés ne tardèrent pas à se faire jour contre celles des deux premiers découvreurs du bolide, et par intéressés, il faut entendre les divers États situés sous la trajectoire et sur lesquels, l’un ou l’autre, devait nécessairement s’effectuer la chute.

 

Voici quels étaient ces pays, si favorisés, au-dessus desquels se déplaçait le météore : États-Unis, Nicaragua, Costa-Rica, îles Galapagos, Terres de l’Antarctique, Indes orientales, Afghanistan, contrée des Khirgiz, Russie d’Europe, Norvège, Laponie, Groenland, Labrador, Nouvelle-Bretagne.

 

On le voit, d’après cette première nomenclature, l’Europe, l’Asie, l’Amérique, devaient seules figurer dans ce concours : l’Amérique par le Groenland, le Labrador, la Nouvelle-Bretagne, les États-Unis, le Nicaragua et Costa-Rica ; l’Asie par les Indes orientales, l’Afghanistan et la contrée des Kirghiz ; l’Europe par la Norvège et la Russie septentrionale. À la surface de l’immense Pacifique, un unique archipel voyait le bolide passer à son zénith : c’était le petit groupe des Galapagos par 92 ° de longitude ouest et 1, 40 ° de latitude sud. Dans l’océan Glacial antarctique, c’était au-dessus de la vaste région polaire, si peu connue encore, qu’il traçait son lumineux sillage, et dans l’océan Glacial arctique, au-dessus des terres qui avoisinent le pôle Nord.

 

Ce tableau montre que les intéressés étaient les Américains du Nord avec les États-Unis, les Américains du centre avec le Nicaragua et Costa-Rica, les Anglais avec les Indes et la Nouvelle-Bretagne, les Asiatiques avec l’Afghanistan, les Russes avec le territoire des Kirghiz et la Russie septentrionale, les Danois avec le Groenland, les Norvégiens avec les îles Loffoden.

 

Le chiffre des prétendants s’élevait donc à sept, et, dès le début, ils parurent bien décidés à faire valoir leurs droits. Et, qu’on ne s’en étonne pas, puisque les États favorisés n’étaient rien moins que l’Amérique, l’Angleterre, la Russie, le Danemark, la Norvège et l’Afghanistan. En présence de ces puissants royaumes, M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson pouvaient-ils espérer que leurs réclamations seraient admises ? À supposer que la priorité de la découverte fût accordée, soit à l’un, soit à l’autre, soit à tous deux, s’ensuivrait-il qu’ils dussent avoir leur part du gâteau d’or ?… Il n’en était pas de ce bolide comme d’un trésor, qui appartient pour une certaine portion à celui qui l’a trouvé, et pour la plus importante, au propriétaire du champ dans lequel il est tombé. Qu’importait que M. Forsyth et M. Hudelson eussent été les premiers à signaler la présence du bolide sur l’horizon de Whaston ? Est-ce qu’il n’aurait pas été aperçu tôt ou tard ? Et, d’ailleurs, vu ou non, sa chute serait arrivée quand même. Ni M. Forsyth, ni le docteur, ni personne n’y auraient été pour rien.

 

Cette thèse fut nettement établie dans une consultation juridique que publièrent les divers journaux. Aussi que l’on juge de la colère des deux rivaux, à voir qu’on ne leur reconnaissait aucun droit sur les trillions aériens. Et qui sait si cette communauté d’infortune, de déceptions, ne serait pas de nature à réconcilier les deux familles, à rapprocher le donjon et la tour ?…

 

Quoi qu’il en soit, s’il n’avait pas été possible d’amener M. Forsyth et M. Hudelson à se partager le bolide, peut-être les pays situés sous sa trajectoire se montreraient-ils plus raisonnables. En effet, une transaction, ou plutôt une convention, qui leur attribuerait à chacun, soit part égale de la sphère d’or, soit part proportionnée à leur étendue, leur assurerait une somme énorme, suffisante pour équilibrer les budgets ou même pour faire face à toutes les dépenses de l’avenir.

 

Aussi, dans un très court délai, une Commission internationale fut-elle nommée, dont la mission serait de défendre les intérêts de chacun des États qui, par leur situation géographique, pouvaient recevoir le précieux météore.

 

Les commissaires furent pour les États-Unis M. Newell Harvey, de Boston, pour l’Angleterre M. Whiting, de Montréal, pour la Russie M. Saratof, de Riga, pour la Norvège M. Lieblin, de Christiania, pour le Danemark M. de Schack, de Copenhague, pour l’Afghanistan M. Oullah, appartenant à la famille de l’émir, pour le Nicaragua M. Truxillo, de San Leon, pour Costa-Rica M. Valdejo, de San Jose.

 

Qu’on ne soit pas surpris si les vastes régions du continent polaire antarctique n’envoyèrent point de représentants à cette Commission internationale : cela tenait à ce qu’elles n’étaient point habitées et ne le seront jamais. Si, par hasard, le bolide venait à y choir, cela finirait par être su, et les expéditions ne manqueraient point, qui partiraient soit de la Terre Clary, soit de la Terre Louis-Philippe à la conquête du globe d’or ! Et cela amènerait plus sûrement la découverte du pôle Sud que la passion géographique des héroïques découvreurs !

 

On se demandait si les îles Galapagos, riches en tortues de grande espèce, Albermale, Chatam, Norfolk et autres, seraient représentées dans cette Commission… Oui, et tout naturellement, puisqu’elles ont été acquises par les États-Unis en 1884 au prix de quinze millions de francs. Elles n’occupent d’ailleurs qu’une superficie de cent quarante-sept myriamètres carrés sur quatre degrés de l’océan équinoxial. Les chances que le bolide vînt y prendre contact étaient donc fort restreintes. Mais si ce coup de fortune se produisait, quels regrets pour la république de l’Équateur d’avoir vendu ce groupe ! Il est vrai, combien plus grandes les chances des États-Unis dans la partie occupée par la Virginie, la Caroline du Sud, la Géorgie et la Floride ; pour l’Angleterre, avec les longues plaines du Canada, voisines de l’estuaire du Saint-Laurent, Ceylan de l’Inde et le Labrador de la Nouvelle-Bretagne ; pour la Russie avec le pays des Kirghiz ; pour le Danemark avec cette vaste région du Groenland ; pour l’Afghanistan avec ces immenses steppes qui se développent sur une étendues de (   ) degrés.

 

Évidemment, la Norvège, à peine croisée par la trajectoire, avec une mince portion de son littoral ouest et le groupe des Loffoden, n’était pas favorisée par rapport aux autres États ; mais elle n’avait pas voulu que ses droits fussent négligés, et son représentant prit place parmi les membres de la Commission internationale.

 

C’est à la date du 17 juin, à New York, que se réunit cette Commission. Les membres d’origine anglaise, danoise, norvégienne, nicaraguayenne et costaricienne s’embarquèrent sur les plus rapides steamers afin de se trouver au rendez-vous le jour dit. Le commissaire qui dut faire extrême diligence fut celui qu’envoya l’émir de l’Afghanistan. Servi par les circonstances, il put s’embarquer sur un paquebot français à X… et gagner Suez. De là, les Messageries le transportèrent à Marseille ; puis, ayant traversé la France, il franchit l’Atlantique sur un steamer allemand, et débarqua à New York en temps voulu.

 

À partir du 17 juin, la Commission internationale tint séance sept fois par semaine. Il n’y avait pas un jour à perdre. Le dénouement de cette affaire, sans exemple dans les fastes astronomiques, était peut-être plus prochain qu’on ne l’avait cru tout d’abord. Il n’était pas douteux que la vitesse du météore décroissait graduellement, en même temps que diminuait la distance qui le séparait de la terre. Les journaux spéciaux donnaient quotidiennement les chiffres de cette distance et de cette vitesse, et il n’était pas impossible que le calcul indiquât à quelques degrés près sur quel pays s’effectuerait la chute.

 

Du moment que des Américains, des Anglais, des Norvégiens, des Danois, et même des Afghans discutent des intérêts de cette importance, on ne saurait s’étonner si les discussions sont animées de part et d’autre. Il semblait que les divers États eussent fait acte de sagesse en n’imitant point M. Forsyth et le docteur Hudelson, qui s’étaient refusés à partager l’énorme trésor, oui, évidemment, et c’est bien à quoi tendirent au début les commissaires, conformément aux prétentions émises par chaque pays.

 

Mais s’ils se rencontrèrent sur le terrain du partage, l’entente parut bien difficile sur les attributions proportionnelles. Et, en effet, suivant l’étendue de sol au-dessous de la trajectoire, les chances étaient plus ou moins grandes. Aussi les commissaires se disputèrent-ils, le compas à la main, et on peut se demander si ledit compas, après avoir été un instrument de mesure, n’allait pas devenir une arme meurtrière.

 

Cependant, plus les séances se succédaient, et moins les délégués marchaient vers un accord commun. M. Harvey, des États-Unis, se montrait particulièrement intraitable à défendre ses intérêts, ayant bien soin d’insister sur ce que l’archipel des Galapagos faisait partie du domaine de la République fédérale.

 

« Et, ne cessait-il de répéter – ce qui était vrai, en somme – c’est qu’à la surface du Pacifique, il n’y avait que ce groupe sur lequel put choir le bolide.

 

M. Whiting, le délégué du gouvernement de la Grande-Bretagne, apportait dans ces discussions une morgue de grand seigneur, tout en ne voulant consentir à aucune concession. Oui ! il se posait presque en dédaigneux représentant d’un pays qui ne court même pas après des trillions ; mais, malgré ce dédain, il ne cédait pas la moindre parcelle de ses prétentions fondées sur cette circonstance que la trajectoire passait par deux fois au-dessus des possessions du Royaume-Uni : dans l’Ancien Continent, sur certaines régions de l’Inde, dans le Nouveau, sur un long morceau du Canada et du Labrador.

 

Mais cet Anglais trouva à qui parler en la personne de M. Saratof qui jetait à la tête de ses collègues le vaste pays des Kirghiz, dépendant du gouvernement moscovite.

 

Il est vrai que par la bouche de M. Oullah, l’Afghanistan lui répondait que le royaume de l’émir, comme étendue, valait bien le pays des Kirghiz. Et, avec quelle violence parlait cet Asiatique, interrompait, affirmait, démentait, on ne saurait s’en faire une idée ! Cela tenait sans doute à ce que non seulement ce royaume de l’Asie centrale avait grand besoin d’argent, mais aussi à ce qu’un tant pour cent était réservé audit Oullah dans l’affaire du bolide.

 

Cependant, il se trouvait dans cette Commission un délégué plus modeste. C’était M. Lieblin qui représentait la Norvège. En effet, cet État ne tablait guère que sur ses Loffoden et un petit segment de la Laponie, et ses chances ne pouvaient être que fort restreintes. Aussi tous ses efforts tendaient-ils à ce que chaque État, quel que fût le champ de chute offert au météore, eût part égale dans le partage. Mais il ne tarda pas à comprendre que l’Angleterre, la Russie, les États-Unis n’acquiesceraient jamais à cette proposition, et il s’en montrait fort chagriné dans l’intérêt de l’ « Ancien Royaume du Nord ».

 

M. Lieblin rencontra d’ailleurs un compétiteur des plus acharnés en M. de Schack. Le représentant du gouvernement danois étalait sous les yeux de la Commission tout son Groenland au-dessus duquel l’orbite se décrivait du nord-est au sud-ouest. Il prétendait avoir des raisons de croire – lesquelles, il ne les faisait point connaître – que la chute se produirait en terre groenlandaise. Ce n’est donc pas M. de Schack qui eût jamais consenti à un partage inégal à son préjudice. Il n’aurait pas fallu le pousser très vivement pour qu’il se dît en droit de réclamer la plus grosse somme des quatre mille milliards, ce qui eût permis aux Danois de ne plus jamais payer aucun impôt dans leur bienheureux royaume.

 

Étant donné leurs intérêts, les commissaires parviendraient-ils à s’entendre ?… Les grands États ne feraient-ils pas la loi aux petits ?… Les premiers ne prétendraient-ils pas être avantagés, ce qui semblait assez juste, d’ailleurs ?… Ou, pour éviter toute contestation, toute difficulté, ne déciderait-on pas que les trillions seraient distribués en parts égales et leur somme divisée entre huit, ce qui donnerait encore le joli chiffre de cinq cents milliards pour chacun ?…

 

Eh bien, non ! il fallait compter avec l’avidité humaine si follement surexcitée en cette circonstance. Les séances devinrent de plus en plus orageuses. Il y eut lieu de penser que ces discussions dégénéraient en affaires personnelles. Des provocations furent échangées entre M. Newell Harvey, de Boston, et M. Valdejo, de Costa-Rica. Très heureusement, elles n’eurent pas de suites, et cette chasse au météore se terminerait sans effusion de sang.

 

Inutile de noter que les journaux des divers pays, aussi bien de ceux qui étaient directement intéressés à l’affaire que de ceux qui ne l’étaient pas, ne cessaient de combattre pour ou contre à coups d’articles. Mais la question n’avançait point, et on se demandait si le bolide ne serait pas tombé avant qu’elle ne fût résolue…

 

Et, ce qui la résoudrait d’une façon définitive, ce qui mettrait fin aux compétitions, ce serait que la chute se fit en pleine mer. Or, les chances n’étaient-elles pas pour qu’il en fût ainsi ?… Ce que l’Amérique, l’Europe, l’Asie, lui offraient, pouvait-il être comparé à l’aire immense du Pacifique, de l’océan Indien, des mers Arctique et Antarctique ?… n’était-il pas infiniment profitable que la boule d’or s’y précipiterait et serait à jamais engloutie dans les profondeurs neptuniennes ?…

 

Il faut l’avouer, du reste, l’immense majorité du public rejetait une pareille éventualité. Non ! on se refusait à la croire possible ! Quoi ! ce bloc du précieux métal, cette sphère d’un rayon de vingt-cinq mètres, irait se perdre dans les abîmes d’où aucun effort humain ne parviendrait à la retirer ?… Tant de milliards n’auraient paru sur les horizons que pour disparaître en suivant une nouvelle orbite à travers l’espace !… Non ! cent fois non, et la terre entière aurait protesté par la bouche de ses quinze cents millions d’habitants ! …

 

Au surplus, la Commission internationale ne songea jamais à envisager cette éventualité. Pour elle, le bolide serait un jour partie – et cela ne tarderait pas – du trésor terrestre. La seule question était de décider à qui il appartiendrait, quel serait l’État dans la poche duquel un heureux coup de fortune l’introduirait…

 

Et, en vérité, ainsi que le fit observer l’Économiste français, ne serait-il pas plus simple, plus juste aussi, que cette aubaine profitât à tout le monde, et non à un seul pays ?… qu’elle fût partagée entre chaque État du Nouveau ou de l’Ancien Continent proportionnellement au chiffre de sa population ?…

 

Comme vous l’imaginez aisément, l’Amérique, l’Angleterre, la Russie, la Norvège, le Danemark, l’Afghanistan, le Nicaragua, Costa-Rica, haussèrent les épaules, s’il est permis d’employer cette expression. Si la France faisait cette proposition qu’eussent volontiers appuyée l’Allemagne, l’Italie, en un mot, les autres royaumes ou républiques, c’est qu’ils ne voyaient point le bolide passer à leur zénith et ne seraient, en aucun cas, enrichis par sa chute. Cette proposition n’avait donc pas chance d’être admise, et elle ne le fut pas.

 

Bref, après dix jours de discussions qui ne purent aboutir, la Commission internationale se sépara sur une séance qui nécessita l’intervention de la police de Boston. Il arriva donc que la question fut tranchée de la façon la plus naturelle, et qui sait si ce n’était pas la meilleure ?…

 

Puisque les délégués n’avaient pu s’entendre sur un partage, soit égal, soit proportionnel, le bolide appartiendrait à celui des pays sur lequel il finirait par tomber.

 

Cette décision, si elle ne satisfaisait pas les intéressés, fut acceptée avec empressement par tous les États qui n’avaient aucun intérêt dans l’affaire, et combien cela est humain ! En somme, ladite affaire ne serait plus qu’une loterie, ayant un seul lot d’une valeur invraisemblable, une loterie qui se tirerait entre les États-Unis, l’Angleterre, la Russie, le Danemark, la Norvège, l’Afghanistan, le Nicaragua, Costa-Rica… Tant mieux pour qui aurait le bon numéro.

 

Quant aux droits de M. Dean Forsyth et de M. Stanley Hudelson, on ne s’en occupa même pas, et Dieu sait s’ils avaient réclamé près de la Commission internationale, s’ils s’étaient efforcés d’être entendus par elle. Ils avaient fait le voyage de Boston en pure perte. Ils furent éconduits comme de misérables intrus. Que prétendaient-ils, s’il vous plaît ? Ils avaient été les premiers à signaler l’arrivée du météore dans la zone d’attraction terrestre… Et puis après ?… Était-ce eux qui l’y avaient attiré ?… Est-ce qu’il n’y serait pas venu quand même ?…

 

On juge de leur fureur quand ils revinrent à Whaston, fureur plus violente envers la Commission que celle qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre !

 

« Nous réclamerons… nous réclamerons… nous ne cesserons de réclamer tant qu’il nous restera une goutte de sang dans les veines ! », répétaient-ils à leurs partisans.

 

Eh bien, ils n’avaient qu’à attendre, et c’est au pays favorisé qu’ils adresseraient leur réclamation ! Et qui sait si, après un tel coup de fortune, ce pays ne consentirait pas à abandonner quelques milliards à M. Forsyth et au docteur Hudelson ?…

 

En ce qui concerne leurs familles, elles ne songeaient même point à les plaindre, elles souffraient trop de cette rupture dont ils étaient les seuls auteurs. Francis Gordon se désespérait, Jenny dépérissait et Mrs Hudelson ne pouvait la consoler. Elle ne voyait plus son fiancé, si ce n’est alors qu’il passait dans Morris-street. Devant les ordres formels du docteur, il avait dû renoncer à ses visites.

 

Quant aux malédictions de miss Loo et de la vieille Mitz, c’est au bolide qu’elles s’adressaient maintenant, au bolide qui continuait à se rapprocher de la terre par suite de sa marche décroissante. Et, ce qu’elles lui souhaitaient toutes deux, c’était bien qu’il disparût au plus profond des mers. Peut-être les deux rivaux, n’ayant plus rien à réclamer ni à propos de la découverte d’un astéroïde anéanti ni à propos de milliards engloutis, finiraient-ils par oublier leurs haines personnelles…

 

Et, en vérité, ce que désiraient la fillette et la vieille servante, n’était-ce pas ce qu’il y avait de plus désirable et dans l’intérêt général ? Le Punch ne le fit-il pas voir dans un article ironique, où il prouva que la possession du bolide, au lieu d’enrichir, appauvrirait le monde entier ?…

 

« Tombe, superbe astéroïde, s’écriait un de ses rédacteurs, tombe, et une grêle que les nuages déverseraient sur notre globe pendant des mois, pendant des années, sans intermittence, ne nous ferait pas plus de mal. Tombe, et c’est l’universel appauvrissement, la ruine générale qui s’y précipiterait avec toi ! Est-ce que déjà la production de l’or ne s’accroît pas chaque année dans une proportion inquiétante ?… Est-ce que de 1890 à 1898, elle n’est pas montée de six cents à quinze cents millions ?… Et pourtant, la bijouterie et les arts n’en emploient annuellement que pour une somme de trois cent soixante millions, et l’usure des pièces n’est pas évaluée à plus de cent quatre-vingts !… À ne prendre que la fortune immobilière et mobilière de l’Europe, on estime qu’elle atteint, au plus, onze cent soixante quinze milliards de francs, et le capital mobilier ne dépasse pas cinq cents milliards, soit pour l’Angleterre deux cent quatre-vingt-quinze, pour la France deux cent quarante-sept, pour l’Allemagne deux cent un, pour la Russie cent soixante, pour l’Autriche cent trois, pour l’Italie soixante-dix-neuf, pour la Belgique vingt-cinq, pour la Hollande vingt-deux ! Pour le Nouveau Continent, l’évaluation n’a pu être faite, mais admettons que sa fortune vaille la moitié de l’Ancien, le total ne donnerait que seize cents milliards ! Eh bien, comparez ce chiffre à celui que représente la valeur du bolide, c’est-à-dire quatre mille milliards… Vous verrez quel en sera le résultat environ trois fois plus d’or qu’il n’y en a d’extrait sur la terre… Et il ne vaudra pas le (   ) de ce qu’il vaut aujourd’hui !… Alors toutes les conditions financières seront modifiées !… Tombe, tombe donc, déplorable météore, et les propriétaires de mines, en Californie comme en Australie, au Transvaal comme au Klondike, mourront de faim sur le seuil de leurs placers ! »

 

Tout ce raisonnement n’avait rien d’exagéré, et, assurément, pour éviter les perturbations financières qui résulteraient de sa chute, mieux vaudrait que le bolide, rejeté hors de l’attraction terrestre, allât à des milliers de lieues tracer une nouvelle orbite à travers l’espace !

 

Mais, on le répète, en immense majorité, les esprits étaient hypnotisés par la vue du bolide, à ce point que s’il eut été possible, tous les moyens auraient été mis en œuvre pour l’attirer, alors que tous les efforts eussent dû tendre à l’éloigner de notre sphéroïde ! …

 

Telle était la situation dont le dénouement ne pouvait plus être très éloigné. En effet, si le ciel, le plus souvent voilé de nuages, ne permettait pas, des divers points d’où il pouvait être aperçu, d’observer sans relâche la marche du bolide, les instruments le saisissaient suffisamment à son passage pour en déterminer et la vitesse et la distance. Elles décroissaient suivant les lois de la mécanique, et la chute ne devait plus être qu’une question de semaines, de jours peut-être. On l’entendait siffler comme une gigantesque bombe à travers les hautes zones atmosphériques. Cela aurait bien dû causer une frayeur générale, car, à tomber sur un hameau, sur un village, sur une ville, on imagine aisément quels dégâts eût produits cette masse de douze cent soixante mille tonnes ! Étant donné sa hauteur verticale, en multipliant sa pesanteur par le carré de la vitesse, il y avait lieu de croire qu’il s’enterrerait profondément dans le sol.

 

« Oui… il s’y enfoncera, prophétisèrent certains journaux, il crèvera l’écorce terrestre, il pénétrera dans le vide intérieur où l’énorme quantité de carbure de fer qui compose notre globe est maintenu à l’état de fusion, et il s’y volatilisera, et on n’en retirera pas un rouge-liard ! »

 

Dans la matinée du 29 juin, voici la nouvelle que les télégrammes répandirent dans le monde entier, d’après les calculs de l’Observatoire de Boston :

 

« Les observations permettent aujourd’hui de porter à la connaissance des intéressés des deux continents l’information suivante :

 

« L’endroit et la date où s’effectuera la chute du bolide n’ont pu être encore établis d’une manière absolue. Ils pourront, sans doute, l’être bientôt avec une entière précision.

 

« C’est entre le 7 et le 15 août prochain que la chute se produira à la surface du globe terrestre, et ce sera sur la partie comprise entre les soixante-dixième et soixante-quatorzième parallèles nord et entre les quarante-cinquième et soixantième degrés de longitude ouest, au Groenland. »

 

À la réception de cette dépêche, il y eut un effondrement sur tous les marchés, et ce fut des trois quarts de leur valeur que baissèrent les actions des exploitations aurifères de l’Ancien et du Nouveau Monde !

 

CHAPITRE XIV

Dans lequel on voit nombre de curieux profiter de cette occasion, non moins pour aller au Groenland que pour assister à la chute de l’extraordinaire bolide.

 

Le 5 juillet, dans la matinée, toute la population assistait au départ du steamer Mozik, qui allait quitter Charleston, le grand port de la Caroline du Sud. Toutes les cabines disponibles de ce navire de quinze cents tonneaux avaient été retenues depuis plusieurs jours, tant affluaient les curieux Américains qui voulaient se rendre au Groenland. Et non seulement le Mozik avait été frété pour cette destination, mais nombre d’autres paquebots de différentes nationalités se disposaient à remonter l’Atlantique jusqu’au détroit de Davis et à la mer de Baffin, au-delà des limites du cercle polaire arctique.

 

Cette prodigieuse affluence se comprendra dans l’état de surexcitation où se trouvaient les esprits. L’Observatoire de Boston ne pouvait avoir fait erreur, et des savants qui se fussent trompés dans des circonstances si exceptionnelles auraient été inexcusables, et eussent mérité d’être voués à l’indignation publique.

 

Qu’on se rassure, rien de plus exact. Ce n’était ni sur les territoires américains, anglais, russes, norvégiens, afghans, que devait tomber le bolide, ni sur les terres inabordables des contrées polaires, ni, non plus, dans les abîmes des océans dont aucun effort humain n’eût pu le retirer !…

 

Non, c’était le Groenland qui le recevrait sur son sol, c’était cette vaste région, appartenant au Danemark, que la fortune allait favoriser préférablement à tous les autres États de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique.

 

Il est vrai, elle est immense, cette contrée, et on ignore si elle est continent ou île. Il était donc à craindre que le météore ne s’abattît sur un point très éloigné du littoral, à des centaines de lieues vers l’intérieur, et les difficultés seraient grandes pour l’atteindre. N’importe ! on les vaincrait, ces difficultés, on braverait les froids arctiques et les tempêtes de neige, et quand même la chute se fût produite au pôle Nord, eh bien, nul doute qu’on aurait été au pôle Nord, et avec plus d’ardeur que ne l’ont fait jusqu’ici les navigateurs des latitudes hyperboréennes, Parry, Nansen ou autres, puisqu’il s’agirait d’y recueillir un bloc d’or valant quatre mille milliards !

 

Du reste, il y avait à espérer que le lieu de chute ne tarderait pas à être désigné avec plus de précision, comme la date à laquelle tomberait le météore. On ne doutait donc pas d’être fixé à cet égard dès l’arrivée des premiers navires sur la côte groenlandaise.

 

Si le lecteur eut pris passage sur le Mozik, au milieu des centaines de personnes – parmi elles quelques femmes, et non des moins curieuses – il eût remarqué quatre voyageurs qui ne lui sont pas inconnus. Leur présence, ou tout au moins la présence de trois de ces passagers, ne l’aurait pas autrement surpris.

 

L’un était M. Dean Forsyth, accompagné d’Omicron, qui avait quitté la tour d’Elizabeth-street, le troisième était M. Stanley Hudelson qui avait quitté le donjon de Morris-street.

 

En effet, dès que les compagnies de transport, bien avisées, eurent organisé ces voyages au Groenland, les deux rivaux n’hésitèrent point à prendre leur billet d’aller et retour. Au besoin, ils eussent affrété chacun un navire à destination d’Upernavik, capitale de la colonie danoise. Qu’ils eussent l’idée d’être les premiers à mettre la main sur le bloc d’or, de se l’approprier, de le rapporter à Whaston, non, évidemment. Mais on ne s’étonnera pas que tous deux voulussent se trouver là au moment de la chute…

 

Et qui sait si le gouvernement danois, ayant pris possession du bolide, ne leur attribuerait pas une certaine part de ces milliards tombés du ciel ?… Qui sait même s’il ne résoudrait pas la question pendante, s’il ne la trancherait pas en attribuant définitivement la découverte aux deux notables de la cité virginienne, si ce météore, l’un des plus extraordinaires qui eût jamais paru sur un horizon terrestre, ne serait pas catalogué sous la double appellation de Forsyth-Hudelson, de manière à lui donner rang au milieu des noms d’Herschel, d’Arago, de Le Verrier, illustres dans les fastes astronomiques ?…

 

Il va de soi que, à bord du Mozik, M. Forsyth et le docteur n’avaient point pris deux cabines voisines. Au cours de cette navigation, ils ne se tiendraient pas moins éloignés l’un de l’autre qu’à Whaston. Ils n’auraient aucun rapport, et quelques-uns de leurs partisans, embarqués avec eux, garderaient la même attitude.

 

Mrs Hudelson, cela est à noter, n’avait point déconseillé le départ de son mari, pas plus que la vieille Mitz n’avait essayé de dissuader son maître d’entreprendre ce voyage. Peut-être avaient-elles l’espoir qu’ils en reviendraient réconciliés. Pourquoi ne se présenterait-il pas des circonstances qui les ramèneraient à de meilleurs sentiments ? C’était bien l’opinion de miss Loo, et la fillette avait même proposé d’accompagner son père au Groenland. Peut-être n’était-ce pas là une mauvaise idée. Mais Mrs Hudelson n’avait point voulu y consentir. Ce voyage, qui exigerait une vingtaine de jours à l’aller, autant au retour, pouvait occasionner d’extrêmes fatigues. En outre, savait-on combien durerait le séjour sur la terre groenlandaise ?… Et si la chute tardait ?… Et si la mauvaise saison, très précoce sous ce climat si dur, arrivait avant que la campagne eût pris fin ?… Et si, ce qui était possible, M. Forsyth et M. Hudelson s’obstinaient à hiverner dans cette contrée, au-dessus du cercle polaire, comme des Lapons ou des Esquimaux ?… Non, il eût été imprudent de laisser partir miss Loo, qui ne renonça pas sans peine à ce voyage. Elle resterait donc près de sa mère, déjà trop inquiète pour le docteur, et près de sa sœur Jenny qui aurait tant besoin de consolations.

 

En effet, si la fillette n’avait point pris passage à bord du Mozik, Francis Gordon s’était résolu à accompagner son oncle. Assurément, pendant l’absence du docteur, il n’aurait pas voulu transgresser ses ordres formels en se présentant à la maison de Morris-street. Mieux valait donc qu’il prît part au voyage, tout comme le faisait Omicron, pour s’interposer le cas échéant entre les deux adversaires, et profiter de toute éventualité qui pourrait modifier cette déplorable situation. Il lui semblait bien qu’elle se détendrait d’elle-même, qu’après la chute du bolide, soit qu’il fût devenu propriété de la nation danoise, soit qu’il eût été se perdre dans les profondeurs de l’océan Arctique. Car, en dépit de leurs déclarations, les astronomes de Boston pouvaient s’être trompés en affirmant qu’il tomberait sur le territoire groenlandais. Ce pays n’est-il pas situé entre deux mers, lesquelles, à cette latitude, ne sont point séparées par plus d’une trentaine de degrés. Il suffirait, d’ailleurs, d’une déviation provoquée par quelque circonstance atmosphérique, pour que l’objet de tant de convoitises échappât à l’avidité humaine.

 

C’est là, on ne l’a point oublié, ce que désirait miss Loo, et Francis Gordon donnait absolument raison à la fillette.

 

Par exemple, un personnage que ce dénouement n’eût point satisfait, se trouvait au nombre des passagers du steamer. Ce n’était rien moins que M. Ewald de Schack, le délégué du Danemark à la Commission internationale. Le petit État du roi Christian allait tout simplement devenir le plus riche du monde. Si les coffres du gouvernement de Copenhague n’étaient pas assez grands, on les agrandirait, s’ils n’étaient pas assez nombreux, on augmenterait leur nombre. C’est là que les trillions devaient s’entasser et non au fond des mers.

 

Heureuse circonstance, d’ailleurs, qui avait favorisé ce petit royaume, où n’existait plus aucun impôt d’aucune sorte, et où serait anéantie l’indigence ! Étant donné la sagesse, la prudence danoise, nul doute que cette énorme masse d’or ne s’écoulerait qu’avec une extrême réserve. Il y avait donc lieu d’espérer que le marché monétaire ne subirait aucun trouble par le fait de cette pluie dont Jupiter inonda la jolie Danaé, s’il faut en croire les récits mythologiques.

 

Bref, M. de Schack allait être le héros du bord, et il était homme à tenir son rang. Les personnalités de M. Dean Forsyth et du docteur Hudelson s’effaçaient devant celle de ce représentant du Danemark, et, cette fois, c’était dans une haine commune que les deux rivaux se rencontraient envers ledit représentant d’un État, qui ne leur laissait aucune part dans leur immortelle découverte.

 

Et peut-être Francis Gordon ne s’illusionnait-il pas en tablant sur cette circonstance pour tenter un rapprochement de son oncle et du docteur.

 

La traversée de Charleston à la capitale groenlandaise peut être estimée à deux mille six cents milles, soit près de cinq mille kilomètres. On estimait qu’elle durerait une vingtaine de jours, y compris la relâche à Boston, où le Mozik se réapprovisionnerait de charbon. Du reste, il emportait des vivres pour plusieurs mois, ce que feraient les autres navires à même destination, car, par suite de l’affluence des curieux, il eût été impossible d’assurer leur existence à Upernavik.

 

Le Mozik remontait donc vers le nord, en longeant la côte orientale des États-Unis. Presque toujours la terre restait en vue, et, dès le lendemain du départ, le cap Hatteras, à la pointe de la Caroline du Nord, fut laissé en arrière.

 

Au mois de juillet, le ciel est généralement beau dans ces parages de l’Atlantique, et, tant que la brise soufflait de l’ouest, le steamer glissait sur une mer calme, couverte par la côte. Mais, parfois, le vent venait du large, et alors roulis et tangage produisaient leurs effets accoutumés.

 

Si M. de Schack avait un cœur solide de trillionnaire, si le mal de mer n’était point pour éprouver ce chanceux Omicron, il n’en fut pas ainsi de M. Dean Forsyth et du docteur Hudelson. C’était leur début en navigation, et ils payèrent largement tribut au dieu Neptune. Mais, pas un instant, ils n’en vinrent à regretter de s’être lancés dans une semblable aventure. Si on ne consentait pas à leur accorder quelques parcelles du bolide, ils seraient là, du moins, au moment de sa chute, ils le contempleraient, ils le palperaient, et, positivement, ils en étaient à croire que, s’il avait paru sur l’horizon terrestre, c’était grâce à eux !…

 

Il va sans dire que Francis Gordon ne donnait point prise au mal de mer. Ni nausées ni haut-le-cœur ne devaient le troubler pendant ce voyage. Aussi s’empressait-il à soigner son oncle et celui qui aurait dû être son beau-père depuis plusieurs semaines avec la même sollicitude. Et, lorsque la houle moins forte épargnait ses secousses au Mozik, il les conduisait hors de leurs cabines, il les amenait au grand air sur le spardeck, il les asseyait chacun sur un fauteuil canné, pas très loin l’un de l’autre, en ayant soin de diminuer graduellement cette distance.

 

« Comment allez-vous ?, disait-il en ramenant une couverture sur les jambes de son oncle.

 

– Pas très bien, Francis, répondait M. Forsyth, mais j’espère que je m’y ferai…

 

– N’en doutez pas, mon oncle ! »

 

Et, en accotant le docteur contre les coussins bien disposés :

 

« Comment cela va-t-il, monsieur Hudelson ? », répétait-il d’un ton affable, comme s’il n’eût jamais été congédié de la maison de Morris-street.

 

Et les deux rivaux restaient là quelques heures, ne cherchant point à se regarder mais n’évitant pas non plus leurs regards. Seulement, lorsque M. de Schack venait à passer près d’eux, solide sur ses jambes, sûr de lui comme un gabier qui se rit de la houle, la tête haute de l’homme qui ne rêve que rêves d’or, qui voit tout en or, M. Forsyth et M. Hudelson se redressaient, leurs yeux lançaient des éclairs, et s’ils avaient été doués d’une tension électrique suffisante, ils auraient foudroyé le commissaire danois.

 

« Ce détrousseur de bolides, murmurait M. Forsyth.

 

– Ce voleur de météores ! », ajoutait M. Hudelson.

 

Mais M. de Schack n’y prenait garde ; il ne voulait même pas remarquer leur présence à bord. Il allait et venait dédaigneusement avec l’aplomb d’un homme qui va rapporter à son pays plus d’argent qu’il n’en faudrait pour racheter le Holstein et le Schleswig à l’Allemagne, même pour rembourser la dette du monde entier, puisqu’elle ne dépasse pas cent soixante milliards.

 

Cependant, la navigation se poursuivait dans des conditions assez heureuses, en somme. D’autres navires, partis des ports de la côte est, remontaient au nord, en se dirigeant vers le détroit de Davis. Et il était probable qu’au large, nombre d’autres traversaient l’Atlantique à même destination.

 

Le Mozik passa devant la baie de New York sans s’arrêter, et, cap au nord-est, suivit le littoral de la Nouvelle-Angleterre jusqu’à la hauteur de Boston ; puis, dans la matinée du 13 juillet, vint relâcher devant cette capitale de l’État de Massachusetts. Il ne devait y passer qu’une journée pour remplir ses soutes, car ce n’est pas au Groenland qu’il aurait pu renouveler son combustible.

 

Si la traversée n’avait pas été mauvaise, cependant les passagers, pour la plupart, venaient d’être très éprouvés par le mal de mer. Aussi plusieurs renoncèrent-ils à prolonger leur séjour à bord du Mozik, et on en compta une demi-douzaine qui débarquèrent à Boston. Qu’on en soit sûr, ce n’étaient ni M. Dean Forsyth ni le docteur Hudelson ! Ne point persister à se rendre au Groenland, eût-ce été admissible de la part de ces deux personnages ? Dussent-ils, sous les coups de roulis et de tangage, en arriver à leur dernier souffle, du moins le rendraient-ils en face du météore aérien, devenu météore terrestre.

 

Le débarquement de ces quelques passagers, moins endurants ou moins passionnés, laissa libre plusieurs des cabines du Mozik. Mais elles ne manquèrent pas d’occupants qui en profitèrent pour prendre passage à Boston.

 

Parmi ceux-ci, on aurait pu remarquer un gentleman de belle allure, qui s’était présenté des premiers pour prendre possession de l’une des cabines vacantes et qu’il n’eût permis à personne de lui disputer. Ce gentleman qui ne cachait point son extrême satisfaction d’avoir trouvé place à bord, n’était autre que M. Seth Stanfort, l’époux divorcé de miss Arcadia Walker, dont le mariage s’accomplit dans les conditions que l’on sait, par devant le juge Proth de Whaston.

 

Après la séparation, qui remontait déjà à plus de deux mois, M. Seth Stanfort était rentré à Boston. Toujours possédé du goût des voyages, il avait été visiter les principales villes du Canada, Québec, Toronto, Montréal, Ottawa. Cherchait-il à oublier son ancienne femme, ou ne lui restait-il aucun souvenir de mistress Arcadia Stanfort, cela semblait peu probable. Les deux époux s’étaient plu d’abord, ils s’étaient déplu ensuite. Un divorce aussi original que le fut leur mariage les avait séparés l’un de l’autre. Ils ne se reverraient jamais sans doute, ou, s’ils se revoyaient, peut-être ne se reconnaîtraient-ils même pas ?…

 

Bref, M. Seth Stanfort venait d’arriver à Toronto, la capitale actuelle du Dominion, lorsqu’il eut connaissance des télégrammes relatifs au bolide. Que la chute eût dû s’effectuer à quelques milliers de là dans les régions les plus reculées de l’Asie ou de l’Afrique, il aurait assurément fait l’impossible pour s’y rendre. Ce n’est point que ce phénomène astronomique l’intéressât autrement, mais, assister à un spectacle qui ne compterait qu’un nombre relativement infime de spectateurs, voir ce que des millions d’êtres humains ne verraient pas, cela était bien pour tenter un aventureux gentleman, grand amateur des déplacements, et auquel sa fortune permettait les plus fantaisistes voyages.

 

Or, cette fois, il ne s’agissait pas de partir pour les antipodes. Le théâtre de cette féerie astronomique se trouvait à la porte du Canada. Sans doute, ce serait une foule qui assisterait au dénouement de cette histoire météoro-fantastique. M. Seth Stanfort ne formerait qu’une unité dans cette foule… Néanmoins, cet événement, assez curieux en somme, ne se reproduirait probablement pas de sitôt du moins, et il convenait d’avoir été de ceux qui se seraient rendus au Groenland.

 

M. Seth Stanfort prit donc le premier train qui partait pour Québec, puis de là celui qui courait vers Boston à travers les plaines du Dominion et de la Nouvelle-Angleterre. Mais, en arrivant à Boston, plus de navire en partance. Le dernier bâtiment avait pris la mer deux jours avant avec un nombre considérable de passagers.

 

M. Seth Stanfort dut attendre. Les feuilles maritimes lui avaient annoncé que le Mozik, de Charleston, devait faire escale à Boston, et peut-être trouverait-il à s’y embarquer. En réalité, il n’y avait point de temps à perdre. La chute, d’après les informations de l’Observatoire, se produirait entre le 7 et le 15 août. Or, on était au 11 juillet, et de la capitale du Massachusetts à la capitale groenlandaise, le steamer n’aurait pas moins de dix-huit cents milles à franchir dans des mers souvent troublées par les courants venus des hauteurs du pôle Nord.

 

Quarante-huit heures après l’arrivée de M. Seth Stanfort à Boston, le Mozik entra dans le port, et on sait grâce à quelles circonstances le chanceux gentleman put disposer d’une cabine devenue libre.

 

En quittant Boston, le Mozik, sans perdre la terre de vue, passa au large de Portsmouth, de Portland, prêt à recueillir les informations que lui enverraient les sémaphores relativement au bolide. Les passagers le voyaient bien passer au-dessus de leur tête, lorsque l’espace se dégageait, mais ils n’auraient pu apprécier la décroissance de sa vitesse de manière à connaître plus exactement et la date et le lieu de sa chute. Les postes sémaphoriques restèrent muets. Peut-être celui d’Halifax serait-il plus loquace, lorsque le steamer se trouverait à l’ouvert de ce grand port de la Nouvelle-Écosse.

 

Il n’en fut rien, et combien les voyageurs durent regretter que la baie de Fundy, entre la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick, n’offrît pas d’issue vers l’est ! Ils n’auraient pas eu à supporter les violentes mers qui les assaillirent jusqu’à l’île du Cap-Breton. Et, malgré les réconfortantes recommandations de Francis Gordon, M. Forsyth et M. Hudelson ne s’y faisaient pas plus l’un que l’autre. Et même, il échappa au premier que relevait Omicron, alors qu’un rude coup de roulis venait de les plaquer côte à côte sur le spardeck :

 

« C’est pourtant votre bolide qui est cause de tout cela !

 

– Le vôtre, s’il vous plaît, le vôtre ! », répondit le docteur que Francis aidait à se remettre d’aplomb.

 

Eh ! ils n’en étaient plus à se battre sur une question de priorité ! Mais de là à une réconciliation, il y avait loin encore.

 

Heureusement, le commandant du Mozik eut l’excellente idée, en voyant les passagers si malades, de leur épargner les terribles houles du large. À s’engager dans le golfe du Saint-Laurent, en s’abritant du littoral de Terre-Neuve, il regagnerait la haute mer par le détroit de Belle-Isle, et leur assurerait une navigation plus calme. Puis, après avoir traversé dans toute sa largeur le détroit de Davis, il irait chercher la côte occidentale du Groenland.

 

C’est ce qui se fit les jours suivants, et le cap Farewell, à l’extrémité de la terre groenlandaise fut signalé dans la matinée du 21 juillet. C’est contre ce cap que viennent se briser les lames de l’océan Atlantique septentrional, et avec quelle furie, ils ne le savaient que trop, les courageux pêcheurs du banc de Terre-Neuve et de l’Islande !

 

Par bonheur, il n’était point question de remonter le long de la côte est du Groenland, puisque, d’après les astronomes, le bolide tomberait dans le voisinage du détroit de Davis ou de la mer de Baffin plutôt qu’au large des terres américaines. Cette côte, d’ailleurs, est à peu près inabordable, elle n’offre aucun port où les bâtiments puissent relâcher, et les houles de la haute mer la battent de plein fouet. Au contraire, une fois engagé dans le détroit de Davis, les abris ne manquent ni au fond des fjords, ni derrière les îles, et, sauf lorsque les vents du sud donnent directement, la navigation s’effectue dans des conditions favorables.

 

Un peu au-dessus du cap Farewell s’ouvre le petit port de Lichtenau, où venait d’arriver un rapide croiseur anglais expédié de Saint-Jean de Terre-Neuve. Ce croiseur était porteur d’une nouvelle des plus intéressantes pour les voyageurs qu’une si extraordinaire curiosité amenait vers ces parages au-delà du cercle polaire arctique.

 

Des récentes observations faites à l’Observatoire de Boston, les astronomes avaient pu calculer avec plus de précision quelle partie du Groenland recevrait le météore. Ce serait aux environs d’Upernavik, dans un rayon qui ne dépasserait pas cinq à six lieues. Information heureuse s’il en fut et que le sémaphore transmit au Mozik, alors qu’il passait en vue de Lichtenau.

 

Il n’y avait plus à craindre que le globe d’or allât se perdre dans les profondeurs de la mer. Il ne serait pas nécessaire de s’aventurer au milieu de ces affreuses solitudes, de ces régions inhabitables qui s’étendent vers le nord du Groenland. Le champ de chute était circonscrit à quelque vingt ou trente milles carrés. Ce fut une joie pour les passagers, qui, en ayant fini avec les fatigues de l’aller, ne voulaient même pas songer aux épreuves du retour. Et, dans le salon du Mozik, M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne furent pas les derniers à répondre aux toasts que le généreux Seth Stanfort porta en l’honneur du bolide, en offrant le champagne à ses compagnons de voyage.

 

Assurément, la satisfaction eût été plus complète, non seulement à bord du paquebot, mais dans le monde entier, pourrait-on dire, si la date du grand événement avait pu être fixée plus exactement, sinon à une heure, du moins à un jour près. Mais les calculs ne l’avaient pas établie encore, et il y avait toujours lieu de l’attendre pour la seconde semaine du mois d’août.

 

La traversée se continua sans que les passagers eussent à trop se plaindre. Le vent, en forte brise, venait maintenant du nord-est, et sur le littoral opposé du Groenland, la houle devait battre avec une redoutable violence. C’était donc une très favorable circonstance que l’itinéraire du Mozik dût s’effectuer par le détroit de Davis, même en se prolongeant jusqu’aux parages de la mer de Baffin, déjà très élevés en latitude.

 

Toute cette partie de la côte groenlandaise, depuis le cap Farewell jusqu’à l’île Disko, présente surtout des falaises de roches primitives dont l’altitude est considérable. Les vents du large sont arrêtés par cette barrière, et les navires n’ont que l’embarras du choix entre les multiples rades, criques, ports qui leur offrent de sûrs abris. Même pendant la période hivernale, ce littoral est moins obstrué par les glaces que les courants du pôle accumulent dans l’océan boréal. Il est vrai, les montagnes de l’intérieur sont couvertes de neiges perpétuelles, et il eût été très difficile de retrouver le bolide s’il fut tombé au milieu de leur dédale.

 

Ce fut dans ces conditions que le Mozik battit de sa rapide hélice les eaux de la baie Gilbert. Il vint relâcher quelques heures à Godthaab où le cuisinier du bord put se procurer du poisson frais en grande quantité, et n’est-ce pas de la mer que les peuplades groenlandaises tirent leur principale nourriture ? Puis, il passa successivement à l’ouvert des ports de Holsteinborg et de Christianshaab, tellement enfermés dans leurs murailles de roches qu’on ne saurait en soupçonner l’existence. Ce sont là d’utiles retraites pour les nombreux pêcheurs du détroit de Davis. Ces bourgades offrent toujours une certaine animation pendant la saison hivernale. Nombre de bâtiments, d’ailleurs, font la chasse des baleines, des narvals, des morses, des phoques dans ces parages, en s’élevant parfois jusqu’aux dernières limites de la mer de Baffin qui communique par le détroit de Smyth avec les mers arctiques.

 

L’île Disko, que le steamer atteignit dans la journée du 22 juillet, est la plus importante de toutes celles dont le chapelet s’égrène le long du littoral groenlandais. Cette île aux falaises basaltiques possède une capitale, Godhavn, bâtie sur sa côte méridionale. Cette station danoise se compose, non de maisons en pierre, mais de maisons en bois, avec murs de poutres à peine équarries, enduites d’une épaisse couche de goudron qui s’oppose à la pénétration de l’air. En sa qualité de passager que n’hypnotisait pas le météore, Francis Gordon fut vivement impressionné à la vue de cette bourgade noirâtre, que relevait çà et là la teinte rouge des toitures et des fenêtres. Il se demandait ce que devait être la vie pendant les hivers de ce climat, et on l’eût bien étonné en lui assurant qu’elle était à peu près celle des familles de Copenhague. Certaines maisons n’y sont point dépourvues de confortable, bien que peu meublées, ayant salon, salle à manger, bibliothèques même, car « la haute société », si l’on peut s’exprimer de la sorte, est danoise d’origine. L’autorité y est représentée par un inspecteur qui, chaque année, se transporte jusqu’à la cité d’Upernavik, située plus au nord, et qui est la véritable capitale du Groenland.

 

Après avoir laissé en arrière l’île Disko, le Mozik s’engagea à travers le détroit de Waigat qui sépare l’île du continent américain, et le 25 juillet, vers six heures du soir, il vint mouiller dans le port d’Upernavik.

 

CHAPITRE XV

Dans lequel on verra se rencontrer un passager du Mozik avec une passagère de l’Orégon, en attendant la rencontre du merveilleux bolide avec le globe terrestre.

 

Le Groenland, c’est la « Terre Verte », et, sans doute, ce nom lui fut donné par ironie, car il aurait dû s’appeler plutôt la « Terre Blanche » ! Il est vrai, l’auteur de cette appellation, est un certain Erik le Rouge, un marin du Xe siècle, qui, probablement, n’était pas plus rouge que le Groenland n’est vert. Et peut-être ce Norvégien espérait-il décider ses compatriotes ou autres à venir coloniser cette vaste région hyperboréenne. En tout cas, il n’y aura guère réussi, les colons ne se sont point laissé prendre à ce nom enchanteur, et, actuellement, en y comprenant les indigènes, la population groenlandaise ne dépasse pas dix mille habitants.

 

Il faut l’avouer, si jamais pays ne fut point fait pour recevoir un bolide valant quatre mille milliards, c’était bien celui-ci, réflexion que dut se permettre cette foule de passagers que la curiosité venait d’amener dans le port d’Upernavik ! Ne lui était-il pas aussi facile de tomber quelques centaines de lieues plus au sud, à la surface des larges plaines du Dominion ou de l’Union, là où il eût été si aisé de le retrouver !… Et c’était la contrée la plus pénible à parcourir, la plus hérissée de montagnes, la plus embarrassée de glaciers, la plus creusée de précipices, avec des parties pour ainsi dire impraticables, qui allait être le théâtre de cette mémorable chute ! Et si elle se fut produite dans les régions du centre, ou de la côte orientale, comment aurait-on pu se mettre à la recherche du météore ?… Qui eût osé faire ce qu’avaient fait Whymper en 1867, Nordenskiold en 1870, Jensen en 1878, Nansen en 1888, se lancer à travers ces multiples obstacles qui exigent à la fois l’audace, l’adresse, l’endurance physique à un degré rare, s’aventurer au milieu d’un labyrinthe de montagnes, franchir des altitudes de deux à trois mille mètres, dans les tourbillons neigeux d’un pays où les froids de l’hiver oscillent entre quarante et soixante degrés au-dessous du zéro centigrade ?…

 

Et cependant, il y avait des précédents à invoquer, oui ! des précédents. Est-ce que des bolides n’ont pas déjà choisi le Groenland pour théâtre de leur chute ? Est-ce que, dans l’île Disko, à Ovifak, Nordenskiold n’a pas trouvé trois blocs de fer, pesant chacun vingt-quatre tonnes, très probablement des météorites, qui figurent actuellement dans le musée de Stockholm ?…

 

Très heureusement, si les astronomes n’avaient point fait erreur, le bolide devait choir sur une région plus abordable, et pendant ces mois d’été, précisément ce mois d’août qui relève la température au-dessus de la glace. Il est même constant que le Gulf Stream, en parcourant le détroit de Davis, la mer de Baffin, le détroit de Smyth, le canal de Kennedy, le détroit de Robeson jusqu’à l’océan paléocrystique de Nares, réchauffe le littoral ouest du Groenland, et la température y atteint parfois dix-huit degrés. C’est pour cette raison que les principales stations se sont établies sur cette contrée à Julianahaab, à Jakobshavn, à Godthaab, chef-lieu du Groenland du Nord, à Godhavn, sur l’île Disko, chef-lieu du Groenland du Sud, port le plus fréquenté de ces parages. En quelques endroits, le sol peut justifier cette qualification de Terre Verte, donnée à ce morceau du Nouveau Continent. Ce sol des jardins y nourrit quelques légumes, il y pousse certaines graminées, alors que, vers l’intérieur, le botaniste ne récolterait que mousses et phanérogames. Là, sur ce littoral, sous la glace dissoute, apparaissent les pâturages, ce qui permet d’entretenir quelque bétail. Certes, on n’y compterait ni les bœufs ni les vaches par centaines. Mais les chèvres d’une endurance toute rustique, d’une acclimatation si complaisante, s’y rencontrent, et aussi les poules au milieu de ces froides basses-cours, sans oublier les rennes et les chiens, dont on ne comptait pas moins de dix-huit cents, il y a une vingtaine d’années.

 

Puis, après deux ou trois mois d’été, tout au plus, l’hiver revient avec ses interminables nuits, les rudes courants atmosphériques partis des régions polaires, ses épouvantables chasse-neige qui embrouillent l’espace. Sur la carapace qui recouvre le sol voltige une sorte de poussière grise, dite poussière de glace, cette cryokonite, semée de plantes microscopiques, dont Nordenskiold recueillit les premiers échantillons, provenant peut-être, suivant l’observation de certains savants, des météorites qui sillonnent l’atmosphère de notre planète.

 

Y aurait-il donc encore à déduire de là que les astéroïdes, étoiles filantes – et, on le répète, à travers l’atmosphère terrestre, il en passe non moins d’un milliard en vingt-quatre heures – affectionnent cette partie de notre globe, ce qui expliquerait pourquoi le bolide Forsyth-Hudelson allait précisément y tomber ?…

 

Mais, de ce que sa chute ne se produirait pas à l’intérieur de la grande terre groenlandaise, il ne s’ensuivait pas que la possession en fût assurée aux intéressés, dans l’espèce le Danemark. Pendant la traversée, son représentant, M. de Schack, s’était maintes fois entretenu à ce sujet avec Francis Gordon. On le sait, ils causaient souvent ensemble. Francis Gordon lui avait fait connaître sa situation entre les deux rivaux, M. de Schack ne cachait point les sympathies que lui inspirait ce jeune homme, et peut-être pourrait-il intervenir en cette affaire, et décider le gouvernement danois à réserver à M. Dean Forsyth comme au docteur Hudelson une certaine part de ces trillions célestes.

 

« Mais, ajoutait-il, que nous mettions la main sur le trésor, rien n’est moins sûr, à mon avis…

 

– Cependant, répondait Francis Gordon, si les calculs des astronomes sont exacts…

 

– Sans doute, avait déclaré M. de Schack, et j’admets volontiers qu’ils le sont mais à une ou deux lieues près. Or, ici, nous ne disposons que d’une étendue de sol très restreinte, et les chances sont singulièrement grandes pour que le bolide aille s’engouffrer là où personne ne pourra en prendre possession…

 

– Eh ! s’était écrié Francis Gordon, qu’il se perde donc dans le plus profond des abîmes, si sa perte doit réconcilier le docteur et mon oncle ! Ils n’auront plus rien à prétendre sur ce damné météore, pas même l’honneur de lui donner leur nom !

 

– Eh ! monsieur Gordon, s’était à son tour écrié le délégué danois, ne faisons pas si bon marché de notre bolide !… Après tout, il vaudrait bien qu’on le regrettât !… Mais, je l’avoue, j’ai des inquiétudes, et je crains que l’événement ne les justifie ! …

 

En effet, la situation d’Upernavik était bien faite pour inquiéter M. de Schack. Cette station ne se trouve pas seulement au bord de la mer, c’est la mer qui l’entoure de toutes parts. Upernavik est une île au milieu d’un nombreux archipel d’îlots, semés le long du littoral groenlandais. Elle n’a pas dix lieues de tour, et, on en conviendra, ne présentait qu’une étroite cible au boulet aérien. S’il ne l’atteignait avec une justesse un peu bien extraordinaire, s’il passait à côté du but, ce serait les eaux de la mer de Baffin qui le recevraient et se refermeraient sur lui ! Et elles sont profondes en ces parages hyperboréens, et c’est à mille ou deux milles mètres que la sonde en atteint le fond sous-marin !… Allez donc repêcher dans un tel abîme une masse qui pèse douze cent soixante mille tonnes !… En vérité, mieux voudrait qu’elle se précipitât sur les vastes contrées de l’intérieur où il ne serait pas absolument impossible de la retrouver ! Et mieux eût valu également que la chute eût dû se produire quelques degrés plus bas sur cette côte, par exemple à Jakobshavn, ce port au large duquel le Mozik venait de passer en remontant jusqu’à Upernavik, dont la latitude, 67°15 nord, dépasse le cercle polaire arctique.

 

Là, en effet, au nord, au sud, à l’est de ce port se développent les immenses plaines groenlandaises. Là, peut relâcher toute une flotte, là les baleiniers, qui exploitent la mer de Baffin et le détroit de Davis, ont, pendant six mois, un refuge assuré contre les mauvais temps du large… Là, durant l’été, si court qu’il soit, la verdure se dégage des neiges de l’hiver. Enfin Jakobshavn est la plus importante station de l’inspectorat du Nord ; c’est plus qu’un hameau, c’est une bourgade tout comme Godhavn de l’île Disko. Les approvisionnements n’y manquent point au cours de la belle saison… Il est vrai, les navires à destination d’Upernavik, qui venaient d’y transporter plusieurs milliers de curieux, s’étaient pourvus de vivres en conséquence, pour un séjour qui ne durerait certainement pas plus d’une quinzaine. Il était probable que les passagers ne quitteraient le bord que le jour où le bolide serait signalé sur un point quelconque de l’île.

 

Enfin le Mozik et une dizaine d’autres bâtiments américains, anglais, français, allemands, russes, norvégiens, danois, steamers affrétés en vue de ce voyage au littoral groenlandais, se trouvaient à Upernavik. À quelques milles de la station, vers l’est, se découpaient les hauts sommets des montagnes de l’intérieur. En avant, se dressait la brusque arête des falaises, là où finissent les terrains éruptifs du Groenland.

 

Ce qui est à noter, c’est que le soleil ne se lève ni ne se couche à cette latitude pendant quatre-vingts jours de l’année. On y verrait donc clair pour rendre visite au météore, et, si une bonne chance l’amenait aux environs de la station, c’est de loin que les regards l’apercevraient, tout étincelant sous les rayons de l’astre radieux !

 

Dès le lendemain de l’arrivée, ce fut une foule composée d’éléments très divers, qui se répandit autour des quelques maisonnettes en bois d’Upernavik, dont la principale arbore le pavillon danois aux blanches et rouges couleurs. Jamais Groenlandais et Groenlandaises n’avaient vu tant de monde affluer sur leurs lointains rivages. Le nom indigène de ces peuplades est Kalalits ou Karalits de la race eskimau, dont le nombre peut être estimé à vingt mille. Depuis que les frères Moraves leur ont donné l’instruction religieuse, on en compte six mille qui sont convertis au catholicisme.

 

Des types assez curieux, ces Groenlandais, principalement sur la côte occidentale ; les hommes, petits ou de moyenne taille, trapus, vigoureux, courts de jambes, mains et attaches fines, carnation d’un blanc jaunâtre, figure large et aplatie, presque sans nez, yeux bruns et légèrement bridés, chevelure noire et rude qui leur retombe sur la face, ressemblant quelque peu à leurs phoques, dont ils ont la physionomie douce, et comme ces animaux, garantis contre le froid par la graisse. Vêtements à peu près les mêmes pour les hommes et les femmes, bottes, pantalons, « amaout » ou capuche ; mais celles-ci, gracieuses et rieuses dans la jeunesse, relèvent leurs cheveux en cimier, s’affublent d’étoffes modernes, s’ornent de rubans multicolores. Du reste, la mode du tatouage a disparu sous l’influence des missionnaires, et les deux sexes aiment avec passion le chant et la danse. Ces indigènes sont voraces. Dix kilogrammes de nourriture par jour, ils les absorberaient volontiers ; mais ils sont réduits à vivre de venaison, de chair de phoques, de poisson, de baies d’algues et de fucus comestibles. Quant à la boisson, l’eau-de-vie n’y entre que pour une faible part, et on n’en boit qu’une fois l’an à la fête du roi Christian IX.

 

On le comprend, l’arrivée d’un tel nombre d’étrangers à l’île Upernavik fut bien pour surprendre les quelques centaines d’indigènes qui habitent l’île. Et lorsqu’ils apprirent la cause de cette affluence, leur surprise ne diminua pas, bien au contraire. Ils n’en étaient plus, ces pauvres gens, à ignorer la valeur de l’or. Mais l’aubaine ne serait point pour eux. Si les milliards s’abattaient sur leur sol, ils n’iraient pas remplir leur poche, bien que les poches ne manquent point au vêtement groenlandais, qui n’est point celui des Polynésiens, et pour cause. Cependant, ils ne devaient pas se désintéresser de l’« affaire » qui amenait tant de voyageurs sur cette partie de l’archipel. Quelques familles eskimaudes quittèrent même Godhavn, Jacobshavn et autres ports du détroit de Davis pour se transporter à Upernavik. Et qui sait, après tout, si le Danemark tant emmilliardé n’étendrait pas à son domaine colonial du Nouveau Continent les bienfaits, les avantages, dont allaient profiter ses sujets européens ?…

 

Du reste, il commençait à être temps qu’il se produisît, le dénouement de ladite affaire, et, cela, pour plusieurs raisons.

 

D’abord, si d’autres steamers arrivaient encore sur ces parages, le port d’Upernavik ne suffirait plus à les contenir, et quels refuges trouveraient-ils au milieu de cet archipel ?…

 

Ensuite, le mois d’août allait s’ouvrir dans quelques jours, les bâtiments ne pouvaient s’attarder sous une latitude si élevée. Septembre, c’est l’hiver, puisqu’il ramène les glaces des détroits et des canaux du nord, et la mer de Baffin ne tarde pas à devenir impraticable. Il faut fuir, il faut sortir de ces parages, il faut laisser en arrière le cap Farewell, sous peine d’être pris dans les embâcles pour les sept ou huit mois des rudes hivers de l’océan Arctique.

 

Si donc, le bolide ne se décidait pas, pendant la première quinzaine d’août, à choir aux environs d’Upernavik, les steamers seraient bien forcés de quitter la place, car il ne venait à la pensée d’aucun de leurs passagers d’hiverner dans de telles conditions.

 

Qui sait, cependant, si M. Dean Forsyth et Omicron, si le docteur Hudelson consentiraient à partir, s’ils ne s’entêteraient pas à attendre leur bolide, si Francis Gordon parviendrait à leur faire entendre raison à ce sujet ! Assurément, si l’un restait, l’autre ne voudrait-il pas rester aussi ?…

 

Cependant, un raisonnement s’imposait, et M. de Schack, à l’occasion, l’avait fait devant eux sur la recommandation de Francis Gordon qui ne pouvait avoir l’influence d’un représentant du gouvernement danois, membre de la Commission internationale :

 

« Si le météore n’est pas tombé entre le 7 et le 15 août, comme l’ont indiqué les astronomes de Boston, c’est que les astronomes de Boston ont fait erreur… Et s’ils ont fait erreur sur l’époque, pourquoi ne se seraient-ils pas trompés sur le lieu ? »

 

C’était l’évidence. Nul doute que certains éléments eussent manqué aux calculateurs officiels pour obtenir des résultats précis. Et si, au lieu de tomber sur les parages d’Upernavik, le bolide allait prendre contact avec quelque autre point du globe terrestre situé sous sa trajectoire ?…

 

Et lorsqu’il entrevoyait cette éventualité, M. de Schack sentait un frisson lui courir dans le dos !

 

Il va sans dire que, pendant ces longues heures, les curieux faisaient de longues promenades à travers l’île. Son sol rocheux, presque plat, rehaussé seulement de quelques tumescences dans sa partie médiane, se prêtait facilement à la marche. Çà et là s’étendaient des plaines que recouvrait un tapis plus jaune que vert, où poussaient des arbustes qui ne deviendraient jamais des arbres, quelques séquoias rabougris, de ces bouleaux blancs qui poussent encore au-dessus du soixante-douzième parallèle, des mousses, des herbes, des broussailles.

 

Quant au ciel, il était généralement brumeux, et le plus souvent de gros nuages bas le traversaient sous le souffle des brises de l’est. La température ne dépassait guère quelques degrés au-dessus de zéro. Aussi les passagers étaient-ils heureux de retrouver à bord de leurs navires un confort que le village n’aurait pu leur offrir et une nourriture qu’ils n’eussent trouvée ni à Godhavn ni en aucune autre station du littoral.

 

Par malheur, à travers cette masse de vapeurs, il était difficile d’apercevoir le bolide à son passage. Sa vitesse continuait-elle à s’amoindrir ?… Diminuait-elle, la distance qui le séparait de la terre ?… Sa chute serait-elle prochaine ?… Autant de questions d’une extrême gravité que les plus savants de ces curieux n’auraient pu résoudre ! Il semblait bien présent cependant, à de certaines lueurs qui se montraient derrière les nuages, traçant une ligne du nord-est au sud-ouest. Certains sifflements que l’oreille percevait au milieu de la brise prouvaient que le météore décrivait toujours son orbite dans l’espace. Mais, en vérité, depuis trois jours que le Mozik avait pris son mouillage, l’impatience commençait à gagner ses passagers, et surtout l’inquiétude qu’ils eussent inutilement fait un pareil voyage.

 

L’un de ceux auquel le temps paraissait le moins long était sûrement M. Seth Stanfort. Il savait comme on dit « se tenir compagnie à lui-même », et, bien que quelques bonnes relations se fussent établies entre M. de Schack, Francis Gordon et lui, il ne s’ennuyait pas trop lorsque leur conversation venait à lui faire défaut. Il était venu à Upernavik en qualité de curieux, accourant volontiers là où il y avait un peu d’extraordinaire à voir. Si la chute s’effectuait, il serait heureux de contempler le météore. Si elle ne s’effectuait pas, personne n’en prendrait son parti plus volontiers que lui, et il reviendrait en Amérique, et il courrait à de nouvelles attractions, au gré de sa fantaisie et dans toute son indépendance.

 

Quatre jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée du Mozik, lorsque, dans la matinée du 31 juillet, un dernier bâtiment fut signalé au large d’Upernavik. C’était un steamer qui se glissait à travers les îles et îlots de l’archipel pour venir prendre son mouillage.

 

À quelle nation appartenait ce navire ? Aux États-Unis, ainsi que l’indiqua bientôt le pavillon aux cinquante et une étoiles, qu’il portait à sa corne de brigantine.

 

À n’en pas douter, ce steamer annonçait un nouveau lot de curieux sur le théâtre du grand fait météorolique, des retardataires qui, d’ailleurs, n’arriveraient point en retard, puisque le globe d’or, s’il gravitait dans l’atmosphère terrestre, n’appartenait pas encore à la terre.

 

Mais peut-être ce steamer, qui venait évidemment de l’un des ports américains, apportait-il aussi quelque nouvelle relative au bolide ?… Qui sait si les astronomes n’avaient pas obtenu des calculs plus précis, sinon sur le lieu, du moins touchant la date de la chute ?…

 

Et, le toujours désolé Francis Gordon, de se répéter :

 

« Si la bonne chance voulait qu’il retournât là d’où il est venu, ce maudit météore, mon oncle et le docteur finiraient par n’y plus penser et alors… »

 

Mais si c’était le secret désir du jeune homme, ni M. Forsyth ni M. Hudelson ne le partageaient, on peut en être sûr, ni M. de Schack, ni personne des curieux venus sur cette île.

 

Vers onze heures du matin, le steamer Orégon laissait tomber son ancre au milieu de la flottille. Un canot s’en détachait et mettait à terre un des passagers, sans doute plus pressé que ses compagnons de voyage.

 

C’était, en effet, un des astronomes de l’Observatoire de Boston, M. Wharf, qui se fit conduire chez le chef de l’inspectorat du Nord, alors en tournée à Upernavik. Celui-ci prévint aussitôt M. de Schack, et le délégué du Danemark se rendit à la maisonnette au toit de laquelle se déployait le pavillon national.

 

L’anxiété fut grande, et chacun eut le pressentiment que le passager de l’Orégon apportait quelque importante nouvelle !… Est-ce que le bolide, par hasard, allait fausser compagnie à tout ce monde, et « filer à l’anglaise » vers d’autres parages célestes, selon le vœu de Francis Gordon ?…

 

On fut bientôt rassuré à cet égard. Il s’agissait bien d’une nouvelle, ou plutôt d’une information qui satisferait la curiosité générale et que l’inspecteur fit parvenir à bord de tous les navires.

 

Grâce aux dernières observations sur la marche du météore, la précision des calculs avait été poussée plus loin « jusqu’aux quatrièmes ou cinquièmes décimales » eût dit un mathématicien. Ils ne modifiaient en rien ce qui concernait la chute aux environs d’Upernavik, mais ils réduisaient le laps de temps antérieurement fixé entre le 7 et le 15 août… L’écart ne compterait plus dix jours, trois seulement, et ce serait du 3 au 5 que le bolide tomberait sur l’île à la grande joie des spectateurs et pour le plus grand profit du Danemark.

 

« Enfin !… enfin !… il ne nous échappera pas ! », s’écrièrent, chacun de son côté, M. Forsyth et le docteur Hudelson.

 

Et, ce que le délégué de la Commission internationale reçut de compliments ne saurait se chiffrer ! On le saluait comme s’il eût été le seul propriétaire du météore, et plus bas que ne furent jamais salués les milliardaires américains !… Et, en effet, n’était-ce pas un trillionnaire, en qui s’incarnait la race danoise ?…

 

On était au 31 juillet. Dans quatre-vingt-seize heures au plus tôt, mais dans cent heures au plus tard, le tant désiré bolide reposerait sur la terre groenlandaise…

 

« À moins qu’il ne s’en aille par le fond ! », murmurait Francis Gordon, seul, d’ailleurs, à concevoir cette pensée et à formuler cette espérance !

 

Mais que l’affaire dût, ou non, avoir ce dénouement, que le météore et le globe terrestre dussent ou non se rencontrer pour ne plus se séparer jamais, il y a lieu de noter qu’il se produisit une autre rencontre qui serait sans doute suivie d’une nouvelle séparation.

 

M. Seth Stanfort se promenait sur la plage pour assister au débarquement des passagers de l’Orégon, lorsqu’il s’arrêta soudain à la vue d’une passagère au moment où une des embarcations la déposait sur le sable.

 

Seth Stanfort redressa la tête, s’assura que ses yeux ne le trompaient pas, s’approcha, et d’une voix qui dénotait une surprise où ne se sentait aucun déplaisir :

 

« Mistress Arcadia Walker, si je ne fais point erreur, dit-il.

 

– M. Stanfort ! répondit la passagère.

 

– Je ne m’attendais pas, mistress Arcadia, à vous revoir sur cette île lointaine…

 

– Et moi, pas davantage, monsieur Stanfort…

 

– Et comment vous portez-vous, mistress Arcadia ?…

 

– On ne peut mieux, monsieur Stanfort… Et vous-même ?…

 

– Très bien, parfaitement bien !»

 

Et ils se mirent à causer comme deux anciennes connaissances qui viennent de se retrouver par un pur hasard.

 

Puis, tout d’abord, mistress Arcadia Walker de demander, en levant sa main vers l’espace :

 

« Il n’est pas encore tombé ?…

 

– Non… rassurez-vous, pas encore… mais, d’après ce que je viens d’apprendre, cela ne saurait plus tarder…

 

– Je serai donc là… dit mistress Arcadia Walker avec une vive satisfaction.

 

– Comme j’y suis moi-même ! », répondit M. Seth Stanfort.

 

Décidément, c’étaient deux personnes distinguées, deux personnes du monde, et pourquoi ne pas dire deux anciens amis que le même sentiment de curiosité venait de réunir sur cette plage d’Upernavik. On le sait, après leur seconde visite au juge de paix de Whaston, ils s’étaient séparés sans aucun reproche, sans aucune récrimination, deux époux qui ne se convenaient pas, et s’étaient séparés amiablement… M. Seth Stanfort avait voyagé de son côté, Mrs Arcadia Walker du sien… La même fantaisie les avait amenés tous les deux sur cette île groenlandaise, et pourquoi auraient-ils affecté de ne point se reconnaître, de ne pas se connaître ?… N’y a-t-il rien de plus vulgaire, de moins comme il faut, que la bouderie réciproque de deux êtres qui ont, en somme, conservé une véritable estime l’un pour l’autre ?…

 

Certes, Mrs Arcadia Walker n’avait point trouvé en Seth Stanfort son idéal, mais, très probablement, elle ne l’avait encore rencontré nulle part… Personne ne l’avait sauvée au péril de sa vie, comme elle eût désiré l’être. Quant à son ancien mari, il avait conservé d’elle un excellent souvenir, celui d’une personne intelligente, originale, qui n’avait que le seul tort d’être sa femme.

 

Donc, ces premiers propos échangés, sans faire d’allusion sur un passé qui datait de deux grands mois déjà, M. Seth Stanfort se mit à la disposition de Mrs Arcadia Walker. On ignorait qu’ils avaient été mari et femme, et il n’y aurait aucune raison de le dire. Ce seraient un ami et une amie qu’une heureuse fortune aurait destinés à se rencontrer au-delà du soixante-treizième degré de latitude septentrionale.

 

Mrs Arcadia Walker accepta très volontiers les services de M. Seth Stanfort, et il ne fut plus question entre eux que du phénomène météorologique dont le dénouement était si prochain.

 

La nouvelle apportée par l’Orégon produisit un effet énorme. Non seulement l’attente serait moins longue – pas même une centaine d’heures – mais il semblait qu’on devait accorder maintenant toute créance aux calculs des astronomes. Et puisqu’à une demi-journée près, pourrait-on dire, ils annonçaient la chute du bolide, il n’y avait pas à douter non plus que ce fût dans ces parages groenlandais. « Pourvu que ce soit bien sur l’île ! pensait M. Dean Forsyth.

 

– Et non à côté ! », pensait le docteur Hudelson.

 

Et l’on voit dans quelle commune préoccupation, qui était aussi celle de M. de Schack, ils se rencontraient tous deux.

 

En effet, c’était là le seul point un peu inquiétant.

 

Le 1er et le 2 août s’écoulèrent sans aucun incident. Par malheur, le temps devenait mauvais, la température commençait à baisser sensiblement, et peut-être cet hiver serait-il précoce. Les montagnes du littoral étaient blanches de neige, et lorsque le vent soufflait de ce côté, on le sentait si âpre, si pénétrant qu’il fallait se mettre à l’abri dans les salons des navires. Il n’y aurait donc pas lieu de s’attarder sous de pareilles latitudes, et, leur curiosité satisfaite, les curieux reprendraient volontiers les routes du sud.

 

Seul, sans doute, le délégué danois devrait rester à la garde du trésor, jusqu’au jour où son gouvernement en aurait opéré l’enlèvement. Et qui sait si, entêtés à faire valoir leurs réclamations, les deux rivaux ne voudraient pas demeurer avec lui. Voilà bien ce qui préoccupait Francis Gordon, cette perspective d’un long hivernage dans de telles conditions. Et il songeait à la pauvre Jenny, à sa mère, à sa sœur, à tous ces êtres chers qui comptaient les heures en attendant leur retour !

 

Dans la nuit du 2 au 3 août, ce fut une véritable tempête qui se déchaîna sur l’archipel. Vingt heures avant, l’astronome de Boston avait bien pu constater le passage au-dessus de l’île du bolide, dont la vitesse de translation diminuait sans cesse. Mais, à quelle hauteur, l’état de l’atmosphère avait empêché de le reconnaître. Et telle était la violence de la tourmente, que quelques braves curieux se demandaient si elle n’allait point « emporter le bolide au diable » !

 

Il fut impossible de demeurer à terre, et les maisonnettes d’Upernavik n’auraient pu loger tout ce monde. Donc, nécessité de se confiner à bord des bâtiments et il fut heureux que les rafales vinssent de l’est, car, à venir du large, aucun d’eux n’aurait pu tenir sur ses ancres.

 

Aucune accalmie ne se manifesta dans la journée du 3 août, et la nuit qui suivit fut tellement troublée que le capitaine du Mozik éprouva de graves inquiétudes pour son navire, tout comme celui de l’Orégon. Toute communication eût été impossible entre les deux navires, bien qu’ils fussent mouillés à une demi-encablure l’un de l’autre.

 

Cependant, au milieu de la nuit du 3 au 4 août, la tourmente parut diminuer. Si elle s’apaisait dans quelques heures, tous les passagers en profiteraient certainement pour se faire mettre à terre. Ce 4, n’était-ce pas la date presque exactement fixée pour la chute ?…

 

Et ne voilà-t-il pas que vers sept heures du matin, une sorte de coup sourd se fit entendre, et si rude que l’île en trembla sur sa base…

 

Un indigène venait d’accourir à la maison occupée par M. de Schack, et il apportait la grande nouvelle…

 

Le bolide était tombé sur la pointe nord-ouest de l’île Upernavik !

 

CHAPITRE XVI

Que le lecteur lira peut-être avec quelque regret, mais que la vérité historique a obligé l’auteur à l’écrire tel qu’il est et tel que l’enregistreront les annales météoroliques.

 

Assurément, depuis le déluge, il est bien des nouvelles qui ont eu dans le monde un retentissement immense, mais non point supérieur au bruit que fit – moralement tout au moins – la chute du météore sur l’île Upernavik. Il est vrai, en Amérique et en Europe, elle ne fut connue que quelques jours plus tard, lorsque le croiseur, qui prit la mer ce jour même, l’eut envoyée au premier sémaphore de la Nouvelle-Bretagne, lequel la lança aussitôt à travers l’Ancien et le Nouveau Continent.

 

Mais ici, à Upernavik, une minute suffit pour la répandre sur toute l’île et à bord de la dizaine de navires mouillés dans l’archipel.

 

En un instant, les passagers eurent débarqué, M. Dean Forsyth, M. Hudelson, des premiers, suivis d’Omicron, avec un empressement tout paternel pour voir cet enfant, dont chacun d’eux revendiquait la paternité. Inutile d’ajouter que Francis Gordon les accompagnait, prêt à s’interposer, s’il le fallait. En réalité, M. Forsyth et M. Hudelson maintenant en voulaient bien plus au gouvernement danois qu’ils ne s’en voulaient à eux-mêmes. Est-ce que ce gouvernement ne prétendait pas méconnaître leurs droits de découvreurs ?…

 

M. Seth Stanfort, lui, dès qu’il eut pris terre, se porta à la rencontre de Mrs Arcadia Walker qu’il n’avait plus revue pendant ces trois jours de mauvais temps. Et n’était-il pas naturel, dans les termes d’amitié où ils se trouvaient actuellement, qu’ils allassent ensemble à la découverte du bolide ?…

 

« Enfin… il est tombé, monsieur Stanfort, dit Mrs Arcadia Walker, dès qu’il l’eut rejointe.

 

– Enfin, il est tombé… répondit-il.

 

– Enfin… il est tombé ! », avait répété et répétait encore toute cette foule qui se dirigeait vers la pointe nord-ouest de l’île.

 

Deux personnages avaient cependant une avance d’un quart d’heure sur la masse des curieux : c’étaient M. de Schack et l’astronome de Boston, directement partis de la station danoise où ils logeaient depuis leur arrivée.

 

« Le délégué va être le premier à prendre possession du bolide !… murmurait M. Forsyth.

 

– Et à mettre la main dessus ! murmurait le docteur Hudelson.

 

– La main dessus ?… Qui sait ?… répondait Francis Gordon, sans donner la raison qui lui faisait émettre ce doute.

 

– Mais cela ne nous empêchera pas de faire valoir nos droits !… s’écria M. Dean Forsyth.

 

– Non, certes ! », déclara M. Stanley Hudelson.

 

On le voit, à l’extrême satisfaction du neveu de l’un et de l’ancien futur gendre de l’autre, leurs intérêts se confondaient dans la même haine contre les prétentions du roi Christian et de ses deux millions de sujets scandinaves.

 

Par suite d’un heureux concours de circonstances, l’état atmosphérique s’était entièrement modifié entre trois et quatre heures du matin. La tourmente avait cessé, à mesure que le vent retombait vers le sud. Si le soleil ne s’élevait que de quelques degrés à l’horizon au-dessus duquel il décrivait encore sa courbe diurne, du moins brillait-il à travers les derniers nuages amincis par son rayonnement. Plus de pluie, plus de rafales, un temps clair, un espace tranquille, une température qui se tenait entre huit et neuf degrés au-dessus du zéro centigrade.

 

Et, parmi ces passagers venus de l’Europe et de l’Amérique, il s’en trouvait d’assez « groenlandais » pour dire :

 

« Assurément, c’est l’approche du météore qui troublait l’atmosphère, c’est sa proximité de notre globe qui se faisait sentir, et depuis sa chute, le beau temps est revenu. »

 

Entre la station et la pointe, on pouvait compter une grande lieue dans la direction du nord-ouest, et qu’il faudrait franchir à pied. Ce n’est pas Upernavik qui eût pu fournir un véhicule quelconque. Du reste, le cheminement se ferait sans trop de peine sur un sol assez plat, de nature rocheuse, dont le relief ne s’accusait sérieusement qu’au voisinage du littoral. Là s’élevaient quelques falaises qui s’abaissaient vers la mer.

 

C’était précisément au-delà de ces falaises que le bolide avait pris contact, et, de la station, on ne pouvait l’apercevoir.

 

L’indigène, qui, le premier, apporta la grande nouvelle, marchait en tête de la foule, suivi de près par MM. Forsyth, Hudelson, Omicron, M. de Schack et l’astronome de Boston.

 

Un peu en arrière, Francis Gordon observait son oncle et le docteur, désireux de les laisser à eux-mêmes, mais impatient de voir l’impression que leur ferait la vue du météore… de leur météore !

 

Francis Gordon cheminait, d’ailleurs, avec M. Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker. Les deux ex-époux n’oubliaient point les heures passées à Whaston lors de leur mariage, et ils étaient au courant de la rupture des deux familles et des conséquences de cette rupture. Tous deux s’intéressaient sincèrement à la pénible situation de Francis Gordon et lui souhaitaient un heureux dénouement.

 

« Cela s’arrangera, ne cessait de répéter Mrs Arcadia Walker.

 

– Je l’espère, répondait Francis.

 

– Mais peut-être eût-il été préférable que le bolide se fût perdu au fond des mers… observait M. Seth Stanfort.

 

– Oui… pour tout le monde ! déclarait Mrs Arcadia Walker avec grand sens. Et elle répéta :

 

–  Ayez confiance, Monsieur Gordon, et tout s’arrangera !… Un peu de difficultés, d’embarras, d’inquiétudes, ne messied pas avant le mariage !… Lorsque les unions se font trop facilement, elles risquent de se défaire de même !… N’est-il pas vrai, monsieur Stanfort ?…

 

– Sans doute, mistress Walker, et nous pouvons servir d’exemple ! Vous rappelez-vous, à cheval, et sans mettre pied à terre, mariés par ce digne juge de paix, qui n’a pas paru très étonné, ce qui dénote un sage !… Oui, cela s’est effectué de la sorte… et le temps de rendre la main…

 

– Que nous nous sommes rendus six semaines après !… répondit en souriant Mrs Arcadia Walker. Eh bien, monsieur Gordon, pour ne point vous être marié à cheval avec miss Jenny Hudelson, vous n’en serez que plus sûr d’atteindre le bonheur ! »

 

Inutile de dire que, au milieu de cette foule de curieux, de cet exode de passagers, M. Seth Stanfort, Mrs Arcadia Walker et Francis Gordon devaient être les seuls à ne point se préoccuper, en ce moment, du météore, à n’en point parler, à philosopher comme l’eût probablement fait M. John Proth.

 

Tous allaient d’un bon pas. Il n’y avait point de route à suivre, rien qu’un plateau semé de maigres arbustes, et d’où s’échappaient nombre d’oiseaux plus troublés qu’ils ne l’avaient jamais été aux environs d’Upernavik.

 

En une demi-heure, trois quarts de lieue furent enlevés, et il ne restait plus qu’un millier de mètres à franchir. Mais le bolide se dérobait encore aux regards derrière les extrêmes pans de la falaise. Qu’il fût à cette place, depuis le matin, personne n’en aurait voulu douter. On ne pouvait admettre que le Groenlandais eût fait erreur. Il était là, à moins d’un demi-quart de lieue, au moment de la chute. Il en avait entendu le bruit, et bien d’autres, quoique de plus loin, l’avaient entendu aussi.

 

En outre, un phénomène se produisait dont l’effet se ressentait déjà, et qui ne laissait pas d’être assez singulier. La température de l’air tendait à remonter. Assurément, dans le voisinage de cette pointe nord-ouest de l’île, le thermomètre eût marqué plusieurs degrés de différence avec la station d’Upernavik. C’était très sensible, et même la chaleur s’accusait plus vivement à mesure que l’on approchait du but.

 

« Est-ce que l’arrivée de ce bolide aurait, non seulement modifié le temps sur ces parages, mais apporté des changements au climat de l’archipel ?… dit en riant M. Stanfort.

 

– Ce serait fort heureux pour les Groenlandais ! répondit sur le même ton Mrs Arcadia Walker.

 

– Il est probable que le globe d’or est encore à l’état incandescent, fit observer Francis Gordon, et la chaleur qu’il dégage se fait sentir dans un certain rayon…

 

– Bon !… s’écria M. Seth Stanfort, est-ce qu’il nous faudra attendre qu’il se refroidisse ?…

 

– Son refroidissement eût été bien plus rapide s’il fût tombé en dehors de l’île au lieu de tomber dessus !», répondit Francis Gordon, revenant à une idée qui eût fait bondir d’indignation son oncle et le docteur Hudelson.

 

Mais les deux rivaux ne pouvaient l’entendre. Omicron et eux avaient pris de l’avance ; ils commençaient déjà à s’éponger le visage, et on pouvait tenir pour certain que l’un n’arriverait pas avant l’autre.

 

Du reste, M. de Schack et M. Wharf, l’astronome, transpiraient également, et toute la foule et tous les Groenlandais qui ne s’étaient jamais trouvés à pareille fête.

 

Encore cinq cents pas, et au détour de la falaise, le météore apparaîtrait aux mille regards qui se concentreraient sur lui, et dans toute son éblouissante splendeur.

 

Et qui sait ?… Peut-être serait-il impossible d’en soutenir l’éclat, et même d’en approcher  ?…

 

Enfin le guide indigène s’arrêta en arrière de l’extrême pointe de l’île. Il était évident qu’il ne pouvait s’avancer davantage.

 

M. Forsyth, M. Hudelson et Omicron l’eurent rejoint en un instant et firent halte près de lui. Puis, ce furent M. de Schack, M. Wharf, M. Seth Stanfort, Mrs Arcadia Walker, Francis Gordon, enfin toute cette masse de curieux que la flottille avait versée sur les parages de la mer de Baffin.

 

Oui ! impossible d’aller plus loin, ou plus près, pour être exact, et le bolide était encore à cinq cents pas de là !…

 

C’était bien la sphère d’or qui traversait depuis quatre mois l’atmosphère où la retenait l’attraction terrestre. Elle ne rayonnait plus comme au temps où elle traçait son orbite dans les hautes zones de l’espace ! Mais, tel était son éclat que les yeux ne pouvaient le soutenir. Sa température, comme celle de la pierre brûlante tombée en 1768, devait être portée à un degré voisin du point de fusion – température qui avait dû s’élever, à mesure qu’elle rencontrait les couches plus denses de l’atmosphère, bien que la diminution de sa vitesse l’eût déjà amoindrie. Mais si l’extraordinaire bolide était insaisissable alors qu’il décrivait sa trajectoire à travers l’espace, il semblait bien qu’il ne le fût pas moins, maintenant qu’il reposait sur le sol terrestre.

 

En cet endroit, le littoral se formait d’une sorte de plateau, un de ces rochers désignés sous le nom d’unalak en langue indigène. Incliné vers le large, il s’élevait d’une trentaine de pieds au-dessus du niveau de la mer. C’était presque sur le bord de ce plateau que le bolide avait pris contact. Quelques mètres à gauche, et il se fût englouti dans les abîmes où plongeait le pied de la falaise.

 

Oui ! ne put s’empêcher de dire Francis Gordon, oui ! à vingt pas de là, il était par le fond…

 

– D’où on ne l’aurait point retiré… ajouta Mrs Arcadia Walker.

 

– Mais M. de Schack ne le tient pas, déclara M. Seth Stanfort, et il s’en faut qu’il soit encaissé par le roi Christian ! »

 

En effet, mais il y serait un jour ou l’autre. Question de patience, tout simplement. Il suffirait d’attendre le refroidissement, et avec les approches d’un hiver arctique, cela ne tarderait guère.

 

M. Dean Forsyth et M. Stanley Hudelson étaient là, immobiles, hypnotisés pour ainsi dire par la vue de cette masse d’or qui leur brûlait les yeux. Tous deux avaient essayé de se porter en avant, et tous deux avaient dû reculer, aussi bien que l’impatient Omicron qui, dix pas de plus, eût été rôti comme un rosbeef ! À cette distance de cinq cents pas, la température atteignait soixante degrés et la chaleur qui se dégageait du météore rendait l’air irrespirable.

 

« Mais enfin… il est là… il est là… il repose sur l’île… il n’est pas au fond de la mer !… Il n’est pas perdu pour le monde… il est aux mains de cet heureux Danemark ! … Attendre… il suffira d’attendre… »

 

Ainsi se répétaient les curieux que la suffocante chaleur maintenait à ce tournant de la falaise !

 

Oui ! attendre… mais combien de temps ? Que l’on fût au-delà du soixante-treizième parallèle, que l’hiver boréal dût, dans quelques semaines, jeter sur ces parages son cortège de rafales glacées, ses tempêtes de neige, abaisser la température à cinquante degrés au-dessous de zéro, à ce sujet aucun doute. Mais le bolide ne résisterait-il pas un mois, deux mois au refroidissement ?… De telles masses métalliques, soumises à de telles chaleurs, peuvent longtemps rester brûlantes, et cela s’est souvent rencontré pour des aérolithes, des météorites de volume infiniment moindre !…

 

Trois heures se passèrent, et personne ne songeait à quitter la place. Voulait-on attendre qu’il fût possible d’approcher du bolide ! Mais ce ne serait ni aujourd’hui ni demain assurément, et, à moins d’établir un campement en cet endroit, d’y apporter des vivres, il faudrait bien retourner aux navires…

 

« Monsieur Stanfort, dit Mrs Arcadia Walker, pensez-vous que quelques heures suffiront à refroidir ce bloc incandescent ?…

 

– Ni quelques heures ni quelques jours, mistress Walker !

 

– Eh bien, je vais retourner à bord de l’Orégon, quitte à revenir dans l’après-midi…

 

– Faisons donc route ensemble, proposa M. Stanfort, puisque je vais retourner à bord du Mozik. L’heure du déjeuner a sonné, je pense…

 

– C’est mon avis, répondit Mrs Walker, et si c’est également celui de M. Francis Gordon…

 

– Sans doute, mistress Walker, répliqua le jeune homme, mais laisser seuls le docteur Hudelson et mon oncle… Voudront-ils m’accompagner ?… Je crains qu’ils ne s’y refusent… »

 

Et, allant à M. Dean Forsyth : « Venez-vous, mon oncle ? » demanda-t-il.

 

M. Dean Forsyth, sans répondre, fit une dizaine de pas en avant, et dut reculer précipitamment comme s’il se fut aventuré devant la gueule d’un four.

 

Le docteur Hudelson, qui l’avait suivi, revint avec non moins de hâte. « Voyons, mon oncle, reprit Francis Gordon. Voyons, monsieur Hudelson, il est temps de regagner le bord ! Que diable !… le bolide ne s’envolera pas maintenant !… De le dévorer des yeux, ce n’est pas cela qui vous remplira l’estomac ! »

 

Francis Gordon n’obtint pas même quelques mots, et se résigna. Aussi M. Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker reprirent-ils sans lui la route de la station, suivis de plusieurs centaines de curieux ramenés par la faim à leurs bâtiments respectifs.

 

Quant à M. Forsyth, à M. Hudelson, à Francis Gordon, ils ne revinrent que le soir, tombant d’inanition, et remirent leur seconde visite au lendemain.

 

Dès sept heures, ce 5 août, passagers, colons de la station, indigènes, M. Forsyth et le docteur au premier rang, se retrouvaient à leur poste.

 

Il va sans dire que le bolide était toujours là sur l’unalak, dégageant une intense chaleur. Il ne semblait pas que sa température eût baissé depuis la veille. L’air s’emplissait de ses brûlantes émanations. Si on eut été en octobre au lieu d’être en août, le sol, dans un rayon de quatre à cinq cents mètres autour de lui, n’eût pas gardé trace des neiges.

 

Cependant, les plus impatients, les plus obstinés – il n’est pas nécessaire de les nommer – purent se rapprocher d’une vingtaine de pas, mais une vingtaine plus loin, l’air embrasé les aurait anéantis.

 

Du reste, parmi ces impatients dont il est question, il n’y avait à compter ni M. Seth Stanfort ni Mrs Arcadia Walker ni même le délégué de la Commission internationale. M. de Schack savait que le Danemark n’avait point à craindre pour ses trillions. Ils étaient là aussi en sûreté que dans les caisses de l’État. On ne pouvait pas actuellement mettre la main dessus, soit, et fallût-il attendre des mois, fallût-il qu’il passât tout l’hiver boréal sur cette masse incandescente, on la laisserait tranquillement refroidir avant d’en répartir les douze cent soixante mille tonnes qu’elle représentait sur les navires envoyés d’Europe. Et, rien qu’à mille tonnes chacun, il n’en faudrait pas moins de douze cents pour les transporter à Copenhague ou autres ports danois.

 

Cependant, et cette observation fut faite ce matin-là par Francis Gordon, qui la communiqua à M. Seth Stanfort, lequel la rapporta à Mrs Arcadia Walker, il lui semblait bien qu’un léger changement s’était produit dans la position du bolide sur ce rocher où il gisait depuis la veille. Avait-il quelque peu glissé vers la mer ?… Sous son énorme poids, le sol ne fléchissait-il pas peu à peu, ce qui pouvait amener sa chute finale dans l’abîme ?…

 

« Ce serait un singulier dénouement à cette affaire qui a remué le monde !… déclara Mrs Arcadia Walker.

 

– Un dénouement qui ne serait peut-être pas le moins mauvais… répondit M. Seth Stanfort.

 

– Qui serait le meilleur !… », affirma Francis Gordon.

 

Or, ce que celui-ci venait de signaler, c’est-à-dire le glissement graduel du bolide du côté de la mer, tous purent bientôt le constater aussi. Plus de doute que le terrain cédât peu à peu, et si ce mouvement ne s’enrayait pas, la sphère d’or ébranlée finirait par rouler jusqu’au bord du plateau et s’engloutirait dans les profondeurs de la mer.

 

Ce fut un désappointement général, une indignation contre cet unalak, indigne d’avoir reçu le merveilleux bolide. Que n’était-il tombé à l’intérieur de l’île ou, de préférence, sur ces inébranlables falaises basaltiques du littoral groenlandais, où il ne risquait pas d’être à jamais perdu pour l’avide humanité !

 

Oui, il glissait, le météore, et peut-être ne serait-ce qu’une question d’heures, moins encore, une question de minutes, si le plateau venait à s’effondrer brusquement sous son énorme poids !…

 

Et ne pouvoir rien pour empêcher une pareille catastrophe, rien pour arrêter ce glissement, rien pour étayer cet insuffisant unalak jusqu’à l’enlèvement du bolide !…

 

Ce fut comme un cri d’épouvante qui s’échappa de la poitrine de M. de Schack lorsqu’il eut lui-même reconnu l’imminence du malheur. Adieu, cette unique occasion d’emmilliarder le Danemark !… Adieu, cette perspective d’enrichir tous les sujets du roi Christian !… Adieu, cette possibilité de racheter le Schleswig-Holstein à l’Allemagne !…

 

En ce qui concerne M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson, en voyant ces premières oscillations qui allaient se changer en rotations définitives, Francis Gordon put craindre que leur raison ne vînt à se perdre… Ils tendaient les bras désespérément !… Ils appelaient au secours comme s’il eut été possible de répondre à cet appel ! « Mon bolide ! … s’écriait l’un.

 

– Mon bolide !… s’écriait l’autre.

 

– Notre bolide ! », s’écrièrent-ils à l’instant où un mouvement plus prononcé rapprochait la sphère d’or de l’abîme !…

 

Alors, ils se précipitèrent, en même temps qu’Omicron, au milieu de cette atmosphère embrasée… Ils se rapprochèrent d’une centaine de pas, avant que M. Stanfort et Francis Gordon eussent pu les retenir ! Sentant qu’ils allaient tomber, ils se soutinrent l’un l’autre, puis s’affalèrent, inanimés sur le sol…

 

Francis Gordon s’était aussitôt précipité vers eux, M. Seth Stanfort n’hésita pas à le suivre… Et, sans doute, en le voyant se risquer, Mrs Arcadia Walker fut-elle épouvantée du danger que courait son ancien mari, car un cri lui échappa :

 

« Seth !… Seth !… »

 

Francis Gordon et Seth Stanfort, suivis de quelques courageux spectateurs, durent se traîner sur le sol, ramper en se mettant un mouchoir sur la bouche, tant l’air était irrespirable… Enfin, tous arrivèrent près de M. Forsyth et du docteur ; ils les relevèrent, ils les rapportèrent à cette limite qu’il n’était pas permis de franchir sous peine d’être brûlé jusque dans les entrailles…

 

Quant à Omicron, plus en avant de quelques pas, on eût dit qu’il flambait déjà !…

 

Par bonheur, ces trois victimes de leur imprudence avaient été sauvées à temps… Les soins ne leur furent point épargnés… Ils revinrent à la vie, mais hélas ! pour assister à la ruine de leurs espérances !…

 

Il était exactement huit heures quarante-sept du matin. Le soleil se relevait après avoir à peine effleuré l’horizon qu’il éclairait de sa lumière permanente.

 

Le bolide continuait à glisser lentement, soit de son mouvement propre sur ce plateau incliné, soit parce que la surface s’infléchissait peu à peu sous son poids. Il se rapprochait de l’arête au-dessous de laquelle, coupé à pic, le flanc de l’unalak s’enfonçait profondément sous les eaux.

 

Des cris s’élevèrent de toutes parts, et ce que devint alors l’émotion de la foule, on ne saurait l’imaginer. « Il va tomber… il va tomber !… »

 

Ces mots d’effroi s’échappaient de toutes les bouches, et il n’y avait que Francis Gordon à se taire ! …

 

La sphère d’or venait de s’immobiliser !… Ah ! Quel espoir revint à tous qu’elle ne roulerait pas au-delà, qu’elle ne franchirait pas l’arête du plateau, l’inclinaison étant moins prononcée en cet endroit. Oui ! les chances étaient maintenant pour qu’elle demeurât à cette place !… Et alors elle s’y refroidirait graduellement… Et il serait possible de s’en approcher… Et le représentant du gouvernement danois mettrait enfin la main sur ce trésor céleste !… Et M. Forsyth, M. Hudelson pourraient lui prodiguer leurs caresses !… Et on prendrait des mesures pour le mettre à l’abri de tout malheur en attendant qu’un millier de navires fussent venus prendre à Upernavik leur cargaison d’or !…

 

« Eh bien, monsieur Stanfort, est-il sauvé, le bolide ? »

 

Comme une réponse à cette demande de Mrs Arcadia Walker qui s’était rapprochée de la grève, un effroyable craquement se fit entendre… La roche venait de céder, et le météore se précipitait dans la mer…

 

Et si les échos du littoral ne répercutèrent pas l’énorme clameur de la foule, c’est que cette clameur fut à l’instant couverte par les fracas d’une explosion plus violente que les éclats de la foudre qui déchire les nuages !…

 

Il passa comme un mascaret aérien à la surface de l’île, et, sans en excepter un seul, les spectateurs furent irrésistiblement renversés sur le sol…

 

Le bolide venait de faire explosion comme tant d’autres aérolithes ou météorites qui éclatent en traversant les couches atmosphériques… Et, en même temps, sous l’action de sa haute température, les eaux se dispersaient en tourbillons de vapeurs !…

 

Aussi arriva-t-il qu’une prodigieuse lame, soulevée par la chute du bolide, se précipita contre le littoral et retomba avec une fureur à laquelle rien n’aurait pu résister.

 

Par malheur, Mrs Arcadia Walker fut saisie par cette lame, renversée, entraînée, lorsque la masse liquide revint vers la grève !…

 

M. Seth Stanfort s’était jeté à son secours, presque sans espoir de la sauver, risquant sa vie pour elle, et dans de telles conditions, qu’il y aurait à compter deux victimes, au lieu d’une seule !…

 

Seth Stanfort parvint à rejoindre la jeune femme au moment où elle allait être entraînée, et s’arc-boutant contre une roche, il put résister au remous de cette monstrueuse lame…

 

Alors Francis Gordon, et quelques autres se précipitèrent vers eux, et les ramenèrent en arrière de la grève.

 

M. Seth Stanfort n’avait point perdu connaissance, mais Mrs Arcadia Walker était inanimée. Les soins les plus empressés la rappelèrent à la vie, et, en pressant la main de son ancien mari, elle lui dit en propres termes :

 

« Du moment que je devais être sauvée, il était tout indiqué, mon cher Seth, que ce fût vous le sauveur ! »

 

Mais, moins heureux que Mrs Arcadia Walker, le merveilleux bolide n’avait pu échapper à son funeste sort ! Il avait été précipité dans l’abîme, et, en admettant même que, au prix d’efforts inouïs, on aurait pu le retirer de ces profondes couches au pied de la falaise, il fallait renoncer à cet espoir…

 

En effet, le noyau avait fait explosion. Ses milliers de débris s’étaient éparpillés au large, et lorsque M. de Schack, M. Dean Forsyth, le docteur Hudelson cherchèrent à en retrouver quelques parcelles sur le littoral, recherches vaines, et de ces quatre milliards, il ne restait rien de l’extraordinaire météore !

 

CHAPITRE XVII

Dernier chapitre où sont rapportés les derniers faits relatifs à cette histoire purement imaginaire, et dans lequel le dernier mot reste à M. John Proth, juge de paix à Whaston.

 

Maintenant, leur curiosité satisfaite, ces milliers de curieux n’avaient plus qu’à partir.

 

Satisfaite, peut-être ne l’avait-elle pas été. Cela valait-il les fatigues d’un pareil voyage, les frais d’une expédition qu’au bassin polaire, et, pour tout résultat, d’avoir aperçu le météore pendant quelques heures sur ce plateau rocheux, mais sans qu’il eût été possible de l’approcher de plus près que quatre cents mètres ? Et, encore, s’il ne s’était pas précipité dans l’abîme, si ce précieux cadeau du Ciel à la Terre n’eut été à jamais perdu !… Quel déplorable dénouement à cette affaire qui venait de passionner le monde entier, et particulièrement la Grande-Bretagne, les États-Unis, la Russie, la Norvège, l’Afghanistan, le Nicaragua, le Costa-Rica, et enfin le Danemark ! Ainsi, les savants n’avaient point fait erreur… La sphère d’or était tombée sur un des territoires appartenant au domaine colonial du Danemark… Et actuellement, il n’en restait plus rien, et pas une parcelle du bolide ne s’était mêlée au sable de cette grève du nord-ouest de l’île Upernavik…

 

Y avait-il lieu de compter qu’un second météore du prix de milliers de milliards reparaîtrait sur un des horizons terrestres ?… Non, certes, non !… Une pareille éventualité ne se réaliserait plus, sans doute. Qu’il y eût de ces astres d’or flottant dans l’espace, c’était possible, mais si faible paraissait être cette chance qu’ils fussent lancés dans le cercle d’attraction de la terre, que personne ne pouvait lui accorder la moindre valeur.

 

Et c’était heureux en somme. Quatre trillions d’or jetés dans la circulation eussent amené le complet avilissement de ce métal – vil pour ceux qui n’ont rien, précieux pour ceux qui ont tout. Non ! il n’y avait point à regretter la perte de ce bolide dont la possession eût troublé les marchés financiers du monde… à moins que le Danemark n’eût eu la sagesse de l’enfermer dans une vitrine, comme objet de musée météorolique, et de ne jamais l’en sortir sous forme de ducats, de couronnes et autres monnaies danoises !

 

Cependant, ce dénouement, les intéressés avaient bien le droit de le considérer comme une déception. Avec quel chagrin, M. Dean Forsyth et M. Stanley Hudelson allèrent contempler la place où s’était produite l’explosion de leur bolide ! Et c’est en vain qu’ils en cherchèrent quelques débris sur le sable… Pas un grain de cet or céleste, dont ils auraient pu se fabriquer une épingle de cravate ou un bouton de manchettes, en admettant que M. de Schack ne l’eût point réclamé pour son propre pays !

 

Du reste, dans leur commune douleur, il semblait que les deux rivaux ne fussent plus sous l’influence de leur jalousie, et cela à l’extrême joie de Francis Gordon, comme à la réelle satisfaction de M. Seth Stanfort et de Mrs Arcadia Walker. Et pourquoi ces anciens amis seraient-ils demeurés dans les termes d’une mortelle inimitié, puisqu’il n’y aurait même pas à donner leur nom à un météore qui n’existait plus.

 

Donc, il n’y avait qu’à s’éloigner des parages groenlandais, à revenir « bredouilles »  – pour employer une juste expression de l’argot cynégétique –, à regagner des latitudes moins élevées de l’Amérique, de l’Asie, de l’Europe. Avant six semaines, la mer de Baffin, le détroit de Davis, seraient impraticables, les glaces les auraient envahis, et la flottille, actuellement mouillée devant Upernavik, eût été bloquée pour huit mois. Or, il ne convenait à aucun de ces passagers d’hiverner dans ces régions hyperboréennes.

 

Ah ! si le bolide eut été toujours là, s’il avait été nécessaire de monter la garde jusqu’au retour de la belle saison près de la sphère d’or, sûrement M. de Schack, peut-être même M. Dean Forsyth et le docteur Hudelson auraient bravé les rigueurs d’un hiver arctique. Mais, d’aérien qu’il fut, le bolide était devenu marin, et même sous-marin il n’y avait plus à s’en occuper.

 

Tous ces navires anglais, américains, danois, français, allemands, russes, levèrent l’ancre dans la matinée du 7 août, par une jolie brise du nord-est qui favorisa leur navigation à travers l’archipel d’Upernavik. Ce n’étaient point des voiliers, d’ailleurs, et ces steamers de bonne marche, leur hélice les mettrait rapidement hors du détroit.

 

S’il est inutile de dire que MM. Forsyth et Omicron, le docteur Hudelson, Francis Gordon avaient repris leur cabine à bord du Mozik, il ne l’est pas de dire que Mrs Arcadia Walker s’y était embarquée, ainsi que l’avait fait M. Seth Stanfort. M. de Schack ayant pris passage sur un navire danois qui retournait directement à Copenhague, sa cabine s’était trouvée libre, et on avait pu la mettre à la disposition de la passagère, désireuse de revenir par le plus court en Amérique.

 

La traversée du détroit de Davis ne fut pas trop méchante aux cœurs mal aguerris contre le mal de mer. À suivre la côte groenlandaise, le Mozik s’abritait contre les houles du large, et ce fut sans avoir été sérieusement éprouvés que ses passagers laissèrent en arrière le cap Farewell dans la soirée du 15 août.

 

Mais, à partir de ce moment, le roulis et le tangage ne tardèrent pas à faire de nouvelles victimes, et combien, uniquement pour satisfaire leur curiosité, regrettèrent de s’être aventurés dans un si inutile et si pénible voyage !

 

M. Forsyth et M. Hudelson se virent donc de nouveau réunis dans cette abominable communauté des haut-le-cœur, et Francis Gordon ne cessa de leur partager ses soins.

 

En ce qui concerne M. Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker, avec l’habitude de longues traversées, ils furent indemnes de tout mal, et, pour eux, le temps s’écoula en agréables conversations. Parlaient-ils du passé, parlaient-ils de l’avenir ? Grosse question… Francis Gordon, qui se mêlait souvent à leurs entretiens, put constater qu’une réciproque sympathie existait toujours entre les deux anciens époux séparés par la barrière du divorce.

 

À la première station sémaphorique devant laquelle parut le Mozik sur la côte américaine, il envoya une information faisant à la fois connaître et son prochain retour et quel avait été le dénouement de cette campagne dans les mers boréales.

 

Ce fut donc de ce steamer que vint la première nouvelle du météore, de sa chute sur l’île Upernavik, et de son engloutissement dans les profondeurs de la mer de Baffin.

 

Si cette nouvelle se répandit avec une extraordinaire rapidité, si les fils et les câbles télégraphiques la lancèrent à travers l’Ancien et le Nouveau Monde en quelques heures, si l’émotion fut grande en apprenant quelle avait été la fin déplorable, on pourrait même dire un peu ridicule, de ce bolide dont s’était si prodigieusement occupé la curiosité et aussi l’avidité humaines, inutile d’y insister. Affirmer que ce fut là un deuil public serait peut-être exagéré, mais, cependant, il n’y eut guère en Amérique que cet irrespectueux Punch de Whaston à rire de cette déconvenue météorologique.

 

À la date du 27 août, après une traversée que troublèrent trop souvent les vents de l’est au grand déplaisir de la plupart des passagers, le Mozik jeta l’ancre dans le port de Charleston.

 

De la Caroline du Sud à la Virginie, la distance n’est pas considérable et, d’ailleurs, les railroads ne manquent point aux États-Unis. Il suit de là que, dès le lendemain, 28 août, M. Dean Forsyth et Omicron, d’une part, M. Stanley Hudelson de l’autre, étaient de retour, les premiers à la tour d’Elizabeth-street, le second au donjon de Morris-street.

 

On les attendait depuis que la prochaine arrivée du Mozik avait été annoncée par le sémaphore américain. Mrs Hudelson et ses deux filles se trouvaient à la gare de Whaston lorsque le train de Charleston déposa les trois voyageurs. Et vraiment ils ne purent qu’être très touchés de l’accueil qui leur fut fait. Ni M. Forsyth ni le docteur ne parurent s’étonner que Francis Gordon pressât dans ses bras sa fiancée qui allait enfin devenir sa femme, ni qu’il eût cordialement embrassé Mrs Hudelson. Quant à cette étourdie de miss Loo, ne voilà-t-il pas qu’elle se jette au cou de M. Dean Forsyth, en lui disant :

 

« Eh bien, c’est fini, n’est-ce pas ? »

 

Et, en effet, c’était fini et comme le disaient volontiers les Latins dans la langue qui leur était familière : Sublata causa, tollitur effectus. Plus de cause, plus d’effet. C’est bien ce que firent remarquer les journaux de la localité, sans en excepter le Punch, qui publia un charmant article, plein d’humour sur le retour des anciens rivaux.

 

Il ne reste plus à mentionner que le 5 septembre les cloches de Saint-Andrew répandirent à toute volée leurs sonores ondulations sur la cité virginienne. C’est devant une assemblée, qui comprenait les parents, les amis des deux familles, les notabilités de la ville, que le révérend O’Garth célébra le mariage de Francis Gordon et de Jenny Hudelson, après tant de vicissitudes dues à la présence de cet invraisemblable météore sur l’horizon terrestre !

 

Et, qu’on n’en doute pas, la bonne Mitz, tout émue, était présente à la cérémonie, et miss Loo, toute charmante avec sa belle robe, prête depuis deux mois !…

 

Du reste, si les choses tournèrent si bien pour les familles Forsyth et Hudelson, elles prirent une non moins bonne tournure pour M. Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker.

 

Cette fois, ce ne fut ni à cheval, ni l’un après l’autre qu’ils présentèrent leurs papiers en règle, à la maison du juge Proth. Non ! ils y vinrent au bras l’un de l’autre. Et, lorsque le magistrat eut rempli son office en remariant les deux anciens époux séparés par un divorce de quelques semaines, il s’inclina galamment devant eux.

 

« Merci, monsieur Proth, dit Mrs Stanfort.

 

– Et adieu », ajouta M. Seth Stanfort.

 

Et lorsque ce digne philosophe se retrouva avec sa vieille servante, au moment où il retournait à son jardin :

 

« J’aurais peut-être mieux fait de ne pas leur dire adieu, lui déclara-t-il, mais au revoir ! »

 

FIN




VERSION REMANIÉE PAR MICHEL VERNE

CHAPITRE I

Dans lequel le juge John Proth remplit un des plus agréables devoirs de sa charge avant de retourner à son jardin.

 

Il n’y a aucun motif pour cacher aux lecteurs que la ville dans laquelle commence cette histoire singulière est située en Virginie, États-Unis d’Amérique. S’ils le veulent bien, nous appellerons cette ville Whaston, et nous la placerons dans le district oriental, sur la rive droite du Potomac ; mais il nous paraît inutile de préciser davantage les coordonnées de cette cité, que l’on chercherait inutilement, même sur les meilleures cartes de l’Union.

 

Cette année-là, le 12 mars, dans la matinée, ceux des habitants de Whaston qui traversèrent Exeter street au moment convenable purent apercevoir un élégant cavalier monter et descendre la rue, qui est en forte pente, au petit pas de son cheval, puis finalement s’arrêter sur la place de la Constitution, à peu près au centre de la ville.

 

Ce cavalier, de pur type yankee, type qui n’est point exempt d’une originale distinction, ne devait pas avoir plus de trente ans. Il était d’une taille au-dessus de la moyenne, de belle et robuste complexion, de figure régulière, brun par les cheveux et châtain par la barbe dont la pointe allongeait son visage aux lèvres soigneusement rasées. Un ample manteau le recouvrait jusqu’aux jambes et s’arrondissait sur la croupe du cheval. Il maniait sa monture assez fringante avec autant d’adresse que de fermeté. Tout, dans son attitude, indiquait l’homme d’action, l’homme résolu et aussi l’homme de premier mouvement. Il ne devait jamais osciller entre le désir et la crainte, ce qui est le fait d’un caractère hésitant. Enfin, un observateur eût constaté que son impatience naturelle ne se dissimulait qu’imparfaitement sous une apparence de froideur.

 

Pourquoi ce cavalier était-il céans dans une ville où nul ne le connaissait, où nul ne l’avait jamais vu ?… Se bornait-il à la traverser, ou comptait-il y rester quelque temps ?… Pour trouver un hôtel, il n’aurait eu, dans ce dernier cas, que l’embarras du choix. On peut citer Whaston sous ce rapport. En aucun autre centre des États-Unis ou d’ailleurs, voyageur ne rencontrerait meilleur accueil, meilleur service, meilleure table, confort aussi complet à des prix aussi modérés. Il est vraiment déplorable que les cartes indiquent avec tant d’imprécision une ville pourvue de tels avantages.

 

Non, cet étranger ne semblait point en disposition de séjourner à Whaston, et les engageants sourires des hôteliers n’auraient sans doute aucune prise sur lui. L’air absorbé, indifférent à ce qui l’entourait, il suivait la chaussée qui dessine la périphérie de la place de la Constitution, dont un vaste terre-plein occupe le centre, sans même soupçonner qu’il excitât la curiosité publique.

 

Et Dieu sait pourtant si elle était excitée, la curiosité publique ! Depuis que le cavalier était apparu, patrons et gens de service échangeaient, sur le pas des portes, ces propos ou d’autres analogues :

 

« Par où est-il arrivé ?

 

– Par Exeter street.

 

– Et d’où venait-il ?

 

– Il est entré, à ce qu’on dit, par le faubourg de Wilcox.

 

– Voilà bien une demi-heure que son cheval fait le tour de la place.

 

– C’est qu’il attend quelqu’un.

 

– Probable. Et même avec une certaine impatience.

 

– Il ne cesse de regarder du côté d’Exeter street.

 

– C’est par là qu’on arrivera.

 

– Qui ça, « on » ?… Il ou elle ?

 

– Eh ! eh !… il a ma foi bonne tournure !…

 

– Un rendez-vous alors ?

 

– Oui, un rendez-vous… mais non dans le sens où vous l’entendez.

 

– Qu’en savez-vous ?

 

– Voilà trois fois que cet étranger s’arrête devant la porte de Mr John Proth…

 

– Or, comme Mr John Proth est juge à Whaston…

 

– C’est que ce personnage a quelque procès…

 

– Et que son adversaire est en retard.

 

– Vous avez raison.

 

– Bon ! le juge Proth les aura conciliés et réconciliés en un tour de main !

 

– C’est un habile homme.

 

– Et un brave homme aussi. »

 

En vérité, il était possible que ce fût là le vrai motif de la présence de ce cavalier à Whaston. En effet, à plusieurs reprises, il avait fait halte, sans mettre pied à terre, devant la maison de Mr John Proth. Il en regardait la porte, il en regardait les fenêtres, puis il restait immobile, comme s’il eût attendu que quelqu’un parût sur le seuil, jusqu’au moment où son cheval, qui piaffait d’impatience, le contraignait à repartir.

 

Or, comme il s’arrêtait là une fois de plus, voici que la porte s’ouvrit toute grande, et qu’un homme se montra sur le palier du petit perron donnant accès au trottoir.

 

À peine l’étranger eut-il aperçu cet homme :

 

« Mr John Proth, je suppose ?… dit-il en soulevant son chapeau.

 

– Lui-même, répondit le juge.

 

– Une simple question qui n’exigera qu’un oui ou un non de votre part.

 

– Faites, Monsieur.

 

– Quelqu’un serait-il déjà venu, ce matin, vous demander Mr Seth Stanfort ?

 

– Pas que je sache.

 

– Merci. »

 

Ce mot prononcé, son chapeau soulevé une seconde fois, le cavalier rendit la main et remonta au petit trop Exeter street.

 

Maintenant – ce fut l’avis général – il n’y avait plus à douter que cet inconnu eût affaire à Mr John Proth. À la manière dont il venait de formuler sa question, il était lui-même Seth Stanfort, présent le premier à un rendez-vous convenu. Mais un autre problème tout aussi palpitant se posait. L’heure dudit rendez-vous était-elle passée, et le cavalier inconnu allait-il quitter la ville pour n’y plus revenir ?

 

On le croira sans difficulté, puisque nous sommes en Amérique, c’est-à-dire chez le peuple le plus parieur qui soit en ce bas monde, des paris s’établirent touchant le retour prochain ou le départ définitif de l’étranger. Quelques enjeux d’un demi-dollar, ou même de cinq ou six cents, entre le personnel des hôtels et les curieux arrêtés sur la place, pas davantage, mais enfin enjeux qui seraient bel et bien payés par les perdants, et encaissés par les gagnants, tous gens des plus honorables.

 

Quant au juge John Proth, il s’était borné à suivre des yeux le cavalier qui remontait vers le faubourg de Wilcox. C’était un philosophe, le juge John Proth, un sage magistrat, qui ne comptait pas moins de cinquante ans de sagesse et de philosophie, bien qu’il ne fût âgé que d’un demi-siècle, – façon de dire qu’en venant au monde, il était déjà philosophe et sage. Ajoutez à cela que, en sa qualité de célibataire, – preuve incontestable de sagesse, – il n’avait jamais eu sa vie troublée par aucun souci, ce qui, on en conviendra, facilite grandement la pratique de la philosophie. Né à Whaston, il n’avait, même en sa première jeunesse, que peu ou pas quitté Whaston, et il était aussi considéré qu’aimé de ses justiciables qui le savaient dépourvu de toute ambition.

 

Un sens droit le guidait. Il se montrait toujours indulgent aux faiblesses et parfois aux fautes d’autrui. Arranger les affaires évoquées devant lui, renvoyer réconciliés les adversaires qui se présentaient à son modeste tribunal, arrondir les angles, huiler les rouages, adoucir les heurts inhérents à tout ordre social, si perfectionné qu’il puisse être, c’est ainsi qu’il comprenait sa mission.

 

John Proth jouissait d’une certaine aisance. S’il remplissait ces fonctions de juge, c’était par goût, et il ne songeait point à monter à de plus hautes juridictions. Il aimait la tranquillité pour lui et pour les autres. Il considérait les hommes comme des voisins d’existence avec lesquels on a tout intérêt à vivre en bons termes. Il se levait tôt et se couchait tôt. S’il lisait quelques auteurs favoris de l’Ancien et du Nouveau Monde, il se contentait d’un brave et honnête journal de la ville, le Whaston News, où les annonces tenaient plus de place que la politique. Chaque jour, une promenade d’une heure ou deux, pendant laquelle les chapeaux s’usaient à le saluer, ce qui l’obligeait pour son compte à renouveler le sien tous les trois mois. En dehors de ces promenades, sauf le temps consacré à l’exercice de sa profession, il restait dans sa demeure paisible et confortable, et cultivait les fleurs de son jardin, qui le récompensaient de ses soins en le charmant par leurs fraîches couleurs, en lui prodiguant leurs suaves parfums.

 

Ce caractère tracé en quelques lignes, le portrait de Mr John Proth étant placé dans son vrai cadre, on comprendra que ledit juge ne fût pas autrement préoccupé de la question posée par l’étranger. Si celui-ci, au lieu de s’adresser au maître de la maison, eût interrogé sa vieille servante Kate, peut-être bien que Kate eût voulu en savoir davantage. Elle aurait insisté sur ce Seth Stanfort, demandé ce qu’il faudrait dire dans le cas où l’on viendrait s’enquérir de sa personne. Et sans doute même il n’aurait pas déplu à la digne Kate d’apprendre si l’étranger devait ou non, soit dans la matinée, soit dans l’après-midi revenir à la maison de Mr John Proth.

 

Mr John Proth, lui, ne se fût pas pardonné ces curiosités, ces indiscrétions, excusables chez sa servante, puis parce qu’elle appartenait au sexe féminin. Non, Mr John Proth ne s’aperçut même pas que l’arrivée, la présence, puis le départ de l’étranger avaient été remarqués par les badauds de la place, et, après avoir refermé sa porte, il retourna donner à boire aux roses, aux iris, aux géraniums, aux résédas de son jardin.

 

Les curieux ne l’imitèrent point et restèrent en observation.

 

Cependant, le cavalier s’était avancé jusqu’à l’extrémité d’Exeter street, qui dominait le côté ouest de la ville. Parvenu au faubourg de Wilcox, que cette rue réunit au centre de Whaston, il arrêta son cheval, et, sans quitter la selle, regarda tout autour de lui. De ce point, son regard pouvait s’étendre à un bon mille aux environs, et suivre la route sinueuse descendant pendant trois milles jusqu’à la bourgade de Steel, qui, au delà du Potomac, profilait ses clochers sur l’horizon. En vain son regard parcourait-il cette route. Il n’y découvrait sans doute pas ce qu’il cherchait. De là de vifs mouvements d’impatience qui se transmirent au cheval, dont il fallut réprimer les piaffements.

 

Dix minutes s’écoulèrent, puis le cavalier, reprenant au petit pas Exeter street, se dirigea pour la cinquième fois vers la place.

 

« Après tout, se répétait-il, non sans consulter sa montre, il n’y a pas encore de retard… Ce n’est que pour dix heures sept, et il est à peine neuf heures et demie… La distance qui sépare Whaston de Steel, d’où elle doit venir, est égale à celle qui sépare Whaston de Brial, d’où je suis venu, et peut être franchie en moins de vingt minutes… La route est belle, le temps est sec, et je ne sache pas que le pont ait été emporté par une crue du fleuve… Il n’y aura donc ni empêchement, ni obstacle… Dans ces conditions, si elle manque au rendez-vous, c’est qu’elle le voudra bien… D’ailleurs, l’exactitude consiste à être là juste à l’heure, et non à faire trop tôt acte de présence… En réalité, c’est moi qui suis inexact, puisque je l’aurai devancée plus qu’il ne convient à un homme méthodique… Il est vrai, même à défaut de tout autre sentiment, la politesse me commandait d’arriver le premier au rendez-vous ! »

 

Ce monologue se poursuivit tout le temps que l’étranger redescendit Exeter street, et il ne prit fin qu’au moment où les sabots du cheval frappèrent de nouveau le macadam de la place.

 

Décidément, ceux qui avaient parié pour le retour de l’étranger gagnaient leur pari. Aussi, lorsque celui-ci passa le long des hôtels, lui firent-ils bon visage, tandis que les perdants ne le saluaient que par des haussements d’épaules.

 

Dix heures sonnèrent enfin à l’horloge municipale. Son cheval arrêté, l’étranger compta les dix coups et s’assura que l’horloge marchait en parfait accord avec la montre qu’il tira de son gousset.

 

Il ne s’en fallait plus que de sept minutes pour que l’heure du rendez-vous fût atteinte, puis aussitôt dépassée.

 

Seth Stanfort revint à l’entrée d’Exeter street. Visiblement, ni sa monture ni lui ne pouvaient se tenir au repos.

 

Un public assez nombreux animait alors cette rue. De ceux qui la montaient, Seth Stanfort ne se préoccupait en aucune façon. Toute son attention allait à ceux qui la descendaient, et son regard les saisissait dès qu’ils se montraient au sommet de la pente. Exeter street est assez longue pour qu’un piéton mette une dizaine de minutes à la parcourir, mais il n’en faut que trois ou quatre pour une voiture marchant rapidement ou pour un cheval au trot.

 

Or, ce n’était point aux piétons que notre cavalier avait affaire. Il ne les voyait même pas. Son plus intime ami eût passé à pied près de lui, qu’il ne l’aurait pas aperçu. La personne attendue ne pouvait arriver qu’à cheval ou en voiture.

 

Mais arriverait-elle à l’heure dite ?… Il ne s’en fallait plus que de trois minutes, juste le temps nécessaire pour descendre Exeter street, et aucun véhicule ne se montrait en haut de la rue, ni motocycle, ni bicyclette, non plus qu’une automobile qui, en faisant du quatre-vingts à l’heure, eût devancé encore l’instant du rendez-vous.

 

Seth Stanfort lança un dernier coup d’œil dans Exeter street. Ce fut un vif éclair qui jaillit de sa prunelle, tandis qu’il murmurait sur un ton d’inébranlable résolution :

 

« Si elle n’est point ici à dix heures sept, je n’épouse pas. »

 

Comme une réponse à cette déclaration, le galop d’un cheval se fit entendre à ce moment vers le haut de la rue. L’animal, une bête superbe, était monté par une jeune femme qui le maniait avec autant de grâce que de sûreté. Les passants s’écartaient devant lui, et bien certainement il ne trouverait aucun obstacle jusqu’à la place.

 

Seth Stanfort reconnut celle qu’il attendait. Son visage redevint impassible. Il ne prononça pas une seule parole, ne fit pas un geste. Après avoir rassemblé son cheval, il se rendit d’un pas tranquille devant la maison du juge.

 

Cela fut bien pour intriguer derechef les curieux, qui se rapprochèrent, sans que l’étranger leur prêtât la moindre attention.

 

Quelques secondes plus tard, la cavalière débouchait sur la place, et son cheval blanc d’écume s’arrêtait à deux pas de la porte.

 

L’étranger se découvrit et dit :

 

« Je salue miss Arcadia Walker…

 

– Et moi Mr Seth Stanfort, » répondit Arcadia Walker, en s’inclinant d’un mouvement gracieux. On peut nous en croire, les indigènes ne perdaient pas de vue ce couple qui leur était absolument inconnu. Et ils disaient entre eux :

 

« S’ils sont venus pour un procès, il est à désirer que ce procès s’arrange au profit de tous deux.

 

– Il s’arrangera, ou Mr Proth ne serait pas l’habile homme qu’il est !

 

– Et si ni l’un ni l’autre ne sont mariés, le mieux serait que cela finît par un mariage ! »

 

Ainsi allaient les langues, ainsi s’échangeaient les propos.

 

Mais ni Seth Stanfort ni miss Arcadia Walker ne semblaient se préoccuper de la curiosité plutôt gênante dont ils étaient l’objet.

 

Seth Stanfort se préparait à descendre de cheval pour frapper à la porte de Mr John Proth, lorsque cette porte s’ouvrit.

 

Mr John Proth apparut sur le seuil, et la vieille servante Kate, cette fois, se montra derrière lui.

 

Ils avaient entendu un piétinement de chevaux devant la maison et, celui-là quittant son jardin, celle-ci quittant sa cuisine, voulu savoir ce qui se passait.

 

Seth Stanfort resta donc en selle, et, s’adressant au magistrat :

 

« Monsieur le juge John Proth, dit-il, je suis Mr Seth Stanfort, de Boston, Massachusetts.

 

– Très heureux de faire votre connaissance, Mr Seth Stanfort !

 

– Et voici miss Arcadia Walker, de Trenton, New-Jersey.

 

– Très honoré de me trouver en présence de miss Arcadia Walker ! »

 

Et Mr John Proth, après avoir observé l’étranger, reporta toute son attention sur l’étrangère.

 

Miss Arcadia Walker étant une charmante personne, on nous saura gré d’en donner un rapide crayon. Son âge, vingt-quatre ans ; ses yeux, d’un bleu pâle ; ses cheveux, d’un châtain foncé ; son teint, d’une fraîcheur que le hâle du grand air altérait à peine ; ses dents, d’une blancheur et d’une régularité parfaites ; sa taille, un peu supérieure à la moyenne ; sa tournure, ravissante ; sa démarche, d’une rare élégance, souple et nerveuse à la fois. Sous l’amazone dont elle était revêtue, elle se prêtait gracieusement aux mouvements de son cheval, qui piaffait à l’exemple de celui de Seth Stanfort. Ses mains finement gantées jouaient avec les rênes, et un connaisseur eût deviné en elle une habile écuyère. Toute sa personne était empreinte d’une extrême distinction, avec un « je ne sais quoi » de particulier à la haute classe de l’Union, ce que l’on pourrait appeler l’aristocratie américaine, si ce mot ne jurait pas avec les instincts démocratiques des natifs du Nouveau Monde.

 

Miss Arcadia Walker, originaire du New-Jersey, n’ayant plus que des parents éloignés, libre de ses actions, indépendante par sa fortune, douée de l’esprit aventureux des jeunes Américaines, menait une existence conforme à ses goûts. Voyageant depuis plusieurs années déjà, ayant visité les principales contrées de l’Europe, elle était au courant de ce qui se faisait et se disait à Paris, à Londres, à Berlin, à Vienne ou à Rome. Et, ce qu’elle avait entendu ou vu au cours de ses incessantes pérégrinations, elle pouvait en parler avec des Français, des Anglais, des Allemands, des Italiens dans leur propre langue. C’était une personne instruite, dont l’éducation, dirigée par un tuteur aujourd’hui disparu de ce monde, avait été particulièrement soignée. La pratique des affaires ne lui manquait même pas, et elle faisait preuve dans l’administration de sa fortune d’une remarquable entente de ses intérêts.

 

Ce qui vient d’être dit de miss Arcadia Walker se fût appliqué symétriquement – c’est le mot juste – à Mr Seth Stanfort. Libre aussi, riche aussi, aimant aussi les voyages, ayant couru le monde entier, il ne résidait guère à Boston, sa ville natale. L’hiver, il était l’hôte de l’Ancien Continent et des grandes capitales, où il avait souvent rencontré son aventureuse compatriote. L’été, il revenait dans son pays d’origine, vers les plages où se réunissent en famille les Yankees opulents. Là, miss Arcadia Walker et lui s’étaient encore retrouvés.

 

Les mêmes goûts avaient peu à peu rapproché ces deux êtres jeunes et vaillants, que les curieux et surtout les curieuses de la place estimaient si bien faits l’un pour l’autre. Et, en vérité, tous deux avides de voyages, tous deux ayant hâte de se transporter là où quelque incident de la vie politique ou militaire excitait l’attention publique, comment ne se seraient-ils pas convenus ? On ne saurait donc s’étonner que Mr Seth Stanfort et miss Arcadia Walker en fussent peu à peu venus à l’idée d’unir leurs existences, ce qui ne changerait rien à leurs habitudes. Ce ne seraient plus deux bâtiments marchant de conserve, mais un seul et, on peut le croire, supérieurement construit, gréé, aménagé pour courir toutes les mers du globe.

 

Non ! ce n’était point un procès, une discussion, le règlement de quelque affaire, qui amenait Seth Stanfort et miss Arcadia Walker devant le juge de cette ville. Non ! après avoir rempli toutes les formalités légales devant les autorités compétentes du Massachusetts et du New-Jersey, ils s’étaient donné rendez-vous à Whaston, ce jour même, 12 mars, à cette heure même, dix heures sept, pour accomplir un acte qui, au dire des amateurs, est le plus important de la vie humaine.

 

La présentation de Mr Seth Stanfort et de miss Arcadia Walker au juge ayant été faite ainsi qu’il vient d’être rapporté, Mr John Proth n’eut plus qu’à demander au voyageur et à la voyageuse pour quel motif ils comparaissaient devant lui.

 

« Seth Stanfort désire devenir le mari de miss Arcadia Walker, répondit l’un.

 

– Et miss Arcadia Walker désire devenir la femme de Mr Seth Stanfort », ajouta l’autre.

 

Le magistrat s’inclina en disant :

 

« Je suis à votre disposition, Mr Stanfort, et à la vôtre, miss Arcadia Walker. »

 

Les deux jeunes gens s’inclinèrent à leur tour.

 

« Quand vous conviendra-t-il qu’il soit procédé à ce mariage ? reprit Mr John Proth.

 

– Immédiatement… si vous êtes libre, répondit Seth Stanfort.

 

– Car nous quitterons Whaston dès que je serai Mrs Stanfort », déclara miss Arcadia Walker.

 

Mr John Proth indiqua, par son attitude, combien lui, et toute la cité avec lui, regrettaient de ne pouvoir garder plus longtemps dans les murs de Whaston ce couple charmant, qui honorait en ce moment la ville de sa présence.

 

Puis il ajouta :

 

« Je suis entièrement à vos ordres », en reculant de quelques pas, afin de dégager la porte.

 

Mais Mr Seth Stanfort l’arrêta du geste.

 

« Est-il bien nécessaire, demanda-t-il, que miss Arcadia et moi nous descendions de cheval ? »

 

Mr John Proth réfléchit un instant.

 

« Aucunement, affirma-t-il. On peut se marier à cheval aussi bien qu’à pied. »

 

Il eût été difficile de rencontrer un magistrat plus accommodant, même en cet original pays d’Amérique.

 

« Une seule question, reprit Mr John Proth. Toutes les formalités imposées par la loi sont-elles remplies ?

 

– Elles le sont », répondit Seth Stanfort.

 

Et il tendit au juge un double permis en bonne et due forme, qui avait été rédigé par les greffes de Boston et de Trenton, après acquittement des droits de licence.

 

Mr John Proth prit les papiers, mit sur son nez des lunettes à monture d’or, et lut attentivement ces pièces régulièrement légalisées et revêtues du timbre officiel.

 

« Ces papiers sont en règle, dit-il, et je suis prêt à vous délivrer le certificat de mariage. »

 

Qu’on ne soit pas étonné si les curieux, dont le nombre s’était accru, se pressaient autour du couple, comme autant de témoins d’une union célébrée dans des conditions qui paraîtraient un peu extraordinaires en tout autre pays. Mais ce n’était ni pour gêner les deux fiancés, ni pour leur déplaire. Mr John Proth remonta alors les premières marches de son perron, et, d’une voix qui fut entendue de tous, il dit :

 

« Mr Seth Stanfort, vous consentez à prendre pour femme miss Arcadia Walker ?

 

– Oui.

 

– Miss Arcadia Walker, vous consentez à prendre pour mari Mr Seth Stanfort ?

 

– Oui. »

 

Le magistrat se recueillit pendant quelques secondes, et, sérieux comme un photographe au moment du sacramentel : « ne bougeons plus ! » prononça :

 

« Au nom de la loi, Mr Seth Stanfort, de Boston, et miss Arcadia Walker, de Trenton, je vous déclare unis par le mariage. »

 

Les deux époux se rapprochèrent et se prirent la main, comme pour sceller l’acte qu’ils venaient d’accomplir.

 

Puis chacun d’eux présenta au juge un billet de cinq cents dollars.

 

« Pour honoraires, dit Mr Seth Stanfort.

 

– Pour les pauvres, » dit Mrs Arcadia Stanfort.

 

Et tous deux, après s’être inclinés devant le juge, rendirent les rênes à leurs chevaux, qui s’élancèrent dans la direction du faubourg de Wilcox.

 

« Ah bien !… Ah bien !… fit Kate, paralysée à ce point par la surprise, qu’elle en était exceptionnellement restée dix minutes sans parler.

 

– Qu’est-ce à dire, Kate ? » interrogea Mr John Proth.

 

La vieille Kate lâcha le coin de son tablier qu’elle tordait depuis un instant comme un cordier de profession.

 

« M’est avis, dit-elle, qu’ils sont fous, ces gens-là, monsieur le juge.

 

– Sans doute, vénérable Kate, sans doute, approuva Mr John Proth en saisissant de nouveau son pacifique arrosoir. Mais quoi d’étonnant à cela ?… Ceux qui se marient ne sont-ils pas toujours un peu fous ? »

 

CHAPITRE II

Qui introduit le lecteur dans la maison de Dean Forsyth et le met en rapport avec son neveu, Francis Gordon, et sa bonne, Mitz.

 

« Mitz !… Mitz !…

 

– Mon fieu ?…

 

– Qu’est-ce qu’il a donc, mon oncle Dean ?

 

– Je n’en sais rien.

 

– Est-ce qu’il est malade ?

 

– Que nenni ! mais, si cela continue, il le deviendra pour sûr. »

 

Ces demandes et ces réponses s’échangeaient entre un jeune homme de vingt-trois ans et une femme de soixante-cinq, dans la salle à manger d’une maison d’Elisabeth street, précisément en cette ville de Whaston, où venait de s’accomplir le plus original des mariages à la mode américaine.

 

Cette maison d’Elisabeth street appartenait à Mr Dean Forsyth. Mr Dean Forsyth avait quarante-cinq ans et paraissait bien les avoir. Grosse tête ébouriffée, petits yeux à lunettes d’un fort numéro, épaules légèrement voûtées, cou puissant enveloppé en toutes saisons du double tour d’une cravate qui montait jusqu’au menton, redingote ample et chiffonnée, gilet flasque dont les boutons inférieurs n’étaient jamais utilisés, pantalon trop court recouvrant à peine des souliers trop larges, calotte à gland posée en arrière sur une chevelure grisonnante et indisciplinée, figure aux mille plis, se terminant par la barbiche habituelle aux Américains du Nord, caractère irascible toujours à deux millimètres de la colère, tel était Mr Dean Forsyth, dont parlaient Francis Gordon, son neveu, et Mitz, sa vieille servante, dans la matinée du 21 mars.

 

Francis Gordon, privé de ses parents dès son bas âge, avait été élevé par Mr Dean Forsyth, frère de sa mère. Bien qu’une certaine fortune dût lui revenir de son oncle, il ne s’était pas cru pour cela dispensé de travailler, et Mr Forsyth ne l’avait pas cru davantage. Le neveu, après l’achèvement de ses études d’humanités dans la célèbre université d’Harward, les avait complétées par celles du droit, et il était présentement avocat à Whaston, où la veuve, l’orphelin et les murs mitoyens n’avaient pas de défenseur plus résolu. Il connaissait à fond les lois et la jurisprudence et parlait avec facilité d’une voix chaude et pénétrante. Tous ses confrères, jeunes et vieux, l’estimaient, et il ne s’était jamais fait un ennemi. Très bien de sa personne, propriétaire de beaux cheveux châtains et de beaux yeux noirs, de manières élégantes, spirituel sans méchanceté, serviable sans ostentation, point maladroit dans les divers genres de sport auxquels s’adonne avec passion la gentry américaine, comment n’aurait-il pas pris rang parmi les plus distingués jeunes gens de la ville, et pourquoi n’eût-il pas aimé cette charmante Jenny Hudelson, fille du docteur Hudelson et de sa femme née Flora Clarish ?…

 

Mais c’est trop tôt appeler l’attention du lecteur sur cette demoiselle. Il est plus convenable qu’elle n’entre en scène qu’au milieu de sa famille, et le moment n’en est pas venu. Cela ne saurait tarder, d’ailleurs. Toutefois, il convient d’apporter une méthode rigoureuse dans le développement de cette histoire, qui exige une extrême précision.

 

En ce qui concerne Francis Gordon, nous ajouterons qu’il demeurait dans la maison d’Elisabeth street, et ne la quitterait sans doute que le jour de son mariage avec miss Jenny… Mais, encore une fois, laissons miss Jenny Hudelson où elle est, et disons seulement que la bonne Mitz était la confidente du neveu de son maître et qu’elle le chérissait comme un fils, ou, mieux encore, un petit-fils, les grand-mères détenant généralement le record de la tendresse maternelle.

 

Mitz, servante modèle, dont la pareille serait maintenant introuvable, descendait de cette espèce perdue, qui procède à la fois du chien et du chat : du chien, puisqu’elle s’attache à ses maîtres, du chat, puisqu’elle s’attache à la maison. Comme on l’imagine sans peine, Mitz avait son franc-parler avec Mr Dean Forsyth. Quand il avait tort, elle le lui disait nettement, quoique dans un langage extravagant, dont on ne pourra, en français, rendre qu’approximativement la savoureuse fantaisie. S’il ne voulait pas en convenir, il n’avait qu’une chose à faire : quitter la place, regagner son cabinet et s’enfermer à double verrou.

 

Du reste, Mr Dean Forsyth n’avait pas à craindre d’y être jamais seul. Il était sûr d’y rencontrer toujours un autre personnage, qui se soustrayait de la même manière aux remontrances et aux admonestations de Mitz.

 

Ce personnage répondait à l’appellation d’Omicron. Appellation bizarre, qu’il devait à sa médiocre stature, et, sans doute, aurait-il été surnommé Oméga, s’il n’eût été de trop petite taille. Haut de quatre pieds six pouces dès l’âge de quinze ans, il n’avait plus grandi ensuite. De son vrai nom Tom Wife, il était entré à cet âge dans la maison de Mr Dean Forsyth, du temps du père de celui-ci, en qualité de jeune domestique, et il avait dépassé la cinquantaine ; on en conclura que, depuis trente-cinq ans, il était au service de l’oncle de Francis Gordon.

 

Il est important de dire à quoi se réduisait ce service. À ceci : aider Mr Dean Forsyth dans ses travaux, pour lesquels il éprouvait une passion au moins égale à celle de son maître.

 

Mr Dean Forsyth travaillait donc ?

 

Oui, en amateur. Mais avec quel emballement et quelle fougue, on en jugera.

 

De quoi s’occupait Mr Dean Forsyth ? De médecine, de droit, de littérature, d’art, d’affaires, comme tant de citoyens de la libre Amérique ?

 

Pas le moins du monde.

 

De quoi alors ? demandez-vous. De sciences ?

 

Vous n’y êtes pas. Non, pas de sciences, au pluriel, mais de science, au singulier. Uniquement, exclusivement, de cette science sublime qui s’appelle l’Astronomie.

 

Il ne rêvait que découvertes planétaires ou stellaires. Rien ou presque rien de ce qui se passait à la surface de notre globe ne paraissait l’intéresser, et il vivait dans les espaces infinis. Toutefois, comme il n’y aurait trouvé ni à déjeuner, ni à dîner, il fallait bien qu’il en redescendît deux fois par jour, à tout le moins. Et justement, ce matin-là, il n’en redescendait pas à l’heure habituelle, il se faisait attendre, ce dont maugréait Mitz, en tournant autour de la table.

 

« Il ne viendra donc pas ? répétait-elle.

 

– Omicron n’est pas là ? demanda Francis Gordon.

 

– Il est toujours où est son maître, répliqua la servante. Je n’ai pourtant plus assez de jambes – oui, c’est ainsi, en vérité, que s’exprima l’estimable Mitz – pour grimper à son perchoir ! »

 

Le perchoir en question n’était ni plus ni moins qu’une tour, dont la galerie supérieure dominait d’une vingtaine de pieds le toit de la maison, un observatoire pour lui donner son véritable nom. Au-dessous de la galerie, existait une chambre circulaire, percée de quatre fenêtres orientées vers les quatre points cardinaux. À l’intérieur, pivotaient sur leurs pieds quelques lunettes et quelques télescopes d’une portée assez considérable, et, si leurs objectifs ne s’usaient point, ce n’était pas faute d’être utilisés. Ce qu’il y aurait eu plutôt lieu de craindre, c’eût été que Mr Dean Forsyth et Omicron finissent par s’abîmer les yeux à force de les appliquer aux oculaires de leurs instruments.

 

C’est dans cette chambre que tous deux passaient la plus grande partie du jour et de la nuit, en se relayant, il est vrai. Ils regardaient, observaient, planaient dans les zones interstellaires, entraînés par le perpétuel espoir de faire quelque découverte à laquelle s’attacherait le nom de Dean Forsyth. Lorsque le ciel était pur, cela allait encore ; mais il s’en faut qu’il le soit toujours au-dessus de la fraction du trente-septième parallèle qui traverse l’État de Virginie. Des nuages, cirrus, nimbus, cumulus, tant qu’on en veut, et assurément plus que n’en voulaient le maître et le serviteur. Aussi, que de jérémiades, que de menaces contre ce firmament sur lequel la brise traînait ces haillons de vapeurs !

 

Précisément, pendant ces derniers jours de mars la patience de Mr Dean Forsyth était plus que jamais mise à l’épreuve. Depuis plusieurs jours, le ciel s’obstinait à rester couvert au grand désespoir de l’astronome.

 

Ce matin-là, 21 mars, un vent fort d’Ouest continuait à rouler, presque au ras du sol, toute une mer de nuages d’une désolante opacité.

 

« Quel dommage ! soupira une dixième fois Mr Dean Forsyth, après une dernière et infructueuse tentative pour vaincre la brume épaisse. J’ai le pressentiment que nous passons à côté d’une découverte sensationnelle.

 

– C’est bien possible, répondit Omicron. C’est même très probable, car, il y a quelques jours, pendant une éclaircie, j’ai cru apercevoir…

 

– Et moi, j’ai vu, Omicron.

 

– Tous deux, alors, tous deux en même temps !

 

– Omicron !… protesta Mr Dean Forsyth.

 

– Oui, vous d’abord, sans aucun doute, accorda Omicron avec un hochement de tête significatif. Mais, quand j’ai cru apercevoir la chose en question, il m’a bien semblé que ce devait être… que c’était…

 

– Et moi, déclara Mr Dean Forsyth, j’affirme qu’il s’agissait d’un météore se déplaçant du Nord au Sud…

 

– Oui, Mr Dean, perpendiculairement au sens du soleil.

 

– À son sens apparent, Omicron.

 

– Apparent, cela va sans dire.

 

– Et c’était le 16 de ce mois.

 

– Le 16.

 

– À sept heures trente-sept minutes vingt secondes.

 

– Vingt secondes, répéta Omicron, ainsi que je l’ai constaté à notre horloge.

 

– Et il n’a pas reparu depuis ! s’écria Mr Dean Forsyth, en tendant vers le ciel une main menaçante.

 

– Comment aurait-il fait ? Des nuages !… des nuages !… des nuages !… Depuis cinq jours, pas même assez de bleu dans le ciel pour s’y tailler un mouchoir de poche !

 

– C’est un fait exprès, s’écria Dean Forsyth en frappant du pied, et je crois vraiment que ces choses-là n’arrivent qu’à moi.

 

– À nous, » rectifia Omicron, qui se regardait comme de moitié dans les travaux de son maître.

 

À vrai dire, tous les habitants de la région avaient le même droit de se plaindre si d’épais nuages attristaient leur ciel. Que le soleil luise ou ne luise pas, c’est pour tout le monde.

 

Mais, quelque général que fût ce droit, nul n’aurait pu avoir la folle prétention d’être d’aussi méchante humeur que Mr Dean Forsyth lorsque la cité était enveloppée par un de ces brouillards contre lesquels les télescopes les plus puissants, les lunettes les plus perfectionnées ne peuvent rien. Et de tels brouillards ne sont pas rares à Whaston, bien que la ville soit baignée par les eaux claires du Potomac, et non par les eaux bourbeuses de la Tamise.

 

Quoi qu’il en soit, le 16 mars, alors que le ciel était pur, qu’avaient donc aperçu, ou cru apercevoir, le maître et le serviteur ?… Pas moins qu’un bolide de forme sphérique se déplaçant sensiblement du Nord au Sud avec une excessive rapidité, et d’un tel éclat qu’il luttait victorieusement contre la lumière diffuse du soleil. Toutefois, comme sa distance de la terre devait mesurer un certain nombre de kilomètres, il eût été possible de le suivre, malgré sa vitesse, pendant un temps appréciable, si un intempestif brouillard ne fût venu empêcher toute observation.

 

Depuis lors se dévidait le fil des regrets que provoquait cette mauvaise chance. Reviendrait-il, ce bolide, sur l’horizon de Whaston ? Pourrait-on en calculer les éléments, déterminer sa masse, son poids, sa nature ? Ne serait-ce pas quelque autre astronome plus favorisé qui le retrouverait en un autre point du ciel ? Dean Forsyth, l’ayant si peu tenu au bout de son télescope, serait-il qualifié pour signer de son nom cette découverte ? Tout l’honneur n’en reviendrait-il pas en fin de compte à un de ces savants de l’Ancien ou du Nouveau Continent, qui passent leur existence à fouiller l’espace nuit et jour ?

 

« Des accapareurs ! protestait Dean Forsyth. Des pirates du ciel ! »

 

Pendant toute cette matinée du 21 mars, ni Dean Forsyth ni Omicron n’avaient pu se décider, malgré le mauvais temps, à s’éloigner de celle des fenêtres qui s’ouvrait vers le Nord. Et leur colère avait grandi, à mesure que les heures s’écoulaient. Maintenant, ils ne parlaient plus. Dean Forsyth parcourait du regard le vaste horizon que limitait de ce côté le profil capricieux des collines de Serbor, au-dessus desquelles une brise assez vive chassait les nues grisâtres. Omicron se hissait sur la pointe des pieds, pour accroître le rayon de vue que réduisait sa taille exiguë. L’un avait croisé les bras, et ses poings fermés s’écrasaient sur sa poitrine. L’autre, de ses doigts crispés, battait l’appui de la fenêtre. Quelques oiseaux filaient à tire-d’aile, en jetant de petits cris, avec un air de se moquer du maître et du serviteur, que leur qualité de bipèdes retenait à la surface de la terre !… Ah ! s’ils avaient pu suivre ces oiseaux dans leur vol, en quelques bonds ils auraient traversé la couche des vapeurs, et peut-être alors eussent-ils aperçu l’astéroïde continuant sa course dans la lumière éblouissante du soleil !

 

En cet instant, on frappa à la porte.

 

Dean Forsyth et Omicron, absorbés, n’entendirent pas.

 

La porte s’ouvrit, et Francis Gordon parut sur le seuil.

 

Dean Forsyth et Omicron ne se retournèrent même pas.

 

Le neveu alla vers l’oncle et lui toucha légèrement le bras.

 

Mr Dean Forsyth laissa tomber sur son neveu un regard tellement lointain qu’il devait venir de Sirius, ou, au bas mot, de la lune.

 

« Qu’est-ce ? demanda-t-il.

 

– Mon oncle, le déjeuner attend.

 

– Ah ! vraiment, dit Dean Forsyth, il attend, le déjeuner ? Eh bien ! nous attendons aussi, nous.

 

– Vous attendez… quoi ?

 

– Le soleil, déclara Omicron, dont la réponse fut approuvée d’un signe par son maître.

 

– Mais, mon oncle, vous n’avez pas, je pense, invité le soleil à déjeuner, et l’on peut se mettre à table sans lui. »

 

Que répliquer à cela ? Si l’astre radieux ne se montrait pas de toute la journée, Mr Dean Forsyth s’entêterait-il à jeûner jusqu’au soir ?

 

Peut-être, après tout, car l’astronome ne semblait pas disposé à obéir à l’invitation de son neveu.

 

« Mon oncle, insista celui-ci, Mitz s’impatiente, je vous en préviens. »

 

Du coup, Mr Dean Forsyth reprit conscience de la réalité. Les impatiences de la bonne Mitz, il les connaissait. Puisqu’elle lui avait dépêché un exprès, c’est que la situation était grave, et il fallait se rendre sans plus tarder.

 

« Quelle heure est-il donc ? demanda-t-il.

 

– Onze heures quarante-six », répondit Francis Gordon.

 

Telle était l’heure, en effet, marquée par la pendule, alors que, d’ordinaire, l’oncle et le neveu s’asseyaient en face l’un de l’autre à onze heures précises.

 

« Onze heures quarante-six ! s’écria Mr Dean Forsyth en simulant un vif mécontentement afin de cacher son inquiétude. Je ne comprends pas que Mitz soit d’une telle irrégularité !

 

– Mais, mon oncle, objecta Francis, c’est la troisième fois que nous frappons inutilement à la porte. »

 

Sans répondre, Mr Dean Forsyth s’engagea dans l’escalier, tandis qu’Omicron, qui servait habituellement le repas, demeurait en observation, guettant un retour du soleil.

 

L’oncle et le neveu pénétrèrent dans la salle à manger.

 

Mitz était là. Elle regarda son maître en face, et celui-ci baissa la tête.

« L’ami Krone ?… interrogea-t-elle, car c’est ainsi que Mitz, dans son innocence, désignait la cinquième voyelle de l’alphabet grec.

 

– Il est occupé là-haut, répondit Francis Gordon. Nous nous passerons de lui ce matin.

 

– Avec plaisir ! déclara Mitz d’un ton bourru. Ma fine ! il peut bien rester dans son haut servatoire (observatoire) tant que ça lui chantera. Tout n’en ira que mieux ici sans cet empâté de première classe. »

 

Le déjeuner commença. Les bouches ne s’ouvraient que pour manger. Mitz, qui, d’habitude, causait volontiers en apportant les plats et en changeant les assiettes, ne desserrait pas les dents. Ce silence pesait, cette contrainte gênait. Francis Gordon, désireux d’y mettre un terme, demanda, pour dire quelque chose :

 

« Êtes-vous content, mon oncle, de votre matinée ?

 

– Non, répondit Dean Forsyth. L’état du ciel n’était pas propice, et ce contretemps m’a particulièrement ennuyé aujourd’hui.

 

– Seriez-vous sur la piste de quelque découverte astronomique ?

 

– Je le crois, Francis. Mais je ne peux rien affirmer, tant qu’une nouvelle observation…

 

– Voilà donc, Monsieur, interrompit Mitz d’un ton sec, ce qui vous travaille depuis une huitaine de jours, au point que vous prenez racine dans votre tour, et que vous vous relevez la nuit… Oui ! trois fois la nuit dernière, je vous ai bien entendu, car, Dieu merci, je n’ai pas la berlue, peut-être ! ajouta-t-elle sous forme de réponse à un geste de son maître et afin sans doute de bien faire comprendre qu’elle n’était pas encore sourde.

 

– En effet, ma bonne Mitz », reconnut Mr Dean Forsyth d’un ton conciliant.

 

Douceur superflue.

 

« Une découverte astrocomique ! reprit la digne servante avec indignation. Et quand vous vous serez mangé les sangs, quand, à force de regarder dans vos tuyaux, vous aurez attrapé un tour d’airain (tour de reins), une couverture (courbature) ou une flexion de poitrine (fluxion de poitrine), c’est ça qui vous fera une belle jambe ! Est-ce vos étoiles qui viendront vous soigner, et le docteur vous ordonnera-t-il de les avaler en pilules ? »

 

Étant donnée la tournure de ce commencement de dialogue, Dean Forsyth comprit que mieux valait ne pas répondre. Il continua à manger en silence, si troublé, toutefois, qu’à plusieurs reprises il prit son verre pour son assiette, et réciproquement.

 

Francis Gordon s’efforçait de maintenir la conversation, mais c’était comme s’il eût discouru dans le désert. Son oncle, toujours sombre, ne paraissait pas l’entendre. Si bien qu’il en vint à parler du temps. Lorsqu’on ne sait trop que dire, on cause du temps qu’il a fait, ou qu’il fera. Matière inépuisable, à la portée de toutes les intelligences. Cette question atmosphérique intéressait d’ailleurs Mr Dean Forsyth. Aussi, à un certain moment où un épaississement des nuages rendait la salle à manger plus obscure, il releva la tête, regarda la fenêtre et, laissant d’une main accablée retomber sa fourchette, il s’écria :

 

« Est-ce que ces maudits nuages ne vont pas enfin dégager le ciel, fût-ce au prix d’une pluie torrentielle ?

 

– Ma fine ! déclara Mitz, après trois semaines de sécheresse, ça ne serait pas de refus pour les biens de la terre.

 

– La terre !… La terre !… murmura Mr Dean Forsyth avec un si parfait dédain qu’il s’attira cette réponse de la vieille servante :

 

– Oui, la terre, Monsieur. J’imagine qu’elle vaut bien le ciel, dont vous ne voulez jamais descendre… même à l’heure du déjeuner !

 

– Voyons, ma bonne Mitz » dit Francis Gordon d’une voix insinuante.

 

Peine perdue. La bonne Mitz n’était pas d’humeur à se laisser séduire.

 

« Il n’y a pas de « ma bonne Mitz », continua-t-elle sur le même ton. C’est vraiment pas la peine de vous esquinter le tempérament à regarder la lune, pour ne pas savoir qu’il pleut au printemps. S’il ne pleut pas au mois de mars, quand pleuvra-t-il ? Je vous le demande.

 

– Mon oncle, approuva le neveu, c’est vrai que nous sommes en mars, au début du printemps, et il faut bien en prendre son parti !… Mais bientôt, ce sera l’été et vous aurez un ciel plus pur. Vous pourrez alors continuer vos travaux dans des conditions meilleures ! Un peu de patience, mon oncle !

 

– De la patience, Francis ? répliqua Mr Dean Forsyth dont le front n’était pas moins rembruni que l’atmosphère, de la patience !… Et, s’il s’en va si loin qu’on ne puisse l’apercevoir ?… Et s’il ne se montre plus au-dessus de l’horizon ?

 

– Il ?… intervint Mitz. Qui ça, il ?

 

À cet instant, la voix d’Omicron se fit entendre :

 

« Monsieur !… Monsieur !

 

– Il y a du nouveau », s’écria Mr Dean Forsyth en repoussant précipitamment sa chaise et en se dirigeant vers la porte. Il ne l’avait pas atteinte, qu’un vif rayon pénétrait par la fenêtre et piquait de paillettes lumineuses les verres et les bouteilles garnissant la table.

 

« Le soleil !… Le soleil !… répétait Mr Dean Forsyth, qui montait l’escalier en toute hâte.

 

C’est-y Dieu permis ! dit Mitz en s’asseyant sur une chaise. Le voilà parti, et, quand il est enfermé à double tour avec son ami Krone dans le haut servatoire, on peut l’appeler. Autant on en porte devant ! (en emporte le vent). Quant au déjeuner, il se mangera tout seul, par l’opération des cinq esprits (du Saint-Esprit)… Et tout cela pour des étoiles !… »

 

Ainsi, dans son langage imagé, s’exprimait l’excellente Mitz, bien que son maître ne pût l’entendre. L’eût-il entendue, d’ailleurs, que cette éloquence n’en eût pas été moins perdue.

 

Mr Dean Forsyth, essoufflé par l’ascension, venait d’entrer dans son observatoire. Le vent du Sud-Ouest avait fraîchi et chassé les nuages vers le Levant. Une large éclaircie laissait voir, jusqu’au zénith, toute la partie du ciel où le météore avait été observé. La chambre était illuminée par les rayons solaires.

 

« Eh bien ?… demanda Mr Dean Forsyth, qu’y a-t-il ?

 

– Le soleil, répondit Omicron, mais pas pour longtemps, car des nuages reparaissent déjà dans l’Ouest.

 

– Pas une minute à perdre ! » s’écria Mr Dean Forsyth, en braquant sa lunette, tandis que le serviteur en faisait autant du télescope.

 

Pendant quarante minutes environ, avec quelle passion, ils manièrent leurs instruments ! Avec quelle patience, ils en manœuvrèrent la vis pour les maintenir au point ! Avec quelle minutieuse attention, ils fouillèrent tous les coins et recoins de cette partie de la sphère céleste !… C’était bien par tant d’ascension droite et tant de déclinaison que le bolide leur était apparu la première fois, pour passer ensuite exactement au zénith de Whaston, ils en étaient certains.

 

Et rien, rien à cette place ! Déserte, toute cette éclaircie qui offrait aux météores un si magnifique champ de promenade ! Pas un seul point visible en cette direction ! Aucune trace de l’astéroïde.

 

« Rien ! dit Mr Dean Forsyth, en essuyant ses yeux rougis par le sang qui s’était porté à leurs paupières.

 

– Rien ! » fit Omicron comme un écho plaintif. Il est trop tard pour s’épuiser en d’autres efforts. Les nuages revenaient, le ciel s’obscurcissait de nouveau. Finie l’éclaircie du ciel, et pour toute la journée cette fois ! Bientôt, les vapeurs ne formèrent plus qu’une masse uniforme d’un gris sale, et s’égouttèrent en pluie fine. Il fallait renoncer à toute observation, au grand désespoir du maître et du serviteur.

 

Et pourtant, dit Omicron, nous sommes bien sûrs de l’avoir vu.

 

– Si nous en sommes sûrs !… » s’écria Mr Dean Forsyth, en levant les bras au ciel.

 

Et, d’un ton où se mêlaient l’inquiétude et la jalousie, il ajouta :

 

« Nous n’en sommes que trop sûrs, car d’autres peuvent l’avoir vu comme nous…

 

Pourvu que nous soyons les seuls !… Il ne manquerait plus qu’il l’eût aperçu aussi, lui… Sydney Hudelson ! »

 

CHAPITRE III

Où il est question du docteur Sydney Hudelson, de sa femme, Mrs Flora Hudelson, de miss Jenny et de miss Loo, leurs deux filles.

 

Pourvu que cet intrigant de Forsyth ne l’ait pas aperçu, lui aussi ! »

 

Ainsi, dans cette matinée du 21 mars, s’exprimait le docteur Sydney Hudelson, parlant à lui-même dans la solitude de son cabinet de travail.

 

Car il était docteur, et, s’il n’exerçait pas la médecine à Whaston, c’est qu’il préférait consacrer son temps et son intelligence à de plus vastes et plus sublimes spéculations. Ami intime de Dean Forsyth, il en était en même temps le rival. Entraîné par une identique passion, il n’avait, comme lui, de regards que pour l’immensité des cieux et, comme son ami, il n’appliquait son esprit qu’à déchiffrer les énigmes astronomiques de l’Univers.

 

Le docteur Hudelson possédait une jolie fortune, tant de son chef que du chef de Mrs Hudelson, née Flora Clarish. Sagement administrée, cette fortune assurait son avenir et celui de ses deux filles, Jenny et Loo Hudelson, âgées respectivement de dix-huit et quatorze ans. Quant au docteur lui-même, il eût été littéraire de dire, pour faire connaître son âge, que le quarante-septième hiver venait de neiger sur sa tête. Cette délicieuse image serait malheureusement hors propos, le docteur Hudelson étant chauve à braver le rasoir du plus habile Figaro.

 

La rivalité astronomique existant à l’état latent entre Sydney Hudelson et Dean Forsyth n’était pas sans troubler quelque peu les relations des deux familles, très unies au demeurant. Assurément, ils ne se disputeraient pas telle planète, ou telle étoile, les astres du ciel, dont les premiers inventeurs sont en général anonymes, appartenant à tout le monde, mais il n’était pas rare que leurs observations météorologiques ou astronomiques servissent de thème à des discussions qui dégénéraient parfois assez vite en querelles.

 

Ce qui eût pu aggraver ces querelles, et même provoquer, le cas échéant, de regrettables scènes, c’eût été l’existence d’une dame Forsyth. Par bonheur, ladite dame n’existait pas, celui qui l’aurait épousée étant resté célibataire, et n’ayant jamais eu, même en rêve, la pensée de se marier. Donc, pas d’épouse Dean Forsyth pour envenimer les choses sous prétexte de conciliation, et, par conséquent, toute chance pour qu’une brouille entre les deux astronomes amateurs pût s’apaiser à bref délai.

 

Sans doute, il y avait bien une Mrs Flora Hudelson. Mais Mrs Flora Hudelson était une excellente femme, excellente mère, excellente ménagère, de nature très pacifique, incapable d’un propos malséant sur personne, ne déjeunant pas d’une médisance, pour dîner d’une calomnie, à l’exemple de tant de dames des plus considérées dans les diverses sociétés de l’Ancien et du Nouveau Monde.

 

Phénomène incroyable, ce modèle des conjointes s’appliquait à calmer son mari, lorsqu’il rentrait, la tête en feu, à la suite de quelque discussion avec son intime ami Forsyth. Autre fait singulier, Mrs Hudelson trouvait tout naturel que Mr Hudelson s’occupât d’astronomie et qu’il vécût dans les profondeurs du firmament, à la condition qu’il en descendît lorsqu’elle le priait d’en descendre. Loin d’imiter Mitz qui harcelait son maître, elle ne harcelait point son mari. Elle tolérait qu’il se fît attendre à l’heure des repas. Elle ne maugréait point quand il était en retard, et s’ingéniait à maintenir les plats à un juste degré de cuisson. Elle respectait sa préoccupation, quand il était préoccupé. Elle s’inquiétait même de ses travaux, et son bon cœur lui dictait d’encourageantes paroles lorsque l’astronome semblait s’égarer dans les espaces infinis au point de ne pas retrouver sa route.

 

Voilà une femme comme nous en souhaitons à tous les maris, surtout quand ils sont astronomes. Malheureusement il n’en existe guère ailleurs que dans les romans !

 

Jenny, sa fille aînée, promettait de suivre les traces de sa mère, de marcher du même pas sur le chemin de l’existence. Évidemment Francis Gordon, futur mari de Jenny Hudelson, était destiné à devenir le plus heureux des hommes. Sans vouloir humilier les misses américaines, il est permis de dire qu’on aurait peine à découvrir dans toute l’Amérique une jeune fille plus charmante, plus attrayante, plus douée de l’ensemble des perfections humaines. Jenny Hudelson était une aimable blonde, aux yeux bleus, à la carnation fraîche, avec de jolies mains, de jolis pieds et une jolie taille, autant de grâce que de modestie, autant de bonté que d’intelligence. Aussi Francis Gordon l’appréciait-il non moins qu’elle appréciait Francis Gordon. Le neveu de Mr Dean Forsyth possédant d’ailleurs l’estime de la famille Hudelson, cette sympathie réciproque n’avait pas tardé à se traduire sous la forme d’une demande en mariage, très favorablement accueillie. Ces jeunes gens se convenaient si bien ! Ce serait le bonheur que Jenny apporterait au ménage avec ses qualités familiales. Quant à Francis Gordon, il serait doté par son oncle, dont la fortune lui reviendrait un jour. Mais laissons de côté ces perspectives d’héritages. Il ne s’agit pas de l’avenir, mais du présent, qui réunit toutes les conditions de la plus parfaite félicité.

 

Donc, Francis Gordon est fiancé à Jenny Hudelson, Jenny Hudelson est fiancée à Francis Gordon, et le mariage, dont on fixera la date prochainement, sera célébré par les soins du révérend O’Garth, à Saint-Andrew, la principale église de cette heureuse ville de Whaston.

 

Vous pouvez être sûrs qu’il y aura grande affluence à cette cérémonie nuptiale, car les deux familles jouissent d’une estime qui n’a d’égale que leur honorabilité, et non moins sûrs que la plus gaie, la plus vive, la plus envolée ce jour-là, sera cette mignonne Loo[2], qui servira de demoiselle d’honneur à sa sœur chérie. Elle n’a pas quinze ans, Loo, et elle a bien le droit d’être jeune. Elle profite de ce droit-là, je vous en réponds. C’est le mouvement perpétuel au physique, et, au moral, une espiègle qui ne se gêne pas pour plaisanter les « planètes à papa » ! Mais on lui pardonne tout, on lui passe tout. Le docteur Hudelson est le premier à rire, et, pour unique punition, met un baiser sur ses fraîches joues de fillette.

 

Au fond, Mr Hudelson était un brave homme, mais très entêté et fort susceptible. Sauf Loo, dont il admettait les plaisanteries innocentes, chacun respectait ses manies et ses habitudes. Très acharné à ses études astronomico-météorologiques, très buté dans ses démonstrations, très jaloux des découvertes qu’il faisait ou prétendait faire, c’est tout juste si, malgré sa réelle affection pour Dean Forsyth, il demeurait l’ami d’un si redoutable rival. Deux chasseurs sur le même terrain de chasse, qui se disputent un rare gibier ! Maintes fois il en était résulté du refroidissement, qui aurait pu dégénérer en brouille, n’eût été l’intervention lénifiante de cette bonne Mrs Hudelson, puissamment aidée, d’ailleurs, dans son œuvre de concorde par ses deux filles et par Francis Gordon. Ce pacifique quatuor fondait de grands espoirs sur l’union projetée pour raréfier les escarmouches. Lorsque le mariage de Francis et de Jenny aurait relié plus étroitement les deux familles, ces orages passagers seraient moins fréquents et moins redoutables. Qui sait même si les deux astronomes amateurs, unis dans une cordiale collaboration, ne poursuivraient pas de concert leurs recherches astronomiques ? Ils se partageraient alors équitablement le gibier découvert, sinon abattu, sur ces vastes champs de l’espace.

 

La maison du docteur Hudelson était des plus confortables. Une mieux tenue, on l’aurait vainement cherchée dans tout Whaston. Ce joli hôtel entre cour et jardin, avec de beaux arbres et des pelouses verdoyantes, occupait le milieu de Moriss street. Il se composait d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage avec sept fenêtres de façade. La toiture était dominée, à gauche, par une sorte de donjon carré, haut d’une trentaine de mètres, terminé par une terrasse à balustres. À l’un des angles, se dressait le mât auquel, le dimanche et les jours fériés, on hissait le pavillon aux cinquante et une étoiles des États-Unis d’Amérique.

 

La chambre supérieure de ce donjon avait été disposée pour les travaux spéciaux de son propriétaire. C’est là que fonctionnaient les instruments du docteur, lunettes et télescopes, à moins que, pendant les belles nuits, il ne les transportât sur la terrasse, d’où ses regards pouvaient librement parcourir le dôme céleste. C’est là que le docteur, en dépit des recommandations de Mrs Hudelson, attrapait ses coryzas les plus carabinés, ses grippes les mieux réussies :

 

« Au point, répétait volontiers miss Loo, que papa finira par enrhumer ses planètes ! »

 

Mais le docteur n’écoutait rien, et bravait parfois les sept ou huit degrés centigrades au-dessous de zéro des grandes gelées d’hiver, alors que le firmament apparaît dans toute sa pureté.

 

De l’observatoire de la maison de Moriss street, on distinguait sans peine la tour de la maison d’Elisabeth street. Un demi-mille tout au plus les séparait, et, entre elles, aucun monument ne s’élevait, aucun arbre n’interposait ses ramures.

 

Sans même recourir au télescope à longue portée, on reconnaissait très aisément, avec une bonne jumelle, les personnes qui se tenaient sur la tour ou sur le donjon. Assurément, Dean Forsyth avait autre chose à faire que de regarder Sydney Hudelson, et Sydney Hudelson n’eût pas voulu perdre son temps à regarder Dean Forsyth. Leurs observations visaient plus haut, beaucoup plus haut. Mais il était naturel que Francis Gordon voulût voir si Jenny Hudelson ne se trouvait pas sur la terrasse, et souvent leurs yeux se parlaient à travers les lorgnettes. Il n’y avait pas de mal à cela, je pense.

 

Il eût été facile d’établir une communication télégraphique ou téléphonique entre les deux maisons. Un fil tendu du donjon à la tour eût transmis de bien agréables propos de Francis Gordon à Jenny et de Jenny à Francis Gordon. Mais Dean Forsyth et le docteur Hudelson, n’ayant point de telles douceurs à échanger, n’avaient jamais projeté l’installation de ce fil. Peut-être, lorsque les deux fiancés seraient époux, cette lacune serait comblée. Après le lien matrimonial, le lien électrique, pour unir plus étroitement encore les deux familles.

 

Dans l’après-midi de ce même jour, où l’excellente mais acariâtre Mitz a donné au lecteur un échantillon de son éloquence savoureuse, Francis Gordon vint faire sa visite habituelle à Mrs Hudelson et à ses filles – et à sa fille, rectifiait Loo en affectant des airs d’offensée. On le reçut, il est permis de le dire, comme s’il eût été le dieu de la maison. Qu’il ne fût pas encore le mari de Jenny, soit ! Mais Loo voulait qu’il fût déjà son frère à elle, et ce qui se logeait dans la cervelle de cette fillette y était bien logé.

 

Quant au docteur Hudelson, il était claquemuré dans le donjon depuis quatre heures du matin. Après avoir paru en retard au déjeuner, tout comme Dean Forsyth, on l’avait vu regagner précipitamment la terrasse, toujours comme Dean Forsyth, au moment où le soleil se dégageait des nuages. Non moins préoccupé que son rival, il ne semblait pas qu’il fût disposé à redescendre.

 

Et cependant, impossible de décider sans lui la grande question qui allait être discutée en assemblée générale.

 

« Tiens ! s’écria Loo, dès que le jeune homme eut franchi la porte du salon, voilà Mr Francis, l’éternel Mr Francis !… Ma parole, on ne voit que lui ici ! »

 

Francis Gordon se contenta de menacer du doigt la fillette, et, lorsqu’on fut assis, la conversation s’établit, pleine de simple et naturelle bonhomie. Il semblait qu’on ne se fût pas quitté depuis la veille, et, de fait, en pensée tout au moins, les deux fiancés ne se séparaient jamais l’un de l’autre. Miss Loo prétendait même que « l’éternel Francis » était toujours dans la maison, que, s’il feignait de sortir par la porte de la rue, c’était pour rentrer par celle du jardin.

 

On causa, ce jour-là, de ce dont on causait tous les jours. Jenny écoutait ce que disait Francis, avec un sérieux qui ne lui enlevait rien de son charme. Ils se regardaient, ils formaient des projets d’avenir dont la réalisation ne pouvait être éloignée. Pourquoi, en effet, aurait-on prévu un retard ? Déjà, Francis Gordon avait trouvé dans Lambeth street une jolie maison qui conviendrait parfaitement au jeune ménage, C’était dans le quartier de l’Ouest, avec vue sur le cours du Potomac, et pas très loin de Moriss street. Mrs Hudelson promit d’aller visiter cette maison, et, pour peu qu’elle plût à sa future locataire, elle serait louée sous huitaine. Bien entendu, Loo accompagnerait sa mère et sa sœur. Elle n’aurait pas admis que l’on se fût passé de son avis.

 

« À propos ! s’écria-t-elle tout à coup, et Mr Forsyth ?… Est-ce qu’il ne doit pas venir aujourd’hui ?

 

– Mon oncle arrivera vers quatre heures, répondit Francis Gordon.

 

– C’est que sa présence est indispensable pour résoudre la question, fit observer Mrs Hudelson.

 

– Il le sait, et ne manquera pas au rendez-vous.

 

– S’il y manquait, déclara Loo, qui tendit une petite main menaçante, il aurait affaire à moi, et n’en serait pas quitte à bon marché.

 

– Et Mr Hudelson ?… demanda Francis. Nous n’avons pas moins besoin de lui que de mon oncle.

 

– Père est dans son donjon, dit Jenny. Il descendra aussitôt qu’il sera prévenu.

 

– Je m’en charge, répondit Loo. J’aurai vite grimpé ses six étages. » Il importait, en effet, que Mr Forsyth et Mr Hudelson fussent là. Ne s’agissait-il pas de fixer la date de la cérémonie ? En principe, le mariage devait être célébré dans le plus court délai, mais à la condition, cependant, que la demoiselle d’honneur eût le temps de se faire confectionner sa jolie robe – une robe longue de demoiselle, s’il vous plaît, qu’elle comptait étrenner dans ce jour mémorable. De là, cette observation que se permit Francis en plaisantant : « Mais si elle n’était pas prête, la fameuse robe ?

 

– Dans ce cas, on remettrait la noce ! » décréta l’impérieuse personne.

 

Et cette réponse fut accompagnée d’un tel éclat de rire, que Mr Hudelson dut certainement l’entendre des hauteurs de son donjon.

 

Cependant l’aiguille de la pendule franchissait successivement toutes les minutes du cadran, et Mr Dean Forsyth ne paraissait pas. Loo avait beau se pencher hors de la fenêtre d’où elle apercevait la porte d’entrée, pas de Mr Forsyth !… Il fallut donc s’armer de patience – une arme dont Loo ne connaissait guère le maniement.

 

« Mon oncle m’a pourtant bien promis… répétait Francis Gordon ; mais, depuis quelques jours, je ne sais trop ce qu’il a.

 

– Mr Forsyth n’est point souffrant, j’espère ? demanda Jenny.

 

– Non, soucieux… préoccupé… On ne peut pas en tirer dix paroles. Je ne sais ce qu’il peut avoir dans la tête.

 

– Quelque éclat d’étoile ! s’écria la fillette.

 

– Il en est de même de mon mari, dit Mrs Hudelson. Cette semaine, il m’a paru plus absorbé que jamais. Impossible de l’arracher de son observatoire. Il faut qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire dans le ciel.

 

– Ma foi ! répondit Francis, je serais tenté de le croire, à la façon dont se comporte mon oncle. Il ne sort plus ; il ne dort plus ; il mange à peine ; il oublie l’heure des repas…

 

– Ce que Mitz doit être contente ! s’écria Loo.

 

– Elle enrage, déclara Francis, mais cela n’y fait rien. Mon oncle, qui jusqu’ici redoutait les semonces de sa vieille servante, n’y prête plus la moindre attention.

 

– C’est tout à fait comme ici, dit Jenny en souriant. Ma sœur paraît avoir perdu son influence sur papa… et l’on sait si elle était grande !

 

– Est-ce possible, mademoiselle Loo ? demanda Francis sur le même ton.

 

– Ce n’est que trop vrai ! répliqua la fillette ; mais, patience… patience ! Il faudra bien que Mitz et moi nous finissions par avoir raison du père et de l’oncle.

 

– Enfin, reprit Jenny, que peut-il leur être arrivé à tous les deux ?

 

– C’est quelque planète de valeur qu’ils auront égarée, s’écria Loo. Pourvu, mon Dieu, qu’ils l’aient retrouvée avant la noce !

 

– Nous plaisantons, interrompit Mrs Hudelson, et, en attendant, Mr Forsyth ne vient pas.

 

– Et voilà que quatre heures et demie vont sonner ! ajouta Jenny.

 

– Si mon oncle n’est pas ici dans cinq minutes, décida Francis Gordon, je cours le chercher. »

 

En cet instant, la sonnette de la porte d’entrée se fit entendre.

 

« C’est Mr Forsyth, affirma Loo. Là !… il continue à sonner !… Quel carillon !… Je parie qu’il écoute voler une comète et qu’il ne s’aperçoit même pas qu’il sonne ! »

 

C’était bien Mr Dean Forsyth. Il entra presque aussitôt dans le salon, où Loo l’accueillit avec de vifs reproches.

 

« En retard !… en retard !… Vous voulez donc qu’on vous gronde ?

 

– Bonjour, Mrs Hudelson ! bonjour, ma chère Jenny ! dit Mr Forsyth en embrassant la jeune fille ; bonjour ! » répéta-t-il en tapotant les joues de la fillette.

 

Toutes ces politesses étaient faites d’un air distrait. Ainsi que l’avait présumé Loo, Mr Dean Forsyth avait, comme on dit, « la tête ailleurs ».

 

« Mon oncle, reprit Francis Gordon, en ne vous voyant point arriver à l’heure convenue, j’ai cru que vous aviez oublié notre rendez-vous.

 

– Un peu, je l’avoue, et je m’en excuse, Mrs Hudelson. Heureusement, Mitz me l’a rappelé de la bonne manière.

 

– Elle a bien fait, déclara Loo.

 

– Ne m’accablez pas, petite Miss !… Des préoccupations graves… Je suis peut-être à la veille d’une découverte des plus intéressantes.

 

– C’est comme papa… commença Loo.

 

– Quoi ! s’écria Mr Dean Forsyth en se relevant d’un bond, à faire croire qu’un ressort venait de se détendre dans le fond de son fauteuil, vous dites que le docteur…

 

– Nous ne disons rien, mon bon Mr Forsyth », se hâta de répondre Mrs Hudelson, craignant toujours, et non sans raison, qu’il ne surgît une nouvelle cause de rivalité entre son mari et l’oncle de Francis Gordon.

 

Puis elle ajouta, pour couper court à l’incident :

 

« Loo, va chercher ton père. »

 

Légère comme un oiseau, la fillette s’élança vers le donjon. À n’en pas douter, si elle prit l’escalier, au lieu de s’envoler par la fenêtre, c’est qu’elle ne voulut pas se servir de ses ailes.

 

Une minute plus tard, Mr Sydney Hudelson faisait son entrée dans le salon. Physionomie grave, œil fatigué, tête congestionnée à faire craindre un coup de sang.

 

Mr Dean Forsyth et lui échangèrent une poignée de main sans conviction, tout en se sondant réciproquement d’un regard oblique. Ils s’observaient à la dérobée, comme s’ils éprouvaient une certaine défiance l’un de l’autre.

 

Mais, après tout, les deux familles s’étaient réunies dans le but de fixer la date du mariage, – ou, pour employer le langage de Loo, de la conjonction des astres Francis et Jenny. – Il n’y avait donc qu’à fixer cette date. Tout le monde étant d’avis que la cérémonie devait avoir lieu dans le plus court délai possible, la conversation ne fut pas longue.

 

Mr Dean Forsyth et Mr Hudelson y accordèrent-ils même grande attention ? Il est permis de croire, plutôt, qu’ils étaient partis à la poursuite de quelque astéroïde perdu à travers l’espace, chacun d’eux se demandant si l’autre n’était pas sur le point de le retrouver.

 

En tout cas, ils ne firent aucune objection à ce que le mariage fût fixé à quelques semaines de là. On était au 21 mars. On prit pour date le 15 mai.

 

De cette manière, on aurait, en se pressant un peu, le temps d’aménager le nouvel appartement.

 

« Et de finir ma robe, » ajouta Loo de l’air le plus sérieux du monde.

 

CHAPITRE IV

Comment deux lettres envoyées, l’une à l’Observatoire de Pittsburg, l’autre à l’Observatoire de Cincinnati, furent classées dans le dossier des bolides.

 

À Monsieur le Directeur de l’Observatoire de Pittsburg, Pennsylvanie.

 

« Whaston, 24 mars.

 

« Monsieur le Directeur,

 

« J’ai l’honneur de porter à votre connaissance le fait suivant, qui est de nature à intéresser la science astronomique. Dans la matinée du 16 mars courant, j’ai découvert un bolide qui traversait la zone septentrionale du ciel avec une vitesse considérable. Sa trajectoire, sensiblement Nord-Sud, faisait avec le méridien un angle de 3°31’, que j’ai pu mesurer avec exactitude. Il était sept heures trente-sept minutes vingt secondes, lorsqu’il est apparu dans l’objectif de ma lunette, et sept heures trente-sept minutes vingt-neuf secondes lorsqu’il a disparu. Depuis, il m’a été impossible de le revoir, malgré les plus minutieuses recherches. C’est pourquoi je vous prie de bien vouloir prendre note de cette observation et me donner acte de la présente lettre, laquelle, dans le cas où ledit météore serait visible de nouveau, m’assurerait la priorité de cette précieuse découverte.

 

« Veuillez agréer, monsieur le Directeur, l’assurance de ma très haute considération et me croire votre très humble serviteur.

 

« Dean Forsyth,

 

« Elisabeth street. »

 

À Monsieur le Directeur de l’Observatoire de Cincinnati, Ohio,

 

« Whaston, le 24 mars… « Monsieur le Directeur, « Dans la matinée du 16 mars, entre sept heures trente-sept minutes vingt secondes et sept heures trente-sept minutes vingt-neuf secondes, j’ai eu l’heureuse chance de découvrir un nouveau bolide qui se déplaçait du Nord au Sud, dans la zone septentrionale du ciel, sa direction apparente ne faisant avec le méridien qu’un angle de 3°31’. Depuis, je n’ai pu ressaisir la trajectoire de ce météore. Mais, s’il reparaît sur notre horizon, ce dont je ne doute pas, il me semble juste d’être considéré comme l’auteur de cette découverte qui mérite d’être classée dans les annales astronomiques de notre temps. C’est dans ce but que je prends la liberté de vous adresser la présente lettre, dont je vous serais obligé de bien vouloir m’accuser réception.

 

« Veuillez agréer, monsieur le Directeur, avec mes très humbles salutations, l’assurance de mes respectueux sentiments.

 

« Docteur Sydney Hudelson,

 

« 17, Moriss street. »

 

CHAPITRE V

Dans lequel, malgré leur acharnement, Mr Dean Forsyth et le Dr Hudelson n’ont que par les journaux des nouvelles de leur météore.

 

Aux deux lettres ci-dessus, envoyées avec recommandation et sous triple cachet à l’adresse des directeurs de l’Observatoire de Pittsburg et de l’Observatoire de Cincinnati, la réponse consisterait en un simple accusé de réception avec avis du classement desdites lettres. Les intéressés n’en demandaient pas davantage. Tous deux comptaient bien retrouver le bolide à brève échéance. Que l’astéroïde eût été se perdre dans les profondeurs du ciel assez loin pour échapper à l’attraction terrestre, et, par conséquent, qu’il ne dût jamais réapparaître en vue du monde sublunaire, ils se refusaient à l’admettre. Non, soumis à des lois formelles, il reviendrait sur l’horizon de Whaston ; on pourrait le saisir au passage, le signaler de nouveau, déterminer ses coordonnées, et il figurerait sur les cartes célestes, baptisé du glorieux nom de son inventeur.

 

Mais quel était cet inventeur ? Point éminemment délicat, qui n’eût pas laissé d’embarrasser la justice même de Salomon. Au jour de la réapparition du bolide, ils seraient deux à revendiquer cette conquête. Si Francis Gordon et Jenny Hudelson avaient connu les dangers de la situation, ils eussent bien certainement supplié le ciel de faire en sorte que leur mariage fût conclu avant le retour de ce malencontreux météore. Et, non moins certainement, Mrs Hudelson, Loo, Mitz et tous les amis des deux familles se seraient joints de tout cœur à leur prière.

 

Mais personne ne savait rien, et, malgré la préoccupation croissante des deux rivaux, préoccupation que l’on constatait sans pouvoir l’expliquer, aucun habitant de la maison de Moriss street, sauf le docteur Hudelson, ne s’inquiétait de ce qui se passait dans les profondeurs du firmament. Des préoccupations, nul n’en avait ; des occupations, oui, et de nombreuses. Visites et compliments à recevoir et à rendre, faire-part et invitations à envoyer, préparatifs du mariage et choix des cadeaux de noce, tout cela, d’après la petite Loo, était comparable aux douze travaux d’Hercule, et il n’y avait pas une heure à perdre.

 

« Quand on marie sa première fille, c’est une grosse affaire, disait-elle. On n’a pas l’habitude. Pour la seconde fille, c’est plus simple : l’habitude est prise, et il n’y a aucun oubli à craindre. Ainsi, pour moi, cela ira tout seul.

 

– Eh quoi ! répondait Francis Gordon, mademoiselle Loo songerait déjà au mariage ? Pourrait-on savoir quel est le fortuné mortel…

 

– Occupez-vous d’épouser ma sœur, ripostait la fillette. C’est une occupation qui réclame tout votre temps. Et ne vous mêlez pas de ce qui me regarde ! »

 

Comme elle l’avait promis, Mrs Hudelson se rendit à la maison de Lambeth street. Quant au docteur, c’eût été folie de compter sur lui.

 

« Ce que vous ferez sera bien fait, Mrs Hudelson, et je m’en rapporte à vous, avait-il répondu à la proposition d’aller visiter la future demeure du jeune ménage. D’ailleurs, cela regarde surtout Francis et Jenny.

 

– Voyons, papa, dit Loo, est-ce que vous ne comptez pas descendre de votre donjon le jour de la noce ?

 

– Mais si, Loo, si.

 

– Et vous montrer à Saint-Andrew, votre fille au bras ?

 

– Mais si, Loo, si.

 

– Avec votre habit noir et votre gilet blanc, votre pantalon noir et votre cravate blanche ?

 

– Mais si, Loo, si.

 

– Et ne consentirez-vous pas à oublier vos planètes pour écouter le discours que le révérend O’Garth prononcera avec beaucoup d’émotion ?

 

– Si, Loo, si. Mais nous n’en sommes pas encore là ! Et, puisque le ciel est pur aujourd’hui, ce qui est assez rare, partez sans moi. »

 

Mrs Hudelson, Jenny, Loo et Francis Gordon laissèrent donc le docteur manœuvrer sa lunette et son télescope, tandis que Mr Dean Forsyth, il n’en faut pas douter, manœuvrait pareillement ses instruments dans la tour d’Elisabeth street. Cette double obstination aurait-elle sa récompense, et le météore une première fois aperçu passerait-il une seconde fois devant l’objectif des appareils ?

 

Pour aller à la maison de Lambeth street, les quatre promeneurs descendirent Moriss street et traversèrent la place de la Constitution, où ils reçurent au passage le salut de l’aimable juge John Proth. Puis ils remontèrent Exeter street, tout comme l’avait fait, quelques jours avant, Seth Stanfort attendant Arcadia Walker, et arrivèrent dans Lambeth street.

 

La maison était des plus agréables, bien disposée suivant les règles du confort moderne. Par derrière, un cabinet de travail et une salle à manger donnaient sur le jardin, de quelques acres seulement, mais ombragé de beaux hêtres et égayé par des corbeilles où commençaient à s’épanouir les premières fleurs du printemps. Offices et cuisines dans le sous-sol à la mode anglo-saxonne.

 

Le premier étage valait le rez-de-chaussée, et Jenny ne put que féliciter son fiancé d’avoir découvert cette jolie résidence, une sorte de villa d’un si charmant aspect.

 

Mrs Hudelson partageait l’avis de sa fille et assurait qu’on n’aurait pu trouver mieux dans n’importe quel autre quartier de Whaston.

 

Cette flatteuse appréciation parut plus justifiée encore quand on fut parvenu au dernier étage de la maison. Là, bordée par une balustrade, régnait une vaste terrasse, d’où l’œil embrassait un panorama splendide. On pouvait remonter et descendre le cours du Potomac, et apercevoir, au delà, cette bourgade de Steel, d’où miss Arcadia Walker était partie pour rejoindre Seth Stanfort.

 

La ville entière apparaissait avec les clochers de ses églises, les hautes toitures des édifices publics, les verdoyants sommets de ses arbres.

 

« Voici la place de la Constitution, dit Jenny, en s’aidant d’une lorgnette dont, sur le conseil de Francis, on s’était muni… Voici Moriss street… Je vois notre maison, avec le donjon et le pavillon qui flotte au vent !… Tiens ! il y a quelqu’un sur le donjon.

 

– Papa ! formula Loo sans hésitation.

 

– Ce ne peut être que lui, déclara Mrs Hudelson.

 

– C’est bien lui, affirma la fillette, qui, sans plus de façon, s’était emparée de la lorgnette. Je le reconnais… Il manœuvre sa lunette… Et vous verrez qu’il n’aura pas la pensée de la diriger de notre côté !… Ah ! si nous étions dans la lune !…

 

– Puisque vous apercevez votre maison, mademoiselle Loo, interrompit Francis, peut-être pourrez-vous voir celle de mon oncle ?

 

– Oui, répondit la fillette, mais laissez-moi chercher… Je la reconnaîtrai facilement avec sa tour… Ce doit être de ce côté… Attendez… Bon !… la voilà !… Je la tiens. »

 

Loo ne se trompait pas. C’était bien la maison de Mr Dean Forsyth.

 

« Il y a quelqu’un sur la tour… reprit-elle après une minute d’attention.

 

– Mon oncle, assurément, répondit Francis.

 

– Il n’est pas seul.

 

– C’est Omicron qui est avec lui.

 

– Et il ne faut pas demander ce qu’ils font, ajouta Mrs Hudelson.

 

– Ils font ce que fait mon père, » dit, avec une nuance de tristesse, Jenny, à qui la rivalité latente de Mr Dean Forsyth et de Mr Hudelson causait toujours un peu d’inquiétude.

 

La visite achevée, et Loo ayant une dernière fois affirmé sa complète satisfaction, Mrs Hudelson, ses deux filles et Francis Gordon revinrent à la maison de Moriss street. Dès le lendemain, on passerait bail avec le propriétaire de la villa et l’on s’occuperait de l’ameublement, de manière à être prêt pour le 15 mai.

 

Pendant ce temps, Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne perdraient pas une heure de leur côté. Ce qu’allait leur coûter de fatigue physique et morale, d’observations prolongées par les jours clairs et les nuits sereines, la recherche de leur bolide qui s’obstinait à ne pas reparaître au-dessus de l’horizon !…

 

Jusqu’ici, en dépit de leur assiduité, les deux astronomes en étaient pour leurs peines. Ni pendant le jour, ni pendant la nuit, le météore n’avait pu être saisi à son passage en vue de Whaston.

 

« Y passera-t-il seulement ? soupirait parfois Dean Forsyth après une longue pose à l’oculaire de son télescope.

 

– Il passera, répondait Omicron avec un imperturbable aplomb. Je dirai même : il passe.

 

– Alors, pourquoi ne le voyons-nous pas ?

 

– Parce qu’il n’est pas visible.

 

– Désolant ? soupirait derechef Dean Forsyth. Mais enfin, s’il est invisible pour nous, il doit l’être pour tout le monde… à Whaston, tout au moins.

 

– C’est absolument certain, » affirmait Omicron, Ainsi raisonnaient le maître et le serviteur, et ces propos qu’ils échangeaient, on les prononçait sous forme de monologue chez le docteur Hudelson non moins désespéré de son insuccès.

 

Tous deux avaient reçu, des observatoires de Pittsburg et de Cincinnati, réponse à leur lettre. On avait pris bonne note de la communication relative à l’apparition d’un bolide à la date du 16 mars dans la partie septentrionale de l’horizon de Whaston. On ajoutait que, jusqu’ici, il avait été impossible de retrouver ce bolide, mais que, s’il était aperçu de nouveau, Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson en seraient aussitôt avisés.

 

Bien entendu, les observatoires avaient répondu séparément, sans savoir que les deux astronomes amateurs s’attribuaient chacun l’honneur de cette découverte et en revendiquaient la priorité.

 

Depuis que cette réponse était arrivée, la tour d’Elisabeth street et le donjon de Moriss street eussent pu se dispenser de poursuivre leurs fatigantes recherches. Les observatoires possédaient des instruments à la fois plus puissants et plus précis, et, si le météore n’était pas une masse errante, s’il suivait une orbite fermée, s’il revenait enfin dans les conditions où il avait été déjà observé, les lunettes et les télescopes de Pittsburg et de Cincinnati sauraient bien le saisir au passage. Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson auraient donc sagement fait de s’en remettre aux savants de ces deux établissements renommés.

 

Mais Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson étaient des astronomes et non des sages. C’est pourquoi ils s’attachèrent à poursuivre leur œuvre. Ils apportèrent même à cette poursuite une ardeur toujours grandissante. Sans qu’ils se fussent rien dit de leurs préoccupations, ils avaient le pressentiment qu’ils chassaient tous les deux un unique gibier, et la crainte d’être devancé ne leur laissait pas un moment de répit. La jalousie les mordait au cœur, et les relations des deux familles se ressentaient de leur état d’esprit.

 

En vérité, il y avait lieu d’être inquiet. Leurs soupçons prenant chaque jour plus de corps, Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson, jadis si intimes, ne mettaient plus le pied l’un chez l’autre.

 

Quelle situation pénible pour les deux fiancés ! Ceux-ci se voyaient pourtant chaque jour, car enfin la porte de la maison de Moriss street n’était point interdite à Francis Gordon. Mrs Hudelson lui témoignait toujours la même confiance et la même amitié ; mais il sentait bien que le docteur ne supportait pas sa présence sans une gêne visible. C’était bien autre chose quand on parlait de Mr Dean Forsyth devant Sydney Hudelson. Le docteur devenait tout pâle, puis tout rouge, ses yeux lançaient des éclairs vite éteints par la retombée des paupières, et ces regrettables symptômes, révélateurs d’une réciproque antipathie, on les constatait identiques chez Mr Dean Forsyth.

 

Mrs Hudelson avait vainement essayé de connaître la cause de ce refroidissement, plus encore, de l’aversion que les deux anciens amis éprouvaient l’un pour l’autre. Son mari s’était borné à répondre :

 

« Inutile : tu ne comprendrais pas… mais je ne me serais pas attendu à un tel procédé de la part de Forsyth ! »

 

Quel procédé ? Impossible d’obtenir une explication. Loo elle-même, Loo l’enfant gâtée à qui tout était permis, ne savait rien.

 

Elle avait bien proposé d’aller relancer Mr Forsyth jusque dans sa tour, mais Francis l’en avait dissuadée.

 

« Non, je n’aurais jamais cru Hudelson capable d’une pareille conduite à mon égard ! » telle est sans doute la seule réponse, qu’à l’instar du docteur, l’oncle de Francis aurait consenti à formuler.

 

La preuve en était faite par la manière dont Mr Dean Forsyth avait reçu Mitz, qui se risquait à l’interroger.

 

« Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! » lui avait-on signifié d’un ton sec.

 

Au moment que Mr Dean Forsyth osait parler ainsi à la redoutable Mitz, c’est que la situation était grave en effet.

 

Quant à Mitz, elle en était demeurée estomaquée, pour employer sa forte image, et elle assurait qu’elle avait dû, pour ne pas répondre à une telle insolence, se mordre la langue jusqu’à l’os. En ce qui concerne son maître, son opinion était nette, et elle n’en faisait pas mystère. Pour elle, Mr Forsyth était fou, ce qu’elle expliquait le plus naturellement du monde par les positions incommodes qu’il était forcé de prendre pour regarder dans ses instruments, spécialement lorsque certaines observations près du zénith l’obligeaient à renverser la tête. Mitz supposait que, dans cette posture, Mr Forsyth s’était rompu quelque chose dans la colonne cérébrale.

 

Il n’est pas, toutefois, de secret si bien caché qui ne transpire. On apprit enfin ce dont il s’agissait par une indiscrétion d’Omicron. Son maître avait découvert un bolide extraordinaire et redoutait que la même découverte n’eût été faite par le docteur Hudelson.

 

Voilà donc quelle était la cause de cette brouille ridicule ! Un météore ! un bolide, un aréolithe, une étoile filante, une pierre, une grosse pierre si l’on veut, mais une pierre après tout, un simple caillou, contre lequel risquait de se briser le char nuptial de Francis et de Jenny !

 

Aussi, Loo ne se gênait-elle pas pour envoyer « au diable les météores et, avec eux, toute la mécanique céleste ! »

 

Le temps s’écoulait cependant… Jour par jour, le mois de mars recula, céda la place au mois d’avril. On arriverait bientôt à la date fixée pour le mariage. Mais ne surviendrait-il rien auparavant ? Jusqu’ici, cette déplorable rivalité ne reposait que sur des suppositions, sur des hypothèses. Que se passerait-il si quelque événement imprévu la rendait officielle et certaine, si un choc jetait les deux rivaux l’un contre l’autre ?

 

Ces craintes trop raisonnables n’avaient pas interrompu les préparatifs du mariage. Tout serait prêt, même la belle robe de miss Loo.

 

La première quinzaine d’avril s’écoula dans des conditions atmosphériques abominables : de la pluie, du vent, un ciel empâté de gros nuages qui se succédaient sans discontinuer. Ne se montrèrent, ni le soleil qui décrivait alors une courbe assez élevée au-dessus de l’horizon, ni la lune presque pleine et qui aurait dû illuminer l’espace de ses rayons, ni, a fortiori, l’introuvable météore.

 

Mrs Hudelson, Jenny et Francis Gordon ne songeaient pas à se plaindre de l’impossibilité de faire aucune observation astronomique. Et jamais Loo, qui détestait le vent et la pluie, ne s’était autant réjouie d’un ciel bleu qu’elle ne l’était par la persistance du mauvais temps.

 

« Qu’il dure au moins jusqu’à la noce, répétait-elle, et que pendant trois semaines encore on ne voie ni le soleil, ni la lune, ni la plus minuscule étoile ! »

 

En dépit des vœux de Loo, cette situation prit fin et les conditions atmosphériques se modifièrent dans la nuit du 15 au 16 avril. Une brise du Nord chassa toutes les vapeurs, et le ciel recouvra sa complète sérénité.

 

Mr Dean Forsyth de sa tour, le docteur Hudelson de son donjon, se remirent à fouiller le firmament au-dessus de Whaston, depuis l’horizon jusqu’au zénith.

 

Le météore repassa-t-il devant leurs lunettes ?… On serait fondé à n’en rien croire, si l’on en jugeait par leurs mines rébarbatives. Leur égale mauvaise humeur prouvait un double et pareil échec. Et, en vérité, cette opinion serait la bonne. Non, Mr Sydney Hudelson n’avait rien vu dans l’immensité du ciel, et Mr Dean Forsyth pas davantage. N’avaient-ils donc eu décidément affaire qu’à un météore errant échappé pour toujours à l’attraction terrestre ?

 

Une note, parue dans les journaux du 19 avril, vint les fixer à cet égard.

 

Cette note, rédigée par l’Observatoire de Boston, était ainsi conçue :

 

« Avant-hier vendredi 17 avril, à neuf heures dix-neuf minutes et neuf secondes du soir, un bolide de merveilleuse grosseur a traversé les airs dans la partie ouest du ciel avec une rapidité vertigineuse.

 

« Circonstance des plus singulières et de nature à flatter l’amour-propre de la ville de Whaston, il semblerait que ce météore aurait été découvert le même jour et à la même heure par deux de ses plus éminents citoyens.

 

« D’après l’Observatoire de Pittsburg, ce bolide serait, en effet, celui que lui a signalé à la date du 24 mars Mr Dean Forsyth, et, d’après l’Observatoire de Cincinnati, celui que lui a signalé, à la même date, le docteur Sydney Hudelson. Or, MM. Dean Forsyth et Sydney Hudelson habitent tous deux Whaston, où ils sont très honorablement connus. »

 

CHAPITRE VI

Qui contient quelques variations plus ou moins fantaisistes sur les météores en général, et en particulier sur le bolide dont MM. Forsyth et Hudelson se disputent la découverte.

 

Si jamais continent peut être fier de l’une des régions qui le composent, comme un père le serait de l’un de ses enfants, c’est bien le Nord-Amérique. Si jamais République peut être fière de l’un des États dont le groupement la constitue, c’est bien celle des États-Unis. Si jamais l’un de ces cinquante et un États, dont les cinquante et une étoiles constellent l’angle du pavillon fédéral, peut être fier de l’une de ses métropoles, c’est bien la Virginie, capitale Richmond. Si enfin une ville de la Virginie peut être fière de ses fils, c’est bien la ville de Whaston, où venait d’être faite cette retentissante découverte qui devait prendre un rang considérable dans les annales astronomiques du siècle !

 

Tel était du moins l’avis unanime des Whastoniens.

 

On l’imaginera aisément, les journaux, les journaux de Whaston tout au moins, publièrent les plus enthousiastes articles sur Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson. La gloire de ces deux illustres citoyens ne rejaillissait-elle pas sur toute la cité ? Quel est celui des habitants qui n’en avait pas sa part ? Le nom de Whaston n’allait-il pas être indissolublement lié à cette découverte ?

 

Parmi cette population américaine, dans laquelle des courants d’opinion prennent naissance avec tant de facilité et tant de fureur, l’effet de ces articles dithyrambiques ne tarda pas à se faire sentir. Le lecteur ne sera donc pas surpris – et, d’ailleurs, le serait-il, qu’il aurait l’obligeance de nous croire sur parole – si nous lui affirmons que, dès ce jour, la population se dirigea en foule bruyante et passionnée vers les maisons de Moriss street et d’Elisabeth street. Personne n’était au courant de la rivalité qui existait entre Mr Forsyth et Mr Hudelson. L’enthousiasme public les unissait en cette circonstance, cela ne pouvait faire l’objet d’un doute. Pour tous, leurs deux noms étaient et resteraient inséparables jusqu’à la consommation des âges, inséparables à ce point, qu’après des milliers d’années, les futurs historiens affirmeraient peut-être qu’ils avaient été portés par un seul homme !

 

En attendant que le temps permît de vérifier le bien-fondé de telles hypothèses, Mr Dean Forsyth dut paraître sur la terrasse de la tour et Mr Sydney Hudelson sur la terrasse du donjon, pour répondre aux acclamations de la foule. Tandis que des hourras s’élevaient vers eux, ils s’inclinèrent tous deux en salutations reconnaissantes.

 

Cependant, un observateur eût constaté que leur attitude n’exprimait pas une joie sans mélange. Une ombre passait sur leur triomphe comme un nuage sur le soleil. Le regard oblique du premier se dirigeait vers le donjon, et le regard oblique du second vers la tour. Chacun d’eux voyait l’autre répondant aux applaudissements du public whastonien et trouvait moins harmonieux les applaudissements qui lui étaient adressés qu’il n’estimait discordants ceux qui résonnaient en l’honneur d’un rival.

 

En réalité, ces applaudissements étaient pareils. La foule ne faisait aucune différence entre les deux astronomes. Dean Forsyth ne fut pas moins acclamé que le docteur Hudelson, et réciproquement, par les mêmes citoyens, qui se succédèrent devant les deux maisons.

 

Durant ces ovations qui mettaient chaque quartier en rumeur, que se disaient Francis Gordon et la servante Mitz d’une part, Mrs Hudelson, Jenny et Loo, de l’autre ? Redoutaient-ils que la note envoyée aux journaux par l’observatoire de Boston n’eût de fâcheuses conséquences ? Ce qui avait été secret jusqu’alors était dévoilé maintenant. Mr Forsyth et Mr Hudelson connaissaient officiellement leur rivalité. N’y avait-il pas lieu de croire qu’ils revendiqueraient tous les deux, sinon le bénéfice, du moins l’honneur de leur découverte, et qu’il en résulterait peut-être un éclat très regrettable pour les deux familles ?

 

Les sentiments que Mrs Hudelson et Jenny éprouvèrent pendant que la foule manifestait devant leur maison, il n’est que trop facile de les imaginer. Si le docteur était monté sur la terrasse du donjon, elles s’étaient bien gardées de paraître à leur balcon. Toutes deux, le cœur serré, elles avaient regardé, en se tenant derrière les rideaux, cette manifestation qui ne présageait rien de bon. Si Mr Forsyth et Mr Hudelson, poussés par un absurde sentiment de jalousie, se disputaient le météore, le public ne prendrait-il pas fait et cause pour l’un ou pour l’autre ? Chacun d’eux aurait ses partisans, et, au milieu de l’effervescence qui régnerait alors dans la ville, quelle serait la situation des futurs époux, ce Roméo et cette Juliette, dans une querelle scientifique qui transformerait les deux familles en Capulets et en Montaigus ?

 

Quant à Loo, elle était furieuse. Elle voulait ouvrir la fenêtre, apostropher tout ce populaire, et elle exprimait le regret de ne pas avoir une pompe à sa disposition pour asperger la foule et noyer ses hourras sous des torrents d’eau froide. Sa mère et sa sœur eurent quelque peine à modérer l’indignation de la fougueuse fillette.

 

Dans la maison d’Elisabeth street, la situation était identique. Francis Gordon lui aussi eût volontiers envoyé à tous les diables ces enthousiastes qui risquaient d’aggraver une situation déjà tendue. Lui aussi, il s’était abstenu de paraître, tandis que Mr Forsyth et Omicron paradaient sur la tour, en faisant montre de la plus choquante vanité.

 

De même que Mrs Hudelson avait dû réprimer les impatiences de Loo, de même Francis Gordon dut réprimer les colères de la redoutable Mitz. Celle-ci ne parlait de rien moins que de balayer cette foule, et ce n’était pas, dans sa bouche, une menace dont il convenait de rire. Nul doute que l’instrument qu’elle maniait chaque jour avec tant de virtuosité n’eût terriblement fonctionné entre ses mains. Toutefois, recevoir à coups de balai des gens qui viennent vous acclamer, c’eût été peut-être un peu vif !

 

« Ah ! mon fieu, s’écria la vieille servante, est-ce que ces braillards-là ne sont pas fous ?

 

– Je serais tenté de le croire, répondit Francis Gordon.

 

– Tout cela à propos d’une espèce de grosse pierre qui se promène dans le ciel !

 

– Comme tu dis, Mitz.

 

– Un met dehors !

 

– Un météore, Mitz, rectifia Francis en réprimant avec peine une forte envie de rire.

 

– C’est ce que je dis : un met dehors, répéta Mitz avec conviction. S’il pouvait leur tomber sur la tête et en écraser une demi-douzaine !… Enfin, je te le demande, à toi qui es un savant, à quoi ça sert-il un met dehors ?

 

– À brouiller les familles, » déclara Francis Gordon, tandis que les hourras éclataient de plus belle.

 

Cependant, pourquoi les deux anciens amis n’accepteraient-ils pas de partager leur bolide ? Il n’y avait aucun avantage matériel, aucun profit pécuniaire à en espérer. Il ne pouvait être question que d’un honneur purement platonique. Dès lors, pourquoi ne pas laisser indivise une découverte à laquelle leurs deux noms seraient restés attachés jusqu’à la consommation des siècles ? Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il s’agissait d’amour-propre et de vanité. Or, lorsque l’amour-propre est en jeu, lorsque la vanité s’en mêle, qui pourrait se flatter de faire entendre raison aux humains ?

 

Mais enfin était-il donc si glorieux d’avoir aperçu ce météore ? Cela n’était-il pas dû uniquement au hasard ? Si le bolide n’avait pas aussi complaisamment traversé le champ des instruments de Mr Dean Forsyth et de Mr Sydney Hudelson juste au moment où ceux-ci avaient l’œil à l’oculaire, aurait-il été vu par ces deux astronomes qui vraiment s’en faisaient trop accroire ?

 

D’ailleurs, est-ce qu’il n’en passe pas, jour et nuit, par centaines, par milliers, de ces bolides, de ces astéroïdes, de ces étoiles filantes ? Est-il même possible de les compter, ces globes de feu, qui tracent par essaims leurs capricieuses trajectoires sur le fond obscur du firmament ? Six cents millions, tel est, d’après les savants, le nombre des météores qui traversent l’atmosphère terrestre en une seule nuit, soit douze cents millions en vingt-quatre heures. Ils passent donc par myriades, ces corps lumineux, dont, au dire de Newton, dix à quinze millions seraient visibles à l’œil nu.

 

« Dès lors, faisait observer le Punch, le seul journal de Whaston qui prît la chose par son côté plaisant, trouver un bolide dans le ciel, c’est un peu moins difficile que de trouver un grain de froment dans un champ de blé, et l’on est fondé à dire qu’ils abusent un peu du battage, nos deux astronomes, à propos d’une découverte devant laquelle il n’y a pas lieu de se découvrir. »

 

Mais, si le Punch, journal satirique, ne négligeait pas cette occasion d’exercer sa verve comique, ses confrères plus sérieux, bien loin de l’imiter, saisirent ce prétexte pour faire étalage d’une science aussi fraîchement acquise que capable de rendre jaloux les professionnels les mieux cotés.

 

« Kepler, disait le Whaston Standard, croyait que les bolides provenaient des exhalaisons terrestres. Il paraît plus vraisemblable que ces phénomènes ne sont que des aérolithes, chez lesquels on a toujours constaté des traces d’une violente combustion. Du temps de Plutarque, on les considérait déjà comme des masses minérales, qui se précipitent sur le sol de notre globe, lorsqu’ils sont happés au passage par l’attraction terrestre. L’étude des bolides montre que leur substance n’est aucunement différente des minéraux connus de nous et que, dans leur ensemble, ils comprennent à peu près le tiers des corps simples. Mais quelle diversité présente l’agrégation de ces éléments ! Les parcelles constitutives y sont tantôt menues comme de la limaille, tantôt grosses comme des pois ou des noisettes, d’une dureté remarquable et montrant à la cassure des traces de cristallisation. Il en est même qui sont uniquement formés de fer à l’état natif, parfois mélangé de nickel, et que l’oxydation n’a jamais altéré. »

 

Très juste, en vérité, ce que le Whaston Standard portait à la connaissance de ses lecteurs. Pendant ce temps, le Daily Whaston insistait sur l’attention que les savants anciens ou modernes ont toujours accordée à l’étude de ces pierres météoriques. Il disait :

 

« Diogène d’Apollonie ne cite-t-il pas une pierre incandescente, grande comme une meule de moulin, dont la chute près de l’Ægos-Potamos épouvanta les habitants de la Thrace ? Qu’un pareil bolide vienne à tomber sur le clocher de Saint-Andrew, et il le démolira de son faîte à sa base. Qu’on nous permette, à ce propos, de citer quelques-unes de ces pierres qui, venues des profondeurs de l’espace, et entrées dans le cercle d’attraction de la terre, furent recueillies sur son sol : avant l’ère chrétienne, la pierre de foudre, que l’on adorait comme le symbole de Cybèle en Galatie et qui fut transportée à Rome, ainsi qu’une autre trouvée en Syrie et consacrée au culte du soleil ; le bouclier sacré recueilli sous le règne de Numa ; la pierre noire que l’on garde précieusement à la Mecque ; la pierre de tonnerre qui servit à fabriquer la fameuse épée d’Antar. Depuis le commencement de l’ère chrétienne, que d’aérolithes décrits avec les circonstances qui accompagnèrent leur chute : une pierre de deux cent soixante livres tombée à Ensisheim, en Alsace ; une pierre d’un noir métallique, ayant la forme et la grosseur d’une tête humaine, tombée sur le mont Vaison, en Provence ; une pierre de soixante-douze livres, dégageant une odeur sulfureuse, qu’on eût dit faite d’écume de mer, tombée à Larini, en Macédoine ; une pierre tombée à Lucé, près de Chartres, en 1763, et brûlante à ce point qu’il fut impossible de la toucher. N’y aurait-il pas lieu de citer également ce bolide qui, en 1203, atteignit la ville normande de Laigle et dont Humboldt parle en ces termes : « À une heure de l’après-midi, par un ciel très pur, on vit un grand bolide se mouvant du Sud-Est au Nord-Ouest. Quelques minutes après, on entendit, durant cinq ou six minutes, une explosion partant d’un petit nuage noir presque immobile, explosion qui fut suivie de trois ou quatre autres détonations et d’un bruit que l’on aurait pu comparer à des décharges de mousqueterie, auxquelles se serait mêlé le roulement d’un grand nombre de tambours. Chaque détonation détachait du nuage noir une partie des vapeurs qui le formaient. On ne remarqua en cet endroit aucun phénomène lumineux. Plus de mille pierres météoriques tombèrent sur une surface elliptique dont le grand axe, dirigé du Sud-Est au Nord-Ouest, mesurait onze kilomètres de longueur. Ces pierres fumaient et elles étaient brûlantes sans être enflammées, et l’on constata qu’elles étaient plus faciles à briser quelques jours après leur chute que plus tard. »

 

Le Daily Whaston continuait sur ce ton pendant plusieurs colonnes, et se montrait prodigue de détails qui prouvaient à tout le moins la conscience de ses rédacteurs.

 

Les autres journaux, d’ailleurs, ne demeuraient pas en arrière. Puisque l’astronomie était d’actualité, tous parlaient d’astronomie, et si, après cela, un seul Whastonien n’était pas ferré sur la question des bolides, c’est qu’il y aurait mis de la mauvaise volonté.

 

Aux renseignements donnés par le Daily Whaston, le Whaston News ajoutait les siens. Il évoquait le souvenir de ce globe de feu, d’un diamètre double de celui de la lune dans son plein, qui, en 1254, fut aperçu successivement à Hurworth, à Darlington, à Durham, à Dundee, et passa sans éclater d’un horizon à l’autre, en laissant derrière lui une longue traînée lumineuse, couleur d’or, large, compacte et tranchant vivement sur le bleu foncé du ciel. Il rappelait ensuite que, si le bolide de Hurworth n’a pas éclaté, il n’en a pas été ainsi de celui qui, le 14 mai 1864, s’est montré à un observateur de Castillon, en France. Bien que ce météore n’ait été visible que pendant cinq secondes, sa vitesse était telle que, dans ce court espace de temps, il a décrit un arc de six degrés. Sa teinte, d’abord bleu verdâtre, devint ensuite blanche et d’un extraordinaire éclat. Entre l’explosion et la perception du bruit, il s’écoula de trois à quatre minutes, ce qui implique un éloignement de soixante à quatre-vingts kilomètres. Il faut donc que la violence de l’éclatement ait été supérieure à celle des plus fortes explosions qui peuvent se produire à la surface du globe. Quant à la dimension de ce bolide, calculée d’après sa hauteur, on n’estimait pas son diamètre à moins de quinze cents pieds, et il devait parcourir plus de cent trente kilomètres à la seconde, vitesse infiniment supérieure à celle dont la terre est animée dans son mouvement de translation autour du soleil.

 

Puis ce fut le tour du Whaston Morning, puis le tour du Whaston Evening, ce dernier journal traitant plus spécialement la question des bolides, fort nombreux, d’ailleurs, presque entièrement composés de fer. Il rappela à ses lecteurs qu’une de ces masses météoriques, trouvée dans les plaines de la Sibérie, ne pesait pas moins de sept cents kilogrammes ; qu’une autre, découverte au Brésil, pesait jusqu’à six mille kilogrammes ; qu’une troisième, lourde de quatorze mille kilogrammes, avait été trouvée à Olympe, dans le Tucuman ; qu’une dernière enfin, tombée aux environs de Duranzo, au Mexique, atteignait le poids énorme de dix-neuf mille kilogrammes !

 

En vérité, ce n’est pas trop s’avancer que d’affirmer qu’une partie de la population whastonienne ne laissa pas d’éprouver un certain effroi à la lecture de ces articles. Pour avoir été aperçu dans les conditions que l’on sait, à une distance qui devait être considérable, il fallait que le météore de MM. Forsyth et Hudelson eût des dimensions probablement très supérieures à celles des bolides du Tucuman et de Duranzo. Qui sait si sa grosseur n’égalait pas, ne dépassait pas celle de l’aérolithe de Castillon dont le diamètre avait été évalué à quinze cents pieds ? Se figure-t-on le poids d’une telle masse ? Or, si ledit météore avait déjà paru au zénith de Whaston, c’est que Whaston était située sous sa trajectoire. Il repasserait donc au-dessus de la ville, pour peu que cette trajectoire affectât la forme d’une orbite. Eh bien ! que précisément à ce moment, il vînt, pour une raison quelconque, à s’arrêter dans sa course, ce serait Whaston qui serait touchée avec une violence dont on ne pouvait se faire une idée ! C’était ou jamais l’occasion d’apprendre à ceux des habitants qui l’ignoraient, de rappeler à ceux qui la connaissaient, cette terrible loi de la force vive : la masse multipliée par le carré de la vitesse, vitesse qui, d’après la loi plus effrayante encore de la chute des corps, et pour un bolide tombant de quatre cents kilomètres de hauteur, serait voisine de trois mille mètres par seconde au moment où il s’écraserait sur la surface du sol !

 

La presse whastonienne ne faillit pas à ce devoir, et jamais, c’est justice de le reconnaître, journaux quotidiens ne firent une telle débauche de formules mathématiques.

 

Peu à peu, une certaine appréhension régna donc dans la ville. Le dangereux et menaçant bolide devint le sujet de toutes les conversations sur la place publique, dans les cercles comme au foyer familial. La partie féminine de la population, notamment, ne rêvait plus que d’églises écrasées et de maisons anéanties. Quant aux hommes, ils estimaient plus élégant de hausser les épaules, mais ils les haussaient sans véritable conviction. Nuit et jour, on peut le dire, sur la place de la Constitution comme dans les quartiers plus élevés de la ville, des groupes se tenaient en permanence. Que le temps fût couvert ou non, cela n’arrêtait point les observateurs. Jamais les opticiens n’avaient vendu tant de lunettes, lorgnettes et autres instruments d’optique ! Jamais le ciel ne fut tant visé que par les yeux inquiets de la population whastonienne ! Que le météore fût visible ou non, le danger était de toutes les heures, pour ne pas dire de toutes les minutes, de toutes les secondes.

 

Mais, dira-t-on, ce dangers menaçait également les diverses régions, et avec elles, les cités, bourgades, villages et hameaux situés sous la trajectoire. Oui, évidemment. Si le bolide faisait, comme on le supposait, le tour de notre globe, tous les points situés au-dessous de son orbite étaient menacés par sa chute. Toutefois, c’est Whaston qui détenait le record de la peur, si l’on veut bien accepter cette expression ultra-moderne, et cela, pour cette unique raison que c’est de Whaston que le bolide avait été pour la première fois aperçu.

 

Il y eut pourtant un journal qui résista à la contagion et qui se refusa jusqu’au bout à prendre les choses au sérieux. Par contre, il ne fut pas tendre, ce journal, pour MM. Forsyth et Hudelson, qu’il rendait plaisamment responsables des maux dont la ville était menacée.

 

« De quoi se sont mêlés ces amateurs ? disait le Punch. Avaient-ils besoin de chatouiller l’espace avec leurs lunettes et leurs télescopes ? Ne pouvaient-ils laisser tranquille le firmament sans taquiner ses étoiles ? N’y a-t-il pas assez, n’y a-t-il pas trop de véritables savants qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas et se faufilent indiscrètement dans les zones intrastellaires ? Les corps célestes sont très pudiques et n’aiment pas qu’on les regarde de si près. Oui, notre ville est menacée, personne n’y est plus en sûreté maintenant, et, à cette situation, il n’y a pas de remède. On s’assure contre l’incendie, la grêle, les cyclones… Allez donc vous assurer contre la chute d’un bolide, peut-être dix fois gros comme la citadelle de Whaston !… Et pour peu qu’il éclate en tombant, ce qui arrive fréquemment aux engins de cette espèce, la ville entière sera bombardée, voire même incendiée, si les projectiles sont incandescents ! C’est, dans tous les cas, la destruction certaine de notre chère cité, il ne faut pas se le dissimuler ! Sauve qui peut, donc ! Sauve qui peut !… Mais aussi pourquoi MM. Forsyth et Hudelson ne sont-ils pas restés tranquillement au rez-de-chaussée de leur maison au lieu d’espionner les météores ? Ce sont eux qui les ont provoqués par leur indiscrétion, attirés par leurs coupables intrigues. Si Whaston est détruite, si elle est écrasée ou brûlée par ce bolide, ce sera leur faute, et c’est à eux qu’il faudra s’en prendre !… En vérité, nous le demandons à tout lecteur vraiment impartial, c’est-à-dire, à tous les abonnés du Whaston Punch, à quoi servent les astronomes, astrologues, météorologues et autres animaux en ogue ? Quel bien est-il jamais résulté de leurs travaux ?… Poser la question, c’est y répondre, et en ce qui nous concerne, nous persistons plus que jamais dans nos convictions bien connues, si parfaitement exprimées par cette phrase sublime due au génie d’un Français, l’illustre Brillat-Savarin : « La découverte d’un plat nouveau fait plus pour le « bonheur de l’humanité que la découverte d’une étoile ! » En quelle piètre estime Brillat-Savarin n’aurait-il donc pas tenu les deux malfaiteurs qui n’ont pas craint d’attirer sur leur pays les pires cataclysmes pour le plaisir de découvrir un simple bolide ? »

 

CHAPITRE VII

Dans lequel on verra Mrs Hudelson très chagrine de l’attitude du docteur, et où l’on entendra la bonne Mitz rabrouer son maître d’une belle manière.

 

À ces plaisanteries du Whaston Punch, que répondirent Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ? Rien du tout, et cela pour l’excellente raison qu’ils ignorèrent l’article de l’irrespectueux journal. Ignorer les choses désagréables que l’on peut dire de nous, c’est encore le plus sûr moyen de n’en pas souffrir, eût dit M. de la Palisse avec une incontestable sagesse. Toutefois, ces moqueries plus ou moins spirituelles sont peu agréables pour ceux qu’elles visent, et si, dans l’espèce, les personnes visées n’en eurent point connaissance, il n’en fut pas de même de leurs parents et de leurs amis. Mitz particulièrement était furieuse. Accuser son maître d’avoir attiré ce bolide qui menaçait la sécurité publique !… À l’entendre, Mr Dean Forsyth devrait poursuivre l’auteur de l’article, et le juge John Proth saurait bien le condamner à de gros dommages et intérêts, sans parler de la prison qu’il méritait pour ses calomnieuses insinuations.

 

Quant à la petite Loo, elle prit la chose au sérieux, et, sans hésiter, donna raison au Whaston Punch.

 

« Oui, il a raison, disait-elle. Pourquoi Mr Forsyth et papa se sont-ils avisés de découvrir ce maudit caillou ? Sans eux, il serait passé inaperçu, comme tant d’autres qui ne nous ont point fait de mal. »

 

Ce mal ou plutôt ce malheur auquel pensait la fillette, c’était l’inévitable rivalité qui allait exister entre l’oncle de Francis et le père de Jenny, avec toutes ses conséquences, à la veille d’une union qui devait resserrer plus étroitement encore les liens unissant les deux familles.

 

Les craintes de miss Loo étaient fondées, et ce qui devait arriver arriva. Tant que Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson n’avaient eu que des soupçons réciproques, aucun éclat ne s’était produit. Si leurs rapports s’étaient refroidis, s’ils avaient évité de se rencontrer, les choses, du moins, n’avaient pas été plus loin. Mais, à présent, depuis la note de l’observatoire de Boston, il était publiquement établi que la découverte du même météore appartenait aux deux astronomes de Whaston. Qu’allaient-ils faire ? Chacun d’eux revendiquerait-il la priorité de cette découverte ? Y aurait-il à ce sujet des discussions privées, ou même de retentissantes polémiques auxquelles la presse whastonienne donnerait certainement une hospitalité complaisante ?

 

On ne savait, et l’avenir seul répondrait à ces questions. Le certain, en tout cas, c’est que, ni Mr Dean Forsyth, ni le docteur Hudelson ne faisaient plus la moindre allusion au mariage, dont la date approchait trop lentement au gré des deux fiancés. Lorsqu’on en parlait devant l’un ou devant l’autre, ils avaient toujours oublié quelque circonstance qui les rappelait à l’instant dans leur observatoire. C’était là, d’ailleurs, qu’ils passaient le plus clair de leur temps, chaque jour plus préoccupés et plus absorbés encore.

 

En effet, si le météore avait été revu par des astronomes officiels, c’est en vain que Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson cherchaient à le retrouver. S’était-il donc éloigné à une distance trop considérable pour la portée de leurs instruments ? Hypothèse après tout plausible, que rien toutefois ne permettait de vérifier. Aussi, ils ne se départissaient pas d’une surveillance incessante, de jour, de nuit, profitant de toutes les éclaircies du ciel. Si cela continuait, ils finiraient par tomber malades.

 

Tous deux s’épuisaient en vains efforts pour calculer les éléments de l’astéroïde, dont ils s’entêtaient respectivement à s’estimer l’unique et exclusif inventeur. Il y avait là une chance sérieuse de solutionner leur différend. Des deux astronomes ex aequo, le plus actif mathématicien pouvait encore obtenir la palme.

 

Mais leur unique observation avait été de trop courte durée pour donner à leurs formules une base suffisante. Une autre observation, plusieurs peut-être seraient nécessaires, avant qu’il fût possible de déterminer avec certitude l’orbite du bolide. C’est pourquoi Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson, chacun redoutant d’être distancé par son rival, surveillaient le ciel avec un zèle pareil et pareillement stérile. Le capricieux météore ne reparaissait pas sur l’horizon de Whaston, ou, s’il y reparaissait, c’était dans le plus rigoureux incognito.

 

L’humeur des deux astronomes se ressentait de la vanité de leurs efforts. On ne pouvait les approcher. Vingt fois par jour, Mr Dean Forsyth se mettait en colère contre Omicron, qui lui répondait sur le même ton. Quand au docteur, s’il en était réduit à passer sa colère sur lui-même, il ne s’en faisait pas faute.

 

Dans ces conditions, qui se fût avisé de parler de contrat de mariage et de cérémonie nuptiale ?

 

Cependant trois jours s’étaient écoulés depuis la publication de la note envoyée aux journaux par l’observatoire de Boston. L’horloge céleste, dont le soleil est l’aiguille, eût sonné le 22 avril, si le Grand Horloger avait pensé à la munir d’un timbre. Encore une vingtaine de jours, et la grande date naîtrait à son tour, bien que Loo prétendît, dans son impatience, qu’elle n’existait pas dans le calendrier.

 

Convenait-il de rappeler à l’oncle de Francis Gordon et au père de Jenny Hudelson ce mariage dont ils ne parlaient pas plus que s’il n’eût jamais dû se faire ? Mrs Hudelson fut d’avis qu’il valait mieux garder le silence à l’égard de son mari. Il n’avait point à s’occuper des préparatifs de la noce… pas plus qu’il ne s’occupait de son propre ménage. Au jour venu, Mrs Hudelson lui dirait tout bonnement :

 

« Voilà ton habit, ton chapeau, et tes gants. Il est l’heure de se rendre à Saint-Andrew. Offre-moi ton bras et partons. »

 

Il irait, assurément, sans même s’en rendre compte, à la seule condition que le météore ne vînt pas à passer juste à ce moment-là devant l’objectif de son télescope !

 

Mais si l’avis de Mrs Hudelson prévalut dans la maison de Moriss street, si le docteur ne fut point mis en demeure de s’expliquer sur son attitude vis-à-vis de Mr Dean Forsyth, celui-ci fut rudement attaqué. Mitz ne voulut rien écouter. Furieuse contre son maître, elle entendait, disait-elle, lui parler entre quatre-z-yeux et tirer au clair cette situation tellement tendue que le moindre incident risquait de provoquer une rupture entre les deux familles. Quelles n’en seraient pas les conséquences ? Mariage retardé, rompu peut-être, désespoir des deux fiancés, et spécialement de son cher Francis, son « fieu », comme elle avait coutume de l’appeler, selon une vieille coutume familière et tendre. Que pourrait faire le pauvre jeune homme, après un éclat public qui aurait rendu toute réconciliation impossible ?

 

Aussi, dans l’après-midi du 22 avril, se trouvant seule avec Mr Dean Forsyth dans la salle à manger, entre quatre-z-yeux conformément à ses désirs, elle arrêta son maître au moment où celui-ci se dirigeait vers l’escalier de la tour.

 

On sait que Mr Forsyth redoutait de s’expliquer avec Mitz. Généralement, il ne l’ignorait pas, ces explications ne tournaient point à son avantage ; il jugeait donc plus sage de ne pas s’y exposer.

 

En cette occasion, après avoir regardé en dessous le visage de Mitz, lequel lui fit l’effet d’une bombe dont la mèche brûle et qui ne tardera pas à éclater, Mr Dean Forsyth, désireux de se mettre à l’abri des effets de l’explosion, battit en retraite vers la porte. Mais, avant qu’il en eût tourné le bouton, la vieille servante s’était mise en travers, et, ses yeux dardés sur ceux de son maître dont le regard fuyait peureusement :

 

« Monsieur, dit-elle, j’ai à vous parler.

 

– À me parler, Mitz ? C’est que je n’ai guère le temps en ce moment.

 

Ma fine ! moi non plus, Monsieur, vu que j’ai à faire toute la vaisselle du déjeuner. Vos tuyaux peuvent pardi bien attendre comme mes assiettes.

 

– Et Omicron ?… Il m’appelle, je crois.

 

– Votre ami Krone ?… Encore un joli coco, celui-là !… Il aura de mes nouvelles un de ces quatre matins, votre ami Krone. Vous pouvez l’en prévenir. Comme dit l’autre, la bonne entend l’heure et te salue ! Répétez-lui cela, mot pour mot, Monsieur.

 

– Je n’y manquerai pas, Mitz. Mais mon bolide ?

 

Beau lide ?… répéta Mitz. Je ne sais pas ce que c’est, mais, quoi que vous en disiez, Monsieur, ça ne doit pas être beau, si c’est cette affaire-là qui depuis quelque temps vous a mis un caillou à la place du cœur.

 

– Un bolide, Mitz, expliqua patiemment Mr Dean Forsyth, c’est un météore, et…

 

– Ah ! s’écria Mitz, c’est le fameux met dehors !… Eh bien, il fera comme l’ami Krone, il attendra, le met dehors !

 

– Par exemple ! s’écria Mr Forsyth, touché au point sensible.

 

– D’ailleurs, reprit Mitz, le temps est couvert, il va tomber de l’eau, et ce n’est pas le moment de vous amuser à regarder la lune. »

 

C’est vrai, et, dans cette persistance du mauvais temps, il y avait de quoi rendre enragés Mr Forsyth et le docteur Hudelson. Depuis quarante-huit heures, le ciel était envahi par d’épais nuages. Le jour, pas un rayon de soleil, la nuit pas un rayonnement d’étoiles. De blanches vapeurs se tordaient d’un horizon à l’autre, comme un voile de crêpe que la flèche du clocher de Saint-Andrew crevait parfois de sa pointe. Dans ces conditions, impossible d’observer l’espace, de revoir le bolide si vivement disputé. On devait même tenir pour probable que les circonstances atmosphériques ne favorisaient pas davantage les astronomes de l’État de l’Ohio ou de l’État de Pennsylvanie, non plus que ceux des autres observatoires de l’Ancien et du Nouveau Continent. En effet, aucune nouvelle note concernant l’apparition du météore n’avait paru dans les journaux. Il est vrai que ce météore ne présentait pas un intérêt tel que le monde scientifique dût s’en émouvoir. Il s’agissait là d’un fait cosmique assez banal en somme, et il fallait être un Dean Forsyth ou un Hudelson pour en guetter le retour avec cette impatience, qui, chez eux, tournait à la rage.

 

Mitz, lorsque son maître eut bien constaté l’impossibilité absolue de lui échapper, reprit en ces termes, après s’être croisé les bras : « Mr Forsyth, auriez-vous par hasard oublié que vous avez un neveu qui s’appelle Francis Gordon ?

 

– Ah ! ce cher Francis, répondit Mr Forsyth en hochant la tête d’un air bonhomme. Mais non, je ne l’oublie pas… Et comment va-t-il, ce brave Francis ?

 

– Très bien, merci, Monsieur.

 

– Il me semble que je ne l’ai pas vu depuis un certain temps ?

 

– En effet, depuis le déjeuner.

 

– Vraiment !…

 

– Vous avez donc vos yeux dans la lune, Monsieur ? demanda Mitz, en obligeant son maître à se retourner vers elle.

 

– Que non ! ma bonne Mitz !… Mais que veux-tu ? Je suis un peu préoccupé…

 

– Préoccupé au point que vous paraissez avoir oublié une chose importante…

 

– Oublié une chose importante ?… Et laquelle ?

 

– C’est que votre neveu va se marier.

 

– Se marier !… Se marier !

 

– N’allez-vous pas me demander de quel mariage il s’agit ?

 

– Non, Mitz !… Mais à quoi tendent ces questions ?

 

– Belle malice !… Il ne faut pas être sorcier pour savoir qu’on fait une question pour avoir une réponse.

 

– Une réponse à quel sujet, Mitz ?

 

– Au sujet de votre conduite, Monsieur, envers la famille Hudelson !… Car vous n’ignorez pas qu’il y a une famille Hudelson, un docteur Hudelson, qui demeure Moriss street, une Mrs Hudelson, mère de miss Loo Hudelson et de miss Jenny Hudelson fiancée de votre neveu ? »

 

À mesure que ce nom de Hudelson s’échappait, en prenant chaque fois plus de force, de la bouche de Mitz, Mr Dean Forsyth portait la main à sa poitrine, à son côté, à sa tête, comme si ce nom, faisant balle, l’avait frappé à bout portant. Il souffrait, il suffoquait, le sang lui montait à la tête. Voyant qu’il ne répondait pas :

 

« Eh bien ! avez-vous entendu ? insista Mitz.

 

– Si j’ai entendu ! s’écria son maître.

 

– Eh bien ?… répéta la vieille servante en forçant sa voix.

 

– Francis pense donc toujours à ce mariage ? dit enfin Mr Forsyth.

 

– S’il y pense ! affirma Mitz, mais comme il pense à respirer, le cher petit ! Comme nous y pensons tous, comme vous y pensez vous-même, j’aime à le croire !

 

– Quoi ! mon neveu est toujours décidé à épouser la fille de ce docteur Hudelson ?

 

– Miss Jenny, s’il vous plaît, Monsieur ! Je vous en donne mon billet, Monsieur, qu’il l’est, décidé ! Pardine, il faudrait qu’il ait perdu la boussole pour ne pas l’être, décidé ! Comment trouverait-il une fiancée plus gentille, une jeunesse plus charmante ?…

 

– En admettant, interrompit Mr Forsyth, que la fille de l’homme qui… de l’homme que… de l’homme, enfin, dont je ne puis prononcer le nom sans qu’il m’étouffe, puisse être charmante.

 

– C’est trop fort ! s’écria Mitz, qui dénoua son tablier comme si elle allait le rendre.

 

– Voyons… Mitz… voyons », murmura son maître quelque peu inquiet d’une attitude si menaçante.

 

La vieille servante brandit son tablier, dont le cordon pendait jusqu’à terre.

 

« C’est tout vu, déclara-t-elle. Après cinquante années de service, je m’en irai plutôt pourrir dans mon coin comme un chien galeux, mais je ne resterai pas chez un homme qui déchire son propre sang. Je ne suis qu’une pauvre servante, mais j’ai du cœur, Monsieur… moi !

 

– Ah ça, Mitz, répliqua Mr Dean Forsyth piqué au vif, tu ignores donc ce qu’il m’a fait, cet Hudelson ?

 

– Qu’est-ce qu’il vous a donc tant fait ?

 

– Il m’a volé !

 

– Volé ?

 

– Oui volé, abominablement volé !…

 

– Et que vous a-t-il volé ?… votre montre ?… votre bourse ?… votre mouchoir ?…

 

– Mon bolide !

 

– Ah ! encore votre beau lide ! s’écria la vieille servante, en ricanant de la façon la plus ironique et la plus désagréable pour Mr Forsyth. Il y a longtemps qu’on n’en avait parlé, de votre fameux met dehors ! C’est-y Dieu possible de se mettre dans des états pareils pour une machine qui se promène !… Votre beau lide, est-ce qu’il était à vous plus qu’à Mr Hudelson ? Avez-vous mis votre nom dessus ? Est-ce qu’il n’appartient pas à tout le monde, à n’importe qui, à moi, à mon chien, si j’en avais un… mais, grâce au ciel, je n’en ai pas !… Est-ce que vous l’auriez acheté de votre poche, ou bien est-ce qu’il vous serait venu par héritage ?…

 

– Mitz !… cria Forsyth qui ne se possédait plus.

 

– Il n’y a pas de Mitz ! affirma la vieille servante dont l’exaspération débordait. Pardine, il faut être bête comme Saturne pour se brouiller avec un vieil ami à propos d’un sale caillou qu’on ne reverra jamais plus.

 

– Tais-toi ! tais-toi ! protesta l’astronome touché au cœur.

 

– Non, Monsieur, non je ne me tairai pas, et vous pouvez appeler votre bêta d’ami Krone à votre aide…

 

– Bêta d’Omicron !

 

– Oui bêta, et il ne me fera pas taire… pas plus que notre Président lui-même ne pourrait imposer silence à l’archange qui viendrait de la part du Tout-Puissant annoncer la fin du monde ! »

 

Mr Dean Forsyth fut-il absolument interloqué en entendant cette terrible phrase, son larynx s’était-il rétréci au point de ne plus donner passage à la parole, sa glotte paralysée ne pouvait-elle plus émettre un son ? Ce qui est certain, c’est qu’il ne parvint pas à répondre. Eût-il même voulu, au paroxysme de la colère, flanquer à la porte sa fidèle mais acariâtre Mitz, qu’il lui aurait été impossible de prononcer le traditionnel : « Sortez !… sortez à l’instant, et que je ne vous revoie plus ! »

 

Mitz, d’ailleurs, ne lui eût point obéi. Ce n’est pas après cinquante ans de service qu’une servante se sépare, à propos d’un malencontreux météore, du maître qu’elle a vu venir au monde.

 

Cependant il était temps que cette scène prit fin. Mr Dean Forsyth, comprenant qu’il n’aurait pas le dessus, cherchait à battre en retraite sans que ce mouvement ressemblât trop à une fuite.

 

Ce fut le soleil qui lui vint en aide. Le temps s’éclaircit soudain, un vif rayon pénétra à travers les vitres de la fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin.

 

À ce moment, sans nul doute, le docteur Hudelson était sur son donjon, telle est la pensée qui vint aussitôt à Mr Dean Forsyth. Il voyait son rival, profitant de cette éclaircie, l’œil à l’oculaire de son télescope et parcourant les hautes zones de l’espace !…

 

Il n’y put tenir. Ce rayon de soleil faisait sur lui le même effet que sur un ballon rempli de gaz. Il le gonflait, il accroissait sa force ascensionnelle, l’obligeait à s’élever dans l’atmosphère.

 

Mr Dean Forsyth, jetant, comme du lest, – ceci pour achever la comparaison – toute la colère amassée en lui, se dirigea vers la porte.

 

Malheureusement, Mitz était devant, et ne semblait point disposée à lui livrer passage. Serait-il donc dans la nécessité de la prendre par le bras, d’engager une lutte avec elle, de recourir à l’assistance d’Omicron ?…

 

Il ne fut pas obligé d’en arriver à cette extrémité. À n’en pas douter, la vieille servante était très éprouvée par l’effort qu’elle venait de faire. Bien qu’elle eût assez l’habitude de morigéner son maître, jamais jusqu’alors elle n’y avait mis une telle impétuosité.

 

Fut-ce l’effort physique nécessité par cette violence, fut-ce la gravité du sujet de la discussion, sujet des plus palpitants puisqu’il s’agissait du bonheur futur de son cher « fieu », toujours est-il que Mitz se sentit tout à coup défaillir et s’écroula lourdement sur une chaise.

 

Mr Dean Forsyth, il faut le dire à sa louange, en délaissa soleil, ciel bleu et météore. Il s’approcha de sa vieille servante et s’enquit avec sollicitude de ce qu’elle éprouvait.

 

« Je ne sais pas, Monsieur. J’ai comme qui dirait l’estomac retourné.

 

– L’estomac retourné ? répéta Mr Dean Forsyth, ahuri par cette maladie en vérité assez singulière.

 

– Oui, Monsieur, affirma Mitz d’une voix dolente. C’est un nœud que j’ai au cœur.

 

– Hum !… » fit Mr Dean Forsyth dont cette deuxième explication n’atténuait pas la perplexité.

 

À tout hasard, il allait donner à la malade les soins les plus usuels en pareille circonstance : relâchement du corsage, vinaigre sur le front et les tempes, verre d’eau sucrée…

 

Il n’en eut pas le temps.

 

La voix d’Omicron retentit au sommet de la tour :

 

« Le bolide, Monsieur ! criait Omicron. Le bolide ! »

 

Mr Dean Forsyth oublia le reste de l’univers et se précipita dans l’escalier.

 

Il n’avait pas disparu, que Mitz avait retrouvé la plénitude de ses forces et s’était élancée à la suite de son maître. Tandis que celui-ci s’élevait rapidement, sautant trois par trois les marches en spirale, la voix de sa servante le poursuivait, vengeresse :

 

« Mr Forsyth, disait Mitz, rappelez-vous bien que le mariage de Francis Gordon et de Jenny Hudelson se fera, et qu’il se fera exactement à la date convenue. Il se fera, Mr Forsyth, ou – et cette alternative ne manquait pas de saveur dans la bouche de l’estimable Mitz – ou j’y perdrai mon latin. »

 

Mr Dean Forsyth ne répondit pas, n’entendit pas. En bonds précipités, Mr Dean Forsyth montait l’escalier de la tour.

 

CHAPITRE VIII

Dans lequel des polémiques de presse aggravent la situation, et qui se termine par une constatation aussi certaine qu’inattendue.

 

C’est lui, Omicron, c’est bien lui ! s’écria Mr Dean Forsyth, dès qu’il eut appliqué son œil à l’oculaire du télescope.

 

– Lui-même, déclara Omicron, qui ajouta : Fasse le ciel que le docteur Hudelson ne soit pas en ce moment sur son donjon !

 

– Ou s’il y est, dit Mr Forsyth, qu’il ne puisse pas retrouver le bolide !

 

– Notre bolide, précisa Omicron.

 

– Mon bolide ! » rectifia Dean Forsyth. Ils se trompaient tous les deux. La lunette du docteur Hudelson était, à ce moment même, braquée vers le Sud-Est, région du ciel alors parcourue par le météore. Elle l’avait saisi comme il apparaissait, et, pas plus que la tour, le donjon ne le perdit de vue jusqu’à l’instant où il disparut dans les brumes du Sud.

 

D’ailleurs, les astronomes de Whaston ne furent pas les seuls à signaler le bolide. L’observatoire de Pittsburg l’aperçut également, ce qui faisait trois observations successives, en y comprenant celle de l’observatoire de Boston.

 

Ce retour du météore était un fait du plus haut intérêt – si tant est toutefois que le météore lui-même offrit un réel intérêt ! Puisqu’il restait en vue du monde sublunaire, c’est qu’il suivait décidément une orbite fermée. Ce n’était pas une de ces étoiles filantes qui disparaissent après avoir effleuré les dernières couches atmosphériques, un de ces astéroïdes qui se montrent une fois et vont se perdre à travers l’espace, un de ces aérolithes dont la chute ne tarde pas à suivre l’apparition. Non, il revenait, ce météore, il circulait autour de la terre comme un second satellite. Il méritait donc que l’on s’occupât de lui, et c’est pourquoi il convient d’excuser l’âpreté que mettaient Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson à se le disputer.

 

Le météore obéissant à des lois constantes, rien ne s’opposait à ce que l’on calculât ses éléments. On s’y employait un peu partout, mais nulle part, cela va sans dire, avec la même activité qu’à Whaston. Toutefois, pour que le problème fût intégralement résolu, plusieurs bonnes observations seraient encore nécessaires.

 

Le premier point qui fut déterminé, quarante-huit heures plus tard, par des mathématiciens qui ne s’appelaient ni Dean Forsyth, ni Hudelson, ce fut la trajectoire du bolide.

 

Cette trajectoire se développait rigoureusement du Nord au Sud. La faible déviation de 3°31’signalée par Mr Dean Forsyth dans sa lettre à l’observatoire de Pittsburg n’était qu’apparente et résultait de la rotation du globe terrestre.

 

Quatre cents kilomètres séparaient le bolide de la surface de la terre, et sa prodigieuse vitesse n’était pas inférieure à six mille neuf cent soixante-sept mètres par seconde. Il accomplissait donc sa révolution autour du globe en une heure quarante et une minutes quarante et une secondes quatre-vingt-treize centièmes, d’où l’on pouvait conclure, d’après les gens de l’art, qu’il ne repasserait plus au zénith de Whaston avant qu’il se fût écoulé cent quatre ans, cent soixante-seize jours et vingt-deux heures.

 

Heureuse constatation de nature à rassurer les habitants de la ville qui redoutaient si fort la chute du malencontreux astéroïde ! S’il tombait, ce ne serait toujours pas sur eux.

 

« Mais quelle apparence qu’il tombe ? demandait le Whaston Morning. Il n’y a pas lieu d’admettre la rencontre d’un obstacle sur sa route, ni qu’il puisse être arrêté dans son mouvement de translation. »

 

C’était l’évidence même.

 

« Assurément, fit observer le Whaston Evening, il y a de ces aérolithes qui sont tombés, qui tombent encore. Mais ceux-là, le plus généralement de petites dimensions, divaguent dans l’espace, et ne tombent que si l’attraction terrestre les saisit au passage. »

 

Cette explication était juste et il ne semblait pas qu’elle pût s’appliquer au bolide en question, d’une marche si régulière, et dont la chute ne devait pas être plus à craindre que celle de la lune.

 

Ceci bien établi, il restait encore plusieurs points à élucider, avant que l’on pût se prétendre complètement renseigné sur le compte de cet astéroïde, devenu en somme un second satellite de la terre.

 

Quel était son volume ? Quelle était sa masse, sa nature ?

 

À la première question, le Whaston Standard répondu en ces termes :

 

« D’après la hauteur et la dimension apparente du bolide, son diamètre doit être supérieur à cinq cents mètres, tel est du moins ce que les observations ont permis d’établir jusqu’ici. Mais il n’a pas encore été possible de déterminer sa nature. Ce qui le rend visible, à la condition, bien entendu, que l’on dispose d’instruments assez puissants, c’est qu’il brille d’un très vif éclat, dû vraisemblablement au frottement de l’atmosphère, bien que la densité de l’air soit très faible à une telle altitude. Maintenant, ce météore n’est-il qu’un amas de matières gazeuses ? Ne se compose-t-il pas au contraire d’un noyau solide entouré d’une chevelure lumineuse ? Quelles sont, dans ce cas, la grosseur et la nature de ce noyau ? C’est ce qu’on ne sait pas, ce qu’on ne saura peut-être jamais.

 

« En résumé, ni comme volume, ni comme vitesse de translation, ce bolide n’a rien de bien extraordinaire. Sa seule particularité est qu’il décrit une orbite fermée. Depuis combien de temps évolue-t-il ainsi autour de notre globe ? Les astronomes patentés seraient incapables de nous le dire, puisqu’ils ne l’auraient jamais tenu au bout de leurs télescopes officiels sans nos deux compatriotes, Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson, à qui était réservée la gloire de cette magnifique découverte. »

 

En tout cela, ainsi que le faisait judicieusement remarquer le Whaston Standard, il n’y avait rien d’extraordinaire, si ce n’est l’éloquence de son rédacteur. Aussi le monde savant ne s’occupa-t-il que dans la mesure habituelle de ce qui passionnait si fort cet estimable journal, et le monde ignorant n’y prit-il qu’un faible intérêt.

 

Seuls, les habitants de Whaston s’attachèrent à connaître tout ce qui concernait le météore, dont la découverte était due à deux honorables personnages de la ville.

 

D’ailleurs, peut-être, comme les autres créatures sublunaires, eussent-ils fini par songer avec indifférence à cet incident cosmique, que le Punch s’entêtait à appeler « comique », si les journaux, par des allusions de plus en plus claires, n’avaient fait connaître la rivalité de Mr Dean Forsyth et du docteur Hudelson. Ceci donna de l’aliment aux cancans. Tout le monde saisit avec empressement cette occasion de se disputer, et la ville tout doucement commença à se partager en deux camps.

 

En attendant, la date du mariage approchait. Mrs Hudelson, Jenny et Loo, d’une part, Francis Gordon et Mitz, de l’autre, vivaient dans une inquiétude croissante. Ils en étaient toujours à craindre un éclat provoqué par la rencontre des deux rivaux, de même que la rencontre de deux nuages chargés de potentiels contraires fait jaillir l’étincelle et tonner la foudre. On savait que Mr Dean Forsyth ne décolérait pas et que la fureur de Mr Hudelson cherchait toutes les occasions de se manifester.

 

Le ciel était généralement beau, l’atmosphère pure, les horizons de Whaston très dégagés. Les deux astronomes pouvaient donc multiplier leurs observations. Les occasions ne leur manquaient pas, puisque le bolide reparaissait au-dessus de l’horizon plus de quatorze fois par vingt-quatre heures, et qu’ils connaissaient maintenant, grâce aux déterminations des observatoires, le point précis vers lequel, à chaque passage, leurs objectifs devaient être dirigés.

 

Sans doute, la commodité de ces observations était inégale comme la hauteur du bolide au-dessus de l’horizon. Mais les passages de celui-ci étaient si nombreux que cet inconvénient perdait beaucoup de son importance. S’il ne revenait plus au zénith mathématique de Whaston, où, par un hasard miraculeux, on l’avait aperçu une première fois, il le frôlait chaque jour de si près que c’était pratiquement la même chose.

 

En fait, les deux passionnés astronomes pouvaient s’enivrer librement de la contemplation du météore sillonnant l’espace au-dessus de leur tête et splendidement orné d’une brillante auréole !

 

Ils le dévoraient du regard. Ils le caressaient des yeux. Chacun l’appelait de son propre nom, le bolide Forsyth, le bolide Hudelson. C’était leur enfant, la chair de leur chair. Il leur appartenait comme le fils à ses parents, plus encore, comme la créature à son créateur. Sa vue ne cessait de les surexciter. Leurs observations, les hypothèses qu’ils déduisaient de sa marche, de sa forme apparente, ils les adressaient, celui-ci à l’observatoire de Cincinnati, celui-là à l’observatoire de Pittsburg, et sans jamais oublier de réclamer la priorité de la découverte.

 

Bientôt, cette lutte encore pacifique ne satisfit plus leur animosité. Non contents d’avoir rompu les relations diplomatiques, en cessant tous rapports personnels, il leur fallut la bataille franche et la guerre officiellement déclarée.

 

Un jour, il parut dans le Whaston Standard une note passablement agressive contre le docteur Hudelson, note qui fut attribuée à Mr Dean Forsyth. Elle disait que certaines gens ont vraiment de trop bons yeux quand ils regardent à travers les lunettes d’un autre, et qu’ils aperçoivent trop facilement ce qui a été aperçu déjà.

 

En réponse à cette note, il fut dit dès le lendemain dans le Whaston Evening qu’en fait de lunettes, il en est qui sont sans doute mal essuyées, et dont l’objectif est semé de petites taches qu’il n’est pas bien adroit de prendre pour des météores.

 

En même temps, le Punch publiait la très ressemblante caricature des deux rivaux, munis d’ailes gigantesques et luttant de vitesse pour attraper leur bolide, figuré par une tête de zèbre qui leur tirait la langue.

 

Cependant, bien que par suite de ces articles, de ces allusions vexatoires, la brouille des deux adversaires tendît à s’aggraver de jour en jour, ceux-ci n’avaient pas encore eu l’occasion d’intervenir dans la question du mariage. S’ils n’en parlaient pas, du moins laissaient-ils aller les choses, et rien n’autorisait à admettre que Francis Gordon et Jenny Hudelson ne fussent pas liés à la date convenue

 

Avec un lien d’or

Qui ne finit qu’à la mort,

 

ainsi que le dit une vieille chanson de Bretagne.

 

Aucun incident ne survint pendant les derniers jours du mois d’avril. Toutefois, si la situation ne s’aggrava pas, aucune amélioration ne lui fut apportée. Pendant les repas, chez Mr Hudelson, on ne faisait pas la plus petite allusion au météore, et miss Loo, muette par ordre maternel, enrageait de ne pouvoir le traiter comme il le méritait. Rien qu’à la voir couper sa côtelette, on comprenait que la fillette pensait au bolide et eût voulu le réduire en si minces bouchées qu’on n’en pût retrouver la trace. Quant à Jenny, elle ne cherchait pas à dissimuler sa tristesse dont le docteur ne voulait pas s’apercevoir. Peut-être en réalité ne la remarquait-il pas, tant l’absorbaient ses préoccupations astronomiques.

 

Bien entendu, Francis Gordon ne paraissait point à ces repas. Tout ce qu’il se permettait, c’était sa visite quotidienne, quand le docteur Hudelson avait réintégré son donjon.

 

Dans la maison d’Elisabeth street, les repas n’étaient pas plus gais. Mr Dean Forsyth ne parlait guère, et, lorsqu’il s’adressait à la vieille Mitz, celle-ci ne répondait que par un oui ou un non, aussi secs que le temps l’était alors.

 

Une seule fois, le 28 avril, Mr Dean Forsyth, au moment où il se levait de table, après le déjeuner, dit à son neveu :

 

« Est-ce que tu vas toujours chez les Hudelson ?

 

– Certainement, mon oncle, répondit Francis d’une voix ferme.

 

– Et pourquoi n’irait-il pas chez les Hudelson ? demanda Mitz d’un ton déjà hargneux.

 

– Ce n’est pas à vous que je parle, Mitz ! grommela Mr Forsyth.

 

– Mais c’est moi qui vous réponds, Monsieur. Un chien parle bien à un évêque ! »

 

Mr Forsyth haussa les épaules et se retourna vers Francis.

 

« Je vous ai répondu aussi, mon oncle, dit celui-ci. Oui, j’y vais chaque jour.

 

– Après ce que ce docteur m’a fait ! s’écria Mr Dean Forsyth.

 

– Et que vous a-t-il fait ?

 

– Il s’est permis de découvrir…

 

– Ce que vous découvriez vous-même, ce que tout le monde avait le droit de découvrir… Car enfin, de quoi s’agit-il ? d’un bolide comme il en passe des milliers en vue de Whaston.

 

– Tu perds ton temps, mon fieu, intervint Mitz en ricanant. Tu vois bien que ton oncle est tout éberlu avec son caillou, dont il n’y a pas à en faire plus de cas que de la borne qui est au coin de notre maison. »

 

Ainsi s’exprima Mitz dans son langage spécial. Et Mr Dean Forsyth, que cette réplique eut le don d’exaspérer, de signifier, en homme qui ne se possède plus : « Eh bien ! moi, Francis, je te défends de remettre le pied chez le docteur.

 

– Je regrette de vous désobéir, mon oncle, déclara Francis Gordon, en gardant son calme avec effort, tant le révoltait une telle prétention, mais j’irai.

 

– Oui, il ira, s’écria la vieille Mitz, quand même vous nous hacheriez tous en morceaux. »

 

Mr Forsyth dédaigna cette affirmation hasardeuse.

 

« Tu persistes donc dans tes projets ? demanda-t-il à son neveu.

 

– Oui, mon oncle, affirma celui-ci.

 

– Et tu entends toujours épouser la fille de ce voleur ?

 

– Oui, et rien au monde ne m’en empêchera !

 

– C’est ce que nous verrons ! »

 

Et, sur ces paroles, les premières qui indiquassent la résolution de s’opposer au mariage, Mr Dean Forsyth, quittant la salle, prit l’escalier de la tour, dont il referma la porte avec fracas.

 

Que Francis Gordon fût bien décidé à retourner comme d’habitude dans la famille Hudelson, cela ne faisait pas question. Mais, si, à l’exemple de Mr Dean Forsyth, le docteur allait lui interdire sa porte ? Ne pouvait-on tout craindre de ces deux ennemis aveuglés par une jalousie réciproque, une haine d’inventeurs, la pire de toutes les haines ?

 

Ce jour-là, que de peine Francis Gordon eut à cacher sa tristesse, quand il se retrouva en présence de Mrs Hudelson et de ses deux filles. Il ne voulut rien dire de la scène qu’il venait de subir. À quoi bon accroître les inquiétudes de la famille, puisqu’il était résolu à ne pas tenir compte des injonctions de son oncle, en admettant qu’elles fussent maintenues par leur auteur ?

 

Pouvait-il entrer, en effet, dans l’esprit d’un être raisonnable que l’union des deux fiancés pût être empêchée ou même simplement retardée à propos d’un bolide ? À supposer même que Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne voulussent point se trouver l’un en face de l’autre pendant la cérémonie, eh bien ! on se passerait d’eux. Après tout, leur présence n’était pas indispensable. L’essentiel, c’était que leur consentement ne fût pas refusé… au moins par le docteur, car, si Francis Gordon n’était que le neveu de son oncle, Jenny, elle, était bien la fille de son père et n’aurait pu se marier contre sa volonté. Si, ensuite, les deux enragés voulaient se dévorer réciproquement, le révérend O’Garth n’en aurait pas moins accompli l’œuvre matrimoniale dans l’église de Saint-Andrew.

 

Comme pour justifier ces raisonnements optimistes, quelques jours encore s’écoulèrent sans apporter aucun changement dans la situation. Le temps ne cessait d’être au beau, et jamais le ciel de Whaston n’avait été si serein. Sauf quelques brumes matinales et vespérales qui se dissipaient après le lever et le coucher du soleil, pas une vapeur ne troublait la pureté de l’atmosphère, au milieu de laquelle le bolide accomplissait sa course régulière.

 

Faut-il répéter que MM. Forsyth et Hudelson continuaient à le dévorer des yeux, qu’ils tendaient les bras comme pour le happer, qu’ils l’aspiraient à pleins poumons ! Certes, mieux eût valu que le météore se dérobât à leurs regards derrière une épaisse couche de nuages, sa vue ne pouvant que les exalter davantage. Aussi Mitz, avant de gagner son lit, brandissait-elle chaque soir son poing vers le ciel. Vaine menace. Le météore traçait toujours sa courbe lumineuse sur un firmament constellé d’étoiles.

 

Ce qui tendait à aggraver les choses, c’était l’intervention, tous les jours plus nette, du public dans cette discorde privée. Les journaux, les uns avec vivacité, les autres avec violence, prenaient parti pour Dean Forsyth ou pour Hudelson. Aucun n’était indifférent. Bien que la question de priorité ne dût pas, en bonne justice, se poser, personne ne voulait en démordre. Du haut de la tour et du donjon, la querelle descendait jusque dans les bureaux de rédaction, et il était à prévoir des complications graves. On annonçait déjà que des meetings allaient se réunir dans lesquels l’affaire serait discutée. Avec quelle intempérance de langage, on s’en doute, étant donné l’impétueux caractère des citoyens de la libre Amérique.

 

Mrs Hudelson et Jenny éprouvaient beaucoup d’inquiétude en constatant cette effervescence ! Loo s’efforçait vainement de rassurer sa mère, Francis de rassurer sa fiancée. On ne pouvait se dissimuler que les deux rivaux se montaient de plus en plus, qu’ils subissaient l’influence de ces détestables excitations. On rapportait les propos, faux ou vrais, échappés à Mr Dean Forsyth, les paroles véritables ou fausses prononcées par Mr Hudelson, et, de jour en jour, d’heure en heure, la situation se faisait plus menaçante.

 

C’est dans ces circonstances qu’éclata un coup de foudre qui retentit, on peut le dire, dans le monde entier.

 

Le bolide venait-il donc de faire explosion, explosion qu’auraient répercutée les échos de la voûte céleste ?

 

Non, il s’agissait simplement d’une nouvelle du caractère le plus singulier, que le télégraphe et le téléphone répandirent avec leur rapidité électrique à travers toutes les républiques et tous les royaumes de l’Ancien et du Nouveau Monde.

 

Ladite information ne venait point du donjon de Mr Hudelson, ni de la tour de Dean Forsyth, ni de l’observatoire de Pittsburg, ni de celui de Boston, pas plus que de celui de Cincinnati. Cette fois, c’est l’Observatoire de Paris qui révolutionnait l’Univers civilisé, en communiquant, le 2 mai, à la Presse une note ainsi conçue :

 

« Le bolide signalé à l’attention des Observatoires de Cincinnati et de Pittsburg par deux honorables citoyens de la ville de Whaston, État de Virginie, et dont la translation autour du globe terrestre paraît s’accomplir jusqu’ici avec une régularité parfaite, est actuellement étudié jour et nuit dans tous les observatoires du monde par une phalange d’éminents astronomes, dont la haute compétence n’a d’égal que l’admirable dévouement mis par eux au service de la science.

 

« Si, malgré cet examen attentif, plusieurs parties du problème sont encore à résoudre, l’observatoire de Paris est du moins parvenu à obtenir la solution de l’une d’elles et à déterminer la nature de ce météore.

 

« Les rayons émanés du bolide ont été soumis à l’analyse spectrale, et la disposition de leurs raies a permis de reconnaître avec certitude la substance du corps lumineux.

 

« Son noyau, qu’entouré une brillante chevelure, et d’où partent les rayons observés, n’est point de nature gazeuse, mais de nature solide. Il n’est pas en fer natif comme beaucoup d’aérolithes, ni formé d’aucun des composés chimiques qui constituent d’ordinaire ces corps errants.

 

« Ce bolide est en or, en or pur, et si l’on ne peut indiquer sa véritable valeur, c’est qu’il n’a pas été possible, jusqu’ici, de mesurer d’une manière précise les dimensions de son noyau. »

 

Telle était la note qui fut portée à la connaissance du monde entier. Quel effet elle produisit, il est plus facile de l’imaginer que de le décrire. Un globe d’or, une masse du précieux métal dont la valeur ne pouvait être que de plusieurs milliards circulait autour de la terre ! Que de rêves un événement aussi sensationnel n’allait-il pas faire naître ! Que de convoitises n’allait-il pas éveiller dans tout l’Univers, et plus particulièrement dans cette ville de Whaston, à qui revenait l’honneur de la découverte, et plus particulièrement encore dans les cœurs de ses deux citoyens, désormais immortels, qui avaient nom Dean Forsyth et Sydney Hudelson !

 

CHAPITRE IX

Dans lequel les journaux, le public, Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson font une orgie de mathématiques.

 

En or !… Il était en or !

 

Le premier sentiment fut l’incrédulité. Pour les uns, c’était une erreur qui ne tarderait pas à être reconnue ; pour les autres, une vaste mystification imaginée par des farceurs de génie.

 

S’il en était ainsi, nul doute que l’observatoire de Paris ne démentît d’urgence la note qui lui aurait été, dans ce cas, faussement attribuée.

 

Disons-le tout de suite, ce démenti ne devait pas être donné. Bien au contraire, les astronomes de tous les pays, répétant à l’envi les expériences de leurs confrères français, en confirmèrent à l’unanimité les conclusions. Force fut donc de tenir l’étrange phénomène pour un fait avéré et certain.

 

Alors, ce fut de l’affolement.

 

Quand se produit une éclipse de soleil, les verres optiques, on ne l’ignore pas, se débitent en quantité considérable. Que l’on estime donc ce qu’il se vendit de lorgnettes, de lunettes, de télescopes à l’occasion de ce mémorable événement ! Jamais souverain ou souveraine, jamais cantatrice ou ballerine illustres, ne furent tant et si passionnément lorgnés que ce merveilleux bolide, poursuivant, indifférent et superbe, sa marche régulière dans l’infini de l’espace.

 

Le temps restait au beau fixe et se prêtait complaisamment aux observations. Aussi Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson ne quittaient-ils plus, l’un sa tour, l’autre son donjon. Tous deux s’appliquaient à déterminer les derniers éléments du météore, son volume, sa masse, sans préjudice des particularités inattendues qu’une étude attentive pouvait révéler.

 

S’il était définitivement impossible de trancher la question de la priorité, quel avantage pour celui des deux rivaux qui lui arracherait quelques-uns de ses secrets ! La question du bolide, n’était-ce pas la question du jour ? À rencontre des Gaulois, qui ne craignaient rien, si ce n’est que le ciel leur tombât sur la tête, l’humanité tout entière n’avait qu’un désir, c’est que le bolide, arrêté dans sa course et cédant à l’attraction, enrichît le globe de ses milliards errants.

 

Que de calculs furent effectués pour établir le nombre de ces milliards ! Malheureusement, ces calculs manquaient de base, puisque les dimensions du noyau restaient inconnues.

 

La valeur de ce noyau, quelle qu’elle fût, ne pouvait, en tout cas, manquer d’être prodigieuse, et cela suffisait à enflammer les imaginations.

 

Dès le 3 mai, le Whaston Standard publia à ce sujet une note, qui, après une série de réflexions, se terminait ainsi :

 

« En admettant que le noyau du bolide Forsyth-Hudelson soit constitué par une sphère mesurant seulement dix mètres de diamètre, cette sphère pèserait, si elle était en fer, trois mille sept cent soixante-treize tonnes. Mais cette même sphère, formée uniquement d’or pur, pèserait dix mille quatre-vingt-trois tonnes, et vaudrait plus de trente et un milliards de francs. »

 

On le voit, le Standard, très lancé dans le courant moderne, prenait le système décimal pour base de ses calculs. Qu’il nous soit permis de l’en féliciter sincèrement Ainsi, même d’un volume si réduit, le bolide aurait une pareille valeur !…

 

« Est-ce possible, Monsieur ? balbutia Omicron, après avoir lu la note en question.

 

– Ce n’est pas seulement possible : c’est certain, répondit doctoralement Mr Dean Forsyth. Il a suffi, pour trouver ce résultat, de multiplier la masse par la valeur moyenne de l’or, soit 3100 francs le kilogramme, laquelle masse n’est autre que le produit du volume, on l’obtient de la manière la plus simple par la formule :

 

 

– En effet !… approuva d’un air entendu Omicron, pour qui tout cela était de l’hébreu.

 

– Par exemple, reprit Mr Dean Forsyth, ce qui est odieux, c’est que le journal persiste à accoler mon nom à celui de cet individu ! »

 

Très probablement, le docteur faisait, de son côté, la même réflexion.

 

Pour miss Loo, lorsqu’elle lut la note du Standard, une si dédaigneuse moue se dessina sur ses lèvres roses que les trente et un milliards en eussent été profondément humiliés.

 

On sait que le tempérament des journalistes les porte instinctivement à surenchérir. Quand l’un a dit deux, l’autre dit trois, sans y penser. Aussi ne sera-t-on pas surpris si, le soir même, le Whaston Evening répondait en ces termes, qui trahissaient sa condamnable partialité en faveur du donjon :

 

« Nous ne comprenons pas pourquoi le Standard s’est montré si modeste dans ses évaluations. En ce qui nous concerne, nous serons plus audacieux. Ne serait-ce que pour rester dans les hypothèses acceptables, c’est un diamètre de cent mètres que nous attribuerons au noyau du bolide Hudelson. En se basant sur cette dimension, on trouve que le poids d’une telle sphère d’or pur serait de dix millions quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre-vingt-huit tonnes, et que sa valeur dépasserait trente et un trillions deux cent soixante milliards de francs, – soit un nombre de quatorze chiffres ! »

 

« Et encore, on néglige les centimes, » fit remarquer plaisamment le Punch, en citant ces nombres prodigieux que l’imagination est incapable de concevoir.

 

Cependant, le temps continuant à se maintenir au beau fixe, Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson s’obstinaient plus que jamais à poursuivre leurs recherches, soutenus par l’espoir d’être du moins le premier à déterminer avec précision les dimensions du noyau astéroïdal. Malheureusement, il était très malaisé d’en relever les contours au milieu de son étincelante chevelure.

 

Une seule fois, dans la nuit du 5 au 6, Mr Dean Forsyth se crut sur le point d’y parvenir. L’irradiation s’était un instant affaiblie, laissant paraître aux regards un globe d’un intense éclat.

 

« Omicron ! appela Mr Dean Forsyth d’une voix rendue sourde par l’émotion.

 

– Monsieur ?

 

– Le noyau !

 

– Oui… Je le vois.

 

– Enfin ! nous le tenons !

 

– Bon ! s’écria Omicron, on ne le distingue déjà plus !

 

– N’importe, je l’ai vu !… J’aurai eu cette gloire !… Dès demain, à la première heure, une dépêche à l’observatoire de Pittsburg… et ce misérable Hudelson ne pourra pas prétendre, cette fois… »

 

Mr Dean Forsyth s’illusionnait-il, ou bien le docteur Hudelson avait-il réellement laissé prendre sur lui un tel avantage ? On ne sera jamais renseigné là-dessus, pas plus que ne fut jamais envoyée la lettre projetée à l’Observatoire de Pittsburg.

 

Dès le matin du 6 mai, en effet, la note suivante parut dans les journaux du monde entier :

 

« L’observatoire de Greenwich a l’honneur de porter à la connaissance du public qu’il résulte de ses calculs et d’un ensemble d’observations très satisfaisantes que le bolide signalé par deux honorables citoyens de la ville de Whaston, et que l’observatoire de Paris a reconnu être exclusivement composé d’or pur, est constitué par une sphère de cent dix mètres de diamètre et d’un volume de six cent quatre-vingt-seize mille mètres cubes environ.

 

« Une telle sphère, en or, devrait peser plus de treize millions de tonnes. Le calcul montre qu’il n’en est rien. Le poids réel du bolide s’élève à peine au septième du nombre précédent et est sensiblement égal à un million huit cent soixante-sept mille tonnes, poids correspondant à un volume d’environ quatre-vingt-dix-sept mille mètres cubes et à un diamètre approximatif de cinquante-sept mètres.

 

« Des considérations qui précèdent, nous devons nécessairement conclure, la composition chimique du bolide étant hors de discussion, ou bien qu’il existe de vastes cavités dans le métal constituant le noyau, ou, plus vraisemblablement, que ce métal s’y trouve à l’état pulvérulent, le noyau étant, dans ce cas, d’une texture poreuse analogue à celle d’une éponge.

 

« Quoi qu’il en soit à cet égard, les calculs et les observations permettent de préciser plus exactement la valeur du bolide. Cette valeur, au cours actuel de l’or, n’est pas inférieure à cinq mille sept cent quatre-vingt-huit milliards de francs. »

 

Donc, si ce n’était pas cent mètres, comme l’avait supposé le Whaston Evening, ce n’était pas non plus dix mètres, comme l’avait admis le Standard. La vérité se trouvait entre les deux hypothèses. Telle quelle, d’ailleurs, elle eût été capable de satisfaire les plus ambitieuses convoitises, si le météore n’avait été destiné à tracer une éternelle trajectoire au-dessus du globe terrestre.

 

Lorsque Mr Dean Forsyth connut la valeur de son bolide :

 

« C’est moi qui l’ai découvert, s’écria-t-il, et non ce coquin du donjon. C’est à moi qu’il appartient, et, s’il venait à tomber sur terre, je serais riche de cinq mille huit cents milliards ! »

 

De son côté, d’ailleurs, le docteur Hudelson se répétait en tendant un bras menaçant vers la tour :

 

« C’est mon bien, c’est ma chose…, c’est l’héritage de mes enfants, qui gravite à travers l’espace. S’il venait à choir sur notre globe, il m’appartiendrait en toute propriété et je serais cinq mille huit cents fois milliardaire ! »

 

Il est certain que les Vanderbilt, les Astor, les Rockfeller, les Pierpont Morgan, les Mackay, les Gould et autres Crésus américains, sans parler des Rothschild, ne seraient plus, dans ce cas, que de petits rentiers auprès du docteur Hudelson ou de Mr Dean Forsyth !

 

Voilà où ils en étaient. S’ils n’en perdaient pas la tête, c’est que leur tête était solide !

 

Francis et Mrs Hudelson ne prévoyaient que trop aisément la manière dont finirait tout cela. Mais comment retenir les deux rivaux sur une pente si glissante ? Impossible de causer posément avec eux. Ils semblaient avoir oublié le mariage projeté et ne songeaient qu’à leur rivalité si déplorablement entretenue par les journaux de la ville.

 

Les articles de ces feuilles, d’ordinaire assez paisibles, devenaient enragés, et les regrettables personnalités qui s’y mêlaient risquaient d’amener sur le terrain des gens habituellement plus sociables.

 

De son côté, le Punch, avec ses épigrammes et ses caricatures, ne cessait d’exciter les deux adversaires. Si ce n’était pas de l’huile que ce journal jetait sur le feu, c’était au moins du sel, le sel de ses plaisanteries quotidiennes, et le feu n’en crépitait que davantage !

 

On en arrivait à redouter que Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne voulussent se disputer le bolide les armes à la main et régler cette question dans un duel à l’américaine. Voilà qui ne serait pas fait pour arranger les affaires des deux fiancés !

 

Heureusement pour la paix du monde, tandis que les deux monomanes perdaient chaque jour un peu plus de leur bon sens, le public se calmait par degrés. Cette réflexion bien simple finissait par s’imposer à tout le monde, qu’il importait peu que le bolide fût en or et qu’il valût des milliers de milliards, du moment qu’on ne pouvait l’atteindre.

 

Or, on ne pouvait l’atteindre, c’était bien certain. À chacune de ses révolutions, le météore reparaissait fidèlement au point du ciel indiqué par le calcul. Sa vitesse était donc uniforme et, comme l’avait fait observer dès le début le Whaston Standard, il n’y avait pas de raison pour qu’elle subît jamais une diminution quelconque. En conséquence, le bolide graviterait éternellement autour de la terre dans l’avenir, comme il avait gravité vraisemblablement de toute éternité dans le passé.

 

Ces considérations, reproduites à satiété par tous les journaux de l’Univers, contribuèrent à apaiser les esprits. De jour en jour on pensa un peu moins au bolide, et chacun reprit ses occupations, après un soupir de regret à l’adresse de l’insaisissable trésor.

 

Dans son numéro du 9 mai, le Punch constata cette indifférence grandissante du public pour ce qui le passionnait quelques jours plus tôt, et, continuant la plaisanterie qu’il jugeait apparemment excellente, il y trouva de nouvelles raisons de tomber sur les deux inventeurs du météore.

 

« Jusques à quand, s’écriait sur le mode indigné le Punch à la fin de son article, resteront-ils impunis, les deux malfaiteurs que nous avons déjà signalés au mépris public ? Non contents d’avoir voulu anéantir d’un seul coup la cité qui les a vus naître, voilà maintenant qu’ils causent la ruine des plus respectables familles. La semaine dernière, un de nos amis, trompé par leurs allégations fallacieuses et mensongères, a dilapidé en quarante-huit heures un patrimoine considérable. Le malheureux comptait sur les milliards du bolide ! Que vont devenir les pauvres petits enfants de notre ami, maintenant que les milliards nous passeront sous… non, sur le nez ? Avons-nous besoin d’ajouter que cet ami est symbolique, ainsi que le veut l’usage, et qu’il s’appelle légion ? Nous proposons que l’unanimité des habitants du globe intente un procès à MM. Dean Forsyth et Sydney Hudelson, à l’effet de les faire condamner à cinq mille sept cent quatre-vingt-huit milliards de dommages et intérêts. Et nous demandons qu’on les fasse impitoyablement payer ! »

 

Les intéressés ignorèrent toujours qu’un tel procès, à coup sûr sans précédent, et d’ailleurs d’exécution difficile, les eût jamais menacés.

 

Alors que les autres humains rendaient leur attention aux choses de la terre, MM. Dean Forsyth et Sydney Hudelson continuaient à planer dans l’azur et persistaient à le fouiller de leurs télescopes obstinés.

 

CHAPITRE X

Dans lequel il vient une idée et même deux idées à Zéphyrin Xirdal.

 

Dans le langage familier, on disait couramment : « Zéphyrin Xirdal ?… Quel type ! » Tant au physique qu’au moral, Zéphyrin Xirdal était, en effet, un personnage peu ordinaire.

 

Long corps dégingandé, chemise souvent sans col et toujours sans manchettes, pantalon en tire-bouchon, gilet auquel manquaient deux boutons sur trois, veston immense aux poches gonflées de mille objets divers, le tout fort sale et pris au hasard dans un amoncellement de costumes disparates, telle était l’anatomie générale de Zéphyrin Xirdal, et telle était la manière dont il comprenait l’élégance. De ses épaules, voûtées comme le plafond d’une cave, pendaient des bras kilométriques terminés par d’énormes mains velues, – d’une prodigieuse adresse, d’ailleurs – que leur propriétaire ne mettait en contact avec le savon qu’à des intervalles indéterminés.

 

Si la tête était, à la façon de tout le monde, le point culminant de son individu, c’est qu’il n’avait pu faire autrement. Mais cet original se rattrapait en offrant à l’admiration publique un visage dont la laideur atteignait au paradoxe. Rien cependant de plus « prenant » que ces traits heurtés et contradictoires : menton lourd et carré, grande bouche aux lèvres épaisses, bien meublée de dents superbes, nez largement épaté, oreilles mal ourlées qui semblaient fuir avec horreur le contact du crâne, tout cela n’évoquait que très indirectement le souvenir du bel Antinoüs. Par contre, le front, grandiosement modelé, d’une noblesse de lignes admirable, couronnait ce visage étrange, comme un temple couronne une colline, temple à la taille des plus sublimes pensées. Enfin, pour achever de dérouter son monde, Zéphyrin Xirdal, au-dessous de ce vaste front, ouvrait à la lumière du jour deux gros yeux saillants qui exprimaient, selon l’heure et la minute, la plus merveilleuse intelligence ou la plus épaisse stupidité.

 

Au moral, il ne tranchait pas avec moins de violence sur la banalité de ses contemporains.

 

Réfractaire à tout enseignement régulier, il avait, dès le plus jeune âge, décrété qu’il s’instruirait tout seul, et ses parents s’étaient vus contraints de s’incliner devant son indomptable volonté. Cela ne leur avait pas, en somme, trop mal réussi. À un âge où l’on se traîne encore sur les bancs des lycées, Zéphyrin Xirdal avait concouru – pour s’amuser, disait-il, – à toutes les grandes écoles l’une après l’autre, et, dans ces concours, il avait invariablement obtenu la première place.

 

Par exemple, ces succès étaient oubliés à peine conquis. Les grandes écoles avaient dû successivement rayer de leurs contrôles ce lauréat, qui négligeait de se présenter à la reprise des cours.

 

La mort de ses parents l’ayant rendu, à dix-huit ans, maître de ses actions et riche d’une quinzaine de mille francs de rente, Zéphyrin Xirdal s’empressa de donner toutes les signatures que lui demanda son tuteur et parrain, le banquier Robert Lecœur, qu’il appelait « son oncle » par une habitude d’enfance, puis libéré de tous soucis, s’installa dans deux pièces minuscules, au sixième étage, rue Cassette, à Paris.

 

Il y demeurait encore à trente et un ans.

 

Depuis qu’il y avait installé ses pénates, le local ne s’était pas agrandi, et pourtant prodigieuse était la quantité de choses qu’il y avait entassées. Pêle-mêle, on y distinguait des machines et des piles électriques, des dynamos, des instruments d’optique, des cornues, et cent autres appareils disparates. Des pyramides de brochures, de livres, de papiers, s’élevaient du plancher au plafond, s’amoncelant à la fois sur l’unique siège et sur la table, dont ils haussaient simultanément le niveau, si bien que notre original ne s’apercevait pas du changement, quand, assis sur l’un, il écrivait sur l’autre. Au surplus, lorsqu’il se trouvait par trop incommodé par les paperasses, il remédiait sans peine à cet inconvénient. D’un revers de main, il lançait quelques liasses à travers la pièce ; puis, l’âme en paix, il se mettait au travail sur une table parfaitement en ordre, puisqu’il n’y restait rien du tout, et prête, par conséquent, pour de futurs envahissements.

 

Que faisait donc Zéphyrin Xirdal ?

 

En général, on doit le reconnaître, il se contentait de suivre ses rêves dans l’odorante fumée d’une pipe inextinguible.

 

Mais parfois, à des intervalles variables, il avait une idée. Ce jour-là, il rangeait sa table à sa manière, c’est-à-dire en la balayant d’un coup de poing, et s’y installait, pour la quitter seulement le travail terminé, que ce travail durât quarante minutes ou quarante heures. Puis, le point final apposé, il laissait le papier contenant le résultat de ses recherches sur la table, où ce papier amorçait une future pile, qui serait balayée comme la précédente, lors de la prochaine crise du travail.

 

Au cours de ces crises successives et irrégulièrement espacées, il avait touché un peu à tout. Mathématiques transcendantes, physique, chimie, physiologie, philosophie, sciences pures et appliquées avaient, à tour de rôle, sollicité son attention. Quel que fût le problème, il l’avait toujours abordé avec autant de violence, autant de frénésie, et ne l’avait jamais abandonné que résolu, à moins que…

 

À moins qu’une autre idée ne l’en détournât avec la même soudaineté. Il pouvait arriver alors que ce fantaisiste outrancier se lançât à corps perdu dans les plaines de la chimère à la poursuite du second papillon dont les brillantes couleurs l’hypnotisaient, et qu’il perdît jusqu’au souvenir de ses préoccupations antérieures dans l’enivrement de son nouveau rêve.

 

Mais ce n’était, dans ce cas, que partie remise. Un beau jour, retrouvant inopinément le travail ébauché, il s’y attelait avec une passion toute neuve et, fût-ce après deux ou trois interruptions successives, ne manquait pas de l’amener à sa conclusion.

 

Que d’aperçus ingénieux ou profonds, que de notes définitives sur les difficultés les plus ardues des sciences exactes ou expérimentales, que d’inventions pratiques dormaient dans l’amoncellement de paperasses que foulait Zéphyrin Xirdal d’un pied dédaigneux ! Jamais celui-ci n’avait songé à tirer parti de ce trésor, si ce n’est, toutefois, lorsqu’un de ses rares amis se plaignait devant lui de l’inutilité d’une recherche dans un sens quelconque.

 

« Attendez donc, disait alors Xirdal. Je dois avoir quelque chose là-dessus. »

 

En même temps, il allongeait la main, avisait du premier coup, avec un flair merveilleux, sous mille feuillets plus ou moins froissés, celle de ses études relative à la question soulevée, et remettait l’opuscule à son ami, avec la permission d’en user sans la moindre restriction. Pas une seule fois la pensée ne lui était venue qu’il fît, en agissant ainsi, quelque chose de contraire à ses intérêts.

 

De l’argent ! Pourquoi faire ? Quand il avait besoin d’argent, il passait chez son parrain, M. Robert Lecœur. S’il avait cessé d’être son tuteur, M. Lecœur était demeuré son banquier, et Xirdal était sûr d’être nanti, en revenant de sa visite, d’une somme sur laquelle il tirait jusqu’à complet épuisement. Depuis qu’il était rue Cassette, il avait toujours procédé ainsi à sa complète satisfaction. Avoir des désirs sans cesse renaissants et être capable de les réaliser, c’est évidemment une des formes du bonheur. Ce n’est pas la seule. Sans l’ombre du plus petit désir, Zéphyrin Xirdal était parfaitement heureux.

 

Ce matin-là, le 10 mai, cet homme heureux, confortablement assis sur son unique siège, les pieds reposant quelques centimètres plus haut que la tête sur la barre d’appui de la fenêtre, fumait une pipe particulièrement agréable, en s’amusant à déchiffrer des rébus et des mots carrés imprimés sur un papier en forme de sac, dont son épicier l’avait gratifié, en lui délivrant quelque denrée alimentaire. Quand cette occupation importante fut terminée et la solution déchiffrée, il jeta le papier parmi les autres, puis étendit nonchalamment sa main gauche du côté de la table, dans le but obscur d’y récolter quelque chose, n’importe quoi.

 

Ce que rencontra cette main gauche, ce fut un paquet de gazettes non dépliées. Zéphyrin Xirdal prit au petit bonheur une de ces gazettes, qui se trouva être un numéro du Journal, déjà vieux d’une huitaine de jours. Cette antiquité n’était pas pour effrayer un lecteur qui vivait hors de l’espace et du temps.

 

Il jeta donc les yeux sur la première page, mais naturellement il ne la lut pas. Il parcourut de la même manière la seconde et toutes les autres, jusqu’à la dernière. Là, il s’intéressa beaucoup aux annonces ; puis, croyant passer à la page suivante, il revint innocemment à la première.

 

Sans qu’il y pensât, ses yeux tombèrent sur le début de l’article de tête, et une lueur d’intelligence s’alluma dans les grosses prunelles qui n’avaient exprimé jusque-là que la plus parfaite imbécillité.

 

La lueur s’accentua, devint flamme, à mesure que la lecture se poursuivait, s’achevait.

 

« Tiens !… Tiens !… Tiens !… » murmura, sur trois notes différentes, Zéphyrin Xirdal, qui se mit en devoir de procéder à une seconde lecture.

 

C’était assez son habitude de parler tout haut dans la solitude de sa chambre. Volontiers même, il parlait au pluriel, afin, sans doute, de se donner la flatteuse illusion d’un auditoire suspendu à ses lèvres, auditoire imaginaire qui ne pouvait manquer d’être fort nombreux, puisqu’il comptait tous les élèves, tous les admirateurs, tous les amis que Zéphyrin Xirdal n’avait jamais eus et qu’il n’aurait jamais.

 

Cette fois, il fut moins disert et se borna à sa triple exclamation. Puissamment intéressé par la prose du Journal, il en poursuivit la lecture en silence.

 

Que lisait-il donc de si passionnant ?

 

Le dernier de tout l’univers, il découvrait tout simplement le bolide de Whaston et en apprenait en même temps l’insolite composition, le hasard l’ayant fait tomber sur un article consacré à cette fabuleuse boule d’or.

 

« Voilà qui est farce !… déclara-t-il pour lui-même, quand il fut au bout de sa seconde lecture.

 

Il demeura quelques instants songeur, puis ses pieds quittèrent la barre de la fenêtre, et il se rapprocha de la table. La crise de travail était imminente.

 

Sans hésiter, il trouva, au milieu des autres, la revue scientifique qu’il désirait et dont il fit sauter la bande. La revue s’ouvrit d’elle-même à la page qu’il fallait.

 

Une revue scientifique a le droit d’être plus technique qu’un grand quotidien. Celle-ci ne s’en faisait pas faute. Les éléments du bolide – trajectoire, vitesse, volume, masse, nature – n’y étaient donnés en quelques mots, qu’après des pages de courbes savantes et d’équations algébriques.

 

Zéphyrin Xirdal s’assimila sans effort cette nourriture intellectuelle de nature pourtant assez indigeste, après quoi il jeta un coup d’œil sur le ciel et put ainsi constater qu’aucun nuage n’en tachait l’azur.

 

« Nous allons bien voir !… » murmura-t-il, tout en effectuant d’une main impatiente quelques rapides calculs.

 

Cela fait, il insinua son bras sous un tas de papiers amoncelés dans l’un des coins, et, d’un geste auquel une longue pratique pouvait seule donner une si grande précision, il envoya le tas dans un autre coin.

 

« C’est étonnant comme j’ai de l’ordre ! » dit-il avec une évidente satisfaction, en constatant que ce « rangement », conformément à ses prévisions, mettait à découvert une lunette astronomique aussi emmaillotée de poussière qu’une bouteille centenaire.

 

Amener la lunette devant la fenêtre, la diriger vers le point du ciel qu’il venait de déterminer par le calcul, appliquer son œil à l’oculaire, cela ne demanda qu’un moment.

 

« Parfaitement exact », dit-il, après quelques minutes d’observation.

 

Quelques autres minutes de réflexion, puis il prenait délibérément son chapeau et commençait à descendre ses six étages, en route pour la rue Drouot et pour la banque Lecœur, dont cette rue s’enorgueillissait à juste titre.

 

Zéphyrin Xirdal ne connaissait qu’une façon de faire ses courses. Jamais d’omnibus, de tramways ni de voitures. Quel que fût l’éloignement du but, il s’y rendait invariablement à pied.

 

Mais, jusque dans cet exercice, le plus naturel et le plus pratique de tous les sports, il ne pouvait faire autrement que de se montrer original. Les yeux baissés, roulant ses larges épaules de droite et de gauche, il allait à travers la ville comme s’il eût été dans un désert. Véhicules et piétons, il les ignorait avec une égale sérénité. Aussi, que de « butor ! », que de « mal appris ! », que de « grossier personnage ! » proférés par des passants bousculés ou dont il avait, avec un peu trop de sans-gêne, écrasé les orteils ! Que d’injures plus énergiques vociférées à son adresse par l’organe enchanteur de cochers contraints d’arrêter court leur attelage, sous peine de donner matière à un fait divers, dans lequel Zéphyrin Xirdal aurait joué le rôle de victime !

 

Il n’avait cure de tout cela. Sans rien entendre du concert de malédictions qui s’élevait derrière lui, comme le sillage se forme derrière un navire en marche, il continuait imperturbablement son chemin à grandes enjambées égales et solides.

 

Vingt minutes lui suffirent pour atteindre la rue Drouot et la banque Lecœur.

 

« Mon oncle est là ? demanda-t-il au garçon de bureau qui se levait à son approche.

 

– Oui, monsieur Xirdal.

 

– Seul ?

 

– Seul. »

 

Zéphyrin Xirdal poussa la porte matelassée et pénétra dans le cabinet du banquier.

 

« Tiens !… c’est toi ? demanda machinalement M. Lecœur, en voyant apparaître son pseudo-neveu.

 

– Puisque me voilà en chair et en os, répondit Zéphyrin Xirdal, j’oserai prétendre que la question est oiseuse et qu’une réponse serait superfétatoire. »

 

M. Lecœur, habitué aux singularités de son filleul, qu’il considérait avec raison comme un être déséquilibré, mais, par certains côtés, génial, se mit à rire de bon cœur.

 

« En effet ! reconnut-il, mais répondre tout bonnement : oui aurait été plus court. Et le but de ta visite, ai-je le droit de le demander ?

 

– Vous l’avez, car…

 

– Inutile ! interrompit M. Lecœur. Ma seconde question est aussi superflue que la première, l’expérience m’ayant prouvé que je te vois seulement lorsque tu as besoin d’argent.

 

– Eh ! objecta Zéphyrin Xirdal, n’êtes-vous pas mon banquier ?

 

– Il est vrai, accorda M. Lecœur, mais toi, tu es un bien singulier client ! Me permettras-tu, à ce propos, de te donner un conseil ?

 

– Si ça peut vous être agréable !

 

– Ce conseil, c’est d’être un peu moins économe. Que diable, mon cher ami, que fais-tu de ta jeunesse ? As-tu seulement idée de l’état de ton compte chez moi ?

 

– Pas la moindre.

 

– Il est monstrueux, ton compte, tout simplement. Eh quoi ! tes parents t’ont laissé plus de quinze mille francs de rente, et tu n’arrives pas à en dépenser quatre mille !

 

– Bah !… fit Xirdal, en paraissant fort surpris de cette remarque, qu’il entendait, au bas mot, pour la vingtième fois.

 

– C’est ainsi. Si bien que tes intérêts s’accumulent. Je ne connais pas exactement ton crédit actuel, mais il dépasse sûrement cent mille francs. À quoi faut-il employer tout cet argent-là ?

 

– J’étudierai la question, affirma Zéphyrin Xirdal le plus sérieusement du monde. D’ailleurs, s’il vous gêne, cet argent, vous n’avez qu’à vous en débarrasser.

 

– Comment ?

 

– Donnez-le. C’est bien simple.

 

– À qui ?

 

– À n’importe qui. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? »

 

M. Lecœur haussa les épaules.

 

« Enfin, que te faut-il aujourd’hui ? demanda-t-il. Deux cents francs, comme de coutume ?

 

– Dix mille francs, répondit Zéphyrin Xirdal.

 

– Dix mille francs ! répéta M. Lecœur très surpris. Voilà du nouveau, par exemple ! Que veux-tu donc faire avec ces dix mille francs ?

 

– Un voyage.

 

– Excellente idée. Dans quel pays ?

 

– Je n’en sais rien », déclara Zéphyrin Xirdal.

 

M. Lecœur, fort amusé, considéra narquoisement son filleul et client.

 

« C’est un beau pays, dit-il sérieusement. Voilà tes dix mille francs. C’est tout ce que tu désires ?

 

– Non, répondit Zéphyrin Xirdal. Il me faudrait aussi un terrain.

 

– Un terrain ? répéta M. Lecœur, qui marchait, comme on fit, de surprises en surprises. Quel terrain ?

 

– Un terrain comme tous les terrains. Deux ou trois kilomètres carrés, par exemple.

 

– C’est un petit terrain, affirma froidement M. Lecœur, qui demanda d’un ton railleur : Boulevard des Italiens ?

 

– Non, répondit Zéphyrin Xirdal. Pas en France.

 

– Où alors ? Parle.

 

– Je n’en sais rien », dit pour la deuxième fois Zéphyrin Xirdal sans s’émouvoir le moins du monde.

 

M. Lecœur contenait avec peine son envie de rire.

 

« Comme ça, du moins, on a du choix, approuva-t-il. Mais, dis-moi, mon cher Zéphyrin, ne serais-tu pas un peu… timbré, par hasard ? À quoi rime tout cela, je te prie ?

 

– J’ai une affaire en vue, déclara Zéphyrin Xirdal, tandis que son front se plissait sous l’effort de la réflexion.

 

– Une affaire !… » s’exclama M. Lecœur, au comble de l’étonnement.

 

Que ce loufoque songeât aux affaires, il y avait, en effet, de quoi confondre.

 

« Oui, affirma Zéphyrin Xirdal.

 

– Importante ?

 

– Peuh !… fit Zéphyrin Xirdal. Cinq à six mille milliards de francs. »

 

Cette fois, ce fut avec inquiétude que M. Lecœur considéra son filleul. Si celui-ci ne raillait pas, il était fou, fou à lier.

 

« Tu dis ?… interrogea-t-il.

 

– Cinq à six mille milliards de francs, répéta Zéphyrin Xirdal d’une voix tranquille.

 

– Es-tu dans ton bon sens, Zéphyrin ? insista M. Lecœur. Sais-tu qu’il n’y aurait pas assez d’or sur la terre pour faire la centième partie de cette somme fabuleuse ?

 

– Sur terre, possible, dit Xirdal. Ailleurs, c’est autre chose.

 

– Ailleurs ?…

 

– Oui. À quatre cents kilomètres d’ici selon la verticale. »

 

Un éclair traversa l’esprit du banquier. Renseigné, comme toute la terre, par les journaux, qui, pendant si longtemps, avaient ressassé le même sujet, il crut avoir compris. Il avait compris, en effet.

 

« Le bolide ?… balbutia-t-il, en pâlissant légèrement malgré lui.

 

– Le bolide », approuva Xirdal paisiblement.

 

Que tout autre que son filleul lui eût tenu un tel langage, nul doute que M. Lecœur ne l’eût fait jeter incontinent à la porte. Les instants d’un banquier sont trop précieux pour qu’il soit permis de les gâcher à écouter des insensés. Mais Zéphyrin Xirdal n’était pas tout le monde. Que son crâne eût une fêlure de forte taille, ce n’était, hélas ! que trop certain, mais ce crâne fêlé n’en contenait pas moins un cerveau de génie, pour lequel rien n’était impossible a priori.

 

« Tu veux exploiter le bolide ? demanda M. Lecœur, en regardant son filleul bien en face.

 

– Pourquoi pas ? Qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela ?

 

– Mais ce bolide est à quatre cents kilomètres du sol, tu viens de le dire toi-même. Tu n’as pas la prétention, je pense, de t’élever jusque-là ?

 

– À quoi bon, si je le fais tomber ?

 

– Le moyen ?

 

– Je l’ai, ça suffit.

 

– Tu l’as !… tu l’as !… Comment agiras-tu sur un corps aussi lointain ? Où prendras-tu ton point d’appui ? Quelle force mettras-tu en ce jeu ?

 

– Ce serait trop long de vous expliquer tout ça, répondit Zéphyrin Xirdal, et, d’ailleurs, bien inutile : vous ne comprendriez pas.

 

– Trop aimable ! » remercia M. Lecœur sans se fâcher.

 

Sur ses instances, son filleul consentit cependant à donner quelques explications succinctes. Ces explications, le narrateur de cette singulière histoire les abrégera encore, en indiquant que, malgré son goût bien connu pour les spéculations hasardeuses, il n’entend nullement prendre parti au sujet de ces théories intéressantes, mais peut-être trop audacieuses.

 

Pour Zéphyrin Xirdal, la matière n’est qu’une apparence ; elle n’a pas d’existence réelle. Il prétend le prouver par l’incapacité où l’on est d’imaginer sa constitution intime. Qu’on la décompose en molécules, atomes, particules, il restera toujours une dernière fraction pour laquelle le problème se reposera intégralement, et ce sera éternellement à recommencer, jusqu’au moment où l’on admettra un principe premier qui ne sera pas de la matière. Ce premier principe immatériel, c’est l’énergie.

 

Qu’est-ce que l’énergie ? Zéphyrin Xirdal confesse n’en rien savoir. L’homme n’étant en relation avec le monde extérieur que par ses sens, et les sens de l’homme étant exclusivement sensibles aux excitations d’ordre matériel, tout ce qui n’est pas matière reste ignoré de lui. S’il peut, par un effort de la raison pure, admettre l’existence d’un monde immatériel, il est dans l’impossibilité d’en concevoir la nature, faute de termes de comparaison. Et il en sera ainsi tant que l’humanité n’aura pas acquis de sens nouveaux, ce qui n’est pas absurde a priori.

 

Quoi qu’il en soit à cet égard, l’énergie, d’après Zéphyrin Xirdal, remplit l’univers et oscille éternellement entre deux limites : l’équilibre absolu, qui ne pourrait être obtenu que par sa répartition uniforme dans l’espace, et la concentration absolue en un seul point, qu’entourerait dans ce cas un vide parfait. L’espace étant infini, ces deux limites sont également inaccessibles. Il en résulte que l’énergie immanente est dans un état de perpétuel cinématisme. Les corps matériels absorbant sans cesse l’énergie, et cette concentration provoquant forcément ailleurs un néant relatif, la matière rayonne, d’autre part, dans l’espace l’énergie qu’elle retient prisonnière.

 

Donc, en opposition avec l’axiome classique « Rien ne se perd, rien ne se crée », Zéphyrin Xirdal proclame que « Tout se perd et tout se crée ». La substance, éternellement détruite, se recompose éternellement. Chacun de ses changements d’état s’accompagne d’un rayonnement d’énergie et d’une destruction de substance correspondante.

 

Si cette destruction ne peut être constatée par nos instruments, c’est qu’ils sont trop imparfaits, une énorme quantité d’énergie étant enclose dans une parcelle impondérable de matière, ce qui explique, pour Zéphyrin Xirdal, que les astres soient séparés par des distances prodigieuses comparativement à leur médiocre grandeur.

 

Cette destruction non constatée n’en existe pas moins. Son, chaleur, électricité, lumière en sont la preuve indirecte. Ces phénomènes sont de la matière rayonnée, et par eux se manifeste l’énergie libérée, quoique sous une forme encore grossière et semi-matérielle. L’énergie pure, sublimée en quelque sorte, ne peut exister qu’au delà des confins des mondes matériels. Elle enveloppe ces mondes d’une dynamosphère dans un état de tension directement proportionnelle à leur masse et d’autant moindre que l’on s’éloigne de leur surface. La manifestation de cette énergie et de sa tendance à une condensation toujours plus grande, c’est l’attraction.

 

Telle est la théorie que Zéphyrin Xirdal exposa à M. Lecœur un peu ahuri. Reconnaissons qu’on le serait à moins.

 

« Ceci posé, conclut Zéphyrin Xirdal, comme s’il venait d’émettre les propositions les plus simples, il suffit que je libère une petite quantité d’énergie, et que je la dirige sur tel point de l’espace à ma convenance, pour que je sois maître d’influencer un corps voisin de ce point, surtout si ce corps est de peu d’importance, lui aussi, d’une quantité considérable d’énergie. C’est enfantin !

 

– Et tu as le moyen de libérer cette énergie ? demanda M. Lecœur.

 

– J’ai, ce qui revient au même, le moyen de lui ouvrir un passage, en écartant devant elle tout ce qui est substance et matière.

 

– À ce compte, s’exclama M. Lecœur, tu pourrais détraquer toute la mécanique céleste ! »

 

Zéphyrin Xirdal ne parut point troublé par l’énormité de cette hypothèse.

 

« Actuellement, reconnut-il avec une modeste simplicité, la machine que j’ai construite ne peut me donner que des résultats beaucoup plus faibles. Elle est suffisante, cependant, pour influencer un méchant bolide de quelques milliers de tonnes.

 

« Ainsi soit-il ! conclut M. Lecœur qui commençait à être ébranlé. Mais où comptes-tu le faire tomber, ton bolide ?

 

– Dans mon terrain.

 

– Quel terrain ?

 

– Celui que vous m’achèterez, quand j’aurai fait les calculs nécessaires. Je vous écrirai à ce sujet. Bien entendu, je ferai choix, autant que possible, d’une région presque déserte où le sol est sans valeur. Par exemple, vous aurez sans doute des difficultés pour passer l’acte de vente. Je ne suis pas absolument libre de mon choix, et il peut arriver que le pays ne soit pas d’accès très commode.

 

– Ça, c’est mon affaire, dit le banquier. Le télégraphe n’a pas été inventé pour autre chose. Je te réponds de tout à cet égard. »

 

Muni de cette assurance et des dix mille francs mis en paquet à même sa poche, Zéphyrin Xirdal retourna chez lui à grandes enjambées, comme il en était venu, et, à peine enfermé, s’assit à sa table préalablement déblayée d’un revers de main, selon sa méthode ordinaire.

 

La crise de travail battait décidément son plein. Toute la nuit, il s’acharna dans ses calculs, mais, le matin venu, la solution était trouvée. Il avait déterminé la force qu’il fallait appliquer au bolide, les heures pendant lesquelles cette force devait être appliquée, les directions qu’il convenait de lui donner, le lieu et la date de la chute du météore.

 

Il prit aussitôt la plume, écrivit à M. Lecœur la lettre promise, qu’il descendit jeter à la boîte, et remonta s’enfermer chez lui.

 

La porte close, il s’approcha de l’un des coins de sa chambre, celui-là même dans lequel il avait envoyé la veille avec une précision si remarquable le tas de papiers qui recouvrait précédemment la lunette. Il s’agissait aujourd’hui de faire l’opération inverse. Xirdal insinua donc son bras sous les paperasses amoncelées, et, d’une main sûre, les renvoya d’où elles étaient venues.

 

Ce second « rangement » eut comme résultat de faire apparaître au jour une sorte de caisse noirâtre que Zéphyrin Xirdal souleva sans effort et qu’il transporta au milieu de la pièce, face à la fenêtre.

 

Rien de bien particulier dans l’aspect de cette caisse, simple cube de bois peint en couleur sombre. À l’intérieur, ce n’était que bobines intercalées dans une série d’ampoules de verre, dont les extrémités aiguës étaient réunies deux à deux par des fils de cuivre de plus en plus fins. Au-dessus de la caisse, à l’air libre, on apercevait, montée sur pivot, au foyer d’un réflecteur métallique, une dernière ampoule doublement fusiforme, qu’aucun conducteur matériel ne réunissait aux autres.

 

À l’aide d’instruments précis, Zéphyrin Xirdal orienta le réflecteur métallique dans le sens rigoureux que lui indiquaient ses calculs de la nuit précédente ; puis, ayant constaté que tout était en ordre, il plaça dans la partie inférieure de la caisse un petit tube qui brillait d’un vif éclat. Tout en agissant, il parlait, selon sa coutume, comme s’il eût voulu faire admirer son éloquence à un imposant auditoire.

 

« Ceci, Messieurs, disait-il, c’est du Xirdalium, corps cent mille fois plus radioactif que le radium. J’avouerai, entre nous, que, si j’utilise ce corps, c’est un peu pour la galerie. Ce n’est pas qu’il soit nuisible, mais la terre rayonne assez d’énergie pour qu’il soit superflu de lui en ajouter. C’est un grain de sel dans la mer. Toutefois, une légère mise en scène ne messied pas, à mon sens, dans une expérience de cette nature. »

 

Tout en parlant, il avait refermé la boîte, qu’il réunit par deux câbles aux éléments d’une pile placée sur une étagère.

 

« Les courants neutres-hélicoïdaux, Messieurs, reprit-il, ont naturellement, puisqu’ils sont neutres, la propriété de repousser tous les corps sans exception, que ces corps soient électrisés en plus ou en moins. D’autre part, étant hélicoïdaux, ils affectent une forme hélicoïdale, un enfant comprendrait ça… C’est tout de mène une rude veine que j’aie pensé à les découvrir… Comme tout sert dans la vie ! »

 

Le circuit électrique fermé, un bourdonnement doux se fit entendre dans la caisse, et une lumière bleuâtre jaillit de l’ampoule montée sur pivot. Presque aussitôt, cette ampoule prit un mouvement de giration, qui, d’abord lent, s’accéléra de seconde en seconde, pour devenir très vite absolument vertigineux.

 

Zéphyrin Xirdal contempla quelques instants cette ampoule emportée par une valse échevelée, puis son regard, suivant une direction parallèle à l’axe du réflecteur métallique, se perdit dans l’espace.

 

À première vue, il ne semblait pas que l’action de la machine se révélât par aucun signe matériel. Cependant un observateur attentif aurait pu remarquer un phénomène, qui, pour se manifester avec discrétion, n’en était pas moins assez singulier. Des poussières tenues en suspension dans l’atmosphère, étant entrées en contact avec les bords du réflecteur métallique, semblaient ne pouvoir franchir cette limite et tourbillonnaient avec violence, comme heurtées contre un invisible obstacle. Dans leur ensemble, ces poussières dessinaient un cône tronqué, dont la base s’appliquait sur la circonférence du réflecteur. À deux ou trois mètres de la machine, ce cône, fait de parcelles impalpables et tourbillonnantes, se changeait par degrés en un cylindre de quelques centimètres de diamètre, et ce cylindre de poussière persistait au dehors, à l’air libre, malgré une brise assez fraîche, jusqu’au moment où il disparaissait dans l’éloignement.

 

« J’ai l’honneur, Messieurs, de vous annoncer que tout va bien, » formula Zéphyrin Xirdal, en s’asseyant sur son unique siège et en allumant une pipe bourrée avec art.

 

Une demi-heure plus tard, il arrêtait le fonctionnement de sa machine, qu’il remettait en marche à plusieurs reprises dans cette même journée et dans les journées suivantes, en ayant soin de diriger, lors de chaque expérience, le réflecteur vers un point de l’espace un peu différent. Pendant dix-neuf jours, il procéda de la sorte, avec une absolue précision.

 

Le vingtième jour, il venait de mettre sa machine en action et d’allumer sa pipe fidèle, quand le démon des inventions s’empara une fois de plus de son cerveau. L’une des conséquences de cette théorie de la destruction perpétuelle de la matière, qu’il avait succinctement exposée à M. Robert Lecœur, s’imposa, éblouissante, à son esprit. D’un seul coup, ainsi que cela lui arrivait d’ordinaire, il venait de concevoir le principe d’une pile électrique capable de se régénérer d’elle-même par des réactions successives, dont la dernière ramènerait les corps décomposés dans leur état primitif. Une telle pile fonctionnerait évidemment jusqu’à la disparition totale des substances employées et jusqu’à leur transformation intégrale en énergie. C’était pratiquement le mouvement perpétuel.

 

« Par exemple !… Ah mais !… par exemple !… » balbutia Zéphyrin Xirdal en proie à une forte émotion.

 

Il réfléchit comme il savait réfléchir, c’est-à-dire en projetant sur un seul point et en une seule masse toute la force vitale de son organisme. Cette pensée ainsi concentrée qu’il dirigeait sur les ombres d’un problème, c’était comme un pinceau lumineux dans lequel seraient réunis tous les rayons du soleil.

 

« Pas d’objections, dit-il enfin, en traduisant tout haut le résultat de son effort intérieur. Il faut essayer ça sur-le-champ. »

 

Zéphyrin Xirdal prit son chapeau, dégringola ses six étages et se précipita chez un petit menuisier, dont l’échoppe s’ouvrait de l’autre côté de la rue. En peu de mots nets et précis, il expliqua à cet industriel ce qu’il désirait, soit une sorte de roue montée sur un axe de fer et portant à sa périphérie vingt-sept augets, dont il donna les dimensions, augets destinés à contenir autant de bocaux, qui devaient rester verticaux pendant la rotation de leurs supports.

 

Cette explication donnée, avec ordre d’exécuter le travail sur l’heure, il poussa, cinq cents mètres plus loin, jusque chez un marchand de produits chimiques, dont il était avantageusement connu. Là, il choisit ses vingt-sept bocaux, que l’employé enveloppa dans un papier fort et cercla d’une ficelle solide, à laquelle s’agrafait une très commode poignée de bois.

 

L’emballage terminé, Zéphyrin Xirdal se disposait à rentrer chez lui, son paquet à la main, quand, à la porte de la boutique, il se trouva nez à nez avec un de ses rares amis, bactériologue d’un réel mérite. Xirdal, perdu dans son rêve, ne vit pas le bactériologue, mais le bactériologue vit Xirdal.

 

« Tiens ! Xirdal, s’exclama-t-il, les lèvres entr’ouvertes par un accueillant sourire. En voilà une rencontre ! »

 

À cette voix bien connue, l’interpellé consentit à ouvrir ses gros yeux sur le monde extérieur.

 

« Tiens ! fit-il en écho, Marcel Leroux !

 

– Lui-même.

 

– Et comment va ?… Rudement content de vous voir, vous savez.

 

– Je vais comme un homme qui est sur le point de prendre le train. Tel que vous me voyez, muni de cette sacoche en bandoulière, dans laquelle sont inclus trois mouchoirs et plusieurs autres articles de toilette, je cours de ce pas sur le bord de la mer, où je me saoulerai de grand air pendant huit jours.

 

– Veinard ! approuva Zéphyrin Xirdal.

 

– Il dépend de vous de l’être autant que moi. En nous serrant, nous nous caserions bien tous les deux dans le train.

 

– Au fait !… commença Zéphyrin Xirdal.

 

– À moins que vous ne soyez en ce moment retenu à Paris ?

 

– Nullement.

 

– Vous n’avez rien de particulier ?… Pas d’expérience en cours ?… »

 

Xirdal chercha de bonne foi dans ses souvenirs.

 

« Rien du tout, répondit-il.

 

– Dans ce cas, laissez-vous tenter. Huit jours de vacances vous feront un bien énorme. Et quelles bavettes nous taillerons sur le sable !

 

– Sans compter, interrompit Xirdal, que je pourrai en profiter pour élucider un point qui me tracasse au sujet des marées. Cela se relie par certains côtés à des problèmes généraux que j’ai à l’étude. Je pensais précisément à cela, quand je vous ai rencontré, affirma-t-il avec une touchante sincérité.

 

– Alors, c’est oui ?

 

– C’est oui.

 

– En route, donc !… Mais, j’y pense, il faudrait d’abord passer chez vous, et je ne sais si l’heure du train…

 

– Inutile, répondit Xirdal avec conviction, j’ai là tout ce qu’il faut. »

Et le distrait montrait de l’œil le paquet des vingt-sept bocaux.

 

« Parfait ! » conclut gaîment Marcel Leroux.

 

Les deux amis se remirent en marche, à larges enjambées, dans la direction de la gare.

 

« Vous comprenez, mon cher Leroux, je suppose que la tension superficielle… »

 

Un couple, qu’ils croisaient, força les deux causeurs à s’écarter l’un de l’autre, et le reste se perdit dans le vacarme des voitures. Cela n’était pas pour troubler Zéphyrin Xirdal, qui poursuivit imperturbablement son explication, en s’adressant successivement à une série de passants, lesquels en éprouvèrent une grande surprise. L’orateur ne s’en apercevait pas et persistait à discourir avec éloquence, tout en fendant les vagues humaines de l’océan parisien.

 

Et pendant ce temps, pendant que Xirdal, tout à fait emballé par sa nouvelle marotte, s’éloignait à grands pas vers le train qui l’emporterait loin de la ville, rue Cassette, dans une chambre du sixième étage, une caisse noirâtre, à l’aspect inoffensif, ronronnait toujours discrètement, un réflecteur métallique projetait toujours sa lueur bleuâtre, et le cylindre de poussières tourbillonnantes s’enfonçait toujours, si rigide et si fragile, dans l’inconnu de l’espace.

 

Abandonnée à elle-même, la machine, que Zéphyrin Xirdal avait négligé d’arrêter et dont il oubliait maintenant jusqu’à l’existence, continuait aveuglément son obscur et mystérieux travail.

 

CHAPITRE XI

Dans lequel Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson éprouvent une violente émotion.

 

Le bolide était parfaitement connu désormais. Par la pensée, tout au moins, on en avait fait le tour. On avait déterminé son orbite, sa vitesse, son volume, sa masse, sa nature, sa valeur. Il ne causait même plus d’inquiétudes, puisque, suivant sa trajectoire d’un mouvement uniforme, il n’était pas destiné à jamais tomber sur la terre. Rien de plus naturel que l’attention publique se détournât de ce météore inaccessible, qui avait perdu son mystère.

 

Sans doute, dans les observatoires, quelques astronomes jetaient encore de temps en temps un regard rapide sur la sphère d’or qui gravitait au-dessus de leurs têtes ; mais ils s’en détournaient vite, pour s’attacher à d’autres problèmes de l’espace.

 

La terre possédait un second satellite, voilà tout. Que ce satellite fût en fer ou en or, qu’est-ce que cela pouvait faire à des savants, pour lesquels le monde n’est guère qu’une abstraction mathématique ?

 

Il était regrettable que Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson n’eussent pas des âmes aussi ingénues. L’indifférence qui grandissait autour d’eux ne calmait pas leur imagination enfiévrée, et ils s’acharnaient tout autant à observer le bolide – leur bolide ! – avec une ardeur qui confinait à la rage. À tous ses passages, ils étaient là, l’œil collé à l’oculaire de la lunette ou du télescope, même aux heures où le météore ne s’élevait que de quelques degrés au-dessus de l’horizon.

 

Le temps, qui se maintenait splendide, favorisait déplorablement leur manie, en leur permettant d’apercevoir l’astre errant une douzaine de fois par vingt-quatre heures. Qu’il dût ou non tomber sur la terre, les insolites particularités de ce météore, particularités qui le faisaient unique et le rendraient à jamais célèbre, augmentaient encore leur maladif désir d’en être déclarés l’exclusif inventeur.

 

Dans ces conditions, c’eût été folie que d’espérer une réconciliation des deux rivaux, entre lesquels, au contraire, une barrière de haine s’élevait plus haute tous les jours. Mrs Hudelson et Francis Gordon ne le comprenaient que trop clairement. Celui-ci ne mettait plus en doute maintenant que son oncle ne s’opposât par tous les moyens en son pouvoir au mariage projeté, et celle-là se sentait moins confiante dans la docilité de son mari, le grand jour venu. Il n’y avait plus d’illusion à se faire. Au désespoir des deux fiancés, à la fureur de miss Loo et de Mitz, le mariage paraissait, sinon compromis, du moins reculé à une date indéterminée et vraisemblablement fort lointaine.

 

Il était dit, pourtant, que cette situation, déjà si grave, se compliquerait encore.

 

Le soir du 11 mai, Mr Dean Forsyth, qui avait, comme de coutume, son œil rivé à l’oculaire du télescope, s’écarta brusquement de l’instrument en poussant une exclamation étouffée, y revint, après avoir jeté quelques notes sur un papier, s’en écarta de nouveau pour y revenir ensuite, et continua ce manège jusqu’à la disparition du bolide au-dessus de l’horizon.

 

À ce moment, Mr Dean Forsyth était d’une pâleur de cire et respirait avec tant d’efforts, qu’Omicron, croyant son maître malade, se précipita à son secours. Mais celui-ci l’écarta du geste, et, du pas incertain d’un homme ivre, se réfugia dans son cabinet de travail, où il s’enferma à double tour.

 

Depuis, on n’avait pas revu Mr Dean Forsyth. Pendant plus de trente heures il était resté sans boire, ni manger. Une seule fois, Francis avait réussi à forcer la porte, mais cette porte ne s’était entr’ouverte qu’avec parcimonie, et, dans l’entrebâillement, le jeune homme avait aperçu son oncle si brisé, si défait, avec de tels yeux de démence, qu’il en était demeuré interdit sur le seuil.

 

« Que me veux-tu ? avait dit Mr Forsyth.

 

– Mais, mon oncle, s’était écrié Francis, voilà vingt-quatre heures que vous êtes enfermé ! Permettez-nous au moins de vous apporter à manger !

 

– Je n’ai besoin de rien, avait répondu Mr Dean Forsyth, si ce n’est de silence et de calme, et je te demande comme un véritable service de ne pas troubler ma solitude. »

 

Devant une telle réponse, formulée avec une invincible fermeté et, en même temps, avec une douceur à laquelle Francis n’était pas habitué, ce dernier n’avait pas eu le courage d’insister. Cela, d’ailleurs, aurait été malaisé, la porte ayant été refermée sur les derniers mots de l’astronome. Son neveu s’était donc retiré sans avoir rien appris.

 

Dans la matinée du 13 mai, l’avant-veille du mariage, Francis exposait pour la vingtième fois cette nouvelle cause de soucis à Mrs Hudelson, qui l’écoutait en soupirant.

 

« Je n’y puis rien comprendre, dit-elle enfin. C’est à croire que Mr Forsyth et mon mari sont devenus complètement fous.

 

– Eh quoi ! s’écria Francis, votre mari ?… Serait-il aussi arrivé quelque chose au docteur ?

 

– Oui, avoua Mrs Hudelson. Ces messieurs se seraient donné le mot qu’ils n’agiraient pas autrement. Pour mon mari, la crise a commencé plus tard, voilà tout. C’est seulement hier matin qu’il s’est verrouillé dans son bureau. Depuis, personne ne l’a revu, et vous pouvez vous imaginer nos inquiétudes.

 

– Il y a de quoi perdre la tête ! s’écria Francis.

 

– Ce que vous me dites de Mr Forsyth, reprit Mrs Hudelson, me porte à croire qu’ils auront encore fait tous deux à la fois quelque remarque au sujet de leur maudit bolide. Et je n’en augure rien de bon dans leur état d’esprit.

 

– Ah ! si j’étais la maîtresse !… intervint Loo.

 

– Que feriez-vous, ma chère petite sœur ? demanda Francis Gordon.

 

– Ce que je ferais ?… C’est bien simple. J’enverrais cette affreuse boule d’or se promener si loin, si loin, que les meilleures lunettes ne pourraient plus l’apercevoir. »

 

La disparition du bolide eût peut-être, en effet, rendu le calme à Mr Forsyth et au docteur Hudelson. Qui sait si, le météore parti pour ne plus revenir, leur absurde jalousie n’eût pas été guérie du coup ?

 

Mais il ne semblait pas que cette éventualité dût se produire. Le bolide serait là au jour du mariage, il y serait encore après, il y serait toujours, puisqu’il gravitait avec une régularité constante sur son imperturbable orbite.

 

« Enfin ! conclut Francis, nous verrons bien. Dans quarante-huit heures, il leur faudra prendre un parti définitif, et nous saurons alors à quoi nous en tenir. »

 

En rentrant à la maison d’Elisabeth street, il put croire, d’ailleurs, que l’incident actuel, à tout le moins, n’aurait pas de suite sérieuse. Mr Dean Forsyth était, en effet, sorti de son isolement, et il avait silencieusement dévoré un copieux repas.

 

Maintenant, éreinté, repu, gavé, il dormait à poings fermés, tandis qu’Omicron accomplissait en ville une course pour son maître.

 

« As-tu vu mon oncle avant qu’il s’endorme ? demanda Francis à la vieille servante.

 

– Comme je te vois, mon fieu, répondit celle-ci, puisque c’est moi qui lui ai servi son repas.

 

– Il avait faim ?

 

– Une faim de loup. Tout le déjeuner y a passé : œufs embrouillés, roastbeaf froid, pommes de terre, pudding aux fruits. Il n’a rien laissé.

 

– Comment était-il ?

 

– Pas trop mal, sauf qu’il était pâle comme un sceptre, avec des yeux tout rouges. Je lui ai conseillé de les laver à l’eau bourriquée, mais il n’a pas eu l’air de m’entendre.

 

– Il n’a rien dit pour moi.

 

– Ni pour toi, ni pour personne. Il a mangé sans ouvrir la bouche, et il est allé se coucher, après avoir envoyé l’ami Krone au Whaston Standard.

 

– Au Whaston Standard ! s’écria Francis. C’est pour lui communiquer le résultat de son travail, je le parierais. Voilà les polémiques de presse qui vont recommencer ! Il ne manquait plus que ça ! »

 

Cette communication de Mr Dean Forsyth au Whaston Standard, Francis la lut le lendemain matin avec désolation, en comprenant qu’un nouvel aliment était fourni par le sort à une rivalité déjà si dommageable à son bonheur. Et cette désolation s’augmenta encore, quand il eut constaté que les deux rivaux arrivaient dead heat une fois de plus. Tandis que le Standard publiait la note de Mr Dean Forsyth, le Whaston Morning en publiait une semblable du docteur Sydney Hudelson. Elle continuait donc, cette lutte acharnée, dans laquelle aucun des deux combattants n’avait réussi jusqu’alors à s’assurer le moindre avantage !

 

Tout à fait pareilles au début, les notes des deux astronomes différaient notablement dans leurs conclusions finales. Cette divergence de vues, qui ne manqua pas de provoquer des controverses, pouvait avoir, d’ailleurs, quelque utilité, le cas échéant, en permettant de départager plus tard les deux rivaux.

 

En même temps que Francis, tout Whaston, et, en même temps que Whaston, le monde entier, à travers lequel elle fut instantanément répandue par le réseau serré des fils télégraphiques et téléphoniques, connurent la surprenante nouvelle donnée au public par les astronomes d’Elisabeth street et de Moriss street, nouvelle qui fut sur-le-champ le sujet des plus passionnés commentaires dans les deux hémisphères.

 

S’il pouvait en exister de plus sensationnelle, si l’émotion publique était justifiée, on laissera au lecteur le soin d’en décider.

 

Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson commençaient par exposer que leurs observations persistantes leur avaient permis de remarquer une incontestable perturbation dans la marche du bolide. Son orbite, jusque-là exactement Nord-Sud, était maintenant légèrement obliquée vers le Nord-Est-Sud-Ouest. D’autre part, une modification beaucoup plus importante avait été constatée dans sa distance du sol, distance qui était légèrement, mais incontestablement réduite, sans que la vitesse de translation fût accrue. De ces observations et des calculs qui en avaient été la conséquence, les deux astronomes concluaient que le météore, au lieu de suivre une orbite éternelle, tomberait nécessairement sur la terre, en un point et à une date qu’il était dès à présent possible de préciser.

 

Si, jusque-là, ils étaient d’accord, Mr Forsyth et le docteur Hudelson cessaient de l’être pour le surplus.

 

Tandis que les équations savantes de l’un l’amenaient à prédire que le bolide tomberait le 28 juin à l’extrémité sud du Japon, les équations tout aussi savantes de l’autre l’obligeaient à affirmer que cette chute se produirait seulement le 7 juillet en un point de la Patagonie.

 

Voilà comment s’entendent les astronomes ! Au public de choisir !

 

Pour l’instant, il ne songeait guère à choisir, le public. Un seul fait l’intéressait, c’est que l’astéroïde tomberait, et avec lui les milliers de milliards qu’il promenait dans l’espace. Cela, c’était l’essentiel. Pour le surplus, au Japon, en Patagonie, ou n’importe où, on les trouverait toujours, les milliards.

 

Les conséquences d’un tel événement, le bouleversement économique qu’un si prodigieux afflux d’or ne pouvait manquer de causer, faisaient le sujet de toutes les conversations. En général, les riches étaient désolés en pensant à l’avilissement probable de leur fortune, et les pauvres ravis par la perspective vraisemblablement fallacieuse d’avoir une part du gâteau.

 

En ce qui concerne Francis, il éprouva un véritable désespoir. Que lui importaient ces milliards et ces billiards ? Le seul bien qu’il désirât, c’était sa chère Jenny, trésor infiniment plus précieux que le bolide et ses détestables richesses.

 

Il courut à la maison de Moriss street. Là aussi, on connaissait la funeste nouvelle et l’on en comprenait les lamentables conséquences. La brouille violente et sans remède était inévitable entre les deux insensés qui s’attribuaient des droits sur un astre du ciel, maintenant qu’à l’amour-propre professionnel s’ajoutait l’intérêt matériel.

 

Que de soupirs poussa Francis, en serrant les mains de Mrs Hudelson et de ses aimables filles ! Que de trépignements de colère se permit la bouillante Loo ! Combien la charmante Jenny versa de larmes, que sœur, mère et fiancé furent impuissants à tarir, même quand ce dernier eut solennellement affirmé son inlassable fidélité, et qu’il eut juré d’attendre, s’il le fallait, jusqu’au jour où le dernier sou des cinq mille sept cent quatre-vingt-huit milliards aurait été dépensé par le propriétaire définitif du fabuleux météore, serment imprudent, qui, selon toute apparence, le condamnait à un éternel célibat.

 

CHAPITRE XII

Où l’on voit Mrs Arcadia Stanfort attendre a son tour, non sans une vive impatience, et dans lequel Mr John Proth se déclare incompétent.

 

Ce matin-là, le juge John Proth était à sa fenêtre, tandis que sa servante Kate allait et venait dans la chambre. Que le bolide passât ou non au-dessus de Whaston, il ne s’en inquiétait guère, soyez-en sûr. Non ; sans préoccupations d’aucune sorte, il parcourait du regard la place de la Constitution, sur laquelle s’ouvrait la porte principale de sa paisible demeure.

 

Mais ce que Mr Proth estimait sans intérêt ne laissait pas d’avoir quelque importance aux yeux de Kate.

 

« Ainsi, Monsieur, il serait en or ? demanda-t-elle, en s’arrêtant devant son maître.

 

– Il paraît, répondit le juge.

 

– Cela n’a point l’air de vous produire grand effet, Monsieur.

 

– Comme vous voyez, Kate.

 

– Et cependant, s’il est en or, il doit en valoir des millions !…

 

– Des millions et des milliards, Kate… Oui, ce sont des milliards qui se promènent au-dessus de notre tête.

 

– Et qui vont tomber, Monsieur !

 

– On le dit, Kate.

 

– Songez-y, Monsieur, il n’y aura plus de malheureux sur la terre !

 

– Il y en aura tout autant, Kate.

 

– Cependant, Monsieur…

 

– Cela demanderait trop d’explications… Et d’abord, Kate, vous figurez-vous ce que c’est, un milliard ?

 

– Un milliard, Monsieur, c’est… c’est…

 

– C’est mille fois un million.

 

– Tant que cela !

 

– Oui, Kate, et vous vivriez cent ans, que vous n’auriez pas le temps de compter un milliard, fût-ce en y consacrant dix heures tous les jours.

 

– Est-il possible, Monsieur !…

 

– C’est même certain. » La servante demeura comme anéantie à cette pensée qu’un siècle ne suffirait pas à compter un milliard !… Puis, elle reprit son balai, son plumeau, et se remit à l’ouvrage. Mais, de minute en minute, elle s’arrêtait, comme plongée dans ses réflexions.

 

« Combien ça ferait-il pour chacun, Monsieur ?

 

– Quoi, Kate ?

 

– Le bolide, Monsieur, si on le partageait également entre tout le monde ?

 

– C’est à calculer, Kate », répondit Mr John Proth.

 

Le juge prit du papier et un crayon.

 

« En admettant, dit-il, tout en chiffrant, que la terre ait quinze cents millions d’habitants, cela ferait… cela ferait trois mille huit cent cinquante-neuf francs vingt centimes par tête.

 

– Pas davantage ?… murmura Kate désappointée.

 

– Pas davantage », affirma Mr John Proth, tandis que Kate regardait le ciel d’un air rêveur. Quand elle consentit à redescendre sur la terre, elle aperçut, à l’entrée d’Exeter street, un groupe de deux personnes, sur lequel elle attira l’attention de son maître. « Voyez donc, Monsieur… dit-elle, les deux dames qui attendent là.

 

– Oui, Kate, je les vois.

 

– Regardez l’une d’elles… la plus grande… celle qui trépigne d’impatience.

 

– Elle trépigne, en effet, Kate. Mais, quelle est cette dame, je ne sais.

 

– Eh ! Monsieur, c’est celle qui est venue se marier devant nous, il y a plus de deux mois, sans descendre de cheval.

 

– Miss Arcadia Walker ? demanda John Proth.

 

– Mrs Stanfort, maintenant.

 

– C’est bien elle, en effet, reconnut le juge.

 

– Que vient faire ici cette dame ?

 

– Je l’ignore totalement, répondit Mr Proth, et j’ajoute que je ne donnerais pas un farthing pour le savoir.

 

– Aurait-elle de nouveau besoin de nos services ?

 

– Ce n’est pas probable, la bigamie n’étant pas admise sur le territoire de l’Union, dit le juge en refermant la fenêtre. Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, je ne dois pas oublier qu’il est l’heure de me rendre au Palais, où se plaide aujourd’hui une importante affaire, relative précisément au bolide qui vous préoccupe. Si donc cette dame venait à se présenter chez moi, vous voudriez bien lui exprimer mes regrets. »

 

Tout en parlant, Mr John Proth s’était préparé au départ. D’un pas tranquille, il descendit l’escalier, sortit par sa petite porte ouvrant sur Potomac street, et disparut dans le Palais de Justice, qui s’élevait juste en face de sa maison, de l’autre côté de la rue.

 

La servante n’avait point fait erreur : c’était bien Mrs Arcadia Stanfort, qui, ce matin-là, se trouvait à Whaston, avec Bertha, sa femme de chambre. Toutes deux allaient et venaient d’un pas impatient, en suivant des yeux la longue pente d’Exeter street.

 

Dix coups sonnèrent à l’horloge municipale.

 

« Dire qu’il n’est pas encore là ! s’écria Mrs Arcadia.

 

– Peut-être a-t-il oublié le jour du rendez-vous ? suggéra Bertha.

 

– Oublié !… répéta la jeune femme d’une voix indignée.

 

– À moins qu’il n’ait réfléchi, reprit Bertha.

 

– Réfléchi !… » répéta une seconde fois sa maîtresse avec une indignation encore plus vive. Elle fit quelques pas vers Exeter street, la femme de chambre sur ses talons.

 

« Tu ne l’aperçois pas ? demanda-t-elle d’un ton impatient au bout de quelques minutes.

 

– Non, Madame.

 

– C’est trop fort ! »

 

Mrs Stanfort retourna du côté de la place.

 

« Non !… personne encore !… personne !… répétait-elle. Me faire attendre… après ce qui a été convenu entre nous !… C’est bien aujourd’hui le 18 mai, pourtant !

 

– Oui, Madame.

 

– Et il va être dix heures et demie ?

 

– Dans dix minutes.

 

– Eh bien ! qu’il ne se figure pas lasser ma patience !… Je resterai ici toute la journée, et plus encore, s’il le faut ! »

 

Les gens d’hôtel de la place de la Constitution auraient pu remarquer les allées et venues de cette jeune femme, comme ils avaient remarqué, deux mois auparavant, les impatiences du cavalier qui la guettait alors pour la conduire devant le magistrat. Mais maintenant, tous, hommes, femmes, enfants, songeaient à bien autre chose… une chose à laquelle, dans tout Whaston, Mrs Stanfort était sans doute la seule à ne point penser. On ne s’occupait que du merveilleux météore, de son passage dans le ciel, de sa chute annoncée à jours fixes – quoique différents ! – par les deux astronomes de la ville. Les groupes réunis sur la place de la Constitution, les gens de service à la porte des hôtels ne s’inquiétaient guère de la présence de Mrs Arcadia Stanfort. Nous ne savons si, comme semblerait l’établir la croyance populaire aux lunatiques, la lune exerce une certaine influence sur les cervelles humaines. En tout cas, il est permis d’affirmer que notre globe comptait alors un nombre prodigieux de « météoriques ». Ceux-ci en oubliaient le boire et le manger, à la pensée qu’un globe valant des milliards se promenait au-dessus de leur tête, et viendrait un de ces jours s’écraser sur le sol.

 

Mrs Stanfort avait évidemment d’autres soucis.

 

« Tu ne le vois pas, Bertha ? répéta-t-elle après un bref instant d’attente.

 

– Non, Madame. » À ce moment, des cris s’élevèrent à l’extrémité de la place. Les passants se précipitèrent de ce côté. Plusieurs centaines de personnes étant accourues par les rues voisines, le rassemblement fut bientôt considérable. En même temps, les fenêtres des hôtels se garnissaient de curieux.

 

« Le voilà !… le voilà !… »

 

Tels étaient les mots qui volaient de bouche en bouche. Et ces mots répondaient si bien au désir de Mrs Arcadia Stanfort, qu’elle s’écria : « Enfin !… » comme s’ils se fussent adressés à elle.

 

« Mais non, Madame, dut lui dire sa femme de chambre, ce n’est pas pour Madame que l’on crie. »

 

Et en vérité, à quel propos la foule eût-elle acclamé de la sorte celui qu’attendait Mrs Arcadia Stanfort ? Pourquoi eût-elle remarqué son arrivée ?

 

D’ailleurs, toutes les têtes se levaient vers le ciel, tous les bras se tendaient, tous les regards se dirigeaient vers la partie nord de l’horizon. Était-ce le fameux bolide qui faisait son apparition au-dessus de la cité ? Les habitants s’étaient-ils réunis sur la place pour le saluer au passage ?

 

Non. À cette heure, il sillonnait l’espace dans l’autre hémisphère. Au surplus, quand bien même il eût sillonné l’espace au-dessus de l’horizon, ce n’est pas à l’œil nu qu’il eût été possible de l’apercevoir en plein jour.

 

À qui donc, alors, s’adressaient les acclamations de la foule ?

 

« Madame… c’est un ballon ! dit Bertha. Regardez !… le voilà qui se montre derrière la flèche de Saint-Andrew. »

 

Descendant lentement des hautes zones de l’atmosphère, un aérostat apparaissait, en effet, salué par les applaudissements sympathiques de la foule. Pourquoi ces applaudissements ? Cette ascension offrait-elle un intérêt particulier ? Y avait-il des raisons pour que le public lui fît un pareil succès ?

 

Oui vraiment, il y en avait.

 

La veille au soir, le ballon s’était enlevé d’une ville voisine, emportant à son bord le célèbre aéronaute Walter Vragg, accompagné d’un aide, et cette ascension n’avait d’autre but que de tenter une observation du bolide dans des conditions plus favorables. Telle était la cause de l’émotion de la foule anxieuse de connaître les résultats de cette originale tentative.

 

Il va de soi que, l’ascension décidée, Mr Dean Forsyth, au grand effroi de la vieille Mitz, avait demandé « à en être », comme disent les Français, et il va également de soi qu’il avait trouvé en face de lui le docteur Hudelson, émettant une prétention semblable, au non moins grand effroi de Mrs Hudelson. Situation éminemment délicate, l’aéronaute ne pouvant emmener avec lui qu’un seul passager. De là, grosse dispute épistolaire entre les deux rivaux qui excipaient de titres égaux. Finalement l’un et l’autre avaient été éconduits au profit d’un tiers, que Walter Vragg présentait comme son aide, et dont il affirmait ne pouvoir se passer.

 

Maintenant, un vent léger ramenait l’aérostat au-dessus de Whaston, et la population se proposait de faire aux aéronautes une réception triomphale.

 

Mollement poussé par une imperceptible brise, le ballon, continuant sa tranquille descente, prit terre juste au milieu de la place de la Constitution. Cent bras agrippèrent aussitôt la nacelle, tandis que sautaient sur le sol Walter Vragg et son aide.

 

Ce dernier, laissant son chef s’occuper de la délicate opération du dégonflement, s’avança d’un pas rapide vers l’impatiente Mrs Arcadia Stanfort.

 

Lorsqu’il fut près d’elle :

 

« Me voici, Madame, dit-il en s’inclinant.

 

– À dix heures trente-cinq, constata d’un ton sec Mrs Arcadia Stanfort, en montrant du doigt le cadran municipal.

 

– Et notre rendez-vous était pour dix heures et demie, je le sais, concéda le nouveau venu avec une déférente politesse. Je vous prie de m’excuser, les aérostats n’obéissant pas toujours à nos volontés avec la ponctualité qui serait désirable.

 

– Je ne me suis donc pas trompée ? C’est bien vous qui étiez dans ce ballon avec Walter Vragg ?

 

– C’est bien moi.

 

– M’expliquerez-vous ?…

 

– Rien de plus simple. Il m’a paru original, voilà tout, d’arriver de cette manière à notre rendez-vous. J’ai donc acheté, à coups de dollars, une place dans la nacelle, contre la promesse de Walter Vragg de me descendre ici à dix heures et demie sonnant. Je pense qu’on peut lui pardonner de s’être trompé de cinq minutes.

 

– On le peut, concéda Mrs Arcadia Stanfort, puisque vous voilà. Vos intentions n’ont pas changé, je suppose !

 

– En aucune manière.

 

– Votre opinion est toujours que nous faisons sagement en renonçant à la vie commune ?

 

– C’est mon opinion.

 

– La mienne, c’est que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre.

 

– Je partage entièrement votre avis.

 

– Assurément, Mr Stanfort, je suis loin de méconnaître vos qualités…

 

– Les vôtres, je les apprécie à leur juste valeur.

 

– On peut s’estimer et ne pas se plaire. L’estime n’est pas l’amour. Elle ne saurait faire supporter une aussi grande incompatibilité de caractères.

 

– C’est parler d’or.

 

– Il est évident que si nous nous étions aimés !…

 

– Ce serait bien différent.

 

– Mais nous ne nous aimons pas.

 

– Ce n’est que trop certain.

 

– Nous nous sommes mariés sans nous connaître, et nous avons eu quelques désillusions réciproques… Ah ! si nous nous étions rendu quelque service signalé capable de frapper notre imagination, les choses ne seraient peut-être pas ce qu’elles sont.

 

– Malheureusement, il n’en a pas été ainsi. Vous n’avez pas eu à sacrifier votre fortune pour m’éviter la ruine.

 

– Je l’aurais fait, Mr Stanfort. De votre côté, il ne vous a pas été donné de sauver ma vie au péril de la vôtre.

 

– Je n’eusse point hésité, Mrs Arcadia.

 

– J’en suis convaincue, mais l’occasion ne s’est pas présentée. Étrangers nous étions l’un à l’autre, étrangers nous sommes restés.

 

– Déplorablement exact.

 

– Nous avions cru avoir les mêmes goûts, à tout le moins en ce qui concerne les voyages…

 

– Et nous n’avons jamais pu être d’accord sur la direction à prendre !

 

– En effet, quand je désirais aller vers le Sud, votre désir était d’aller vers le Nord.

 

– Et lorsque mon intention était d’aller vers l’Ouest, la vôtre était d’aller vers l’Est !

 

– Cette affaire du bolide a fait déborder la coupe.

 

– Elle l’a fait déborder.

 

– Car vous êtes toujours décidé, n’est-il pas vrai, à vous ranger du parti de Mr Dean Forsyth ?

 

– Absolument décidé.

 

– Et à vous mettre en route pour le Japon, afin d’assister à la chute du météore ?

 

– En effet.

 

– Or, comme je suis, moi, résolue à suivre l’opinion du docteur Sydney Hudelson…

 

– Et à vous rendre en Patagonie…

 

– Il n’y a pas de conciliation possible.

 

– Il n’y en a pas.

 

– Nous n’avons donc qu’une chose à faire.

 

– Une seule !

 

– C’est de nous rendre devant le juge, Monsieur.

 

– Je vous suis, Madame. »

 

Tous deux, sur la même ligne, à la distance de trois pas, se dirigèrent vers la maison de Mr Proth, suivis à distance respectueuse par la femme de chambre Bertha.

 

La vieille Kate se tenait sur la porte.

 

« Mr Proth ? demandèrent à la fois Mr et Mrs Stanfort.

 

– Il est absent », répondit Kate.

 

Les visages des deux justiciables s’allongèrent pareillement.

 

« Pour longtemps ? demanda Mrs Stanfort.

 

– Jusqu’au dîner, dit Kate.

 

– Et il dîne ?

 

– À une heure.

 

– Nous reviendrons à une heure, » affirmèrent à l’unisson Mr et Mrs Stanfort en s’éloignant. Parvenus au milieu de la place, qu’encombrait toujours le ballon de Walter Vragg, ils firent halte un instant.

 

« Nous avons deux heures à perdre, constata Mrs Arcadia Stanfort.

 

– Deux heures et quart, précisa Mr Seth Stanfort.

 

– Vous plairait-il de passer ces deux heures ensemble ?

 

– Si vous avez la bonté d’y consentir.

 

– Que diriez-vous d’une promenade sur le bord du Potomac ?

 

– J’allais vous le proposer. »

 

Le mari et la femme ne commencèrent à s’éloigner dans la direction d’Exeter street que pour s’arrêter au bout de trois pas.

 

« Me permettrez-vous une remarque ? interrogea Mr Stanfort.

 

– Je la permets, répondit Mrs Arcadia.

 

– Je constaterai donc que nous sommes d’accord. C’est la première fois, Mrs Arcadia !

 

– Et la dernière ! » riposta celle-ci en se remettant en marche.

 

Pour atteindre le commencement d’Exeter street, Mr et Mrs Stanfort durent se frayer un passage au milieu de la foule de plus en plus compacte rassemblée autour de l’aérostat. Et si cette foule n’était pas plus dense, si tous les habitants de Whaston n’étaient pas réunis place de la Constitution, c’est qu’une autre attraction plus sensationnelle encore absorbait en ce moment même le plus clair de l’intérêt public. Dès les premières lueurs de l’aube, la ville entière s’était portée au Palais de Justice, devant lequel une « queue » formidable n’avait pas tardé à s’allonger. Aussitôt l’ouverture des portes, on s’était rué en tumulte dans la salle du Tribunal qui fut pleine à craquer en un clin d’œil. Force avait bien été de rétrograder à ceux qui n’avaient pu y trouver place, et ce sont ces malchanceux ou retardataires qui, à titre de compensation, assistaient à l’atterrissage de Walter Vragg.

 

Qu’ils eussent préféré être entassés avec les privilégiés qui remplissaient la salle du Tribunal, où se plaidait en ce moment la cause la plus gigantesque qui ait jamais été dans le passé et qui puisse jamais être dans l’avenir soumise à l’appréciation des juges !

 

Certes, le délire des foules avait paru poussé à ses extrêmes limites, lorsque l’Observatoire de Paris fit connaître que le bolide, ou tout au moins son noyau, était d’or pur. Et pourtant, ce délire n’aurait pu être comparé à celui qui se manifesta sur tous les points de la terre, lorsque Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson affirmèrent catégoriquement que l’astéroïde tomberait. Innombrables furent les cas de folie qui se déclarèrent en cette circonstance, et il n’y eut pas d’asile d’aliénés qui ne devînt trop petit en quelques jours.

 

Mais, parmi tous ces fous, les plus fous étaient, à coup sûr, les auteurs de l’émotion qui secouait la terre.

 

Jusque-là, ni Mr Dean Forsyth ni le docteur Hudelson n’avaient entrevu pareille éventualité. S’ils avaient réclamé avec tant d’ardeur la priorité de la découverte du bolide, ce n’était pas à cause de sa valeur, de ses milliards dont personne n’aurait jamais rien, non, c’était pour attacher, l’un le nom de Forsyth, l’autre le nom de Hudelson, à ce grand fait astronomique.

 

La situation changea du tout au tout, après qu’ils eurent constaté, dans la nuit du 11 au 12 mai, le trouble survenu dans la course du météore. Une question plus brûlante que les autres s’imposa aussitôt à leur esprit.

 

À qui appartiendrait le bolide après sa chute ? À qui les trillions du noyau qu’entourait maintenant une étincelante auréole ? Celle-ci disparue – et, d’ailleurs, on n’avait que faire d’impalpables rayons, – le noyau serait là. Lui, on ne serait pas embarrassé pour le convertir en monnaie sonnante et trébuchante !…

 

À qui appartiendrait-il ?

 

« À moi ! s’était écrié sans hésiter Mr Dean Forsyth, à moi qui, le premier, ai signalé sa présence sur l’horizon de Whaston ! »

 

« À moi ! s’était écrié avec une égale conviction le docteur Hudelson, puisque je suis l’auteur de sa découverte ! »

 

Ces prétentions contradictoires et inconciliables, les deux insensés n’avaient pas manqué de les faire valoir par la voie de la Presse. Pendant deux jours, les journaux de Whaston avaient eu leurs colonnes encombrées par la prose furieuse des deux adversaires. Ceux-ci se jetèrent à la tête les épithètes les plus malsonnantes à propos du bolide inaccessible, qui semblait vraiment se moquer d’eux du haut de ses quatre cents kilomètres.

 

On conçoit qu’il ne pouvait, dans ces conditions, être question du mariage projeté. Aussi la date du 15 mai passa-t-elle sans que Francis et Jenny eussent cessé d’être fiancés.

 

Étaient-ils même fondés à se dire fiancés ? À son neveu, qui faisait auprès de lui une dernière tentative, Mr Dean Forsyth avait textuellement répondu :

 

« Je tiens le docteur pour un misérable, et jamais je ne donnerai mon consentement à ton mariage avec la fille d’un Hudelson. »

 

Et, presque à la même heure, ledit docteur Hudelson coupait court aux lamentations de sa fille en s’écriant en propres termes :

 

« L’oncle de Francis est un malhonnête homme, et jamais ma fille n’épousera le neveu d’un Forsyth. »

 

C’était catégorique, et force fut de s’incliner.

 

L’ascension aérostatique de Walter Vragg avait fourni une nouvelle occasion de se manifester à la haine que les deux astronomes éprouvaient l’un pour l’autre. Dans les lettres que publia avec empressement une Presse avide de scandales, inouïe fut la violence des expressions employées de part et d’autre, ce qui n’était pas fait, on en conviendra, pour améliorer la situation.

 

Toutefois, s’injurier n’est pas une solution. Lorsqu’on est en désaccord, il n’y a qu’à agir comme tout le monde en pareil cas, et à s’en remettre à la Justice. C’est le meilleur, le seul moyen de terminer un différend.

 

Les deux antagonistes avaient fini par en convenir.

 

C’est pourquoi, le 17 mai, une assignation, à comparaître dès le lendemain devant le tribunal de l’estimable Mr John Proth avait été adressée par Mr Dean Forsyth au docteur Hudelson ; c’est pourquoi une assignation identique avait été immédiatement envoyée par le docteur Hudelson à Mr Dean Forsyth ; c’est pourquoi, enfin, ce matin-là, 18 mai, une foule bruyante et trépidante avait envahi le prétoire.

 

Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson étaient présents. Réciproquement cités devant le juge, les deux rivaux se trouvaient en face l’un de l’autre.

 

Plusieurs affaires venaient d’être expédiées au commencement de l’audience et les parties, arrivées en se menaçant du poing, avaient quitté la salle bras dessus, bras dessous, à l’entière satisfaction de Mr Proth. En serait-il ainsi des deux adversaires qui allaient se présenter devant lui ?

 

« L’affaire suivante, ordonna-t-il.

 

– Forsyth contre Hudelson et Hudelson contre Forsyth, appela le greffier.

 

– Que ces messieurs s’approchent », dit le juge, en se redressant sur son fauteuil. Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson s’avancèrent hors des groupes de partisans qui leur faisaient escorte. Ils étaient là, l’un près de l’autre, se toisant du regard, les yeux allumés, les mains crispées, tels deux canons chargés jusqu’à la gueule et dont une étincelle suffirait à provoquer la double détonation.

 

« De quoi s’agit-il, Messieurs ? » demanda le juge Proth, qui savait de reste ce dont il retournait.

 

Ce fut Mr Dean Forsyth qui prit le premier la parole.

 

« Je viens faire valoir mes droits…

 

– Et moi, les miens », interrompit aussitôt Mr. Hudelson.

 

Ce fut, sans transition, un assourdissant duo, dans lequel on ne chantait ni à la tierce, ni à la sixte, mais, contre toutes les règles de l’harmonie, en perpétuelle dissonance.

 

Mr Proth frappa son bureau à coups précipités d’un couteau d’ivoire, comme fait de son archet un chef d’orchestre qui veut mettre fin à une cacophonie insupportable.

 

« De grâce, Messieurs, dit-il, expliquez-vous l’un après l’autre ! Me conformant à l’ordre alphabétique, je donne la parole à Mr Forsyth ; Mr Hudelson répondra ensuite à loisir. »

 

Ce fut donc Mr Dean Forsyth qui exposa l’affaire, le premier, tandis que le docteur ne se contenait qu’au prix des plus grands efforts. Il raconta comment, le 16 mars, à sept heures trente-sept minutes vingt secondes du matin, étant en observation dans sa tour d’Elisabeth street, il avait aperçu un bolide traversant le ciel du Nord au Sud, comment il avait suivi ce météore tout le temps qu’il fut visible, et comment enfin, quelques jours plus tard, il avait envoyé une lettre à l’observatoire de Pittsburg pour signaler sa découverte et en établir la priorité.

 

Le docteur Hudelson, lorsque ce fut son tour de parler, donna forcément une explication identique, si bien que le tribunal, après ces deux plaidoiries, ne devait pas être mieux renseigné qu’auparavant.

 

Il paraissait l’être, toutefois, suffisamment, puisque Mr Proth ne demanda aucune explication complémentaire. D’un geste onctueux, il réclama simplement le silence et, quand il l’eut obtenu, donna lecture du jugement qu’il avait rédigé pendant que parlaient les deux adversaires.

 

« Considérant, d’une part, disait ce jugement, que Mr Dean Forsyth déclare avoir découvert un bolide qui traversait l’atmosphère au-dessus de Whaston, le 16 mars à sept heures trente-sept minutes et vingt secondes du matin ;

 

« Considérant, d’autre part, que Mr Sydney Hudelson déclare avoir aperçu le même bolide à la même heure, à la même minute et à la même seconde…

 

– Oui ! Oui ! s’écrièrent les partisans du docteur en brandissant frénétiquement leurs poings vers le ciel.

 

– Non ! Non ! ripostèrent les partisans de Mr Forsyth en frappant du pied.

 

« Mais, attendu que l’instance engagée repose sur une question de minutes et de secondes, et qu’elle est d’ordre exclusivement scientifique ;

 

« Attendu qu’il n’existe pas d’article de loi applicable à la priorité d’une découverte astronomique.

 

« Par ces motifs nous déclarons incompétent et condamnons les deux parties solidairement aux dépens. »

 

Le magistrat ne pouvait évidemment répondre d’autre façon.

 

D’ailleurs, – et telle était peut-être l’intention du juge, – les plaideurs étant renvoyés dos à dos, il n’y avait du moins pas à craindre qu’ils se livrassent, dans cette position, à des actes de violence réciproque. C’était un avantage appréciable.

 

Mais ni les plaideurs, ni leurs partisans n’entendaient que l’affaire finît de la sorte. Si Mr Proth avait espéré s’en tirer par une déclaration d’incompétence, il lui fallut renoncer à cet espoir.

 

Deux voix dominèrent le murmure unanime qui avait accueilli le prononcé du jugement.

 

« Je demande la parole, criaient à la fois Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson.

 

– Bien que je n’aie point à revenir sur ma sentence, répondit le magistrat, de ce ton aimable qu’il n’abandonnait jamais, même dans les circonstances les plus graves, j’accorde volontiers la parole à Mr Dean Forsyth et au docteur Hudelson, à la condition qu’ils consentiront à ne la prendre que l’un après l’autre. »

 

C’était trop demander aux deux rivaux. C’est ensemble qu’ils répondirent, avec la même volubilité, la même véhémence de langage, celui-ci ne voulant pas être en retard d’un mot, d’une syllabe sur celui-là.

 

Mr Proth comprit que le plus sage serait de les laisser aller et prêta l’oreille de son mieux. Il parvint ainsi à comprendre le sens de leur nouvelle argumentation. Il ne s’agissait plus d’une question astronomique, mais d’une question d’intérêts, d’une revendication de propriété. En un mot, puisque le bolide devait finir par tomber, à qui appartiendrait-il ? Serait-ce à Mr Dean Forsyth ? Serait-ce au docteur Hudelson ?

 

« À Mr Forsyth ! s’écrièrent les partisans de la tour.

 

– Au docteur Hudelson ! » s’écrièrent les partisans du donjon.

 

Mr Proth, dont la bonne figure s’éclairait d’un charmant sourire de philosophe, réclama le silence, et l’obtint sur-le-champ, tant l’intérêt de tous était vivement excité.

 

« Messieurs, dit-il, vous me permettrez, avant tout, de vous donner un conseil. Dans le cas où le bolide tomberait, en effet…

 

– Il tombera ! répétèrent à l’envi les partisans de Mr Dean Forsyth et du docteur Hudelson.

 

– Soit ! accorda le magistrat avec une condescendante politesse dont la magistrature ne donne pas toujours l’exemple, même en Amérique. Je n’y vois, pour ma part, aucun inconvénient et souhaite seulement qu’il ne tombe pas sur les fleurs de mon jardin. »

 

Quelques sourires coururent dans l’assistance. Mr Proth profita de cette détente pour adresser un regard bienveillant à ses deux justiciables. Hélas ! bienveillance inutile. Apprivoiser des tigres altérés de carnage eût été besogne plus facile que réconcilier ces irréconciliables plaideurs.

 

« Dans ce cas, reprit le paternel magistrat, comme il s’agirait d’un bolide ayant une valeur de cinq mille sept cent quatre-vingt-huit milliards, je vous engagerais à partager !

 

– Jamais ! »

 

Ce mot si nettement négatif éclata de toutes parts. Jamais Mr Forsyth ni Mr Hudelson ne consentiraient à un partage ! Sans doute, cela leur eût fait près de trois trillions à chacun ; mais il n’y a pas de trillions qui tiennent devant une question d’amour-propre.

 

Avec sa connaissance des faiblesses humaines, Mr Proth ne fut pas autrement surpris que son conseil, si sage qu’il fût, eût contre lui l’unanimité de l’assistance. Il ne se déconcerta pas, et attendit de nouveau que le tumulte fût apaisé. « Puisque toute conciliation est impossible, dit-il, aussitôt qu’il lui fut possible de se faire entendre, le Tribunal va rendre son jugement. »

 

À ces mots, un profond silence s’établit comme par enchantement, et nul ne se permit d’interrompre Mr Proth, qui dictait d’une voix paisible à son greffier :

 

« Le Tribunal,

 

« Ouï les parties en leurs conclusions et plaidoiries ;

 

« Attendu que les allégations produites ont même valeur de part et d’autre et sont appuyées sur les mêmes commencements de preuve :

 

« Attendu que la découverte d’un météore ne découle pas nécessairement sur ledit un droit de propriété, que la loi est muette à cet égard et que, à défaut de la loi, il n’existe rien d’analogue dans la jurisprudence ;

 

« Que l’exercice de ce prétendu droit de propriété, fût-il fondé, pourrait, en raison des circonstances particulières de la cause, se heurter en fait à d’insurmontables difficultés, et qu’un jugement quelconque risquerait de rester lettre morte, ce qui, au grand dommage des principes sur lesquels repose toute société civilisée, serait de nature à diminuer dans l’esprit public la juste autorité de la chose jugée ;

 

« Qu’il échet, dans une espèce aussi spéciale, d’agir avec prudence et circonspection ;

 

« Attendu enfin que l’instance engagée roule, quelles que soient les affirmations des parties, sur un événement hypothétique qui peut fort bien ne pas se réaliser ;

 

« Que le météore peut, d’ailleurs, tomber au sein des mers qui recouvrent les trois quarts du globe ;

 

« Que, dans l’un et l’autre cas, l’affaire devrait être rayée du rôle, par suite de la disparition de toute matière litigieuse ;

 

« Par ces motifs,

 

« Remet à statuer après la chute effective et dûment constatée du bolide contesté.

 

« Un point », dicta Mr Proth, qui se leva en même temps de son fauteuil.

 

L’audience était terminée.

 

L’auditoire était resté sous l’impression des sages « attendus » de Mr Proth. Rien d’impossible, en effet, à ce que le bolide tombât au fond des mers où il faudrait renoncer à le repêcher. D’autre part, à quelles « difficultés insurmontables » le juge avait-il fait allusion ? Que signifiaient ces paroles mystérieuses ?

 

Tout cela portait à réfléchir, et la réflexion rend d’ordinaire le calme aux esprits surexcités.

 

Il est à supposer que Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne réfléchissaient pas, car eux, du moins, ne se calmaient pas, loin de là. Des deux extrémités de la salle, ils se montraient réciproquement le poing en haranguant leurs partisans.

 

« Je ne qualifierai pas ce jugement, clamait Mr Dean Forsyth, d’une voix de stentor, il est proprement insensé !

 

– Ce jugement est absurde, criait en même temps à tue-tête Mr Sydney Hudelson.

 

– Dire que mon bolide ne tombera pas !…

 

– Douter de la chute de mon bolide !…

 

– Il tombera où je l’ai annoncé !…

 

– J’ai fixé le lieu de sa chute !…

 

– Et puisque je ne puis me faire rendre justice…

 

– Et puisqu’on m’oppose un déni de justice…

 

– J’irai défendre mes droits jusqu’au bout, et je pars ce soir même…

 

– Je soutiendrai mon droit jusqu’à la dernière extrémité, et je me mets en route aujourd’hui même…

 

– Pour le Japon ! hurla Mr Dean Forsyth.

 

– Pour la Patagonie ! hurla pareillement le docteur Hudelson.

 

– Hurrah ! » répondirent d’une seule voix les deux camps adverses.

 

Lorsque tout le monde fut dehors, la foule se divisa en deux groupes, auxquels se joignirent les curieux qui n’avaient pu trouver place dans la salle d’audience. Ce fut un beau tumulte ; cris, provocations, menaces de ces enragés. Et sans doute les voies de fait n’étaient pas loin, car, visiblement, les partisans de Mr Dean demandaient qu’à lyncher Mr Hudelson, et les partisans de, Mr Hudelson étaient friands de lyncher Mr Forsyth, ce qui eût été une façon ultra-américaine de terminer l’affaire…

 

Heureusement, les autorités avaient pris leurs précautions. De nombreux policemen intervinrent, avec autant de résolution que d’opportunité, et séparèrent les combattants.

 

Les adversaires furent à peine écartés les uns des autres, que leur colère un peu superficielle tomba. Comme il leur fallait bien, cependant conserver un prétexte pour faire le plus de vacarme possible, s’ils cessèrent leurs cris contre le chef du parti qui n’avait pas leur préférence, ils continuèrent à en pousser en l’honneur de celui dont ils avaient adopté le drapeau.

 

« Hurrah pour Dean Forsyth ! »

 

« Hurrah pour Hudelson ! »

 

Ces exclamations se croisaient avec un bruit de tonnerre. Bientôt, elles se fondirent en un seul rugissement :

 

« À la gare ! » hurlaient les deux partis enfin d’accord.

 

La foule, aussitôt, s’organisa elle-même en deux cortèges qui traversèrent obliquement la place de la Constitution enfin débarrassée du ballon de Walter Vragg. À la tête de l’un des cortèges paradait Mr Dean Forsyth, et le docteur Sydney Hudelson à la tête de l’autre.

 

Les policemen laissaient faire avec indifférence, toute crainte de troubles étant écartée. Nul danger, en effet, qu’il survînt une collision entre les deux cortèges, dont l’un conduisait triomphalement Mr Dean Forsyth à la gare de l’Ouest, première étape, pour lui, de San Francisco et du Japon, et dont l’autre escortait non moins triomphalement le docteur Sydney Hudelson à la gare de l’Est, terminus de la ligne de New-York où il s’embarquerait pour la Patagonie.

 

Peu à peu les vociférations décrurent, puis s’éteignirent dans l’éloignement.

 

Mr John Proth, qui, sur le pas de sa porte, s’était diverti à regarder la foule tumultueuse, songea alors qu’il était l’heure de déjeuner et fit un mouvement pour rentrer chez lui.

 

À ce moment, il fut abordé par un gentleman et par une dame qui s’étaient avancés jusqu’à lui en suivant le pourtour de la place.

 

« Un mot, s’il vous plaît, monsieur le juge, dit le gentleman.

 

– Tout à votre service, Mr et Mrs Stanfort, répondit Mr Proth avec amabilité.

 

– Monsieur le juge, reprit Mr Stanfort, lorsque nous avons comparu devant vous, il y a deux mois, c’était pour contracter mariage…

 

– Et je me félicite, déclara Mr Proth, d’avoir pu faire votre connaissance à cette occasion.

 

– Aujourd’hui, monsieur le juge, ajouta Mr Stanfort, nous nous présentons devant vous pour divorcer. »

 

Le juge Proth, en homme d’expérience, comprit que ce n’était pas le moment de tenter une conciliation.

 

« Je ne me félicite pas moins de cette occasion de renouveler connaissance », dit-il sans se démonter.

 

Les deux comparants s’inclinèrent.

 

« Veuillez prendre la peine d’entrer, proposa le magistrat.

 

– Est-ce bien nécessaire ? » demanda Mr Seth Stanfort, comme il l’avait fait deux mois auparavant.

 

Et, comme deux mois auparavant, Mr Proth répondit avec flegme :

 

« Aucunement. »

 

Impossible d’être plus accommodant. D’ailleurs, bien qu’ils ne soient pas prononcés, en général, dans des conditions aussi anormales, les divorces n’en sont pas pour cela plus difficiles à obtenir dans la grande république de l’Union.

 

Il semble que rien ne soit aussi aisé, et l’on se délie plus facilement qu’on ne s’est lié dans cet étonnant pays d’Amérique. En de certains États, il suffit d’établir un domicile fictif, et il n’est pas indispensable de se présenter en personne pour divorcer. Des agences spéciales se chargent de réunir les témoins et de procurer des prête-noms. Elles ont des recruteurs à cet effet et il en existe de célèbres.

 

Mr et Mrs Stanfort n’avaient pas eu besoin de recourir à de tels subterfuges. C’est au lieu de leur domicile réel, à Richmond, en pleine Virginie, qu’ils avaient fait les démarches et accompli les formalités nécessaires. Et s’ils étaient maintenant à Whaston, c’était par simple fantaisie de rompre leur mariage à l’endroit même où il avait été contracté.

 

« Vous avez des actes en règle ? demanda le magistrat.

 

– Voici les miens, dit Mrs Stanfort.

 

– Voici les miens », dit Mr Stanfort.

 

Mr Proth prit les papiers, les examina, s’assura qu’ils étaient en bonne et due forme. Après quoi, il se contenta de répondre :

 

« Et voici l’acte de divorce tout imprimé. Il n’y a plus qu’à y inscrire les noms et à signer. Mais je ne sais si nous pourrons ici…

 

– Permettez-moi de vous proposer ce stylographe perfectionné, intervint Mr Stanfort en tendant l’instrument à Mr Proth.

 

– Et ce carton qui fera parfaitement office de sous-main, ajouta Mrs Stanfort en enlevant des mains de sa femme de chambre une grande boîte plate qu’elle offrit au magistrat.

 

– Vous avez réponse à tout », approuva celui-ci, qui commença à remplir les blancs de l’acte imprimé.

 

Ce travail terminé, il présenta la plume à Mrs Stanfort.

 

Sans une observation, sans qu’une hésitation fît trembler sa main, Mrs Stanfort signa de son nom : Arcadia Walker.

 

Avec le même sang-froid, Mr Seth Stanfort signa après elle.

 

Puis chacun d’eux présentant, comme deux mois plus tôt, un billet de cinq cents dollars :

 

« Pour honoraires, dit de nouveau Mr Seth Stanfort.

 

– Pour les pauvres, » répéta Mrs Arcadia Walker.

 

Sans plus tarder, ils s’inclinèrent devant le magistrat, se saluèrent réciproquement et s’éloignèrent sans retourner la tête, l’un montant vers le faubourg de Wilcox, l’autre dans une direction opposée.

 

Lorsqu’ils eurent disparu, Mr Proth rentra définitivement chez lui, où le déjeuner l’attendait depuis trop longtemps.

 

« Savez-vous, Kate, ce que je devrais mettre sur mon enseigne ? dit-il à sa vieille servante, tout en fixant sa serviette sous le menton.

 

– Non, Monsieur.

 

– Je devrais mettre ceci : « Ici, on se marie à cheval et l’on divorce à pied ! »

 

CHAPITRE XIII

Dans lequel on voit, comme l’a prévu le juge Proth, surgir le troisième larron, bientôt suivi d’un quatrième.

 

Mieux vaut renoncer à peindre la profonde douleur de la famille Hudelson et le désespoir de Francis Gordon. Assurément celui-ci n’aurait pas hésité à rompre avec son oncle, à se passer de son agrément, à braver sa colère et ses inévitables conséquences. Mais ce qu’il pouvait contre Mr Dean Forsyth, il ne le pouvait pas contre Mr Hudelson. En vain Mrs Hudelson avait-elle essayé d’obtenir le consentement de son mari et de le faire revenir sur sa décision : ni ses supplications, ni ses reproches ne firent fléchir l’entêté docteur. Loo, la petite Loo elle-même, s’était vue impitoyablement repoussée malgré ses prières, ses cajoleries et ses larmes impuissantes.

 

Désormais, on ne pourrait même plus recommencer ces tentatives, puisque l’oncle et le père, définitivement frappés de folie, étaient partis pour de lointains pays.

 

Combien pourtant ce double départ était inutile ! Combien inutile le divorce dont les affirmations des deux astronomes avaient été la cause déterminante pour Mr Seth Stanfort et pour Mrs Arcadia Walker ! Si ces quatre personnages s’étaient imposé seulement vingt-quatre heures de réflexion supplémentaire, leur conduite eût été certainement toute différente.

 

Dès le lendemain matin, en effet, les journaux de Whaston et d’ailleurs publièrent, sous la signature de J. B. K. Lowenthal, directeur de l’Observatoire de Boston, une note qui modifiait grandement la situation. Pas tendre pour les deux gloires whastoniennes, cette note, que l’on trouvera ci-dessous reproduite in extenso.

 

« Une communication, faite, ces jours derniers, par deux amateurs de la ville de Whaston, a fortement ému le public. Il nous appartient de remettre les choses au point.

 

« On nous permettra auparavant de déplorer que des communications de cette gravité soient faites à la légère, sans avoir été au préalable soumises au contrôle de savants véritables. Ces savants ne manquent pas. Leur science, garantie par brevets et diplômes, s’exerce dans un grand nombre d’observatoires officiels.

 

« Il est très glorieux, sans doute, d’apercevoir le premier un corps céleste qui a la complaisance de traverser le champ d’une lunette braquée vers le ciel. Mais ce hasard favorable n’a pas la vertu de transformer du coup de simples amateurs en mathématiciens de profession. Si, méconnaissant cette vérité de bon sens, on aborde inconsidérément des problèmes qui exigent une spéciale compétence, on s’expose à commettre des erreurs dans le genre de celle qu’il est de notre devoir de redresser.

 

« Il est bien exact que le bolide dont toute la terre s’occupe en ce moment a éprouvé une perturbation. MM. Forsyth et Hudelson ont eu le grand tort de se contenter d’une seule observation et de baser sur cette donnée incomplète des calculs qui, d’ailleurs, sont faux. En tenant compte seulement du trouble qu’ils ont pu constater le soir du 11 ou le matin du 12 mai, on arriverait, en effet, à des résultats entièrement différents des leurs. Mais il y a plus. Le trouble dans la marche du bolide n’a ni commencé ni fini le 11 ni le 12 mai. La première perturbation remonte au 10 mai, et il s’en produit encore à l’heure actuelle.

 

« Cette perturbation ou plutôt ces perturbations successives ont eu comme résultat, d’une part, de rapprocher le bolide de la surface de la terre et, d’autre part, de faire dévier sa trajectoire. À la date du 17 mai, la distance du bolide avait décru de 78 kilomètres environ, et la déviation de sa trajectoire atteignait près de 55 minutes d’arc.

 

« Cette double modification de l’état de choses antérieur n’a pas été réalisée en une seule fois. Elle est au contraire le total de changements très petits qui n’ont cessé de s’ajouter les uns aux autres depuis le 10 de ce mois.

 

« Il a été jusqu’ici impossible de découvrir la raison du trouble que le bolide a éprouvé. Rien dans le ciel ne paraît être de nature à l’expliquer. Les recherches continuent sur ce point, et il n’y a pas lieu de mettre en doute qu’elles n’aboutissent à bref délai.

 

« Quoi qu’il en soit à cet égard, il est au moins prématuré d’annoncer la chute de cet astéroïde, et a fortiori de fixer l’endroit et la date de cette chute. Évidemment, si la cause inconnue qui influence le bolide continue à agir dans le même sens, il finira par tomber, mais rien n’autorise jusqu’ici à affirmer qu’il en sera ainsi. Actuellement, sa vitesse relative a nécessairement augmenté, puisqu’il décrit une orbite plus petite. Il n’aurait donc aucune tendance à tomber, dans le cas où la force qui le sollicite cesserait de lui être appliquée.

 

« Dans l’hypothèse contraire, les perturbations constatées à chaque passage du météore ayant été jusqu’à ce jour inégales, et leurs variations d’intensité semblant n’obéir à aucune loi, on ne saurait, tout en pronostiquant la chute, en préciser le lieu ni la date.

 

« En résumé, nous conclurons ainsi qu’il suit : La chute du bolide paraît probable ; elle n’est pas certaine. Dans tous les cas, elle n’est pas imminente.

 

« Nous conseillons donc le calme, en présence d’une éventualité qui demeure hypothétique et dont la réalisation peut au surplus ne conduire à aucun résultat pratique. Nous aurons soin, d’ailleurs, à l’avenir, de tenir le public au courant par des notes quotidiennes qui relateront au jour le jour la marche des événements. »

 

Mr Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker eurent-ils connaissance des conclusions de J. B. K. Lowenthal ? Ce point est demeuré obscur. En ce qui concerne Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson, c’est à Saint-Louis, dans l’État de Missouri, pour le premier, et à New-York, pour le second, qu’ils reçurent le camouflet à eux adressé par le directeur de l’Observatoire de Boston. Ils en rougirent comme d’un véritable soufflet.

 

Quelque cruelle que fût leur humiliation, il n’y avait qu’à s’incliner. On ne discute pas avec un savant comme J.B.K. Lowenthal. Mr Forsyth et Mr Hudelson revinrent donc l’oreille basse à Whaston, celui-là faisant le sacrifice de son billet payé jusqu’à San-Francisco, celui-ci abandonnant à une compagnie rapace le prix de sa cabine déjà retenue jusqu’à Buenos-Aires.

 

De retour à leurs domiciles respectifs, ils montèrent impatiemment, l’un à sa tour, l’autre à son donjon. Il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour reconnaître que J.B.K. Lowenthal avait raison, puisqu’ils eurent beaucoup de peine à retrouver leur bolide vagabond et qu’ils ne l’aperçurent pas au rendez-vous que leurs calculs, décidément inexacts, lui assignaient.

 

Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne tardèrent pas à ressentir les effets de leur pénible erreur. Qu’étaient-ils devenus, ces cortèges qui les avaient triomphalement conduits à la gare ? Visiblement la faveur publique s’était retirée d’eux. Qu’il leur fut douloureux, après avoir savouré à longs traits la popularité, d’être soudain privés de ce breuvage enivrant !

 

Mais un souci plus grave s’imposa bientôt à leur attention. Ainsi que le juge John Proth l’avait prédit à mots couverts, un troisième compétiteur se dressait en face d’eux. Ce fut d’abord un bruit sourd qui courut dans la foule, puis, en quelques heures, ce bruit sourd devint nouvelle officielle, annoncée à son de trompe urbi et orbi.

 

Difficile à combattre, ce troisième larron, qui réunissait en sa personne tout l’univers civilisé. Si Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson n’avaient pas été aveuglés à ce point par la passion, ils eussent dès l’origine prévu son intervention. Au lieu de s’intenter réciproquement un procès ridicule, ils se seraient dit que les divers gouvernements du monde s’occuperaient nécessairement de ces milliers de milliards, dont l’apport subit pouvait être la cause de la plus terrible révolution financière. Ce raisonnement si naturel et si simple, Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne l’avaient cependant pas fait, et l’annonce de la réunion d’une Conférence Internationale les atteignit comme un coup de foudre.

 

Ils coururent aux informations. La nouvelle était exacte. Même on désignait déjà les membres de la future Conférence qui se réunirait à Washington, à une date que la longueur du voyage de certains délégués rendait malheureusement plus éloignée qu’il n’eût été désirable. Toutefois, pressés par les circonstances, les gouvernements avaient décidé que, sans attendre les délégués, il serait tenu à Washington des réunions préparatoires entre les divers diplomates accrédités auprès du gouvernement américain. Les délégués extraordinaires arriveraient pendant que se poursuivraient ces réunions préparatoires, au cours desquelles on déblayerait le terrain, si bien que la conférence définitivement constituée aurait, dès sa première séance, un programme bien défini.

 

On ne s’attend pas à trouver ici la liste des États susceptibles de faire partie de la Conférence. Ainsi qu’il a été dit, cette liste comprendrait la totalité de l’univers civilisé. Aucun empire, aucun royaume, aucune république, aucune principauté ne s’étaient désintéressés de la question en litige, et tous avaient désigné un délégué, depuis la Russie et la Chine, représentées respectivement par M. Ivan Saratoff, de Riga, et par Son Excellence Li-Mao-Tchi, de Canton, jusqu’aux Républiques de San-Marin et d’Andorre dont MM. Beveragi et Ramontcho défendraient fermement les intérêts.

 

Toutes les ambitions étaient permises, tous les espoirs étaient légitimes, puisque nul ne savait encore où le météore tomberait, en admettant qu’il dût effectivement tomber.

 

La première réunion préparatoire eut lieu le 25 mai, à Washington. Elle débuta par régler ne varietur la question Forsyth-Hudelson, ce qui ne demanda pas plus de cinq minutes. Ces messieurs, qui avaient fait le voyage tout exprès, insistèrent vainement pour être entendus. Ils furent éconduits comme de misérables intrus. On juge de leur fureur quand ils revinrent à Whaston. Mais la vérité force à dire que leurs récriminations restèrent sans écho. Dans la Presse, qui, si longtemps, les avait couverts de fleurs, il ne se trouva pas un seul journal pour prendre leur défense. Ah ! on leur avait donné à satiété de « l’honorable citoyen de Whaston », de « l’ingénieux astronome », du « mathématicien aussi éminent que modeste » ! Letton était changé maintenant.

 

« Que venaient faire à Washington ces deux fantoches ?… Ils avaient été les premiers à signaler le météore ?… Et puis après ?… Est-ce que cette circonstance fortuite leur donnait des droits quelconques ?… Étaient-ils pour quelque chose dans sa chute ?… En vérité, il n’y avait même pas lieu de discuter d’aussi ridicules prétentions ! » Voilà comment s’exprimait la Presse à présent. Sic transit gloria mundi !

 

Cette question réglée, les travaux sérieux commencèrent.

 

Tout d’abord plusieurs séances furent consacrées à dresser la liste des États souverains auxquels serait reconnu le droit de participer à la Conférence. Beaucoup d’entre eux n’avaient pas de représentant attitré à Washington. Il s’agissait de réserver le principe de leur collaboration pour le jour où la Conférence entamerait la discussion sur le fond. L’établissement de cette liste n’alla pas tout seul et les discussions atteignirent un degré de vivacité qui promettait pour l’avenir. La Hongrie et la Finlande, par exemple, émirent la prétention d’être directement représentées, prétention contre laquelle s’élevèrent vivement les cabinets de Vienne et de Saint-Pétersbourg. D’autre part, la France et la Turquie entamèrent, à propos de la Tunisie, une violente discussion que l’intervention personnelle du Bey vint encore compliquer. Le Japon, de son côté, éprouva de grands ennuis au sujet de la Corée. Bref, la plupart des nations se heurtant à des difficultés analogues, on n’avait encore abouti à aucune solution après sept séances consécutives, quand, le 1er juin, un incident inattendu vint jeter le trouble dans les esprits.

 

Ainsi qu’il l’avait promis, J.B.K. Lowenthal donnait régulièrement chaque jour des nouvelles du bolide, sous forme de courtes notes communiquées à la Presse. Ces notes n’avaient, jusqu’alors, rien offert de particulièrement spécial. Elles se contentaient d’informer l’Univers que la marche du météore continuait à subir des changements très petits, dont l’ensemble rendait la chute de plus en plus probable, sans qu’il fût toutefois possible de la considérer encore comme certaine.

 

Mais la note publiée le 1er juin fut notablement différente de celles qui l’avaient précédée. C’était à croire, vraiment, que le trouble du bolide avait quelque chose de contagieux, tant J.B.K. Lowenthal se montrait troublé à son tour.

 

« Ce n’est pas sans une réelle émotion, disait-il ce jour-là, que nous portons à la connaissance du public les phénomènes étranges dont nous avons été témoin, faits qui ne tendent à rien moins qu’à saper les bases sur lesquelles repose la Science astronomique, c’est-à-dire la Science elle-même, puisque les connaissances humaines forment un tout dont les parties sont solidaires. Toutefois, pour inexpliqués et inexplicables que soient ces phénomènes, nous n’en pouvons méconnaître le caractère d’irréfragable certitude.

 

« Nos communications antérieures ont informé le public que la marche du bolide de Whaston a éprouvé des perturbations successives et ininterrompues dont il a été impossible jusqu’ici de déterminer la cause ni la loi. Ce fait ne laissait pas d’être très anormal. L’astronome, en effet, lit dans le ciel comme dans un livre, et rien ne s’y passe, d’ordinaire, qu’il ne l’ait prévu ou qu’il ne puisse, à tout le moins, en prédire les résultats. C’est ainsi que des éclipses, annoncées des centaines d’années à l’avance, se produisent à la seconde fixée, comme obéissant à l’ordre de l’être périssable dont la prescience les a vues dans les brumes de l’avenir, et qui, à l’instant où sa prédiction se réalise, est endormi depuis des siècles dans le sommeil éternel.

 

« Cependant, si les perturbations observées étaient anormales, elles n’étaient pas contraires aux données de la Science, et si leur cause demeurait inconnue, nous pouvions en accuser l’imperfection de nos méthodes d’analyse.

 

« Aujourd’hui il n’en est plus de même. Depuis avant-hier, 30 mai, la marche du bolide a subi de nouveaux troubles, et ceux-ci sont en contradiction absolue avec nos connaissances théoriques les mieux assises. C’est dire que nous devons perdre l’espoir d’en trouver jamais une explication satisfaisante, les principes qui avaient force d’axiomes et sur lesquels reposent nos calculs n’étant pas applicables dans l’espèce.

 

« Le moins habile des observateurs a pu aisément remarquer que, lors de son second passage, dans l’après-midi du 30 mai, le bolide, au lieu de continuer à se rapprocher de la terre, comme il le faisait sans interruption depuis le 10 mai, s’en était éloigné sensiblement au contraire. D’autre part, l’inclinaison de son orbite, qui depuis vingt jours tendait à devenir de plus en plus Nord-Est-Sud-Ouest, avait tout à coup cessé de s’accentuer.

 

« Ce brusque phénomène avait déjà quelque chose d’incompréhensible, lorsque, hier, 31 mai, au quatrième passage du météore après le lever du soleil, on fut obligé de constater que son orbite était redevenue presque exactement Nord-Sud, tandis que sa distance de la terre était, depuis la veille, demeurée sans changement.

 

« Telle est la situation actuelle. La Science est impuissante à expliquer des faits qui auraient tous les caractères de l’incohérence, si rien pouvait être incohérent dans la nature.

 

« Nous avions dit, lors de notre première note, que la chute, encore incertaine, devait du moins être considérée comme probable. Nous n’osons même plus maintenant être aussi affirmatif et nous préférons nous borner à confesser modestement notre ignorance. »

 

Un anarchiste eût jeté une bombe au milieu de la huitième réunion préparatoire qu’il n’eût pas obtenu un effet comparable à celui de cette note signée J.B.K. Lowenthal. On se disputait les journaux qui la reproduisaient en l’encadrant de commentaires bourrés de points d’exclamation. L’après-midi tout entière se passa en conversations et en échanges de vues assez nerveux, au grand dommage des laborieux travaux de la Conférence.

 

Les jours suivants, ce fut pis encore. Les notes de J.B.K. Lowenthal se succédaient, en effet, plus surprenantes les unes que les autres. Au milieu du ballet si merveilleusement réglé des astres, le bolide semblait danser un véritable cancan, un fantaisiste cavalier seul sans règle ni mesure. Tantôt son orbite s’inclinait de trois degrés dans l’Est et tantôt elle se redressait de quatre dans l’Ouest. Si, à un de ses passages, il paraissait s’être quelque peu rapproché de la terre, il s’en était éloigné de plusieurs kilomètres au passage suivant. C’était à devenir fou.

 

Cette folie gagnait peu à peu la Conférence Internationale. Incertains de l’utilité pratique de leur discussion, les diplomates travaillaient avec mollesse et sans ferme volonté d’aboutir.

 

Le temps s’écoulait pourtant. Des divers points du monde, les délégués de toutes les nations accouraient à toute vapeur vers l’Amérique et vers Washington. Beaucoup d’entre eux étaient déjà arrivés, et bientôt leur nombre serait suffisant pour qu’ils pussent se constituer régulièrement sans attendre leurs collègues plus éloignés. Allaient-ils donc trouver un problème intact, dont même le premier point n’aurait pas été élucidé ?

 

Les membres de la réunion préparatoire se piquèrent d’honneur, et, au prix d’un travail acharné, ils parvinrent, en huit séances supplémentaires, à cataloguer les États dont les délégués seraient admis aux séances. Le nombre en fut fixé à cinquante-deux, soit vingt-cinq pour l’Europe, six pour l’Asie, quatre pour l’Afrique, et dix-sept pour l’Amérique. Ils comprenaient douze empires, douze royaumes héréditaires, vingt-deux républiques, et six principautés. Ces cinquante-deux empires, monarchies, républiques et principautés, soit par eux-mêmes, soit par leurs vassaux et colonies, étaient donc reconnus comme seuls propriétaires du globe.

 

Il était temps que les réunions préparatoires aboutissent à cette conclusion. Les délégués des cinquante-deux États admis à participer aux délibérations, étaient en grande majorité à Washington et il en arrivait tous les jours.

 

La Conférence Internationale se réunit pour la première fois le 10 juin, à deux heures de l’après-midi, sous la présidence du doyen d’âge, qui se trouva être M. Soliès, professeur d’océanographie et délégué de la Principauté de Monaco. On procéda immédiatement à la constitution du bureau définitif.

 

Au premier tour de scrutin, la présidence fut attribuée, par déférence pour le pays où l’on était reçu, à M. Harvey, jurisconsulte éminent qui représentait les États-Unis.

 

La vice-présidence fut plus disputée. Elle échut finalement à la Russie, en la personne de M. Saratoff.

 

Les délégués français, anglais et japonais furent ensuite désignés comme secrétaires.

 

Ces formalités accomplies, le Président prononça une allocution très courtoise et fort applaudie, puis il annonça que l’on allait procéder à la nomination de trois sous-commissions, qui auraient comme mandat de rechercher la meilleure méthode de travail au triple point de vue démographique, financier et juridique.

 

Le vote venait de commencer, quand un huissier monta au fauteuil présidentiel et remit un télégramme à M. Harvey.

 

M. Harvey lut ce télégramme et, à mesure qu’il le lisait, son visage exprimait un étonnement grandissant. Après un instant de réflexion, toutefois, il haussa dédaigneusement les épaules, ce qui ne l’empêcha pas, après un autre moment de réflexion, de faire résonner la cloche, afin d’attirer l’attention de ses collègues.

 

Quand le silence se fut rétabli :

 

« Messieurs, dit M. Harvey, je crois devoir porter à votre connaissance que je viens de recevoir ce télégramme. Je ne mets pas en doute qu’il ne soit l’œuvre d’un mauvais plaisant ou d’un fou. Il me paraît, cependant, plus régulier de vous en donner lecture. Le télégramme, d’ailleurs non signé, est ainsi conçu :

 

« Monsieur le Président,

 

« J’ai l’honneur d’informer la Conférence Internationale que le bolide, qui doit faire  l’objet de ses discussions, n’est pas res nullius, attendu qu’il est ma propriété personnelle. « La Conférence Internationale n’a donc aucune raison d’être, et, si elle persistait à siéger, ses travaux sont d’avance frappés de stérilité. « C’est par ma volonté que le bolide se rapproche de terre, c’est chez moi qu’il tombera : c’est donc à moi qu’il appartient. »

 

– Et ce télégramme n’est pas signé ? demanda le délégué anglais.

 

– Il ne l’est pas.

 

– Dans ces conditions, il n’y a pas lieu d’en tenir compte, déclara le représentant de l’empire d’Allemagne.

 

– C’est mon opinion, approuva le Président, et je crois répondre au sentiment unanime de mes collègues en classant purement et simplement ce document dans les archives de la Conférence… C’est bien votre avis, Messieurs ?… Il n’y a pas d’opposition ?… Messieurs, la séance continue. »

 

CHAPITRE XIV

Dans lequel la Vve Thibaut, en s’attaquant inconsidérément aux plus hauts problèmes de la mécanique céleste, cause de graves soucis au banquier Robert Lecœur.

 

De bons esprits soutiennent que le progrès des mœurs amènera peu à peu la disparition des sinécures. Nous les croirons sur parole. En tout cas, on en comptait au moins une à l’époque des singuliers événements qui sont ici relatés.

 

Cette sinécure était la propriété de Mme Vve Thibaut, ancienne bouchère, préposée aux soins du ménage chez M. Zéphyrin Xirdal.

 

Le service de la Vve Thibaut consistait uniquement, en effet, à faire la chambre de ce savant déséquilibré. Or, le mobilier de cette chambre étant réduit à sa plus simple expression, son entretien ne pouvait être comparé à un treizième travail d’Hercule. Quant au surplus du logement, il échappait en grande partie à sa compétence. Dans la seconde pièce, notamment, défense absolue lui avait été notifiée de toucher, sous aucun prétexte, aux amas de papier qui en garnissaient le pourtour, et le va-et-vient de son balai devait, de convention expresse, se limiter à un petit carré central où le parquet apparaissait à nu.

 

La Vve Thibaut, qui avait un penchant naturel pour le bon ordre et pour la propreté, souffrait de voir le chaos dont ce carré de parquet était entouré, comme un îlot par la mer immense, et elle était dévorée du perpétuel désir de procéder à un rangement général. Une fois, se trouvant seule au logis, elle s’était enhardie à l’entreprendre. Mais Zéphyrin Xirdal, rentré à l’improviste, avait manifesté une telle fureur, sa figure si bonasse d’ordinaire avait exprimé une telle férocité, que la Vve Thibaut en était restée pendant huit jours agitée d’un tremblement nerveux. Depuis lors, elle ne s’était plus risquée à la moindre incursion sur le territoire soustrait à sa juridiction.

 

Des multiples entraves qui brisaient l’essor de ses talents professionnels, il résultait que la Vve Thibaut n’avait à peu près rien à faire. Cela ne l’empêchait pas, d’ailleurs, de passer chaque jour deux heures chez son bourgeois, – c’est ainsi qu’elle désignait Zéphyrin Xirdal, avec une politesse qu’elle estimait raffinée, – sur lesquelles sept quarts d’heure étaient consacrés à une conversation, ou plus exactement à un monologue de bon goût.

 

À ses nombreuses qualités, la Vve Thibaut joignait, en effet, une étonnante facilité d’élocution. Certains soutenaient qu’elle était bavarde à un point phénoménal. Mais c’était là pure malveillance. Elle aimait parler, voilà tout.

 

Ce n’est pas qu’elle se mît en frais d’imagination. En général, la distinction de la famille qui la comptait parmi ses membres, formait le thème de ses premiers discours. Entamant ensuite le chapitre de ses malheurs, elle expliquait par quel funeste concours de circonstances une bouchère peut être transformée en servante. Peu importait que l’on connût cette navrante histoire. La Vve Thibaut éprouvait toujours le même agrément à la raconter. Ce sujet épuisé, elle discourait sur les diverses personnes qu’elle servait ou qu’elle avait servies. Aux opinions, aux habitudes, aux façons d’être de ces personnes, elle comparait celles de Zéphyrin Xirdal, et distribuait avec impartialité le blâme et l’éloge.

 

Son maître, sans jamais répondre, faisait montre d’une patience inaltérable. Il est vrai que, perdu dans ses rêves, il n’entendait pas ce verbiage. Et cela, à tout prendre, diminue beaucoup son mérite. Quoi qu’il en soit, les choses allaient très bien ainsi depuis de longues années, celle-là parlant toujours, celui-ci n’écoutant jamais, tous deux, au demeurant, fort satisfaits l’un de l’autre.

 

Le 30 mai, la Vve Thibaut, ainsi qu’elle le faisait chaque jour, entra à neuf heures du matin chez Zéphyrin Xirdal. Ce savant étant parti la veille avec son ami Marcel Leroux, le logement était vide.

 

La Vve Thibaut ne s’en étonna pas outre mesure. Une longue série de fugues antérieures rendait normales pour elle ces disparitions soudaines. Ennuyée seulement d’être privée d’auditoire, elle fit le ménage comme de coutume. La chambre terminée, elle pénétra dans l’autre pièce, qu’elle intitulait pompeusement cabinet de travail. Là, par exemple, elle eut une émotion.

 

Un objet insolite, une sorte de caisse noirâtre, diminuait notablement la superficie légitime du carré de parquet réservé à son balai. Que signifiait cela ? Résolue à ne pas tolérer une telle atteinte à ses droits, la Vve Thibaut déplaça l’objet d’une main ferme, puis vaqua paisiblement à sa besogne habituelle.

 

Un peu dure d’oreille, elle n’entendit pas le ronronnement qui s’échappait de la caisse, et, pareillement, si faible était la lueur bleuâtre du réflecteur métallique, qu’elle demeura inaperçue par son regard distrait. À un certain moment, cependant, un fait singulier attira nécessairement son attention. Comme elle passait devant le réflecteur métallique, une poussée irrésistible la fit choir sur le carreau. Le soir, en se déshabillant, elle eut la surprise de constater qu’une forte contusion, un superbe noir, illustrait sa hanche droite, ce qui lui parut fort étrange, puisqu’elle était tombée sur le côté gauche. Le hasard ne l’ayant plus amenée de nouveau dans l’axe du réflecteur, le phénomène ne se reproduisit plus, et c’est pourquoi elle ne songea pas à établir le moindre rapport entre son accident et la caisse déplacée par sa main téméraire. Elle supposa avoir fait un faux pas et n’y pensa plus.

 

La Vve Thibaut, fortement pénétrée du sentiment de ses devoirs, ne manqua pas, le balayage terminé, de remettre la caisse en place. Elle fit même de son mieux, c’est une justice à lui rendre, pour la disposer exactement comme elle l’avait trouvée. Si elle n’y réussit qu’à peu près, il convient de l’en excuser, et ce n’est nullement de propos délibéré qu’elle envoya le petit cylindre de poussières tourbillonnantes dans une direction quelque peu différente de sa direction antérieure.

 

Les jours suivants, la Vve Thibaut procéda de même, car pourquoi changerait-on ses habitudes, quand elles sont vertueuses et louables ?

 

Toutefois, il faut reconnaître que, l’accoutumance aidant, la caisse noirâtre perdit progressivement beaucoup de son importance à ses yeux et qu’elle apporta un soin décroissant à la remettre dans sa position première, après le balayage quotidien. Sans doute, elle ne manqua jamais de traîner cette caisse devant la fenêtre, puisque c’est là que M. Xirdal avait jugé bon de la placer, mais le réflecteur métallique ouvrit son orifice dans des directions de plus en plus variées. Un jour, c’était un peu à gauche qu’il projetait le cylindre de poussières, un autre jour, c’était un peu à droite. La Vve Thibaut n’y entendait pas malice et ne se doutait guère des cruelles angoisses que sa collaboration fantaisiste infligeait à J.B.K. Lowenthal. Une fois même, ayant par inadvertance fait tourner le réflecteur sur son pivot, elle ne vit pas le plus petit inconvénient à ce qu’il bâillât directement vers le plafond.

 

C’est ainsi braquée vers le zénith que Zéphyrin Xirdal retrouva sa machine, en rentrant chez lui le 10 juin, au début de l’après-midi.

 

Son séjour à la mer s’était passé de la manière la plus agréable, et peut-être l’aurait-il prolongé davantage, si, une douzaine de jours après son arrivée, il n’avait eu la singulière fantaisie de changer de linge. Ce caprice l’ayant mis dans la nécessité de recourir à son paquet, il y trouva, à son extrême surprise, vingt-sept bocaux au goulot évasé. Zéphyrin Xirdal ouvrit de grands yeux. Que venaient faire là ces vingt-sept bocaux ? Mais bientôt la chaîne des souvenirs se renoua, et il se rappela son projet de pile électrique, projet si passionnant et si parfaitement oublié.

 

Après s’être administré, à titre de châtiment, quelques solides coups de poing, il s’empressa d’empaqueter à nouveau ses vingt-sept bocaux, et, plantant là l’ami Marcel Leroux, de sauter dans un train, qui le ramena directement à Paris.

 

Il aurait pu arriver que Zéphyrin Xirdal perdît de vue, en cours de route, le motif urgent qu’il avait de rentrer. Cela n’aurait rien eu de bien extraordinaire. Un incident lui rafraîchit la mémoire, comme il mettait le pied sur le quai de la gare Saint-Lazare.

 

Il avait apporté tant de soin à refaire le paquet des vingt-sept bocaux, que celui-ci creva tout à coup à cet instant précis et vida sur l’asphalte son contenu, qui se brisa en produisant un terrible vacarme. Deux cents personnes se retournèrent, croyant à un attentat anarchiste. Elles n’aperçurent que Zéphyrin Xirdal contemplant le désastre d’un air ahuri.

 

Ce désastre avait, du moins, l’avantage de rappeler au propriétaire des bocaux défunts dans quel but il était céans à Paris. Celui-ci, avant de regagner son domicile, passa donc chez le marchand de produits chimiques, où il acquit vingt-sept autres bocaux tout neufs, et chez le menuisier, où l’armature commandée l’attendait vainement depuis dix jours.

 

C’est chargé de ces divers colis que, tout vibrant du désir de commencer ses expériences, il ouvrit sa porte en grande hâte. Mais il demeura cloué sur le seuil, en apercevant sa machine, dont le réflecteur bâillait vers le zénith.

 

Zéphyrin Xirdal fut aussitôt assailli par un flot de souvenirs, et tel fut l’excès de son trouble, que ses mains sans force laissèrent échapper leurs fardeaux. Ceux-ci, obéissant sur-le-champ aux lois de la pesanteur, n’hésitèrent pas à se diriger en droite ligne vers le centre de la terre. Nul doute qu’ils ne fussent arrivés à destination, s’ils n’avaient été malencontreusement arrêtés par le carreau, sur lequel le chevalet se cassa en deux morceaux, tandis que les vingt-sept bocaux se fracassaient à grand bruit. Cela faisait cinquante-quatre bocaux en moins d’une heure. De ce train-là, Zéphyrin Xirdal ne serait pas long à solder son compte de banque si scandaleusement créditeur.

 

Ce remarquable casseur de verre ne s’était même pas aperçu de l’hécatombe. Immobile sur le pas de sa porte, il considérait sa machine d’un air songeur.

 

« Ça, c’est de la Vve Thibaut, crachée, » dit-il, en se décidant à entrer, ce qui, à tout le moins, prouvait l’excellence de son flair.

 

En relevant les yeux, il découvrit dans le plafond, et, au-dessus du plafond, dans le toit, un petit trou situé exactement dans l’axe du réflecteur métallique, au foyer duquel l’ampoule continuait à valser éperdument. Ce trou, gros comme un crayon, avait des bords aussi nets que s’il eût été découpé à l’emporte-pièce.

 

Un large sourire fendit la bouche de Zéphyrin Xirdal, qui commençait décidément à s’amuser.

 

« Ah bien !… Ah bien !… » murmura-t-il.

 

Cependant, il convenait d’intervenir. Se penchant sur la machine, il en interrompit le fonctionnement. Le ronronnement cessa aussitôt, la lueur bleuâtre s’éteignit, l’ampoule redevint peu à peu immobile.

 

« Ah bien !… Ah bien !… répéta Zéphyrin Xirdal, il doit s’en passer de belles ! »

 

D’une main impatiente, il fit sauter la bande des journaux empilés sur la table et lut, les unes après les autres, les notes par lesquelles J.B.K. Lowenthal faisait connaître au monde les incohérentes fantaisies du bolide de Whaston. Zéphyrin Xirdal se tordit littéralement de rire.

 

La lecture de certains numéros lui fit, par contre, froncer les sourcils. À quoi rimait cette Conférence Internationale, dont la première séance, succédant à quelques réunions préparatoires, était annoncée précisément pour le jour même ? Quel besoin d’attribuer la propriété du bolide ? N’appartenait-il pas de droit à celui qui l’attirait vers la terre et sans lequel il aurait éternellement sillonné l’espace ?

 

Mais Zéphyrin Xirdal réfléchit que personne n’était au courant de son intervention. Il convenait donc de la révéler, afin que la Conférence Internationale ne perdît pas son temps à des travaux frappés d’avance de stérilité.

 

Repoussant du pied les débris des vingt-sept bocaux, il courut au bureau de poste le plus proche, d’où il expédia la dépêche que M. Harvey devait lire du haut du fauteuil présidentiel. Ce n’est vraiment la faute de personne, si, par une distraction bien étonnante chez un homme aussi peu distrait, il oublia de la signer de son nom.

 

Cela fait, Zéphyrin Xirdal remonta chez lui, se renseigna dans une revue scientifique sur les allées et venues du météore, puis, exhumant une seconde fois sa lunette, il prit une excellente observation qui servit de base à de nouveaux calculs.

 

Vers le milieu de la nuit, tout étant parfaitement résolu, il remit sa machine en marche et déversa dans l’espace l’énergie radiante avec une intensité et dans une direction convenables, puis, la machine arrêtée une demi-heure plus tard, il se coucha paisiblement et dormit du sommeil du juste.

 

Depuis deux jours Zéphyrin Xirdal poursuivait son expérience, et il venait d’interrompre le fonctionnement de sa machine pour la troisième fois de l’après-midi, quand on frappa à sa porte. En allant ouvrir, il se trouva en face du banquier Robert Lecœur.

 

« Enfin ! te voici ! s’écria celui-ci en franchissant le seuil.

 

– Comme vous voyez, dit Zéphyrin Xirdal.

 

– Ce n’est pas malheureux ! répliqua M. Lecœur. Voilà je ne sais combien de fois que je monte pour rien tes six étages. Où diable étais-tu ?…

 

– Je m’étais absenté, répondit Xirdal en rougissant légèrement malgré lui.

 

– Absenté !… se récria M. Lecœur d’une voix indignée. Absenté !… Mais c’est abominable !… On ne met pas les gens dans une pareille inquiétude. »

 

Zéphyrin Xirdal regarda son parrain avec étonnement. Certes, il savait pouvoir compter sur son affection. Mais à ce point !…

 

« Ah ça, mais, mon oncle, qu’est-ce que ça peut vous faire ? demanda-t-il.

 

– Ce que ça peut me faire ? répéta le banquier. Tu ignores, malheureux, que toute ma fortune repose sur ta tête.

 

– Comprends pas, fit Zéphyrin Xirdal en s’asseyant sur la table et en offrant son unique siège au visiteur.

 

– Quand tu es venu me faire part de tes projets fantastiques, reprit M. Lecœur, tu as fini par me convaincre, je l’avoue.

 

– Dame !… approuva Xirdal.

 

– J’ai donc carrément ponté sur ta chance, et j’ai pris en Bourse une forte position à la baisse.

 

– À la baisse ?…

 

– Oui, je me suis porté vendeur.

 

– Vendeur de quoi ?

 

– De mines d’or. Tu comprends que, si le bolide tombe, les mines baisseront, et que…

 

– Baisseront ?… Comprends de moins en moins, interrompit Xirdal. Je ne vois pas quelle influence ma machine peut avoir sur le niveau d’une mine.

 

– D’une mine, sans doute, reconnut M. Lecœur. Sur celui de ses actions, c’est différent.

 

– Soit ! concéda Xirdal sans insister. Vous avez donc vendu des actions de mines d’or. Ça n’est pas bien grave. Ça prouve simplement que vous en avez.

 

– Je n’en ai pas une seule, au contraire.

 

– Bah !… fit Xirdal abasourdi. Vendre ce qu’on n’a pas, c’est rudement malin. Je ne suis pas de cette force-là, moi.

 

– C’est ce qu’on appelle la spéculation à terme, mon cher Zéphyrin, expliqua le banquier. Quand il faudra livrer les titres j’en achèterai, voilà tout.

 

– Alors, quel avantage ?… Vendre pour acheter, ça ne paraît pas très ingénieux, à première vue.

 

– C’est ce qui te trompe, puisqu’à ce moment les actions de mines seront moins chères.

 

– Et pourquoi seraient-elles moins chères ?

 

– Parce que le bolide jettera dans la circulation plus d’or que la terre n’en contient à l’heure actuelle. La valeur de l’or diminuera donc au moins de moitié, et c’est pourquoi les actions de mines d’or tomberont à rien ou presque rien. As-tu compris maintenant ?

 

– Certes, dit Xirdal sans conviction.

 

– Tout d’abord, reprit le banquier, je me suis applaudi de t’avoir fait confiance. Les troubles remarqués dans la marche du bolide, sa chute annoncée comme certaine ont provoqué une première baisse de vingt-cinq pour cent sur les mines. Tout à fait emballé, persuadé que la baisse s’accentuerait énormément j’ai augmenté ma position dans des proportions considérables.

 

– C’est-à-dire ?…

 

– C’est-à-dire que j’ai vendu une quantité de mines d’or beaucoup plus grande.

 

– Toujours sans les avoir ?…

 

– Bien entendu… Tu dois donc t’imaginer mes angoisses en constatant ce qui se passe : toi disparu, le bolide arrêté dans sa chute et battant la campagne aux quatre coins du ciel. Résultat : les mines ont remonté, et je perds des sommes énormes… Que veux-tu que je pense de tout ça ? »

 

Zéphyrin Xirdal considérait son parrain avec curiosité. Jamais il n’avait vu cet homme froid secoué par une telle émotion.

 

« Je n’ai pas très bien saisi votre combinaison, dit-il enfin. C’est trop fort pour moi, ces histoires-là. J’ai cru comprendre, cependant, qu’il vous serait agréable de voir le bolide tomber. Eh bien ! soyez tranquille, il tombera.

 

– Tu me l’affirmes ?

 

– Je vous l’affirme.

 

– Formellement ?

 

– Formellement… Mais, vous, de votre côté, avez-vous acheté mon terrain ?

 

– Sans doute, répondit M. Lecœur. Nous sommes en règle. J’ai en poche les titres de propriété.

 

– Alors, tout va bien, approuva Zéphyrin Xirdal. Je peux même vous annoncer que mon expérience sera terminée le 5 juillet prochain. Ce jour-là, je quitterai Paris, et j’irai à la rencontre du bolide.

 

– Qui tombera ?

 

– Qui tombera.

 

– Je partirai avec toi ! s’écria M. Lecœur enthousiasmé.

 

– Si ça vous chante !… » dit Zéphyrin Xirdal.

 

Fut-ce le sentiment de sa responsabilité à l’égard de M. Robert Lecœur, fut-ce seulement l’intérêt scientifique qui l’avait repris tout entier, toujours est-il qu’une influence favorable l’empêcha de faire de nouvelles sottises. L’expérience commencée fut méthodiquement poursuivie, et la mystérieuse machine bourdonna, jusqu’au 5 juillet, un peu plus de quatorze fois par vingt-quatre heures. De temps à autre, Zéphyrin Xirdal prenait une observation astronomique du météore. Il put ainsi s’assurer que tout se passait sans anicroche et conformément à ses prévisions.

 

Dans la matinée du 5 juillet, il braqua une dernière fois son objectif vers le ciel.

 

« Ça y est, dit-il en s’écartant de l’instrument. Maintenant, on peut laisser courir. »

 

Aussitôt, il s’occupa de ses colis.

 

Sa machine, avec quelques ampoules de rechange et sa lunette d’abord. Il les emmaillota avec beaucoup d’habileté et les protégea par des étuis capitonnés contre les hasards du voyage. Ce fut ensuite le tour de ses bagages personnels.

 

Une difficulté sérieuse faillit l’arrêter dès le premier pas. Comment emballer les objets qu’il convenait d’emporter ? Une malle ? Zéphyrin Xirdal n’en avait jamais eu. Une valise, alors ?…

 

Après de profondes réflexions, il se souvint qu’il devait posséder une valise, en effet. Et la preuve qu’il la possédait réellement, c’est qu’il la trouva, non sans de laborieuses recherches, au fond d’un cabinet noir, où s’entassait un fouillis de débris, excréta de sa vie domestique au milieu duquel le plus savant des antiquaires aurait été bien empêché de se reconnaître.

 

Cette valise, que Zéphyrin Xirdal attira à la lumière du jour, avait été jadis recouverte de toile. Cela n’était pas contestable, puisque quelques lambeaux de ce tissu adhéraient encore à son squelette de carton. Quant à des courroies, leur existence antérieure était probable, mais non certaine, car il n’en subsistait aucune trace. Zéphyrin Xirdal ouvrit cette valise au milieu de la chambre et resta longtemps rêveur devant le vide de ses flancs béants. Qu’allait-il mettre là-dedans ?

 

« Rien que le nécessaire, s’affirmait-il à lui-même. Il y a donc lieu d’agir méthodiquement et d’opérer une sélection raisonnée. »

 

C’est en vertu de ce principe qu’il commença par y déposer trois chaussures. Il devait plus tard beaucoup regretter que, de ces trois chaussures, l’une fût, par un hasard malheureux, une bottine à boutons, une autre un soulier à lacet, et la troisième une pantoufle. Mais, pour le moment tout au moins, cela ne présentait pas d’inconvénient, et un bon coin de la valise était déjà rempli. C’était toujours ça !

 

Les trois chaussures emballées, Zéphyrin Xirdal très fatigué s’essuya le front. Après quoi, il recommença à réfléchir.

 

Le résultat de ses réflexions fut qu’il prit une vague conscience de son infériorité au point de vue spécial de l’art de l’emballage. C’est pourquoi, désespérant d’arriver à rien de bon par la méthode classique, il résolut de s’en fier à l’inspiration.

 

Il puisa donc à pleines mains dans ses tiroirs et dans le tas de vêtements qui représentait sa garde-robe. En peu d’instants, un amoncellement d’objets hétéroclites remplirent à déborder le côté de la valise dans lequel ils étaient jetés. Possible que l’autre compartiment fût vide, mais Zéphyrin Xirdal n’en savait rien. Aussi fut-il dans la nécessité de bourrer sa cargaison d’un talon impérieux, jusqu’à suffisant accord entre le contenant et le contenu.

 

La valise fut alors cerclée d’une forte corde liée par une série de nœuds tellement compliqués que leur auteur devait être ultérieurement dans l’incapacité de les défaire ; après quoi celui-ci contempla son œuvre avec une assez vaniteuse satisfaction.

 

Restait maintenant à se rendre à la gare. Quelle que fût son intrépidité de marcheur, Zéphyrin Xirdal ne pouvait songer à y transporter à pied sa machine, sa lunette et sa valise. Voilà qui était embarrassant !

 

Il est à supposer qu’il eût fini par découvrir qu’il existait des fiacres à Paris. Mais cet effort intellectuel lui fut épargné. M. Robert Lecœur se montra sur le seuil.

 

« Eh bien, demanda-t-il, es-tu prêt, Zéphyrin ?

 

– Je vous attendais, vous voyez, répondit avec candeur Xirdal, qui avait profondément oublié que son parrain dût partir avec lui.

 

– En route, alors, dit M. Lecœur. Combien de colis ?

 

– Trois : ma machine, ma lunette et ma valise.

 

– Donne-m’en un, et prends les deux autres. Ma voiture est en bas.

 

– Quelle bonne idée ! » admira Zéphyrin Xirdal, en refermant sa porte derrière lui.

 

CHAPITRE XV

Où J.B.K. Lowenthal désigne le gagnant du gros lot.

 

Depuis qu’ils avaient commis l’erreur vertement relevée par J. B. K. Lowenthal, première mésaventure suivie de l’échec humiliant de leur tentative auprès de la Conférence Internationale, la vie manquait de gaîté pour Mr Dean Forsyth et pour le docteur Sydney Hudelson. Oubliés, passés au rang de citoyens quelconques et négligeables, ils ne pouvaient digérer l’indifférence du public, eux qui avaient connu les ivresses de la gloire.

 

Dans leurs entretiens avec leurs derniers fidèles, ils s’élevaient avec violence contre l’aveuglement de la foule et défendaient leur cause à grand renfort d’arguments. S’ils avaient commis une erreur, était-il juste de leur en faire grief ? Leur sévère critique, le savant J. B. K. Lowenthal lui-même, ne s’était-il pas trompé également, et n’avait-il pas dû, en fin de compte, proclamer son impuissance ? Que fallait-il en conclure, sinon que leur bolide était exceptionnel, anormal ? Dans ces conditions, une erreur n’était-elle pas des plus naturelles et des plus excusables ?

 

« Certes ! » approuvaient les derniers fidèles.

 

Quant à la Conférence Internationale, pouvait-on imaginer rien de plus inique que son déni de justice ? Qu’elle prit les précautions voulues pour sauvegarder le bon ordre financier du monde, soit ! Mais comment osait-on nier les droits de l’inventeur du météore ? Le bolide ne serait-il pas resté ignoré, et, s’il devait tomber finalement sur la terre, sa chute aurait-elle été prévue, sans cet inventeur qui l’avait signalé à l’attention universelle ?

 

« Et, cet inventeur, c’est moi ! » affirmait énergiquement Mr Dean Forsyth.

 

« C’est moi ! » affirmait de son côté le docteur Sydney Hudelson avec une non moindre énergie.

 

« Certes ! » approuvaient derechef les derniers fidèles.

 

Quelque réconfort que leur approbation apportât aux deux astronomes, elle ne pouvait remplacer les acclamations enthousiastes de la foule. Toutefois, comme il était matériellement impossible de convaincre tous les passants les uns après les autres, force leur était bien de se contenter du modeste encens d’admirateurs très raréfiés.

 

Les déboires éprouvés ne diminuaient pas leur ardeur, au contraire. Plus on contestait leurs droits sur le bolide, plus ils s’acharnaient à les revendiquer ; moins on paraissait prendre au sérieux leur prétention, plus chacun d’eux s’obstinait à affirmer sa qualité de propriétaire unique et exclusif.

 

Dans un tel état d’esprit, une réconciliation eût été impossible. Aussi, n’y songeait-on pas. Loin de là, chaque jour semblait séparer davantage les deux malheureux fiancés.

 

MM. Forsyth et Hudelson annonçaient hautement leur intention de protester jusqu’à leur dernier souffle contre la spoliation dont ils s’estimaient victimes et d’épuiser tous les degrés de juridiction. On aurait ainsi un merveilleux spectacle ! Mr Forsyth, d’une part, le docteur Hudelson, de l’autre, et, contre eux, le reste du monde. Voilà qui serait un procès grandiose !… si l’on parvenait toutefois à trouver le tribunal compétent.

 

En attendant, les deux anciens amis transformés en haineux adversaires ne sortaient plus de leurs maisons respectives. Farouches et solitaires, ils passaient leur vie sur la plate-forme de la tour ou sur celle du donjon. De là, il leur était possible de surveiller le météore qui avait ravi leur bon sens et de s’assurer, plusieurs fois par jour, qu’il continuait à tracer sa courbe lumineuse dans les profondeurs du firmament. Ils ne descendaient que rarement de ces hauteurs, où, du moins, ils étaient à l’abri de leur entourage immédiat, dont l’hostilité déclarée ajoutait une amertume aux amertumes dont ils se jugeaient abreuvés.

 

Francis Gordon, retenu par mille souvenirs d’enfance, n’avait pas abandonné la maison d’Elisabeth street, mais il n’adressait plus la parole à son oncle. On déjeunait, on dînait sans prononcer un seul mot. Mitz elle-même ne desserrant plus les dents et ne donnant plus cours à son éloquence savoureuse, la maison était silencieuse et triste comme un cloître.

 

Chez le docteur Hudelson, les rapports familiaux n’étaient pas plus agréables. Loo boudait impitoyablement malgré les coups d’œil suppliants de son père ; Jenny pleurait intarissablement malgré les exhortations de sa mère. Quant à celle-ci, elle se contentait de soupirer, en espérant du temps un remède à une situation dont le ridicule le disputait à l’odieux.

 

Mrs Hudelson avait raison, puisque le temps, dit-on, arrange tout. Il faut cependant reconnaître qu’il ne paraissait pas très pressé, cette fois, d’améliorer les affaires de ces deux malheureuses familles. Si Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson ne restaient pas insensibles à la réprobation qui les entourait chez eux, cette réprobation ne leur causait pas, en effet, un chagrin comparable à celui qu’ils eussent éprouvé en d’autres circonstances. Leur idée fixe les cuirassait d’indifférence contre une émotion qui n’avait pas leur bolide pour objet. Ah ! ce bolide !… À lui tout l’amour de leur cœur, toutes les pensées de leur cerveau, toutes les aspirations de leur être !

 

Avec quelle passion ils lisaient les notes quotidiennes de J.B.K. Lowenthal et les comptes rendus des séances de la Conférence Internationale ! Là étaient leurs ennemis communs, et contre eux ils étaient enfin unis dans une haine égale et pareille.

 

Aussi, bien vive avait été leur satisfaction d’apprendre à quelles difficultés s’étaient heurtées les réunions préparatoires, et plus vive fut-elle encore, quand ils connurent avec quelle lenteur, par quelles voies tortueuses, la Conférence Internationale définitivement constituée s’acheminait vers un accord, qui demeurait problématique et incertain.

 

Pour employer une expression du langage familier, il y avait, en effet, du tirage à Washington.

 

Dès sa seconde séance, la Conférence Internationale avait donné l’impression qu’elle ne mènerait pas sans peine ses importants travaux à bonne fin. Malgré l’étude approfondie faite dans le sein des sous-commissions, l’entente parut, dès le début, des plus difficiles à réaliser.

 

La première proposition ferme qui se fit jour fut de laisser la propriété du bolide au pays qui le recevrait du ciel. C’était ramener la question à une loterie où il n’y aurait eu qu’un seul lot, et quel gros lot !

 

Cette proposition, faite par la Russie et soutenue par l’Angleterre et par la Chine, États aux vastes territoires, provoqua ce qu’on appelle des « mouvements divers » en style parlementaire. Très indécis, les autres États. On dut suspendre la séance. Il y eut des conciliabules, des intrigues de couloir… Finalement, afin de reculer tout au moins un vote embarrassant, une motion d’ajournement, déposée par la Suisse, réunit la majorité des suffrages.

 

On ne discuterait donc cette solution que s’il était impossible de s’entendre sur un partage équitable.

 

Mais comment, en pareille matière, acquérir la notion de ce qui est équitable et de ce qui ne l’est pas ? Problème éminemment délicat. Sans qu’une opinion précise à cet égard parvînt à se dégager de la discussion, la Conférence Internationale accumula vainement les séances, dont plusieurs furent tumultueuses à ce point que M. Harvey dut se couvrir et quitter le fauteuil présidentiel.

 

Si ce geste avait été suffisant jusqu’ici pour calmer l’effervescence de l’Assemblée, en serait-il toujours ainsi ? À en juger par la surexcitation des esprits, par la violence des expressions échangées, on pouvait en douter. En vérité, l’énervement général était tel qu’il y avait lieu de prévoir le jour où il faudrait recourir à la force armée, ce qui serait fort dommageable à la majesté des États souverains représentés à la Conférence.

 

Pourtant, un pareil scandale était dans la logique des choses. Il n’y avait pas de raison pour que l’affolement se calmât. Au contraire, il irait vraisemblablement s’exaspérant de jour en jour, puisque de jour en jour, d’après les notes quotidiennes de J.B.K. Lowenthal, la chute du bolide devait être considérée comme de plus en plus probable.

 

Après une dizaine de communiqués fort émus, qui relataient à la fois l’ahurissante sarabande du météore et le désespoir de son observateur, celui-ci semblait s’être ressaisi. Tout à coup, dans la nuit du 11 au 12 juin, il avait retrouvé la paix de l’âme, en constatant que le météore, cessant ses pérégrinations fantaisistes, était de nouveau sollicité par une force régulière et constante, qui, pour être inconnue, n’en était plus pour cela contraire à toute raison. Dès cet instant, J.B.K. Lowenthal, se réservant de rechercher plus tard pourquoi ce corps céleste avait été pendant dix jours comme frappé de folie, était revenu à la sérénité qui est l’apanage naturel du mathématicien.

 

Par lui, l’univers avait été informé sans tarder de ce retour à la normale, et, depuis ce jour-là, ses notes quotidiennes avaient toujours enregistré une perturbation lente du météore, dont l’orbite avait recommencé à s’incliner vers le Nord-Est-Sud-Ouest, et dont la distance à la terre diminuait suivant une progression, dont J. B. K. Lowenthal n’était pas, toutefois, parvenu à déterminer la loi. La probabilité de chute devenait donc de plus en plus grande. Si ce n’était pas une certitude, elle y confinait un peu plus tous les jours.

 

Quel puissant motif pour la Conférence Internationale de hâter l’achèvement de ses travaux !

 

Le savant directeur de l’observatoire de Boston, dans ses dernières notes échelonnées du 5 au 14 juillet, se montrait encore plus audacieux dans ses pronostics. Il annonçait en même temps, à mots chaque jour moins couverts, qu’une modification nouvelle et très importante était survenue dans la marche du bolide, et que, selon toute vraisemblance, le public pourrait être bientôt renseigné sur les conséquences qu’il convenait d’en déduire.

 

C’est précisément à cette date du 14 juillet que la Conférence Internationale arriva au fond d’une impasse. Toutes les combinaisons discutées ayant été successivement repoussées, la matière manquait maintenant à la discussion. Les délégués se regardèrent avec embarras. Par quel bout reprendre une question déjà attaquée sous toutes ses faces sans résultat ?

 

Repoussée dès les premières séances, la répartition des milliards météoriques entre tous les États proportionnellement à leur surface territoriale. Et pourtant, cette combinaison respectait l’équité qu’on proclamait rechercher, les nations à grande superficie ayant plus de besoins et faisant, d’autre part, en consentant au partage, le sacrifice de leurs chances plus nombreuses, ce qui méritait compensation. Cela n’avait pas empêché cette méthode d’être finalement rejetée devant l’opposition invincible des pays à population dense.

 

Ceux-ci proposèrent aussitôt d’effectuer la répartition, non pas en raison du nombre de kilomètres carrés, mais en raison du nombre des habitants. Ce système, qui avait aussi quelque chose d’équitable, puisqu’il était conforme au grand principe de l’égalité des droits entre les humains, fut combattu par la Russie, le Brésil, la République Argentine et par plusieurs autres contrées à population clairsemée. Le président Harvey, partisan convaincu de la doctrine de Monroë, ne put faire autrement que de se ranger à l’avis exprimé par deux Républiques d’Amérique, et son influence décida du vote. Vingt abstentions et dix-neuf voix hostiles firent pencher la balance du côté de la négative.

 

Des gouvernements à finances embarrassées, qu’il vaut mieux ne pas désigner plus explicitement, suggérèrent alors qu’il serait équitable de répartir l’or tombé du ciel de telle manière que le sort de tous les habitants de la planète fût autant que possible équilibré. On objecta immédiatement que ce système, avec ses allures socialistes, constituerait une prime à la paresse et qu’il conduirait à une répartition si compliquée qu’on devait la considérer comme pratiquement irréalisable. Cela n’empêcha pas d’autres orateurs de vouloir compliquer encore, en soutenant, par voie d’amendements, qu’il convenait de tenir compte des trois facteurs : superficie, population et richesse, en attribuant à chacun d’eux un coefficient conforme à l’équité.

 

L’équité ! On n’avait que ce mot-là à la bouche. Il est moins certain qu’elle fût au fond des cœurs, et c’est pourquoi sans doute, tous espérant du temps un avantage quelconque, ces solutions furent rejetées comme les précédentes.

 

Ce dernier vote fut acquis le 14 juillet, et c’est alors que les délégués se regardèrent avec embarras. On se trouvait en face du néant.

 

La Russie et la Chine estimèrent le moment opportun pour exhumer la proposition enterrée au début sous une motion d’ajournement, en adoucissant toutefois ce qu’elle avait de trop rigoureux. Ces deux États proposèrent donc que la propriété des milliards célestes fût attribuée à celle des nations dont le territoire serait choisi par le sort, à charge pour elle de verser aux autres pays une indemnité calculée à raison de mille francs par citoyen.

 

Peut-être, tant était grande la lassitude, cette solution transactionnelle aurait-elle été votée le soir même, si l’on ne s’était heurté à l’obstruction de la République du Val d’Andorre. Son représentant, M. Ramontcho, entama un interminable discours, qui durerait peut-être encore, si le Président, constatant le vide absolu des banquettes, n’avait pris le parti de lever la séance et de remettre au lendemain la suite de la discussion.

 

Si la République du Val d’Andorre, dont les préférences étaient acquises à un mode de répartition basé uniquement sur le chiffre de la population, avait cru faire acte de bonne politique en empêchant le vote immédiat sur la proposition de la Russie, la République du Val d’Andorre s’était lourdement trompée. Alors que cette proposition lui assurait encore, dans tous les cas, d’appréciables avantages, elle risquait fort maintenant de ne pas recevoir un centime, fâcheux résultat sur lequel ne comptait pas M. Ramontcho, qui avait perdu là une belle occasion de se taire.

 

Dès la matinée du lendemain, 15 juillet, il allait se produire, en effet, un événement de nature à discréditer les travaux de la Conférence Internationale et à en compromettre définitivement le succès. S’il avait été possible, tant qu’on était dans l’ignorance du lieu où tomberait le bolide, de discuter tous les modes possibles de répartition, pouvait-on continuer la discussion alors que cette ignorance avait pris fin ? N’aurait-on pas eu mauvaise grâce à demander le partage, après le tirage de la loterie, au bénéficiaire du gros lot ?

 

Une chose était certaine, en tout cas, c’est qu’un tel partage ne pourrait plus se faire à l’amiable. Jamais le pays favorisé par le sort n’y consentirait bénévolement. Jamais, désormais, on ne verrait reprendre séance et participer aux travaux de la Conférence Internationale M. de Schnack, délégué du Groenland, l’heureux gagnant à qui, dans sa note quotidienne, J.B.K. Lowenthal attribuait, ce matin-là, les milliards errants.

 

« Depuis une dizaine de jours, écrivait le savant directeur de l’Observatoire de Boston, nous avons parlé à plusieurs reprises d’un changement important survenu dans la marche du météore. Nous y reviendrons aujourd’hui avec plus de précision, le temps écoulé nous ayant convaincu du caractère définitif de ce changement, et le calcul nous permettant d’en déterminer les conséquences.

 

« Le changement consiste uniquement en ceci, que, depuis le 5 juillet, la force qui sollicitait le bolide a cessé de se manifester. À partir de ce jour, il n’a plus été constaté la moindre déviation de l’orbite, et le bolide ne s’est rapproché de la terre que dans la mesure stricte qui lui est imposée par les conditions dans lesquelles il se meut. Il en est aujourd’hui distant de cinquante kilomètres environ.

 

« Si l’influence qui agissait sur le bolide avait disparu quelques jours plus tôt, celui-ci aurait pu, en vertu de la force centrifuge, s’éloigner de notre planète jusqu’à une distance voisine de sa distance primitive. Désormais, il n’en est plus ainsi. La vitesse du météore, réduite par le frottement sur les couches plus denses de l’atmosphère, n’est que précisément suffisante pour le maintenir sur sa trajectoire actuelle. Il s’y maintiendrait donc éternellement, si la cause à laquelle est dû son ralentissement, c’est-à-dire la résistance de l’air, était supprimée. Mais, cette cause étant permanente, on peut considérer comme certain que le bolide tombera.

 

« Il y a plus. La résistance de l’air étant un phénomène parfaitement étudié et connu, il est possible de tracer dès aujourd’hui la courbe de chute du météore. Sous réserves de complications inattendues, dont les faits antérieurs nous empêchent de rejeter l’hypothèse, on est dès à présent en état d’affirmer ce qui suit :

 

« 1° Le bolide tombera.

 

« 2° La chute s’effectuera le 19 août entre deux heures et onze heures du matin.

 

« 3° Elle aura lieu dans un rayon de dix kilomètres autour de la ville d’Upernivik, capitale du Groenland. »

 

Si le banquier Robert Lecœur était en situation d’avoir connaissance de cette note de J.B.K. Lowenthal, il eut lieu d’être content. En effet, à peine la nouvelle fut-elle répandue, qu’il y eut un effondrement sur tous les marchés, et c’est des quatre cinquièmes de leur valeur que tombèrent les actions des exploitations aurifères de l’Ancien et du Nouveau Continent.

 

CHAPITRE XVI

Dans lequel on voit nombre de curieux profiter de cette occasion d’aller au Groenland et d’assister à la chute de l’extraordinaire météore.

 

Le 27 juillet, dans la matinée, une foule nombreuse assistait au départ du steamer Mozik, qui allait quitter Charleston, le grand port de la Caroline du Sud. Telle était l’affluence des curieux désireux de se rendre au Groenland que, depuis plusieurs jours, il n’y avait plus une seule cabine disponible à bord de ce navire de quinze cents tonneaux, bien qu’il ne fût pas le seul à être frété pour cette destination. Nombre d’autres paquebots de différentes nationalités se disposaient à remonter l’Atlantique jusqu’au détroit de Davis et jusqu’à la mer de Baffin, au-delà des limites du Cercle Polaire Arctique.

 

Cette affluence n’a rien qui doive surprendre dans l’état de surexcitation où se trouvaient les esprits, depuis la communication retentissante de J.B.K. Lowenthal.

 

Ce savant astronome ne pouvait s’être trompé. Après avoir si durement morigéné MM. Forsyth et Hudelson, il ne se serait pas exposé à encourir les mêmes reproches. Dans des circonstances si exceptionnelles, parler à la légère aurait été inexcusable, et cela l’eût voué à l’indignation publique, il le savait.

 

On devait donc tenir ses conclusions pour certaines. Ce n’était ni dans les inabordables contrées polaires, ni dans les abîmes des océans, d’où aucun effort humain n’eût pu le retirer, que devait tomber le bolide. Non, c’était sur le sol du Groenland qu’il viendrait s’écraser.

 

C’était cette vaste région, jadis dépendante du Danemark, et à laquelle ce royaume avait généreusement accordé l’indépendance quelques années avant l’apparition du météore, que la fortune allait favoriser, de préférence à tous les autres États de l’univers.

 

Il est vrai, immense est cette contrée, dont on ne saurait dire si elle est continent ou île. Il aurait pu arriver que la sphère d’or s’abattît sur un point très éloigné du littoral, à des centaines de lieues vers l’intérieur, et les difficultés eussent été grandes, dans ce cas, pour l’atteindre. Bien entendu, cela va de soi, on aurait vaincu ces difficultés, on aurait bravé les froids arctiques et les tempêtes de neige, et l’on se serait, au besoin, élevé jusqu’au pôle même, à la poursuite de ces milliers de milliards.

 

Il était, toutefois, fort heureux que l’on ne fût pas obligé à de tels efforts et que le lieu de la chute eût pu être désigné avec autant de précision. Le Groenland suffisait à tout le monde et nul n’enviait la gloire un peu trop froide des Parry, des Nansen, ou autres navigateurs des latitudes hyperboréennes.

 

Si le lecteur eût pris passage sur le Mozik, au milieu de centaines de passagers, parmi lesquels on comptait quelques femmes, il eût remarqué cinq voyageurs qui ne lui sont pas inconnus. Leur présence, ou tout au moins la présence de quatre de ces passagers, ne l’aurait pas autrement surpris.

 

L’un était Mr Dean Forsyth qui, en compagnie d’Omicron, voguait loin de la tour d’Elisabeth street ; un autre était Mr Sydney Hudelson qui avait quitté le donjon de Moriss street.

 

Aussitôt que des compagnies de transport bien avisées eurent organisé ces voyages au Groenland, les deux rivaux n’avaient pas hésité à prendre leur billet d’aller et retour. Au besoin, ils eussent affrété chacun un navire à destination d’Upernivik. Évidemment, ils n’avaient pas l’intention de mettre la main sur le bloc d’or, de se l’approprier et de le rapporter à Whaston. Cependant, ils entendaient se trouver là au moment de la chute.

 

Qui sait, après tout, si le Gouvernement groenlandais, entré en possession du bolide, ne leur attribuerait pas une part de ces milliards tombé du ciel ?…

 

Il va de soi que, à bord du Mozik, Mr Forsyth et le docteur s’étaient soigneusement abstenus de choisir des cabines voisines. Au cours de cette navigation, comme à Whaston, il n’y aurait pas entre eux le moindre rapport.

 

Mrs Hudelson ne s’était pas opposée au départ de son mari, pas plus que la vieille Mitz n’avait dissuadé son maître d’entreprendre ce voyage. Toutefois, le docteur s’était vu en butte à de si pressantes sollicitations de sa fille aînée qu’il avait fini, le sentiment du chagrin qu’il lui avait causé par son obstination l’incitant d’ailleurs à la faiblesse et à l’indulgence, par consentir à l’emmener. Jenny accompagnait donc son père.

 

En insistant comme elle l’avait fait, la jeune fille poursuivait un but. Séparée de Francis Gordon depuis les scènes violentes qui avaient définitivement brouillé les deux familles, elle supposait que celui-ci accompagnerait son oncle. Dans ce cas, ce serait encore un bonheur pour les deux fiancés que de vivre si près l’un de l’autre, sans compter que les occasions de se parler et de se joindre ne leur manqueraient sans doute pas au cours du voyage.

 

L’événement prouva qu’elle avait justement raisonné. Francis Gordon s’était en effet résolu à accompagner son oncle. Assurément, pendant l’absence du docteur, il n’aurait pas voulu transgresser ses ordres formels en se présentant à la maison de Moriss street. Mieux valait donc qu’il prît part au voyage, comme le faisait Omicron, pour s’interposer, le cas échéant, entre les deux adversaires et pour profiter de toute circonstance qui pourrait modifier cette déplorable situation. Peut-être se détendrait-elle d’elle-même, après la chute du bolide, soit qu’il fût devenu propriété de la nation groenlandaise, soit qu’il eût été se perdre dans les profondeurs de l’océan Arctique.

 

J. B. K. Lowenthal, après tout, n’était qu’un homme et, comme tel, sujet à l’erreur. Le Groenland n’est-il pas situé entre deux mers ? Il suffirait donc d’une déviation provoquée par quelque circonstance atmosphérique, pour que l’objet de tant de convoitises échappât à l’avidité humaine.

 

Un personnage que ce dénouement n’eût pas satisfait, c’était M. Ewald de Schnack, le délégué du Groenland à la Commission Internationale, lequel se trouvait présentement au nombre des passagers du Mozik. Son pays allait tout simplement devenir l’État le plus riche du monde. Pour loger tant de trillions, les coffres du Gouvernement ne seraient, ni assez grands, ni assez nombreux. Heureuse nation, où n’existerait plus aucun impôt d’aucune sorte et où serait supprimée l’indigence ! Étant donnée la sagesse de la race Scandinave, nul doute que cette énorme masse d’or ne serait écoulée qu’avec une extrême prudence. Il y avait donc lieu d’espérer que le marché monétaire ne subirait pas un trop grand trouble du fait de cette pluie dont Jupiter inonda la belle Danaé, s’il faut en croire les récits mythologiques.

 

M. de Schnack allait être le héros du bord. Les personnalités de Mr Dean Forsyth et du docteur Hudelson s’effaçaient devant celle du représentant du Groenland, et c’était dans une haine commune que les deux rivaux se rencontraient envers ce représentant d’un État qui ne leur laissait aucune part – fût-ce seulement une part de vanité – dans leur immortelle découverte.

 

La traversée de Charleston à la capitale groenlandaise peut être estimée à trois mille trois cents milles, soit plus de six mille kilomètres. Elle devait durer une quinzaine de jours, y compris une relâche à Boston, où le Mozik se réapprovisionnerait de charbon. Quant aux vivres, il en emportait pour plusieurs mois, ainsi que les autres navires ayant même destination, car, par suite de l’affluence des curieux, il eût été impossible d’assurer leur existence à Upernivik.

 

Le Mozik remonta d’abord vers le Nord, en vue de la côte orientale des États-Unis. Mais, le lendemain du départ, le cap Hatteras, extrême pointe de la Caroline du Nord, laissé en arrière, il mit le cap plus au large.

 

Au mois de juillet, le ciel est généralement beau dans ces parages de l’Atlantique, et, tant que la brise soufflait de l’Ouest, le steamer, couvert par la côte, glissait sur une mer calme. Parfois, malheureusement, le vent venait du large, et alors roulis et tangage produisaient leurs effets accoutumés.

 

Si M. de Schnack avait un cœur solide de trillionnaire, il n’en était pas ainsi de Mr Dean Forsyth et du docteur Hudelson.

 

C’était leur début en navigation, et ils payaient largement leur tribut au dieu Neptune. Mais pas un instant ils n’en venaient à regretter de s’être lancés dans une semblable aventure.

 

Il est inutile de dire si ces indispositions, qui les réduisaient à l’impuissance, étaient mises à profit par les deux fiancés. Eux ne donnaient point prise au mal de mer. Aussi rattrapaient-ils le temps perdu, pendant que père et oncle geignaient lamentablement sous les coups écœurants de la perfide Amphitrite. Ils ne se quittaient que pour prodiguer leurs soins aux deux malades. Toutefois, ce n’est pas sans quelque raffinement de malice qu’ils s’étaient réparti le travail. Tandis que Jenny offrait ses consolations à Mr Dean Forsyth, c’est du docteur Hudelson que Francis Gordon relevait le courage chancelant.

 

Lorsque la houle était moins forte, Jenny et lui conduisaient hors de leurs cabines les deux malheureux astronomes, ils les amenaient au grand air sur le spardeck, ils les asseyaient chacun sur un fauteuil, pas très loin l’un de l’autre, en ayant soin de diminuer graduellement cette distance.

 

« Comment allez-vous ? disait Jenny en ramenant une couverture sur les jambes de Mr Forsyth.

 

– J’ai bien mal ! » soupirait le malade sans même savoir qui lui parlait.

 

Et, en accotant le docteur contre des coussins bien disposés :

 

« Comment cela va-t-il, Mr Hudelson ? » répétait Francis d’un ton affable, comme s’il n’eût jamais été congédié de la maison de Moriss street.

 

Les deux rivaux restaient là quelques heures, n’ayant qu’une vague conscience de leur voisinage. Pour leur rendre un peu de vie, il fallait que M. de Schnack vînt à passer près d’eux, solide sur ses jambes, sûr de lui comme un gabier qui se rit de la houle, la tête haute de l’homme qui n’a que des rêves d’or, qui voit tout en or. Un mourant éclair passait alors dans les yeux de Mr Forsyth et de Mr Hudelson, qui trouvaient la force de bégayer pour eux-mêmes de haineuses invectives.

 

« Ce détrousseur de bolides ! » murmurait Mr Forsyth.

 

« Ce voleur de météores ! » murmurait Mr Hudelson.

 

M. de Schnack n’y prenait pas garde ; il ne consentait même pas à remarquer leur présence à bord. Il allait et venait dédaigneusement avec l’aplomb d’un homme qui va trouver dans son pays plus d’argent qu’il n’en faudrait pour rembourser cent fois la dette publique du monde entier.

 

Cependant, la navigation se poursuivait dans des conditions assez heureuses en somme. Il était à croire que d’autres navires, partis des ports de la côte est, remontaient au Nord, en se dirigeant vers le détroit de David, et que d’autres encore, ayant même destination, traversaient en ce moment l’Atlantique.

 

Le Mozik passa au large de New-York sans s’arrêter, et, cap au Nord-Est, continua sa route vers Boston. Dans la matinée du 30 juillet il vint relâcher devant cette capitale de l’État de Massachusetts. Une journée serait suffisante pour remplir ses soutes, car ce n’est pas au Groenland qu’il aurait pu renouveler son combustible.

 

Si la traversée n’avait pas été mauvaise, la plupart des passagers cependant venaient d’être éprouvés par le mal de mer. Cinq ou six d’entre eux estimèrent que cela suffisait, et, renonçant au voyage, débarquèrent à Boston. Assurément, ce n’étaient ni Mr Dean Forsyth, ni le docteur Hudelson. Dussent-ils, sous les coups de roulis et de tangage, en arriver à leur dernier souffle, du moins le rendraient-ils en face du météore, objet de leurs vœux passionnés.

 

Le débarquement de ces quelques passagers moins endurants laissa libres plusieurs des cabines du Mozik. Elles ne manquèrent pas d’amateurs qui en profitèrent pour prendre passage à Boston.

 

Parmi ceux-ci, on aurait pu remarquer un gentleman de belle allure, qui s’était présenté des premiers pour s’assurer l’une des cabines vacantes. Ce gentleman n’était autre que Mr Seth Stanfort, l’époux de Mrs Arcadia Walker, marié, puis divorcé, dans les conditions que l’on sait, par devant le juge Proth de Whaston.

 

Après la séparation, qui remontait déjà à plus de deux mois. Mr Seth Stanfort était rentré à Boston. Toujours possédé du goût des voyages, et la note de J.B.K. Lowenthal le forçant à renoncer à celui du Japon, il avait visité les principales villes du Canada : Québec, Toronto, Montréal, Ottawa. Cherchait-il à oublier son ancienne femme ? Cela semblait peu probable. Les deux époux s’étaient plu d’abord, ils s’étaient déplu ensuite. Un divorce, aussi original que leur mariage, les avait séparés l’un de l’autre. Tout était dit. Ils ne se reverraient jamais sans doute, ou, s’ils se revoyaient, peut-être ne se reconnaîtraient-ils pas.

 

Mr Seth Stanfort venait d’arriver à Toronto, la capitale actuelle du Dominion, lorsqu’il eut connaissance de la sensationnelle communication de J.B.K. Lowenthal. Quand bien même la chute aurait dû s’effectuer à quelques milliers de lieues, dans les régions les plus reculées de l’Asie ou de l’Afrique, il aurait fait l’impossible pour s’y rendre. Ce n’est point que ce phénomène météorique l’intéressât autrement, mais assister à un spectacle qui ne compterait qu’un nombre relativement restreint de spectateurs, voir ce que des millions d’êtres humains ne verraient pas, cela était bien pour tenter un aventureux gentleman, grand amateur de déplacements, et auquel sa fortune permettait les plus fantaisistes voyages.

 

Or, il ne s’agissait pas de partir pour les antipodes. Le théâtre de cette féerie astronomique se trouvait à la porte du Canada.

 

Mr Seth Stanfort prit donc le premier train qui partait pour Québec, puis, de là, celui qui courait vers Boston à travers les plaines du Dominion et de la Nouvelle-Angleterre.

 

Quarante-huit heures après l’embarquement de ce gentleman, le Mozik, sans perdre la terre de vue, passa au large de Portsmouth, puis de Portland, à portée des sémaphores. Peut-être étaient-ils en mesure de donner des nouvelles du bolide, que l’on pouvait maintenant apercevoir à l’œil nu lorsque le ciel se dégageait.

 

Les sémaphores restèrent muets et celui d’Halifax ne fut pas plus loquace, lorsque le steamer se trouva par le travers de ce grand port de la Nouvelle-Écosse.

 

Combien les voyageurs durent regretter que la baie de Fundy, entre la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswich, n’offrît pas d’issue vers l’Est ni vers le Nord ! Ils n’auraient pas eu à supporter la houle violente qui les assaillit jusqu’à l’île du Cap Breton. Innombrables étaient les malades, parmi lesquels, malgré les soins de Jenny et de Francis, Mr Forsyth et Mr Hudelson continuaient à se faire remarquer.

 

Le commandant du Mozik eut pitié de ses passagers si mal en point. Il s’engagea dans le golfe du Saint-Laurent, pour regagner la haute mer par le détroit de Belle-Île, à l’abri du littoral de Terre-Neuve. Il alla ensuite chercher la côte occidentale du Groenland, en traversant le détroit de Davis dans toute sa largeur. On eut dès lors une navigation plus calme.

 

Le cap Confort fut signalé dans la matinée du 7 août. La terre groenlandaise se termine un peu plus dans l’Est, au cap Farewel, contre lequel viennent se briser les lames de l’océan Atlantique septentrional. Et avec quelle furie, ils ne le savent que trop les courageux pêcheurs du banc de Terre-Neuve et de l’Islande !

 

Par bonheur, il n’était point question de remonter le long de la côte est du Groenland. Cette côte est à peu près inabordable. Elle n’offre aucun port de relâche aux bâtiments et les houles de la haute mer la battent de plein fouet. Au contraire, dans le détroit de Davis, les abris ne manquent pas. Soit au fond des fjords, soit derrière les îles, on peut aisément trouver un refuge, et, sauf lorsque les vents du Sud donnent directement, la navigation s’effectue dans des conditions favorables.

 

La traversée se continua, en effet, sans que les passagers eussent trop à se plaindre.

 

Cette partie de la côte  groenlandaises, depuis le cap Farewel jusqu’à l’île Disko, est généralement bordée par des falaises de roches primitives, d’une altitude considérable, qui arrêtent les vents du large. Même pendant la période hivernale, ce littoral est moins obstrué par les glaces que les courants du pôle amènent de l’océan Boréal. Ce fut dans ces conditions que le Mozik battit de sa rapide hélice les eaux de la baie Gilbert. Il vint relâcher quelques heures à Godthaab où le cuisinier du bord put se procurer du poisson frais en grande quantité. N’est-ce pas, en effet, de la mer que les peuplades groenlandaises tirent leur principale nourriture ? Puis il passa successivement à l’ouvert des ports de Holsteinborg et de Christianshaab. Ces bourgades, dont la seconde se dissimule au fond de la baie Disko, sont tellement enfermées dans leurs murailles de roches qu’on ne peut en soupçonner l’existence. Elles constituent d’utiles retraites pour les nombreux pêcheurs qui sillonnent le détroit de Davis et y pourchassent baleines, narvals, morses et phoques, en s’élevant parfois jusqu’aux dernières limites de la mer de Baffin.

 

L’île Disko, que le steamer atteignit dès les premières heures du 9 août, est la plus importante de toutes celles dont le chapelet s’égrène le long du littoral groenlandais. Cette île aux falaises basaltiques possède un chef-lieu, Godhavn, bâti sur sa côte méridionale. Cette station se compose, non de maisons en pierre, mais de maisons en bois, avec des murs de poutres à peine équarries enduites d’une épaisse couche de goudron qui s’oppose à la pénétration de l’air. Francis Gordon et Seth Stanfort, en leur qualité de passagers que n’hypnotisait pas le météore, furent vivement impressionnés par cette bourgade noirâtre que relevait ça et là la teinte rouge des toitures et des fenêtres. Que devait être la vie pendant les hivers de ce climat ? On les eût bien étonnés en leur assurant qu’elle était à peu près celle des familles de Stockholm ou de Copenhague. Certaines maisons, bien que peu meublées, n’y sont point dépourvues de confortable. Elles ont salon, salle à manger, bibliothèque même, car la « haute société », si l’on peut s’exprimer de la sorte, danoise d’origine, n’est pas dépourvue de lettres. L’autorité y est représentée par un délégué du gouvernement dont le siège est à Upernivik.

 

C’est dans le port de cette ville que le Mozik, après avoir laissé en arrière l’île Disko, vint mouiller le 10 août vers six heures du soir.

 

CHAPITRE XVII

Dans lequel le merveilleux bolide et un passager du « Mozik » rencontrent, celui-ci, un passager de l’« Oregon », et celui-là, le globe terrestre.

 

Groenland signifie « Terre Verte ». « Terre Blanche » eût mieux convenu à ce pays couvert de neiges. Il n’a pu être ainsi baptisé que par une agréable ironie de son parrain, un certain Erik le Rouge, marin du Xe siècle, qui probablement n’était pas plus rouge que le Groenland n’est vert. Peut-être, après tout, ce Scandinave espérait-il décider ses compatriotes à venir coloniser cette verte région hyperboréenne. Il n’y a guère réussi. Les colons ne se sont point laissé tenter par ce nom enchanteur, et, actuellement, en y comprenant les indigènes, la population groenlandaise ne dépasse pas dix mille habitants.

 

Si jamais pays ne fut point fait pour recevoir un bolide valant cinq mille sept cent quatre-vingt-huit milliards, c’est bien celui-ci, il faut l’avouer. Cette réflexion, plus d’un dut se la permettre, dans cette foule de passagers que la curiosité amenait à Upernivik. Ne lui aurait-il pas été aussi facile, à ce bolide, de tomber quelques centaines de lieues plus au Sud, à la surface des larges plaines du Dominion ou de l’Union, où il eût été si aisé de le retrouver ?… Non, c’était une contrée des plus impraticables et des plus inhospitalières qui allait être le théâtre de cet événement mémorable !

 

À vrai dire, il y avait des précédents à invoquer. Des bolides ne sont-ils pas déjà tombés au Groenland ? Dans l’île Disko, Nordenskiold n’a-t-il pas trouvé trois blocs de fer, pesant chacun vingt-quatre tonnes, très probablement des météorites, qui figurent actuellement dans le musée de Stockholm ?

 

Très heureusement, si J.B.K. Lowenthal n’avait pas fait erreur, le bolide devait choir sur une région assez abordable, et au cours de ce mois d’août qui relève la température au-dessus de la glace. À cette époque de l’année, le sol peut justifier, par endroits, l’ironique qualification de terre verte donnée à ce morceau du Nouveau Continent. Dans les jardins poussent quelques légumes et certaines graminées, alors que, vers l’intérieur, le botaniste ne récolterait que mousses et lichens. Sur le littoral, des pâturages apparaissent après la fonte des glaces, ce qui permet d’entretenir un peu de bétail. Certes, on n’y compterait par centaines, ni les bœufs, ni les vaches, mais il s’y rencontre des poules et des chèvres d’une endurance toute rustique, sans oublier les rennes et la nombreuse population des chiens.

 

Par exemple, après deux ou trois mois d’été, tout au plus, l’hiver revient avec ses interminables nuits, ses rudes courants atmosphériques partis des régions polaires et ses épouvantables blizzards. Sur la carapace qui recouvre le sol, voltige une sorte de poussière grise, dite poussière de glace, cette cryokonite pleine de plantes microscopiques dont Nordenskiold recueillit les premiers échantillons.

 

Mais, de ce que le météore ne dût pas tomber à l’intérieur de la grande terre, il ne s’ensuivait pas que la possession en fût assurée au Groenland.

 

Upernivik ne se trouve pas seulement au bord de la mer, c’est la mer qui l’entoure de toutes parts. C’est une île au milieu d’un nombreux archipel d’îlots semés le long du littoral, et cette île, qui n’a pas dix lieues de tour, offrait, on en conviendra, une cible bien étroite au boulet aérien. S’il ne l’atteignait pas avec une justesse mathématique, il passait à côté du but, et les eaux de la mer de Baffin se refermeraient sur lui. Or, la mer est profonde en ces parages hyperboréens, et c’est à mille ou deux mille mètres que la sonde en atteint le fond. Allez donc repêcher dans cet abîme une masse pesant près de neuf cent mille tonnes.

 

Une telle éventualité ne laissait pas de préoccuper vivement M. de Schnack qui avait plus d’une fois confié ses inquiétudes à Seth Stanfort, avec lequel il s’était lié au cours de la traversée. Mais, contre ce danger, il n’y avait rien à faire, et l’on ne pouvait que s’en remettre aux calculs du savant J.B.K. Lowenthal.

 

Ce malheur, que redoutait M. de Schnack, Francis Gordon et Jenny Hudelson l’eussent au contraire considéré comme la plus heureuse des solutions. Le bolide disparu, ceux dont leur bonheur dépendait n’auraient plus rien à revendiquer, pas même l’honneur de lui donner leur nom. Ce serait un grand pas vers la réconciliation tant désirée.

 

Cette manière de voir des deux jeunes gens, il est douteux qu’elle fût partagée par les nombreux passagers du Mozik et de la dizaine d’autres bâtiments de toutes nations, alors mouillés devant Upernivik. Ceux-là tenaient à voir quelque chose, puisqu’ils étaient venus pour ça.

 

Ce n’est pas, en tout cas, la nuit qui s’opposerait à ce que leur désir fût satisfait. Pendant quatre-vingts jours, dont moitié avant et moitié après le solstice d’été, le soleil ne se lève ni ne se couche, à cette latitude. On aurait donc les plus grandes chances d’y voir clair pour rendre visite au météore, si, conformément aux affirmations de J.B.K. Lowenthal, le sort l’amenait aux environs de la station.

 

Dès le lendemain de l’arrivée, une foule composée d’éléments très divers se répandit autour des quelques maisonnettes en bois d’Upernivik, dont la principale arbore le pavillon blanc à croix rouge du Groenland. Jamais Groenlandais et Groenlandaises n’avaient vu tant de monde affluer sur leurs lointains rivages.

 

Des types assez curieux, ces Groenlandais, principalement sur la côte occidentale. Petits ou de moyenne taille, trapus, vigoureux, courts de jambes, mains et attaches fines, carnation d’un blanc jaunâtre, figure large et aplatie, presque sans nez, yeux bruns et légèrement bridés, chevelure noire et rude qui leur retombe sur la face, ils ressemblent quelque peu à leurs phoques, dont ils ont la physionomie douce, et aussi la confortable couche de graisse qui les défend contre le froid. Les vêtements sont les mêmes pour les deux sexes : bottes, pantalons « amaout » ou capuche ; toutefois les femmes, gracieuses et rieuses dans la jeunesse, relèvent leurs cheveux en cimier, s’affublent d’étoffes modernes, s’ornent de rubans multicolores. La mode du tatouage, jadis très en faveur, a disparu sous l’influence des missionnaires, mais ces peuplades ont conservé un goût passionné pour le chant et la danse, qui sont leurs uniques distractions. Pour boisson elles ont de l’eau ; pour nourriture, la chair des phoques et de chiens comestibles, du poisson et des baies d’algues. Triste vie, en somme, que celle des Groenlandais.

 

L’arrivée d’un tel nombre d’étrangers à l’île d’Upernivik causa une grande surprise aux quelques centaines d’indigènes qui habitent l’île, et lorsqu’ils apprirent la cause de cette affluence, leur surprise ne diminua pas, au contraire. Ils n’en étaient plus, ces pauvres gens, à ignorer la valeur de l’or. Mais l’aubaine ne serait pas pour eux. Si les milliards s’abattaient sur leur sol, ils n’iraient point remplir leurs poches, bien que les poches ne manquent point au vêtement groenlandais, qui n’est pas celui des Polynésiens, et pour cause. Ils iraient, ces milliards, s’engouffrer dans les coffres de l’État, d’où, selon l’usage, on ne les verrait plus jamais sortir. Cependant, ils ne devaient pas se désintéresser de l’« affaire ». Qui sait s’il n’en résulterait tout de même pas quelque bien-être pour les pauvres citoyens du Groenland ?

 

Quoi qu’il en soit, il commençait à être temps qu’il se produisît, le dénouement de cette « affaire ».

 

Si d’autres steamers arrivaient encore, le port d’Upernivik ne suffirait plus à les contenir. D’autre part, le mois d’août s’avançait, et les bâtiments ne pouvaient s’attarder bien longtemps sous une latitude si élevée. Septembre, c’est l’hiver, puisqu’il ramène les glaces des détroits et des canaux du Nord, et la mer de Baffin ne tarde pas à devenir impraticable. Il faut fuir, il faut s’éloigner de ces parages, il faut laisser en arrière le cap Farewel, sous peine d’être pris dans les embâcles pour les sept ou huit mois des rudes hivers de l’océan Arctique.

 

Pendant les heures de l’attente, les intrépides touristes faisaient de longues promenades à travers l’île. Son sol rocheux, presque plat, rehaussé seulement de quelques tumescences dans sa partie médiane, se prête à la marche. Ça et là s’étendent des plaines, où, au-dessus d’un tapis de mousses et d’herbes plus jaunes que vertes, s’élèvent des arbustes qui ne deviendront jamais des arbres, quelques-uns de ces bouleaux rabougris qui poussent encore au-dessus du soixante-douzième parallèle.

 

Le ciel était généralement brumeux, et le plus souvent de gros nuages bas le traversaient sous le souffle des brises de l’Est. La température ne dépassait pas dix degrés au-dessus de zéro. Aussi les passagers étaient-ils heureux de retrouver à bord de leurs navires un confort que le village n’aurait pu leur offrir et une nourriture qu’ils n’eussent trouvée ni à Godhavn, ni en aucune autre station du littoral.

 

Cinq jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée du Mozik lorsque, dans la matinée du 16 août, un dernier bâtiment fut signalé au large d’Upernivik. C’était un steamer, qui se glissait à travers les îles et îlots de l’archipel pour venir prendre son mouillage. À la corne de sa brigantine flottait le pavillon aux cinquante et une étoiles des États-Unis d’Amérique.

 

À n’en pas douter, ce steamer amenait un nouveau lot de curieux sur le théâtre du grand fait météorologique, des retardataires, qui, d’ailleurs, n’arriveraient point en retard, puisque le globe d’or gravitait encore dans l’atmosphère.

 

Vers onze heures du matin, le steamer Oregon laissait tomber son ancre au milieu de la flottille. Un canot s’en détachait aussitôt et mettait à terre un des passagers sans doute plus pressé que ses compagnons de voyage.

 

Ainsi que le bruit s’en répandit sur-le-champ, c’était un des astronomes de l’observatoire de Boston, un certain M. Wharf, qui se rendit chez le chef du gouvernement. Celui-ci prévint sans tarder M. de Schnack, et le délégué se rendit à la maisonnette au toit de laquelle se déployait le drapeau national.

 

L’anxiété fut grande. Le bolide allait-il, par hasard, fausser compagnie à tout le monde, et « filer à l’anglaise » vers d’autres parages célestes, selon le vœu de Francis Gordon ?

 

On fut bientôt rassuré à cet égard. Le calcul avait conduit J.B.K. Lowenthal à des conclusions exactes, et c’est uniquement pour assister à la chute du bolide, à titre de représentant de son chef hiérarchique, que M. Wharf avait entrepris ce long voyage.

 

On était au 16 août. 11 s’en fallait donc encore de trois fois vingt-quatre heures que le bolide reposât sur la terre groenlandaise.

 

« À moins qu’il ne s’en aille par le fond !… » murmurait Francis Gordon, seul, d’ailleurs, à concevoir cette pensée, et à formuler cette espérance.

 

Mais que l’affaire dût ou non avoir ce dénouement, on ne le saurait que dans trois jours. Trois jours, ce n’est guère et c’est quelquefois beaucoup, tout particulièrement au Groenland, où il serait osé de prétendre que les plaisirs pèchent par leur abondance. On s’ennuyait donc, et de contagieux bâillements désarticulaient les maxillaires de ces touristes désœuvrés.

 

L’un de ceux auxquels le temps paraissait le moins long, était assurément Mr Seth Stanfort. Globe trotter déterminé, accourant volontiers où il y avait à voir quelque chose d’un peu spécial, il était accoutumé à la solitude et savait, comme on dit, « se tenir compagnie à lui-même ».

 

C’est pourtant à son profit exclusif, – car telle est l’injustice immanente, – que devait se rompre la fastidieuse monotonie de ces dernières journées d’attente.

 

Mr Seth Stanfort se promenait sur la plage pour assister au débarquement des passagers de l’Oregon, lorsqu’il s’arrêta soudain à la vue d’une dame qu’une des embarcations déposait sur le sable.

 

Seth Stanfort, doutant du témoignage de ses yeux, s’approcha, et, d’un ton qui exprimait la surprise, mais aucun déplaisir :

 

« Mrs Arcadia Walker, si je ne fais point erreur ? dit-il.

 

– Mr Stanfort ! répondit la passagère.

 

– Je ne m’attendais pas, Mrs Arcadia, à vous revoir sur cette île lointaine.

 

– Et moi pas davantage, Mr Stanfort.

 

– Comment vous portez-vous, Mrs Arcadia ?

 

– On ne peut mieux, Mr Stanfort… Et vous-même ?

 

– Très bien, tout à fait bien ! »

 

Sans plus de formalités, ils se mirent à causer, comme deux anciennes connaissances qui viennent de se retrouver par le plus grand des hasards. Mrs Arcadia Walker de demander tout d’abord en levant la main vers l’espace : « Il n’est pas encore tombé ?

 

– Non, rassurez-vous ; pas encore, mais cela ne saurait tarder.

 

– Je serai donc là ! dit Mrs Arcadia Walker avec une vive satisfaction.

 

– Comme j’y suis moi-même, » répondit Mr Seth Stanfort.

 

Décidément, c’étaient deux personnes très distinguées, deux personnes du monde, pour ne pas dire deux anciens amis, qu’un pareil sentiment de curiosité réunissait sur cette plage d’Upernivik.

 

Pourquoi, après tout, en aurait-il été autrement ? Certes, Mrs Arcadia Walker n’avait point trouvé en Seth Stanfort son idéal, mais peut-être bien que cet idéal n’existait pas, puisqu’elle ne l’avait rencontré nulle part. Jamais l’étincelle, qu’on appelle « coup de foudre » dans les romans, n’avait jailli pour elle, et, à défaut de cette étincelle légendaire, nul ne s’était emparé de son cœur par la reconnaissance due à quelque service éclatant. Expérience loyalement faite, le mariage ne s’était pas trouvé à sa convenance, non plus qu’à celle de Mr Seth Stanfort ; mais, tandis qu’elle éprouvait beaucoup de sympathie pour un homme qui avait eu la délicatesse de renoncer à être son mari, celui-ci gardait de son ex-femme le souvenir d’une personne intelligente, originale, devenue absolument parfaite en cessant d’être sa femme.

 

Ils s’étaient séparés sans reproche, sans récrimination. Mr Seth Stanfort avait voyagé de son côté, Mrs Arcadia du sien. Leur fantaisie les amenait tous deux sur cette île groenlandaise. Pourquoi auraient-ils affecté de ne pas se connaître ? Quoi de plus vulgaire que de se considérer comme prisonniers des préjugés et des plus sottes conventions ? Ces premiers propos échangés, Mr Seth Stanfort se mit à la disposition de Mrs Arcadia Walker, qui accepta très volontiers les services de Mr Seth Stanfort, et il ne fut plus question entre eux que du phénomène météorologique dont le dénouement était si proche.

 

À mesure que le temps s’écoulait, un énervement croissant troublait les curieux réunis sur ce lointain rivage, et plus spécialement les principaux intéressés, parmi lesquels il faut bien ranger, outre le Groenland, Mr Dean Forsyth et le docteur Sydney Hudelson, puisqu’ils s’entêtaient à s’attribuer cette qualité.

 

« Pourvu qu’il tombe bien sur l’île ! » pensaient MM. Forsyth et Hudelson.

 

« Et non à côté ! » pensait le chef du gouvernement groenlandais.

 

« Mais pas sur nos têtes ! » ajoutaient en eux-mêmes quelques trembleurs.

 

Trop près ou trop loin, c’étaient là, en effet, les deux seuls points inquiétants.

 

Le 16 et le 17 août passèrent sans aucun incident. Par malheur, le temps devenait mauvais, et la température commençait à baisser sensiblement. Peut-être cet hiver serait-il précoce. Les montagnes du littoral étaient déjà couvertes de neige, et, lorsque le vent soufflait de ce côté, il était si âpre, si pénétrant, qu’il fallait se mettre à l’abri dans les salons des navires. Il n’y aurait donc pas lieu de séjourner sous de pareilles latitudes, et, leur curiosité satisfaite, les curieux reprendraient volontiers la route du Sud.

 

Seuls, peut-être, les deux rivaux, entêtés à faire valoir ce qu’ils appelaient leurs droits, voudraient demeurer près du trésor. On pouvait s’attendre à tout de la part de tels enragés, et Francis Gordon, pensant à sa chère Jenny, n’envisageait pas sans angoisses cette perspective d’un long hivernage.

 

Dans la nuit du 17 au 18 août, ce fut une véritable tempête qui se déchaîna sur l’archipel. Vingt heures avant, l’astronome de Boston avait réussi à prendre une observation du bolide dont la vitesse diminuait sans cesse. Mais, telle était la violence de la tourmente, que l’on pouvait se demander si elle n’allait point emporter le bolide.

 

Aucune accalmie ne se manifesta dans la journée du 18 août, et les premières heures de la nuit qui suivit furent tellement troublées que les capitaines des navires en rade éprouvèrent de graves inquiétudes.

 

Cependant, vers le milieu de cette nuit du 18 au 19 août, la tempête décrut notablement. Dès cinq heures du matin, tous les passagers en profitèrent pour se faire mettre à terre. Ce 19 août, n’était-ce pas la date fixée pour la chute du bolide ?

 

Il était temps. À sept heures, un coup sourd se fit entendre, si rude que l’île en trembla sur sa base…

 

Quelques instants plus tard, un indigène accourait à la maison occupée par M. de Schnack. Il apportait la grande nouvelle…

 

Le bolide était tombé sur la pointe nord-ouest de l’île d’Upernivik.

 

CHAPITRE XVIII

Où, pour atteindre le bolide, M. de Schnack et ses nombreux complices commettent les crimes d’escalade et d’effraction.

 

Aussitôt, ce fut une ruée.

 

En un instant répandue, la nouvelle révolutionna les touristes et la population groenlandaise, les navires en rade furent abandonnés de leurs équipages, et un véritable torrent humain s’élança dans la direction indiquée par le messager indigène.

 

Si l’attention de tous n’avait pas été ainsi confisquée au profit exclusif du météore, on aurait pu remarquer, à cet instant précis, un fait difficilement explicable. Comme obéissant à quelque mystérieux signal, un des bâtiments mouillés dans la baie, un steamer dont la cheminée vomissait la fumée depuis l’aube, leva l’ancre et se dirigea vers la haute mer à toute vapeur. C’était un navire aux formes allongées, un fin marcheur selon toute vraisemblance. En quelques minutes, il eut disparu derrière la falaise.

 

Une telle conduite avait de quoi surprendre. Pourquoi être venu jusqu’à Upernivik, pour le quitter juste au moment où il y avait quelque chose à voir ? Mais personne, tant la hâte générale était grande, ne s’aperçut de ce départ, pourtant assez singulier.

 

Aller le plus vite possible, telle était l’unique préoccupation de cette foule où l’on comptait quelques femmes et même des enfants. On s’avançait en désordre, se poussant, se bousculant. Cependant, il en était un, au moins, qui avait conservé tout son calme. En sa qualité de globe-trotter chevronné que rien ne saurait plus émouvoir, Mr Seth Stanfort gardait, au milieu du trouble de tous, son dilettantisme un peu dédaigneux. Même – était-ce pur raffinement de politesse ou tout autre sentiment ? – il avait commencé par tourner franchement le dos à la direction suivie par ses compagnons pour se porter à la rencontre de Mrs Arcadia Walker et lui offrir sa compagnie. Après tout, n’était-il pas naturel, étant données leurs relations d’amitié, qu’ils allassent ensemble à la découverte du bolide ?

 

« Enfin, il est tombé, Mr Stanfort ! tels furent les premiers mots de Mrs Arcadia Walker.

 

– Enfin, il est tombé ! » répondit Mr Seth Stanfort.

 

« Enfin, il est tombé ! » avait répété et répétait encore toute cette foule en se dirigeant vers la pointe nord-ouest de l’île.

 

Cinq personnes avaient toutefois réussi à se maintenir en avant des autres. C’était d’abord M. Ewald de Schnack, délégué du Groenland à la Conférence Internationale, auquel les plus impatients avaient courtoisement cédé le pas.

 

Dans l’espace ainsi devenu libre, deux touristes s’étaient aussitôt insinués, et MM. Dean Forsyth et Hudelson marchaient maintenant en tête, fidèlement accompagnés de Francis et de Jenny. Les jeunes gens continuaient à intervertir leurs rôles naturels, comme ils l’avaient fait à bord du Mozik. Jenny s’empressait près de Mr Dean Forsyth, tandis que Francis Gordon entourait de soins le docteur Sydney Hudelson. Leur sollicitude n’était pas toujours très bien accueillie, il faut le reconnaître, mais, cette fois, les deux rivaux étaient si profondément troublés, qu’ils n’avaient même pas remarqué leur présence réciproque. Il ne pouvait donc être question de protester contre la malice des deux jeunes gens, qui marchaient entre eux, côte à côte.

 

« Le délégué va être le premier à prendre possession du bolide, maugréa Mr Forsyth.

 

– Et à mettre la main dessus, ajouta le docteur Hudelson, croyant répondre à Francis Gordon.

 

– Mais cela ne m’empêchera pas de faire valoir mes droits ! proclama Mr Dean Forsyth, à l’adresse de Jenny.

 

– Non, certes ! » approuva Mr Sydney Hudelson, qui pensait aux siens. À l’extrême satisfaction de la fille de l’un et du neveu de l’autre, il semblait vraiment que les deux adversaires, oubliant leurs rancunes personnelles, fissent masse de leurs deux haines contre l’ennemi commun.

 

Par suite d’un heureux concours de circonstances, l’état atmosphérique s’était entièrement modifié. La tourmente avait cessé, à mesure que le vent retombait vers le Sud. Si le soleil ne s’élevait encore que de quelques degrés au-dessus de l’horizon, du moins brillait-il à travers les derniers nuages amincis par son rayonnement. Plus de pluie, plus de rafales, un temps clair, un espace tranquille, une température qui se tenait entre huit et neuf degrés au-dessus du zéro centigrade.

 

De la station à la pointe, on pouvait compter une grande lieue qu’il fallait franchir à pied. Ce n’est pas Upernivik qui aurait pu fournir un véhicule quelconque. Du reste, la marche était facile sur un sol assez plat, de nature rocheuse, dont le relief ne s’accusait sérieusement qu’au centre et au voisinage du littoral, où s’élevaient quelques hautes falaises.

 

C’était précisément au delà de ces falaises que le bolide était tombé. De la station, on ne pouvait l’apercevoir.

 

L’indigène qui, le premier, avait apporté la grande nouvelle, servait de guide. Il était suivi de près par M. de Schnack, MM. Forsyth et Hudelson, Jenny et Francis, suivis eux-mêmes d’Omicron, de l’astronome de Boston et de tout le troupeau des touristes.

 

Un peu en arrière, Mr Seth Stanfort cheminait à côté de Mrs Arcadia Walker. Les deux ex-époux n’étaient pas sans connaître la rupture devenue légendaire des deux familles, et les confidences de Francis, avec lequel, pendant la traversée, Mr Seth Stanfort avait noué quelques relations, avaient mis celui-ci au courant des conséquences de cette rupture.

 

« Cela s’arrangera, pronostiqua Mrs Arcadia Walker, quand elle fut renseignée à son tour.

 

– C’est à souhaiter, approuva Mr Seth Stanfort.

 

– Certes ! dit Mrs Arcadia, et tout n’en ira après que mieux. Voyez-vous, Mr Stanfort, un peu de difficultés, d’inquiétudes, ne messied pas avant le mariage. Des unions trop facilement faites risquent de se défaire de même !… N’est-ce pas votre avis ?

 

– Tout à fait, Mrs Arcadia. Ainsi, nous, notre exemple est probant. En cinq minutes… à cheval… le temps de rendre la main…

 

– Pour la rendre de nouveau six semaines après, – mais à nous-mêmes et réciproquement, cette fois ! interrompit en souriant Mrs Arcadia Walker. Eh bien ! Francis Gordon et miss Jenny Hudelson, pour ne point se marier à cheval, n’en seront que plus sûrs d’atteindre le bonheur. »

 

Inutile de dire que, au milieu de cette foule de curieux, Mr Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker devaient être les seuls, si on en excepte les deux jeunes fiancés, à ne point se préoccuper en ce moment du météore, à n’en point parler, à philosopher, comme l’eût probablement fait Mr John Proth, dont les quelques mots qu’ils venaient de prononcer évoquaient pour eux le visage plein de fine bonhomie.

 

On allait d’un bon pas sur un plateau semé de maigres arbustes, d’où s’échappaient nombre d’oiseaux plus troublés qu’ils ne l’avaient jamais été aux environs d’Upernivik. En une demi-heure, trois quarts de lieue furent enlevés. Un millier de mètres restaient à franchir pour atteindre le bolide qui se dérobait aux regards derrière un mouvement de la falaise. C’est là qu’on le trouverait, d’après le guide groenlandais, et cet indigène ne pouvait se tromper. Pendant qu’il travaillait la terre, il avait parfaitement vu la lueur fulgurante du météore, et il avait entendu le bruit de la chute, que bien d’autres, quoique de plus loin, avaient entendu aussi.

 

Une circonstance, paradoxale dans cette région, obligea les touristes à se reposer un instant. Il faisait chaud. Oui, si incroyable que cela pût paraître, on s’épongeait le front, comme si l’on se fût trouvé sous une latitude plus tempérée. Était-ce donc leur course rapide qui infligeait à tous ces curieux ce commencement de liquéfaction ? Elle y contribuait sans doute, mais la température de l’air, cela n’était pas contestable, tendait aussi à remonter. En cet endroit, voisin de la pointe nord-ouest de l’île, le thermomètre eût certainement marqué plusieurs degrés de différence avec la station d’Upernivik. Il semblait même que la chaleur s’accusât plus vivement à mesure que l’on approchait du but.

 

« L’arrivée du bolide aurait-elle modifié le climat de l’archipel ? demanda en riant Mr Stanfort.

 

– Ce serait fort heureux pour les groenlandais! répondit sur le même ton Mrs Arcadia.

 

– Il est probable que le bloc d’or, échauffé par son frottement sur les couches atmosphériques, est encore à l’état incandescent, expliqua l’astronome de Boston, et que sa chaleur rayonnante se fait sentir jusqu’ici.

 

– Bon ! s’écria Mr Seth Stanfort, est-ce qu’il nous faudra attendre qu’il se refroidisse ?

 

– Son refroidissement eût été bien plus rapide s’il fût tombé en dehors de l’île au lieu de tomber dessus, » fit observer pour lui-même Francis Gordon, revenant à son opinion favorite.

 

Lui aussi, il avait chaud, mais il n’était pas le seul. M. de Schnack, M. Wharf transpiraient à son exemple, et de même toute la foule, et tous les Groenlandais qui ne s’étaient jamais vus à pareille fête.

 

Après avoir soufflé un bon moment, on se remit en route. Encore cinq cents mètres et, au détour de la falaise, le météore apparaîtrait dans toute son éblouissante splendeur.

 

Malheureusement, au bout de deux cents pas, M. de Schnack, qui marchait en tête, dut s’arrêter de nouveau, et derrière lui, MM. Forsyth et Hudelson, et derrière ceux-ci, toute la foule, furent obligés d’en faire autant. Ce n’était pas la chaleur qui les obligeait à cette seconde halte, mais bien un obstacle inattendu, le plus inattendu des obstacles qu’il eût été possible de prévoir en un semblable pays.

 

Faite de pieux traversés par trois lignes de fil de fer, une clôture, s’infléchissant en interminable courbe, allait à droite et à gauche aboutir au littoral et barrait le passage de tous côtés. De place en place, des pieux plus élevés que les autres supportaient des écriteaux sur lesquels, en anglais, en français et en danois la même inscription était répétée. M. de Schnack qui avait précisément en face de lui un de ces écriteaux, y lisait avec stupéfaction : « Propriété privée. Défense d’entrer. »

 

Une propriété privée dans ces lointains parages, voilà qui n’était pas ordinaire ! Sur les côtes ensoleillées de la Méditerranée ou sur celles plus brumeuses de l’Océan, les villégiatures se comprennent. Mais sur les rivages de l’océan Glacial !… Que pouvait bien faire de ce domaine aride et rocailleux son original propriétaire ?

 

En tout cas, ce n’était pas l’affaire de M. de Schnack. Absurde ou non, une propriété privée lui barrait la route, et cet obstacle tout moral avait brisé net son élan. Un délégué officiel est naturellement respectueux des principes sur lesquels reposent les sociétés civilisées, et l’inviolabilité du domicile privé est un axiome universellement proclamé.

 

Cet axiome, le propriétaire avait d’ailleurs pris soin de le rappeler à ceux qui auraient pu être tentés de l’oublier. « Défense d’entrer », signifiait formellement en trois langues la théorie des écriteaux.

 

M. de Schnack était perplexe. Demeurer là lui semblait bien cruel. Mais, d’autre part, violer la propriété d’autrui, au mépris de toutes lois divines et humaines !…

 

Des murmures, grossissant de minute en minute, se firent entendre en queue de la colonne et se propagèrent en peu d’instants jusqu’à la tête. Les derniers rangs, ignorants de la cause qui les motivait, protestaient de toute la force de leur impatience contre cet arrêt. Mis au courant de l’incident, ils ne se tinrent pas pour satisfaits, et, leur mécontentement gagnant de proche en proche, ce fut bientôt un infernal vacarme au milieu duquel tout le monde parlait à la fois.

 

Allait-on s’éterniser devant cette clôture ? Après avoir fait des milliers de milles pour arriver jusque-là, allait-on se laisser bêtement arrêter par un méchant bout de fil de fer ? Le propriétaire du terrain ne pouvait avoir la folle prétention d’être aussi celui du météore. Il n’avait donc aucune raison de refuser le passage. Et, d’ailleurs, s’il le refusait, c’était bien simple, il n’y avait qu’à le prendre.

 

M. de Schnack fut-il ébranlé par ce flot d’arguments violents ? Toujours est-il que ses principes fléchirent. Précisément en face de lui, retenue par une simple ficelle, une petite porte existait dans la clôture. À l’aide d’un canif, M. de Schnack coupa cette ficelle, et, sans réfléchir que cette véritable effraction le transformait en un vulgaire cambrioleur, il pénétra sur le territoire interdit.

 

Les uns par la porte, les autres enjambant les fils de fer, le reste de la foule s’y engouffra à sa suite. En quelques instants plus de trois mille personnes eurent envahi la « propriété privée ». Foule agitée, bruyante, qui commentait vivement cet incident inattendu.

 

Mais le silence s’établit tout à coup comme par enchantement. À cent mètres de la clôture, une petite cabane en planches, cachée jusque-là par un repli du terrain, s’était révélée brusquement, et la porte de cette misérable masure venait de s’ouvrir, encadrant un personnage du plus étrange aspect. Ce personnage interpellait les envahisseurs. « Eh, là-bas ! criait-il en français d’une voix rocailleuse, ne vous gênez pas. Faites comme chez vous ! »

 

M. de Schnack comprenait le français. C’est pourquoi M. de Schnack s’arrêta sur place, et, derrière lui, s’arrêtèrent pareillement les touristes, qui, d’un même mouvement, tournèrent à la fois vers l’insolite interpellateur leurs trois mille visages intrigués.

CHAPITRE XIX

Dans lequel Zéphyrin Xirdal éprouve pour le bolide une aversion croissante, et ce qui s’ensuit.

 

Si Zéphyrin Xirdal avait été seul, serait-il parvenu sans anicroche à destination ? C’est possible, car tout arrive. On eût cependant fait montre de prudence en pariant pour la négative.

 

Quoi qu’il en soit, l’occasion avait manqué d’engager des paris à ce sujet, puisque sa bonne étoile l’avait mis sous la sauvegarde d’un Mentor, dont l’esprit pratique neutralisait la fantaisie outrancière de cet original. Zéphyrin Xirdal ignora donc les difficultés d’un voyage, à tout prendre assez compliqué mais que M. Robert Lecœur avait réussi à rendre plus simple qu’une promenade dans les environs.

 

Au Havre, ou l’express les avait amenés en quelques heures, d’un deux voyageurs furent accueillis avec empressement à bord d’un superbe steamer, qui largua aussitôt ses amarres et gagna la haute mer sans attendre d’autres passagers.

 

L’Atlantic, en effet, n’était pas un paquebot, mais bien un bien yacht de cinq à six cents tonneaux affrété par M. Robert Lecœur et à leur disposition exclusive. En raison de l’importance des intérêts engagés, le banquier avait jugé utile de posséder un moyen de communiquer à son gré avec l’univers civilisé. Les énormes bénéfices déjà encaissés par lui dans sa spéculation sur les mines d’or lui permettant, d’autre part, les lus princières audaces, il s’était assuré la jouissance de ce navire, choisi entre cent autres en Angleterre.

 

L’Atlantic, fantaisie d’un lord multimillionnaire, avait été construit en vue des plus grandes vitesses. De formes fines et allongées, il pouvait, sous l’impulsion des quatre mille chevaux de ses machines, atteindre et même dépasser vingt nœuds. Le choix de M. Lecœur avait été dicté par cette particularité, qui, le cas échéant, serait d’un précieux avantage.

 

Zéphyrin Xirdal ne manifesta aucune surprise d’avoir ainsi un navire à ses ordres. Peut-être, il est vrai, ne s’aperçut-il pas de ce détail. En tout cas, il franchit la coupée et s’installa dans sa cabine sans formuler la plus petite observation.

 

La distance entre Le Havre et Upernivik est d’environ huit cents lieues marines, que l’Atlantic, en marchant à pleine puissance, eût été capable de franchir en six jours. Mais M. Lecœur, n’étant nullement pressé, consacra une douzaine de jours à cette traversée, et l’on arriva seulement dans la soirée du 18 juillet devant la station d’Upernivik.

 

Pendant ces douze jours, c’est à peine si Zéphyrin Xirdal desserra les dents. Au cours des repas qui les réunissaient nécessairement, M. Lecœur s’efforça à vingt reprises de mettre la conversation sur le but de leur voyage ; il ne put jamais obtenir de réponse. Il avait beau lui parler du météore, son filleul paraissait ne plus s’en souvenir, et aucune lueur d’intelligence ne s’allumait dans son regard atone.

 

Xirdal, pour l’instant, regardait « en dedans » et poursuivait la solution d’autres problèmes. Lesquels ? Il n’en a pas fait confidence. Mais ils devaient, en quelque manière, avoir la mer pour objet, car, soit à l’avant, soit à l’arrière du bâtiment, Xirdal passait ses journées à regarder les flots. Peut-être n’est-il pas trop audacieux de supposer qu’il poursuivait mentalement ses recherches sur le phénomène de la tension superficielle, dont il avait précédemment touché un mot à une série de passants, en croyant parler à son ami Marcel Leroux. Peut-être même les déductions qu’il fit alors ne furent-elles pas étrangères à quelques-unes de ces merveilleuses inventions dont il devait plus tard étonner le monde.

 

Le lendemain de l’arrivée à Upernivik, M. Lecœur, qui commençait à désespérer, voulut essayer de réveiller l’attention de son filleul, en lui mettant sous les yeux sa machine dépouillée de son enveloppe protectrice. Il avait calculé juste, et le moyen fut radical. En apercevant sa machine, Zéphyrin Xirdal se secoua comme au sortir d’un rêve et promena autour de lui un regard où se lisaient la fermeté et la lucidité des grands jours.

 

« Où sommes-nous ? demanda-t-il.

 

– À Upernivik, répondit M. Lecœur.

 

– Et mon terrain ?

 

– Nous y allons de ce pas. »

 

Ce n’était pas tout à fait exact. Auparavant, il fallut passer chez M. Biarn Haldorsen, chef de l’Inspectorat du Nord, dont on trouva facilement la demeure reconnaissable au drapeau qui la surmontait. Les formules de politesse échangées, on entama les affaires sérieuses par le canal d’un interprète, dont M. Lecœur s’était prudemment assuré le concours.

 

Une première difficulté se présenta tout de suite. Non pas que M. Biarn Haldorsen eût la velléité de contester les titres de propriété qui lui étaient soumis ; mais leur interprétation n’était pas évidente. Aux termes de ces titres très réguliers et revêtus de toutes les signatures et de tous les sceaux officiels désirables, le gouvernement groenlandais, représenté par son agent diplomatique à Copenhague, cédait à M. Zéphyrin Xirdal une surface de neuf kilomètres carrés délimitée par quatre côtés égaux de trois kilomètres chacun, orientés selon les points cardinaux et se coupant à angles droits à semblable distance d’un point central situé par 72° 53’30’’ de latitude nord et 55° 35’18’’ de longitude ouest, le tout au prix de cinq cents kroners le kilomètre carré, soit un peu plus de six mille francs au total.

 

M. Biarn Haldorsen ne demandait qu’à s’incliner, mais encore fallait-il connaître l’emplacement du point central. Certes, il n’était pas sans avoir entendu parler de latitude et de longitude, et il n’ignorait pas que de telles choses existassent. Par exemple, à cela se bornait le savoir de M. Biarn Haldorsen. Que la latitude fût un animal ou un végétal, la longitude un minéral ou un objet d’ameublement, cela lui paraissait également plausible et il se gardait de toute préférence.

 

Zéphyrin Xirdal compléta en quelques mots les connaissances cosmographiques du chef de l’Inspectorat du Nord et rectifia ce qu’elles avaient d’erroné. Il offrit ensuite de procéder lui-même, à l’aide des instruments de l’Atlantic, aux observations et aux calculs nécessaires. Le capitaine d’un navire danois actuellement en rade pourrait d’ailleurs en contrôler les résultats, afin de rassurer pleinement son Excellence M. Biarn Haldorsen.

 

Il fut ainsi décidé. En deux jours, Zéphyrin Xirdal eut terminé son travail, dont le capitaine danois ne put que confirmer la méticuleuse exactitude, et c’est alors que se présenta la seconde difficulté. Le point de la surface terrestre ayant comme coordonnée 72°51’30’’ de latitude nord et 55°35’18’’ de longitude ouest, était situé en pleine mer, à deux cent cinquante mètres environ dans le nord de l’île d’Upernivik !

 

M. Lecœur, atterré par cette découverte, s’emporta en véhémentes récriminations. Qu’allait-on faire ? Ainsi donc, on serait venu jusque dans ces contrées perdues pour voir bêtement le bolide se payer une pleine eau ! Avait-on idée d’une pareille légèreté ! Comment Zéphyrin Xirdal – un savant ! – avait-il pu commettre une erreur aussi grossière ?

 

L’explication de cette erreur était des plus simples. Que le mot « Upernivik » désignât, non seulement une agglomération, mais aussi une île, Zéphyrin Xirdal ne le savait pas, voilà tout. Après avoir déterminé, au point de vue mathématique, le lieu de chute du bolide, il s’en était fié à une méchante carte extraite d’un petit atlas scolaire, carte qu’il tira de l’une de ses nombreuses poches et qu’il mit sous les yeux du banquier irrité. Cette carte indiquait bien que le point du globe situé par 72°51’30’’de latitude nord et par 55°35’18’’de longitude ouest était proche de la bourgade d’Upernivik, mais elle négligeait d’indiquer que cette bourgade, audacieusement figurée assez avant dans les terres, était au contraire située sur l’île du même nom, en bordure immédiate de la mer. Zéphyrin Xirdal, sans chercher plus loin, avait cru sur parole cette carte un peu trop approximative.

 

Puisse ceci servir de leçon ! Puissent les lecteurs de ce récit s’adonner à l’étude de la géographie, et ne pas oublier qu’Upernivik est une île ! Cela pourra leur être utile, le jour où ils auront à recueillir un bolide de cinq mille sept cent quatre-vingt-huit milliards !

 

Par contre, cela n’arrangera pas les choses en ce qui concerne celui de Whaston.

 

Si du moins le terrain avait pu être tracé plus au Sud, cette tricherie aurait été encore favorable, dans le cas d’une déviation du météore. Mais, Zéphyrin Xirdal ayant commis l’imprudence de compléter l’éducation de Son Excellence M. Biarn Haldorsen et d’accepter un contrôle devenu bien gênant, ce modeste truquage n’était même plus possible. Il fallait, coûte que coûte, accepter la situation telle quelle et prendre livraison du terrain acheté partie en surface aquatique et partie en surface terrestre.

 

La limite sud de cette seconde fraction, la plus intéressante des deux, se trouva, en dernière analyse, portée à douze cent cinquante et un mètres du rivage septentrional d’Upernivik, et sa longueur de trois kilomètres excédant la largeur de l’île en cet endroit, il en résulta que les limites est et ouest auraient dû être tracées en plein Océan. Zéphyrin Xirdal reçut donc effectivement un peu plus de deux cent soixante-douze hectares, au lieu de neuf kilomètres carrés achetés et payés, ce qui rendait infiniment moins avantageuse cette opération immobilière. C’était une mauvaise affaire.

 

Au point de vue spécial de la chute du bolide, elle devenait même exécrable. Le point visé avec trop d’adresse par Zéphyrin Xirdal était en mer ! Certes, il avait admis la possibilité d’une déviation, puisqu’il s’était « donné de l’air » sur quinze cents mètres dans tous les sens autour de ce point. Mais de quel côté se produirait-elle ? Voilà ce qu’il ignorait. S’il pouvait évidemment se faire que le météore tombât dans la portion restreinte qui demeurait en sa possession, le contraire n’aurait rien de surprenant. De là, grande perplexité de M. Lecœur.

 

« Que vas-tu faire maintenant ? » demanda-t-il à son filleul.

 

Celui-ci leva les bras au ciel en signe d’ignorance.

 

« Il faut agir pourtant, reprit son parrain d’un ton courroucé. Il faut que tu nous sortes de cette impasse. »

 

Zéphyrin Xirdal réfléchit un instant.

 

« La première chose à faire, dit-il enfin, c’est de clore le terrain et d’y construire une baraque suffisante pour nous loger. J’aviserai ensuite. »

 

M. Lecœur se mit à l’œuvre. En huit jours, les marins de l’Atlantic, aidés de quelques Groenlandais attirés par la haute paye offerte, eurent élevé une clôture en fils de fer dont les deux extrémités allaient plonger dans la mer, et construit une cabane en planches qui fut sommairement meublée des objets les plus indispensables.

 

Le 26 juillet, trois semaines avant le jour où devait s’effectuer la chute du bolide, Zéphyrin Xirdal se mit au travail. Après avoir pris quelques observations du météore dans les hautes zones de l’atmosphère, il s’envola dans les hautes zones des mathématiques. Ses nouveaux calculs ne purent que prouver la perfection de ses calculs antérieurs. Aucune erreur n’avait été commise. Aucune déviation ne s’était produite. Le bolide tomberait exactement à l’endroit prévu, soit par 72°51’30’’de latitude nord et 55°35’18’’de longitude ouest.

 

« Dans la mer, par conséquent, conclut M. Lecœur, en dissimulant mal sa fureur.

 

– Dans la mer », évidemment, dit avec sérénité Xirdal, qui, en vrai mathématicien, n’éprouvait d’autre sentiment qu’une grande satisfaction, en constatant la précision supérieure de ses calculs.

 

Mais presque aussitôt l’autre face de la question lui apparut.

 

« Diable !… » fit-il en changeant de ton et en regardant son parrain d’un air indécis.

 

Celui-ci se contraignit au calme.

 

« Voyons, Zéphyrin, reprit-il en adoptant le ton bonhomme qui convient avec les enfants, nous n’allons pas rester les bras croisés, je présume. Une gaffe a été commise ; il faut la réparer. Puisque tu as été capable d’aller chercher le bolide en plein ciel, c’est un jeu pour toi de lui faire subir une déviation de quelques centaines de mètres.

 

– Vous croyez ça, vous ! répondit Zéphyrin Xirdal en secouant la tête. Quand j’agissais sur le météore, il était à quatre cents kilomètres. À cette distance, l’attraction terrestre s’exerçait dans une mesure telle que la quantité d’énergie que je projetais sur une de ses faces était capable de provoquer une rupture d’équilibre appréciable. Il n’en est plus ainsi, à présent. Le bolide est plus près, et l’attraction terrestre le sollicite avec tant de force qu’un peu plus un peu moins n’y changera pas grand’chose. D’autre part, si la vitesse absolue du bolide a diminué, sa vitesse angulaire a beaucoup augmenté. Il passe maintenant comme l’éclair dans la position la plus favorable et l’on n’a guère le temps d’agir sur lui.

 

– Alors, tu ne peux rien ? insista M. Lecœur en se mordant les lèvres pour ne pas éclater.

 

– Je n’ai pas dit ça, rectifia Zéphyrin Xirdal. Mais la chose est difficile. On peut essayer, cependant, bien entendu. »

 

Il l’essaya, en effet, et avec tant d’obstination que, le 17 août, il considéra comme certain le succès de sa tentative. Le bolide définitivement dévié tomberait en plein sur la terre ferme, à une cinquantaine de mètres du rivage, distance suffisante pour écarter tout danger.

 

Malheureusement, pendant les jours qui suivirent, cette violente tempête qui secoua si fort les navires en rade d’Upernivik balaya toute la surface de la terre, et Xirdal redouta à bon droit que la trajectoire du bolide ne fût modifiée par un aussi furieux déplacement de l’air.

 

Cette tempête, on le sait, se calma dans la nuit du 18 au 19, mais les habitants de la cabane ne profitèrent pas de ce répit que leur laissaient les éléments déchaînés. L’attente de l’événement ne leur permit pas de prendre une minute de repos. Après avoir assisté au coucher du soleil, un peu après dix heures et demie du soir, ils virent l’astre du jour se lever moins de trois heures plus tard, dans un ciel presque entièrement dégagé de nuages.

 

La chute se produisit juste à l’heure annoncée par Zéphyrin Xirdal. À six heures cinquante-sept minutes trente-cinq secondes, une lueur fulgurante déchira l’espace dans la région du Nord, aveuglant à demi M. Lecœur et son filleul, qui, depuis une heure, surveillaient l’horizon du pas de leur porte. Presque en même temps, on entendit un bruit sourd, et la terre trembla sous un choc formidable. Le météore était tombé.

 

Quand Zéphyrin Xirdal et M. Lecœur eurent retrouvé l’usage de la vue, ce qu’ils aperçurent tout d’abord, ce fut le bloc d’or à cinq cents mètres de distance.

 

« Il brûle, balbutia M. Lecœur en proie à une forte émotion.

 

– Oui, » répondit Zéphyrin Xirdal, incapable d’articuler autre chose que ce bref monosyllabe. Peu à peu, cependant, ils retrouvèrent le calme et se rendirent un compte plus exact de ce qu’ils voyaient.

 

Le bolide était bien, en effet, à l’état incandescent. Sa température devait dépasser mille degrés et être voisine du point de fusion. Sa composition de nature poreuse se révélait nettement, et c’est justement que l’observatoire de Greenwich l’avait comparé à une éponge. Traversant la surface, dont le refroidissement dû au rayonnement assombrissait la teinte, une infinité de canaux permettaient au regard de pénétrer dans l’intérieur, où le métal était porté au rouge vif. Divisés, croisés, recourbés en mille méandres, ces canaux formaient un nombre immense d’alvéoles, d’où l’air surchauffé s’échappait en sifflant.

 

Bien que le bolide eût été fortement aplati dans sa chute vertigineuse, sa forme sphérique se discernait encore. La partie supérieure demeurait assez régulièrement arrondie, tandis que la base disloquée, écrasée, épousait intimement les irrégularités du sol.

 

« Mais… il va glisser dans la mer ! » s’écria M. Lecœur au bout de quelques instants. Son filleul garda le silence. « Tu avais annoncé qu’il tomberait à cinquante mètres du bord !

 

– Il en est à dix, car il faut tenir compte de son demi-diamètre.

 

– Dix ne sont pas cinquante.

 

– Il aura été dévié par la tempête. »

 

Les deux interlocuteurs n’échangèrent pas d’autres paroles et contemplèrent la sphère d’or en silence.

 

En vérité, M. Lecœur n’avait pas tort d’éprouver une certaine inquiétude. Le bolide était tombé à dix mètres de l’extrême arête de la falaise, sur le sol déclive qui réunissait cette arête au reste de l’île. Son rayon étant de cinquante-cinq mètres, ainsi que l’Observatoire de Greenwich avait eu raison de l’affirmer, il se trouvait en surplomb de quarante-cinq mètres au-dessus du vide. L’énorme masse de métal, déjà amollie par la chaleur, et ainsi projetée en porte-à-faux, avait pour ainsi dire coulé le long de la falaise verticale et pendait lamentablement jusqu’à peu de distance de la surface de la mer. Mais l’autre partie, littéralement imprimée dans le roc, retenait l’ensemble au-dessus de l’océan.

 

Assurément, puisqu’il ne tombait pas, c’est qu’il était en équilibre. Toutefois cet équilibre paraissait bien instable et on comprenait que la moindre impulsion aurait suffi à précipiter dans l’abîme le fabuleux trésor. Une fois lancé sur la pente, rien au monde ne serait capable de l’arrêter, et il glisserait alors invinciblement dans la mer qui se refermerait sur lui.

 

Raison de plus de se hâter, pensa soudain M. Lecœur, en reprenant conscience de lui-même. C’était folie de gâcher ainsi son temps dans une sotte contemplation, au grand dommage de ses intérêts.

 

Passant, sans perdre une minute de plus, derrière la maisonnette, il hissa le drapeau français au sommet d’un mât assez élevé pour être aperçu des vaisseaux mouillés devant Upernivik. On sait déjà que ce signal devait être vu et compris. L’Atlantic avait aussitôt pris la mer, en route pour le poste télégraphique le plus proche, d’où s’élancerait, à l’adresse de la Banque Robert Lecœur, rue Drouot, à Paris, une dépêche rédigée en langage clair : « Bolide tombé. Vendez. »

 

À Paris, on s’empresserait d’exécuter cet ordre, et cela vaudrait encore un immense bénéfice à M. Lecœur, qui jouait à coup sûr. Quand la chute serait connue, nul doute que les mines ne subissent un dernier effondrement. M. Lecœur se rachèterait alors dans d’excellentes conditions. Allons ! l’affaire avait du bon, quoi qu’il pût arriver, et M. Lecœur ne pouvait manquer d’encaisser un nombre respectable de millions.

 

Zéphyrin Xirdal, insensible à ces intérêts vulgaires, était resté plongé dans sa contemplation, quand un grand bruit de voix vint frapper son oreille. En se retournant, il aperçut la foule des touristes, qui, M. de Schnack à leur tête, s’étaient enhardis à pénétrer sur son domaine. Voilà qui était intolérable, par exemple ! Xirdal, qui avait acquis un terrain pour être maître chez lui, fut outré d’un tel sans-gêne.

 

D’un pas rapide, il se porta au-devant des indiscrets envahisseurs.

 

Le délégué du Groenland lui épargna la moitié du chemin.

 

« Comment se fait-il, Monsieur, dit Xirdal en l’abordant, que vous soyez entré chez moi ? N’avez-vous pas vu les écriteaux ?

 

– Pardonnez-moi, Monsieur, répondit poliment M. de Schnack, nous les avons parfaitement vus, mais nous avons pensé qu’on était excusable d’enfreindre, en raison de circonstances si exceptionnelles, les règles généralement admises.

 

– Circonstances exceptionnelles ?… demanda Xirdal avec candeur. Quelles circonstances exceptionnelles ? »

 

L’attitude de M. de Schnack exprima à bon droit quelque surprise.

 

« Quelles circonstances exceptionnelles ?… répéta-t-il. Sera-ce donc à moi de vous apprendre, Monsieur, que le bolide de Whaston vient de tomber sur cette île ?

 

– Je le sais parfaitement, déclara Xirdal… Mais il n’y a rien d’exceptionnel là-dedans. C’est un fait très banal que la chute d’un bolide.

 

– Pas quand il est en or.

 

– En or ou en autre chose, un bolide, c’est un bolide.

 

– Ce n’est pas l’avis de ces messieurs ni de ces dames, répliqua M. de Schnack, en montrant la foule des touristes dont la grande majorité ne comprenait pas un mot à ce dialogue. Tout ce monde n’est ici que pour assister à la chute du bolide de Whaston. Avouez qu’il aurait été dur, après un pareil voyage, d’être arrêté par une barrière de fils de fer.

 

– Il est vrai », reconnut Xirdal disposé à la conciliation.

 

Les choses étaient ainsi en bonne voie, quand M. de Schnack commit l’imprudence d’ajouter :

 

« En ce qui me concerne, je pouvais d’autant moins me laisser arrêter par votre barrière, qu’elle s’opposait à l’accomplissement de la mission officielle dont je suis investi.

 

– Mission qui consiste ?

 

– À prendre possession du bolide au nom du Groenland, dont je suis ici le représentant. »

 

Xirdal avait sursauté.

 

« Prendre possession du bolide !… s’écria-t-il. Mais vous êtes fou, mon bon Monsieur !

 

– Je ne vois pas pourquoi, répliqua M. de Schnack d’un ton pincé. Le bolide est tombé en territoire groenlandais. Il appartient donc à l’État groenlandais, puisqu’il n’appartient à personne.

 

– Autant de mots, autant d’erreurs, protesta Zéphyrin Xirdal avec une violence naissante. D’abord, le bolide n’est pas tombé sur le territoire du Groenland mais sur mon territoire à moi, attendu que le Groenland me l’a bel et bien vendu contre espèces. En outre, le bolide appartient à quelqu’un, et ce quelqu’un, c’est moi.

 

– Vous ?…

 

– Parfaitement moi.

 

– À quel titre ?

 

– Mais à tous les titres possibles, mon cher Monsieur. Sans moi, le bolide graviterait encore dans l’espace, où, tout représentant que vous êtes, vous seriez bien en peine d’aller le chercher. Comment ne serait-il pas à moi, puisqu’il est chez moi et que c’est moi qui l’y ai fait tomber ?

 

– Vous dites ?… insista M. de Schnack.

 

– Je dis que c’est moi qui l’ai fait tomber. J’ai d’ailleurs eu soin d’en informer la Conférence Internationale qui s’est réunie, paraît-il, à Washington. Je présume que ma dépêche à interrompu ses travaux. »

 

M. de Schnack considérait son interlocuteur avec incertitude. Avait-il affaire à un farceur ou à un fou ?

 

« Monsieur, répondit-il, je faisais partie de la Conférence Internationale, et je peux vous affirmer qu’elle siégeait toujours quand j’ai quitté Washington. D’autre part, je peux également vous affirmer que je n’ai aucune connaissance de la dépêche dont vous parlez. »

 

M. de Schnack était sincère. Un peu dur d’oreille, il n’avait pas entendu un seul mot de cette dépêche, lue, comme il est d’usage dans tout parlement qui se respecte, au milieu de l’infernal vacarme des conversations particulières.

 

« Je ne l’en ai pas moins envoyée, affirma Zéphyrin Xirdal qui commençait à s’échauffer. Qu’elle soit ou non arrivée à destination, cela ne change rien à mes droits.

 

– Vos droits ?… riposta M. de Schnack que cette discussion inattendue irritait également. Osez-vous bien élever sérieusement des prétentions quelconques sur le bolide ?

 

– Non, mais, je me gênerai peut-être ! s’exclama Xirdal gouailleur.

 

– Un bolide de six trillions de francs !

 

– Et puis après ?… Quand il vaudrait trois cent mille millions de milliards de billiards de trilliards, cela ne l’empêcherait pas d’être à moi.

 

– À vous !… c’est de la plaisanterie… Un homme posséder à lui seul plus d’or que le reste du monde !… Ce ne serait pas tolérable.

 

– Je ne sais pas si c’est tolérable ou pas tolérable, cria Zéphyrin Xirdal tout à fait en colère. Je ne sais qu’une chose, c’est que le bolide est à moi.

 

– C’est ce que nous verrons, conclut M. de Schnack d’un ton sec. Pour le moment, vous voudrez bien souffrir que nous poursuivions notre route. »

 

Ce disant, le délégué toucha légèrement le bord de son chapeau, et, sur un signe de lui, le guide indigène se remit en marche. M. de Schnack lui emboîta le pas, et les trois mille touristes emboîtèrent le pas à M. de Schnack.

 

Zéphyrin Xirdal, planté sur ses longues jambes, regarda passer cette foule, qui semblait l’ignorer. Son indignation était grande. Entrer chez lui sans sa permission et s’y comporter comme en pays conquis ! Contester ses droits ! Cela dépassait les bornes.

 

Rien à faire, cependant, contre une pareille foule. C’est pourquoi, quand le dernier étranger eut défilé, il en fut réduit à battre en retraite vers sa bicoque. Mais, s’il était vaincu, il n’était pas convaincu, et, chemin faisant, il donna libre cours à sa bile.

 

« C’est dégoûtant… dégoûtant ! » proclamait-il à satiété en gesticulant comme un sémaphore.

 

Cependant, la foule se hâtait derrière le guide. Celui-ci s’arrêta enfin à l’amorce de l’extrême pointe de l’île. On ne pouvait aller plus loin.

 

M. de Schnack et M. Wharf le rejoignirent aussitôt. Puis ce furent MM. Forsyth et Hudelson, Francis et Jenny, Omicron, Mr Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker, et enfin toute la masse des curieux que la flottille avait déversée sur ce littoral de la mer de Baffin.

 

Oui, impossible d’aller plus loin. La chaleur, devenue insoutenable, n’aurait pas permis un pas de plus.

 

D’ailleurs, ce pas aurait été inutile. À moins de quatre cents mètres, la sphère d’or apparaissait, et tout le monde pouvait la contempler, comme Zéphyrin Xirdal et M. Lecœur l’avaient contemplée une heure plus tôt. Elle ne rayonnait plus, comme au temps où elle traçait son orbite dans l’espace, mais tel était son éclat que les yeux avaient peine à le supporter. En somme, insaisissable quand elle sillonnait le ciel, elle n’était pas moins insaisissable maintenant qu’elle reposait sur le sol terrestre.

 

En cet endroit, le littoral s’arrondissait en une sorte de plateau, un de ces rochers désignés sous le nom d’Unalek, en langue indigène. Incliné vers le large, il se terminait en une falaise verticale élevée d’une trentaine de mètres au-dessus du niveau de la mer. C’est sur le bord de ce plateau que le bolide était tombé. Quelques mètres de plus à droite, et il se fût englouti dans les abîmes où plongeait le pied de la falaise.

 

« Oui ! ne put s’empêcher de murmurer Francis Gordon, à vingt pas de là, il était par le fond…

 

– D’où on ne l’aurait pas facilement retiré, termina Mrs Arcadia Walker.

 

– Eh ! M. de Schnack ne le tient pas encore, fit remarquer Mr Seth Stanfort. Il s’en faut qu’il soit encaissé par le gouvernement groenlandais. »

 

En effet, mais il le serait un jour ou l’autre. Question de patience, tout simplement. Il suffirait d’attendre le refroidissement et, à l’approche d’un hiver arctique, cela ne tarderait guère.

 

Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson étaient là, immobiles, hypnotisés, pour ainsi dire, par la vue de cette masse d’or qui leur brûlait les yeux. Tous deux avaient essayé de se porter en avant, et tous deux avaient dû reculer, aussi bien que l’impatient Omicron qui faillit être grillé comme un roastbeef. À cette distance de quatre cents mètres, la température atteignait cinquante degrés centigrades, et la chaleur dégagée par le météore rendait l’air irrespirable.

 

« Mais enfin… il est là… Il repose sur l’île… Il n’est pas au fond de la mer… Il n’est pas perdu pour tout le monde… Il est aux mains de cet heureux Groenland !… Attendre… il suffira d’attendre… »

 

Voilà ce que répétaient les curieux arrêtés par la suffocante chaleur à ce tournant de falaise.

 

Oui, attendre… Mais combien de temps ? Le bolide ne résisterait-il pas un mois, deux mois, au refroidissement ? De telles masses métalliques, portées à une température si élevée, peuvent rester longtemps brûlantes. Cela s’est déjà vu pour des météorites de volume infiniment moindre.

 

Trois heures se passèrent et personne ne songeait à quitter la place. Voulait-on attendre qu’il fût possible d’approcher du bolide ? Mais ce ne serait ni aujourd’hui, ni demain. À moins d’établir un campement et d’y apporter des vivres, il faudrait bien retourner aux navires.

 

« Mr Stanfort, dit Mrs Arcadia Walker, pensez-vous que quelques heures suffiront à refroidir ce bloc incandescent ?

 

– Ni quelques heures ni quelques jours, Mrs Walker.

 

– Je vais donc retourner à bord de l’Oregon, quitte à revenir plus tard.

 

– Vous avez parfaitement raison, répondit Mr Stanfort, et, à votre exemple, je me dirigerai du côté du Mozik. L’heure du déjeuner a sonné, je pense. »

 

C’était le parti le plus sage, mais, ce sage parti, il fut impossible à Francis Gordon et à Jenny de le faire adopter par MM. Forsyth et Hudelson.

 

En vain la foule s’écoula peu à peu, en vain M. de Schnack, le dernier, se décida à regagner la station d’Upernivik, les deux maniaques s’entêtèrent à demeurer seuls en tête à tête avec leur météore.

 

« Enfin papa, venez-vous ? » demanda pour la dixième fois Jenny Hudelson vers deux heures de l’après-midi.

 

Pour toute réponse, le docteur Hudelson fit une douzaine de pas en avant. Mais il fut obligé de reculer précipitamment. C’était comme s’il se fût aventuré devant la gueule d’un four. Mr Dean Forsyth, qui s’était élancé à sa suite, dut battre en retraite avec non moins de hâte.

 

« Voyons, mon oncle, reprit à son tour Francis Gordon, voyons Mr Hudelson, il est temps de regagner le bord… Que diable ! le bolide ne se sauvera pas maintenant. De le dévorer des yeux, ce n’est pas cela qui vous remplira l’estomac. »

 

Vains efforts. C’est seulement le soir que, tombant de fatigue et d’inanition, Mr Forsyth et Mr Hudelson se résignèrent à quitter la place, bien décidés à revenir le lendemain.

 

Ils y revinrent, en effet, dès la première heure, mais ce fut pour se heurter à une cinquantaine d’hommes armés – toutes les forces groenlandaises – assurant le service d’ordre autour du précieux météore.

 

Contre qui le gouvernement prenait-il cette précaution ? Contre Zéphyrin Xirdal ? En ce cas, cinquante hommes, c’était beaucoup. D’autant plus que le bolide se défendait fort bien tout seul. Son insoutenable chaleur maintenait les plus audacieux à distance respectueuse. À peine si l’on avait gagné un mètre depuis la veille. De ce train-là, il faudrait des mois et des mois pour que M. de Schnack pût prendre effectivement possession du trésor au nom du Groenland.

 

N’importe, on faisait garder ce trésor. Quand il s’agit de cinq mille sept cent quatre-vingt-huit milliards, on ne saurait être trop prudent.

 

À la prière de M. de Schnack, un des navires en rade était parti, afin de porter télégraphiquement la grande nouvelle à la connaissance du monde entier. Dans quarante-huit heures, la chute du bolide serait donc universellement connue. Cela n’allait-il pas déranger les plans de M. Lecœur ? En aucune façon. Le départ de l’Atlantic remontant à vingt-quatre heures, et la marche du yacht étant notablement supérieure, le banquier disposait de trente-six heures d’avance, délai suffisant pour mener à bonne fin sa spéculation financière.

 

Si le gouvernement groenlandais s’était senti rassuré par la présence de cinquante gardiens, à quel point ne dut-il pas l’être dans l’après-midi du même jour, en constatant que soixante-dix hommes surveillaient désormais le météore ?

 

Vers midi, un croiseur avait mouillé devant Upernivik. À sa corne flottait le pavillon étoile des États-Unis d’Amérique. Son ancre à peine par le fond, ce croiseur avait débarqué vingt hommes, qui, sous le commandement d’un midshipman, campaient maintenant dans les alentours du bolide.

 

Quand il connut cet accroissement du service d’ordre, M. de Schnack éprouva des sentiments contradictoires. S’il fut satisfait de savoir le précieux bolide défendu avec tant de zèle, ce débarquement de marins américains en armes sur le territoire groenlandais ne laissa pas de lui causer de sérieuses inquiétudes. Le midshipman, à qui il s’en ouvrit, ne put le renseigner. Il obéissait à l’ordre de ses chefs et ne cherchait pas plus loin.

 

M. de Schnack se résolut donc à porter dès le lendemain ses doléances à bord du croiseur, mais, quand il voulut exécuter son projet, il se trouva en face d’un travail double.

 

Pendant la nuit, un deuxième croiseur, anglais celui-là, était arrivé, en effet. Le commandant, apprenant que la chute du météore était un fait accompli, avait, à l’exemple de son collègue américain, débarqué, lui aussi, une vingtaine de marins, et ceux-ci, sous la conduite d’un second midshipman, se dirigèrent au pas accéléré vers le nord-ouest de l’île.

 

M. de Schnack devint perplexe. Que signifiait tout cela ? Et ses perplexités augmentèrent à mesure que le temps s’écoula. L’après-midi, on signala un troisième croiseur battant pavillon tricolore, et, deux heures plus tard, vingt matelots français, sous le commandement d’un enseigne, allaient à leur tour monter la garde autour du bolide.

 

La situation se corsait décidément. Elle ne devait pas en rester là. Dans la nuit du 21 au 22, ce fut un croiseur russe qui survint, lui quatrième. Puis, dans la journée du 22, on vit arriver successivement un navire japonais, un italien et un allemand. Le lendemain 23, un croiseur argentin et un espagnol ne précédèrent que de peu un bateau chilien, suivi de très près par deux autres navires, l’un portugais et le second hollandais.

 

Le 25 août, seize bâtiments de guerre, au milieu desquels l’Atlantic avait discrètement repris son mouillage, formaient devant Upernivik, une escadre internationale comme n’en avaient jamais vu ces parages hyperboréens. Et chacun d’eux ayant débarqué ses vingt hommes sous la conduite d’un officier, trois cent vingt marins et seize officiers de toutes nationalités foulaient maintenant un sol que n’eussent pu défendre, malgré leur courage, les cinquante soldats groenlandais.

 

Chaque navire apportait son contingent de nouvelles, et ces nouvelles ne devaient pas être satisfaisantes, à en juger par leur effet. S’il était constant que la Conférence Internationale siégeât toujours à Washington, il ne l’était pas moins qu’elle ne continuait ses séances que pour la forme. Désormais, la parole était à la diplomatie… en attendant, ajoutait-on dans l’intimité, qu’elle appartînt au canon. On discutait ferme dans les chancelleries, et non sans une certaine acrimonie.

 

À mesure que les navires se succédaient, les nouvelles devaient être plus inquiétantes. On ne savait rien de précis, mais de sourdes rumeurs couraient dans les états-majors et parmi les équipages, et les relations se faisaient chaque jour plus tendues entre les divers corps d’occupation.

 

Si le commodore américain avait tout d’abord invité à sa table son collègue anglais, et si celui-ci, en lui rendant cette politesse, avait profité de l’occasion pour rendre un cordial hommage au commandant du croiseur français, c’en était fini de ces amabilités internationales. Maintenant, chacun restait cantonné chez soi, attendant de savoir, pour régler sa conduite, de quel côté viendrait le vent, dont les premiers souffles semblaient être précurseurs de tempêtes.

 

Pendant ce temps, Zéphyrin Xirdal ne décolérait pas. M. Lecœur avait les oreilles rebattues de ses récriminations incessantes et s’épuisait en vain à faire appel à son bon sens.

 

« Tu dois bien comprendre, mon cher Zéphyrin, lui disait-il, que M. de Schnack a raison, et qu’il est impossible de laisser à une seule créature la libre disposition d’une somme aussi colossale. Il est donc naturel qu’on intervienne. Mais laisse-moi faire. Quand la première émotion sera calmée, j’interviendrai à mon tour, et je considère comme impossible qu’on ne tienne pas compte dans une large mesure de la justice de notre cause. J’obtiendrai quelque chose, ce n’est pas douteux.

 

– Quelque chose ! se récriait Xirdal. Eh ! je m’en moque pas mal, de votre quelque chose. Que voulez-vous que je fasse de cet or ? Est-ce que j’en ai besoin moi ?

 

– Alors, objectait M. Lecœur, pourquoi t’exciter si fort ?

 

– Parce que le bolide est à moi. Ça me révolte qu’on veuille le prendre. Je ne le supporterai pas.

 

– Que peux-tu contre toute la terre, mon pauvre Zéphyrin ?

 

– Si je le savais, ce serait fait. Mais, patience !… Quand cette espèce de délégué a émis la prétention de prendre mon bolide, c’était dégoûtant. Que dire aujourd’hui !… Maintenant, autant de pays, autant de voleurs. Sans compter qu’ils vont se déchirer entre eux, à ce qu’on prétend… Du diable si je n’aurais pas bien fait de laisser le bolide où il était ! Ça m’a paru farce à moi, de le faire tomber. J’ai trouvé l’expérience intéressante… Si j’avais su !… De pauvres hères qui n’ont pas dix sous en poche, qui vont se battre maintenant à propos de milliards !… Vous direz ce que vous voudrez, c’est de plus en plus dégoûtant ! »

 

Xirdal ne sortait pas de là.

 

Il avait tort, en tout cas, d’être irrité contre M. de Schnack. Le malheureux délégué, pour employer une expression familière, n’en menait pas large, lui non plus. Cet envahissement du territoire groenlandais ne lui disait rien qui vaille, et la prodigieuse fortune de la République lui paraissait reposer sur des bases bien fragiles. Que faire cependant ? Pouvait-il rejeter à la mer, avec ses cinquante hommes, les trois cent vingt marins étrangers, canonner, torpiller, couler bas, les seize mastodontes cuirassés qui l’entouraient ?

 

Non évidemment, il ne le pouvait pas. Mais, ce qu’il pouvait, du moins, ce qu’il devait même, c’était protester au nom de son pays contre la violation du sol national.

 

Un jour que les deux commandants anglais et français étaient descendus à terre de compagnie, en qualité de simples curieux, M. de Schnack saisit cette occasion de demander des explications et de faire des représentations officieuses, dont la modération diplomatique n’exclurait pas la véhémence.

 

Ce fut le commodore anglais qui répondit. M. de Schnack, dit-il en substance, avait tort de s’émouvoir. Les commandants des bâtiments en rade se conformaient simplement aux ordres de leurs Amirautés respectives. Il ne leur appartenait, ni de discuter, ni d’interpréter ces ordres, mais seulement de les exécuter. On présumait, toutefois, que le débarquement international n’avait d’autre but que le maintien de l’ordre, en présence d’une affluence de curieux fort importante en réalité, mais qui avait sans doute été prévue plus importante encore. Pour le surplus, M. de Schnack devait être tranquille. La question était à l’étude, et les droits de chacun seraient incontestablement respectés.

 

« Très exact, approuva le commandant français.

 

– Puisque tous les droits seront respectés, je pourrai donc défendre les miens, s’écria tout à coup un personnage en intervenant sans façon dans la discussion.

 

– À qui ai-je l’honneur ?… interrogea le commodore.

 

– Mr Dean Forsyth, astronome, à Whaston, le véritable père et légitime propriétaire du bolide, répondit l’interrupteur avec importance, tandis que M. de Schnack haussait légèrement les épaules.

 

– Aoh ! très bien ! prononça le commodore. Je connais parfaitement votre nom, Mr Forsyth… Mais certainement, si vous avez des droits, pourquoi ne seriez-vous pas mis à même de les faire valoir ?

 

– Des droits !… s’écria en ce moment un deuxième interrupteur. Alors, que dirai-je des miens ? N’est-ce pas moi, moi seul, le docteur Sydney Hudelson, qui, le premier, ai signalé le météore à l’attention de l’univers ?

 

– Vous !… protesta Mr Dean Forsyth, en se retournant comme s’il eût été piqué par une vipère.

 

– Moi.

 

– Un médicastre de faubourg prétendre à une telle découverte !

 

– Aussi bien qu’un ignorant de votre espèce.

 

– Un hâbleur qui ne sait même pas de quel côté on regarde dans une lunette !

 

– Un farceur qui n’a jamais vu un télescope !

 

– Ignorant, moi !…

 

– Moi, un médicastre !…

 

– Pas tellement ignorant que je ne sache démasquer un imposteur.

 

– Pas si médicastre que je ne trouve le moyen de confondre un voleur.

 

– C’en est trop ! cria d’une voix étranglée Mr Dean Forsyth écumant. Prenez garde, Monsieur ! »

 

Les deux rivaux, poings serrés, regards furibonds, se menaçaient du geste, et la scène eût probablement mal fini, si Francis et Jenny ne se fussent élancés entre les combattants.

 

« Mon oncle !… s’écriait Francis en maîtrisant Mr Dean Forsyth d’une main vigoureuse.

 

– Papa !… Je vous en supplie… Papa !… implorait Jenny toute en pleurs.

 

– Quels sont ces deux énergumènes ? demanda à Mr Seth Stanfort, à côté duquel il se trouvait par hasard, Zéphyrin Xirdal, qui, à quelque distance, assistait à cette scène tragico-burlesque.

 

En voyage, on fait aisément bon marché du protocole mondain. Mr Seth Stanfort répondit sans façon à cette question qu’un inconnu lui posait sans façon. « Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de Dean Forsyth et du docteur Sydney Hudelson.

 

– Les deux astronomes amateurs de Whaston ?

 

– Précisément.

 

– Ceux qui ont découvert le bolide qui vient de tomber ici ?

 

– Ce sont eux.

 

– Qu’ont-ils à se disputer de la sorte ?

 

– Ils ne peuvent se mettre d’accord sur celui à qui revient la priorité de la découverte. »

 

Zéphyrin Xirdal haussa dédaigneusement les épaules.

 

« Belle affaire ! dit-il.

 

– Et ils réclament tous deux la propriété du bolide, reprit Mr Seth Stanfort.

 

– Sous prétexte qu’ils l’ont vu par hasard dans le ciel ?

 

– C’est cela même.

 

– Ils ont du toupet, déclara Zéphyrin Xirdal. Mais, ce jeune homme et cette jeune fille, que viennent-ils faire là-dedans ? »

 

Complaisamment, Mr Seth Stanfort exposa la situation. Il raconta par quel concours de circonstances les deux fiancés avaient dû renoncer à l’union projetée, et par suite de quelle absurde jalousie la haine corse qui séparait les deux familles avait brisé leur tendre et touchante affection.

 

Xirdal paraissait bouleversé. Il regardait de l’air dont il eût regardé des phénomènes, Mr Dean Forsyth retenu par Francis Gordon, et Jenny Hudelson entourant de ses faibles bras son père exaspéré. Quand Mr Seth Stanfort eut achevé son récit, Zéphyrin Xirdal, sans le moindre remerciement, lança un retentissant : « Cette fois, c’est trop fort ! » et s’éloigna à grandes enjambées. Avec flegme, le narrateur suivit des yeux cet original, puis il n’y pensa plus et retourna près de Mrs Arcadia Walker, exceptionnellement délaissée pendant ce court dialogue.

 

Cependant, Zéphyrin Xirdal était hors de lui. D’une main brutale, il ouvrit la porte de sa maisonnette.

 

« Mon oncle, dit-il à M. Lecœur que cette virulente apostrophe fit sursauter, je déclare que c’est trop dégoûtant.

 

– Qu’y a-t-il encore ? demanda M. Lecœur.

 

– Le bolide, parbleu ! Toujours le maudit bolide !

 

– Qu’a-t-il fait, le bolide ?

 

– Il est en train de dévaster la terre, tout bonnement. On n’en est plus à compter ses méfaits. Non content de transformer tous ces gens-là en voleurs, il risque de mettre le monde à feu et à sang, en semant partout la discorde et la guerre. Ce n’est pas tout. Ne voilà-t-il pas qu’il se permet de brouiller les fiancés ? Allez la voir, cette petite fille, mon oncle, et vous m’en donnerez des nouvelles. Elle est à faire pleurer une borne kilométrique. Tout ça décidément, c’est trop dégoûtant.

 

– Quels fiancés ? De quelle jeune fille parles-tu ? Qu’est-ce que c’est encore que cette nouvelle lubie ? » interrogea M. Lecœur ahuri. Zéphyrin Xirdal dédaigna de répondre.

 

« Oui, c’est trop dégoûtant, proclama-t-il avec violence. Ah mais ! ça ne va pas se passer comme ça. Je vais les mettre tous d’accord, et raide encore !

 

– Quelle sottise vas-tu faire, Zéphyrin ?

 

– Parbleu ! ça n’est pas sorcier. Je vais flanquer leur bolide à l’eau. »

 

M. Lecœur se leva d’un bond. Son visage avait pâli sous le coup de l’intense émotion qui lui paralysait le cœur. Pas un instant, la pensée ne lui vint que Xirdal obéît à la colère et qu’il proférât des menaces dont la réalisation ne fût pas en son pouvoir. Il avait donné des preuves de sa puissance. De lui, on devait s’attendre à tout.

 

« Tu ne feras pas cela, Zéphyrin, s’écria M. Lecœur.

 

– Je le ferai, au contraire. Rien ne m’en empêchera. J’en ai assez, moi, et je vais m’y mettre pas plus tard que tout de suite.

 

– Mais tu ne songes donc pas, malheureux… »

 

M. Lecœur s’interrompit brusquement. Une pensée de génie, éblouissante et soudaine comme l’éclair, venait de naître tout d’une pièce dans son cerveau. Quelques instants suffirent à ce grand capitaine des batailles de l’argent pour en examiner le fort et le faible.

 

« Au fait !… » murmura-t-il. Un second effort de réflexion lui confirma l’excellence de son projet. S’adressant alors à Zéphyrin Xirdal : « Je ne te contredirai pas plus longtemps, dit-il carrément, en homme pressé pour qui les minutes sont des heures. Tu veux rejeter le bolide à la mer ? Soit ! Mais ne pourrais-tu me donner quelques jours de répit ?

 

– J’y suis bien forcé, s’écria Xirdal. Il faut que je fasse subir des modifications à la machine en vue du nouveau travail que je lui demande. Ces modifications exigeront cinq ou six jours.

 

– Cela nous reporterait donc au 3 septembre.

 

– Oui.

 

– Fort bien », dit M. Lecœur, qui sortit et se dirigea rapidement vers Upernivik, tandis que son filleul se mettait à l’ouvrage.

 

Sans perdre de temps, M. Lecœur se fit conduire à bord de l’Atlantic, dont la cheminée se mit aussitôt à vomir des torrents de fumée noire. Deux heures plus tard, son armateur retourné à terre, lAtlantic fuyait à toute vapeur et disparaissait à l’horizon.

 

Comme tout ce qui est génial, le plan de M. Lecœur était d’une sublime simplicité. De ces deux solutions : dénoncer son filleul aux troupes internationales et le mettre dans l’impossibilité d’agir, ou laisser les choses suivre leur cours, M. Lecœur avait adopté la seconde.

 

Dans le premier cas, il pouvait raisonnablement compter sur la reconnaissance des gouvernements intéressés. Une part lui serait sans doute réservée du trésor sauvé grâce à son intervention. Mais quelle part ? Dérisoire probablement et rendue plus dérisoire encore par l’avilissement de l’or, qu’un tel afflux de ce métal devait logiquement provoquer.

 

Si, au contraire, il gardait le silence, outre qu’il supprimait toutes les calamités que cette malfaisante masse d’or portait en germe dans ses flancs et qu’elle allait, comme un torrent dévastateur, répandre sur la surface de la terre, il évitait les inconvénients qui lui étaient personnels et s’assurait, en revanche, de grands avantages. Seul pendant cinq jours à connaître un tel secret, il lui était facile d’en tirer parti. Pour cela, il lui suffisait d’expédier par l’Atlantic un nouveau télégramme, dans lequel, après déchiffrement, on lirait rue Drouot : « Événement sensationnel imminent. Achetez Mines quantité illimitée. »

 

Cet ordre serait facilement exécuté. La chute du bolide était certainement connue à cette heure et les actions de Mines d’or devaient être effondrées à presque rien. Sans aucun doute, on les offrait à des prix insignifiants sans trouver de contrepartie… Quel boum, par contre, quand on apprendrait la fin de l’aventure ! Avec quelle rapidité elles remonteraient alors à leurs cours primitifs, au grand profit de leur heureux acheteur.

 

Disons tout de suite que M. Lecœur avait eu le coup d’œil juste. La dépêche fut distribuée rue Drouot, et, à la bourse du même jour, on exécuta ponctuellement ses instructions. La banque Lecœur acheta au comptant et à terme toutes les mines d’or qui furent offertes, et le lendemain elle en fit autant.

 

Quelle moisson elle récolta en ces deux jours ! Mines de peu d’importance pour quelques centimes par titre, mines autrefois florissantes tombées à deux ou trois francs, mines de premier ordre avilies à dix ou douze, elle ramassa tout indistinctement.

 

Au bout de quarante-huit heures, le bruit de ces achats commença à circuler dans les diverses bourses du monde et y causa quelque émotion. La banque Lecœur, maison sérieuse bien connue pour son flair, ne devait pas agir à la légère, en se jetant ainsi sur une catégorie spéciale de valeurs. Il y avait quelque chose là-dessous. Tel fut le sentiment général, et les cours remontèrent sensiblement.

 

Il était trop tard. Le coup était fait. M. Robert Lecœur possédait alors plus de la moitié de la production aurifère du globe.

 

Pendant que ces événements s’accomplissaient à Paris, Zéphyrin Xirdal utilisait pour modifier sa machine les accessoires dont il avait eu soin de se munir au départ. À l’intérieur, il branchait des fils se croisant en circuits compliqués. À l’extérieur, il ajoutait des ampoules de formes singulières, au centre de deux nouveaux réflecteurs. À la date fixée, le 3 septembre, tout était terminé, et Zéphyrin Xirdal se déclara prêt à l’action.

 

La présence de son parrain lui assurait exceptionnellement un auditoire véritable. C’était une occasion unique d’exercer ses talents oratoires. Il ne la laissa pas passer.

 

« Ma machine, dit-il en fermant le circuit électrique, n’a rien de mystérieux ni de diabolique. Ce n’est pas autre chose qu’un organe de transformation. Elle reçoit de l’électricité sous sa forme ordinaire et la rend sous une forme supérieure découverte par moi. Cette ampoule que vous voyez là et qui commence à tourner comme une petite folle, est celle qui m’a servi à attirer le bolide. Avec l’aide du réflecteur au centre duquel elle est située, elle envoie dans l’espace un courant d’une nature particulière, décoré par moi du nom de courant neutre hélicoïdal. Ainsi que son nom l’indique, il se meut à la façon d’une hélice. D’autre part, il a la propriété de repousser avec violence tout corps matériel venu à son contact. L’ensemble de ses spires constitue un cylindre creux, d’où l’air, comme toute autre matière, est chassé, si bien que, dans l’intérieur de ce cylindre, il n’y a rien. Comprenez-vous bien, mon oncle, la valeur de ce mot : rien ? Vous dites-vous que, partout dans l’infini de l’espace, il y a quelque chose, et que mon cylindre invisible qui se visse dans l’atmosphère est, pendant un instant, le seul point de l’univers où il n’y ait RIEN ? Instant très court, plus court que la durée de l’éclair. Cet endroit unique où règne le vide absolu, c’est un exutoire par lequel s’échappe en vagues pressées l’indestructible énergie que le globe terrestre retient prisonnière et condensée dans les lourdes mailles de la substance. Mon rôle s’est donc borné à supprimer un obstacle. »

 

M. Lecœur, très intéressé, concentrait toute son attention pour suivre ce curieux exposé.

 

« La seule chose un peu délicate, reprit Zéphyrin Xirdal, c’est de régler la longueur d’onde du courant neutre hélicoïdal. S’il atteint l’objet que l’on désire influencer, il le repousse, au lieu de l’attirer. Il faut donc qu’il expire à une certaine distance de cet objet, mais le plus près possible, de telle sorte que l’énergie libérée rayonne dans son voisinage immédiat.

 

– Mais, pour faire rouler le bolide à la mer, il faut le pousser et non l’attirer, objecta M. Lecœur.

 

– Oui et non, répondit Zéphyrin Xirdal. Suivez-moi bien, mon oncle. Je connais la distance précise qui nous sépare du bolide. Cette distance est exactement de cinq cent onze mètres quarante-huit centimètres. Je règle la portée de mon courant en conséquence. »

 

Tout en parlant Xirdal manœuvrait un rhéostat intercalé dans le circuit entre la source électrique et la machine.

 

« Voilà qui est fait, reprit-il. Maintenant, le courant meurt à moins de trois centimètres du bolide, du côté de sa convexité nord-est. L’énergie libérée l’entoure donc sur cette face d’un intense rayonnement. Cela, toutefois, ne serait peut-être pas suffisant pour mouvoir une pareille masse si intimement adhérente au sol. Aussi, pour plus de prudence, vais-je employer deux autres moyens accessoires. »

 

Xirdal plongea la main dans l’intérieur de la machine. Aussitôt l’une des deux nouvelles ampoules se mit à crépiter furieusement.

 

« Vous remarquerez, mon oncle, dit-il sous forme de commentaire, que cette ampoule ne tourne pas comme l’autre. C’est que son effet est d’une autre nature. Les effluves qu’elle émet sont particulières. Nous les appellerons, si vous le voulez bien, courants neutres rectilignes, pour les différencier des précédentes. La longueur de ces courants rectilignes n’a pas besoin d’être réglée. Ils s’en iraient, invisibles, dans l’infini, si je ne les projetais sur la convexité sud-ouest du météore qui les arrête. Je ne vous conseille pas de vous placer sur leur passage. Vous ramasseriez une fameuse pelle, comme disent les gens atteints de sportmanie, d’où l’on a fait évidemment sportman. Mais revenons à nos moutons. Que sont ces courants rectilignes ? Pas autre chose, comme les hélicoïdaux, et d’ailleurs comme tout courant électrique, de quelque nature qu’il soit, comme le son, comme la chaleur, comme la lumière même, qu’un transport d’atomes matériels au dernier degré de simplification. Vous aurez une idée de la petitesse de ces atomes, quand je vous aurai dit qu’en ce moment ils frappent la surface du bloc d’or dans lequel ils s’incrustent au nombre de sept cent cinquante millions par seconde. C’est donc un véritable bombardement, où la légèreté des projectiles est compensée par l’infinité du nombre et de la vitesse. En joignant cette poussée à l’attraction exercée sur l’autre face, on peut obtenir un résultat satisfaisant.

 

– Le bolide ne bouge pas, cependant, objecta M. Lecœur.

 

– Il bougera, affirma tranquillement Zéphyrin Xirdal. Un peu de patience. Au surplus, voici qui hâtera les choses. De ce troisième réflecteur, j’expédie d’autres obus atomiques dirigés, ceux-là, non sur le bolide lui-même, mais sur le terrain qui le supporte du côté de la mer. Vous allez voir ce terrain se désagréger peu à peu, et, la pesanteur aidant, le bolide commencer à glisser sur la pente. »

 

Zéphyrin Xirdal enfonça de nouveau son bras dans sa machine. La troisième ampoule crépita à son tour. « Regardez bien, mon oncle, dit-il. Je crois que nous allons rire. »

 

CHAPITRE XX

Qu’on lira peut-être avec regret, mais que son respect de la vérité historique a obligé l’auteur à écrire, tel que l’enregistreront un jour les annales astronomiques.

 

Les cris individuels se fondirent en un seul cri, et ce fut comme un rugissement formidable qui jaillit de la foule, au premier frémissement de la masse d’or.

 

Tous les regards se tendirent du même côté. Que se passait-il ? Avait-on été les jouets d’une hallucination ? ou bien le météore avait-il réellement fait un mouvement ? Dans ce cas, quelle en était la cause ? Le sol ne fléchissait-il pas peu à peu, ce qui pouvait amener la chute finale du trésor dans l’abîme ?

 

« Ce serait un singulier dénouement à cette affaire qui a remué le monde, fit observer Mrs Arcadia Walker.

 

– Un dénouement qui ne serait peut-être pas le plus mauvais, répondit Mr Seth Stanfort.

 

– Qui serait le meilleur, » renchérit Francis Gordon. Non, on ne s’était pas trompé. Le bolide continuait à glisser graduellement du côté de la mer. Point de doute que le terrain ne cédât peu à peu. Si ce mouvement ne s’enrayait pas, la sphère d’or finirait par rouler jusqu’au bord du plateau et s’engloutirait dans les profondeurs de la mer.

 

Ce fut une stupeur générale, mélangée d’un peu de mépris pour ce sol indigne d’un si merveilleux fardeau. Quel regret que la chute se fût produite sur cette île et non sur l’inébranlable falaise basaltique du littoral groenlandais, où ces milliers de milliards n’auraient pas risqué d’être à jamais perdus pour l’avide humanité !

 

Oui, il glissait, le météore. Peut-être ne serait-ce qu’une question d’heures, moins encore, une question de minutes, si le plateau venait à s’effondrer brusquement sous son énorme poids.

 

Au milieu de tous les cris provoqués par l’imminence d’un tel malheur, quelle exclamation d’épouvanté avait poussée M. de Schnack ! Adieu, cette unique occasion d’emmilliarder son pays ! Adieu, cette perspective d’enrichir tous les citoyens du Groenland !

 

Quant à Mr Dean Forsyth et au docteur Hudelson, on pouvait craindre pour leur raison. Ils tendaient les bras désespérément. Ils appelaient au secours, comme s’il eût été possible de répondre à cet appel.

 

Un mouvement plus prononcé du bolide acheva de leur faire perdre la tête. Sans réfléchir au danger qu’il courait, le docteur Hudelson, rompant la ligne des gardiens, s’élança vers la sphère d’or.

 

Il ne put aller loin. Étouffé par cette atmosphère embrasée, il vacilla tout à coup au bout de cent pas et s’écroula comme une masse sur le sol.

 

Mr Dean Forsyth aurait dû être content, la suppression de son compétiteur supprimant radicalement toute compétition ! Mais, avant d’être un astronome passionné, Mr Dean Forsyth était un brave homme, et l’intensité de son émotion le rendit à sa vraie nature. Sa haine factice disparut, tel un mauvais rêve qui disparaît au réveil, et il ne subsista dans son cœur que le souvenir des anciens jours. C’est ainsi que, sans même y penser, comme on fait un geste réflexe, Mr Dean Forsyth – que ceci soit à sa gloire ! – au lieu de se réjouir de la mort d’un adversaire, vola bravement au secours d’un vieil ami en péril.

 

Ses forces ne devaient pas être à la hauteur de son courage. À peine avait-il atteint le docteur Hudelson, à peine avait-il réussi à le traîner en arrière de quelques mètres, qu’il tombait près de lui inanimé, suffoqué à son tour par cette haleine de fournaise.

 

Heureusement, Francis Gordon s’était précipité derrière lui, et Mr Seth Stanfort n’avait pas hésité à le suivre. Il est à croire que cela ne laissa pas Mrs Arcadia Walker indifférente.

 

« Seth !… Seth !… » cria-t-elle instinctivement, comme épouvantée du danger auquel s’exposait son ancien mari.

 

Francis Gordon et Seth Stanfort, suivis de quelques courageux spectateurs, durent se traîner sur le sol, ramper en se mettant un mouchoir sur la bouche, tant l’air était irrespirable. Enfin ils arrivèrent près de Mr Forsyth et du docteur Hudelson. Ils les relevèrent et les rapportèrent en deçà de la limite qu’il n’était pas permis de franchir, sous peine d’être brûlé jusque dans les entrailles.

 

Par bonheur, ces deux victimes de leur imprudence avaient été sauvées à temps. Grâce aux soins qui ne leur furent point épargnés, ils revinrent à la vie, mais ce fut, hélas ! pour assister à la ruine de leurs espérances.

 

Le bolide continuait à glisser lentement, en effet, soit de son mouvement propre sur ce plateau incliné, soit parce que la surface s’infléchissait peu à peu sous son poids. Son centre de gravité se rapprochait de l’arête, au delà de laquelle la falaise s’enfonçait verticalement sous les eaux.

 

Des cris s’élevèrent de toutes parts, traduisant l’émotion de la foule. On s’agitait en tous sens, sans savoir pourquoi. Quelques-uns, parmi lesquels Mr Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker, coururent à toute vitesse du côté de la mer afin de ne perdre, du moins, aucun détail de la catastrophe.

 

Cependant, on eut un moment d’espoir. La sphère d’or s’était immobilisée !…

 

Mais ce ne fut qu’un moment. Tout à coup, un effroyable craquement se fit entendre… La roche venait de céder, et le météore s’abîmait dans la mer.

 

Si les échos du littoral ne répercutèrent pas l’énorme clameur de la foule, c’est que cette clameur fut à l’instant couverte par le fracas d’une explosion plus violente que les éclats de la foudre. En même temps un mascaret aérien balaya la surface de l’île, et, sans en excepter un seul, les spectateurs furent irrésistiblement renversés sur le sol.

 

Le bolide venait de faire explosion. L’eau, pénétrant par les milliers de pores de la surface dans les innombrables alvéoles de cette éponge d’or, s’était instantanément vaporisée au contact du métal incandescent, et le météore avait sauté comme une chaudière surchauffée. Maintenant ses débris retombaient en gerbe dans les flots au milieu de sifflements assourdissants.

 

La mer fut soulevée par la violence de cette explosion. Une lame prodigieuse monta à l’assaut du littoral et y retomba avec une irrésistible fureur. Épouvantés, les imprudents qui s’étaient approchés du bord prirent la fuite, s’efforçant d’arriver au sommet de la pente.

 

Tous ne devaient pas l’atteindre. Lâchement repoussée par certains de ses compagnons que la peur transformait en bêtes fauves, Mrs Arcadia Walker fut saisie, renversée. Elle allait être entraînée, lorsque la masse liquide reviendrait vers la grève !…

 

Mais Mr Seth Stanfort veillait. Presque sans espoir de la sauver, risquant sa vie pour elle, il s’était jeté à son secours dans de telles conditions qu’il y aurait sans doute à compter deux victimes au lieu d’une…

 

Non. Seth Stanfort parvint à rejoindre la jeune femme, et s’arc-boutant contre une roche, il put résister au monstrueux remous. De nombreux touristes coururent aussitôt à leur aide et les ramenèrent en arrière. Ils étaient sauvés.

 

Si Mr Seth Stanfort n’avait point perdu connaissance, Mrs Arcadia Walker était inanimée. Des soins empressés ne tardèrent pas à la rappeler à la vie. Ses premiers mots furent pour son ancien mari.

 

« Du moment que je devais être sauvée, il était tout indiqué que ce fût par vous, » dit-elle en lui pressant la main et en lui adressant un regard plein de la plus tendre reconnaissance.

 

Moins heureux que Mrs Arcadia Walker, le merveilleux bolide n’avait pu échapper à son funeste sort ! Hors de l’atteinte des hommes, ses débris reposaient maintenant dans les profondeurs de la mer. Quand bien même il eût été possible, au prix d’efforts inouïs, de retirer une telle masse de ces insondables abîmes, il fallait renoncer à cet espoir. Du noyau brisé par l’explosion, les milliers d’éclats s’étaient, en effet, éparpillés au large. M. de Schnack, Mr Dean Forsyth et le docteur Hudelson en cherchèrent vainement la moindre parcelle sur le littoral. Non, ils étaient disparus jusqu’au dernier centime, les cinq mille sept cent quatre-vingt-huit milliards. De l’extraordinaire météore, il ne subsistait rien.

CHAPITRE XXI

Dernier chapitre, qui contient l’épilogue de cette histoire et dans lequel le dernier mot reste à Mr John Proth, juge à Whaston.

 

Leur curiosité satisfaite, la foule des curieux n’avait plus qu’à partir.

 

Satisfaite ? Ce n’est pas sûr. Ce dénouement valait-il les fatigues et les frais d’un pareil voyage ? Avoir aperçu le météore sans pouvoir l’approcher à moins de quatre cents mètres, c’était un maigre résultat. Il fallait bien s’en contenter, cependant.

 

Pouvaient-ils espérer, du moins, prendre un jour leur revanche ? Un second bolide d’or reparaîtrait-il jamais sur notre horizon ?… Non. Une aventure de ce genre n’arrive pas deux fois. Sans doute, il peut exister d’autres astres d’or flottant dans l’espace, mais si faible est la chance qu’ils soient retenus dans le cercle d’attraction terrestre, qu’il n’y a pas lieu d’en tenir compte.

 

C’est heureux en somme. Six trillions d’or jetés dans la circulation déprécieraient outre mesure ce métal, vil pour les uns – ceux qui n’en ont pas, – mais si précieux au dire de tous les autres ! On ne devait donc pas regretter la perte de ce bolide, qui, non content de bouleverser le marché financier du monde, eût peut-être déchaîné la guerre sur toute là surface de la terre.

 

Cependant, ce dénoûment, les intéressés avaient bien le droit de le considérer comme une déception. Avec quel chagrin Mr Dean Forsyth et Mr Sydney Hudelson allèrent contempler la place où leur bolide avait fait explosion ! Il était dur de revenir sans rien rapporter de cet or céleste. Pas même de quoi se fabriquer une épingle de cravate ou un bouton de manchette, pas un seul grain qu’ils eussent conservé à titre de souvenir, en admettant que M. de Schnack ne l’eût point réclamé pour son pays.

 

Dans leur commune douleur, les deux rivaux avaient perdu jusqu’au souvenir de leur passagère rivalité. Pouvait-il en être autrement ? Était-il possible que le docteur Hudelson tînt rigueur à qui avait si généreusement bravé la mort pour le sauver ? Et, d’un autre côté, n’est-il pas humain que l’on soit tout dévoué à celui pour qui l’on faillit mourir ? La disparition du bolide eût achevé, au besoin, la réconciliation. À quoi bon se disputer le nom d’un météore qui n’existait plus ?

 

Pensaient-ils à cela, les deux anciens adversaires, avaient-ils conscience du néant de leur générosité tardive, tandis qu’ils faisaient assaut de désintéressement, en se promenant bras dessus bras dessous, dans le premier quartier de la lune de miel d’une amitié remise à neuf ?

 

« C’est un bien grand malheur, disait le docteur Hudelson, que la perte du bolide Forsyth.

 

– Du bolide Hudelson, rectifiait Mr Dean Forsyth. Il était à vous, cher ami, bien à vous.

 

– Nullement, protestait le docteur. Votre observation, cher ami, avait précédé la mienne.

 

– Elle l’avait suivie, cher ami.

 

– Que non pas ! Le manque de précision de ma lettre à l’Observatoire de Cincinnati en serait au besoin la preuve. Au lieu de dire comme vous, de telle heure à telle heure, j’ai dit : entre telle heure et telle heure. C’est bien différent ! »

 

Il n’en voulait pas démordre, l’excellent docteur, mais Mr Dean Forsyth n’en démordait pas non plus. De là, nouvelles discussions, celle-ci heureusement inoffensives.

 

Poussé à un tel point, ce revirement touchant avait aussi quelque chose de comique. Quelqu’un qui ne pensait pas à en rire, cependant, c’était Francis Gordon, redevenu officiellement le fiancé de sa chère Jenny. Les deux jeunes gens profitaient de leur mieux, après tant d’orages, du retour du beau temps et rattrapaient consciencieusement les heures perdues.

 

Les navires de guerre et les paquebots mouillés au large d’Upernivik levèrent l’ancre dans la matinée du 4 septembre, en route pour des latitudes plus méridionales. De tous les curieux qui avaient donné, pendant quelques jours, tant d’animation à cette île des régions arctiques, il ne resta que M. Robert Lecœur et son pseudo-neveu, obligés d’attendre le retour de l’Atlantic. Le yacht ne revint que le lendemain. M. Lecœur et Zéphyrin Xirdal embarquèrent aussitôt. Ils en avaient assez de ce séjour supplémentaire de vingt-quatre heures dans l’île d’Upernivik.

 

Leur cabane de planches ayant été détruite, en effet, par le raz de marée consécutif à l’explosion du bolide, ils avaient dû passer la nuit en plein air, dans les plus déplorables conditions. La mer ne s’était pas contentée de raser leur maison, elle les avait en même temps trempés jusqu’aux os. Mal séchés par le pâle soleil de ces contrées polaires, ils ne possédaient même plus une couverture pour se défendre du froid pendant les quelques heures d’obscurité. Tout avait péri dans le désastre, jusqu’au moindre objet de campement, jusqu’à la valise et jusqu’aux instruments de Zéphyrin Xirdal. Défunte, la fidèle lunette avec laquelle il avait tant de fois observé le météore. Défunte également, la machine qui avait attiré ce météore sur la terre avant de le précipiter au fond des eaux.

 

M. Lecœur ne pouvait se consoler de la destruction d’un si merveilleux appareil. Xirdal, par contre, ne faisait qu’en rire. Puisqu’il avait fabriqué une machine, rien de l’empêcherait d’en fabriquer une autre plus puissante et meilleure encore.

 

Assurément, il l’aurait pu, cela n’est pas douteux. Malheureusement il n’y pensa jamais. Son parrain le pressa en vain de s’atteler à ce travail, il remit sans cesse au lendemain, jusqu’au jour où, parvenu à un âge avancé, il emporta son secret dans la tombe.

 

Il faut donc s’y résigner, cette machine prodigieuse est à jamais perdue pour l’humanité, et son principe demeurera ignoré, tant qu’un nouveau Zéphyrin Xirdal n’apparaîtra pas sur la terre.

 

En somme, ce dernier revenait du Groenland plus pauvre qu’il n’était parti. Sans compter ses instruments et sa riche garde-robe, il y laissait un vaste terrain d’autant plus difficile à revendre que la majeure partie de cette propriété était située sous la mer.

 

Par contre, que de millions avait moissonnés son parrain au cours de ce voyage ! Ces millions, on les trouva au retour, rue Drouot, et telle fut l’origine de la fabuleuse fortune qui devait faire de la Banque Lecœur l’égale des plus puissants établissements financiers.

 

Zéphyrin Xirdal ne fut pas étranger, il est vrai, à l’accroissement de cette puissance colossale. M. Lecœur, qui savait maintenant de quoi il était capable, le mit largement à contribution. Toutes les inventions sorties de ce cerveau génial, la banque les exploita au point de vue pratique. Elle n’eut pas à s’en plaindre. À défaut de celui du ciel, elle draina ainsi dans ses coffres une notable partie de l’or de la terre.

 

Certes, M. Lecœur n’était pas un Shylock. De cette fortune qui était son œuvre, Zéphyrin Xirdal aurait pu prendre sa part, et la plus grosse part si tel avait été son désir. Mais Xirdal, quand on entamait ce chapitre, vous regardait d’une manière si stupide qu’on préférait ne pas insister. De l’argent ? de l’or ? Qu’en aurait-il fait ? Toucher à époques irrégulières les petites sommes suffisantes à ses modestes besoins, cela lui convenait parfaitement. Jusqu’à la fin de sa vie, il continua à venir pédestrement voir dans ce but son « oncle » et banquier, et jamais il ne consentit, ni à quitter son sixième étage de la rue Cassette, ni à se séparer de la Vve Thibaut, ancienne bouchère, qui fut jusqu’au bout sa bavarde servante.

 

Sept jours après l’avis que M. Lecœur en avait donné à son correspondant de Paris, la perte définitive du bolide avait été connue du monde entier. C’est le croiseur français qui, en revenant d’Upernivik, en transmit la nouvelle au premier poste sémaphorique, d’où elle se répandit avec une rapidité extraordinaire dans tout l’univers.

 

Si l’émotion fut grande, ainsi qu’on peut le supposer, elle se calma d’elle-même assez rapidement. On se trouvait devant un fait accompli et le mieux était de n’y plus songer. En peu de temps, les humains furent repris par leurs soucis personnels et cessèrent de penser au messager céleste qui avait eu cette fin déplorable, on pourrait même dire un peu ridicule.

 

On n’en parlait déjà plus, quand le Mozik jeta l’ancre, le 18 septembre, dans le port de Charleston.

 

Outre ses passagers primitifs, le Mozik débarquait au retour une passagère qu’il n’avait pas embarquée à l’aller. Cette passagère n’était autre que Mrs Arcadia Walker, qui, désireuse de manifester plus longtemps sa reconnaissance à son ancien mari, s’était empressée de s’installer dans la cabine laissée vacante par M. de Schnack.

 

De la Caroline du Sud à la Virginie, la distance n’est pas considérable, et, d’ailleurs, les railroads ne manquent point aux États-Unis. Dès le lendemain, 19 septembre, Mr Dean Forsyth, Francis et Omicron, d’une part, Mr Sydney Hudelson et sa fille, de l’autre, étaient de retour, les premiers à la tour d’Elisabeth street, les seconds au donjon de Moriss street.

 

On les y attendait avec impatience. Mrs Hudelson et sa fille Loo se trouvaient à la gare de Whaston, ainsi que l’estimable Mitz, lorsque le train de Charleston déposa les voyageurs. Et vraiment ceux-ci ne purent qu’être très touchés de l’accueil qui leur fut fait. Francis Gordon embrassa sa future belle-mère, et Mr Dean Forsyth serra cordialement la main de Mrs Hudelson comme si rien ne s’était passé. Aucune allusion n’aurait même été faite aux jours pénibles, si miss Loo, toujours un peu inquiète, n’avait voulu en avoir le cœur net.

 

« Enfin, c’est fini, n’est-ce pas ? » s’écria-t-elle en se jetant au cou de Mr Forsyth.

 

Oui, c’était fini et bien fini. La preuve en est, que, le 30 septembre, les cloches de Saint-Andrew répandirent à toute volée leurs sonores ondulations sur la cité virginienne. C’est devant une brillante assemblée, qui comprenait les parents, les amis des deux familles et les notabilités de la ville, que le révérend O’Garth célébra le mariage de Francis Gordon et de Jenny Hudelson, parvenus heureusement au port après tant de traverses et de vicissitudes.

 

Qu’on n’en doute pas, miss Loo était présente à la cérémonie, à titre de demoiselle d’honneur, toute charmante avec sa belle robe, prête depuis quatre mois. Et de même Mitz était là, riant et pleurant à la fois du bonheur de son fieu. Jamais elle n’avait été si émute, affirmait-elle à qui voulait l’entendre.

 

Presque à la même heure, un autre mariage s’accomplissait ailleurs avec moins de pompe. Cette fois, ce ne fut ni à cheval, ni à pied, ni en ballon, que Mr Seth Stanfort et Mrs Arcadia Walker allèrent chez le juge John Proth. Non, c’est assis l’un près de l’autre dans une confortable voiture qu’ils s’y rendirent, et c’est au bras l’un de l’autre qu’ils pénétrèrent pour la première fois dans sa maison, afin de lui présenter dans des conditions moins fantaisistes leurs papiers bien en règle.

 

Le magistrat remplit son office en remariant les deux anciens époux séparés par un divorce de quelques semaines, puis il s’inclina galamment devant eux.

 

« Merci, Mr Proth, dit Mrs Stanfort.

 

– Et adieu, ajouta Mr Seth Stanfort.

 

– Mr et Mrs Stanfort, adieu, » répondit Mr John Proth, qui retourna incontinent soigner les fleurs de son jardin.

 

Mais un scrupule troublait le digne philosophe. Au troisième arrosoir, sa main inactive cessa de répandre une pluie bienfaisante sur les géraniums altérés.

 

« Adieu ?… murmurait-il, en s’arrêtant, pensif, au milieu de l’allée. J’aurais mieux fait, peut-être, de leur dire au revoir… »

 

FIN

 

 

 

 

 

 

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 http://www.ebooksgratuits.com/

 

Mars 2006

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : BrunoB, Coolmicro et Fred.

 

– Sources :

Pour la version originale :

http://perso.wanadoo.fr/livre-et

Pour la version remaniée :

http://www.fredericviron.com/verne Le Portail Jules Verne : site français de référence pour Jules Verne.

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l’original. Nous rappelons que c’est un travail d’amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER

À FAIRE CONNAÎTRE

CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.



[1] Sic.

[2] Diminutif de Louisa.