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[Le] tour du monde en 80 jours [Document électronique] / Jules Verne



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I dans lequel Phileas Fogg et Passepartout
s' acceptent réciproquement, l' un comme maître,
l' autre comme domestique.

en l' année 1872, la maison portant le numéro 7 de
Saville-Row, Burlington Gardens, -maison dans
laquelle Shéridan mourut en 1814, -était habitée
par Phileas Fogg, esq., l' un des membres les plus
singuliers et les plus remarqués du reform-club
de Londres, bien qu' il semblât prendre à tâche de ne
rien faire qui pût attirer l' attention.
à l' un des plus grands orateurs qui honorent
l' Angleterre, succédait donc ce Phileas Fogg,
personnage énigmatique, dont on ne savait rien, sinon
que

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c' était un fort galant homme et l' un des plus beaux
gentlemen de la haute société anglaise.
On disait qu' il ressemblait à Byron, -par la tête,
car il était irréprochable quant aux pieds, -mais
un Byron à moustaches et à favoris, un Byron
impassible, qui aurait vécu mille ans sans vieillir.
Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg n' était peut-être
pas londonner. On ne l' avait jamais vu ni à la
bourse, ni à la banque, ni dans aucun des comptoirs de
la cité. Ni les bassins ni les docks de Londres
n' avaient jamais reçu un navire ayant pour armateur
Phileas Fogg. Ce gentleman ne figurait dans aucun
comité d' administration. Son nom n' avait jamais
retenti dans un collège d' avocats, ni au temple, ni
à Lincoln' s-Inn, ni à Gray' s-Inn. Jamais il ne
plaida ni à la cour du chancelier, ni au banc de la
reine, ni à l' échiquier, ni en cour ecclésiastique.
Il n' était ni industriel, ni négociant, ni marchand,
ni agriculteur. Il ne faisait partie ni de
l' institution royale de la Grande-Bretagne,
ni de l' institution de Londres, ni de
l' institution des artisans, ni de
l' institution Russell, ni de l' institution
littéraire de l' ouest,
ni de l' institution du
droit,
ni de cette institution des arts et des
sciences réunis,
qui est placée sous le patronage
direct de sa gracieuse majesté. Il n' appartenait
enfin à aucune des nombreuses sociétés qui pullulent
dans la capitale de l' Angleterre, depuis la
société de l' armonica jusqu' à la société
entomologique,
fondée principalement dans le but
de détruire les insectes nuisibles.
Phileas Fogg était membre du reform-club, et voilà
tout.
à qui s' étonnerait de ce qu' un gentleman aussi
mystérieux comptât parmi les membres de cette
honorable association, on répondra qu' il passa sur
la recommandation de Mm Baring frères, chez lesquels
il avait un crédit ouvert. De là une certaine
" surface " , due à ce que ses chèques étaient
régulièrement payés à vue par le débit de son compte
courant invariablement créditeur.
Ce Phileas Fogg était-il riche ? Incontestablement.
Mais comment il avait fait fortune, c' est ce que les
mieux informés ne pouvaient dire, et Mr Fogg était
le dernier auquel il convînt de s' adresser pour
l' apprendre. En tout cas, il n' était prodigue de
rien, mais non avare, car partout où il manquait un
appoint pour une chose noble, utile ou généreuse, il
l' apportait silencieusement et même anonymement.
En somme, rien de moins communicatif que ce gentleman.
Il parlait aussi peu que possible, et semblait
d' autant plus mystérieux qu' il était silencieux.
Cependant sa vie était à jour, mais ce qu' il faisait
était si mathématiquement toujours la même chose,
que l' imagination, mécontente, cherchait au delà.

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Avait-il voyagé ? C' était probable, car personne ne
possédait mieux que lui la carte du monde. Il n' était
endroit si reculé dont il ne parût avoir une
connaissance spéciale. Quelquefois, mais en peu de
mots, brefs et clairs, il redressait les mille propos
qui circulaient dans le club au sujet des voyageurs
perdus ou égarés ; il indiquait les vraies
probabilités, et ses paroles s' étaient trouvées
souvent comme inspirées par une seconde vue, tant
l' événement finissait toujours par les justifier.
C' était un homme qui avait dû voyager partout, -en
esprit, tout au moins.
Ce qui était certain toutefois, c' est que, depuis
de longues années, Phileas Fogg n' avait pas quitté
Londres. Ceux qui avaient l' honneur de le connaître
un peu plus que les autres attestaient que, -si ce
n' est sur ce chemin direct qu' il parcourait chaque
jour pour venir de sa maison au club, -personne ne
pouvait prétendre l' avoir jamais vu ailleurs. Son
seul passe-temps était de lire les journaux et de
jouer au whist. à ce jeu du silence, si bien approprié
à sa nature, il gagnait souvent, mais ses gains
n' entraient jamais dans sa bourse et figuraient pour
une somme importante à son budget de charité.
D' ailleurs, il faut le remarquer, Mr Fogg jouait
évidemment pour jouer, non pour gagner. Le jeu
était pour lui un combat, une lutte contre une
difficulté, mais une lutte sans mouvement, sans
déplacement, sans fatigue, et cela allait à son
caractère.
On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni
enfants, -ce qui peut arriver aux gens les plus
honnêtes, -ni parents ni amis, -ce qui est plus
rare en vérité. Phileas Fogg vivait seul dans sa
maison de Saville-Row, où personne ne pénétrait.
De son intérieur, jamais il n' était question. Un
seul domestique suffisait à le servir. Déjeunant,
dînant au club à des heures chronométriquement
déterminées, dans la même salle, à la même table,
ne traitant point ses collègues, n' invitant aucun
étranger, il ne rentrait chez lui que pour se coucher,
à minuit précis, sans jamais user de ces chambres
confortables que le reform-club tient à la disposition
des membres du cercle. Sur vingt-quatre heures, il
en passait dix à son domicile, soit qu' il dormît,
soit qu' il s' occupât de sa toilette. S' il se promenait,
c' était invariablement, d' un pas égal, dans la salle
d' entrée parquetée en marqueterie, ou sur la galerie
circulaire, au-dessus de laquelle s' arrondit un dôme
à vitraux bleus, que supportent vingt colonnes
ioniques en porphyre rouge. S' il dînait ou déjeunait,
c' étaient les cuisines, le garde-manger, l' office, la
poissonnerie, la laiterie du club, qui fournissaient
à sa table leurs succulentes réserves ; c' étaient les
domestiques du club, graves personnages en habit noir,
chaussés de souliers à semelles de molleton, qui le
servaient dans une porcelaine spéciale et sur un
admirable linge en toile de Saxe ; c' étaient les

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cristaux à moule perdu du club qui contenaient son
sherry, son porto ou son claret mélangé de cannelle,
de capillaire et de cinnamome ; c' était enfin la
glace du club-glace venue à grands frais des lacs
d' Amérique-qui entretenait ses boissons dans un
satisfaisant état de fraîcheur.
Si vivre dans ces conditions, c' est être un excentrique,
il faut convenir que l' excentricité a du bon !
La maison de Saville-Row, sans être somptueuse, se
recommandait par un extrême confort. D' ailleurs, avec
les habitudes invariables du locataire, le service
s' y réduisait à peu. Toutefois, Phileas Fogg
exigeait de son unique domestique une ponctualité,
une régularité extraordinaires. Ce jour-là même,
2 octobre, Phileas Fogg avait donné son congé à
James Forster, -ce garçon s' étant rendu coupable
de lui avoir apporté pour sa barbe de l' eau à
quatre-vingt-quatre degrés Fahrenheit au lieu de
quatre-vingt-six, -et il attendait son successeur,
qui devait se présenter entre onze heures et onze
heures et demie.
Phileas Fogg, carrément assis dans son fauteuil,
les deux pieds rapprochés comme ceux d' un soldat à
la parade, les mains appuyées sur les genoux, le
corps droit, la tête haute, regardait marcher
l' aiguille de la pendule, -appareil compliqué qui
indiquait les heures, les minutes, les secondes, les
jours, les quantièmes et l' année. à onze heures et
demie sonnant, Mr Fogg devait, suivant sa
quotidienne habitude, quitter la maison et se rendre
au reform-club.
En ce moment, on frappa à la porte du petit salon
dans lequel se tenait Phileas Fogg.
James Forster, le congédié, apparut.
" le nouveau domestique, " dit-il.
Un garçon âgé d' une trentaine d' années se montra et
salua.
" vous êtes français et vous vous nommez John ? Lui
demanda Phileas Fogg.
-Jean, n' en déplaise à monsieur, répondit le
nouveau venu, Jean Passepartout, un surnom qui
m' est resté, et que justifiait mon aptitude naturelle
à me tirer d' affaire. Je crois être un honnête garçon,
monsieur, mais, pour être franc, j' ai fait plusieurs
métiers. J' ai été chanteur ambulant, écuyer dans un
cirque, faisant de la voltige comme Léotard, et
dansant sur la corde comme Blondin ; puis je suis
devenu professeur de gymnastique, afin de rendre
mes talents plus utiles, et, en dernier lieu, j' étais
sergent de pompiers, à Paris. J' ai même dans mon
dossier des incendies remarquables. Mais voilà cinq
ans que j' ai quitté la France et que, voulant goûter
de la vie de famille, je suis valet de chambre en
Angleterre. Or, me trouvant sans place et ayant
appris que Monsieur Phileas Fogg était l' homme
le plus exact et le plus sédentaire du royaume-uni,
je me

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suis présenté chez monsieur avec l' espérance d' y
vivre tranquille et d' oublier jusqu' à ce nom de
Passepartout...
-Passepartout me convient, répondit le gentleman.
Vous m' êtes recommandé. J' ai de bons renseignements
sur votre compte. Vous connaissez mes conditions ?
-oui, monsieur.
-bien. Quelle heure avez-vous ?
-onze heures vingt-deux, répondit Passepartout,
en tirant des profondeurs de son gousset une énorme
montre d' argent.
-vous retardez, dit Mr Fogg.
-que monsieur me pardonne, mais c' est impossible.
-vous retardez de quatre minutes. N' importe. Il
suffit de constater l' écart. Donc, à partir de ce
moment, onze heures vingt-neuf du matin, ce
mercredi 2 octobre 1872, vous êtes à mon service. "
cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau
de la main gauche, le plaça sur sa tête avec un
mouvement d' automate et disparut sans ajouter une
parole.
Passepartout entendit la porte de la rue se fermer
une première fois : c' était son nouveau maître qui
sortait ; puis une seconde fois : c' était son
prédécesseur, James Forster, qui s' en allait à son
tour
Passepartout demeura seul dans la maison de
Saville-Row.
ii où Passepartout est convaincu qu' il a enfin
trouvé son idéal.

" sur ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri tout
d' abord, j' ai connu chez Mme Tussaud des
bonshommes aussi vivants que mon nouveau maître ! "
il convient de dire ici que les " bonshommes " de
Mme Tussaud sont des figures de cire, fort visitées
à Londres, et auxquelles il ne manque vraiment
que la parole.
Pendant les quelques instants qu' il venait d' entrevoir
Phileas Fogg, Passepartout avait rapidement,
mais soigneusement examiné son futur maître. C' était

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un homme qui pouvait avoir quarante ans, de figure
noble et belle, haut de taille, que ne déparait pas
un léger embonpoint, blond de cheveux et de favoris,
front uni sans apparences de rides aux tempes, figure
plutôt pâle que colorée, dents magnifiques. Il
paraissait posséder au plus haut degré ce que les
physionomistes appellent " le repos dans l' action " ,
faculté commune à tous ceux qui font plus de besogne
que de bruit. Calme, flegmatique, l' oeil pur, la
paupière immobile, c' était le type achevé de ces
anglais à sang-froid qui se rencontrent assez
fréquemment dans le royaume-uni, et dont
Angelica Kauffmann a merveilleusement rendu sous
son pinceau l' attitude un peu académique. Vu dans les
divers actes de son existence, ce gentleman donnait
l' idée d' un être bien équilibré dans toutes ses
parties, justement pondéré, aussi parfait qu' un
chronomètre de Leroy ou de Earnshaw. C' est qu' en
effet, Phileas Fogg était l' exactitude personnifiée,
ce qui se voyait clairement à " l' expression de ses
pieds et de ses mains " , car chez l' homme, aussi bien
que chez les animaux, les membres eux-mêmes sont des
organes expressifs des passions.
Phileas Fogg était de ces gens mathématiquement
exacts, qui, jamais pressés et toujours prêts, sont
économes de leurs pas et de leurs mouvements. Il
ne faisait pas une enjambée de trop, allant toujours
par le plus court. Il ne perdait pas un regard au
plafond. Il ne se permettait aucun geste superflu.
On ne l' avait jamais vu ému ni troublé. C' était
l' homme le moins hâté du monde, mais il arrivait
toujours à temps. Toutefois, on comprendra qu' il
vécût seul et pour ainsi dire en dehors de toute
relation sociale. Il savait que dans la vie il faut
faire la part des frottements, et comme les
frottements retardent, il ne se frottait à personne.
Quant à Jean, dit Passepartout, un vrai parisien
de Paris, depuis cinq ans qu' il habitait
l' Angleterre et y faisait à Londres le métier de
valet de chambre, il avait cherché vainement un
maître auquel il pût s' attacher.
Passepartout n' était point un de ces frontins ou
mascarilles qui, les épaules hautes, le nez au vent,
le regard assuré, l' oeil sec, ne sont que d' impudents
drôles. Non. Passepartout était un brave garçon,
de physionomie aimable, aux lèvres un peu saillantes,
toujours prêtes à goûter ou à caresser, un être doux
et serviable, avec une de ces bonnes têtes rondes que
l' on aime à voir sur les épaules d' un ami. Il avait
les yeux bleus, le teint animé, la figure assez
grasse pour qu' il pût lui-même voir les pommettes de
ses joues, la poitrine large, la taille forte, une
musculature vigoureuse, et il possédait une force
herculéenne que les exercices de sa jeunesse avaient
admirablement développée. Ses cheveux bruns étaient
un peu rageurs. Si les sculpteurs de l' antiquité
connaissaient

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dix-huit façons d' arranger la chevelure de Minerve,
Passepartout n' en connaissait qu' une pour disposer
la sienne : trois coups de démêloir, et il était
coiffé.
De dire si le caractère expansif de ce garçon
s' accorderait avec celui de Phileas Fogg, c' est ce
que la prudence la plus élémentaire ne permet pas.
Passepartout serait-il ce domestique foncièrement
exact qu' il fallait à son maître ? On ne le verrait
qu' à l' user. Après avoir eu, on le sait, une
jeunesse assez vagabonde, il aspirait au repos. Ayant
entendu vanter le méthodisme anglais et la froideur
proverbiale des gentlemen, il vint chercher fortune
en Angleterre. Mais, jusqu' alors, le sort l' avait
mal servi. Il n' avait pu prendre racine nulle part.
Il avait fait dix maisons. Dans toutes, on était
fantasque, inégal, coureur d' aventures ou coureur
de pays, -ce qui ne pouvait plus convenir à
Passepartout. Son dernier maître, le jeune
lord Longsferry, membre du parlement, après avoir
passé ses nuits dans les " oysters-rooms "
d' Hay-Market, rentrait trop souvent au logis sur
les épaules des policemen. Passepartout, voulant
avant tout pouvoir respecter son maître, risqua
quelques respectueuses observations qui furent mal
reçues, et il rompit. Il apprit, sur les entrefaites,
que Phileas Fogg, esq., cherchait un domestique.
Il prit des renseignements sur ce gentleman. Un
personnage dont l' existence était si régulière, qui
ne découchait pas, qui ne voyageait pas, qui ne
s' absentait jamais, pas même un jour, ne pouvait
que lui convenir. Il se présenta et fut admis dans les
circonstances que l' on sait.
Passepartout-onze heures et demie étant sonnées-
se trouvait donc seul dans la maison de Saville-Row.
Aussitôt il en commença l' inspection. Il la
parcourut de la cave au grenier. Cette maison propre,
rangée, sévère, puritaine, bien organisée pour le
service, lui plut. Elle lui fit l' effet d' une belle
coquille de colimaçon, mais d' une coquille éclairée
et chauffée au gaz ! Car l' hydrogène carburé y
suffisait à tous les besoins de lumière et de
chaleur. Passepartout trouva sans peine, au
second étage, la chambre qui lui était destinée.
Elle lui convint. Des timbres électriques et des
tuyaux acoustiques la mettaient en communication
avec les appartements de l' entresol et du premier
étage. Sur la cheminée, une pendule électrique
correspondait avec la pendule de la chambre à
coucher de Phileas Fogg, et les deux appareils
battaient au même instant la même seconde.
" cela me va, cela me va ! " se dit Passepartout.
Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice
affichée au-dessus de la pendule. C' était le
programme du service quotidien. Il comprenait-
depuis huit

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heures du matin, heure réglementaire à laquelle se
levait Phileas Fogg, jusqu' à onze heures et demie,
heure à laquelle il quittait sa maison pour aller
déjeuner au reform-club-tous les détails du service,
le thé et les rôties de huit heures vingt-trois,
l' eau pour la barbe de neuf heures trente-sept, la
coiffure de dix heures moins vingt, etc. Puis de
onze heures et demie du matin à minuit, -heure à
laquelle se couchait le méthodique gentleman, -tout
était noté, prévu, régularisé. Passepartout se fit
une joie de méditer ce programme et d' en graver les
divers articles dans son esprit.
Quant à la garde-robe de monsieur, elle était fort
bien montée et merveilleusement comprise. Chaque
pantalon, habit ou gilet portait un numéro

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d' ordre reproduit sur un registre d' entrée et de
sortie, indiquant la date à laquelle, suivant la
saison, ces vêtements devaient être tour à tour
portés. Même réglementation pour les chaussures.
En somme, dans cette maison de Saville-row, -qui
devait être le temple du désordre à l' époque de
l' illustre mais dissipé Shéridan, -ameublement
confortable, annonçant une belle aisance. Pas de
bibliothèque, pas de livres, qui eussent été sans
utilité pour Mr Fogg, puisque le reform-club
mettait à sa disposition deux bibliothèques, l' une
consacrée aux lettres, l' autre au droit et à la
politique. Dans la chambre à coucher, un coffre-fort
de moyenne grandeur, que sa construction défendait
aussi bien de l' incendie que du vol. Point

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d' armes dans la maison, aucun ustensile de chasse ou
de guerre. Tout y dénotait les habitudes les plus
pacifiques.
Après avoir examiné cette demeure en détail,
Passepartout se frotta les mains, sa large figure
s' épanouit, et il répéta joyeusement :
" cela me va ! Voilà mon affaire ! Nous nous entendrons
parfaitement, Mr Fogg et moi ! Un homme casanier
et régulier ! Une véritable mécanique ! Eh bien, je
ne suis pas fâché de servir une mécanique ! "
iii où s' engage une conversation qui pourra
coûter cher à Phileas Fogg.

Phileas Fogg avait quitté sa maison de Saville-Row
à onze heures et demie, et, après avoir placé cinq
cent soixante-quinze fois son pied droit devant son
pied gauche et cinq cent soixante-seize fois son pied
gauche devant son pied droit, il arriva au
reform-club, vaste édifice, élevé dans Pall-Mall,
qui n' a pas coûté moins de trois millions à bâtir.
Phileas Fogg se rendit aussitôt à la salle à manger,
dont les neuf fenêtres s' ouvraient sur un beau
jardin aux arbres déjà dorés par l' automne. Là, il
prit place à la table habituelle où son couvert
l' attendait. Son déjeuner se composait d' un
hors-d' oeuvre, d' un poisson bouilli relevé d' une
" reading sauce " de premier choix, d' un roastbeef
écarlate agrémenté de condiments " mushroom " , d' un
gâteau farci de tiges de rhubarbe et de groseilles
vertes, d' un morceau de chester, -le tout arrosé de
quelques tasses de cet excellent thé, spécialement
recueilli pour l' office du reform-club.
à midi quarante-sept, ce gentleman se leva et se
dirigea vers le grand salon, somptueuse pièce, ornée
de peintures richement encadrées. Là, un domestique
lui remit le times non coupé, dont Phileas Fogg
opéra le laborieux dépliage avec une sûreté de main
qui dénotait une grande habitude de cette difficile
opération. La lecture de ce journal occupa
Phileas Fogg jusqu' à trois heures quarante-cinq,
et celle du standard -qui lui succéda-dura
jusqu' au dîner. Ce repas s' accomplit dans les mêmes
conditions que le déjeuner, avec adjonction de
" royal british sauce " .
à six heures moins vingt, le gentleman reparut dans
le grand salon et s' absorba dans la lecture du
morning-chronicle.

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une demi-heure plus tard, divers membres du
reform-club faisaient leur entrée et s' approchaient
de la cheminée, où brûlait un feu de houille.
C' étaient les partenaires habituels de
Mr Phileas Fogg, comme lui enragés joueurs de
whist : l' ingénieur Andrew Stuart, les banquiers
John Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur
Thomas Flanagan, Gauthier Ralph, un des
administrateurs de la banque d' Angleterre,
-personnages riches et considérés, même dans ce club
qui compte parmi ses membres les sommités de
l' industrie et de la finance.
" eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où en
est cette affaire de vol ?
-eh bien, répondit Andrew Stuart, la banque en
sera pour son argent.
-j' espère, au contraire, dit Gauthier Ralph, que
nous mettrons la main sur l' auteur du vol. Des
inspecteurs de police, gens fort habiles, ont été
envoyés en Amérique et en Europe, dans tous les
principaux ports d' embarquement et de débarquement,
et il sera difficile à ce monsieur de leur échapper.
-mais on a donc le signalement du voleur ? Demanda
Andrew Stuart.
-d' abord, ce n' est pas un voleur, répondit
sérieusement Gauthier Ralph.
-comment, ce n' est pas un voleur, cet individu qui
a soustrait cinquante-cinq mille livres en bank-notes
(1 million 375000 francs) ?
-non, répondit Gauthier Ralph.
-c' est donc un industriel ? Dit John Sullivan.
-le morning-chronicle assure que c' est un
gentleman. "
celui qui fit cette réponse n' était autre que
Phileas Fogg, dont la tête émergeait alors du flot
de papier amassé autour de lui. En même temps,
Phileas Fogg salua ses collègues, qui lui rendirent
son salut.
Le fait dont il était question, que les divers
journaux du royaume-uni discutaient avec ardeur,
s' était accompli trois jours auparavant, le 29
septembre. Une liasse de bank-notes, formant
l' énorme somme de cinquante-cinq mille livres,
avait été prise sur la tablette du caissier
principal de la banque d' Angleterre.
à qui s' étonnait qu' un tel vol eût pu s' accomplir
aussi facilement, le sous-gouverneur Gauthier Ralph
se bornait à répondre qu' à ce moment même, le
caissier s' occupait d' enregistrer une recette de
trois shillings six pence, et qu' on ne saurait avoir
l' oeil à tout.
Mais il convient de faire observer ici-ce qui
rend le fait plus explicable-que cet admirable
établissement de " bank of england " paraît se
soucier extrêmement de la dignité du public.
Point de gardes, point d' invalides, point de
grillages ! L' or, l' argent, les billets sont exposés
librement et pour ainsi dire à la merci du premier
venu. On ne saurait mettre en suspicion l' honorabilité
d' un passant quelconque. Un des meilleurs observateurs
des usages anglais

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raconte même ceci : dans une des salles de la banque
où il se trouvait un jour, il eut la curiosité de
voir de plus près un lingot d' or pesant sept à huit
livres, qui se trouvait exposé sur la tablette du
caissier ; il prit ce lingot, l' examina, le passa à
son voisin, celui-ci à un autre, si bien que le
lingot, de main en main, s' en alla jusqu' au fond d' un
corridor obscur, et ne revint qu' une demi-heure après
reprendre sa place, sans que le caissier eût seulement
levé la tête.
Mais, le 29 septembre, les choses ne se passèrent pas
tout à fait ainsi. La liasse de bank-notes ne revint
pas, et quand la magnifique horloge, posée au-dessus
du " drawing-office " , sonna à cinq heures la fermeture
des bureaux, la banque d' Angleterre n' avait plus
qu' à passer cinquante-cinq mille livres par le compte
de profits et pertes.
Le vol bien et dûment reconnu, des agents, des
" détectives " , choisis parmi les plus habiles, furent
envoyés dans les principaux ports, à Liverpool,
à Glasgow, au Havre, à Suez, à Brindisi, à
New-York, etc., avec promesse, en cas de succès,
d' une prime de deux mille livres (50000 fr.) et
cinq pour cent de la somme qui serait retrouvée.
En attendant les renseignements que devait fournir
l' enquête immédiatement commencée, ces inspecteurs
avaient pour mission d' observer scrupuleusement tous
les voyageurs en arrivée ou en partance.
Or, précisément, ainsi que le disait le
morning-chronicle, on avait lieu de supposer
que l' auteur du vol ne faisait partie d' aucune des
sociétés de voleurs d' Angleterre. Pendant cette
journée du 29 septembre, un gentleman bien mis,
de bonnes manières, l' air distingué, avait été
remarqué, qui allait et venait dans la salle des
payements, théâtre du vol. L' enquête avait permis
de refaire assez exactement le signalement de ce
gentleman, signalement qui fut aussitôt adressé à
tous les détectives du royaume-uni et du continent.
Quelques bons esprits-et Gauthier Ralph était
du nombre-se croyaient donc fondés à espérer que
le voleur n' échapperait pas.
Comme on le pense, ce fait était à l' ordre du jour à
Londres et dans toute l' Angleterre. On discutait,
on se passionnait pour ou contre les probabilités du
succès de la police métropolitaine. On ne s' étonnera
donc pas d' entendre les membres du reform-club traiter
la même question, d' autant plus que l' un des
sous-gouverneurs de la banque se trouvait parmi eux.
L' honorable Gauthier Ralph ne voulait pas douter
du résultat des recherches, estimant que la prime
offerte devrait singulièrement aiguiser le zèle et
l' intelligence des agents. Mais son collègue,
Andrew Stuart, était loin de partager cette confiance.
La discussion continua donc entre les gentlemen, qui
s' étaient assis à une table de whist, Stuart devant
Flanagan, Fallentin devant Phileas

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Fogg. Pendant le jeu, les joueurs ne parlaient pas,
mais entre les robbres, la conversation interrompue
reprenait de plus belle.
" je soutiens, dit Andrew Stuart, que les chances
sont en faveur du voleur, qui ne peut manquer d' être
un habile homme !
-allons donc ! Répondit Ralph, il n' y a plus un
seul pays dans lequel il puisse se réfugier.
-par exemple !
-où voulez-vous qu' il aille ?
-je n' en sais rien, répondit Andrew Stuart, mais,
après tout, la terre est assez vaste.
-elle l' était autrefois... " dit à mi-voix
Phileas Fogg. Puis : " à vous de couper, monsieur, "
ajouta-t-il en présentant les cartes à
Thomas Flanagan.
La discussion fut suspendue pendant le robbre. Mais
bientôt Andrew Stuart la reprenait, disant :
" comment, autrefois ! Est-ce que la terre a diminué,
par hasard ?
-sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de
l' avis de Mr Fogg. La terre a diminué, puisqu' on
la parcourt maintenant dix fois plus vite qu' il y
a cent ans. Et c' est ce qui, dans le cas dont nous
nous occupons, rendra les recherches plus rapides.
-et rendra plus facile aussi la fuite du voleur !
-à vous de jouer, Monsieur Stuart ! " dit
Phileas Fogg.
Mais l' incrédule Stuart n' était pas convaincu, et,
la partie achevée :
" il faut avouer, Monsieur Ralph, reprit-il, que vous
avez trouvé là une manière plaisante de dire que la
terre a diminué ! Ainsi parce qu' on en fait maintenant
le tour en trois mois...
-en quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg.
-en effet, messieurs, ajouta John Sullivan,
quatre-vingts jours, depuis que la section entre
Rothal et Allahabad a été ouverte sur le
" great-indian peninsular railway " , et voici le calcul
établi par le morning-chronicle :
de Londres à Suez par le Mont-Cenis et Brindisi,
railways et paquebots : 7 jours.
De Suez à Bombay, paquebot : 13 jours.
De Bombay à Calcutta, railway : 3 jours.
De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot : 13 jours
de Hong-Kong à Yokohama (Japon),
paquebot : 6 jours.
De Yokohama à San-Francisco, paquebot : 22 jours.
De San-Francisco à New-York, railroad : 7 jours.
De New-York à Londres, paquebot et
railway : 9 jours.
Total : 80 jours.

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-oui, quatre-vingts jours ! S' écria Andrew Stuart,
qui, par inattention, coupa une carte maîtresse, mais
non compris le mauvais temps, les vents contraires,
les naufrages, les déraillements, etc.
-tout compris, répondit Phileas Fogg en continuant
de jouer, car, cette fois, la discussion ne respectait
plus le whist.
-même si les indous ou les indiens enlèvent les
rails ! S' écria Andrew Stuart, s' ils arrêtent les
trains, pillent les fourgons, scalpent les voyageurs !
-tout compris, " répondit Phileas Fogg, qui,
abattant son jeu, ajouta : " deux atouts maîtres. "
Andrew Stuart, à qui c' était le tour de " faire " ,
ramassa les cartes en disant :
" théoriquement, vous avez raison, Monsieur Fogg,
mais dans la pratique...
-dans la pratique aussi, Monsieur Stuart.
-je voudrais bien vous y voir.
-il ne tient qu' à vous. Partons ensemble.
-le ciel m' en préserve ! S' écria Stuart, mais je
parierais bien quatre mille livres (100000 fr.) qu' un
tel voyage, fait dans ces conditions, est impossible.
-très-possible, au contraire, répondit Mr Fogg.
-et bien, faites-le donc !
-le tour du monde en quatre-vingts jours ?
-oui.
-je le veux bien.
-quand ?
-tout de suite.
-c' est de la folie ! S' écria Andrew Stuart, qui
commençait à se vexer de l' insistance de son
partenaire. Tenez ! Jouons plutôt.
-refaites alors, répondit Phileas Fogg, car il y a
" mal donne. "
Andrew Stuart reprit les cartes d' une main fébrile ;
puis, tout à coup, les posant sur la table :
" eh bien, oui, Monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie
quatre mille livres ! ...
-mon cher Stuart, dit Fallentin, calmez-vous. Ce
n' est pas sérieux.
-quand je dis : je parie, répondit Andrew Stuart,
c' est toujours sérieux.
-soit ! " dit Mr Fogg. Puis, se tournant vers ses
collègues :
" j' ai vingt mille livres (500000 fr.) déposées chez
Baring frères. Je les risquerai volontiers...
-vingt mille livres ! S' écria John Sullivan.
Vingt mille livres qu' un retard imprévu peut vous
faire perdre !
-l' imprévu n' existe pas, répondit simplement
Phileas Fogg.

p15

-mais, Monsieur Fogg, ce laps de quatre-vingts
jours n' est calculé que comme un minimum de temps !
-un minimum bien employé suffit à tout.
-mais pour ne pas le dépasser, il faut sauter
mathématiquement des railways dans les paquebots, et
des paquebots dans les chemins de fer !
-je sauterai mathématiquement.
-c' est une plaisanterie !
-un bon anglais ne plaisante jamais, quand il s' agit
d' une chose aussi sérieuse qu' un pari, répondit
Phileas Fogg. Je parie vingt mille livres contre qui
voudra que je ferai le tour de la terre en quatre-vingts
jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou
cent quinze mille deux cents minutes. Acceptez-vous ?
-nous acceptons, répondirent Mm Stuart, Fallentin,
Sullivan, Flanagan et Ralph, après s' être entendus.
-bien, dit Mr Fogg. Le train de Douvres part à
huit heures quarante-cinq. Je le prendrai.
-ce soir même ? Demanda Stuart.
-ce soir même, répondit Phileas Fogg. Donc,
ajouta-t-il en consultant un calendrier de poche,
puisque c' est aujourd' hui mercredi 2 octobre, je
devrai être de retour à Londres, dans ce salon
même du reform-club, le samedi 21 décembre, à huit
heures quarante-cinq du soir, faute de quoi les
vingt mille livres déposées actuellement à mon crédit
chez Baring frères vous appartiendront de fait et
de droit, messieurs. -voici un chèque de pareille
somme. "
un procès-verbal du pari fut fait et signé sur-le-champ
par les six co-intéressés. Phileas Fogg était
demeuré froid. Il n' avait certainement pas parié pour
gagner, et n' avait engagé ces vingt mille livres-la
moitié de sa fortune-que parce qu' il prévoyait qu' il
pourrait avoir à dépenser l' autre pour mener à bien
ce difficile, pour ne pas dire inexécutable projet.
Quant à ses adversaires, eux, ils paraissaient émus,
non pas à cause de la valeur de l' enjeu, mais parce
qu' ils se faisaient une sorte de scrupule de lutter
dans ces conditions.
Sept heures sonnaient alors. On offrit à M Fogg de
suspendre le whist afin qu' il pût faire ses
préparatifs de départ.
" je suis toujours prêt ! " répondit cet impassible
gentleman, et donnant les cartes :
" je retourne carreau, dit-il. à vous de jouer,
Monsieur Stuart. "

p16

iv dans lequel Phileas Fogg stupéfie Passepartout,
son domestique.

à sept heures vingt-cinq, Phileas Fogg, après avoir
gagné une vingtaine de guinées au whist, prit congé
de ses honorables collègues, et quitta le reform-club.
à sept heures cinquante, il ouvrait la porte de sa
maison et rentrait chez lui.
Passepartout, qui avait consciencieusement étudié
son programme, fut assez surpris en voyant Mr Fogg,
coupable d' inexactitude, apparaître à cette heure

p17

insolite. Suivant la notice, le locataire de
Saville-Row ne devait rentrer qu' à minuit précis.
Phileas Fogg était tout d' abord monté à sa chambre,
puis il appela :
" Passepartout. "
Passepartout ne répondit pas. Cet appel ne pouvait
s' adresser à lui. Ce n' était pas l' heure.
" Passepartout, " reprit Mr Fogg sans élever la
voix davantage.
Passepartout se montra.
" c' est la deuxième fois que je vous appelle, dit
Mr Fogg.
-mais il n' est pas minuit, répondit Passepartout,
sa montre à la main.

p18

-je le sais, reprit Phileas Fogg, et je ne vous
fais pas de reproche. Nous partons dans dix minutes
pour Douvres et Calais. "
une sorte de grimace s' ébaucha sur la ronde face du
français. Il était évident qu' il avait mal entendu.
" monsieur se déplace ? Demanda-t-il.
-oui, répondit Phileas Fogg. Nous allons faire le
tour du monde. "
Passepartout, l' oeil démesurément ouvert, la
paupière et le sourcil surélevés, les bras détendus,
le corps affaissé, présentait alors tous les
symptômes de l' étonnement poussé jusqu' à la stupeur.
" le tour du monde ! Murmura-t-il.
-en quatre-vingts jours, répondit Mr Fogg. Ainsi,
nous n' avons pas un instant à perdre.
-mais les malles ? ... dit Passepartout, qui
balançait inconsciemment sa tête de droite et de
gauche.
-pas de malles. Un sac de nuit seulement. Dedans,
deux chemises de laine, trois paires de bas. Autant
pour vous. Nous achèterons en route. Vous descendrez
mon makintosch et ma couverture de voyage. Ayez de
bonnes chaussures. D' ailleurs, nous marcherons peu
ou pas. Allez. "
Passepartout aurait voulu répondre. Il ne put. Il
quitta la chambre de Mr Fogg, monta dans la sienne,
tomba sur une chaise, et employant une phrase assez
vulgaire de son pays :
" ah bien, se dit-il, elle est forte, celle-là ! Moi
qui voulais rester tranquille ! ... "
et, machinalement, il fit ses préparatifs de départ.
Le tour du monde en quatre-vingts jours ! Avait-il
affaire à un fou ? Non... c' était une plaisanterie ?
On allait à Douvres, bien. à Calais, soit. Après
tout, cela ne pouvait notablement contrarier le
brave garçon, qui, depuis cinq ans, n' avait pas foulé
le sol de la patrie. Peut-être même irait-on jusqu' à
Paris, et, ma foi, il reverrait avec plaisir la
grande capitale. Mais, certainement, un gentleman
aussi ménager de ses pas s' arrêterait là... oui,
sans doute, mais il n' en était pas moins vrai qu' il
partait, qu' il se déplaçait, ce gentleman, si casanier
jusqu' alors !
à huit heures, Passepartout avait préparé le modeste
sac qui contenait sa garde-robe et celle de son
maître ; puis, l' esprit encore troublé, il quitta sa
chambre, dont il ferma soigneusement la porte, et il
rejoignit Mr Fogg.
Mr Fogg était prêt. Il portait sous son bras le
bradshaw' s continental railway steam transit and
general guide,
qui devait lui fournir toutes les
indications nécessaires à son voyage. Il prit le sac
des mains de Passepartout, l' ouvrit et y

p19

glissa une forte liasse de ces belles bank-notes qui
ont cours dans tous les pays.
" vous n' avez rien oublié ? Demanda-t-il.
-rien, monsieur.
-mon makintosch et ma couverture ?
-les voici.
-bien, prenez ce sac. "
Mr Fogg remit le sac à Passepartout.
" et ayez-en soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille
livres dedans (500000 francs). "
le sac faillit s' échapper des mains de Passepartout,
comme si les vingt mille livres eussent été en or et
pesé considérablement.
Le maître et le domestique descendirent alors, et la
porte de la rue fut fermée à double tour.
Une station de voitures se trouvait à l' extrémité de
Saville-Row. Phileas Fogg et son domestique
montèrent dans un cab, qui se dirigea rapidement vers
la gare de Charing-Cross, à laquelle aboutit un des
embranchements du south-eastern-railway.
à huit heures vingt, le cab s' arrêta devant la grille
de la gare. Passepartout sauta à terre. Son maître
le suivit et paya le cocher.
En ce moment, une pauvre mendiante, tenant un enfant
à la main, pieds nus dans la boue, coiffée d' un
chapeau dépenaillé auquel pendait une plume lamentable,
un châle en loques sur ses haillons, s' approcha de
Mr Fogg et lui demanda l' aumône.
Mr Fogg tira de sa poche les vingt guinées qu' il
venait de gagner au whist, et, les présentant à la
mendiante :
" tenez, ma brave femme, dit-il, je suis content de vous
avoir rencontrée ! "
puis il passa.
Passepartout eut comme une sensation d' humidité
autour de la prunelle. Son maître avait fait un pas
dans son coeur.
Mr Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande
salle de la gare. Là, Phileas Fogg donna à
Passepartout l' ordre de prendre deux billets de
première classe pour Paris. Puis, se retournant,
il aperçut ses cinq collègues du reform-club.
" messieurs, je pars, dit-il, et les divers visas
apposés sur un passe-port que j' emporte à cet effet
vous permettront, au retour, de contrôler mon
itinéraire.
-oh ! Monsieur Fogg, répondit poliment Gauthier
Ralph, c' est inutile. Nous nous en rapporterons à
votre honneur de gentleman !
-cela vaut mieux ainsi, dit Mr Fogg.

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-vous n' oubliez pas que vous devez être revenu ? ...
fit observer Andrew Stuart.
-dans quatre-vingts jours, répondit Mr Fogg, le
samedi 21 décembre 1872, à huit heures quarante-cinq
minutes du soir. Au revoir, messieurs. "
à huit heures quarante, Phileas Fogg et son
domestique prirent place dans le même compartiment.
à huit heures quarante-cinq, un coup de sifflet
retentit, et le train se mit en marche.
La nuit était noire. Il tombait une pluie fine.
Phileas Fogg, accoté dans son coin, ne parlait pas.
Passepartout, encore abasourdi, pressait machinalement
contre lui le sac aux bank-notes.
Mais le train n' avait pas dépassé Sydenham, que
Passepartout poussait un véritable cri de désespoir !
" qu' avez-vous ? Demanda Mr Fogg.
-il y a... que... dans ma précipitation... mon
trouble... j' ai oublié...
-quoi ?
-d' éteindre le bec de gaz de ma chambre !
-eh bien, mon garçon, répondit froidement Mr Fogg,
il brûle à votre compte ! "
v dans lequel une nouvelle valeur apparaît sur
la place de Londres.

Phileas Fogg, en quittant Londres, ne se doutait
guère, sans doute, du grand retentissement qu' allait
provoquer son départ. La nouvelle du pari se répandit
d' abord dans le reform-club, et produisit une
véritable émotion parmi les membres de l' honorable
cercle. Puis, du club, cette émotion passa aux
journaux par la voie des reporters, et des journaux
au public de Londres et de tout le royaume-uni.
Cette " question du tour du monde " fut commentée,
discutée, disséquée, avec autant de passion et
d' ardeur que s' il se fût agi d' une nouvelle affaire
de l' Alabama. les uns prirent parti pour
Phileas Fogg, les autres-et ils formèrent
bientôt une majorité considérable-se prononcèrent
contre lui. Ce tour

p21

du monde à accomplir, autrement qu' en théorie et
sur le papier, dans ce minimum de temps, avec les
moyens de communication actuellement en usage, ce
n' était pas seulement impossible, c' était insensé !
Le times, le standard, l' evening-star,
le morning-chronicle, et vingt autres journaux
de grande publicité, se déclarèrent contre
Mr Fogg. Seul, le daily-telegraph le soutint
dans une certaine mesure. Phileas Fogg fut
généralement traité de maniaque, de fou, et ses
collègues du reform-club furent blâmés d' avoir tenu
ce pari, qui accusait un affaiblissement dans les
facultés mentales de son auteur.
Des articles extrêmement passionnés, mais logiques,
parurent sur la question. On sait l' intérêt que l' on
porte en Angleterre à tout ce qui touche à la
géographie. Aussi n' était-il pas un lecteur, à
quelque classe qu' il appartînt, qui ne dévorât les
colonnes consacrées au cas de Phileas Fogg.
Pendant les premiers jours, quelques esprits
audacieux-les femmes principalement-furent pour
lui, surtout quand l' illustrated-London-news
eut publié son portrait d' après sa photographie
déposée aux archives du reform-club. Certains
gentlemen osaient dire : " hé ! Hé ! Pourquoi pas,
après tout ? On a vu des choses plus extraordinaires ! "
c' étaient surtout les lecteurs du daily-telegraph.
mais on sentit bientôt que ce journal lui-même
commençait à faiblir.
En effet, un long article parut le 7 octobre dans le
bulletin de la société royale de géographie. Il traita
la question à tous les points de vue, et démontra
clairement la folie de l' entreprise. D' après cet
article, tout était contre le voyageur, obstacles
de l' homme, obstacles de la nature. Pour réussir dans
ce projet, il fallait admettre une concordance
miraculeuse des heures de départ et d' arrivée,
concordance qui n' existait pas, qui ne pouvait pas
exister. à la rigueur, et en Europe, où il s' agit
de parcours d' une longueur relativement médiocre,
on peut compter sur l' arrivée des trains à heure fixe ;
mais quand ils emploient trois jours à traverser
l' Inde, sept jours à traverser les états-Unis,
pouvait-on fonder sur leur exactitude les éléments
d' un tel problème ? Et les accidents de machine, les
déraillements, les rencontres, la mauvaise saison,
l' accumulation des neiges, est-ce que tout n' était
pas contre Phileas Fogg ? Sur les paquebots, ne
se trouverait-il pas, pendant l' hiver, à la merci
des coups de vent ou des brouillards ? Est-il donc
si rare que les meilleurs marcheurs des lignes
transocéaniennes éprouvent des retards de deux ou
trois jours ? Or, il suffisait d' un retard, un seul,
pour que la chaîne des communications fût
irréparablement brisée. Si Phileas Fogg manquait,
ne fût-ce que de quelques heures, le

p22

départ d' un paquebot, il serait forcé d' attendre le
paquebot suivant, et par cela même son voyage était
compromis irrévocablement.
L' article fit grand bruit. Presque tous les journaux
le reproduisirent, et les actions de Phileas Fogg
baissèrent singulièrement.
Pendant les premiers jours qui suivirent le départ
du gentleman, d' importantes affaires s' étaient
engagées sur " l' alea " de son entreprise. On sait ce
qu' est le monde des parieurs en Angleterre, monde
plus intelligent, plus relevé que celui des joueurs.
Parier est dans le tempérament anglais. Aussi,
non-seulement les divers membres du reform-club
établirent-ils des paris considérables pour ou contre
Phileas Fogg, mais la masse du public entra dans le
mouvement. Phileas Fogg fut inscrit comme un cheval
de course, à une sorte de studbook. On en fit aussi
une valeur de bourse, qui fut immédiatement cotée
sur la place de Londres. On demandait, on offrait
du " Phileas Fogg " ferme ou à prime, et il se fit
des affaires énormes. Mais cinq jours après son
départ, après l' article du bulletin de la société de
géographie, les offres commencèrent à affluer. Le
Phileas Fogg baissa. On l' offrit par paquets. Pris
d' abord à cinq, puis à dix, on ne le prit plus qu' à
vingt, à cinquante, à cent !
Un seul partisan lui resta. Ce fut le vieux
paralytique, lord Albermale. L' honorable gentleman,
cloué sur son fauteuil, eût donné sa fortune pour
pouvoir faire le tour du monde, même en dix ans !
Et il paria cinq mille livres (100000 francs) en
faveur de Phileas Fogg. Et quand, en même temps
que la sottise du projet, on lui en démontrait
l' inutilité, il se contentait de répondre : " si la
chose est faisable, il est bon que ce soit un anglais
qui le premier l' ait faite ! "
or, on en était là, les partisans de Phileas Fogg
se raréfiaient de plus en plus ; tout le monde, et
non sans raison, se mettait contre lui ; on ne le
prenait plus qu' à cent cinquante, à deux cents contre
un, quand, sept jours après son départ, un incident,
complétement inattendu, fit qu' on ne le prit plus
du tout.
En effet, pendant cette journée, à neuf heures du soir,
le directeur de la police métropolitaine avait reçu
une dépêche télégraphique ainsi conçue :
" Suez à Londres.
" Rowan, directeur police, administration centrale,
scotland place.
" je file voleur de banque, Phileas Fogg. Envoyez
sans retard mandat d' arrestation à Bombay (Inde
anglaise).
" Fix,
détective. "
l' effet de cette dépêche fut immédiat. L' honorable
gentleman disparut pour faire place au voleur de
bank-notes. Sa photographie, déposée au reform-club

p23

avec celles de tous ses collègues, fut examinée. Elle
reproduisait trait pour trait l' homme dont le
signalement avait été fourni par l' enquête. On rappela
ce que l' existence de Phileas Fogg avait de
mystérieux, son isolement, son départ subit, et il
parut évident que ce personnage, prétextant un voyage
autour du monde et l' appuyant sur un pari insensé,
n' avait eu d' autre but que de dépister les agents
de la police anglaise.
vi dans lequel l' agent Fix montre une impatience
bien légitime.

voici dans quelles circonstances avait été lancée
cette dépêche concernant le sieur Phileas Fogg.
Le mercredi 9 octobre, on attendait pour onze heures
du matin, à Suez, le paquebot Mongolia, de la
compagnie péninsulaire et orientale, steamer en fer
à hélice et à spardeck, jaugeant deux mille huit cents
tonnes et possédant une force nominale de cinq cents
chevaux. Le Mongolia faisait régulièrement les
voyages de Brindisi à Bombay par le canal de Suez.
C' était un des plus rapides marcheurs de la
compagnie, et les vitesses réglementaires, soit
dix milles à l' heure entre Brindisi et Suez, et
neuf milles cinquante-trois centièmes entre Suez et
Bombay, il les avait toujours dépassées.
En attendant l' arrivée du Mongolia, deux hommes
se promenaient sur le quai au milieu de la foule
d' indigènes et d' étrangers qui affluent dans cette
ville, naguère une bourgade, à laquelle la grande
oeuvre de M De Lesseps assure un avenir considérable.
De ces deux hommes, l' un était l' agent consulaire du
royaume-uni, établi à Suez, qui-en dépit des
fâcheux pronostics du gouvernement britannique et des
sinistres prédictions de l' ingénieur Stephenson-
voyait chaque jour des navires anglais traverser ce
canal, abrégeant ainsi de moitié l' ancienne route de
l' Angleterre aux Indes par le cap de
Bonne-Espérance.
L' autre était un petit homme maigre, de figure assez
intelligente, nerveux, qui contractait avec une
persistance remarquable ses muscles sourciliers. à
travers ses longs cils brillait un oeil très-vif, mais
dont il savait à volonté éteindre l' ardeur. En ce
moment, il donnait certaines marques d' impatience,
allant, venant, ne pouvant tenir en place.

p24

Cet homme se nommait Fix, et c' était un de ces
" détectives " ou agents de police anglais, qui avaient
été envoyés dans les divers ports, après le vol
commis à la banque d' Angleterre. Ce Fix devait
surveiller avec le plus grand soin tous les voyageurs
prenant la route de Suez, et si l' un d' eux lui
semblait suspect, le " filer " en attendant un mandat
d' arrestation.
Précisément, depuis deux jours, Fix avait reçu du
directeur de la police métropolitaine le signalement
de l' auteur présumé du vol. C' était celui de ce
personnage distingué et bien mis que l' on avait
observé dans la salle des payements de la banque.
Le détective, très-alléché évidemment par la forte
prime promise en cas

p25

de succès, attendait donc avec une impatience facile
à comprendre l' arrivée du Mongolia.
" et vous dites, monsieur le consul, demanda-t-il pour
la dixième fois, que ce bateau ne peut tarder ?
-non, Monsieur Fix, répondit le consul. Il a été
signalé hier au large de Port-Saïd, et les cent
soixante kilomètres du canal ne comptent pas pour un
tel marcheur. Je vous répète que le Mongolia a
toujours gagné la prime de vingt-cinq livres que le
gouvernement accorde pour chaque avance de
vingt-quatre heures sur les temps réglementaires.
-ce paquebot vient directement de Brindisi ?
Demanda Fix.

p26

-de Brindisi même, où il a pris la malle des Indes,
de Brindisi qu' il a quitté samedi à cinq heures du
soir. Ainsi ayez patience, il ne peut tarder à arriver.
Mais je ne sais vraiment pas comment, avec le
signalement que vous avez reçu, vous pourrez
reconnaître votre homme, s' il est à bord du
Mongolia.
-monsieur le consul, répondit Fix, ces gens-là,
on les sent plutôt qu' on ne les reconnaît. C' est du
flair qu' il faut avoir, et le flair est comme un sens
spécial auquel concourent l' ouïe, la vue et l' odorat.
J' ai arrêté dans ma vie plus d' un de ces gentlemen,
et pourvu que mon voleur soit à bord, je vous réponds
qu' il ne me glissera pas entre les mains.
-je le souhaite, Monsieur Fix, car il s' agit d' un
vol important.
-un vol magnifique, répondit l' agent enthousiasmé.
Cinquante-cinq mille livres ! Nous n' avons pas souvent
de pareilles aubaines ! Les voleurs deviennent
mesquins ! La race des Sheppard s' étiole ! On se fait
pendre maintenant pour quelques shillings !
-Monsieur Fix, répondit le consul, vous parlez
d' une telle façon que je vous souhaite vivement de
réussir ; mais, je vous le répète, dans les conditions
où vous êtes, je crains que ce ne soit difficile.
Savez-vous bien que, d' après le signalement que vous
avez reçu, ce voleur ressemble absolument à un
honnête homme.
-monsieur le consul, répondit dogmatiquement
l' inspecteur de police, les grands voleurs ressemblent
toujours à d' honnêtes gens. Vous comprenez bien que
ceux qui ont des figures de coquins n' ont qu' un parti
à prendre, c' est de rester probes, sans cela ils se
feraient arrêter. Les physionomies honnêtes, ce sont
celles-là qu' il faut dévisager surtout. Travail
difficile, j' en conviens, et qui n' est plus du métier,
mais de l' art. "
on voit que ledit Fix ne manquait pas d' une certaine
dose d' amour-propre.
Cependant le quai s' animait peu à peu. Marins de
diverses nationalités, commerçants, courtiers,
portefaix, fellahs, y affluaient. L' arrivée du
paquebot était évidemment prochaine.
Le temps était assez beau, mais l' air froid, par ce
vent d' est. Quelques minarets se dessinaient au-dessus
de la ville sous les pâles rayons du soleil.
Vers le sud, une jetée longue de deux mille mètres
s' allongeait comme un bras sur la rade de Suez.
à la surface de la mer rouge roulaient plusieurs
bateaux de pêche ou de cabotage, dont quelques-uns
ont conservé dans leurs façons l' élégant gabarit
de la galère antique.
Tout en circulant au milieu de ce populaire, Fix,
par une habitude de sa profession, dévisageait
les passants d' un rapide coup d' oeil.

p27

Il était alors dix heures et demie.
" mais il n' arrivera pas ce paquebot ! S' écria-t-il
en entendant sonner l' horloge du port.
-il ne peut être éloigné, répondit le consul.
-combien de temps stationnera-t-il à Suez ?
Demanda Fix.
-quatre heures. Le temps d' embarquer son charbon.
De Suez à Aden, à l' extrémité de la mer rouge,
on compte treize cent dix milles, et il faut faire
provision de combustible.
-et de Suez, ce bateau va directement à Bombay ?
Demanda Fix.
-directement, sans rompre charge.
-eh bien, dit Fix, si le voleur a pris cette route
et ce bateau, il doit entrer dans son plan de
débarquer à Suez, afin de gagner par une autre voie
les possessions hollandaises ou françaises de
l' Asie. Il doit bien savoir qu' il ne serait pas en
sûreté dans l' Inde, qui est une terre anglaise.
-à moins que ce ne soit un homme très-fort, répondit
le consul. Vous le savez, un criminel anglais est
toujours mieux caché à Londres qu' il ne le serait
à l' étranger. "
sur cette réflexion, qui donna fort à réfléchir à
l' agent, le consul regagna ses bureaux, situés à peu
de distance. L' inspecteur de police demeura seul,
pris d' une impatience nerveuse, avec ce pressentiment
assez bizarre que son voleur devait se trouver à
bord du Mongolia, -et en vérité, si ce coquin
avait quitté l' Angleterre avec l' intention de
gagner le nouveau-monde, la route des Indes, moins
surveillée ou plus difficile à surveiller que celle
de l' atlantique, devait avoir obtenu sa préférence.
Fix ne fut pas longtemps livré à ses réflexions. De
vifs coups de sifflet annoncèrent l' arrivée du
paquebot. Toute la horde des portefaix et des fellahs
se précipita vers le quai dans un tumulte un peu
inquiétant pour les membres et les vêtements des
passagers. Une dizaine de canots se détachèrent de la
rive et allèrent au-devant du Mongolia.
bientôt on aperçut la gigantesque coque du
Mongolia, passant entre les rives du canal, et
onze heures sonnaient quand le steamer vint mouiller
en rade, pendant que sa vapeur fusait à grand bruit
par les tuyaux d' échappement.
Les passagers étaient assez nombreux à bord.
Quelques-uns restèrent sur le spardeck à contempler
le panorama pittoresque de la ville ; mais la
plupart débarquèrent dans les canots qui étaient
venus accoster le Mongolia.
Fix examinait scrupuleusement tous ceux qui
mettaient pied à terre.
En ce moment, l' un d' eux s' approcha de lui, après
avoir vigoureusement

p28

repoussé les fellahs qui l' assaillaient de leurs offres
de service, et il lui demanda fort poliment s' il
pouvait lui indiquer les bureaux de l' agent consulaire
anglais. Et en même temps ce passager présentait un
passe-port sur lequel il désirait sans doute faire
apposer le visa britannique.
Fix, instinctivement, prit le passe-port, et, d' un
rapide coup d' oeil, il en lut le signalement.
Un mouvement involontaire faillit lui échapper. La
feuille trembla dans sa main. Le signalement libellé
sur le passe-port était identique à celui qu' il avait
reçu du directeur de la police métropolitaine.
" ce passe-port n' est pas le vôtre ? Dit-il au
passager.
-non, répondit celui-ci, c' est le passe-port de mon
maître.
-et votre maître ?
-il est resté à bord.
-mais, reprit l' agent, il faut qu' il se présente
en personne aux bureaux du consulat afin d' établir
son identité.
-quoi, cela est nécessaire ?
-indispensable.
-et où sont ces bureaux ?
-là, au coin de la place, répondit l' inspecteur
en indiquant une maison éloignée de deux cents pas.
-alors, je vais aller chercher mon maître, à qui
pourtant cela ne plaira guère de se déranger ! "
là-dessus, le passager salua Fix et retourna à
bord du steamer.
vii qui témoigne une fois de plus de l' inutilité
des passe-ports en matière de police.

l' inspecteur redescendit sur le quai et se dirigea
rapidement vers les bureaux du consul. Aussitôt,
et sur sa demande pressante, il fut introduit près
de ce fonctionnaire.
" monsieur le consul, lui dit-il sans autre préambule,
j' ai de fortes présomptions de croire que notre
homme a pris passage à bord du Mongolia. "

p29

et Fix raconta ce qui s' était passé entre ce
domestique et lui à propos du passe-port.
" bien, Monsieur Fix, répondit le consul, je ne
serais pas fâché de voir la figure de ce coquin.
Mais peut-être ne se présentera-t-il pas à mon
bureau, s' il est ce que vous supposez. Un voleur
n' aime pas à laisser derrière lui des traces de
son passage, et d' ailleurs la formalité des
passe-ports n' est plus obligatoire.
-monsieur le consul, répondit l' agent, si c' est un
homme fort comme on doit le penser, il viendra !
-faire viser son passe-port ?
-oui. Les passe-ports ne servent jamais qu' à gêner
les honnêtes gens et à favoriser la fuite des
coquins. Je vous affirme que celui-ci sera en
règle, mais j' espère bien que vous ne le viserez
pas...
-et pourquoi pas ? Si ce passe-port est régulier,
répondit le consul, je n' ai pas le droit de refuser
mon visa.
-cependant, monsieur le consul, il faut bien que je
retienne ici cet homme jusqu' à ce que j' aie reçu
de Londres un mandat d' arrestation.
-ah ! Cela, Monsieur Fix, c' est votre affaire,
répondit le consul, mais moi, je ne puis... "
le consul n' acheva pas sa phrase. En ce moment, on
frappait à la porte de son cabinet, et le garçon de
bureau introduisit deux étrangers, dont l' un était
précisément ce domestique qui s' était entretenu
avec le détective.
C' étaient, en effet, le maître et le serviteur. Le
maître présenta son passe-port, en priant
laconiquement le consul de vouloir bien y apposer
son visa.
Celui-ci prit le passe-port et le lut attentivement,
tandis que Fix, dans un coin du cabinet, observait
ou plutôt dévorait l' étranger des yeux.
Quand le consul eut achevé sa lecture :
" vous êtes Phileas Fogg, esquire ? Demanda-t-il.
-oui, monsieur, répondit le gentleman.
-et cet homme est votre domestique ?
-oui. Un français nommé Passepartout.
-vous venez de Londres ?
-oui.
-et vous allez ?
-à Bombay.
-bien, monsieur. Vous savez que cette formalité
du visa est inutile, et que nous n' exigeons plus
la présentation du passe-port ?

p30

-je le sais, monsieur, répondit Phileas Fogg,
mais je désire constater par votre visa mon passage
à Suez.
-soit, monsieur. "
et le consul, ayant signé et daté le passe-port,
y apposa son cachet. Mr Fogg acquitta les droits
de visa, et, après avoir froidement salué, il
sortit, suivi de son domestique.
" eh bien ? Demanda l' inspecteur.
-eh bien, répondit le consul, il a l' air d' un parfait
honnête homme !
-possible, répondit Fix, mais ce n' est point ce
dont il s' agit. Trouvez-vous, monsieur le consul,
que ce flegmatique gentleman ressemble trait pour
trait au voleur dont j' ai reçu le signalement ?
-j' en conviens, mais vous le savez, tous les
signalements...
-j' en aurai le coeur net, répondit Fix. Le
domestique me paraît être moins indéchiffrable
que le maître. De plus, c' est un français, qui ne
pourra se retenir de parler. à bientôt, monsieur le
consul. "
cela dit, l' agent sortit et se mit à la recherche
de Passepartout.
Cependant Mr Fogg, en quittant la maison consulaire,
s' était dirigé vers le quai. Là, il donna quelques
ordres à son domestique ; puis il s' embarqua dans un
canot, revint à bord du Mongolia et rentra dans
sa cabine. Il prit alors son carnet, qui portait les
notes suivantes :
" quitté Londres, mercredi 2 octobre, 8 heures 45 soir.
" arrivé à Paris, jeudi 3 octobre, 7 heures 20 matin.
" quitté Paris, jeudi, 8 heures 40 matin.
" arrivé par le Mont-Cenis à Turin, vendredi
" 4 octobre, 6 heures 35 matin.
" quitté Turin, vendredi, 7 heures 20 matin.
" arrivé à Brindisi, samedi 5 octobre, 4 heures soir.
" embarqué sur le Mongolia, samedi, 5 heures soir.
" arrivé à Suez, mercredi 9 octobre, 11 heures matin.
" total des heures dépensées : 158 et demie, soit en
" jours : 6 jours et demi. "
Mr Fogg inscrivit ces dates sur un itinéraire
disposé par colonnes, qui indiquait-depuis le
2 octobre jusqu' au 21 décembre-le mois, le quantième,
le jour, les arrivées réglementaires et les arrivées
effectives en chaque point principal, Paris,
Brindisi, Suez, Bombay, Calcutta, Singapore,
Hong-Kong, Yokohama, San-Francisco, New-York,
Liverpool, Londres, et qui permettait de chiffrer
le gain obtenu ou la perte éprouvée à chaque endroit
du parcours.
Ce méthodique itinéraire tenait ainsi compte de tout,
et Mr Fogg savait toujours s' il était en avance ou
en retard.

p31

Il inscrivit donc, ce jour-là, mercredi 9 octobre,
son arrivée à Suez, qui, concordant avec l' arrivée
réglementaire, ne le constituait ni en gain ni en
perte.
Puis il se fit servir à déjeuner dans sa cabine.
Quant à voir la ville, il n' y pensait même pas,
étant de cette race d' anglais qui font visiter par
leur domestique les pays qu' ils traversent.
viii dans lequel Passepartout parle un peu plus
peut-être qu' il ne conviendrait.

Fix avait en peu d' instants rejoint sur le quai
Passepartout, qui flânait et regardait, ne se
croyant pas, lui, obligé à ne point voir.
" eh bien, mon ami, lui dit Fix en l' abordant,
votre passe-port est-il visé ?
-ah ! C' est vous, monsieur, répondit le français.
Bien obligé. Nous sommes parfaitement en règle.
-et vous regardez le pays ?
-oui, mais nous allons si vite qu' il me semble que
je voyage en rêve. Et comme cela, nous sommes à
Suez ?
-à Suez.
-en égypte ?
-en égypte, parfaitement.
-et en Afrique ?
-en Afrique.
-en Afrique ! Répéta Passepartout. Je ne peux y
croire. Figurez-vous, monsieur, que je m' imaginais
ne pas aller plus loin que Paris, et cette fameuse
capitale, je l' ai revue tout juste de sept heures
vingt du matin à huit heures quarante, entre la
gare du nord et la gare de Lyon, à travers les vitres
d' un fiacre et par une pluie battante ! Je le
regrette ! J' aurais aimé à revoir le père-Lachaise
et le cirque des champs-élysées !
-vous êtes donc bien pressé ? Demanda l' inspecteur
de police.
-moi, non, mais c' est mon maître. à propos, il faut
que j' achète des chaussettes et des chemises ! Nous
sommes partis sans malles, avec un sac de nuit
seulement.

p32

-je vais vous conduire à un bazar où vous trouverez
tout ce qu' il faut.
-monsieur, répondit Passepartout, vous êtes vraiment
d' une complaisance ! ... "
et tous deux se mirent en route. Passepartout
causait toujours.
" surtout, dit-il, que je prenne bien garde de ne pas
manquer le bateau !
-vous avez le temps, répondit Fix, il n' est encore
que midi ! "
Passepartout tira sa grosse montre.
" midi, dit-il. Allons donc ! Il est neuf heures
cinquante-deux minutes !
-votre montre retarde, répondit Fix.
-ma montre ! Une montre de famille, qui vient de
mon arrière-grand-père !

p33

Elle ne varie pas de cinq minutes par an. C' est un
vrai chronomètre !
-je vois ce que c' est, répondit Fix. Vous avez
gardé l' heure de Londres, qui retarde de deux heures
environ sur Suez. Il faut avoir soin de remettre votre
montre au midi de chaque pays.
-moi ! Toucher à ma montre ! S' écria Passepartout,
jamais !
-eh bien, elle ne sera plus d' accord avec le soleil.
-tant pis pour le soleil, monsieur ! C' est lui qui
aura tort ! "
et le brave garçon remit sa montre dans son gousset
avec un geste superbe.
Quelques instants après, Fix lui disait :
" vous avez donc quitté Londres précipitamment ?

p34

-je le crois bien ! Mercredi dernier, à huit heures
du soir, contre toutes ses habitudes, Mr Fogg
revint de son cercle, et trois quarts d' heure après
nous étions partis.
-mais où va-t-il donc, votre maître ?
-toujours devant lui ! Il fait le tour du monde !
-le tour du monde ? S' écria Fix.
-oui, en quatre-vingts jours ! Un pari, dit-il, mais,
entre nous, je n' en crois rien. Cela n' aurait pas le
sens commun. Il y a autre chose.
-ah ! C' est un original, ce Mr Fogg ?
-je le crois.
-il est donc riche ?
-évidemment, et il emporte une jolie somme avec lui,
en bank-notes toutes neuves ! Et il n' épargne pas
l' argent en route ! Tenez ! Il a promis une prime
magnifique au mécanicien du Mongolia, si nous
arrivions à Bombay avec une belle avance !
-et vous le connaissez depuis longtemps, votre
maître ?
-moi ! Répondit Passepartout, je suis entré à son
service le jour même de notre départ. "
on s' imagine aisément l' effet que ces réponses
devaient produire sur l' esprit déjà surexcité de
l' inspecteur de police.
Ce départ précipité de Londres, peu de temps après
le vol, cette grosse somme emportée, cette hâte
d' arriver en des pays lointains, ce prétexte d' un
pari excentrique, tout confirmait et devait confirmer
Fix dans ses idées. Il fit encore parler le
français et acquit la certitude que ce garçon ne
connaissait aucunement son maître, que celui-ci
vivait isolé à Londres, qu' on le disait riche sans
savoir l' origine de sa fortune, que c' était un homme
impénétrable, etc. Mais, en même temps, Fix put
tenir pour certain que Phileas Fogg ne débarquait
point à Suez, et qu' il allait réellement à Bombay.
" est-ce loin Bombay ? Demanda Passepartout.
-assez loin, répondit l' agent. Il vous faut encore
une dizaine de jours de mer.
-et où prenez-vous Bombay ?
-dans l' Inde.
-en Asie ?
-naturellement.
-diable ! C' est que je vais vous dire... il y a
une chose qui me tracasse... c' est mon bec !

p35

-quel bec ?
-mon bec de gaz que j' ai oublié d' éteindre et qui
brûle à mon compte. Or, j' ai calculé que j' en avais
pour deux shillings par vingt-quatre heures, juste
six pence de plus que je ne gagne, et vous comprenez
que pour peu que le voyage se prolonge... "
Fix comprit-il l' affaire du gaz ? C' est peu probable.
Il n' écoutait plus et prenait un parti. Le français
et lui étaient arrivés au bazar. Fix laissa son
compagnon y faire ses emplettes, il lui recommanda
de ne pas manquer le départ du Mongolia, et il
revint en toute hâte aux bureaux de l' agent consulaire.
Fix, maintenant que sa conviction était faite, avait
repris tout son sang-froid.
" monsieur, dit-il au consul, je n' ai plus aucun
doute. Je tiens mon homme. Il se fait passer pour un
excentrique qui veut faire le tour du monde en
quatre-vingts jours.
-alors c' est un malin, répondit le consul, et il
compte revenir à Londres, après avoir dépisté toutes
les polices des deux continents !
-nous verrons bien, répondit Fix.
-mais ne vous trompez-vous pas ? Demanda encore une
fois le consul.
-je ne me trompe pas.
-alors, pourquoi ce voleur a-t-il tenu à faire
constater par un visa son passage à Suez ?
-pourquoi ? ... je n' en sais rien, monsieur le consul,
répondit le détective, mais écoutez-moi. "
et, en quelques mots, il rapporta les points saillants
de sa conversation avec le domestique dudit Fogg.
" en effet, dit le consul, toutes les présomptions
sont contre cet homme. Et qu' allez-vous faire ?
-lancer une dépêche à Londres avec demande instante
de m' adresser un mandat d' arrestation à Bombay,
m' embarquer sur le Mongolia, filer mon voleur
jusqu' aux Indes, et là, sur cette terre anglaise,
l' accoster poliment, mon mandat à la main et la
main sur l' épaule. "
ces paroles prononcées froidement, l' agent prit
congé du consul et se rendit au bureau télégraphique.
De là, il lança au directeur de la police métropolitaine
cette dépêche que l' on connaît.
Un quart d' heure plus tard, Fix, son léger bagage
à la main, bien muni d' argent, d' ailleurs,
s' embarquait à bord du Mongolia, et bientôt le
rapide steamer filait à toute vapeur sur les eaux de
la mer Rouge.

p36

ix où la mer Rouge et la mer des Indes se
montrent propices aux desseins de Phileas Fogg.

la distance entre Suez et Aden est exactement de
treize cent dix milles, et le cahier des charges de la
compagnie alloue à ses paquebots un laps de temps
de cent trente-huit heures pour la franchir. Le
Mongolia, dont les feux étaient activement
poussés, marchait de manière à devancer l' arrivée
réglementaire.
La plupart des passagers embarqués à Brindisi avaient
presque tous l' Inde pour destination. Les uns se
rendaient à Bombay, les autres à Calcutta, mais
viâ Bombay, car depuis qu' un chemin de fer traverse
dans toute sa largeur la péninsule indienne, il n' est
plus nécessaire de doubler la pointe de Ceylan.
Parmi ces passagers du Mongolia, on comptait
divers fonctionnaires civils et des officiers de tout
grade. De ceux-ci, les uns appartenaient à l' armée
britannique proprement dite, les autres commandaient
les troupes indigènes de cipayes, tous chèrement
appointés, même à présent que le gouvernement s' est
substitué aux droits et aux charges de l' ancienne
compagnie des Indes : sous-lieutenants à 7000 francs,
brigadiers à 60000, généraux à 100000.
On vivait donc bien à bord du Mongolia, dans
cette société de fonctionnaires, auxquels se mêlaient
quelques jeunes anglais, qui, le million en poche,
allaient fonder au loin des comptoirs de commerce.
Le " purser " , l' homme de confiance de la compagnie,
l' égal du capitaine à bord, faisait somptueusement les
choses. Au déjeuner du matin, au lunch de deux heures,
au dîner de cinq heures et demie, au souper de huit
heures, les tables pliaient sous les plats de viande
fraîche et les entremets fournis par la boucherie
et les offices du paquebot. Les passagères-il y en
avait quelques-unes-changeaient de toilette deux
fois par jour. On faisait de la musique, on dansait
même, quand la mer le permettait.
Mais la mer Rouge est fort capricieuse et trop
souvent mauvaise, comme tous ces golfes étroits et
longs. Quand le vent soufflait soit de la côte
d' Asie, soit de

p37

la côte d' Afrique, le Mongolia, long fuseau
à hélice, pris par le travers, roulait épouvantablement.
Les dames disparaissaient alors ; les pianos se
taisaient ; chants et danses cessaient à la fois. Et
pourtant, malgré la rafale, malgré la houle, le
paquebot, poussé par sa puissante machine, courait
sans retard vers le détroit de Bab-El-Mandeb.
Que faisait Phileas Fogg pendant ce temps ? On
pourrait croire que, toujours inquiet et anxieux, il
se préoccupait des changements de vent nuisibles à la
marche du navire, des mouvements désordonnés de la
houle qui risquaient d' occasionner un accident à la
machine, enfin de toutes les avaries possibles qui,
en obligeant le Mongolia à relâcher dans quelque
port, auraient compromis son voyage ?
Aucunement, ou tout au moins, si ce gentleman songeait
à ces éventualités, il n' en laissait rien paraître.
C' était toujours l' homme impassible, le membre
imperturbable du reform-club, qu' aucun incident ou
accident ne pouvait surprendre. Il ne paraissait pas
plus ému que les chronomètres du bord. On le voyait
rarement sur le pont. Il s' inquiétait peu d' observer
cette mer Rouge, si féconde en souvenirs, ce
théâtre des premières scènes historiques de
l' humanité. Il ne venait pas reconnaître les
curieuses villes semées sur ses bords, et dont la
pittoresque silhouette se découpait quelquefois à
l' horizon. Il ne rêvait même pas aux dangers de ce
golfe Arabique, dont les anciens historiens, Strabon,
Arrien, Arthémidore, Edrisi, ont toujours parlé
avec épouvante, et sur lequel les navigateurs ne se
hasardaient jamais autrefois sans avoir consacré leur
voyage par des sacrifices propitiatoires.
Que faisait donc cet original, emprisonné dans le
Mongolia ? d' abord il faisait ses quatre repas
par jour, sans que jamais ni roulis ni tangage
pussent détraquer une machine si merveilleusement
organisée. Puis il jouait au whist.
Oui ! Il avait rencontré des partenaires, aussi
enragés que lui : un collecteur de taxes qui se
rendait à son poste à Goa, un ministre, le
révérend Décimus Smith, retournant à Bombay,
et un brigadier général de l' armée anglaise, qui
rejoignait son corps à Bénarès. Ces trois passagers
avaient pour le whist la même passion que Mr Fogg,
et ils jouaient pendant des heures entières, non
moins silencieusement que lui.
Quant à Passepartout, le mal de mer n' avait aucune
prise sur lui. Il occupait une cabine à l' avant et
mangeait, lui aussi, consciencieusement. Il faut
dire que, décidément, ce voyage, fait dans ces
conditions, ne lui déplaisait plus. Il en prenait
son parti. Bien nourri, bien logé, il voyait du
pays, et d' ailleurs il s' affirmait à lui-même que
toute cette fantaisie finirait à Bombay.

p38

Le lendemain du départ de Suez, le 29 octobre, ce
ne fut pas sans un certain plaisir qu' il rencontra
sur le pont l' obligeant personnage auquel il s' était
adressé en débarquant en égypte.
" je ne me trompe pas, dit-il en l' abordant avec son
plus aimable sourire, c' est bien vous, monsieur, qui
m' avez si complaisamment servi de guide à Suez ?
-en effet, répondit le détective, je vous reconnais !
Vous êtes le domestique de cet anglais original...
-précisément, monsieur... ?
-Fix.
-Monsieur Fix, répondit Passepartout. Enchanté
de vous retrouver à bord. Et où allez-vous donc ?
-mais, ainsi que vous, à Bombay.
-c' est au mieux ! Est-ce que vous avez déjà fait
ce voyage ?
-plusieurs fois, répondit Fix. Je suis un agent
de la compagnie péninsulaire.
-alors vous connaissez l' Inde ?
-mais... oui..., répondit Fix, qui ne voulait pas
trop s' avancer.
-et c' est curieux, cette Inde-là ?
-très-curieux ! Des mosquées, des minarets, des
temples, des fakirs, des pagodes, des tigres, des
serpents, des bayadères ! Mais il faut espérer que
vous aurez le temps de visiter le pays ?
-je l' espère, Monsieur Fix. Vous comprenez bien
qu' il n' est pas permis à un homme sain d' esprit de
passer sa vie à sauter d' un paquebot dans un chemin
de fer et d' un chemin de fer dans un paquebot, sous
prétexte de faire le tour du monde en quatre-vingts
jours ! Non. Toute cette gymnastique cessera à
Bombay, n' en doutez pas.
-et il se porte bien, Mr Fogg ? Demanda Fix
du ton le plus naturel.
-très-bien, monsieur Fix. Moi aussi, d' ailleurs.
Je mange comme un ogre qui serait à jeun. C' est
l' air de la mer.
-et votre maître, je ne le vois jamais sur le pont.
-jamais. Il n' est pas curieux.
-savez-vous, Monsieur Passepartout, que ce
prétendu voyage en quatre-vingts jours pourrait bien
cacher quelque mission secrète... une mission
diplomatique, par exemple !
-ma foi, Monsieur Fix, je n' en sais rien, je
vous l' avoue, et, au fond, je ne donnerais pas
une demi-couronne pour le savoir. "
depuis cette rencontre, Passepartout et Fix
causèrent souvent ensemble. L' inspecteur de police
tenait à se lier avec le domestique du sieur Fogg.
Cela pouvait

p39

le servir à l' occasion. Il lui offrait donc souvent,
au bar-room du Mongolia, quelques verres de
whisky ou de pale-ale, que le brave garçon acceptait
sans cérémonie et rendait même pour ne pas être en
reste, -trouvant, d' ailleurs, ce Fix un gentleman
bien honnête.
Cependant le paquebot s' avançait rapidement. Le 13,
on eut connaissance de Moka, qui apparut dans sa
ceinture de murailles ruinées, au-dessus desquelles
se détachaient quelques dattiers verdoyants. Au
loin, dans les montagnes, se développaient de vastes
champs de caféiers. Passepartout fut ravi de
contempler cette ville célèbre, et il trouva même
qu' avec ses murs circulaires et un fort démantelé
qui se dessinait comme une anse, elle ressemblait
à une énorme demi-tasse.
Pendant la nuit suivante, le Mongolia franchit
le détroit de Bab-El-Mandeb, dont le nom arabe
signifie la porte des larmes, et le lendemain,
14, il faisait escale à steamer-point, au nord-ouest
de la rade d' Aden. C' est là qu' il devait se
réapprovisionner de combustible.
Grave et importante affaire que cette alimentation
du foyer des paquebots à de telles distances des
centres de production. Rien que pour la compagnie
péninsulaire, c' est une dépense annuelle qui se
chiffre par huit cent mille livres (20 millions de
francs). Il a fallu, en effet, établir des dépôts
en plusieurs ports, et, dans ces mers éloignées, le
charbon revient à quatre-vingts francs la tonne.
Le Mongolia avait encore seize cent cinquante
milles à faire avant d' atteindre Bombay, et il
devait rester quatre heures à Steamer-Point, afin
de remplir ses soutes.
Mais ce retard ne pouvait nuire en aucune façon au
programme de Phileas Fogg. Il était prévu.
D' ailleurs le Mongolia, au lieu d' arriver à
Aden le 15 octobre seulement au matin, y entrait
le 14 au soir. C' était un gain de quinze heures.
Mr Fogg et son domestique descendirent à terre.
Le gentleman voulait faire viser son passe-port.
Fix le suivit sans être remarqué. La formalité
du visa accomplie, Phileas Fogg revint à bord
reprendre sa partie interrompue.
Passepartout, lui, flâna, suivant sa coutume,
au milieu de cette population de somanlis, de
banians, de parsis, de juifs, d' arabes, d' européens,
composant les vingt-cinq mille habitants d' Aden.
Il admira les fortifications qui font de cette ville
le Gibraltar de la mer des Indes, et de magnifiques
citernes auxquelles travaillaient encore les
ingénieurs anglais, deux mille ans après les
ingénieurs du roi Salomon.
" très-curieux, très-curieux ! Se disait Passepartout
en revenant à bord. Je m' aperçois qu' il n' est pas
inutile de voyager, si l' on veut voir du nouveau. "

p40

à six heures du soir, le Mongolia battait des
branches de son hélice les eaux de la rade d' Aden
et courait bientôt sur la mer des Indes. Il lui
était accordé cent soixante-huit heures pour
accomplir la traversée entre Aden et Bombay.
Du reste, cette mer indienne lui fut favorable. Le
vent tenait dans le nord-ouest. Les voiles vinrent
en aide à la vapeur.
Le navire, mieux appuyé, roula moins. Les passagères,
en fraîches toilettes, reparurent sur le pont. Les
chants et les danses recommencèrent.
Le voyage s' accomplit donc dans les meilleures
conditions. Passepartout était enchanté de l' aimable
compagnon que le hasard lui avait procuré en la
personne de Fix.

p41

Le dimanche 20 octobre, vers midi, on eut
connaissance de la côte indienne. Deux heures plus
tard, le pilote montait à bord du Mongolia.
à l' horizon, un arrière-plan de collines se profilait
harmonieusement sur le fond du ciel. Bientôt, les
rangs de palmiers qui couvrent la ville se
détachèrent vivement. Le paquebot pénétra dans cette
rade formée par les îles Salcette, Colaba,
éléphanta, Butcher, et à quatre heures et demie
il accostait les quais de Bombay.
Phileas Fogg achevait alors le trente-troisième
robbre de la journée, et son partenaire et lui,
grâce à une manoeuvre audacieuse, ayant fait les
treize levées, terminèrent cette belle traversée
par un chelem admirable.

p42

Le Mongolia ne devait arriver que le 22 octobre
à Bombay. Or, il y arrivait le 20. C' était donc,
depuis son départ de Londres, un gain de deux jours,
que Phileas Fogg inscrivit méthodiquement sur son
itinéraire à la colonne des bénéfices.
x où Passepartout est trop heureux d' en être
quitte en perdant sa chaussure.

personne n' ignore que l' Inde-ce grand triangle
renversé dont la base est au nord et la pointe au
sud-comprend une superficie de quatorze cent
mille milles carrés, sur laquelle est inégalement
répandue une population de cent quatre-vingts
millions d' habitants. Le gouvernement britannique
exerce une domination réelle sur une certaine partie
de cet immense pays. Il entretient un gouverneur
général à Calcutta, des gouverneurs à Madras, à
Bombay, au Bengale, et un lieutenant-gouverneur
à Agra.
Mais l' Inde anglaise proprement dite ne compte qu' une
superficie de sept cent mille milles carrés et une
population de cent à cent dix millions d' habitants.
C' est assez dire qu' une notable partie du territoire
échappe encore à l' autorité de la reine ; et, en
effet, chez certains rajahs de l' intérieur, farouches
et terribles, l' indépendance indoue est encore
absolue.
Depuis 1756-époque à laquelle fut fondé le premier
établissement anglais sur l' emplacement aujourd' hui
occupé par la ville de Madras-jusqu' à cette année
dans laquelle éclata la grande insurrection des
cipayes, la célèbre compagnie des Indes fut
toute-puissante. Elle s' annexait peu à peu les
diverses provinces, achetées aux rajahs aux prix de
rentes qu' elle payait peu ou point ; elle nommait
son gouverneur général et tous ses employés civils
ou militaires ; mais maintenant elle n' existe plus,
et les possessions anglaises de l' Inde relèvent
directement de la couronne.
Aussi l' aspect, les moeurs, les divisions
ethnographiques de la péninsule tendent à se
modifier chaque jour. Autrefois, on y voyageait
par tous les antiques moyens de transport, à pied,
à cheval, en charrette, en brouette, en palanquin,
à dos d' homme, en coach, etc. Maintenant, des
steamboats parcourent

p43

à grande vitesse l' Indus, le Gange, et un
chemin de fer, qui traverse l' Inde dans toute
sa largeur en se ramifiant sur son parcours,
met Bombay à trois jours seulement de Calcutta.
Le tracé de ce chemin de fer ne suit pas la ligne
droite à travers l' Inde. La distance à vol
d' oiseau n' est que de mille à onze cents milles, et
des trains, animés d' une vitesse moyenne seulement,
n' emploieraient pas trois jours à la franchir ; mais
cette distance est accrue d' un tiers, au moins, par
la corde que décrit le railway en s' élevant jusqu' à
Allahabad dans le nord de la péninsule.
Voici, en somme, le tracé à grands points du
" great indian peninsular railway " . En quittant
l' île de Bombay, il traverse Salcette, saute sur
le continent en face de Tannah, franchit la
chaîne des Ghâtes-occidentales, court au nord-est
jusqu' à Burhampour, sillonne le territoire à peu
près indépendant du Bundelkund, s' élève jusqu' à
Allahabad, s' infléchit vers l' est, rencontre le
Gange à Bénarès, s' en écarte légèrement, et,
redescendant au sud-est par Burdivan et la ville
française de Chandernagor, il fait tête de ligne
à Calcutta.
C' était à quatre heures et demie du soir que les
passagers du Mongolia avaient débarqué à
Bombay, et le train de Calcutta partait à huit
heures précises.
M Fogg prit donc congé de ses partenaires, quitta
le paquebot, donna à son domestique le détail de
quelques emplettes à faire, lui recommanda
expressément de se trouver avant huit heures à la
gare, et, de son pas régulier qui battait la seconde
comme le pendule d' une horloge astronomique, il se
dirigea vers le bureau des passe-ports.
Ainsi donc, des merveilles de Bombay, il ne songeait
à rien voir, ni l' hôtel de ville, ni la magnifique
bibliothèque, ni les forts, ni les docks, ni le
marché au coton, ni les bazars, ni les mosquées, ni
les synagogues, ni les églises arméniennes, ni la
splendide pagode de Malebar-Hill, ornée de deux
tours polygones. Il ne contemplerait ni les
chefs-d' oeuvre d' éléphanta, ni ses mystérieuses
hypogées, cachées au sud-est de la rade, ni les
grottes Kanhérie de l' île Salcette, ces admirables
restes de l' architecture bouddhiste !
Non ! Rien. En sortant du bureau des passe-ports,
Phileas Fogg se rendit tranquillement à la gare,
et là il se fit servir à dîner. Entre autres mets,
le maître d' hôtel crut devoir lui recommander une
certaine gibelotte de " lapin du pays " , dont il lui
dit merveille.
Phileas Fogg accepta la gibelotte et la goûta
consciencieusement ; mais, en dépit de sa sauce
épicée, il la trouva détestable.
Il sonna le maître d' hôtel.
" monsieur, lui dit-il en le regardant fixement,
c' est du lapin, cela ?

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-oui, mylord, répondit effrontément le drôle,
du lapin des jungles.
-et ce lapin-là n' a pas miaulé quand on l' a tué ?
-miaulé ! Oh ! Mylord ! Un lapin ! Je vous jure...
-monsieur le maître d' hôtel, reprit froidement
Mr Fogg, ne jurez pas et rappelez-vous ceci :
autrefois, dans l' Inde, les chats étaient considérés
comme des animaux sacrés. C' était le bon temps.
-pour les chats, mylord ?
-et peut-être aussi pour les voyageurs ! "
cette observation faite, Mr Fogg continua
tranquillement à dîner.
Quelques instants après Mr Fogg, l' agent Fix avait,
lui aussi, débarqué du Mongolia et couru chez
le directeur de la police de Bombay. Il fit
reconnaître sa qualité de détective, la mission dont
il était chargé, sa situation vis-à-vis de l' auteur
présumé du vol. Avait-on reçu de Londres un mandat
d' arrêt ? ... on n' avait rien reçu. Et, en effet, le
mandat, parti après Fogg, ne pouvait être encore
arrivé.
Fix resta fort décontenancé. Il voulut obtenir du
directeur un ordre d' arrestation contre le sieur Fogg.
Le directeur refusa. L' affaire regardait
l' administration métropolitaine, et celle-ci seule
pouvait légalement délivrer un mandat. Cette sévérité
de principes, cette observance rigoureuse de la
légalité est parfaitement explicable avec les moeurs
anglaises, qui, en matière de liberté individuelle,
n' admettent aucun arbitraire.
Fix n' insista pas et comprit qu' il devait se résigner
à attendre son mandat. Mais il résolut de ne point
perdre de vue son impénétrable coquin, pendant tout
le temps que celui-ci demeurerait à Bombay. Il ne
doutait pas que Philéas Fogg n' y séjournât, -et,
on le sait, c' était aussi la conviction de
Passepartout, -ce qui laisserait au mandat d' arrêt
le temps d' arriver.
Mais depuis les derniers ordres que lui avait donnés
son maître en quittant le Mongolia,
Passepartout avait bien compris qu' il en serait
de Bombay comme de Suez et de Paris, que le
voyage ne finirait pas ici, qu' il se poursuivrait
au moins jusqu' à Calcutta, et peut-être plus loin.
Et il commença à se demander si ce pari de Mr Fogg
n' était pas absolument sérieux, et si la fatalité
ne l' entraînait pas, lui qui voulait vivre en repos,
à accomplir le tour du monde en quatre-vingts jours !
En attendant, et après avoir fait acquisition de
quelques chemises et chaussettes, il se promenait
dans les rues de Bombay. Il y avait grand concours
de populaire, et, au milieu d' européens de toutes
nationalités, des persans à bonnets pointus, des
bunhyas à turbans ronds, des sindes à bonnets carrés,
des

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arméniens en longues robes, des parsis à mitre noire.
C' était précisément une fête célébrée par ces
parsis ou guèbres, descendants directs des sectateurs
de Zoroastre, qui sont les plus industrieux, les
plus civilisés, les plus intelligents, les plus
austères des indous, -race à laquelle appartiennent
actuellement les riches négociants indigènes de
Bombay. Ce jour-là, ils célébraient une sorte de
carnaval religieux, avec processions et divertissements,
dans lesquels figuraient des bayadères vêtues de
gazes roses brochées d' or et d' argent, qui, au son
des violes et au bruit des tam-tams, dansaient
merveilleusement, et avec une décence parfaite,
d' ailleurs.
Si Passepartout regardait ces curieuses cérémonies,
si ses yeux et ses oreilles s' ouvraient
démesurément pour voir et entendre, si son air, sa
physionomie était bien celle du " booby " le plus
neuf qu' on pût imaginer, il est superflu d' y insister
ici.
Malheureusement pour lui et pour son maître, dont il
risqua de compromettre le voyage, sa curiosité
l' entraîna plus loin qu' il ne convenait.
En effet, après avoir entrevu ce carnaval parsi,
Passepartout se dirigeait vers la gare, quand,
passant devant l' admirable pagode de Malebar-Hill,
il eut la malencontreuse idée d' en visiter l' intérieur.
Il ignorait deux choses : d' abord que l' entrée de
certaines pagodes indoues est formellement interdite
aux chrétiens, et ensuite que les croyants eux-mêmes
ne peuvent y pénétrer sans avoir laissé leur
chaussure à la porte. Il faut remarquer ici que,
par raison de saine politique, le gouvernement
anglais, respectant et faisant respecter jusque dans
ses plus insignifiants détails la religion du pays,
punit sévèrement quiconque en viol les pratiques.
Passepartout, entré là, sans penser à mal, comme
un simple touriste, admirait, à l' intérieur de
Malebar-Hill, ce clinquant éblouissant de
l' ornementation brahmanique, quand soudain il fut
renversé sur les dalles sacrées. Trois prêtres,
le regard plein de fureur, se précipitèrent sur lui,
arrachèrent ses souliers et ses chaussettes, et
commencèrent à le rouer de coups, en proférant des
cris sauvages.
Le français, vigoureux et agile, se releva vivement.
D' un coup de poing et d' un coup de pied, il renversa
deux de ses adversaires, fort empêtrés dans leurs
longues robes, et, s' élançant hors de la pagode de
toute la vitesse de ses jambes, il eut bientôt
distancé le troisième indou, qui s' était jeté sur
ses traces, en ameutant la foule.
à huit heures moins cinq, quelques minutes seulement
avant le départ du train, sans chapeau, pieds nus,
ayant perdu dans la bagarre le paquet contenant
ses emplettes, Passepartout arrivait à la gare du
chemin de fer.

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Fix était là, sur le quai d' embarquement. Ayant
suivi le sieur Fogg à la gare, il avait compris
que ce coquin allait quitter Bombay. Son parti
fut aussitôt pris de l' accompagner jusqu' à Calcutta
et plus loin s' il le fallait. Passepartout ne
vit pas Fix, qui se tenait dans l' ombre, mais Fix
entendit le récit de ses aventures, que Passepartout
narra en peu de mots à son maître.
" j' espère que cela ne vous arrivera plus, " répondit
simplement Phileas Fogg, en prenant place dans un
des wagons du train.
Le pauvre garçon, pieds nus et tout déconfit, suivit
son maître sans mot dire.
Fix allait monter dans un wagon séparé, quand une
pensée le retint et modifia subitement son projet
de départ.
" non, je reste, se dit-il. Un délit commis sur le
territoire indien... je tiens mon homme. "
en ce moment, la locomotive lança un vigoureux
sifflet, et le train disparut dans la nuit.
xi où Phileas Fogg achète une monture à un
prix fabuleux.

le train était parti à l' heure réglementaire. Il
emportait un certain nombre de voyageurs, quelques
officiers, des fonctionnaires civils et des
négociants en opium et en indigo, que leur commerce
appelait dans la partie orientale de la péninsule.
Passepartout occupait le même compartiment que son
maître. Un troisième voyageur se trouvait placé
dans le coin opposé.
C' était le brigadier général, sir Francis Cromarty,
l' un des partenaires de Mr Fogg pendant la
traversée de Suez à Bombay, qui rejoignait ses
troupes cantonnées auprès de Bénarès.
Sir Francis Cromarty, grand, blond, âgé de cinquante
ans environ, qui s' était fort distingué pendant
la dernière révolte des cipayes, eût véritablement
mérité la qualification d' indigène. Depuis son jeune
âge, il habitait l' Inde et n' avait fait que de
rares apparitions dans son pays natal. C' était un
homme instruit, qui aurait volontiers donné des
renseignements sur les coutumes, l' histoire,
l' organisation

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du pays indou, si Phileas Fogg eût été homme à
les demander. Mais ce gentleman ne demandait rien.
Il ne voyageait pas, il décrivait une circonférence.
C' était un corps grave, parcourant une orbite autour
du globe terrestre, suivant les lois de la mécanique
rationnelle. En ce moment, il refaisait dans son
esprit le calcul des heures dépensées depuis son
départ de Londres, et il se fût frotté les mains,
s' il eût été dans sa nature de faire un mouvement
inutile.
Sir Francis Cromarty n' était pas sans avoir
reconnu l' originalité de son compagnon de route,
bien qu' il ne l' eut étudié que les cartes à la main
et entre deux robbres. Il était donc fondé à se
demander si un coeur humain battait sous cette froide
enveloppe, si Phileas Fogg avait une âme sensible
aux beautés de la nature, aux aspirations morales.
Pour lui, cela faisait question. De tous les originaux
que le brigadier général avait rencontrés, aucun
n' était comparable à ce produit des sciences exactes.
Phileas Fogg n' avait point caché à sir Francis
Cromarty son projet de voyage autour du monde, ni
dans quelles conditions il l' opérait. Le brigadier
général ne vit dans ce pari qu' une excentricité sans
but utile et à laquelle manquerait nécessairement
le transire benefaciendo qui doit guider tout
homme raisonnable. Au train dont marchait le bizarre
gentleman, il passerait évidemment sans " rien faire " ,
ni pour lui, ni pour les autres.
Une heure après avoir quitté Bombay, le train,
franchissant les viaducs, avait traversé l' île
Salcette et courait sur le continent. à la station
de Callyan, il laissa sur la droite l' embranchement
qui, par Kandallah et Pounah, descend vers le
sud-est de l' Inde, et il gagna la station de
Pauwell. à ce point, il s' engagea dans les montagnes
très-ramifiées des Ghâtes-occidentales, chaînes
à base de trapp et de basalte, dont les plus hauts
sommets sont couverts de bois épais.
De temps à autre, sir Francis Cromarty et
Phileas Fogg échangeaient quelques paroles, et,
à ce moment, le brigadier général, relevant une
conversation qui tombait souvent, dit :
" il y a quelques années, Monsieur Fogg, vous auriez
éprouvé en cet endroit un retard qui eût probablement
compromis votre itinéraire.
-pourquoi cela, sir Francis ?
-parce que le chemin de fer s' arrêtait à la base de
ces montagnes, qu' il fallait traverser en palanquin
ou à dos de poney jusqu' à la station de Kandallah,
située sur le versant opposé.
-ce retard n' eût aucunement dérangé l' économie
de mon programme, répondit Mr Fogg. Je ne suis pas
sans avoir prévu l' éventualité de certains obstacles.

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-cependant, Monsieur Fogg, reprit le brigadier
général, vous risquiez d' avoir une fort mauvaise
affaire sur les bras avec l' aventure de ce garçon. "
Passepartout, les pieds entortillés dans sa
couverture de voyage, dormait profondément et ne
rêvait guère que l' on parlât de lui.
" le gouvernement anglais est extrêmement sévère et
avec raison pour ce genre de délit, reprit
sir Francis Cromarty. Il tient par-dessus tout à
ce que l' on respecte les coutumes religieuses des
indous, et si votre domestique eût été pris...
-eh bien, s' il eût été pris, sir Francis, répondit
Mr Fogg, il aurait été condamné, il aurait subi
sa peine, et puis il serait revenu tranquillement en
Europe. Je ne vois pas en quoi cette affaire eût
pu retarder son maître ! "

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et, là-dessus, la conversation retomba. Pendant la
nuit, le train franchit les Ghâtes, passa à
Nassik, et le lendemain, 21 octobre, il s' élançait
à travers un pays relativement plat, formé par le
territoire du Khandeish. La campagne, bien cultivée,
était semée de bourgades, au-dessus desquelles le
minaret de la pagode remplaçait le clocher de
l' église européenne. De nombreux petits cours d' eau,
la plupart affluents ou sous-affluents du Godavery,
irriguaient cette contrée fertile.
Passepartout, réveillé, regardait, et ne pouvait
croire qu' il traversait le pays des indous dans un
train du " great peninsular railway " . Cela lui
paraissait invraisemblable. Et cependant rien de
plus réel ! La locomotive, dirigée par le bras

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d' un mécanicien anglais et chauffée de houille
anglaise, lançait sa fumée sur les plantations
de cotonniers, de caféiers, de muscadiers, de
girofliers, de poivriers rouges. La vapeur se
contournait en spirales autour des groupes de
palmiers, entre lesquels apparaissaient de
pittoresques bungalows, quelques viharis, sortes
de monastères abandonnés, et des temples
merveilleux qu' enrichissait l' inépuisable
ornementation de l' architecture indienne. Puis,
d' immenses étendues de terrain se dessinaient à
perte de vue, des jungles où ne manquaient ni les
serpents ni les tigres qu' épouvantaient les
hennissements du train, et enfin des forêts,
fendues par le tracé de la voie, encore hantées
d' éléphants, qui, d' un oeil pensif, regardaient
passer le convoi échevelé.
Pendant cette matinée, au delà de la station de
Malligaum, les voyageurs traversèrent ce territoire
funeste, qui fut si souvent ensanglanté par les
sectateurs de la déesse kâli. Non loin s' élevaient
Ellora et ses pagodes admirables, non loin la
célèbre Aurungabad, la capitale du farouche
Aureng-Zeb, maintenant simple chef-lieu de l' une
des provinces détachées du royaume du Nizam.
C' était sur cette contrée que Feringhea, le chef
des Thugs, le roi des étrangleurs, exerçait sa
domination. Ces assassins, unis dans une association
insaisissable, étranglaient, en l' honneur de la
déesse de la mort, des victimes de tout âge, sans
jamais verser de sang, et il fut un temps où l' on
ne pouvait fouiller un endroit quelconque de ce sol
sans y trouver un cadavre. Le gouvernement anglais
a bien pu empêcher ces meurtres dans une notable
proportion, mais l' épouvantable association existe
toujours et fonctionne encore.
à midi et demi, le train s' arrêta à la station de
Burhampour, et Passepartout put s' y procurer à
prix d' or une paire de babouches, agrémentées de
perles fausses, qu' il chaussa avec un sentiment
d' évidente vanité.
Les voyageurs déjeunèrent rapidement, et repartirent
pour la station d' Assurghur, après avoir un instant
côtoyé la rive du Tapty, petit fleuve qui va se
jeter dans le golfe de Cambaye, près de Surate.
Il est opportun de faire connaître quelles pensées
occupaient alors l' esprit de Passepartout. Jusqu' à
son arrivée à Bombay, il avait cru et pu croire que
les choses en resteraient là. Mais maintenant, depuis
qu' il filait à toute vapeur à travers l' Inde, un
revirement s' était fait dans son esprit. Son naturel
lui revenait au galop. Il retrouvait les idées
fantaisistes de sa jeunesse, il prenait au sérieux
les projets de son maître, il croyait à la réalité
du pari, conséquemment à ce tour du monde et à ce
maximum de temps, qu' il ne fallait pas dépasser.
Déjà même, il s' inquiétait des retards possibles,
des accidents qui pouvaient survenir en route. Il se
sentait comme intéressé dans cette gageure, et
tremblait à la

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pensée qu' il avait pu la compromettre la veille par
son impardonnable badauderie. Aussi, beaucoup moins
flegmatique que Mr Fogg, il était beaucoup plus
inquiet. Il comptait et recomptait les jours écoulés,
maudissait les haltes du train, l' accusait de lenteur
et blâmait in petto Mr Fogg de n' avoir pas
promis une prime au mécanicien. Il ne savait pas,
le brave garçon, que ce qui était possible sur un
paquebot ne l' était plus sur un chemin de fer, dont la
vitesse est réglementée.
Vers le soir, on s' engagea dans les défilés des
montagnes de Sutpour, qui séparent le territoire
du Khandeish de celui du Bundelkund.
Le lendemain, 22 octobre, sur une question de
sir Francis Cromarty, Passepartout, ayant consulté
sa montre, répondit qu' il était trois heures du
matin. Et, en effet, cette fameuse montre, toujours
réglée sur le méridien de Greenwich, qui se trouvait
à près de soixante-dix-sept degrés dans l' ouest,
devait retarder et retardait en effet de quatre heures.
Sir Francis rectifia donc l' heure donnée par
Passepartout, auquel il fit la même observation
que celui-ci avait déjà reçue de la part de Fix.
Il essaya de lui faire comprendre qu' il devait se
régler sur chaque nouveau méridien, et que,
puisqu' il marchait constamment vers l' est,
c' est-à-dire au-devant du soleil, les jours étaient
plus courts d' autant de fois quatre minutes qu' il
y avait de degrés parcourus. Ce fut inutile. Que
l' entêté garçon eût compris ou non l' observation
du brigadier général, il s' obstina à ne pas avancer
sa montre, qu' il maintint invariablement à l' heure
de Londres. Innocente manie, d' ailleurs, et qui
ne pouvait nuire à personne.
à huit heures du matin et à quinze milles en avant
de la station de Rothal, le train s' arrêta au
milieu d' une vaste clairière, bordée de quelques
bungalows et de cabanes d' ouvriers. Le conducteur
du train passa devant la ligne des wagons en disant :
" les voyageurs descendent ici. "
Phileas Fogg regarda sir Francis Cromarty, qui
parut ne rien comprendre à cette halte au milieu
d' une forêt de tamarins et de khajours.
Passepartout, non moins surpris, s' élança sur la
voie et revint presque aussitôt, s' écriant :
" monsieur, plus de chemin de fer !
-que voulez-vous dire ? Demanda sir Francis Cromarty.
-je veux dire que le train ne continue pas ! "
le brigadier général descendit aussitôt de wagon.
Phileas Fogg le suivit, sans se presser. Tous deux
s' adressèrent au conducteur :

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" où sommes-nous ? Demanda sir Francis Cromarty.
-au hameau de Kholby, répondit le conducteur.
-nous nous arrêtons ici ?
-sans doute. Le chemin de fer n' est point achevé...
-comment ! Il n' est point achevé ?
-non ! Il y a encore un tronçon d' une cinquantaine
de milles à établir entre ce point et Allahabad,
où la voie reprend.
-les journaux ont pourtant annoncé l' ouverture
complète du railway !
-que voulez-vous, mon officier, les journaux se
sont trompés.
-et vous donnez des billets de Bombay à Calcutta !
Reprit sir Francis Cromarty, qui commençait à
s' échauffer.
-sans doute, répondit le conducteur, mais les
voyageurs savent bien qu' ils doivent se faire
transporter de Kholby jusqu' à Allahabad. "
sir Francis Cromarty était furieux. Passepartout
eût volontiers assommé le conducteur, qui n' en
pouvait mais. Il n' osait regarder son maître.
" sir Francis, dit simplement Mr Fogg, nous allons,
si vous le voulez bien, aviser au moyen de gagner
Allahabad.
-Monsieur Fogg, il s' agit ici d' un retard
absolument préjudiciable à vos intérêts ?
-non, sir Francis, cela était prévu.
-quoi ! Vous saviez que la voie...
-en aucune façon, mais je savais qu' un obstacle
quelconque surgirait tôt ou tard sur ma route.
Or, rien n' est compromis. J' ai deux jours d' avance
à sacrifier. Il y a un steamer qui part de Calcutta
pour Hong-Kong le 25 à midi. Nous ne sommes qu' au
22, et nous arriverons à temps à Calcutta. "
il n' y avait rien à dire à une réponse faite avec
une si complète assurance.
Il n' était que trop vrai que les travaux du chemin
de fer s' arrêtaient à ce point. Les journaux sont
comme certaines montres qui ont la manie d' avancer,
et ils avaient prématurément annoncé l' achèvement
de la ligne. La plupart des voyageurs connaissaient
cette interruption de la voie, et, en descendant
du train, ils s' étaient emparés des véhicules de
toutes sortes que possédait la bourgade, palkigharis
à quatre roues, charrettes traînées par des zébus,
sortes de boeufs à bosses, chars de voyage ressemblant
à des pagodes ambulantes, palanquins, poneys, etc.
Aussi Mr Fogg et sir Francis Cromarty, après
avoir cherché dans toute la bourgade, revinrent-ils
sans avoir rien trouvé.
" j' irai à pied, " dit Phileas Fogg.
Passepartout qui rejoignait alors son maître, fit
une grimace significative, en

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considérant ses magnifiques mais insuffisantes
babouches. Fort heureusement, il avait été de
son côté à la découverte, et en hésitant un peu :
" monsieur, dit-il, je crois que j' ai trouvé un
moyen de transport.
-lequel ?
-un éléphant ! Un éléphant qui appartient à un
indien logé à cent pas d' ici.
-allons voir l' éléphant, " répondit Mr Fogg.
Cinq minutes plus tard, Phileas Fogg,
sir Francis Cromarty et Passepartout arrivaient
près d' une hutte qui attenait à un enclos fermé de
hautes palissades. Dans la hutte, il y avait un
indien, et dans l' enclos, un éléphant. Sur leur
demande, l' indien introduisit Mr Fogg et ses deux
compagnons dans l' enclos.
Là, ils se trouvèrent en présence d' un animal, à
demi domestiqué, que son propriétaire élevait, non
pour en faire une bête de somme, mais une bête de
combat. Dans ce but, il avait commencé à modifier
le caractère naturellement doux de l' animal, de
façon à le conduire graduellement à ce paroxysme
de rage appelé " mutsh " dans la langue indoue, et
cela, en le nourrissant pendant trois mois de
sucre et de beurre. Ce traitement peut paraître
impropre à donner un tel résultat, mais il n' en
est pas moins employé avec succès par les éleveurs.
Très-heureusement pour Mr Fogg, l' éléphant en
question venait à peine d' être mis à ce régime,
et le " mutsh " ne s' était point encore déclaré.
Kiouni-c' était le nom de la bête-pouvait,
comme tous ses congénères, fournir pendant
longtemps une marche rapide, et, à défaut d' autre
monture, Phileas Fogg résolut de l' employer.
Mais les éléphants sont chers dans l' Inde, où ils
commencent à devenir rares. Les mâles, qui seuls
conviennent aux luttes des cirques, sont
extrêmement recherchés. Ces animaux ne se reproduisent
que rarement, quand ils sont réduits à l' état
de domesticité, de telle sorte qu' on ne peut
s' en procurer que par la chasse. Aussi sont-ils
l' objet de soins extrêmes, et lorsque Mr Fogg
demanda à l' indien s' il voulait lui louer son
éléphant, l' indien refusa net.
Fogg insista et offrit de la bête un prix excessif,
dix livres (250 fr.) l' heure. Refus. Vingt livres ?
Refus encore. Quarante livres ? Refus toujours.
Passepartout bondissait à chaque surenchère. Mais
l' indien ne se laissait pas tenter.
La somme était belle, cependant. En admettant que
l' éléphant employât quinze heures à se rendre à
Allahabad, c' était six cents livres (15000 fr.) qu' il
rapporterait à son propriétaire.
Phileas Fogg, sans s' animer en aucune façon,
proposa alors à l' indien de lui acheter sa bête et
lui en offrit tout d' abord mille livres (25000 fr.).

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L' indien ne voulait pas vendre ! Peut-être le drôle
flairait-il une magnifique affaire.
Sir Francis Cromarty prit Mr Fogg à part et
l' engagea à réfléchir avant d' aller plus loin.
Phileas Fogg répondit à son compagnon qu' il n' avait
pas l' habitude d' agir sans réflexion, qu' il
s' agissait en fin de compte d' un pari de vingt mille
livres, que cet éléphant lui était nécessaire, et
que, dût-il le payer vingt fois sa valeur, il
aurait cet éléphant.
Mr Fogg revint trouver l' indien, dont les petits
yeux, allumés par la convoitise, laissaient bien
voir que pour lui ce n' était qu' une question de
prix. Phileas Fogg offrit successivement douze
cents livres, puis quinze cents, puis dix-huit cents,
enfin deux mille (50000 fr.). Passepartout, si
rouge d' ordinaire, était pâle d' émotion.
à deux mille livres, l' indien se rendit.
" par mes babouches, s' écria Passepartout, voilà
qui met à un beau prix la viande d' éléphant ! "
l' affaire conclue, il ne s' agissait plus que de
trouver un guide. Ce fut plus facile. Un jeune parsi,
à la figure intelligente, offrit ses services.
Mr Fogg accepta et lui promit une forte rémunération,
qui ne pouvait que doubler son intelligence.
L' éléphant fut amené et équipé sans retard. Le parsi
connaissait parfaitement le métier de " mahout " ou
cornac. Il couvrit d' une sorte de housse le dos de
l' éléphant et disposa, de chaque côté sur ses flancs,
deux espèces de cacolets assez peu confortables.
Phileas Fogg paya l' indien en bank-notes qui furent
extraites du fameux sac. Il semblait vraiment qu' on
les tirât des entrailles de Passepartout. Puis
Mr Fogg offrit à sir Francis Cromarty de le
transporter à la station d' Allahabad. Le brigadier
général accepta. Un voyageur de plus n' était pas pour
fatiguer le gigantesque animal.
Des vivres furent achetés à Kholby. Sir Francis
Cromarty prit place dans l' un des cacolets,
Phileas Fogg dans l' autre. Passepartout se mit
à califourchon sur la housse entre son maître et le
brigadier général. Le parsi se jucha sur le cou de
l' éléphant, et à neuf heures l' animal, quittant la
bourgade, s' enfonçait par le plus court dans l' épaisse
forêt de lataniers.

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xii où Phileas Fogg et ses compagnons s' aventurent
à travers les forêts de l' Inde, et ce qui
s' ensuit.

le guide, afin d' abréger la distance à parcourir,
laissa sur la droite le tracé de la voie dont les
travaux étaient en cours d' exécution. Ce tracé,
très-contrarié par les capricieuses ramifications des
monts Vindhias, ne suivait pas le plus court chemin,
que Phileas Fogg avait intérêt à prendre. Le
parsi, très-familiarisé avec les routes et sentiers
du pays, prétendait gagner une vingtaine de milles
en coupant à travers la forêt, et on s' en rapporta
à lui.
Phileas Fogg et sir Francis Cromarty, enfouis
jusqu' au cou dans leurs cacolets, étaient fort
secoués par le trot raide de l' éléphant, auquel
son mahout imprimait une allure rapide. Mais ils
enduraient la situation avec le flegme le plus
britannique, causant peu d' ailleurs, et se voyant
à peine l' un l' autre.
Quant à Passepartout, posté sur le dos de la bête
et directement soumis aux coups et aux contre-coups,
il se gardait bien, sur une recommandation de son
maître, de tenir sa langue entre ses dents, car elle
eût été coupée net. Le brave garçon, tantôt lancé
sur le cou de l' éléphant, tantôt rejeté sur la
croupe, faisait de la voltige, comme un clown sur
un tremplain. Mais il plaisantait, il riait au
milieu de ses sauts de carpe, et, de temps en temps,
il tirait de son sac un morceau de sucre, que
l' intelligent Kiouni prenait du bout de sa trompe,
sans interrompre un instant son trot régulier.
Après deux heures de marche, le guide arrêta
l' éléphant et lui donna une heure de repos. L' animal
dévora des branchages et des arbrisseaux, après
s' être d' abord désaltéré à une mare voisine.
Sir Francis Cromarty ne se plaignit pas de cette
halte. Il était brisé. Mr Fogg paraissait être
aussi dispos que s' il fût sorti de son lit.
" mais il est donc de fer ! Dit le brigadier général
en le regardant avec admiration.
-de fer forgé, " répondit Passepartout, qui
s' occupa de préparer un déjeuner sommaire.
à midi, le guide donna le signal du départ. Le pays
prit bientôt un aspect très-

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sauvage. Aux grandes forêts succédèrent des taillis
de tamarins et de palmiers-nains, puis de vastes
plaines arides, hérissées de maigres arbrisseaux et
semées de gros blocs de syénites. Toute cette partie
du haut Bundelkund, peu fréquentée des voyageurs,
est habitée par une population fanatique, endurcie
dans les pratiques les plus terribles de la religion
indoue. La domination des anglais n' a pu s' établir
régulièrement sur un territoire soumis à l' influence
des rajahs, qu' il eût été difficile d' atteindre dans
leurs inaccessibles retraites des Vindhias.
Plusieurs fois, on aperçut des bandes d' indiens
farouches, qui faisaient un geste de colère en voyant
passer le rapide quadrupède. D' ailleurs, le parsi
les évitait autant que possible, les tenant pour des
gens de mauvaise rencontre. On

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vit peu d' animaux pendant cette journée, à peine
quelques singes, qui fuyaient avec mille contorsions
et grimaces dont s' amusait fort Passepartout.
Une pensée au milieu de bien d' autres inquiétait ce
garçon. Qu' est-ce que Mr Fogg ferait de l' éléphant,
quand il serait arrivé à la station d' Allahabad ?
L' emmènerait-il ? Impossible ! Le prix du transport
ajouté au prix d' acquisition en ferait un animal
ruineux. Le vendrait-on, le rendrait-on à la liberté ?
Cette estimable bête méritait bien qu' on eût des
égards pour elle. Si, par hasard, Mr Fogg lui
en faisait cadeau, à lui, Passepartout, il en serait
très-embarrassé. Cela ne laissait pas de le préoccuper.
à huit heures du soir, la principale chaîne des
Vindhias avait été franchie, et les voyageurs firent
halte au pied du versant septentrional, dans un
bungalow en ruines.
La distance parcourue pendant cette journée était
d' environ vingt-cinq milles, et il en restait autant
à faire pour atteindre la station d' Allahabad.
La nuit était froide. à l' intérieur du bungalow, le
parsi alluma un feu de branches sèches, dont la
chaleur fut très-appréciée. Le souper se composa
des provisions achetées à Kholby. Les voyageurs
mangèrent en gens harassés et moulus. La conversation,
qui commença par quelques phrases entrecoupées, se
termina bientôt par des ronflements sonores.
Le guide veilla près de Kiouni, qui s' endormit
debout, appuyé au tronc d' un gros arbre.
Nul incident ne signala cette nuit. Quelques
rugissements de guépars et de panthères troublèrent
parfois le silence, mêlés à des ricanements aigus
de singes. Mais les carnassiers s' en tinrent à des
cris et ne firent aucune démonstration hostile
contre les hôtes du bungalow. Sir Francis Cromarty
dormit lourdement comme un brave militaire rompu
de fatigues. Passepartout, dans un sommeil agité,
recommença en rêve les culbutes de la veille. Quant
à Mr Fogg, il reposa aussi paisiblement que s' il
eût été dans sa tranquille maison de Saville-Row.
à six heures du matin, on se remit en marche. Le
guide espérait arriver à la station d' Allahabad
le soir même. De cette façon, Mr Fogg ne perdrait
qu' une partie des quarante-huit heures économisées
depuis le commencement du voyage.
On descendit les dernières rampes des Vindhias.
Kiouni avait repris son allure rapide. Vers midi,
le guide tourna la bourgade de Kallenger, située
sur le Cani, un des sous-affluents du Gange. Il
évitait toujours les lieux habités, se sentant
plus en sûreté dans ces campagnes désertes, qui
marquent les premières dépressions du bassin du
grand fleuve. La station d' Allahabad n' était pas
à douze milles dans le nord-est. On fit halte sous
un bouquet de bananiers, dont les fruits, aussi

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sains que le pain, " aussi succulents que la crème, "
disent les voyageurs, furent extrêmement appréciés.
à deux heures, le guide entra sous le couvert d' une
épaisse forêt, qu' il devait traverser sur un espace
de plusieurs milles. Il préférait voyager ainsi à
l' abri des bois. En tout cas, il n' avait fait
jusqu' alors aucune rencontre fâcheuse, et le voyage
semblait devoir s' accomplir sans accident, quand
l' éléphant, donnant quelques signes d' inquiétude,
s' arrêta soudain.
Il était quatre heures alors.
" qu' y a-t-il ? Demanda sir Francis Cromarty, qui
releva la tête au-dessus de son cacolet.
-je ne sais, mon officier, " répondit le parsi,
en prêtant l' oreille à un murmure confus qui passait
sous l' épaisse ramure.
Quelques instants après, ce murmure devint plus
définissable. On eût dit un concert, encore
fort éloigné, de voix humaines et d' instruments de
cuivre.
Passepartout était tout yeux, tout oreilles.
Mr Fogg attendait patiemment, sans prononcer une
parole.
Le parsi sauta à terre, attacha l' éléphant à un arbre
et s' enfonça au plus épais du taillis. Quelques
minutes plus tard, il revint, disant :
" une procession de brahmanes qui se dirige de ce
côté. S' il est possible, évitons d' être vus. "
le guide détacha l' éléphant et le conduisit dans un
fourré, en recommandant aux voyageurs de ne point
mettre pied à terre. Lui-même se tint prêt à
enfourcher rapidement sa monture, si la fuite devenait
nécessaire. Mais il pensa que la troupe des fidèles
passerait sans l' apercevoir, car l' épaisseur du
feuillage le dissimulait entièrement.
Le bruit discordant des voix et des instruments se
rapprochait. Des chants monotones se mêlaient au
son des tambours et des cymbales. Bientôt la tête
de la procession apparut sous les arbres, à une
cinquantaine de pas du poste occupé par Mr Fogg
et ses compagnons. Ils distinguaient aisément à
travers les branches le curieux personnel de cette
cérémonie religieuse.
En première ligne s' avançaient des prêtres, coiffés
de mitres et vêtus de longues robes chamarrées. Ils
étaient entourés d' hommes, de femmes, d' enfants, qui
faisaient entendre une sorte de psalmodie funèbre,
interrompue à intervalles égaux par des coups de
tam-tams et de cymbales. Derrière eux, sur un char
aux larges roues dont les rayons et la jante figuraient
un entrelacement de serpents, apparut une statue
hideuse, traînée par deux couples de zébus richement
caparaçonnés. Cette statue avait quatre bras, le corps
colorié d' un rouge sombre, les yeux hagards,

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les cheveux emmêlés, la langue pendante, les lèvres
teintes de henné et de bétel. à son cou s' enroulait
un collier de têtes de mort, à ses flancs une
ceinture de mains coupées. Elle se tenait debout
sur un géant terrassé auquel le chef manquait.
Sir Francis Cromarty reconnut cette statue.
" la déesse Kâli, murmura-t-il, la déesse de l' amour
et de la mort.
-de la mort, j' y consens, mais de l' amour, jamais !
Dit Passepartout. La vilaine bonne femme ! "
le parsi lui fit signe de se taire.
Autour de la statue s' agitait, se démenait, se
convulsionnait un groupe de vieux fakirs, zébrés
de bandes d' ocre, couverts d' incisions cruciales
qui laissaient échapper leur sang goutte à goutte,
énergumènes stupides qui, dans les grandes cérémonies
indoues, se précipitent encore sous les roues du
char de Jaggernaut.
Derrière eux, quelques brahmanes, dans toute la
somptuosité de leur costume oriental, traînaient
une femme qui se soutenait à peine.
Cette femme était jeune, blanche comme une
européenne. Sa tête, son cou, ses épaules, ses
oreilles, ses bras, ses mains, ses orteils, étaient
surchargés de bijoux, colliers, bracelets, boucles
et bagues. Une tunique lamée d' or, recouverte d' une
mousseline légère, dessinait les contours de sa
taille.
Derrière cette jeune femme, -contraste violent pour
les yeux, -des gardes, armés de sabres nus passés
à leur ceinture et de longs pistolets damasquinés,
portaient un cadavre sur un palanquin.
C' était le corps d' un vieillard, revêtu de ses
opulents habits de rajah, ayant, comme en sa vie,
le turban brodé de perles, la robe tissue de soie
et d' or, la ceinture de cachemire diamanté, et ses
magnifiques armes de prince indien.
Puis des musiciens et une arrière-garde de fanatiques,
dont les cris couvraient parfois l' assourdissant
fracas des instruments, fermaient le cortége.
Sir Francis Cromarty regardait toute cette pompe
d' un air singulièrement attristé, et se tournant vers
le guide :
" un sutty ! " dit-il.
Le parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt
sur ses lèvres. La longue procession se déroula
lentement sous les arbres, et bientôt ses derniers
rangs disparurent dans la profondeur de la forêt.
Peu à peu, les chants s' éteignirent. Il y eut encore
quelques éclats de cris lointains, et enfin à tout
ce tumulte succéda un profond silence.
Phileas Fogg avait entendu ce mot, prononcé par
sir Francis Cromarty, et aussitôt que la
procession eut disparu :

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" qu' est-ce qu' un sutty ? Demanda-t-il.
-un sutty, Monsieur Fogg, répondit le brigadier
général, c' est un sacrifice humain, mais un sacrifice
volontaire. Cette femme que vous venez de voir sera
brûlée demain aux premières heures du jour.
-ah ! Les gueux ! S' écria Passepartout, qui ne put
retenir ce cri d' indignation.
-et ce cadavre ? Demanda Mr Fogg.
-c' est celui du prince, son mari, répondit le guide,
un rajah indépendant du Bundelkund.
-comment, reprit Phileas Fogg, sans que sa voix
trahît la moindre émotion, ces barbares coutumes
subsistent encore dans l' Inde, et les anglais n' ont
pu les détruire ?
-dans la plus grande partie de l' Inde, répondit
sir Francis Cromarty, ces sacrifices ne
s' accomplissent plus, mais nous n' avons aucune
influence sur ces contrées sauvages, et principalement
sur ce territoire du Bundelkund. Tout le revers
septentrional des Vindhias est le théâtre de
meurtres et de pillages incessants.
-la malheureuse ! Murmurait Passepartout, brûlée
vive !
-oui, reprit le brigadier général, brûlée, et si elle
ne l' était pas, vous ne sauriez croire à quelle
misérable condition elle se verrait réduite par ses
proches. On lui raserait les cheveux, on la
nourrirait à peine de quelques poignées de riz, on la
repousserait, elle serait considérée comme une
créature immonde et mourrait dans quelque coin comme
un chien galeux. Aussi la perspective de cette
affreuse existence pousse-t-elle souvent ces
malheureuses au supplice, bien plus que l' amour ou
le fanatisme religieux. Quelquefois, cependant, le
sacrifice est réellement volontaire, et il faut
l' intervention énergique du gouvernement pour
l' empêcher. Ainsi, il y a quelques années, je résidais
à Bombay, quand une jeune veuve vint demander au
gouverneur l' autorisation de se brûler avec le corps
de son mari. Comme vous le pensez bien, le gouverneur
refusa. Alors la veuve quitta la ville, se réfugia
chez un rajah indépendant, et là elle consomma son
sacrifice. "
pendant le récit du brigadier général, le guide
secouait la tête, et, quand le récit fut achevé :
" le sacrifice qui aura lieu demain au lever du jour
n' est pas volontaire, dit-il.
-comment le savez-vous ?
-c' est une histoire que tout le monde connaît dans
le Bundelkund, répondit le guide.

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-cependant cette infortunée ne paraissait faire
aucune résistance, fit observer sir Francis Cromarty.
-cela tient à ce qu' on l' a enivrée de la fumée
du chanvre et de l' opium.
-mais où la conduit-on ?
-à la pagode de Pillaji, à deux milles d' ici. Là,
elle passera la nuit en attendant l' heure du
sacrifice.
-et ce sacrifice aura lieu ? ...
-demain, dès la première apparition du jour. "
après cette réponse, le guide fit sortir l' éléphant
de l' épais fourré et se hissa sur le cou de l' animal.
Mais au moment où il allait l' exciter par un sifflement
particulier, Mr Fogg l' arrêta, et, s' adressant
à sir Francis Cromarty :
" si nous sauvions cette femme ? Dit-il.
-sauver cette femme, Monsieur Fogg ! ... s' écria
le brigadier général.
-j' ai encore douze heures d' avance. Je puis les
consacrer à cela.
-tiens ! Mais vous êtes un homme de coeur ! Dit
sir Francis Cromarty.
-quelquefois, répondit simplement Phileas Fogg.
Quand j' ai le temps. "
xiii dans lequel Passepartout prouve une fois de
plus que la fortune sourit aux audacieux.

le dessein était hardi, hérissé de difficultés,
impraticable peut-être. Mr Fogg allait risquer
sa vie, ou tout au moins sa liberté, et par
conséquent la réussite de ses projets, mais il
n' hésita pas. Il trouva, d' ailleurs, dans
sir Francis Cromarty un auxiliaire décidé.
Quant à Passepartout, il était prêt, on pouvait
disposer de lui. L' idée de son maître l' exaltait.
Il sentait un coeur, une âme sous cette enveloppe
de glace. Il se prenait à aimer Phileas Fogg.
Restait le guide. Quel parti prendrait-il dans
l' affaire ? Ne serait-il pas porté pour les indous ?
à défaut de son concours, il fallait au moins
s' assurer sa neutralité.
Sir Francis Cromarty lui posa franchement la
question.

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" mon officier, répondit le guide, je suis parsi, et
cette femme est parsie. Disposez de moi.
-bien, guide, répondit Mr Fogg.
-toutefois, sachez-le bien, reprit le parsi,
non-seulement nous risquons notre vie, mais des
supplices horribles, si nous sommes pris. Ainsi,
voyez.
C' est vu, répondit Mr Fogg. Je pense que nous
devrons attendre la nuit pour agir ?
-je le pense aussi, " répondit le guide.
Ce brave indou donna alors quelques détails sur la
victime. C' était une indienne d' une beauté célèbre,
de race parsie, fille de riches négociants de
Bombay. Elle avait reçu dans cette ville une
éducation absolument anglaise, et à ses manières,
à son instruction, on l' eût crue européenne. Elle
se nommait Aouda.
Orpheline, elle fut mariée malgré elle à ce vieux
rajah du Bundelkund. Trois mois après, elle devint
veuve. Sachant le sort qui l' attendait, elle
s' échappa, fut reprise aussitôt, et les parents du
rajah, qui avaient intérêt à sa mort, la vouèrent à
ce supplice auquel il ne semblait pas qu' elle pût
échapper.
Ce récit ne pouvait qu' enraciner Mr Fogg et ses
compagnons dans leur généreuse résolution. Il fut
décidé que le guide dirigerait l' éléphant vers la
pagode de Pillaji, dont il se rapprocherait autant
que possible.
Une demi-heure après, halte fut faite sous un taillis,
à cinq cents pas de la pagode, que l' on ne pouvait
apercevoir ; mais les hurlements des fanatiques se
laissaient entendre distinctement.
Les moyens de parvenir jusqu' à la victime furent
alors discutés. Le guide connaissait cette pagode de
Pillaji, dans laquelle il affirmait que la jeune
femme était emprisonnée. Pourrait-on y pénétrer par
une des portes, quand toute la bande serait plongée
dans le sommeil de l' ivresse, ou faudrait-il pratiquer
un trou dans une muraille ? C' est ce qui ne pourrait
être décidé qu' au moment et au lieu même. Mais ce
qui ne fit aucun doute, c' est que l' enlèvement devait
s' opérer cette nuit même, et non quand, le jour venu,
la victime serait conduite au supplice. à cet instant,
aucune intervention humaine n' eût pu la sauver.
Mr Fogg et ses compagnons attendirent la nuit. Dès
que l' ombre se fit, vers six heures du soir, ils
résolurent d' opérer une reconnaissance autour de la
pagode. Les derniers cris des fakirs s' éteignaient
alors. Suivant leur habitude, ces indiens devaient
être plongés dans l' épaisse ivresse du " hang " , -
opium liquide, mélangé d' une infusion de chanvre, -
et il serait peut-être possible de se glisser entre
eux jusqu' au temple.
Le parsi, guidant Mr Fogg, sir Francis Cromarty
et Passepartout, s' avança

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sans bruit à travers la forêt. Après dix minutes
de reptation sous les ramures, ils arrivèrent au
bord d' une petite rivière, et là, à la lueur de
torches de fer à la pointe desquelles brûlaient
des résines, ils aperçurent un monceau de bois
empilé. C' était le bûcher, fait de précieux sandal,
et déjà imprégné d' une huile parfumée. à sa partie
supérieure reposait le corps embaumé du rajah, qui
devait être brûlé en même temps que sa veuve. à
cent pas de ce bûcher s' élevait la pagode, dont les
minarets perçaient dans l' ombre la cime des arbres.
" venez ! " dit le guide à voix basse.
Et, redoublant de précaution, suivi de ses
compagnons, il se glissa silencieusement à travers
les grandes herbes.

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Le silence n' était plus interrompu que par le
murmure du vent dans les branches.
Bientôt le guide s' arrêta à l' extrémité d' une
clairière. Quelques résines éclairaient la place.
Le sol était jonché de groupes de dormeurs,
appesantis par l' ivresse. On eût dit un champ de
bataille couvert de morts. Hommes, femmes, enfants,
tout était confondu. Quelques ivrognes râlaient
encore çà et là.
à l' arrière-plan, entre la masse des arbres, le
temple de Pillaji se dressait confusément. Mais
au grand désappointement du guide, les gardes des
rajahs, éclairés par des torches fuligineuses,
veillaient aux portes et se promenaient, le sabre nu.
On pouvait supposer qu' à l' intérieur les prêtres
veillaient aussi.

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Le parsi ne s' avança pas plus loin. Il avait
reconnu l' impossibilité de forcer l' entrée du
temple, et il ramena ses compagnons en arrière.
Phileas Fogg et sir Francis Cromarty avaient
compris comme lui qu' ils ne pouvaient rien tenter
de ce côté.
Ils s' arrêtèrent et s' entretinrent à voix basse.
" attendons, dit le brigadier général, il n' est que
huit heures encore, et il est possible que ces
gardes succombent aussi au sommeil.
-cela est possible, en effet, " répondit le parsi.
Phileas Fogg et ses compagnons s' étendirent donc
au pied d' un arbre et attendirent.
Le temps leur parut long ! Le guide les quittait
parfois et allait observer la lisière du bois. Les
gardes du rajah veillaient toujours à la lueur des
torches, et une vague lumière filtrait à travers
les fenêtres de la pagode.
On attendit ainsi jusqu' à minuit. La situation ne
changea pas. Même surveillance au dehors. Il était
évident qu' on ne pouvait compter sur l' assoupissement
des gardes. L' ivresse du " hang " leur avait été
probablement épargnée. Il fallait donc agir autrement
et pénétrer par une ouverture pratiquée aux murailles
de la pagode. Restait la question de savoir si les
prêtres veillaient auprès de leur victime avec
autant de soin que les soldats à la porte du temple.
Après une dernière conversation, le guide se dit
prêt à partir. Mr Fogg, sir Francis et Passepartout
le suivirent. Ils firent un détour assez long, afin
d' atteindre la pagode par son chevet.
Vers minuit et demi, ils arrivèrent au pied des murs
sans avoir rencontré personne. Aucune surveillance
n' avait été établie de ce côté, mais il est vrai de
dire que fenêtres et portes manquaient absolument.
La nuit était sombre. La lune, alors dans son dernier
quartier, quittait à peine l' horizon, encombré de
gros nuages. La hauteur des arbres accroissait encore
l' obscurité.
Mais il ne suffisait pas d' avoir atteint le pied
des murailles, il fallait encore y pratiquer une
ouverture. Pour cette opération, Phileas Fogg
et ses compagnons n' avaient absolument que leurs
couteaux de poche. Très-heureusement, les parois
du temple se composaient d' un mélange de briques
et de bois qui ne pouvait être difficile à percer.
La première brique une fois enlevée, les autres
viendraient facilement.
On se mit à la besogne, en faisant le moins de
bruit possible. Le parsi, d' un côté, Passepartout,
de l' autre, travaillaient à desceller les briques,
de manière à obtenir une ouverture large de deux
pieds.

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Le travail avançait, quand un cri se fit entendre
à l' intérieur du temple, et presque aussitôt d' autres
cris lui répondirent du dehors.
Passepartout et le guide interrompirent leur travail.
Les avait-on surpris ? L' éveil était-il donné ? La
plus vulgaire prudence leur commandait de s' éloigner,
-ce qu' ils firent en même temps que Phileas Fogg
et sir Francis Cromarty. Ils se blottirent de
nouveau sous le couvert du bois, attendant que
l' alerte, si c' en était une, se fût dissipée, et prêts,
dans ce cas, à reprendre leur opération.
Mais-contre-temps funeste-des gardes se montrèrent
au chevet de la pagode, et s' y installèrent de manière
à empêcher toute approche.
Il serait difficile de décrire le désappointement
de ces quatre hommes, arrêtés dans leur oeuvre.
Maintenant qu' ils ne pouvaient plus parvenir jusqu' à
la victime, comment la sauveraient-ils ?
Sir Francis Cromarty se rongeait les poings.
Passepartout était hors de lui, et le guide avait
quelque peine à le contenir. L' impassible Fogg
attendait sans manifester ses sentiments.
" n' avons-nous plus qu' à partir ? Demanda le brigadier
général à voix basse.
-nous n' avons plus qu' à partir, répondit le guide.
-attendez, dit Fogg. Il suffit que je sois demain
à Allahabad avant midi.
-mais qu' espérez-vous ? Répondit sir Francis
Cromarty. Dans quelques heures le jour va paraître,
et...
-la chance qui nous échappe peut se représenter au
moment suprême. "
le brigadier général aurait voulu pouvoir lire dans
les yeux de Phileas Fogg.
Sur quoi comptait donc ce froid anglais ? Voulait-il,
au moment du supplice, se précipiter vers la jeune
femme et l' arracher ouvertement à ses bourreaux ?
C' eût été une folie, et comment admettre que cet
homme fût fou à ce point ? Néanmoins,
sir Francis Cromarty consentit à attendre jusqu' au
dénoûment de cette terrible scène. Toutefois, le guide
ne laissa pas ses compagnons à l' endroit où ils
s' étaient réfugiés, et il les ramena vers la partie
antérieure de la clairière. Là, abrités par un
bouquet d' arbres, ils pouvaient observer les groupes
endormis.
Cependant Passepartout, juché sur les premières
branches d' un arbre, ruminait une idée qui avait
d' abord traversé son esprit comme un éclair, et qui
finit par s' incruster dans son cerveau.
Il avait commencé par se dire : " quelle folie ! " et
maintenant il répétait : " pourquoi pas, après tout ?
C' est une chance, peut-être la seule, et avec de tels
abrutis ! ... "
en tout cas, Passepartout ne formula pas autrement
sa pensée, mais il ne tarda pas à se glisser avec la
souplesse d' un serpent sur les basses branches de
l' arbre dont l' extrémité se courbait vers le sol.

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Les heures s' écoulaient, et bientôt quelques
nuances moins sombres annoncèrent l' approche du
jour. Cependant l' obscurité était profonde encore.
C' était le moment. Il se fit comme une résurrection
dans cette foule assoupie. Les groupes s' animèrent.
Des coups de tam-tams retentirent. Chants et cris
éclatèrent de nouveau. L' heure était venue à laquelle
l' infortunée allait mourir.
En effet, les portes de la pagode s' ouvrirent. Une
lumière plus vive s' échappa de l' intérieur.
Mr Fogg et sir Francis Cromarty purent apercevoir
la victime, vivement éclairée, que deux prêtres
traînaient au dehors. Il leur sembla même que,
secouant l' engourdissement de l' ivresse par un
suprême instinct de conservation, la malheureuse
tentait d' échapper à ses bourreaux. Le coeur de
sir Francis Cromarty bondit, et par un mouvement
convulsif, saisissant la main de Phileas Fogg,
il sentit que cette main tenait un couteau ouvert.
En ce moment, la foule s' ébranla. La jeune femme
était retombée dans cette torpeur provoquée par les
fumées du chanvre. Elle passa à travers les fakirs,
qui l' escortaient de leurs vociférations religieuses.
Phileas Fogg et ses compagnons, se mêlant aux
derniers rangs de la foule, la suivirent.
Deux minutes après, ils arrivaient sur le bord de la
rivière et s' arrêtaient à moins de cinquante pas du
bûcher, sur lequel était couché le corps du rajah.
Dans la demi-obscurité, ils virent la victime
absolument inerte, étendue auprès du cadavre de son
époux.
Puis une torche fut approchée, et le bois, imprégné
d' huile, s' enflamma aussitôt.
à ce moment, sir Francis Cromarty et le guide
retinrent Phileas Fogg, qui, dans un moment de
folie généreuse, s' élançait vers le bûcher...
mais Phileas Fogg les avait déjà repoussés, quand
la scène changea soudain. Un cri de terreur s' éleva.
Toute cette foule se précipita à terre, épouvantée.
Le vieux rajah n' était donc pas mort, qu' on le vit
se redresser tout à coup, comme un fantôme, soulever
la jeune femme dans ses bras, descendre du bûcher au
milieu des tourbillons de vapeurs qui lui donnaient
une apparence spectrale ?
Les fakirs, les gardes, les prêtres, pris d' une
terreur subite, étaient là, face à terre, n' osant
lever les yeux et regarder un tel prodige !
La victime inanimée passa entre les bras vigoureux
qui la portaient, et sans qu' elle parût leur peser.
Mr Fogg et sir Francis Cromarty étaient demeurés
debout. Le parsi avait courbé la tête, et Passepartout,
sans doute, n' était pas moins stupéfié ! ...

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ce ressuscité arriva ainsi près de l' endroit où se
tenaient Mr Fogg et sir Francis Cromarty, et là,
d' une voix brève :
" filons ! ... " dit-il.
C' était Passepartout lui-même qui s' était glissé vers
le bûcher au milieu de la fumée épaisse ! C' était
Passepartout qui, profitant de l' obscurité profonde
encore, avait arraché la jeune femme à la mort !
C' était Passepartout qui, jouant son rôle avec un
audacieux bonheur, passait au milieu de l' épouvante
générale !
Un instant après, tous quatre disparaissaient dans le
bois, et l' éléphant les emportait d' un trot rapide.
Mais des cris, des clameurs et même une balle,
perçant le chapeau de Phileas Fogg, leur apprirent
que la ruse était découverte.
En effet, sur le bûcher enflammé se détachait alors
le corps du vieux rajah. Les prêtres, revenus de leur
frayeur, avaient compris qu' un enlèvement venait de
s' accomplir.
Aussitôt ils s' étaient précipités dans la forêt.
Les gardes les avaient suivis. Une décharge avait eu
lieu, mais les ravisseurs fuyaient rapidement, et, en
quelques instants, ils se trouvaient hors de la
portée des balles et des flèches.
xiv dans lequel Phileas Fogg descend toute
l' admirable vallée du Gange sans même songer
à la voir.

le hardi enlèvement avait réussi. Une heure après,
Passepartout riait encore de son succès.
Sir Francis Cromarty avait serré la main de
l' intrépide garçon. Son maître lui avait dit :
" bien, " ce qui, dans la bouche de ce gentleman,
équivalait à une haute approbation. à quoi
Passepartout avait répondu que tout l' honneur
de l' affaire appartenait à son maître. Pour lui,
il n' avait eu qu' une idée " drôle " , et il riait
en songeant que, pendant quelques instants, lui,
Passepartout, ancien gymnaste, ex-sergent de
pompiers, avait été le veuf d' une charmante femme,
un vieux rajah embaumé !
Quant à la jeune indienne, elle n' avait pas eu
conscience de ce qui s' était passé. Enveloppée dans
les couvertures de voyages, elle reposait sur l' un
des cacolets.
Cependant l' éléphant, guidé avec une extrême sûreté
par le parsi, courait rapidement

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dans la forêt encore obscure. Une heure après avoir
quitté la pagode de Pillaji, il se lançait à travers
une immense plaine. à sept heures, on fit halte.
La jeune femme était toujours dans une prostration
complète. Le guide lui fit boire quelques gorgées
d' eau et de brandy, mais cette influence stupéfiante
qui l' accablait devait se prolonger quelque temps
encore.
Sir Francis Cromarty, qui connaissait les effets
de l' ivresse produite par l' inhalation des vapeurs
du chanvre, n' avait aucune inquiétude sur son compte.
Mais si le rétablissement de la jeune indienne ne
fit pas question dans l' esprit du brigadier général,
celui-ci se montrait moins rassuré pour l' avenir.
Il n' hésita pas à dire à Phileas Fogg que si
Mrs Aouda restait dans l' Inde, elle retomberait
inévitablement entre les mains de ses bourreaux.
Ces énergumènes se tenaient dans toute la péninsule,
et certainement, malgré la police anglaise, ils
sauraient reprendre leur victime, fût-ce à Madras,
à Bombay, à Calcutta. Et sir Francis Cromarty
citait, à l' appui de ce dire, un fait de même nature
qui s' était passé récemment. à son avis, la jeune
femme ne serait véritablement en sûreté qu' après
avoir quitté l' Inde.
Phileas Fogg répondit qu' il tiendrait compte de ces
observations et qu' il aviserait.
Vers dix heures, le guide annonçait la station
d' Allahabad. Là reprenait la voie interrompue
du chemin de fer, dont les trains franchissent,
en moins d' un jour et d' une nuit, la distance qui
sépare Allahabad de Calcutta.
Phileas Fogg devait donc arriver à temps pour
prendre un paquebot qui ne partait que le lendemain
seulement, 25 octobre, à midi, pour Hong-Kong.
La jeune femme fut déposée dans une chambre de la
gare. Passepartout fut chargé d' aller acheter pour
elle divers objets de toilette, robe, châle,
fourrures, etc., ce qu' il trouverait. Son maître
lui ouvrait un crédit illimité.
Passepartout partit aussitôt et courut les rues
de la ville. Allahabad, c' est la cité de Dieu,
l' une des plus vénérées de l' Inde, en raison de
ce qu' elle est bâtie au confluent de deux fleuves
sacrés, le Gange et la Jumna, dont les eaux
attirent les pèlerins de toute la péninsule. On
sait d' ailleurs que, suivant les légendes du
Ramayana, le Gange prend sa source dans le ciel,
d' où, grâce à Brahma, il descend sur la terre.
Tout en faisant ses emplettes, Passepartout eut
bientôt vu la ville, autrefois défendue par un fort
magnifique qui est devenu une prison d' état. Plus
de commerce, plus d' industrie dans cette cité,
jadis industrielle et commerçante. Passepartout,
qui cherchait vainement un magasin de nouveautés,
comme s' il eût été dans regent-street à quelques
pas de farmer et co., ne trouva que chez un

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revendeur, vieux juif difficultueux, les objets dont
il avait besoin, une robe en étoffe écossaise, un
vaste manteau, et une magnifique pelisse en peaux de
loutres qu' il n' hésita pas à payer soixante-quinze
livres (1875 fr.). Puis, tout triomphant, il retourna
à la gare.
Mrs Aouda commençait à revenir à elle. Cette
influence à laquelle les prêtres de Pillaji l' avaient
soumise se dissipait peu à peu, et ses beaux yeux
reprenaient toute leur douceur indienne.
Lorsque le roi-poëte, Uçaf Uddaul, célèbre les
charmes de la reine d' Ahméhnagara, il s' exprime
ainsi :
" sa luisante chevelure, régulièrement divisée
" en deux parts, encadre les contours harmonieux de
" ses joues délicates et blanches, brillantes de poli
" et de fraîcheur. Ses sourcils d' ébène ont la forme
" et la puissance de l' arc de Kama, Dieu d' amour,
" et sous ses longs cils soyeux, dans la pupille
" noire de ses grands yeux limpides, nagent comme
" dans les lacs sacrés de l' Himalaya les reflets
" les plus purs de la lumière céleste. Fines, égales
" et blanches, ses dents resplendissent entre ses
" lèvres souriantes, comme des gouttes de rosée dans
" le sein mi-clos d' une fleur de grenadier. Ses
" oreilles mignonnes aux courbes symétriques, ses
" mains vermeilles, ses petits pieds bombés et
" tendres comme les bourgeons du lotus, brillent
" de l' éclat des plus belles perles de Ceylan,
" des plus beaux diamants de Golconde. Sa mince et
" souple ceinture, qu' une main suffit à enserrer,
" rehausse l' élégante cambrure de ses reins
" arrondis et la richesse de son buste où la jeunesse
" en fleur étale ses plus parfaits trésors, et, sous
" les plis soyeux de sa tunique, elle semble avoir
" été modelée en argent pur de la main divine de
" Vicvacarma, l' éternel statuaire. "
mais, sans toute cette amplification poétique, il
suffit de dire que Mrs Aouda, la veuve du rajah
du Bundelkund, était une charmante femme dans
toute l' acception européenne du mot. Elle parlait
l' anglais avec une grande pureté, et le guide
n' avait point exagéré en affirmant que cette jeune
parsie avait été transformée par l' éducation.
Cependant le train allait quitter la station
d' Allahabad. Le parsi attendait. Mr Fogg lui
régla son salaire au prix convenu, sans le dépasser
d' un farthing. Ceci étonna un peu Passepartout,
qui savait tout ce que son maître devait au
dévouement du guide. Le parsi avait, en effet, risqué
volontairement sa vie dans l' affaire de Pillaji,
et si, plus tard, les indous l' apprenaient, il
échapperait difficilement à leur vengeance.
Restait aussi la question de Kiouni. Que ferait-on
d' un éléphant acheté si cher ?
Mais Phileas Fogg avait déjà pris une résolution
à cet égard.

p72

" parsi, dit-il au guide, tu as été serviable et
dévoué. J' ai payé ton service, mais non ton dévouement.
Veux-tu cet éléphant ? Il est à toi. "
les yeux du guide brillèrent.
" c' est une fortune que votre honneur me donne !
S' écria-t-il.
-accepte, guide, répondit Mr Fogg, et c' est moi
qui serai encore ton débiteur.
-à la bonne heure ! S' écria Passepartout. Prends,
ami ! Kiouni est un brave et courageux animal ! "
et, allant à la bête, il lui présenta quelques
morceaux de sucre, disant :
" tiens, Kiouni, tiens, tiens ! "

p73

l' éléphant fit entendre quelques grognements de
satisfaction. Puis, prenant Passepartout par la
ceinture et l' enroulant de sa trompe, il l' enleva
jusqu' à la hauteur de sa tête. Passepartout,
nullement effrayé, fit une bonne caresse à l' animal,
qui le replaça doucement à terre, et, à la poignée
de trompe de l' honnête Kiouni, répondit une
vigoureuse poignée de main de l' honnête garçon.
Quelques instants après, Phileas Fogg,
sir Francis Cromarty et Passepartout, installés
dans un confortable wagon dont Mrs Aouda occupait
la meilleure place, couraient à toute vapeur vers
Bénarès.
Quatre-vingts milles au plus séparent cette ville
d' Allahabad, et ils furent franchis en deux heures.

p74

Pendant ce trajet, la jeune femme revint complétement
à elle ; les vapeurs assoupissantes du hang se
dissipèrent.
Quel fut son étonnement de se trouver sur le
railway, dans ce compartiment, recouverte de
vêtements européens, au milieu de voyageurs qui
lui étaient absolument inconnus !
Tout d' abord, ses compagnons lui prodiguèrent leurs
soins et la ranimèrent avec quelques gouttes de
liqueur ; puis le brigadier général lui raconta son
histoire. Il insista sur le dévouement de
Phileas Fogg, qui n' avait pas hésité à jouer sa
vie pour la sauver, et sur le dénoûment de l' aventure,
dû à l' audacieuse imagination de Passepartout.
Mr Fogg laissa dire sans prononcer une parole.
Passepartout, tout honteux, répétait que " ça n' en
valait pas la peine ! "
Mrs Aouda remercia ses sauveurs avec effusion, par
ses larmes plus que par ses paroles. Ses beaux yeux,
mieux que ses lèvres, furent les interprètes de sa
reconnaissance. Puis, sa pensée la reportant aux
scènes du sutty, ses regards revoyant cette terre
indienne où tant de dangers l' attendaient encore,
elle fut prise d' un frisson de terreur.
Phileas Fogg comprit ce qui se passait dans
l' esprit de Mrs Aouda, et, pour la rassurer, il
lui offrit, très-froidement d' ailleurs, de la
conduire à Hong-Kong, où elle demeurerait jusqu' à
ce que cette affaire fût assoupie.
Mrs Aouda accepta l' offre avec reconnaissance.
Précisément, à Hong-Kong, résidait un de ses
parents, parsi comme elle, et l' un des principaux
négociants de cette ville, qui est absolument
anglaise, tout en occupant un point de la côte
chinoise.
à midi et demi, le train s' arrêtait à la station
de Bénarès. Les légendes brahmaniques affirment
que cette ville occupe l' emplacement de l' ancienne
Casi, qui était autrefois suspendue dans l' espace,
entre le zénith et le nadir, comme la tombe de
Mahomet. Mais, à cette époque plus réaliste,
Bénarès, l' Athènes de l' Inde au dire des
orientalistes, reposait tout prosaïquement sur le sol,
et Passepartout put un instant entrevoir ses maisons
de brique, ses huttes en clayonnage, qui lui
donnaient un aspect absolument désolé, sans aucune
couleur locale.
C' était là que devait s' arrêter sir Francis Cromarty.
Les troupes qu' il rejoignait campaient à quelques
milles au nord de la ville. Le brigadier général
fit donc ses adieux à Phileas Fogg, lui souhaitant
tout le succès possible, et exprimant le voeu qu' il
recommençât ce voyage d' une façon moins originale,
mais plus profitable. Mr Fogg pressa légèrement
les doigts de son compagnon. Les

p75

compliments de Mrs Aouda furent plus affectueux.
Jamais elle n' oublierait ce qu' elle devait à
sir Francis Cromarty. Quant à Passepartout, il
fut honoré d' une vraie poignée de mains de la part
du brigadier général. Tout ému, il se demanda où
et quand il pourrait bien se dévouer pour lui. Puis
on se sépara.
à partir de Bénarès, la voie ferrée suivait en
partie la vallée du Gange. à travers les vitres du
wagon, par un temps assez clair, apparaissait le
paysage varié du Béhar, puis des montagnes couvertes
de verdure, des champs d' orge, de maïs et de froment,
des rios et des étangs peuplés d' alligators verdâtres,
des villages bien entretenus, des forêts encore
verdoyantes. Quelques éléphants, des zébus à grosse
bosse, venaient se baigner dans les eaux du fleuve
sacré, et aussi, malgré la saison avancée et la
température déjà froide, des bandes d' indous des
deux sexes, qui accomplissaient pieusement leurs
saintes ablutions. Ces fidèles, ennemis acharnés du
bouddhisme, sont sectateurs fervents de la religion
brahmanique, qui s' incarne en ces trois personnes :
Whisnou, la divinité solaire, Shiva, la
personnification divine des forces naturelles,
et Brahma, le maître suprême des prêtres et
des législateurs. Mais de quel oeil Brahma,
Shiva et Whisnou devaient-ils considérer cette
Inde, maintenant " britannisée " , lorsque quelque
steam-boat passait en hennissant et troublait les
eaux consacrées du Gange, effarouchant les
mouettes qui volaient à sa surface, les tortues
qui pullulaient sur ses bords, et les dévots
étendus au long de ses rives !
Tout ce panorama défila comme un éclair, et souvent
un nuage de vapeur blanche en cacha les détails.
à peine les voyageurs purent-ils entrevoir le fort
de Chunar, à vingt milles au sud-est de Bénarès,
ancienne forteresse des rajahs du Béhar, Ghazepour
et ses importantes fabriques d' eau de rose, le
tombeau de lord Cornwallis qui s' élève sur la
rive gauche du Gange, la ville fortifiée de Buxar,
Patna, grande cité industrielle et commerçante,
où se tient le principal marché d' opium de l' Inde,
Monghir, ville plus qu' européenne, anglaise comme
Manchester ou Birmingham, renommée pour ses
fonderies de fer, ses fabriques de taillanderie
et d' armes blanches, et dont les hautes cheminées
encrassaient d' une fumée noire le ciel de Brahma, -
un véritable coup de poing dans le pays du rêve !
Puis la nuit vint, et, au milieu des hurlements des
tigres, des ours, des loups qui fuyaient devant la
locomotive, le train passa à toute vitesse, et on
n' aperçut plus rien des merveilles du Bengale, ni
Golgonde, ni Gour en ruines, ni Mourshedabad,
qui fut autrefois capitale, ni Burdwan, ni Hougly,
ni Chandernagor, ce point français du territoire
indien sur lequel Passepartout eût été fier de voir
flotter le drapeau de sa patrie !

p76

Enfin, à sept heures du matin, Calcutta était
atteint. Le paquebot, en partance pour Hong-Kong,
ne levait l' ancre qu' à midi. Phileas Fogg avait
donc cinq heures devant lui.
D' après son itinéraire, ce gentleman devait arriver
dans la capitale des Indes le 25 octobre, vingt-trois
jours après avoir quitté Londres, et il y arrivait
au jour fixé. Il n' avait donc ni retard ni avance.
Malheureusement, les deux jours gagnés par lui
entre Londres et Bombay avaient été perdus, on
sait comment, dans cette traversée de la péninsule
indienne, -mais il est à supposer que Phileas Fogg
ne les regrettait pas.
xv où le sac aux bank-notes s' allége encore de
quelques milliers de livres.

le train s' était arrêté en gare. Passepartout
descendit le premier du wagon, et fut suivi de
Mr Fogg, qui aida sa jeune compagne à mettre
pied sur le quai. Phileas Fogg comptait se
rendre directement au paquebot de Hong-Kong,
afin d' y installer confortablement Mrs Aouda,
qu' il ne voulait pas quitter, tant qu' elle serait
en ce pays si dangereux pour elle.
Au moment où Mr Fogg allait sortir de la gare,
un policeman s' approcha de lui et dit :
" Monsieur Phileas Fogg ?
-c' est moi.
-cet homme est votre domestique ? Ajouta le
policeman en désignant Passepartout.
-oui.
-veuillez me suivre tous les deux. "
Mr Fogg ne fit pas un mouvement qui pût marquer
en lui une surprise quelconque. Cet agent était un
représentant de la loi, et, pour tout anglais, la
loi est sacrée. Passepartout, avec ses habitudes
françaises, voulut raisonner, mais le policeman
le toucha de sa baguette, et Phileas Fogg lui
fit signe d' obéir.
" cette jeune dame peut nous accompagner ? Demanda
Mr Fogg.
-elle le peut, " répondit le policeman.

p77

Le policeman conduisit Mr Fogg, Mrs Aouda et
Passepartout vers un palki-ghari, sorte de voiture
à quatre roues et à quatre places, attelée de deux
chevaux. On partit. Personne ne parla pendant le
trajet, qui dura vingt minutes environ.
La voiture traversa d' abord la " ville noire " , aux
rues étroites, bordées de cahutes dans lesquelles
grouillait une population cosmopolite, sale et
déguenillée ; puis elle passa à travers la ville
européenne, égayée de maisons de briques, ombragée
de cocotiers, hérissée de mâtures, que parcouraient
déjà, malgré l' heure matinale, des cavaliers
élégants et de magnifiques attelages.
Le palki-ghari s' arrêta devant une habitation
d' apparence simple, mais qui ne devait pas être
affectée aux usages domestiques. Le policeman fit
descendre ses prisonniers, -on pouvait vraiment
leur donner ce nom, -et il les conduisit dans une
chambre aux fenêtres grillées, en leur disant :
" c' est à huit heures et demie que vous comparaîtrez
devant le juge Obadiah. "
puis il se retira et ferma la porte.
" allons ! Nous sommes pris ! " s' écria Passepartout,
en se laissant aller sur une chaise.
Mrs Aouda, s' adressant aussitôt à Mr Fogg, lui
dit d' une voix dont elle cherchait en vain à déguiser
l' émotion :
" monsieur, il faut m' abandonner ! C' est pour moi
que vous êtes poursuivi ! C' est pour m' avoir
sauvée ! "
Phileas Fogg se contenta de répondre que cela
n' était pas possible. Poursuivi pour cette affaire
du sutty ! Inadmissible ! Comment les plaignants
oseraient-ils se présenter ? Il y avait méprise.
Mr Fogg ajouta que, dans tous les cas, il
n' abandonnerait pas la jeune femme, et qu' il la
conduirait à Hong-Kong.
" mais le bateau part à midi ! Fit observer
Passepartout.
-avant midi nous serons à bord, " répondit simplement
l' impassible gentleman.
Cela fut affirmé si nettement, que Passepartout
ne put s' empêcher de se dire à lui-même :
" parbleu ! Cela est certain ! Avant midi nous serons
à bord ! " mais il n' était pas rassuré du tout.
à huit heures et demie, la porte de la chambre
s' ouvrit. Le policeman reparut, et il introduisit
les prisonniers dans la salle voisine. C' était une
salle d' audience, et un public assez nombreux,
composé d' européens et d' indigènes, en occupait
déjà le prétoire.

p78

Mr Fogg, Mrs Aouda et Passepartout s' assirent
sur un banc en face des siéges réservés au magistrat
et au greffier.
Ce magistrat, le juge Obadiah, entra presque
aussitôt, suivi du greffier. C' était un gros
homme tout rond. Il décrocha une perruque pendue
à un clou et s' en coiffa lestement.
" la première cause, " dit-il.
Mais, portant la main à sa tête :
" hé ! Ce n' est pas ma perruque !
-en effet, Monsieur Obadiah, c' est la mienne,
répondit le greffier.
-cher Monsieur Oysterpuf, comment voulez-vous
qu' un juge puisse rendre une bonne sentence avec
la perruque d' un greffier ! "
l' échange des perruques fut fait. Pendant ces
préliminaires, Passepartout bouillait d' impatience,
car l' aiguille lui paraissait marcher terriblement
vite sur le cadran de la grosse horloge du prétoire.
" la première cause, reprit alors le juge Obadiah.
-Phileas Fogg ? Dit le greffier Oysterpuf.
-me voici, répondit Mr Fogg.
-Passepartout ?
-présent ! Répondit Passepartout.
-bien ! Dit le juge Obadiah. Voilà deux jours,
accusés, que l' on vous guette à tous les trains
de Bombay.
-mais de quoi nous accuse-t-on ? S' écria
Passepartout, impatienté.
-vous allez le savoir, répondit le juge.
-monsieur, dit alors Mr Fogg, je suis citoyen
anglais, et j' ai droit...
-vous a-t-on manqué d' égards ? Demanda Mr Obadiah.
-aucunement.
-bien ! Faites entrer les plaignants. "
sur l' ordre du juge, une porte s' ouvrit, et trois
prêtres indous furent introduits par un huissier.
" c' est bien cela ! Murmura Passepartout, ce sont
ces coquins qui voulaient brûler notre jeune
dame ! "
les prêtres se tinrent debout devant le juge, et le
greffier lut à haute voix une plainte en sacrilége,
formulée contre le sieur Phileas Fogg et son
domestique, accusés d' avoir violé un lieu consacré
par la religion brahmanique.
" vous avez entendu ? Demanda le juge à Phileas Fogg.
-oui, monsieur, répondit Mr Fogg en consultant
sa montre, et j' avoue.
-ah ! Vous avouez ? ...

p79

-j' avoue et j' attends que ces trois prêtres avouent
à leur tour ce qu' ils voulaient faire à la pagode
de Pillaji. "
les prêtres se regardèrent. Ils semblaient ne rien
comprendre aux paroles de l' accusé.
" sans doute ! S' écria impétueusement Passepartout,
à cette pagode de Pillaji, devant laquelle ils
allaient brûler leur victime ! "
nouvelle stupéfaction des prêtres, et profond
étonnement du juge Obadiah.
" quelle victime ? Demanda-t-il. Brûler qui ! En
pleine ville de Bombay ?
-Bombay ? S' écria Passepartout.
-sans doute. Il ne s' agit pas de la pagode de
Pillaji, mais de la pagode de Malebar-Hill, à
Bombay.
-et comme pièce de conviction, voici les souliers
du profanateur, ajouta le greffier, en posant une
paire de chaussures sur son bureau.
-mes souliers ! " s' écria Passepartout, qui,
surpris au dernier chef, ne put retenir cette
involontaire exclamation.
On devine la confusion qui s' était opérée dans
l' esprit du maître et du domestique. Cet incident
de la pagode de Bombay, ils l' avaient oublié, et
c' était celui-là même qui les amenait devant le
magistrat de Calcutta.
En effet, l' agent Fix avait compris tout le parti
qu' il pouvait tirer de cette malencontreuse affaire.
Retardant son départ de douze heures, il s' était
fait le conseil des prêtres de Malebar-Hill ; il
leur avait promis des dommages-intérêts considérables,
sachant bien que le gouvernement anglais se montrait
très-sévère pour ce genre de délit ; puis, par le
train suivant, il les avait lancés sur les traces
du sacrilége. Mais, par suite du temps employé à la
délivrance de la jeune veuve, Fix et les indous
arrivèrent à Calcutta avant Phileas Fogg et son
domestique, que les magistrats, prévenus par
dépêche, devaient arrêter à leur descente du train.
Que l' on juge du désappointement de Fix, quand il
apprit que Phileas Fogg n' était point encore arrivé
dans la capitale de l' Inde. Il dut croire que son
voleur, s' arrêtant à une des stations du
peninsular-railway, s' était réfugié dans les
provinces septentrionales. Pendant vingt-quatre heures,
au milieu de mortelles inquiétudes, Fix le guetta
à la gare. Quelle fut donc sa joie quand, ce matin
même, il le vit descendre du wagon, en compagnie,
il est vrai, d' une jeune femme dont il ne pouvait
s' expliquer la présence. Aussitôt il lança sur lui
un policeman, et voilà comment Mr Fogg,
Passepartout et la veuve du rajah du Bundelkund
furent conduits devant le juge Obadiah.
Et si Passepartout eût été moins préoccupé de son
affaire, il aurait aperçu, dans un coin du prétoire,
le détective, qui suivait le débat avec un intérêt

p80

facile à comprendre, -car à Calcutta, comme à
Bombay, comme à Suez, le mandat d' arrestation
lui manquait encore !
Cependant le juge Obadiah avait pris acte de
l' aveu échappé à Passepartout, qui aurait donné
tout ce qu' il possédait pour reprendre ses imprudentes
paroles.
-" les faits sont avoués ? Dit le juge.
-avoués, répondit froidement Mr Fogg.
-attendu, reprit le juge, attendu que la loi
anglaise entend protéger également et rigoureusement
toutes les religions des populations de l' Inde, le
délit étant avoué par le sieur Passepartout,
convaincu d' avoir violé d' un pied sacrilége

p81

le pavé de la pagode de Malebar-Hill, à Bombay,
dans la journée du 20 octobre, condamne ledit
Passepartout à quinze jours de prison et à une
amende de trois cents livres (7500 fr.).
-trois cents livres ? S' écria Passepartout, qui
n' était véritablement sensible qu' à l' amende.
-silence ! Fit l' huissier d' une voix glapissante.
-et, ajouta le juge Obadiah, attendu qu' il n' est
pas matériellement prouvé qu' il n' y ait pas eu
connivence entre le domestique et le maître,
qu' en tout cas celui-ci doit être tenu responsable
des faits et gestes d' un serviteur à ses gages,
retient ledit Phileas Fogg et le condamne à huit
jours

p82

de prison et cent cinquante livres d' amende. Greffier,
appelez une autre cause ! "
Fix, dans son coin, éprouvait une indicible
satisfaction. Phileas Fogg retenu huit jours à
Calcutta, c' était plus qu' il n' en fallait pour
donner au mandat le temps de lui arriver.
Passepartout était abasourdi. Cette condamnation
ruinait son maître. Un pari de vingt mille livres
perdu, et tout cela parce que, en vrai badaud, il
était entré dans cette maudite pagode !
Phileas Fogg, aussi maître de lui que si cette
condamnation ne l' eût pas concerné, n' avait pas même
froncé le sourcil. Mais au moment où le greffier
appelait une autre cause, il se leva et dit :
" j' offre caution.
-c' est votre droit, " répondit le juge.
Fix se sentit froid dans le dos, mais il reprit
son assurance, quand il entendit le juge, " attendu
la qualité d' étrangers de Phileas Fogg et de son
domestique, " fixer la caution pour chacun d' eux à
la somme énorme de mille livres (25000 fr.).
C' était deux mille livres qu' il en coûterait à
Mr Fogg, s' il ne purgeait pas sa condamnation.
" je paye, " dit ce gentleman.
Et du sac que portait Passepartout, il retira un
paquet de bank-notes qu' il déposa sur le bureau du
greffier.
" cette somme vous sera restituée à votre sortie de
prison, dit le juge. En attendant, vous êtes libres
sous caution.
-venez, dit Phileas Fogg à son domestique.
-mais, au moins, qu' ils rendent les souliers ! "
s' écria Passepartout avec un mouvement de rage.
On lui rendit ses souliers.
" en voilà qui coûtent cher ! Murmura-t-il ! Plus
de mille livres chacun ! Sans compter qu' ils me
gênent ! "
Passepartout, absolument piteux, suivit Mr Fogg,
qui avait offert son bras à la jeune femme. Fix
espérait encore que son voleur ne se déciderait
jamais à abandonner cette somme de deux mille livres
et qu' il ferait ses huit jours de prison. Il se jeta
donc sur les traces de Fogg.
Mr Fogg prit une voiture, dans laquelle Mrs Aouda,
Passepartout et lui montèrent aussitôt. Fix courut
derrière la voiture, qui s' arrêta bientôt sur l' un
des quais de la ville.

p83

à un demi-mille en rade, le Rangoon était
mouillé, son pavillon de partance hissé en tête
de mât. Onze heures sonnaient. Mr Fogg était
en avance d' une heure. Fix le vit descendre
de voiture et s' embarquer dans un canot avec
Mrs Aouda et son domestique. Le détective
frappa la terre du pied.
" le gueux ! S' écria-t-il, il part ! Deux mille
livres sacrifiées ! Prodigue comme un voleur !
Ah ! Je le filerai jusqu' au bout du monde s' il
le faut ; mais du train dont il va, tout l' argent
du vol y aura passé ! "
l' inspecteur de police était fondé à faire cette
réflexion. En effet, depuis qu' il avait quitté
Londres, tant en frais de voyage qu' en primes,
en achat d' éléphant, en cautions et en amendes,
Phileas Fogg avait déjà semé plus de cinq mille
livres (125000 fr.) sur sa route, et le tant pour
cent de la somme recouvrée, attribué aux détectives,
allait diminuant toujours.
xvi où Fix n' a pas l' air de connaître du tout
les choses dont on lui parle.

le Rangoon, l' un des paquebots que la compagnie
péninsulaire et orientale emploie au service des
mers de la Chine et du Japon, était un steamer
en fer, à hélice, jaugeant brut dix-sept cent
soixante-dix tonnes, et d' une force nominale de
quatre cents chevaux. Il égalait le Mongolia
en vitesse, mais non en confortable. Aussi Mrs Aouda
ne fut-elle point aussi bien installée que l' eût
désiré Phileas Fogg. Après tout, il ne s' agissait
que d' une traversée de trois mille cinq cents milles,
soit de onze à douze jours, et la jeune femme ne se
montra pas une difficile passagère.
Pendant les premiers jours de cette traversée,
Mrs Aouda fit plus ample connaissance avec
Phileas Fogg. En toute occasion, elle lui
témoignait la plus vive reconnaissance. Le
flegmatique gentleman l' écoutait, en apparence
au moins, avec la plus extrême froideur, sans
qu' une intonation, un geste décelât en lui la
plus légère émotion. Il veillait à ce que rien
ne manquât à la jeune femme. à de certaines
heures il venait régulièrement, sinon causer,
du moins l' écouter. Il accomplissait envers elle
les devoirs de la politesse la plus stricte,
mais avec la grâce et l' imprévu d' un automate
dont les mouvements auraient été

p84

combinés pour cet usage. Mrs Aouda ne savait trop
que penser, mais Passepartout lui avait un peu
expliqué l' excentrique personnalité de son maître.
Il lui avait appris quelle gageure entraînait ce
gentleman autour du monde. Mrs Aouda avait souri ;
mais après tout, elle lui devait la vie, et son
sauveur ne pouvait perdre à ce qu' elle le vît à
travers sa reconnaissance.
Mrs Aouda confirma le récit que le guide indou
avait fait de sa touchante histoire. Elle était,
en effet, de cette race qui tient le premier rang
parmi les races indigènes. Plusieurs négociants
parsis ont fait de grandes fortunes aux Indes,
dans le commerce des cotons. L' un d' eux,
sir James Jejeebhoy, a été anobli par le gouvernement
anglais, et Mrs Aouda était parente de ce riche
personnage qui habitait Bombay. C' était même un
cousin de sir Jejeebhoy, l' honorable Jejeeh,
qu' elle comptait rejoindre à Hong-Kong.
Trouverait-elle près de lui refuge et assistance ?
Elle ne pouvait l' affirmer. à quoi Mr Fogg
répondait qu' elle n' eût pas à s' inquiéter, et que
tout s' arrangerait mathématiquement ! Ce fut son
mot.
La jeune femme comprenait-elle cet horrible adverbe ?
On ne sait. Toutefois, ses grands yeux se fixaient
sur ceux de Mr Fogg, ses grands yeux " limpides
comme les lacs sacrés de l' Himalaya ! " mais
l' intraitable Fogg, aussi boutonné que jamais, ne
semblait point homme à se jeter dans ce lac.
Cette première partie de la traversée du Rangoon
s' accomplit dans des conditions excellentes. Le
temps était maniable. Toute cette portion de
l' immense baie que les marins appellent " les brasses
du Bengale " se montra favorable à la marche du
paquebot. Le Rangoon eut bientôt connaissance
du Grand-Andaman, la principale du groupe, que
sa pittoresque montagne de Saddle-Peak, haute de
deux mille quatre cents pieds, signale de fort
loin aux navigateurs.
La côte fut prolongée d' assez près. Les sauvages
papouas de l' île ne se montrèrent point. Ce sont
des êtres placés au dernier degré de l' échelle
humaine, mais dont on a fait à tort des anthropophages.
Le développement panoramique de ces îles était
superbe. D' immenses forêts de lataniers, d' arecs,
de bambousiers, de muscadiers, de tecks, de
gigantesques mimosées, de fougères arborescentes,
couvraient le pays en premier plan, et en arrière
se profilait l' élégante silhouette des montagnes.
Sur la côte pullulaient par milliers ces précieuses
salanganes, dont les nids comestibles forment un
mets recherché dans le céleste empire. Mais tout
ce spectacle varié, offert aux regards par le
groupe des Andaman, passa vite, et le Rangoon
s' achemina rapidement vers le détroit de Malacca,
qui devait lui donner accès dans les mers de la
Chine.
Que faisait pendant cette traversée l' inspecteur Fix,
si malencontreusement

p85

entraîné dans un voyage de circumnavigation ?
Au départ de Calcutta, après avoir laissé des
instructions pour que le mandat, s' il arrivait
enfin, lui fût adressé à Hong-Kong, il avait pu
s' embarquer à bord du Rangoon sans avoir été
aperçu de Passepartout, et il espérait bien
dissimuler sa présence jusqu' à l' arrivée du
paquebot. En effet, il lui eût été difficile
d' expliquer pourquoi il se trouvait à bord, sans
éveiller les soupçons de Passepartout, qui devait
le croire à Bombay. Mais il fut amené à renouer
connaissance avec l' honnête garçon par la logique
même des circonstances. Comment ? On va le voir.
Toutes les espérances, tous les désirs de l' inspecteur
de police, étaient maintenant concentrés sur un
unique point du monde, Hong-Kong, car le paquebot
s' arrêtait trop peu de temps à Singapore pour
qu' il pût opérer en cette ville. C' était donc à
Hong-Kong que l' arrestation du voleur devait se
faire, ou le voleur lui échappait, pour ainsi dire,
sans retour.
En effet, Hong-Kong était encore une terre anglaise,
mais la dernière qui se rencontrât sur le parcours.
Au delà, la Chine, le Japon, l' Amérique, offraient
un refuge à peu près assuré au sieur Fogg.
à Hong-Kong, s' il y trouvait enfin le mandat
d' arrestation qui courait évidemment après lui, Fix
arrêtait Fogg et le remettait entre les mains de la
police locale. Nulle difficulté. Mais après
Hong-Kong, un simple mandat d' arrestation ne
suffirait plus. Il faudrait un acte d' extradition.
De là retards, lenteurs, obstacles de toute nature,
dont le coquin profiterait pour échapper définitivement.
Si l' opération manquait à Hong-Kong, il serait,
sinon impossible, du moins bien difficile, de la
reprendre avec quelque chance de succès.
" donc, se répétait Fix pendant ces longues heures
qu' il passait dans sa cabine, donc, ou le mandat
sera à Hong-Kong, et j' arrête mon homme, ou
il n' y sera pas, et cette fois il faut à tout prix
que je retarde son départ ! J' ai échoué à Bombay,
j' ai échoué à Calcutta ! Si je manque mon coup
à Hong-Kong, je suis perdu de réputation !
Coûte que coûte, il faut réussir. Mais quel moyen
employer pour retarder, si cela est nécessaire, le
départ de ce maudit Fogg ? "
en dernier ressort, Fix était bien décidé à tout
avouer à Passepartout, à lui faire connaître ce
maître qu' il servait et dont il n' était certainement
pas le complice. Passepartout, éclairé par cette
révélation, devant craindre d' être compromis, se
rangerait sans doute à lui, Fix. Mais enfin c' était
un moyen hasardeux, qui ne pouvait être employé
qu' à défaut de tout autre. Un mot de Passepartout
à son maître eût suffi à compromettre irrévocablement
l' affaire.

p86

L' inspecteur de police était donc extrêmement
embarrassé, quand la présence de Mrs Aouda à
bord du Rangoon, en compagnie de Phileas Fogg,
lui ouvrit de nouvelles perspectives.
Quelle était cette femme ? Quel concours de
circonstances en avait fait la compagne de Fogg ?
C' était évidemment entre Bombay et Calcutta que
la rencontre avait eu lieu. Mais en quel point
de la péninsule ? était-ce le hasard qui avait
réuni Phileas Fogg et la jeune voyageuse ?
Ce voyage à travers l' Inde, au contraire, n' avait-il
pas été entrepris par ce gentleman dans le but de
rejoindre cette charmante personne ? Car elle était
charmante ! Fix l' avait bien vu dans la salle
d' audience du tribunal de Calcutta.
On comprend à quel point l' agent devait être intrigué.
Il se demanda s' il n' y avait pas dans cette affaire
quelque criminel enlèvement. Oui ! Cela devait être !
Cette idée s' incrusta dans le cerveau de Fix, et
il reconnut tout le parti qu' il pouvait tirer de cette
circonstance. Que cette jeune femme fût mariée ou
non, il y avait enlèvement, et il était possible,
à Hong-Kong, de susciter au ravisseur des embarras
tels, qu' il ne pût s' en tirer à prix d' argent.
Mais il ne fallait pas attendre l' arrivée du
Rangoon à Hong-Kong. Ce Fogg avait la détestable
habitude de sauter d' un bateau dans un autre, et,
avant que l' affaire fût entamée, il pouvait être
déjà loin.
L' important était donc de prévenir les autorités
anglaises et de signaler le passage du Rangoon
avant son débarquement. Or, rien n' était plus facile,
puisque le paquebot faisait escale à Singapore, et
que Singapore est reliée à la côte chinoise par un
fil télégraphique.
Toutefois, avant d' agir et pour opérer plus
sûrement, Fix résolut d' interroger Passepartout.
Il savait qu' il n' était pas très-difficile de faire
parler ce garçon, et il se décida à rompre l' incognito
qu' il avait gardé jusqu' alors. Or, il n' y avait pas
de temps à perdre. On était au 31 octobre, et le
lendemain même le Rangoon devait relâcher à
Singapore.
Donc, ce jour-là, Fix, sortant de sa cabine, monta
sur le pont, dans l' intention d' aborder Passepartout
" le premier " avec les marques de la plus extrême
surprise. Passepartout se promenait à l' avant, quand
l' inspecteur se précipita vers lui, s' écriant :
" vous, sur le Rangoon !
-Monsieur Fix à bord ! Répondit Passepartout,
absolument surpris, en reconnaissant son compagnon
de traversée du Mongolia. quoi ! Je vous laisse
à Bombay, et je vous retrouve sur la route de
Hong-Kong ! Mais vous faites donc, vous aussi,
le tour du monde ?

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-non, non, répondit Fix, et je compte m' arrêter à
Hong-Kong, -au moins quelques jours.
-ah ! Dit Passepartout, qui parut un instant
étonné. Mais comment ne vous ai-je pas aperçu à
bord depuis notre départ de Calcutta ?
-ma foi, un malaise... un peu de mal de mer... je
suis resté couché dans ma cabine... le golfe du
Bengale ne me réussit pas aussi bien que l' océan
indien. Et votre maître, Monsieur Phileas Fogg ?
-en parfaite santé, et aussi ponctuel que son
itinéraire ! Pas un jour de retard ! Ah !
Monsieur Fix, vous ne savez pas cela, vous, mais
nous avons aussi une jeune dame avec nous.
-une jeune dame ? " répondit l' agent, qui avait
parfaitement l' air de ne pas comprendre ce que son
interlocuteur voulait dire.
Mais Passepartout l' eut bientôt mis au courant
de son histoire. Il raconta l' incident de la pagode
de Bombay, l' acquisition de l' éléphant au prix
de deux mille livres, l' affaire du sutty,
l' enlèvement d' Aouda, la condamnation du tribunal
de Calcutta, la liberté sous caution. Fix, qui
connaissait la dernière partie de ces incidents,
semblait les ignorer tous, et Passepartout se
laissait aller au charme de narrer ses aventures
devant un auditeur qui lui marquait tant d' intérêt.
" mais, en fin de compte, demanda Fix, est-ce que
votre maître a l' intention d' emmener cette jeune
femme en Europe ?
-non pas, Monsieur Fix, non pas ! Nous allons
tout simplement la remettre aux soins de l' un de
ses parents, riche négociant de Hong-Kong.
-rien à faire ! Se dit le détective en dissimulant
son désappointement. Un verre de gin,
Monsieur Passepartout ?
-volontiers, Monsieur Fix. C' est bien le moins
que nous buvions à notre rencontre à bord du
Rangoon ! "
xvii où il est question de choses et d' autres
pendant la traversée de Singapore à
Hong-Kong.

depuis ce jour, Passepartout et le détective se
rencontrèrent fréquemment, mais l' agent se tint
dans une extrême réserve vis-à-vis de son compagnon,
et il n' essaya point de le faire parler. Une ou
deux fois seulement, il entrevit

p88

Mr Fogg, qui restait volontiers dans le grand
salon du Rangoon, soit qu' il tînt compagnie
à Mrs Aouda, soit qu' il jouât au whist, suivant
son invariable habitude.
Quant à Passepartout, il s' était pris très-sérieusement
à méditer sur le singulier hasard qui avait mis,
encore une fois, Fix sur la route de son maître.
Et, en effet, on eût été étonné à moins. Ce gentleman,
très-aimable, très-complaisant à coup sûr, que l' on
rencontre d' abord à Suez, qui s' embarque sur le
Mongolia, qui débarque à Bombay, où il dit
devoir séjourner, que l' on retrouve sur le
Rangoon, faisant route pour Hong-Kong, en un
mot, suivant pas à pas l' itinéraire de Mr Fogg,
cela valait la peine qu' on y réfléchît. Il y avait
là une concordance

p89

au moins bizarre. à qui en avait ce Fix ?
Passepartout était prêt à parier ses babouches-il
les avait précieusement conservées-que le Fix
quitterait Hong-Kong en même temps qu' eux, et
probablement sur le même paquebot.
Passepartout eût réfléchi pendant un siècle, qu' il
n' aurait jamais deviné de quelle mission l' agent
avait été chargé. Jamais il n' eût imaginé que
Phileas Fogg fût " filé " , à la façon d' un voleur,
autour du globe terrestre. Mais comme il est dans
la nature humaine de donner une explication à
toute chose, voici comment Passepartout,
soudainement illuminé, interpréta la présence
permanente de Fix, et, vraiment, son interprétation
était fort plausible. En effet, suivant lui, Fix
n' était et ne pouvait être qu' un agent lancé sur les
traces de Mr Fogg

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par ses collègues du reform-club, afin de constater
que ce voyage s' accomplissait régulièrement autour
du monde, suivant l' itinéraire convenu.
" c' est évident ! C' est évident ! Se répétait
l' honnête garçon, tout fier de sa perspicacité. C' est
un espion que ces gentlemen ont mis à nos trousses !
Voilà qui n' est pas digne ! Mr Fogg si probe, si
honorable ! Le faire épier par un agent ! Ah !
Messieurs du reform-club, cela vous coûtera cher ! "
Passepartout, enchanté de sa découverte, résolut
cependant de n' en rien dire à son maître, craignant
que celui-ci ne fût justement blessé de cette
défiance que lui montraient ses adversaires. Mais il
se promit bien de gouailler Fix à l' occasion, à
mots couverts et sans se compromettre.
Le mercredi 30 octobre, dans l' après-midi, le
Rangoon embouquait le détroit de Malacca, qui
sépare la presqu' île de ce nom des terres de Sumatra.
Des îlots montagneux très-escarpés, très-pittoresques,
dérobaient aux passagers la vue de la grande île.
Le lendemain, à quatre heures du matin, le
Rangoon, ayant gagné une demi-journée sur sa
traversée réglementaire, relâchait à Singapore,
afin d' y renouveler sa provision de charbon.
Phileas Fogg inscrivit cette avance à la colonne
des gains, et, cette fois, il descendit à terre,
accompagnant Mrs Aouda, qui avait manifesté le
désir de se promener pendant quelques heures.
Fix, à qui toute action de Fogg paraissait suspecte,
le suivit sans se laisser apercevoir. Quant à
Passepartout, qui riait in petto à voir la
manoeuvre de Fix, il alla faire ses emplettes
ordinaires.
L' île de Singapore n' est ni grande ni imposante
d' aspect. Les montagnes, c' est-à-dire les profils,
lui manquent. Toutefois, elle est charmante dans
sa maigreur. C' est un parc coupé de belles routes.
Un joli équipage, attelé de ces chevaux élégants
qui ont été importés de la Nouvelle-Hollande,
transporta Mrs Aouda et Phileas Fogg au milieu
des massifs de palmiers à l' éclatant feuillage,
et de girofliers dont les clous sont formés du
bouton même de la fleur entr' ouverte. Là, les
buissons de poivriers remplaçaient les haies
épineuses des campagnes européennes ; des sagoutiers,
de grandes fougères avec leur ramure superbe,
variaient l' aspect de cette région tropicale ; des
muscadiers au feuillage verni saturaient l' air d' un
parfum pénétrant. Les singes, bandes alertes et
grimaçantes, ne manquaient pas dans les bois, ni
peut-être les tigres dans les jungles. à qui
s' étonnerait d' apprendre que dans cette île, si
petite relativement, ces terribles carnassiers ne
fussent pas détruits jusqu' au dernier, on répondra
qu' ils viennent de Malacca, en traversant le
détroit à la nage.

p91

Après avoir parcouru la campagne pendant deux heures,
Mrs Aouda et son compagnon-qui regardait un peu
sans voir-rentrèrent dans la ville, vaste
agglomération de maisons lourdes et écrasées,
qu' entourent de charmants jardins où poussent des
mangoustes, des ananas et tous les meilleurs fruits
du monde.
à dix heures, ils revenaient au paquebot, après avoir
été suivis, sans s' en douter, par l' inspecteur, qui
avait dû lui aussi se mettre en frais d' équipage.
Passepartout les attendait sur le pont du
Rangoon . Le brave garçon avait acheté
quelques douzaines de mangoustes, grosses
comme des pommes moyennes, d' un brun foncé
au dehors, d' un rouge éclatant au dedans,
et dont le fruit blanc, en fondant entre les
lèvres, procure aux vrais gourmets une
jouissance sans pareille. Passepartout fut
trop heureux de les offrir à Mrs Aouda, qui
le remercia avec beaucoup de grâce.
à onze heures, le Rangoon, ayant son plein
de charbon, larguait ses amarres, et, quelques
heures plus tard, les passagers perdaient de
vue ces hautes montagnes de Malacca, dont les
forêts abritent les plus beaux tigres de la
terre.
Treize cents milles environ séparent Singapore
de l' île de Hong-Kong, petit territoire anglais
détaché de la côte chinoise. Phileas Fogg avait
intérêt à les franchir en six jours au plus,
afin de prendre à Hong-Kong le bateau qui devait
partir le 6 novembre pour Yokohama, l' un des
principaux ports du Japon.
Le Rangoon était fort chargé. De nombreux
passagers s' étaient embarqués à Singapore, des
indous, des ceylandais, des chinois, des malais,
des portugais, qui, pour la plupart, occupaient
les secondes places.
Le temps, assez beau jusqu' alors, changea avec le
dernier quartier de la lune. Il y eut grosse mer.
Le vent souffla quelquefois en grande brise, mais
très-heureusement de la partie du sud-est, ce qui
favorisait la marche du steamer. Quand il était
maniable, le capitaine faisait établir la voilure.
Le Rangoon, gréé en brick, navigua souvent
avec ses deux huniers et sa misaine, et sa rapidité
s' accrut sous la double action de la vapeur et du
vent. C' est ainsi que l' on prolongea, sur une lame
courte et parfois très-fatigante, les côtes d' Annam
et de Cochinchine.
Mais la faute en était plutôt au Rangoon qu' à
la mer, et c' est à ce paquebot que les passagers,
dont la plupart furent malades, durent s' en prendre
de cette fatigue.
En effet, les navires de la compagnie péninsulaire,
qui font le service des mers de Chine, ont un
sérieux défaut de construction. Le rapport de leur
tirant d' eau en charge avec leur creux a été mal
calculé, et, par suite, ils n' offrent

p92

qu' une faible résistance à la mer. Leur volume, clos,
impénétrable à l' eau, est insuffisant. Ils sont
" noyés " , pour employer l' expression maritime, et,
en conséquence de cette disposition, il ne faut que
quelques paquets de mer, jetés à bord, pour modifier
leur allure. Ces navires sont donc très-inférieurs
-sinon par le moteur et l' appareil évaporatoire,
du moins par la construction, -aux types des
messageries françaises, tels que l' Impératrice
et le Cambodge. tandis que, suivant les calculs
des ingénieurs, ceux-ci peuvent embarquer un poids
d' eau égal à leur propre poids avant de sombrer, les
bateaux de la compagnie péninsulaire, le Golgonda ,
le Corea, et enfin le Rangoon, ne
pourraient pas embarquer le sixième de leur poids
sans couler par le fond.
Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre
de grandes précautions. Il fallait quelquefois
mettre à la cape sous petite vapeur. C' était une
perte de temps qui ne paraissait affecter
Phileas Fogg en aucune façon, mais dont Passepartout
se montrait extrêmement irrité. Il accusait alors
le capitaine, le mécanicien, la compagnie, et envoyait
au diable tous ceux qui se mêlent de transporter
des voyageurs. Peut-être aussi la pensée de ce bec
de gaz qui continuait de brûler à son compte dans
la maison de Saville-row entrait-elle pour beaucoup
dans son impatience.
" mais vous êtes donc bien pressé d' arriver à
Hong-Kong ? Lui demanda un jour le détective.
-très-pressé ! Répondit Passepartout.
-vous pensez que Mr Fogg a hâte de prendre le
paquebot de Yokohama ?
-une hâte effroyable.
-vous croyez donc maintenant à ce singulier voyage
autour du monde ?
-absolument. Et vous, Monsieur Fix ?
-moi ? Je n' y crois pas !
-farceur ! " répondit Passepartout en clignant de
l' oeil.
Ce mot laissa l' agent rêveur. Ce qualificatif
l' inquiéta, sans qu' il sût trop pourquoi. Le français
l' avait-il deviné ? Il ne savait trop que penser.
Mais sa qualité de détective, dont seul il avait le
secret, comment Passepartout aurait-il pu la
reconnaître ? Et cependant, en lui parlant ainsi,
Passepartout avait certainement eu une arrière-pensée.
Il arriva même que le brave garçon alla plus loin,
un autre jour, mais c' était plus fort que lui. Il
ne pouvait tenir sa langue.
" voyons, Monsieur Fix, demanda-t-il à son
compagnon d' un ton malicieux, est-ce que, une fois
arrivés à Hong-Kong, nous aurons le malheur de vous
y laisser ?

p93

-mais, répondit Fix assez embarrassé, je ne sais ! ...
peut-être que...
-ah ! Dit Passepartout, si vous nous accompagniez,
ce serait un bonheur pour moi ! Voyons ! Un agent
de la compagnie péninsulaire ne saurait s' arrêter
en route ! Vous n' alliez qu' à Bombay, et vous voici
bientôt en Chine ! L' Amérique n' est pas loin, et
de l' Amérique à l' Europe il n' y a qu' un pas ! "
Fix regardait attentivement son interlocuteur, qui
lui montrait la figure la plus aimable du monde, et
il prit le parti de rire avec lui. Mais celui-ci,
qui était en veine, lui demanda si " ça lui rapportait
beaucoup, ce métier-là ? "
" oui et non, répondit Fix sans sourciller. Il y a de
bonnes et de mauvaises affaires. Mais vous comprenez
bien que je ne voyage pas à mes frais !
-oh ! Pour cela, j' en suis sûr ! " s' écria
Passepartout, riant de plus belle.
La conversation finie, Fix rentra dans sa cabine
et se mit à réfléchir. Il était évidemment deviné.
D' une façon ou d' une autre, le français avait
reconnu sa qualité de détective. Mais avait-il
prévenu son maître ? Quel rôle jouait-il dans
tout ceci ? était-il complice ou non ? L' affaire
était-elle éventée, et par conséquent manquée ?
L' agent passa là quelques heures difficiles, tantôt
croyant tout perdu, tantôt espérant que Fogg
ignorait la situation, enfin ne sachant quel parti
prendre.
Cependant le calme se rétablit dans son cerveau, et
il résolut d' agir franchement avec Passepartout.
S' il ne se trouvait pas dans les conditions voulues
pour arrêter Fogg à Hong-Kong, et si Fogg se
préparait à quitter définitivement cette fois le
territoire anglais, lui, Fix, dirait tout à
Passepartout. Ou le domestique était le complice de
son maître, -et celui-ci savait tout, et dans ce cas
l' affaire était définitivement compromise, -ou le
domestique n' était pour rien dans le vol, et alors
son intérêt serait d' abandonner le voleur.
Telle était donc la situation respective de ces deux
hommes, et au-dessus d' eux Phileas Fogg planait
dans sa majestueuse indifférence. Il accomplissait
rationnellement son orbite autour du monde, sans
s' inquiéter des astéroïdes qui gravitaient autour de
lui.
Et cependant, dans le voisinage, il y avait-suivant
l' expression des astronomes-un astre troublant
qui aurait dû produire certaines perturbations
sur le coeur de ce gentleman. Mais non ! Le charme
de Mrs Aouda n' agissait point, à la grande surprise
de Passepartout, et les perturbations, si elles
existaient, eussent été plus difficiles à calculer
que celles d' Uranus qui ont amené la découverte de
Neptune.
Oui ! C' était un étonnement de tous les jours pour
Passepartout, qui lisait tant de reconnaissance
envers son maître dans les yeux de la jeune femme !
Décidément

p94

Phileas Fogg n' avait de coeur que ce qu' il en
amoureusement, non ! Quant aux préoccupations que
les chances de ce voyage pouvaient faire naître en
lui, il n' y en avait pas trace. Mais Passepartout,
lui, vivait dans des transes continuelles. Un jour,
appuyé sur la rambarde de " l' engine-room " , il
regardait la puissante machine qui s' emportait parfois,
quand, dans un violent mouvement de tangage, l' hélice
s' affolait hors des flots. La vapeur fusait alors
par les soupapes, ce qui provoqua la colère du digne
garçon.
" elles ne sont pas assez chargées, ces soupapes !
S' écria-t-il. On ne marche pas ! Voilà bien ces
anglais ! Ah ! Si c' était un navire américain, on
sauterait peut-être, mais on irait plus vite ! "
xviii dans lequel Phileas Fogg, Passepartout,
Fix, chacun de son côté, va à ses affaires.

pendant les derniers jours de la traversée, le
temps fut assez mauvais. Le vent devint très-fort.
Fixé dans la partie du nord-ouest, il contraria
la marche du paquebot. Le Rangoon, trop instable,
roula considérablement, et les passagers furent en
droit de garder rancune à ces longues lames
affadissantes que le vent soulevait du large.
Pendant les journées du 3 et du 4 novembre, ce fut
une sorte de tempête. La bourrasque battit la mer
avec véhémence. Le Rangoon dut mettre à la
cape pendant un demi-jour, se maintenant avec dix
tours d' hélice seulement, de manière à biaiser
avec les lames. Toutes les voiles avaient été
serrées, et c' était encore trop de ces agrès qui
sifflaient au milieu des rafales.
La vitesse du paquebot, on le conçoit, fut
notablement diminuée, et l' on put estimer qu' il
arriverait à Hong-Kong avec vingt heures de
retard sur l' heure réglementaire, et plus même,
si la tempête ne cessait pas.
Phileas Fogg assistait à ce spectacle d' une mer
furieuse, qui semblait lutter directement contre
lui, avec son habituelle impassibilité. Son front
ne s' assombrit pas un instant, et, cependant, un
retard de vingt heures pouvait compromettre son
voyage en lui faisant manquer le départ du paquebot
de

p95

Yokohama. Mais cet homme sans nerfs ne ressentait
ni impatience ni ennui. Il semblait vraiment que
cette tempête rentrât dans son programme, qu' elle
fût prévue. Mrs Aouda, qui s' entretint avec son
compagnon de ce contre-temps, le trouva aussi calme
que par le passé.
Fix, lui, ne voyait pas ces choses du même oeil.
Bien au contraire. Cette tempête lui plaisait. Sa
satisfaction aurait même été sans bornes, si le
Rangoon eût été obligé de fuir devant la
tourmente. Tous ces retards lui allaient, car ils
obligeraient le sieur Fogg à rester quelques jours
à Hong-Kong. Enfin, le ciel, avec ses rafales et ses
bourrasques, entrait dans son jeu. Il était bien un peu
malade, mais qu' importe ! Il ne comptait pas ses
nausées, et, quand son corps se tordait sous le
mal de mer, son esprit s' ébaudissait d' une immense
satisfaction.
Quant à Passepartout, on devine dans quelle colère
peu dissimulée il passa ce temps d' épreuve.
Jusqu' alors tout avait si bien marché ! La terre et
l' eau semblaient être à la dévotion de son maître.
Steamers et railways lui obéissaient. Le vent et la
vapeur s' unissaient pour favoriser son voyage.
L' heure des mécomptes avait-elle donc enfin sonné ?
Passepartout, comme si les vingt mille livres du
pari eussent dû sortir de sa bourse, ne vivait plus.
Cette tempête l' exaspérait, cette rafale le mettait
en fureur, et il eût volontiers fouetté cette mer
désobéissante ! Pauvre garçon ! Fix lui cacha
soigneusement sa satisfaction personnelle, et il
fit bien, car si Passepartout eût deviné le
secret contentement de Fix, Fix eût passé un
mauvais quart d' heure.
Passepartout, pendant toute la durée de la
bourrasque, demeura sur le pont du " rangoon.
il n' aurait pu rester en bas ; il grimpait dans la
mâture ; il étonnait l' équipage et aidait à tout
avec une adresse de singe. Cent fois il interrogea
le capitaine, les officiers, les matelots, qui ne
pouvaient s' empêcher de rire en voyant un garçon
si décontenancé. Passepartout voulait absolument
savoir combien de temps durerait la tempête. On le
renvoyait alors au baromètre, qui ne se décidait
pas à remonter. Passepartout secouait le baromètre,
mais rien n' y faisait, ni les secousses, ni les
injures dont il accablait l' irresponsable instrument.
Enfin la tourmente s' apaisa. L' état de la mer se
modifia dans la journée du 4 novembre. Le vent
sauta de deux quarts dans le sud et redevint
favorable.
Passepartout se rasséréna avec le temps. Les huniers
et les basses voiles purent être établies, et le
Rangoon reprit sa route avec une merveilleuse
vitesse.
Mais on ne pouvait regagner tout le temps perdu.
Il fallait bien en prendre son parti, et la terre
ne fut signalée que le 6, à cinq heures du matin.
L' itinéraire de Phileas Fogg portait l' arrivée
du paquebot au 5. Or, il n' arrivait que le 6.

p96

C' était donc vingt-quatre heures de retard, et le
départ pour Yokohama serait nécessairement manqué.
à six heures, le pilote monta à bord du Rangoon
et prit place sur la passerelle, afin de diriger le
navire à travers les passes jusqu' au port de
Hong-Kong.
Passepartout mourait du désir d' interroger cet
homme, de lui demander si le paquebot de Yokohama
avait quitté Hong-Kong. Mais il n' osait pas,
aimant mieux conserver un peu d' espoir jusqu' au
dernier instant. Il avait confié ses inquiétudes à
Fix, qui-le fin renard-essayait de le consoler,
en lui disant que Mr Fogg en serait quitte pour
prendre le prochain paquebot. Ce qui mettait
Passepartout dans une colère bleue.

p97

Mais si Passepartout ne se hasarda pas à interroger
le pilote, Mr Fogg, après avoir consulté son
bradshaw, demanda de son air tranquille audit
pilote s' il savait quand il partirait un bateau
de Hong-Kong pour Yokohama.
" demain, à la marée du matin, répondit le pilote.
-ah ! " fit Mr Fogg, sans manifester aucun
étonnement.
Passepartout, qui était présent, eût volontiers
embrassé le pilote, auquel Fix aurait voulu tordre
le cou.
" quel est le nom de ce steamer ? Demanda Mr Fogg.
-le Carnatic, répondit le pilote.
-n' était-ce pas hier qu' il devait partir ?

p98

-oui, monsieur, mais on a dû réparer une de ses
chaudières, et son départ a été remis à demain.
-je vous remercie, " répondit Mr Fogg, qui de
son pas automatique redescendit dans le salon
du Rangoon.
quant à Passepartout, il saisit la main du pilote
et l' étreignit vigoureusement en disant :
" vous, pilote, vous êtes un brave homme ! "
le pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi ses
réponses lui valurent cette amicale expansion. à
un coup de sifflet, il remonta sur la passerelle
et dirigea le paquebot au milieu de cette flotille
de jonques, de tankas, de bateaux-pêcheurs, de
navires de toutes sortes, qui encombraient les
pertuis de Hong-Kong.
à une heure, le Rangoon était à quai, et les
passagers débarquaient.
En cette circonstance, le hasard avait singulièrement
servi Phileas Fogg, il faut en convenir. Sans cette
nécessité de réparer ses chaudières, le Carnatic
fût parti à la date du 5 novembre, et les voyageurs
pour le Japon auraient dû attendre pendant huit
jours le départ du paquebot suivant. Mr Fogg, il
est vrai, était en retard de vingt-quatre heures,
mais ce retard ne pouvait avoir de conséquences
fâcheuses pour le reste du voyage.
En effet, le steamer qui fait de Yokohama à
San-Francisco la traversée du Pacifique était
en correspondance directe avec le paquebot de
Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que
celui-ci fût arrivé. évidemment il y aurait
vingt-quatre heures de retard à Yokohama, mais,
pendant les vingt-deux jours que dure la traversée
du Pacifique, il serait facile de les regagner.
Phileas Fogg se trouvait donc, à vingt-quatre
heures près, dans les conditions de son programme,
trente-cinq jours après avoir quitté Londres.
Le Carnatic ne devant partir que le lendemain
matin à cinq heures, Mr Fogg avait devant lui
seize heures pour s' occuper de ses affaires,
c' est-à-dire de celles qui concernaient Mrs Aouda.
Au débarqué du bateau, il offrit son bras à la
jeune femme et la conduisit vers un palanquin. Il
demanda aux porteurs de lui indiquer un hôtel,
et ceux-ci lui désignèrent l' hôtel du club.
le palanquin se mit en route, suivi de Passepartout,
et vingt minutes après il arrivait à destination.
Un appartement fut retenu pour la jeune femme,
et Phileas Fogg veilla à ce qu' elle ne manquât de
rien. Puis il dit à Mrs Aouda qu' il allait
immédiatement se mettre à la recherche de ce parent
aux soins duquel il devait la laisser à Hong-Kong.
En même temps il donnait à Passepartout l' ordre
de demeurer à l' hôtel jusqu' à son retour, afin
que la jeune femme n' y restât pas seule.

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Le gentleman se fit conduire à la bourse. Là, on
connaîtrait immanquablement un personnage tel que
l' honorable Jejeeh, qui comptait parmi les plus
riches commerçants de la ville.
Le courtier auquel s' adressa Mr Fogg connaissait
en effet le négociant parsi. Mais, depuis deux ans,
celui-ci n' habitait plus la Chine. Sa fortune
faite, il s' était établi en Europe, -en Hollande,
croyait-on, -ce qui s' expliquait par suite de
nombreuses relations qu' il avait eues avec ce pays
pendant son existence commerciale.
Phileas Fogg revint à l' hôtel du club.
aussitôt il fit demander à Mrs Aouda la permission
de se présenter devant elle, et, sans autre
préambule, il lui apprit que l' honorable Jejeeh ne
résidait plus à Hong-Kong, et qu' il habitait
vraisemblablement la Hollande.
à cela, Mrs Aouda ne répondit rien d' abord. Elle
passa sa main sur son front, et resta quelques
instants à réfléchir. Puis, de sa douce voix :
" que dois-je faire, Monsieur Fogg ? Dit-elle.
-c' est très-simple, répondit le gentleman.
Revenir en Europe.
-mais je ne puis abuser...
-vous n' abusez pas, et votre présence ne gêne en
rien mon programme.
-Passepartout ?
-monsieur, répondit Passepartout.
-allez au Carnatic, et retenez trois cabines. "
Passepartout, enchanté de continuer son voyage dans
la compagnie de la jeune femme, qui était fort
gracieuse pour lui, quitta aussitôt l' hôtel du
club.

xix où Passepartout prend un trop vif intérêt à
son maître, et ce qui s' ensuit.

Hong-Kong n' est qu' un îlot, dont le traité de
Nanking, après la guerre de 1842, assura la
possession à l' Angleterre. En quelques années,
le génie colonisateur de la Grande-Bretagne y
avait fondé une ville importante et créé un port,
le port Victoria. Cette île est située à
l' embouchure de la rivière de Canton, et soixante
milles seulement la séparent de la cité portugaise
de Macao, bâtie sur

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l' autre rive. Hong-Kong devait nécessairement
vaincre Macao dans une lutte commerciale, et
maintenant la plus grande partie du transit chinois
s' opère par la ville anglaise. Des docks, des
hôpitaux, des wharfs, des entrepôts, une cathédrale
gothique, un " government-house " , des rues
macadamisées, tout ferait croire qu' une des cités
commerçantes des comtés de Kent ou de Surrey,
traversant le sphéroïde terrestre, est venue
ressortir en ce point de la Chine, presque à ses
antipodes.
Passepartout, les mains dans les poches, se rendit
donc vers le port Victoria, regardant les palanquins,
les brouettes à voile, encore en faveur dans le
céleste empire, et toute cette foule de chinois,
de japonais et d' européens, qui se pressait dans
les rues. à peu de choses près, c' était encore
Bombay, Calcutta ou Singapore, que le digne
garçon retrouvait sur son parcours. Il y a ainsi
comme une traînée de villes anglaises tout autour
du monde.
Passepartout arriva au port Victoria. Là, à
l' embouchure de la rivière de Canton, c' était
un fourmillement de navires de toutes nations,
des anglais, des français, des américains, des
hollandais, bâtiments de guerre et de commerce,
des embarcations japonaises ou chinoises, des
jonques, des sempas, des tankas, et même des
bateaux-fleurs qui formaient autant de parterres
flottants sur les eaux. En se promenant, Passepartout
remarqua un certain nombre d' indigènes vêtus de jaune,
tous très-avancés en âge. étant entré chez un barbier
chinois pour se faire raser " à la chinoise " , il
apprit par le figaro de l' endroit, qui parlait un assez
bon anglais, que ces vieillards avaient tous
quatre-vingts ans au moins, et qu' à cet âge ils
avaient le privilége de porter la couleur jaune,
qui est la couleur impériale. Passepartout trouva
cela fort drôle, sans trop savoir pourquoi.
Sa barbe faite, il se rendit au quai d' embarquement
du Carnatic, et là il aperçut Fix qui se
promenait de long en large, ce dont il ne fut point
étonné. Mais l' inspecteur de police laissait voir
sur son visage les marques d' un vif désappointement.
" bon ! Se dit Passepartout, cela va mal pour les
gentlemen du reform-club ! "
et il accosta Fix avec son joyeux sourire, sans
vouloir remarquer l' air vexé de son compagnon.
Or, l' agent avait de bonnes raisons pour pester
contre l' infernale chance qui le poursuivait.
Pas de mandat ! Il était évident que le mandat courait
après lui, et ne pourrait l' atteindre que s' il
séjournait quelques jours en cette ville. Or,
Hong-Kong étant la dernière terre anglaise du
parcours, le sieur Fogg allait lui échapper
définitivement, s' il ne parvenait pas à l' y retenir.

p101

" eh bien, Monsieur Fix, êtes-vous décidé à venir
avec nous jusqu' en Amérique ? Demanda Passepartout.
-oui, répondit Fix les dents serrées.
-allons donc ! S' écria Passepartout en faisant
entendre un retentissant éclat de rire ! Je savais
bien que vous ne pourriez pas vous séparer de nous.
Venez retenir votre place, venez ! "
et tous deux entrèrent au bureau des transports
maritimes et arrêtèrent des cabines pour quatre
personnes. Mais l' employé leur fit observer que les
réparations du Carnatic étant terminées, le
paquebot partirait le soir même à huit heures, et non
le lendemain matin, comme il avait été annoncé.
" très-bien ! Répondit Passepartout, cela arrangera
mon maître. Je vais le prévenir. "
à ce moment, Fix prit un parti extrême. Il résolut
de tout dire à Passepartout. C' était le seul
moyen peut-être qu' il eût de retenir Phileas Fogg
pendant quelques jours à Hong-Kong.
En quittant le bureau, Fix offrit à son compagnon
de se rafraîchir dans une taverne. Passepartout
avait le temps. Il accepta l' invitation de Fix.
Une taverne s' ouvrait sur le quai. Elle avait un
aspect engageant. Tous deux y entrèrent. C' était
une vaste salle bien décorée, au fond de laquelle
s' étendait un lit de camp, garni de coussins. Sur
ce lit étaient rangés un certain nombre de dormeurs.
Une trentaine de consommateurs occupaient dans la
grande salle de petites tables en jonc tressé.
Quelques-uns vidaient des pintes de bière anglaise,
ale ou porter, d' autres, des brocs de liqueurs
alcooliques, gin ou brandy. En outre, la plupart
fumaient de longues pipes de terre rouge, bourrées
de petites boulettes d' opium mélangé d' essence
de rose. Puis, de temps en temps, quelque fumeur
énervé glissait sous la table, et les garçons de
l' établissement, le prenant par les pieds et par
la tête, le portaient sur le lit de camp près d' un
confrère. Une vingtaine de ces ivrognes étaient
ainsi rangés côte à côte, dans le dernier degré
d' abrutissement.
Fix et Passepartout comprirent qu' ils étaient
entrés dans une tabagie hantée de ces misérables,
hébétés, amaigris, idiots, auxquels la mercantile
Angleterre vend annuellement pour deux cent
soixante millions de francs de cette funeste drogue
qui s' appelle l' opium ! Tristes millions que ceux-là,
prélevés sur un des plus funestes vices de la
nature humaine.
Le gouvernement chinois a bien essayé de remédier
à un tel abus par des lois sévères, mais en vain.
De la classe riche, à laquelle l' usage de l' opium
était

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d' abord formellement réservé, cet usage descendit
jusqu' aux classes inférieures, et les ravages ne
purent plus être arrêtés. On fume l' opium partout
et toujours dans l' empire du milieu. Hommes et
femmes s' adonnent à cette passion déplorable, et
lorsqu' ils sont accoutumés à cette inhalation, ils
ne peuvent plus s' en passer, à moins d' éprouver
d' horribles contractions de l' estomac. Un grand
fumeur peut fumer jusqu' à huit pipes par jour, mais
il meurt en cinq ans.
Or, c' était dans une des nombreuses tabagies de ce
genre, qui pullulent, même à Hong-Kong, que Fix
et Passepartout étaient entrés avec l' intention de
se rafraîchir. Passepartout n' avait pas d' argent,
mais il accepta volontiers la " politesse " de son
compagnon, quitte à la lui rendre en temps et lieu.
On demanda deux bouteilles de porto, auxquelles le
français fit largement honneur, tandis que Fix,
plus réservé, observait son compagnon avec une
extrême attention. On causa de choses et d' autres,
et surtout de cette excellente idée qu' avait eue
Fix de prendre passage sur le Carnatic. et à
propos de ce steamer, dont le départ se trouvait
avancé de quelques heures, Passepartout, les
bouteilles étant vides, se leva, afin d' aller
prévenir son maître.
Fix le retint.
" un instant, dit-il.
-que voulez-vous, Monsieur Fix ?
-j' ai à vous parler de choses sérieuses.
-de choses sérieuses ! S' écria Passepartout en
vidant quelques gouttes de vin restées au fond
de son verre. Eh bien, nous en parlerons demain.
Je n' ai pas le temps aujourd' hui.
-restez, répondit Fix. Il s' agit de votre maître ! "
Passepartout, à ce mot, regarda attentivement son
interlocuteur.
L' expression du visage de Fix lui parut singulière.
Il se rassit.
" qu' est-ce donc que vous avez à me dire ? " demanda-t-il.
Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon, et,
baissant la voix :
" vous avez deviné qui j' étais ? Lui demanda-t-il.
-parbleu ! Dit Passepartout en souriant.
-alors je vais tout vous avouer...
-maintenant que je sais tout, mon compère ! Ah !
Voilà qui n' est pas fort ! Enfin, allez toujours.
Mais auparavant, laissez-moi vous dire que ces
gentlemen se sont mis en frais bien inutilement !
-inutilement ! Dit Fix. Vous en parlez à votre aise !
On voit bien que vous ne connaissez pas l' importance
de la somme !

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-mais si, je la connais, répondit Passepartout.
Vingt mille livres !
-cinquante-cinq mille ! Reprit Fix, en serrant
la main du français.
-quoi ! S' écria Passepartout, Monsieur Fogg
aurait osé ! ... cinquante-cinq mille livres ! ...
eh bien ! Raison de plus pour ne pas perdre un
instant, ajouta-t-il en se levant de nouveau.
-cinquante-cinq mille livres ! Reprit Fix, qui
força Passepartout à se rasseoir, après avoir fait
apporter un flacon de brandy, -et si je réussis,
je gagne une prime de deux mille livres. En
voulez-vous cinq cents (12500 fr.) à la condition
de m' aider ?
-vous aider ? S' écria Passepartout, dont les yeux
étaient démesurément ouverts.
-oui, m' aider à retenir le sieur Fogg pendant
quelques jours à Hong-Kong !
-hein ! Fit Passepartout, que dites-vous là ?
Comment, non content de faire suivre mon maître,
de suspecter sa loyauté, ces gentlemen veulent
encore lui susciter des obstacles ! J' en suis
honteux pour eux !
-ah ça ! Que voulez-vous dire ? Demanda Fix.
-je veux dire que c' est de la pure indélicatesse.
Autant dépouiller Mr Fogg, et lui prendre l' argent
dans la poche !
-eh ! C' est bien à cela que nous comptons arriver !
-mais c' est un guet-apens ! S' écria Passepartout, -
qui s' animait alors sous l' influence du brandy que
lui servait Fix, et qu' il buvait sans s' en apercevoir,
-un guet-apens véritable ? Des gentlemen ! Des
collègues ! "
Fix commençait à ne plus comprendre.
" des collègues ! S' écria Passepartout, des membres
du reform-club ! Sachez, Monsieur Fix, que mon
maître est un honnête homme, et que, quand il a fait
un pari, c' est loyalement qu' il prétend le gagner.
-mais qui croyez-vous donc que je sois ? Demanda
Fix, en fixant son regard sur Passepartout.
-parbleu ! Un agent des membres du reform-club, qui
a mission de contrôler l' itinéraire de mon maître,
ce qui est singulièrement humiliant ! Aussi, bien que,
depuis quelque temps déjà, j' aie deviné votre
qualité, je me suis bien gardé de la révéler à
Mr Fogg !
-il ne sait rien ? ... demanda vivement Fix.
-rien, " répondit Passepartout en vidant encore
une fois son verre.
L' inspecteur de police passa sa main sur son front.
Il hésitait avant de reprendre la parole. Que
devait-il faire ? L' erreur de Passepartout semblait
sincère, mais elle rendait son projet plus difficile.
Il était évident que ce garçon

p104

parlait avec une absolue bonne foi, et qu' il n' était
point le complice de son maître, -ce que Fix
aurait pu craindre.
" eh bien, se dit-il, puisqu' il n' est pas son
complice, il m' aidera. "
le détective avait une seconde fois pris son parti.
D' ailleurs, il n' avait plus le temps d' attendre.
à tout prix, il fallait arrêter Fogg à Hong-Kong.
" écoutez, dit Fix d' une voix brève, écoutez-moi
bien. Je ne suis pas ce que vous croyez, c' est-à-dire
un agent des membres du reform-club...
-bah ! Dit Passepartout en le regardant d' un air
goguenard.
-je suis un inspecteur de police, chargé d' une
mission par l' administration métropolitaine...

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-vous... inspecteur de police ! ...
-oui, et je le prouve, reprit Fix. Voici ma
commission. "
et l' agent, tirant un papier de son portefeuille,
montra à son compagnon une commission signée du
directeur de la police centrale. Passepartout,
abasourdi, regardait Fix, sans pouvoir articuler
une parole.
" le pari du sieur Fogg, reprit Fix, n' est qu' un
prétexte dont vous êtes dupes, vous et ses collègues
du reform-club, car il avait intérêt à s' assurer
votre inconsciente complicité.
-mais pourquoi ? ... s' écria Passepartout.
-écoutez. Le 28 septembre dernier, un vol de
cinquante-cinq mille livres

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a été commis à la banque d' Angleterre par un
individu dont le signalement a pu être relevé.
Or, voici ce signalement, et c' est trait pour
trait celui du sieur Fogg.
-allons donc ! S' écria Passepartout en frappant
la table de son robuste poing. Mon maître est le
plus honnête homme du monde !
-qu' en savez-vous ? Répondit Fix. Vous ne le
connaissez même pas ! Vous êtes entré à son service
le jour de son départ, et il est parti précipitamment
sous un prétexte insensé, sans malles, emportant
une grosse somme en bank-notes ! Et vous osez
soutenir que c' est un honnête homme !
-oui ! Oui ! Répétait machinalement le pauvre
garçon.
-voulez-vous donc être arrêté comme son complice ? "
Passepartout avait pris sa tête à deux mains. Il
n' était plus reconnaissable. Il n' osait regarder
l' inspecteur de police. Phileas Fogg un voleur,
lui, le sauveur d' Aouda, l' homme généreux et brave !
Et pourtant que de présomptions relevées contre
lui ! Passepartout essayait de repousser les
soupçons qui se glissaient dans son esprit. Il ne
voulait pas croire à la culpabilité de son maître.
" enfin, que voulez-vous de moi ? Dit-il à l' agent
de police, en se contenant par un suprême effort.
-voici, répondit Fix. J' ai filé le sieur Fogg
jusqu' ici, mais je n' ai pas encore reçu le mandat
d' arrestation, que j' ai demandé à Londres. Il faut
donc que vous m' aidiez à retenir à Hong-Kong...
-moi ! Que je...
-et je partage avec vous la prime de deux mille
livres promise par la banque d' Angleterre !
-jamais ! " répondit Passepartout, qui voulut
se lever et retomba, sentant sa raison et ses
forces lui échapper à la fois.
" Monsieur Fix, dit-il en balbutiant, quand bien
même tout ce que vous m' avez dit serait vrai...
quand mon maître serait le voleur que vous cherchez...
ce que je nie... j' ai été... je suis à son service...
je l' ai vu bon et généreux... le trahir... jamais...
non, pour tout l' or du monde... je suis d' un village
où l' on ne mange pas de ce pain-là ! ...
-vous refusez ?
-je refuse.
-mettons que je n' ai rien dit, répondit Fix, et
buvons.
-oui, buvons ! "
Passepartout se sentait de plus en plus envahir
par l' ivresse. Fix, comprenant qu' il fallait
à tout prix le séparer de son maître, voulut
l' achever. Sur la table

p107

se trouvaient quelques pipes chargées d' opium.
Fix en glissa une dans la main de Passepartout,
qui la prit, la porta à ses lèvres, l' alluma,
respira quelques bouffées, et retomba, la tête
alourdie sous l' influence du narcotique.
" enfin, dit Fix en voyant Passepartout anéanti,
le sieur Fogg ne sera pas prévenu à temps du
départ du Carnatic, et s' il part, du moins
partira-t-il sans ce maudit français ! "
puis il sortit, après avoir payé la dépense.
xx dans lequel Fix entre directement en relation
avec Phileas Fogg.

pendant cette scène qui allait peut-être compromettre
si gravement son avenir, Mr Fogg, accompagnant
Mrs Aouda, se promenait dans les rues de la ville
anglaise. Depuis que Mrs Aouda avait accepté son
offre de la conduire jusqu' en Europe, il avait dû
songer à tous les détails que comporte un aussi long
voyage. Qu' un anglais comme lui fît le tour du
monde un sac à la main, passe encore ; mais une
femme ne pouvait entreprendre une pareille traversée
dans ces conditions. De là, nécessité d' acheter les
vêtements et objets nécessaires au voyage. Mr Fogg
s' acquitta de sa tâche avec le calme qui le
caractérisait, et à toutes les excuses ou objections
de la jeune veuve, confuse de tant de complaisance :
" c' est dans l' intérêt de mon voyage, c' est dans mon
programme, " répondait-il invariablement.
Les acquisitions faites, Mr Fogg et la jeune femme
rentrèrent à l' hôtel et dînèrent à la table d' hôte,
qui était somptueusement servie. Puis Mrs Aouda,
un peu fatiguée, remonta dans son appartement, après
avoir " à l' anglaise " serré la main de son
imperturbable sauveur.
L' honorable gentleman, lui, s' absorba pendant toute
la soirée dans la lecture du times et de
l' illustrated-London-news.
s' il avait été homme à s' étonner de quelque chose,
c' eût été de ne point voir apparaître son domestique
à l' heure du coucher. Mais, sachant que le paquebot
de Yokohama ne devait pas quitter Hong-Kong avant
le lendemain

p108

matin, il ne s' en préoccupa pas autrement. Le lendemain,
Passepartout ne vint point au coup de sonnette de
Mr Fogg.
Ce que pensa l' honorable gentleman en apprenant que
son domestique n' était pas rentré à l' hôtel, nul
n' aurait pu le dire. Mr Fogg se contenta de prendre
son sac, fit prévenir Mrs Aouda, et envoya chercher
un palanquin.
Il était alors huit heures, et la pleine mer, dont
le Carnatic devait profiter pour sortir des
passes, était indiquée pour neuf heures et demie.
Lorsque le palanquin fut arrivé à la porte de
l' hôtel, Mr Fogg et Mrs Aouda montèrent dans ce
confortable véhicule, et les bagages suivirent
derrière sur une brouette.
Une demi-heure plus tard, les voyageurs descendaient
sur le quai d' embarquement, et là Mr Fogg apprenait
que le Carnatic était parti depuis la veille.
Mr Fogg, qui comptait trouver, à la fois, et le
paquebot et son domestique, en était réduit à se
passer de l' un et de l' autre. Mais aucune marque
de désappointement ne parut sur son visage, et
comme Mrs Aouda le regardait avec inquiétude, il
se contenta de répondre :
" c' est un incident, madame, rien de plus. "
en ce moment, un personnage qui l' observait avec
attention s' approcha de lui. C' était l' inspecteur
Fix, qui le salua et lui dit :
" n' êtes-vous pas comme moi, monsieur, un des
passagers du Rangoon, arrivé hier ?
-oui, monsieur, répondit froidement Mr Fogg, mais
je n' ai pas l' honneur...
-pardonnez-moi, mais je croyais trouver ici votre
domestique.
-savez-vous où il est, monsieur ? Demanda vivement
la jeune femme.
-quoi ! Répondit Fix, feignant la surprise,
n' est-il pas avec vous ?
-non, répondit Mrs Aouda. Depuis hier, il n' a
pas reparu. Se serait-il embarqué sans nous à
bord du Carnatic ?
-sans vous, madame ? ... répondit l' agent. Mais,
excusez ma question, vous comptiez donc partir
sur ce paquebot ?
-oui, monsieur.
-moi aussi, madame, et vous me voyez très-désappointé.
Le Carnatic, ayant terminé ses réparations, a
quitté Hong-Kong douze heures plus tôt sans
prévenir personne, et maintenant il faudra attendre
huit jours le prochain départ ! "
en prononçant ces mots : " huit jours " , Fix sentait
son coeur bondir de joie. Huit jours ! Fogg retenu
huit jours à Hong-Kong ! On aurait le temps de

p109

recevoir le mandat d' arrêt. Enfin, la chance se
déclarait pour le représentant de la loi.
Que l' on juge donc du coup d' assommoir qu' il reçut,
quand il entendit Phileas Fogg dire de sa voix
calme :
" mais il y a d' autres navires que le Carnatic,
il me semble, dans le port de Hong-Kong. "
et Mr Fogg, offrant son bras à Mrs Aouda, se
dirigea vers les docks à la recherche d' un navire
en partance.
Fix, abasourdi, suivait. On eût dit qu' un fil le
rattachait à cet homme.
Toutefois, la chance sembla véritablement abandonner
celui qu' elle avait si bien servi jusqu' alors.
Phileas Fogg, pendant trois heures, parcourut le
port en tous sens, décidé, s' il le fallait, à fréter
un bâtiment pour le transporter à Yokohama ;
mais il ne vit que des navires en chargement ou en
déchargement, et qui, par conséquent, ne pouvaient
appareiller. Fix se reprit à espérer.
Cependant Mr Fogg ne se déconcertait pas, et il
allait continuer ses recherches, dût-il pousser
jusqu' à Macao, quand il fut accosté par un marin
sur l' avant-port.
" votre honneur cherche un bateau ? Lui dit le marin
en se découvrant.
-vous avez un bateau prêt à partir ? Demanda
Mr Fogg.
-oui, votre honneur, un bateau-pilote, numéro 43,
le meilleur de la flottille.
-il marche bien ?
-entre huit et neuf milles, au plus près.
Voulez-vous le voir ?
-oui.
-votre honneur sera satisfait. Il s' agit d' une
promenade en mer ?
-non. D' un voyage.
-un voyage ?
-vous chargez-vous de me conduire à Yokohama ? "
le marin, à ces mots, demeura les bras ballants, les
yeux écarquillés.
" votre honneur veut rire ? Dit-il.
-non ! J' ai manqué le départ du Carnatic, et
il faut que je sois le 14, au plus tard, à Yokohama,
pour prendre le paquebot de San-Francisco.
-je le regrette, répondit le pilote, mais c' est
impossible.
-je vous offre cent livres (2500 fr.) par jour, et
une prime de deux cents livres si j' arrive à temps.
-c' est sérieux ? Demanda le pilote.
-très-sérieux, " répondit Mr Fogg.

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Le pilote s' était retiré à l' écart. Il regardait la
mer, évidemment combattu entre le désir de gagner
une somme énorme et la crainte de s' aventurer si
loin. Fix était dans des transes mortelles.
Pendant ce temps, Mr Fogg s' était retourné vers
Mrs Aouda.
" vous n' aurez pas peur, madame ? Lui demanda-t-il.
-avec vous, non, Monsieur Fogg, " répondit la
jeune femme.
Le pilote s' était de nouveau avancé vers le gentleman,
et tournait son chapeau entre ses mains.
" eh bien, pilote ? Dit Mr Fogg.
-eh bien, votre honneur, répondit le pilote, je ne
puis risquer ni mes hommes, ni moi, ni vous-même,
dans une si longue traversée sur un bateau de vingt
tonneaux à peine, et à cette époque de l' année.
D' ailleurs, nous n' arriverions pas à temps, car il y
a seize cent cinquante milles de Hong-Kong à
Yokohama.
-seize cents seulement, dit Mr Fogg.
-c' est la même chose. "
Fix respira un bon coup d' air.
" mais, ajouta le pilote, il y aurait peut-être
moyen de s' arranger autrement. "
Fix ne respira plus.
" comment ? Demanda Phileas Fogg.
-en allant à Nagasaki, à l' extrémité sud du Japon,
onze cents milles, ou seulement à Shangaï, à huit
cents milles de Hong-Kong. Dans cette dernière
traversée, on ne s' éloignerait pas de la côte
chinoise, ce qui serait un grand avantage, d' autant
plus que les courants y portent au nord.
-pilote, répondit Phileas Fogg, c' est à Yokohama
que je dois prendre la malle américaine, et non à
Shangaï ou à Nagasaki.
-pourquoi pas ? Répondit le pilote. Le paquebot
de San-Francisco ne part pas de Yokohama. Il fait
escale à Yokohama et à Nagasaki, mais son port de
départ est Shangaï.
-vous êtes certain de ce que vous dites ?
-certain.
-et quand le paquebot quitte-t-il Shangaï ?
-le 11, à sept heures du soir. Nous avons donc
quatre jours devant nous.
Quatre jours, c' est quatre-vingt-seize heures, et avec
une moyenne de huit milles à l' heure, si nous sommes
bien servis, si le vent tient au sud-est, si la
mer est calme, nous pouvons enlever les huit cents
milles qui nous séparent de Shangaï.

p111

-et vous pourriez partir ? ...
-dans une heure. Le temps d' acheter des vivres et
d' appareiller.
-affaire convenue... vous êtes le patron du bateau ?
-oui, John Bunsby, patron de la Tankadère.
-voulez-vous des arrhes ?
-si cela ne désoblige pas votre honneur.
-voici deux cents livres à-compte... monsieur, ajouta
Phileas Fogg en se retournant vers Fix, si vous
voulez profiter...
-monsieur, répondit résolûment Fix, j' allais vous
demander cette faveur.
-bien. Dans une demi-heure nous serons à bord.
-mais ce pauvre garçon... dit Mrs Aouda, que la
disparition de Passepartout préoccupait extrêmement.
-je vais faire pour lui tout ce que je puis faire, "
répondit Phileas Fogg.
Et, tandis que Fix, nerveux, fiévreux, rageant, se
rendait au bateau-pilote, tous deux se dirigèrent
vers les bureaux de la police de Hong-Kong. Là,
Phileas Fogg donna le signalement de Passepartout,
et laissa une somme suffisante pour le rapatrier.
Même formalité fut remplie chez l' agent consulaire
français, et le palanquin, après avoir touché à
l' hôtel, où les bagages furent pris, ramena les
voyageurs à l' avant-port.
Trois heures sonnaient. Le bateau-pilote numéro 43,
son équipage à bord, ses vivres embarqués, était
prêt à appareiller.
C' était une charmante petite goëlette de vingt
tonneaux que la Tankadère, bien pincée de
l' avant, très-dégagée dans ses façons, très-allongée
dans ses lignes d' eau. On eût dit un yacht de course.
Ses cuivres brillants, ses ferrures galvanisées, son
pont blanc comme de l' ivoire, indiquaient que le
patron John Bunsby s' entendait à la tenir en bon
état. Ses deux mâts s' inclinaient un peu sur
l' arrière. Elle portait brigantine, misaine,
trinquette, focs, flèches, et pouvait gréer une
fortune pour le vent arrière. Elle devait
merveilleusement marcher, et, de fait, elle avait
déjà gagné plusieurs prix dans les " matches " de
bateaux-pilotes.
L' équipage de la Tankadère se composait du
patron John Bunsby et de quatre hommes. C' étaient
de ces hardis marins qui, par tous les temps,
s' aventurent à la recherche des navires, et
connaissent admirablement ces mers. John Bunsby,
un homme de quarante-cinq ans environ, vigoureux,
noir de hâle, le regard vif, la figure énergique,
bien d' aplomb, bien à son affaire, eût inspiré
confiance aux plus craintifs.
Phileas Fogg et Mrs Aouda passèrent à bord.
Fix s' y trouvait déjà. Par le

p112

capot d' arrière de la goëlette, on descendait dans
une chambre carrée, dont les parois s' évidaient en
forme de cadres, au-dessus d' un divan circulaire.
Au milieu, une table éclairée par une lampe de
roulis. C' était petit, mais propre.
" je regrette de n' avoir pas mieux à vous offrir, "
dit Mr Fogg à Fix, qui s' inclina sans répondre.
L' inspecteur de police éprouvait comme une sorte
d' humiliation à profiter ainsi des obligeances du
sieur Fogg.
" à coup sûr, pensait-il, c' est un coquin fort poli,
mais c' est un coquin ! "
à trois heures dix minutes, les voiles furent hissées.
Le pavillon d' Angleterre battait à la corne de la
goëlette. Les passagers étaient assis sur le pont.

p113

Mr Fogg et Mrs Aouda jetèrent un dernier regard
sur le quai, afin de voir si Passepartout
n' apparaîtrait pas.
Fix n' était pas sans appréhension, car le hasard
aurait pu conduire en cet endroit même le malheureux
garçon qu' il avait si indignement traité, et alors
une explication eût éclaté, dont le détective ne se
fût pas tiré à son avantage. Mais le français ne se
montra pas, et, sans doute, l' abrutissant narcotique
le tenait encore sous son influence.
Enfin, le patron John Bunsby passa au large, et
la Tankadère, prenant le vent sous sa brigantine,
sa misaine et ses focs, s' élança en bondissant sur les
flots.

p114

xxi où le patron de la " Tankadère " risque fort
de perdre une prime de deux cents livres.

c' était une aventureuse expédition que cette
navigation de huit cents milles, sur une
embarcation de vingt tonneaux, et surtout à cette
époque de l' année. Elles sont généralement mauvaises,
ces mers de la Chine, exposées à des coups de vent
terribles, principalement pendant les équinoxes,
et on était encore aux premiers jours de
novembre.
C' eût été, bien évidemment, l' avantage du pilote de
conduire ses passagers jusqu' à Yokohama, puisqu' il
était payé tant par jour. Mais son imprudence
aurait été grande de tenter une telle traversée
dans ces conditions, et c' était déjà faire acte
d' audace, sinon de témérité, que de remonter jusqu' à
Shangaï. Mais John Bunsby avait confiance en sa
Tankadère, qui s' élevait à la lame comme une
mauve, et peut-être n' avait-il pas tort.
Pendant les dernières heures de cette journée, la
Tankadère navigua dans les passes capricieuses
de Hong-Kong, et sous toutes les allures, au plus
près ou vent arrière, elle se comporta admirablement.
" je n' ai pas besoin, pilote, dit Phileas Fogg au
moment où la goëlette donnait en pleine mer, de vous
recommander toute la diligence possible.
-que votre honneur s' en rapporte à moi, répondit
John Bunsby. En fait de voiles, nous portons tout
ce que le vent permet de porter. Nos flèches n' y
ajouteraient rien, et ne serviraient qu' à assommer
l' embarcation en nuisant à sa marche.
-c' est votre métier, et non le mien, pilote, et
je me fie à vous. "
Phileas Fogg, le corps droit, les jambes écartées,
d' aplomb comme un marin, regardait sans broncher
la mer houleuse. La jeune femme, assise à l' arrière,
se sentait émue en contemplant cet océan, assombri
déjà par le crépuscule, qu' elle bravait sur une
frêle embarcation. Au-dessus de sa tête se
déployaient les voiles blanches, qui l' emportaient
dans l' espace comme de grandes ailes. La goëlette,
soulevée par le vent, semblait voler dans l' air.
La nuit vint. La lune entrait dans son premier
quartier, et son insuffisante lumière devait
s' éteindre bientôt dans les brumes de l' horizon. Des
nuages chassaient de l' est et envahissaient déjà une
partie du ciel.

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Le pilote avait disposé ses feux de position, -
précaution indispensable à prendre dans ces mers
très-fréquentées aux approches des atterrages. Les
rencontres de navires n' y étaient pas rares, et,
avec la vitesse dont elle était animée, la goëlette
se fût brisée au moindre choc.
Fix rêvait à l' avant de l' embarcation. Il se tenait
à l' écart, sachant Fogg d' un naturel peu causeur.
D' ailleurs, il lui répugnait de parler à cet homme,
dont il acceptait les services. Il songeait aussi
à l' avenir. Cela lui paraissait certain que le
sieur Fogg ne s' arrêterait pas à Yokohama, qu' il
prendrait immédiatement le paquebot de San-Francisco
afin d' atteindre l' Amérique, dont la vaste étendue
lui assurerait l' impunité avec la sécurité. Le plan
de Phileas Fogg lui semblait on ne peut plus simple.
Au lieu de s' embarquer en Angleterre pour les
états-Unis, comme un coquin vulgaire, ce Fogg
avait fait le grand tour et traversé les trois
quarts du globe, afin de gagner plus sûrement
le continent américain, où il mangerait
tranquillement le million de la banque, après
avoir dépisté la police. Mais une fois sur la
terre de l' union, que ferait Fix ? Abandonnerait-il
cet homme ? Non, cent fois non ! Et jusqu' à ce qu' il
eût obtenu un acte d' extradition, il ne le quitterait
pas d' une semelle. C' était son devoir, et il
l' accomplirait jusqu' au bout. En tout cas, une
circonstance heureuse s' était produite : Passepartout
n' était plus auprès de son maître, et surtout, après
les confidences de Fix, il était important que le
maître et le serviteur ne se revissent jamais.
Phileas Fogg, lui, n' était pas non plus sans songer
à son domestique, si singulièrement disparu. Toutes
réflexions faites, il ne lui sembla pas impossible
que, par suite d' un malentendu, le pauvre garçon
ne se fût embarqué sur le Carnatic, au dernier
moment. C' était aussi l' opinion de Mrs Aouda, qui
regrettait profondément cet honnête serviteur,
auquel elle devait tant. Il pouvait donc se faire
qu' on le retrouvât à Yokohama, et, si le Carnatic
l' y avait transporté, il serait aisé de le savoir.
Vers dix heures, la brise vint à fraîchir. Peut-être
eût-il été prudent de prendre un ris, mais le pilote,
après avoir soigneusement observé l' état du ciel,
laissa la voilure telle qu' elle était établie.
D' ailleurs, la Tankadère portait admirablement
la toile, ayant un grand tirant d' eau, et tout
était paré à amener rapidement, en cas de grain.
à minuit, Phileas Fogg et Mrs Aouda descendirent
dans la cabine. Fix les y avait précédés, et
s' était étendu sur l' un des cadres. Quant au pilote
et à ses hommes, ils demeurèrent toute la nuit sur
le pont.
Le lendemain, 8 novembre, au lever du soleil, la
goëlette avait fait plus de

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cent milles. Le loch, souvent jeté, indiquait que
la moyenne de sa vitesse était entre huit et neuf
milles. La tankadère avait du largue dans ses
voiles qui portaient toutes, et elle obtenait, sous
cette allure, son maximum de rapidité. Si le vent
tenait dans ces conditions, les chances étaient
pour elle.
La Tankadère, pendant toute cette journée, ne
s' éloigna pas sensiblement de la côte, dont les
courants lui étaient favorables. Elle l' avait à cinq
milles au plus par sa hanche de bâbord, et cette
côte, irrégulièrement profilée, apparaissait parfois
à travers quelques éclaircies. Le vent venant de
terre, la mer était moins forte par là même :
circonstance heureuse pour la goëlette, car les
embarcations d' un petit tonnage souffrent surtout de
la houle qui rompt leur vitesse, qui " les tue " ,
pour employer l' expression maritime.
Vers midi, la brise mollit un peu et hâla le
sud-est. Le pilote fit établir les flèches ; mais
au bout de deux heures, il fallut les amener, car
le vent fraîchissait à nouveau.
Mr Fogg et la jeune femme, fort heureusement
réfractaires au mal de mer, mangèrent avec appétit
les conserves et le biscuit du bord. Fix fut
invité à partager leur repas et dut accepter,
sachant bien qu' il est aussi nécessaire de lester
les estomacs que les bateaux, mais cela le vexait !
Voyager aux frais de cet homme, se nourrir de ses
propres vivres, il trouvait à cela quelque chose de
peu loyal. Il mangea cependant, -sur le pouce, il
est vrai, -mais enfin il mangea.
Toutefois, ce repas terminé, il crut devoir prendre
le sieur Fogg à part, et il lui dit :
" monsieur... "
ce " monsieur " lui écorchait les lèvres, et il se
retenait pour ne pas mettre la main au collet de
ce " monsieur ! "
" monsieur, vous avez été fort obligeant en m' offrant
passage à votre bord. Mais, bien que mes ressources
ne me permettent pas d' agir aussi largement que
vous, j' entends payer ma part...
-ne parlons pas de cela, monsieur, répondit
Mr Fogg.
-mais si, je tiens...
-non, monsieur, répéta Fogg d' un ton qui
n' admettait pas de réplique. Cela entre dans les
frais généraux ! "
Fix s' inclina, il étouffait, et, allant s' étendre
sur l' avant de la goëlette, il ne dit plus un mot
de la journée.
Cependant on filait rapidement. John Bunsby avait
bon espoir. Plusieurs fois il dit à Mr Fogg qu' on
arriverait en temps voulu à Shangaï. Mr Fogg
répondit simplement qu' il y comptait. D' ailleurs,
tout l' équipage de la petite goëlette y

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mettait du zèle. La prime affriolait ces braves gens.
Aussi, pas une écoute qui ne fût consciencieusement
raidie ! Pas une voile qui ne fût vigoureusement
étarquée ! Pas une embardée que l' on pût reprocher
à l' homme de barre ! On n' eût pas manoeuvré plus
sévèrement dans une régate du royal-yacht-club.
Le soir, le pilote avait relevé au loch un parcours
de deux cent vingt milles depuis Hong-Kong, et
Phileas Fogg pouvait espérer qu' en arrivant à
Yokohama, il n' aurait aucun retard à inscrire à son
programme. Ainsi donc, le premier contre-temps sérieux
qu' il eût éprouvé depuis son départ de Londres ne
lui causerait probablement aucun préjudice.
Pendant la nuit, vers les premières heures du matin,
la Tankadère entrait franchement dans le
détroit de Fo-Kien, qui sépare la grande île
Formose de la côte chinoise, et elle coupait le
tropique du cancer. La mer était très-dure dans ce
détroit, plein de remous formés par les contre-courants.
La goëlette fatigua beaucoup. Les lames courtes
brisaient sa marche. Il devint très-difficile de se
tenir debout sur le pont.
Avec le lever du jour, le vent fraîchit encore. Il
y avait dans le ciel l' apparence d' un coup de vent.
Du reste, le baromètre annonçait un changement
prochain de l' atmosphère ; sa marche diurne était
irrégulière, et le mercure oscillait capricieusement.
On voyait aussi la mer se soulever vers le sud-est
en longues houles " qui sentaient la tempête " . La
veille, le soleil s' était couché dans une brume
rouge, au milieu des scintillations phosphorescentes
de l' Océan.
Le pilote examina longtemps ce mauvais aspect du
ciel et murmura entre ses dents des choses peu
intelligibles. à un certain moment, se trouvant près
de son passager :
" on peut tout dire à votre honneur ? Dit-il à voix
basse.
-tout, répondit Phileas Fogg.
-eh bien, nous allons avoir un coup de vent.
-viendra-t-il du nord ou du sud ? Demanda simplement
Mr Fogg.
-du sud. Voyez. C' est un typhon qui se prépare !
-va pour le typhon du sud, puisqu' il nous poussera
du bon côté, répondit Mr Fogg.
-si vous le prenez comme cela ! Répliqua le pilote,
je n' ai plus rien à dire. "
les pressentiments de John Bunsby ne le trompaient
pas. à une époque moins avancée de l' année, le
typhon, suivant l' expression d' un célèbre
météorologiste, se fût écoulé comme une cascade
lumineuse de flammes électriques, mais, en équinoxe
d' hiver, il était à craindre qu' il ne se déchaînât
avec violence.

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Le pilote prit ses précautions par avance. Il fit
serrer toutes les voiles de la goëlette et amener
les vergues sur le pont. Les mâts de flèche furent
dépassés. On rentra le bout-dehors. Les panneaux
furent condamnés avec soin. Pas une goutte d' eau
ne pouvait, dès lors, pénétrer dans la coque de
l' embarcation. Une seule voile triangulaire, un
tourmentin de forte toile, fut hissé en guise de
trinquette, de manière à maintenir la goëlette
vent arrière. Et on attendit.
John Bunsby avait engagé ses passagers à descendre
dans la cabine ; mais, dans un étroit espace, à peu
près privé d' air, et par les secousses de la houle,
cet emprisonnement n' avait rien d' agréable. Ni
Mr Fogg, ni Mrs Aouda, ni Fix lui-même, ne
consentirent à quitter le pont.
Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de
rafale tomba à bord. Rien qu' avec son petit morceau
de toile, la Tankadère fut enlevée comme une
plume par ce vent dont on ne saurait donner une idée
exacte, quand il souffle en tempête. Comparer sa
vitesse à la quadruple vitesse d' une locomotive
lancée à toute vapeur, ce serait rester au-dessous
de la vérité.
Pendant toute la journée, l' embarcation courut ainsi
vers le nord, emportée par les lames monstrueuses, en
conservant heureusement une rapidité égale à la leur.
Vingt fois elle faillit être coiffée par une de ces
montagnes d' eau qui se dressaient à l' arrière ; mais
un adroit coup de barre, donné par le pilote, parait
la catastrophe. Les passagers étaient quelquefois
couverts en grand par les embruns qu' ils recevaient
philosophiquement. Fix maugréait sans doute, mais
l' intrépide Aouda, les yeux fixés sur son compagnon,
dont elle ne pouvait qu' admirer le sang-froid, se
montrait digne de lui et bravait la tourmente à ses
côtés. Quant à Phileas Fogg, il semblait que ce
typhon fît partie de son programme.
Jusqu' alors la Tankadère avait toujours fait
route au nord ; mais vers le soir, comme on pouvait
le craindre, le vent, tournant de trois quarts,
hâla le nord-ouest. La goëlette, prêtant alors le
flanc à la lame, fut effroyablement secouée. La mer
la frappait avec une violence bien faite pour
effrayer, quand on ne sait pas avec quelle solidité
toutes les parties d' un bâtiment sont reliées
entre elles.
Avec la nuit, la tempête s' accentua encore. En
voyant l' obscurité se faire, et avec l' obscurité
s' accroître la tourmente, John Bunsby ressentit
de vives inquiétudes. Il se demanda s' il ne serait
pas temps de relâcher, et il consulta son équipage.
Ses hommes consultés, John Bunsby s' approcha de
Mr Fogg, et lui dit :
" je crois, votre honneur, que nous ferions bien de
gagner un des ports de la côte.
-je le crois aussi, répondit Phileas Fogg.

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-ah ! Fit le pilote, mais lequel ?
-je n' en connais qu' un, répondit tranquillement
Mr Fogg.
-et c' est ! ...
-Shangaï. "
cette réponse, le pilote fut d' abord quelques
instants sans comprendre ce qu' elle signifiait,
ce qu' elle renfermait d' obstination et de
ténacité. Puis il s' écria :
" eh bien, oui ! Votre honneur a raison. à Shangaï ! "
et la direction de la Tankadère fut
imperturbablement maintenue vers le nord.
Nuit vraiment terrible ! Ce fut un miracle si la
petite goëlette ne chavira pas. Deux fois elle fut
engagée, et tout aurait été enlevé à bord, si les
saisines eussent manqué. Mrs Aouda était brisée,
mais elle ne fit pas entendre une plainte. Plus
d' une fois Mr Fogg dut se précipiter vers elle
pour la protéger contre la violence des lames.
Le jour reparut. La tempête se déchaînait encore
avec une extrême fureur. Toutefois, le vent retomba
dans le sud-est. C' était une modification favorable,
et la Tankadère fit de nouveau route sur
cette mer démontée, dont les lames se heurtaient
alors à celles que provoquait la nouvelle aire du
vent. De là un choc de contre-houles qui eût écrasé
une embarcation moins solidement construite.
De temps en temps on apercevait la côte à travers
les brumes déchirées, mais pas un navire en vue.
La Tankadère était seule à tenir la mer.
à midi, il y eut quelques symptômes d' accalmie, qui,
avec l' abaissement du soleil sur l' horizon, se
prononcèrent plus nettement.
Le peu de durée de la tempête tenait à sa violence
même. Les passagers, absolument brisés, purent
manger un peu et prendre quelque repos.
La nuit fut relativement paisible. Le pilote fit
rétablir ses voiles au bas ris. La vitesse de
l' embarcation fut considérable. Le lendemain, 11,
au lever du jour, reconnaissance faite de la côte,
John Bunsby put affirmer qu' on n' était pas à
cent milles de Shangaï.
Cent milles, et il ne restait plus que cette journée
pour les faire ! C' était le soir même que Mr Fogg
devait arriver à Shangaï, s' il ne voulait pas
manquer le départ du paquebot de Yokohama. Sans
cette tempête, pendant laquelle il perdit plusieurs
heures, il n' eût pas été en ce moment à trente
milles du port.
La brise mollissait sensiblement, mais heureusement
la mer tombait avec elle. La goëlette se couvrit
de toile. Flèches, voiles d' étais, contre-foc, tout
portait, et la mer écumait sous l' étrave.
à midi, la Tankadère n' était pas à plus de
quarante-cinq milles de Shangaï.

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Il lui restait six heures encore pour gagner ce port
avant le départ du paquebot de Yokohama.
Les craintes furent vives à bord. On voulait arriver
à tout prix. Tous-Phileas Fogg excepté sans
doute-sentaient leur coeur battre d' impatience. Il
fallait que la petite goëlette se maintînt dans une
moyenne de neuf milles à l' heure, et le vent
mollissait toujours ! C' était une brise irrégulière,
des bouffées capricieuses venant de la côte. Elles
passaient, et la mer se déridait aussitôt après leur
passage.
Cependant l' embarcation était si légère, ses voiles
hautes, d' un fin tissu, ramassaient si bien les
folles brises, que, le courant aidant, à six heures,
John

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Bunsby ne comptait plus que dix milles jusqu' à la
rivière de Shangaï, car la ville elle-même est
située à une distance de douze milles au moins
au-dessus de l' embouchure.
à sept heures, on était encore à trois milles de
Shangaï. Un formidable juron s' échappa des lèvres
du pilote... la prime de deux cents livres allait
évidemment lui échapper. Il regarda Mr Fogg.
Mr Fogg était impassible, et cependant sa fortune
entière se jouait à ce moment...
à ce moment aussi, un long fuseau noir, couronné d' un
panache de fumée, apparut au ras de l' eau. C' était
le paquebot américain, qui sortait à l' heure
réglementaire.

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" malédiction ! S' écria John Bunsby, qui repoussa
la barre d' un bras désespéré.
-des signaux ! " dit simplement Phileas Fogg.
Un petit canon de bronze s' allongeait à l' avant de la
Tankadère. il servait à faire des signaux par
les temps de brume.
Le canon fut chargé jusqu' à la gueule, mais au moment
où le pilote allait appliquer un charbon ardent sur
la lumière :
" le pavillon en berne, " dit Mr Fogg.
Le pavillon fut amené à mi-mât. C' était un signal
de détresse, et l' on pouvait espérer que le paquebot
américain, l' apercevant, modifierait un instant sa
route pour rallier l' embarcation.
" feu ! " dit Mr Fogg.
Et la détonation du petit canon de bronze éclata
dans l' air.
xxii où Passepartout voit bien que, même aux
antipodes, il est prudent d' avoir quelque
argent dans sa poche.

le Carnatic, ayant quitté Hong-Kong, le
7 novembre, à six heures et demie du soir, se
dirigeait à toute vapeur vers les terres du
Japon. Il emportait un plein chargement de
marchandises et de passagers. Deux cabines de
l' arrière restaient inoccupées. C' étaient celles
qui avaient été retenues pour le compte de
Mr Phileas Fogg.
Le lendemain matin, les hommes de l' avant pouvaient
voir, non sans quelque surprise, un passager, l' oeil
à demi hébété, la démarche branlante, la tête
ébouriffée, qui sortait du capot des secondes et
venait en titubant s' asseoir sur une drôme.
Ce passager, c' était Passepartout en personne.
Voici ce qui était arrivé.
Quelques instants après que Fix eut quitté la
tabagie, deux garçons avaient enlevé Passepartout
profondément endormi, et l' avaient couché sur le lit
réservé aux fumeurs. Mais trois heures plus tard,
Passepartout, poursuivi jusque dans ses cauchemars
par une idée fixe, se réveillait et luttait contre
l' action stupéfiante du narcotique. La pensée du
devoir non accompli secouait sa torpeur.

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Il quittait ce lit d' ivrognes, et trébuchant,
s' appuyant aux murailles, tombant et se relevant,
mais toujours et irrésistiblement poussé par une
sorte d' instinct, il sortait de la tabagie, criant
comme dans un rêve : le Carnatic ! le
Carnatic !
le paquebot était là fumant, prêt à partir.
Passepartout n' avait que quelques pas à faire. Il
s' élança sur le pont volant, il franchit la coupée
et tomba inanimé à l' avant, au moment où le
Carnatic larguait ses amarres.
Quelques matelots, en gens habitués à ces sortes de
scènes, descendirent le pauvre garçon dans une
cabine des secondes, et Passepartout ne se réveilla
que le lendemain matin, à cent cinquante milles des
terres de la Chine.
Voilà donc pourquoi, ce matin-là, Passepartout se
trouvait sur le pont du Carnatic, et venait
humer à pleines gorgées les fraîches brises de la
mer. Cet air pur le dégrisa. Il commença à rassembler
ses idées et n' y parvint pas sans peine. Mais, enfin,
il se rappela les scènes de la veille, les
confidences de Fix, la tabagie, etc.
" il est évident, se dit-il, que j' ai été abominablement
grisé ! Que va dire Mr Fogg ? En tout cas, je n' ai
pas manqué le bateau, et c' est le principal. "
puis, songeant à Fix :
" pour celui-là, se dit-il, j' espère bien que nous
en sommes débarrassés, et qu' il n' a pas osé, après
ce qu' il m' a proposé, nous suivre sur le Carnatic.
un inspecteur de police, un détective aux trousses
de mon maître, accusé de ce vol commis à la banque
d' Angleterre ! Allons donc ! Mr Fogg est un
voleur comme je suis un assassin ! "
Passepartout devait-il raconter ces choses à son
maître ? Convenait-il de lui apprendre le rôle joué
par Fix dans cette affaire ? Ne ferait-il pas mieux
d' attendre son arrivée à Londres, pour lui dire
qu' un agent de la police métropolitaine l' avait
filé autour du monde, et pour en rire avec lui ?
Oui, sans doute. En tout cas, question à examiner.
Le plus pressé, c' était de rejoindre Mr Fogg et
de lui faire agréer ses excuses pour cette
inqualifiable conduite.
Passepartout se leva donc. La mer était houleuse,
et le paquebot roulait fortement. Le digne garçon,
aux jambes peu solides encore, gagna tant bien
que mal l' arrière du navire.
Sur le pont, il ne vit personne qui ressemblât ni
à son maître, ni à Mrs Aouda.
" bon, fit-il, Mrs Aouda est encore couchée à cette
heure. Quant à Mr Fogg, il aura trouvé quelque
joueur de whist, et suivant son habitude... "
ce disant, Passepartout descendit au salon.
Mr Fogg n' y était pas. Passepartout n' avait qu' une
chose à faire : c' était de demander au purser quelle
cabine

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occupait Mr Fogg. Le purser lui répondit qu' il ne
connaissait aucun passager de ce nom.
" pardonnez-moi, dit Passepartout en insistant. Il
s' agit d' un gentleman, grand, froid, peu
communicatif, accompagné d' une jeune dame...
-nous n' avons pas de jeune dame à bord, répondit
le purser. Au surplus, voici la liste des passagers.
Vous pouvez la consulter. "
Passepartout consulta la liste... le nom de son
maître n' y figurait pas. Il eut comme un
éblouissement. Puis une idée lui traversa le cerveau.
" ah çà ! Je suis bien sur le Carnatic ?
s' écria-t-il.
-oui, répondit le purser.
-en route pour Yokohama ?
-parfaitement. "
Passepartout avait eu un instant cette crainte de
s' être trompé de navire ! Mais s' il était sur le
Carnatic, il était certain que son maître ne
s' y trouvait pas.
Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil.
C' était un coup de foudre. Et, soudain, la lumière
se fit en lui. Il se rappela que l' heure du départ
du Carnatic avait été avancée, qu' il devait
prévenir son maître, et qu' il ne l' avait pas fait !
C' était donc sa faute si Mr Fogg et Mrs Aouda
avaient manqué ce départ !
Sa faute, oui, mais plus encore celle du traître qui,
pour le séparer de son maître, pour retenir celui-ci
à Hong-Kong, l' avait enivré ! Car il comprit enfin
la manoeuvre de l' inspecteur de police. Et maintenant,
Mr Fogg, à coup sûr ruiné, son pari perdu, arrêté,
emprisonné peut-être ! ... Passepartout, à cette
pensée, s' arracha les cheveux. Ah ! Si jamais Fix
lui tombait sous la main, quel règlement de comptes !
Enfin, après le premier moment d' accablement,
Passepartout reprit son sang-froid et étudia la
situation. Elle était peu enviable. Le français se
trouvait en route pour le Japon. Certain d' y
arriver, comment en reviendrait-il ? Il avait la
poche vide. Pas un shilling, pas un penny ! Toutefois,
son passage et sa nourriture à bord étaient payés
d' avance. Il avait donc cinq ou six jours devant lui
pour prendre un parti. S' il mangea et but pendant
cette traversée, cela ne saurait se décrire. Il
mangea pour son maître, pour Mrs Aouda et pour
lui-même. Il mangea comme si le Japon, où il allait
aborder, eût été un pays désert, dépourvu de toute
substance comestible.
Le 13, à la marée du matin, le Carnatic entrait
dans le port de Yokohama.
Ce point est une relâche importante du Pacifique,
où font escale tous les steamers employés au
service de la poste et des voyageurs entre
l' Amérique du nord, la Chine, le Japon et les
îles de la Malaisie. Yokohama est située dans la

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baie même de Yeddo, à peu de distance de cette
immense ville, seconde capitale de l' empire japonais,
autrefois résidence du taïkoun, du temps que cet
empereur civil existait, et rivale de Meako, la
grande cité qu' habite le mikado, empereur
ecclésiastique, descendant des dieux.
Le Carnatic vint se ranger au quai de
Yokohama, près des jetées du port et des magasins
de la douane, au milieu de nombreux navires
appartenant à toutes les nations.
Passepartout mit le pied, sans aucun enthousiasme,
sur cette terre si curieuse des fils du soleil. Il
n' avait rien de mieux à faire que de prendre le hasard
pour guide, et d' aller à l' aventure par les rues
de la ville.
Passepartout se trouva d' abord dans une cité
absolument européenne, avec des maisons à basses
façades, ornées de vérandahs sous lesquelles se
développaient d' élégants péristyles, et qui
couvrait de ses rues, de ses places, de ses docks,
de ses entrepôts, tout l' espace compris depuis le
promontoire du traité jusqu' à la rivière. Là, comme
à Hong-Kong, comme à Calcutta, fourmillait un
pêle-mêle de gens de toutes races, américains,
anglais, chinois, hollandais, marchands prêts à
tout vendre et à tout acheter, au milieu desquels
le français se trouvait aussi étranger que s' il
eût été jeté au pays des hottentots.
Passepartout avait bien une ressource : c' était
de se recommander près des agents consulaires
français ou anglais établis à Yokohama ; mais il
lui répugnait de raconter son histoire, si intimement
mêlée à celle de son maître, et avant d' en venir là,
il voulait avoir épuisé toutes les autres chances.
Donc, après avoir parcouru la partie européenne de
la ville, sans que le hasard l' eût en rien servi,
il entra dans la partie japonaise, décidé, s' il le
fallait, à pousser jusqu' à Yeddo.
Cette portion indigène de Yokohama est appelée
Benten, du nom d' une déesse de la mer, adorée sur
les îles voisines. Là se voyaient d' admirables allées
de sapins et de cèdres, des portes sacrées d' une
architecture étrange, des ponts enfouis au milieu
des bambous et des roseaux, des temples abrités sous
le couvert immense et mélancolique des cèdres
séculaires, des bonzeries au fond desquelles
végétaient les prêtres du bouddhisme et les
sectateurs de la religion de Confucius, des rues
interminables où l' on eût pu recueillir une moisson
d' enfants au teint rose et aux joues rouges, petits
bonshommes qu' on eût dit découpés dans quelque
paravent indigène, et qui se jouaient au milieu de
caniches à jambes courtes et de chats jaunâtres,
sans queue, très-paresseux et très-caressants.
Dans les rues, ce n' était que fourmillement,
va-et-vient incessant : bonzes

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passant processionnellement en frappant leurs
tambourins monotones, yakounines, officiers de
douane ou de police, à chapeaux pointus incrustés
de laque et portant deux sabres à leur ceinture,
soldats vêtus de cotonnades bleues à raies
blanches et armés du fusil à percussion, hommes
d' armes du mikado, ensachés dans leur pourpoint de
soie, avec haubert et cotte de mailles, et nombre
d' autres militaires de toutes conditions, -car,
au Japon, la profession de soldat est autant
estimée qu' elle est dédaignée en Chine. Puis, des
frères quêteurs, des pèlerins en longues robes, de
simples civils, chevelure lisse et d' un noir d' ébène,
tête grosse, buste long, jambes grêles, taille peu
élevée, teint coloré depuis les sombres nuances du
cuivre jusqu' au blanc mat, mais jamais jaune comme
celui des chinois, dont les japonais diffèrent
essentiellement. Enfin, entre les voitures, les
palanquins, les chevaux, les porteurs, les brouettes
à voile, les " norimons " à parois de laque, les
" cangos " moelleux, véritables litières en bambous,
on voyait circuler, à petits pas de leur petit pied,
chaussé de souliers de toile, de sandales de paille
ou de socques en bois ouvragé, quelques femmes peu
jolies, les yeux bridés, la poitrine déprimée, les
dents noircies au goût du jour, mais portant avec
élégance le vêtement national, le " kirimon " , sorte
de robe de chambre croisée d' une écharpe de soie,
dont la large ceinture s' épanouissait derrière en
un noeud extravagant, -que les modernes parisiennes
semblent avoir emprunté aux japonaises.
Passepartout se promena pendant quelques heures
au milieu de cette foule bigarrée, regardant aussi
les curieuses et opulentes boutiques, les bazars où
s' entasse tout le clinquant de l' orfévrerie
japonaise, les " restaurations " ornées de banderoles
et de bannières, dans lesquelles il lui était
interdit d' entrer, et ces maisons de thé où se boit
à pleine tasse l' eau chaude odorante, avec le
" saki " , liqueur tirée du riz en fermentation, et
ces confortables tabagies où l' on fume un tabac
très-fin, et non l' opium, dont l' usage est à peu
près inconnu au Japon.
Puis Passepartout se trouva dans les champs, au
milieu des immenses rizières. Là s' épanouissaient,
avec des fleurs qui jetaient leurs dernières
couleurs et leurs derniers parfums, des camélias
éclatants, portés non plus sur des arbrisseaux,
mais sur des arbres, et, dans les enclos de bambous,
des cerisiers, des pruniers, des pommiers, que les
indigènes cultivent plutôt pour leurs fleurs que
pour leurs fruits, et que des mannequins grimaçants,
des tourniquets criards défendent contre le bec
des moineaux, des pigeons, des corbeaux et autres
volatiles voraces. Pas de cèdre majestueux qui
n' abritât quelque grand aigle ; pas de saule pleureur
qui ne recouvrît de son feuillage quelque héron,
mélancoliquement perché sur une patte ; enfin,
partout des corneilles, des canards, des

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éperviers, des oies sauvages, et grand nombre de
ces grues que les japonais traitent de " seigneuries " ,
et qui symbolisent pour eux la longévité et le
bonheur.
En errant ainsi, Passepartout aperçut quelques
violettes entre les herbes :
" bon ! Dit-il, voilà mon souper. "
mais les ayant senties, il ne leur trouva aucun
parfum.
" pas de chance ! " pensa-t-il.
Certes, l' honnête garçon avait, par prévision,
aussi copieusement déjeuné qu' il avait pu avant
de quitter le Carnatic ; mais après une
journée de promenade, il se sentit l' estomac
très-creux. Il avait bien remarqué que moutons,
chèvres ou porcs, manquaient absolument aux
étalages des bouchers indigènes, et, comme il
savait que c' est un sacrilége de tuer les boeufs,
uniquement réservés aux besoins de l' agriculture,
il en avait conclu que la viande était rare au
Japon. Il ne se trompait pas ; mais à défaut de
viande de boucherie, son estomac se fût fort
accommodé des quartiers de sanglier ou de daim,
des perdrix ou des cailles, de la volaille ou du
poisson, dont les japonais se nourrissent presque
exclusivement avec le produit des rizières. Mais
il dut faire contre fortune bon coeur, et remit
au lendemain le soin de pourvoir à sa nourriture.
La nuit vint. Passepartout rentra dans la ville
indigène, et il erra dans les rues au milieu des
lanternes multicolores, regardant les groupes de
baladins exécuter leurs prestigieux exercices, et
les astrologues en plein vent qui amassaient la
foule autour de leur lunette. Puis il revit la
rade, émaillée des feux de pêcheurs, qui attiraient
le poisson à la lueur de résines enflammées.
Enfin les rues se dépeuplèrent. à la foule
succédèrent les rondes des yakounines. Ces officiers,
dans leurs magnifiques costumes et au milieu de
leur suite, ressemblaient à des ambassadeurs, et
Passepartout répétait plaisamment, chaque fois qu' il
rencontrait quelque patrouille éblouissante :
" allons, bon ! Encore une ambassade japonaise qui
part pour l' Europe ! "
xxiii dans lequel le nez de Passepartout
s' allonge démesurément.

le lendemain, Passepartout, éreinté, affamé, se
dit qu' il fallait manger à tout prix, et que le
plus tôt serait le mieux. Il avait bien cette
ressource de vendre

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sa montre, mais il fût plutôt mort de faim. C' était
alors le cas ou jamais, pour ce brave garçon,
d' utiliser la voix forte, sinon mélodieuse, dont la
nature l' avait gratifié.
Il savait quelques refrains de France et d' Angleterre,
et il résolut de les essayer. Les japonais devaient
certainement être amateurs de musique, puisque tout
se fait chez eux aux sons des cymbales, du tam-tam
et des tambours, et ils ne pouvaient qu' apprécier
les talents d' un virtuose européen.
Mais peut-être était-il un peu matin pour organiser
un concert, et les dilettanti, inopinément réveillés,
n' auraient peut-être pas payé le chanteur en monnaie
à l' effigie du mikado.

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Passepartout se décida donc à attendre quelques
heures ; mais, tout en cheminant, il fit cette
réflexion qu' il semblerait trop bien vêtu pour
un artiste ambulant, et l' idée lui vint alors
d' échanger ses vêtements contre une défroque
plus en harmonie avec sa position. Cet échange
devait, d' ailleurs, produire une soulte, qu' il
pourrait immédiatement appliquer à satisfaire
son appétit.
Cette résolution prise, restait à l' exécuter. Ce
ne fut qu' après de longues recherches que Passepartout
découvrit un brocanteur indigène, auquel il exposa
sa demande. L' habit européen plut au brocanteur, et
bientôt Passepartout sortait affublé d' une vieille
robe japonaise et coiffé d' une sorte de turban à
côtes, décoloré sous l' action du temps. Mais, en
retour, quelques piécettes d' argent résonnaient dans
sa poche.
" bon, pensa-t-il, je me figurerai que nous sommes
en carnaval ! "
le premier soin de Passepartout, ainsi " japonaisé " ,
fut d' entrer dans une " tea-house " de modeste
apparence, et là, d' un reste de volaille et de
quelques poignées de riz, il déjeuna en homme pour
qui le dîner serait encore un problème à résoudre.
" maintenant, se dit-il quand il fut copieusement
restauré, il s' agit de ne pas perdre la tête. Je n' ai
plus la ressource de vendre cette défroque contre une
autre encore plus japonaise. Il faut donc aviser au
moyen de quitter le plus promptement possible ce
pays du soleil, dont je ne garderai qu' un lamentable
souvenir ! "
Passepartout songea alors à visiter les paquebots
en partance pour l' Amérique. Il comptait s' offrir
en qualité de cuisinier ou de domestique, ne
demandant pour toute rétribution que le passage et
la nourriture. Une fois à San-Francisco, il verrait
à se tirer d' affaire. L' important, c' était de
traverser ces quatre mille sept cents milles du
Pacifique qui s' étendent entre le Japon et le
nouveau-monde.
Passepartout, n' étant point homme à laisser languir
une idée, se dirigea vers le port de Yokohama. Mais
à mesure qu' il s' approchait des docks, son projet,
qui lui avait paru si simple au moment où il en
avait eu l' idée, lui semblait de plus en plus
inexécutable. Pourquoi aurait-on besoin d' un
cuisinier ou d' un domestique à bord d' un paquebot
américain, et quelle confiance inspirerait-il,
affublé de la sorte ? Quelles recommandations faire
valoir ? Quelles références indiquer ?
Comme il réfléchissait ainsi, ses regards tombèrent
sur une immense affiche qu' une sorte de clown
promenait dans les rues de Yokohama. Cette affiche
était ainsi libellée en anglais :

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troupe japonaise acrobatique de l' honorable
William Batulcar
dernières représentations avant leur départ
pour les états-Unis d' Amérique des
" longs-nez-longs-nez "
sous l' invocation directe du dieu Tingou.
grande attraction !

" les états-Unis d' Amérique ! S' écria Passepartout,
voilà justement mon affaire ! ... "
il suivit l' homme-affiche, et, à sa suite, il rentra
bientôt dans la ville japonaise. Un quart d' heure
plus tard, il s' arrêtait devant une vaste case, que
couronnaient plusieurs faisceaux de banderoles, et
dont les parois extérieures représentaient, sans
perspective, mais en couleurs violentes, toute une
bande de jongleurs.
C' était l' établissement de l' honorable Batulcar,
sorte de Barnum américain, directeur d' une troupe
de saltimbanques, jongleurs, clowns, acrobates,
équilibristes, gymnastes, qui, suivant l' affiche,
donnait ses dernières représentations avant de quitter
l' empire du soleil pour les états de l' union.
Passepartout entra sous un péristyle qui précédait
la case, et demanda Mr Batulcar. Mr Batulcar
apparut en personne.
" que voulez-vous ? Dit-il à Passepartout, qu' il
prit d' abord pour un indigène.
-avez-vous besoin d' un domestique ? Demanda
Passepartout.
-un domestique, s' écria le Barnum en caressant
l' épaisse barbiche grise qui foisonnait sous son
menton, j' en ai deux, obéissants, fidèles, qui ne
m' ont jamais quitté, et qui me servent pour rien,
à condition que je les nourrisse... et les voilà,
ajouta-t-il en montrant ses deux bras robustes,
sillonnés de veines grosses comme des cordes de
contre-basse.
-ainsi, je ne puis vous être bon à rien ?
-à rien.
-diable ! ça m' aurait pourtant fort convenu de
partir avec vous.
-ah çà, dit l' honorable Batulcar, vous êtes
japonais comme je suis un singe ! Pourquoi donc
êtes-vous habillé de la sorte ?
-on s' habille comme on peut !
-vrai, cela. Vous êtes un français, vous ?

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-oui, un parisien de Paris.
-alors, vous devez savoir faire des grimaces ?
-ma foi, répondit Passepartout, vexé de voir sa
nationalité provoquer cette demande, nous autres
français, nous savons faire des grimaces, c' est
vrai, mais pas mieux que les américains !
-juste. Eh bien, si je ne vous prends pas comme
domestique, je peux vous prendre comme clown. Vous
comprenez, mon brave. En France, on exhibe des
farceurs étrangers, et à l' étranger, des farceurs
français !
-ah !
-vous êtes vigoureux, d' ailleurs ?
-surtout quand je sors de table.
-et vous savez chanter ?
-oui, répondit Passepartout, qui avait autrefois
fait sa partie dans quelques concerts de rue.
-mais savez-vous chanter la tête en bas, avec une
toupie tournante sur la plante du pied gauche, et
un sabre en équilibre sur la plante du pied droit ?
-parbleu ! Répondit Passepartout, qui se rappelait
les premiers exercices de son jeune âge.
-c' est que, voyez-vous, tout est là ! " répondit
l' honorable Batulcar.
L' engagement fut conclu hic et nunc.
enfin, Passepartout avait trouvé une position. Il
était engagé pour tout faire dans la célèbre troupe
japonaise. C' était peu flatteur, mais avant huit
jours il serait en route pour San-Francisco.
La représentation, annoncée à grand fracas par
l' honorable Batulcar, devait commencer à trois heures,
et bientôt les formidables instruments d' un orchestre
japonais, tambours et tam-tams, tonnaient à la porte.
On comprend bien que Passepartout n' avait pu
étudier un rôle, mais il devait prêter l' appui de ses
solides épaules dans le grand exercice de la
" grappe humaine " exécuté par les longs-nez du dieu
Tingou. Ce " great attraction " de la représentation
devait clore la série des exercices.
Avant trois heures, les spectateurs avaient envahi
la vaste case. Européens et indigènes, chinois et
japonais, hommes, femmes et enfants, se précipitaient
sur les étroites banquettes et dans les loges qui
faisaient face à la scène. Les musiciens étaient
rentrés à l' intérieur, et l' orchestre au complet,
gongs, tam-tams, cliquettes, flûtes, tambourins et
grosses caisses, opéraient avec fureur.
Cette représentation fut ce que sont toutes ces
exhibitions d' acrobates. Mais il faut bien avouer
que les japonais sont les premiers équilibristes du
monde. L' un,

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armé de son éventail et de petits morceaux de papier,
exécutait l' exercice si gracieux des papillons et des
fleurs. Un autre, avec la fumée odorante de sa
pipe, traçait rapidement dans l' air une série de mots
bleuâtres, qui formaient un compliment à l' adresse
de l' assemblée. Celui-ci jonglait avec des bougies
allumées, qu' il éteignit successivement quand elles
passèrent devant ses lèvres, et qu' il ralluma l' une
à l' autre sans interrompre un seul instant sa
prestigieuse jonglerie. Celui-là reproduisit, au
moyen de toupies tournantes, les plus invraisemblables
combinaisons ; sous sa main, ces ronflantes machines
semblaient s' animer d' une vie propre dans leur
interminable giration ; elles couraient sur des
tuyaux de pipe, sur des tranchants de sabre, sur des
fils de fer, véritables cheveux tendus d' un côté de
la scène à l' autre ; elles faisaient le tour de
grands vases de cristal, elles gravissaient des
échelles de bambou, elles se dispersaient dans tous
les coins, produisant des effets harmoniques d' un
étrange caractère en combinant leurs tonalités
diverses. Les jongleurs jonglaient avec elles, et
elles tournaient dans l' air ; ils les lançaient comme
des volants, avec des raquettes de bois, et elles
tournaient toujours ; ils les fourraient dans leur
poche, et quand ils les retiraient, elles tournaient
encore, -jusqu' au moment où un ressort détendu les
faisait s' épanouir en gerbes d' artifice !
Inutile de décrire ici les prodigieux exercices des
acrobates et gymnastes de la troupe. Les tours de
l' échelle, de la perche, de la boule, des tonneaux,
etc., furent exécutés avec une précision remarquable.
Mais le principal attrait de la représentation était
l' exhibition de ces " longs-nez " , étonnants
équilibristes que l' Europe ne connaît pas encore.
Ces longs-nez forment une corporation particulière
placée sous l' invocation directe du dieu Tingou.
Vêtu comme des héros du moyen âge, ils portaient
une splendide paire d' ailes à leurs épaules. Mais
ce qui les distinguait plus spécialement, c' était
ce long nez dont leur face était agrémentée,
et surtout l' usage qu' ils en faisaient. Ces nez
n' étaient rien moins que des bambous, longs de cinq,
de six, de dix pieds, les uns droits, les autres
courbés, ceux-ci lisses, ceux-là verruqueux. Or,
c' était sur ces appendices, fixés d' une façon
solide, que s' opéraient tous leurs exercices
d' équilibre. Une douzaine de ces sectateurs du
dieu Tingou se couchèrent sur le dos, et leurs
camarades vinrent s' ébattre sur leurs nez, dressés
comme des paratonnerres, sautant, voltigeant de
celui-ci à celui-là, et exécutant les tours les plus
invraisemblables.
Pour terminer, on avait spécialement annoncé au
public la pyramide humaine, dans laquelle une
cinquantaine de longs-nez devaient figurer le
" char de Jaggernaut " . Mais au lieu de former cette
pyramide en prenant leurs épaules pour

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point d' appui, les artistes de l' honorable Batulcar
ne devaient s' emmancher que par leur nez. Or, l' un
de ceux qui formaient la base du char avait quitté
la troupe, et comme il suffisait d' être vigoureux et
adroit, Passepartout avait été choisi pour le
remplacer.
Certes, le digne garçon se sentit tout piteux,
quand-triste souvenir de sa jeunesse-il eut
endossé son costume du moyen âge, orné d' ailes
multicolores, et qu' un nez de six pieds lui eût été
appliqué sur la face ! Mais enfin, ce nez, c' était
son gagne-pain, et il en prit son parti.
Passepartout entra en scène, et vint se ranger avec
ceux de ses collègues qui devaient figurer la base
du char de Jaggernaut. Tous s' étendirent à terre,
le nez dressé vers le ciel. Une seconde section
d' équilibristes vint se poser sur ces longs
appendices, une troisième s' étagea au-dessus, puis
une quatrième, et sur ces nez qui ne se touchaient
que par leur pointe, un monument humain s' éleva
bientôt jusqu' aux frises du théâtre.
Or, les applaudissements redoublaient, et les
instruments de l' orchestre éclataient comme
autant de tonnerres, quand la pyramide s' ébranla,
l' équilibre se rompit, un des nez de la base vint
à manquer, et le monument s' écroula comme un
château de cartes...
c' était la faute à Passepartout qui, abandonnant
son poste, franchissant la rampe sans le secours
de ses ailes, et grimpant à la galerie de droite,
tombait aux pieds d' un spectateur en s' écriant :
" ah ! Mon maître ! Mon maître !
-vous ?
-moi !
-eh bien ! En ce cas, au paquebot, mon garçon ! ... "
Mr Fogg, Mrs Aouda, qui l' accompagnait,
Passepartout s' étaient précipités par les couloirs
au dehors de la case. Mais, là, ils trouvèrent
l' honorable Batulcar, furieux, qui réclamait des
dommages-intérêts pour " la casse " . Phileas Fogg
apaisa sa fureur en lui jetant une poignée de
bank-notes. Et, à six heures et demie, au moment
où il allait partir, Mr Fogg et Mrs Aouda
mettaient le pied sur le paquebot américain, suivis
de Passepartout, les ailes au dos, et sur la face
ce nez de six pieds qu' il n' avait pas encore pu
arracher de son visage !

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xxiv pendant lequel s' accomplit la traversée de
l' océan pacifique.

ce qui était arrivé en vue de Shangaï, on le
comprend. Les signaux faits par la Tankadère
avaient été aperçus du paquebot de Yokohama.
Le capitaine, voyant un pavillon en berne, s' était
dirigé vers la petite goëlette. Quelques instants
après, Phileas Fogg, soldant son passage au prix
convenu, mettait dans la poche du patron
John Bunsby cinq cent cinquante livres
(14750 francs). Puis l' honorable gentleman,
Mrs Aouda et Fix étaient montés à bord du
steamer, qui avait aussitôt fait route pour Nagasaki
et Yokohama.
Arrivé le matin même, 14 novembre, à l' heure
réglementaire, Phileas Fogg, laissant Fix
aller à ses affaires, s' était rendu à bord du
Carnatic, et là il apprenait, à la grande
joie de Mrs Aouda, -et peut-être à la sienne,
mais du moins il n' en laissa rien paraître, -
que le français Passepartout était effectivement
arrivé la veille à Yokohama.
Phileas Fogg, qui devait repartir le soir même
pour San-Francisco, se mit immédiatement à la
recherche de son domestique. Il s' adressa, mais
en vain, aux agents consulaires français et anglais,
et, après avoir inutilement parcouru les rues de
Yokohama, il désespérait de retrouver Passepartout,
quand le hasard, ou peut-être une sorte de
pressentiment, le fit entrer dans la case de
l' honorable Batulcar. Il n' eût certes point
reconnu son serviteur sous cet excentrique
accoutrement de héraut ; mais celui-ci, dans sa
position renversée, aperçut son maître à la galerie.
Il ne put retenir un mouvement de son nez. De là
rupture de l' équilibre, et ce qui s' ensuivit.
Voilà ce que Passepartout apprit de la bouche même
de Mrs Aouda, qui lui raconta alors comment s' était
faite cette traversée de Hong-Kong à Yokohama,
en compagnie d' un sieur Fix, sur la goëlette la
Tankadère.
au nom de Fix, Passepartout ne sourcilla pas. Il
pensait que le moment n' était pas venu de dire à
son maître ce qui s' était passé entre l' inspecteur
de police et lui. Aussi, dans l' histoire que
Passepartout fit de ses aventures, il s' accusa
et s' excusa seulement d' avoir été surpris par
l' ivresse de l' opium dans une tabagie de Yokohama.

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Mr Fogg écouta froidement ce récit, sans répondre ;
puis il ouvrit à son domestique un crédit suffisant
pour que celui-ci pût se procurer à bord des habits
plus convenables. Et, en effet, une heure ne s' était
pas écoulée, que l' honnête garçon, ayant coupé son
nez et rogné ses ailes, n' avait plus rien en lui qui
rappelât le sectateur du dieu Tingou.
Le paquebot faisant la traversée de Yokohama à
San-Francisco appartenait à la compagnie du
" pacific mail steam " , et se nommait le
general-Grant. c' était un vaste steamer à
roues, jaugeant deux mille cinq cents tonnes, bien
aménagé et doué d' une grande vitesse. Un énorme
balancier s' élevait et s' abaissait successivement
au-dessus du pont ; à l' une de ses extrémités
s' articulait la tige d' un

p137

piston, et à l' autre celle d' une bielle, qui,
transformant le mouvement rectiligne en mouvement
circulaire, s' appliquait directement à l' arbre des
roues. Le general-Grant était gréé en
trois-mâts goëlette, et il possédait une grande
surface de voilure, qui aidait puissamment la vapeur.
à filer ses douze milles à l' heure, le paquebot
ne devait pas employer plus de vingt et un jours
pour traverser le pacifique. Phileas Fogg était
donc autorisé à croire que, rendu le 2 décembre
à San-Francisco, il serait le 11 à New-York
et le 20 à Londres, -gagnant ainsi de quelques
heures cette date fatale du 21 décembre.
Les passagers étaient assez nombreux à bord du
steamer, des anglais, beaucoup d' américains, une
véritable émigration de coolies pour l' Amérique,
et un

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certain nombre d' officiers de l' armée des Indes,
qui utilisaient leur congé en faisant le tour du
monde.
Pendant cette traversée il ne se produisit aucun
incident nautique. Le paquebot, soutenu sur ses
larges roues, appuyé par sa forte voilure, roulait
peu. L' océan Pacifique justifiait assez son nom.
Mr Fogg était aussi calme, aussi peu communicatif
que d' ordinaire. Sa jeune compagne se sentait de
plus en plus attachée à cet homme par d' autres liens
que ceux de la reconnaissance. Cette silencieuse
nature, si généreuse en somme, l' impressionnait plus
qu' elle ne le croyait, et c' était presque à son insu
qu' elle se laissait aller à des sentiments dont
l' énigmatique Fogg ne semblait aucunement subir
l' influence.
En outre, Mrs Aouda s' intéressait prodigieusement
aux projets du gentleman. Elle s' inquiétait des
contrariétés qui pouvaient compromettre le succès du
voyage. Souvent elle causait avec Passepartout, qui
n' était point sans lire entre les lignes dans le
coeur de Mrs Aouda. Ce brave garçon avait, maintenant,
à l' égard de son maître, la foi du charbonnier ; il ne
tarissait pas en éloges sur l' honnêteté, la générosité,
le dévouement de Phileas Fogg ; puis il rassurait
Mrs Aouda sur l' issue du voyage, répétant que le
plus difficile était fait, que l' on était sorti de
ces pays fantastiques de la Chine et du Japon,
que l' on retournait aux contrées civilisées, et enfin
qu' un train de San-Francisco à New-York et un
transatlantique de New-York à Londres suffiraient,
sans doute, pour achever cet impossible tour du
monde dans les délais convenus.
Neuf jours après avoir quitté Yokohama, Phileas Fogg
avait exactement parcouru la moitié du globe
terrestre.
En effet, le general-Grant, le 23 novembre,
passait au cent quatre-vingtième méridien, celui
sur lequel se trouvent, dans l' hémisphère austral,
les antipodes de Londres. Sur quatre-vingts jours
mis à sa disposition, Mr Fogg, il est vrai, en
avait employé cinquante-deux, et il ne lui en restait
plus que vingt-huit à dépenser. Mais il faut
remarquer que si le gentleman se trouvait à moitié
route seulement " par la différence des méridiens, "
il avait en réalité accompli plus des deux tiers du
parcours total. Quels détours forcés, en effet, de
Londres à Aden, d' Aden à Bombay, de Calcutta à
Singapore, de Singapore à Yokohama ! à suivre
circulairement le cinquantième parallèle, qui est
celui de Londres, la distance n' eût été que de
douze mille milles environ, tandis que Phileas Fogg
était forcé, par les caprices des moyens de locomotion,
d' en parcourir vingt-six mille dont il avait fait
environ dix-sept mille cinq cents, à cette date du
23 novembre. Mais maintenant la route était droite,
et Fix n' était plus là pour y accumuler les
obstacles !

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Il arriva aussi que, ce 23 novembre, Passepartout
éprouva une grande joie. On se rappelle que l' entêté
s' était obstiné à garder l' heure de Londres à sa
fameuse montre de famille, tenant pour fausses toutes
les heures des pays qu' il traversait. Or, ce jour-là,
bien qu' il ne l' eût jamais ni avancée ni retardée, sa
montre se trouva d' accord avec les chronomètres du
bord.
Si Passepartout triompha, cela se comprend de reste.
Il aurait bien voulu savoir ce que Fix aurait pu
dire, s' il eût été présent.
" ce coquin qui me racontait un tas d' histoires sur
les méridiens, sur le soleil, sur la lune ! Répétait
Passepartout. Hein ! Ces gens-là ! Si on les
écoutait, on ferait de la belle horlogerie ! J' étais
bien sûr qu' un jour ou l' autre, le soleil se
déciderait à se régler sur ma montre ! ... "
Passepartout ignorait ceci : c' est que si le cadran
de sa montre eût été divisé en vingt-quatre heures
comme les horloges italiennes, il n' aurait eu aucun
motif de triompher, car les aiguilles de son
instrument, quand il était neuf heures du matin à
bord, auraient indiqué neuf heures du soir,
c' est-à-dire la vingt et unième heure depuis minuit, -
différence précisément égale à celle qui existe entre
Londres et le cent quatre-vingtième méridien.
Mais si Fix avait été capable d' expliquer cet effet
purement physique, Passepartout, sans doute, eût
été incapable, sinon de le comprendre, du moins de
l' admettre. Et en tout cas, si, par impossible,
l' inspecteur de police se fût inopinément montré
à bord en ce moment, il est probable que Passepartout,
à bon droit rancunier, eût traité avec lui un sujet
tout différent et d' une toute autre manière.
Or, où était Fix en ce moment ? ...
Fix était précisément à bord du general-Grant.
en effet, en arrivant à Yokohama, l' agent,
abandonnant Mr Fogg qu' il comptait retrouver dans
la journée, s' était immédiatement rendu chez le
consul anglais. Là, il avait enfin trouvé le mandat,
qui, courant après lui depuis Bombay, avait déjà
quarante jours de date, -mandat qui lui avait été
expédié de Hong-Kong par ce même Carnatic à
bord duquel on le croyait. Qu' on juge du
désappointement du détective ! Le mandat devenait
inutile ! Le sieur Fogg avait quitté les possessions
anglaises ! Un acte d' extradition était maintenant
nécessaire pour l' arrêter !
" soit ! Se dit Fix, après le premier moment de
colère, mon mandat n' est plus bon ici, il le sera
en Angleterre. Ce coquin a tout l' air de revenir
dans sa patrie, croyant avoir dépisté la police.
Bien. Je le suivrai jusque-là. Quant à l' argent,
Dieu veuille qu' il en reste ! Mais en voyages,
en primes, en procès, en amendes,

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en éléphant, en frais de toute sorte, mon homme a
déjà laissé plus de cinq mille livres sur sa route.
Après tout, la banque est riche ! "
son parti pris, il s' embarqua aussitôt sur le
general-Grant. il était à bord, quand Mr Fogg
et Mrs Aouda y arrivèrent. à son extrême surprise,
il reconnut Passepartout sous son costume de
héraut. Il se cacha aussitôt dans sa cabine, afin
d' éviter une explication qui pouvait tout compromettre,
-et, grâce au nombre des passagers, il comptait
bien n' être point aperçu de son ennemi, lorsque
ce jour-là précisément il se trouva face à face avec
lui sur l' avant du navire.
Passepartout sauta à la gorge de Fix, sans autre
explication, et, au grand plaisir de certains
américains qui parièrent immédiatement pour lui,
il administra au malheureux inspecteur une volée
superbe, qui démontra la haute supériorité de la
boxe française sur la boxe anglaise.
Quand Passepartout eut fini, il se trouva plus
calme et comme soulagé. Fix se releva, en assez
mauvais état, et, regardant son adversaire, il
lui dit froidement :
" est-ce fini ?
-oui, pour l' instant.
-alors venez me parler.
-que je...
-dans l' intérêt de votre maître. "
Passepartout, comme subjugué par ce sang-froid,
suivit l' inspecteur de police, et tous deux
s' assirent à l' avant du steamer.
" vous m' avez rossé, dit Fix. Bien. à présent,
écoutez-moi. Jusqu' ici j' ai été l' adversaire de
Monsieur Fogg, mais maintenant je suis dans son
jeu.
-enfin ! S' écria Passepartout, vous le croyez un
honnête homme ?
-non, répondit froidement Fix, je le crois un
coquin... chut ! Ne bougez pas et laissez-moi dire.
Tant que Monsieur Fogg a été sur les possessions
anglaises, j' ai eu intérêt à le retenir en attendant
un mandat d' arrestation. J' ai tout fait pour cela.
J' ai lancé contre lui les prêtres de Bombay, je
vous ai enivré à Hong-Kong, je vous ai séparé de
votre maître, je lui ai fait manquer le paquebot
de Yokohama... "
Passepartout écoutait, les poings fermés.
" maintenant, reprit Fix, Monsieur Fogg semble
retourner en Angleterre ? Soit, je le suivrai.
Mais, désormais, je mettrai à écarter les obstacles
de sa route autant de soin et de zèle que j' en ai
mis jusqu' ici à les accumuler. Vous le voyez,
mon jeu est changé, et il est changé parce que mon
intérêt le veut.

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J' ajoute que votre intérêt est pareil au mien, car
c' est en Angleterre seulement que vous saurez si
vous êtes au service d' un criminel ou d' un honnête
homme ! "
Passepartout avait très-attentivement écouté Fix,
et il fut convaincu que Fix parlait avec une
entière bonne foi.
" sommes-nous amis ? Demanda Fix.
-amis, non, répondit Passepartout. Alliés, oui, et
sous bénéfice d' inventaire, car, à la moindre
apparence de trahison, je vous tords le cou.
-convenu, " dit tranquillement l' inspecteur de
police.
Onze jours après, le 3 décembre, le general-Grant
entrait dans la baie de la Porte-d' Or et arrivait
à San-Francisco.
Mr Fogg n' avait encore ni gagné ni perdu un seul
jour.
xxv où l' on donne un léger aperçu de
San-Francisco, un jour de meeting.

il était sept heures du matin, quand Phileas Fogg,
Mrs Aouda et Passepartout prirent pied sur le
continent américain, -si toutefois on peut donner
ce nom au quai flottant sur lequel ils débarquèrent.
Ces quais, montant et descendant avec la marée,
facilitent le chargement et le déchargement des
navires. Là s' embossent les clippers de toutes
dimensions, les steamers de toutes nationalités, et
ces steam-boats à plusieurs étages, qui font le
service du Sacramento et de ses affluents. Là
s' entassent aussi les produits d' un commerce qui
s' étend au Mexique, au Pérou, au Chili, au Brésil,
à l' Europe, à l' Asie, à toutes les îles de
l' océan Pacifique.
Passepartout, dans sa joie de toucher enfin la terre
américaine, avait cru devoir opérer son débarquement
en exécutant un saut périlleux du plus beau style.
Mais quand il retomba sur le quai dont le plancher
était vermoulu, il faillit passer au travers. Tout
décontenancé de la façon dont il avait " pris pied "
sur le nouveau continent, l' honnête garçon poussa
un cri formidable, qui fit envoler une innombrable
troupe de cormorans et de pélicans, hôtes habituels
des quais mobiles.
Mr Fogg, aussitôt débarqué, s' informa de l' heure
à laquelle partait le premier

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train pour New-York. C' était à six heures du soir.
Mr Fogg avait donc une journée entière à dépenser
dans la capitale californienne. Il fit venir une
voiture pour Mrs Aouda et pour lui. Passepartout
monta sur le siége, et le véhicule, à trois dollars
la course, se dirigea vers international-hôtel.
De la place élevée qu' il occupait, Passepartout
observait avec curiosité la grande ville américaine :
larges rues, maisons basses bien alignées, églises
et temples d' un gothique anglo-saxon, docks immenses,
entrepôts comme des palais, les uns en bois, les
autres en briques ; dans les rues, voitures nombreuses,
omnibus, " cars " de tramways, et sur les trottoirs
encombrés, non-seulement des américains et des
européens, mais aussi des chinois et des indiens, -
enfin de quoi composer une population de plus de
deux cent mille habitants.
Passepartout fut assez surpris de ce qu' il voyait.
Il en était encore à la cité légendaire de 1849, à
la ville des bandits, des incendiaires et des
assassins, accourus à la conquête des pépites,
immense capharnaüm de tous les déclassés, où l' on
jouait la poudre d' or, un revolver d' une main et un
couteau de l' autre. Mais " ce beau temps " était passé.
San-Francisco présentait l' aspect d' une grande
ville commerçante. La haute tour de l' hôtel de
ville, où veillent les guetteurs, dominait tout cet
ensemble de rues et d' avenues, se coupant à angles
droits, entre lesquels s' épanouissaient des
squares verdoyants, puis une ville chinoise qui
semblait avoir été importée du céleste empire
dans une boîte à joujoux. Plus de sombreros, plus
de chemises rouges à la mode des coureurs de placers,
plus d' indiens emplumés, mais des chapeaux de soie
et des habits noirs, que portaient un grand nombre
de gentlemen doués d' une activité dévorante. Certaines
rues, entre autres Montgommery-street, -le
Régent-street de Londres, le boulevard des italiens
de Paris, le Broadway de New-York, -étaient
bordées de magasins splendides, qui offraient à leur
étalage les produits du monde entier.
Lorsque Passepartout arriva à international-hôtel,
il ne lui semblait pas qu' il eût quitté l' Angleterre.
Le rez-de-chaussée de l' hôtel était occupé par un
immense " bar " , sorte de buffet ouvert gratis
à tout passant. Viande sèche, soupe aux huîtres,
biscuit et chester, s' y débitaient sans que le
consommateur eût à délier sa bourse. Il ne payait
que sa boisson, ale, porto ou xérès, si sa
fantaisie le portait à se rafraîchir. Cela parut
" très-américain " à Passepartout.
Le restaurant de l' hôtel était confortable.
Mr Fogg et Mrs Aouda s' installèrent devant une
table et furent abondamment servis dans des plats
lilliputiens par des nègres du plus beau noir.

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Après déjeuner, Phileas Fogg, accompagné de
Mrs Aouda, quitta l' hôtel pour se rendre aux
bureaux du consul anglais afin d' y faire viser
son passe-port. Sur le trottoir, il trouva son
domestique, qui lui demanda si, avant de prendre
le chemin de fer du Pacifique, il ne serait pas
prudent d' acheter quelques douzaines de carabines
Enfield ou de revolvers Colt. Passepartout avait
entendu parler de sioux et de pawnies, qui arrêtent
les trains comme de simples voleurs espagnols.
Mr Fogg répondit que c' était là une précaution
inutile, mais il le laissa libre d' agir comme il lui
conviendrait. Puis il se dirigea vers les bureaux
de l' agent consulaire.
Phileas Fogg n' avait pas fait deux cents pas que,
" par le plus grand des hasards, " il rencontrait Fix.
L' inspecteur se montra extrêmement surpris. Comment !
Mr Fogg et lui avaient fait ensemble la traversée
du Pacifique, et ils ne s' étaient pas rencontrés
à bord ! En tout cas, Fix ne pouvait être qu' honoré
de revoir le gentleman auquel il devait tant, et,
ses affaires le rappelant en Europe, il serait
enchanté de poursuivre son voyage en une si agréable
compagnie.
Mr Fogg répondit que l' honneur serait pour lui,
et Fix-qui tenait à ne point le perdre de vue-
lui demanda la permission de visiter avec lui cette
curieuse ville de San-Francisco. Ce qui fut
accordé.
Voici donc Mrs Aouda, Phileas Fogg et Fix
flânant par les rues. Ils se trouvèrent bientôt
dans Montgommery-street, où l' affluence du
populaire était énorme. Sur les trottoirs, au milieu
de la chaussée, sur les rails des tramways, malgré
le passage incessant des coaches et des omnibus,
au seuil des boutiques, aux fenêtres de toutes les
maisons, et même jusque sur les toits, foule
innombrable. Des hommes-affiches circulaient au
milieu des groupes. Des bannières et des banderoles
flottaient au vent. Des cris éclataient de toutes
parts.
" hurrah pour Kamerfield !
-hurrah pour Mandiboy ! "
c' était un meeting. Ce fut du moins la pensée de
Fix, et il communiqua son idée à Mr Fogg, en
ajoutant :
" nous ferons peut-être bien, monsieur, de ne point
nous mêler à cette cohue. Il n' y a que de mauvais
coups à recevoir.
-en effet, répondit Phileas Fogg, et les coups
de poing, pour être politiques, n' en sont pas moins
des coups de poing ! "
Fix crut devoir sourire en entendant cette
observation, et, afin de voir sans être pris dans la
bagarre, Mrs Aouda, Phileas Fogg et lui prirent
place sur le palier supérieur d' un escalier que
desservait une terrasse, située en contre-haut de
Montgommery-street. Devant eux, de l' autre côté
de la rue, entre le wharf d' un

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marchand de charbon et le magasin d' un négociant en
pétrole, se développait un large bureau en plein
vent, vers lequel les divers courants de la foule
semblaient converger.
Et maintenant, pourquoi ce meeting ? à quelle
occasion se tenait-il ? Phileas Fogg l' ignorait
absolument. S' agissait-il de la nomination d' un
haut fonctionnaire militaire ou civil, d' un
gouverneur d' état ou d' un membre du congrès ? Il
était permis de le conjecturer, à voir l' animation
extraordinaire qui passionnait la ville.
En ce moment, un mouvement considérable se produisit
dans la foule. Toutes les mains étaient en l' air.
Quelques-unes, solidement fermées, semblaient se

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lever et s' abattre rapidement au milieu des cris,
-manière énergique, sans doute, de formuler un
vote. Des remous agitaient la masse qui refluait.
Les bannières oscillaient, disparaissaient un
instant et reparaissaient en loques. Les ondulations
de la houle se propageaient jusqu' à l' escalier,
tandis que toutes les têtes moutonnaient à la
surface comme une mer soudainement remuée par un
grain. Le nombre des chapeaux noirs diminuait à
vue d' oeil, et la plupart semblaient avoir perdu
de leur hauteur normale.
" c' est évidemment un meeting, dit Fix, et la
question qui l' a provoqué doit être palpitante.
Je ne serais point étonné qu' il fût encore question
de l' affaire de l' Alabama, bien qu' elle soit
résolue.

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-peut-être, répondit simplement Mr Fogg.
-en tout cas, reprit Fix, deux champions sont en
présence l' un de l' autre, l' honorable Kamerfield
et l' honorable Mandiboy. "
Mrs Aouda, au bras de Phileas Fogg, regardait
avec surprise cette scène tumultueuse, et Fix
allait demander à l' un de ses voisins la raison
de cette effervescence populaire, quand un mouvement
plus accusé se prononça. Les hurrahs, agrémentés
d' injures, redoublèrent. La hampe des bannières se
transforma en arme offensive. Plus de mains, des
poings partout. Du haut des voitures arrêtées, et
des omnibus enrayés dans leur course, s' échangeaient
force horions. Tout servait de projectiles. Bottes
et souliers décrivaient dans l' air des trajectoires
très-tendues, et il sembla même que quelques
revolvers mêlaient aux vociférations de la foule
leurs détonations nationales.
La cohue se rapprocha de l' escalier et reflua sur les
premières marches. L' un des partis était évidemment
repoussé, sans que les simples spectateurs pussent
reconnaître si l' avantage restait à Mandiboy ou à
Kamerfield.
" je crois prudent de nous retirer, dit Fix, qui ne
tenait pas à ce que " son homme " reçût un mauvais
coup ou se fît une mauvaise affaire. S' il est question
de l' Angleterre dans tout ceci et qu' on nous
reconnaisse, nous serons fort compromis dans la
bagarre !
-un citoyen anglais... " répondit Phileas Fogg.
Mais le gentleman ne put achever sa phrase. Derrière
lui, de cette terrasse qui précédait l' escalier,
partirent des hurlements épouvantables. On criait :
" hurrah ! Hip ! Hip ! Pour Mandiboy ! " c' était
une troupe d' électeurs qui arrivait à la rescousse,
prenant en flanc les partisans de Kamerfield.
Mr Fogg, Mrs Aouda, Fix se trouvèrent entre
deux feux. Il était trop tard pour s' échapper. Ce
torrent d' hommes, armés de cannes plombées et de
casse-tête, était irrésistible. Phileas Fogg et
Fix, en préservant la jeune femme, furent
horriblement bousculés. Mr Fogg, non moins
flegmatique que d' habitude, voulut se défendre avec
ces armes naturelles que la nature a mises au bout
des bras de tout anglais, mais inutilement. Un
énorme gaillard à barbiche rouge, au teint coloré,
large d' épaules, qui paraissait être le chef de la
bande, leva son formidable poing sur Mr Fogg, et
il eût fort endommagé le gentleman, si Fix, par
dévouement, n' eût reçu le coup à sa place. Une
énorme bosse se développa instantanément sous le
chapeau de soie du détective, transformé en simple
toque.
" yankee ! Dit Mr Fogg, en lançant à son adversaire
un regard de profond mépris.

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-englishman ! Répondit l' autre.
-nous nous retrouverons !
-quand il vous plaira.
-votre nom ?
-Phileas Fogg. Le vôtre ?
-le colonel Stamp W Proctor. "
puis, cela dit, la marée passa. Fix fut renversé
et se releva, les habits déchirés, mais sans
meurtrissure sérieuse. Son paletot de voyage s' était
séparé en deux parties inégales, et son pantalon
ressemblait à ces culottes dont certains indiens
-affaire de mode-ne se vêtent qu' après en avoir
préalablement enlevé le fond. Mais, en somme,
Mrs Aouda avait été épargnée, et, seul, Fix en
était pour son coup de poing.
" merci, dit Mr Fogg à l' inspecteur, dès qu' ils
furent hors de la foule.
-il n' y a pas de quoi, répondit Fix, mais venez.
-où ?
-chez un marchand de confection. "
en effet, cette visite était opportune. Les habits
de Phileas Fogg et de Fix étaient en lambeaux,
comme si ces deux gentlemen se fussent battus pour
le compte des honorables Kamerfield et Mandiboy.
Une heure après, ils étaient convenablement vêtus
et coiffés. Puis ils revinrent à international-hôtel.
Là, Passepartout attendait son maître, armé d' une
demi-douzaine de revolvers-poignards à six coups
et à inflammation centrale. Quand il aperçut Fix
en compagnie de Mr Fogg, son front s' obscurcit.
Mais Mrs Aouda, ayant fait en quelques mots le
récit de ce qui s' était passé, Passepartout se
rasséréna. évidemment Fix n' était plus un ennemi,
c' était un allié. Il tenait sa parole.
Le dîner terminé, un coach fut amené, qui devait
conduire à la gare les voyageurs et leurs colis.
Au moment de monter en voiture, Mr Fogg dit à
Fix :
" vous n' avez pas revu ce colonel Proctor ?
-non, répondit Fix.
-je reviendrai en Amérique pour le retrouver, dit
froidement Phileas Fogg. Il ne serait pas
convenable qu' un citoyen anglais se laissât traiter
de cette façon. "
l' inspecteur sourit et ne répondit pas. Mais, on le
voit, Mr Fogg était de cette race d' anglais qui,
s' ils ne tolèrent pas le duel chez eux, se battent
à l' étranger, quand il s' agit de soutenir leur
honneur.
à six heures moins un quart, les voyageurs
atteignaient la gare et trouvaient le train prêt à
partir.

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Au moment où Mr Fogg allait s' embarquer, il avisa
un employé, et le rejoignant :
" mon ami, lui dit-il, n' y a-t-il pas eu quelques
troubles aujourd' hui à San-Francisco ?
-c' était un meeting, monsieur, répondit l' employé.
-cependant, j' ai cru remarquer une certaine
animation dans les rues.
-il s' agissait simplement d' un meeting organisé
pour une élection.
-l' élection d' un général en chef, sans doute ?
Demanda Mr Fogg.
-non, monsieur, d' un juge de paix. "
sur cette réponse, Phileas Fogg monta dans le
wagon, et le train partit à toute vapeur.
xxvi dans lequel on prend le train express
du chemin de fer du Pacifique.

" ocean to ocean " , -ainsi disent les américains, -
et ces trois mots devraient être la dénomination
générale du " grand trunk " , qui traverse les
états-Unis d' Amérique dans leur plus grande
largeur. Mais, en réalité, le " Pacific rail-road "
se divise en deux parties distinctes :
" central Pacific " entre San-Francisco et Odgen,
et " union Pacific " entre Odgen et Omaha. Là se
raccordent cinq lignes distinctes, qui mettent
Omaha en communication fréquente avec New-York.
New-York et San-Francisco sont donc présentement
réunis par un ruban de métal non interrompu qui ne
mesure pas moins de trois mille sept cent
quatre-vingt-six milles. Entre Omaha et le
Pacifique, le chemin de fer franchit une contrée
encore fréquentée par les indiens et les fauves,
-vaste étendue de territoire que les mormons
commencèrent à coloniser vers 1845, après qu' ils
eurent été chassés de l' Illinois.
Autrefois, dans les circonstances les plus favorables,
on employait six mois pour aller de New-York à
San-Francisco. Maintenant, on met sept jours.
C' est en 1862 que, malgré l' opposition des députés
du sud, qui voulaient une ligne plus méridionale,
le tracé du rail-road fut arrêté entre le quarante
et unième et le quarante-deuxième parallèle. Le
président Lincoln, de si regrettée

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mémoire, fixa lui-même, dans l' état de Nebraska, à
la ville d' Omaha, la tête de ligne du nouveau
réseau. Les travaux furent aussitôt commencés et
poursuivis avec cette activité américaine, qui
n' est ni paperassière ni bureaucratique. La rapidité
de la main-d' oeuvre ne devait nuire en aucune façon
à la bonne exécution du chemin. Dans la prairie,
on avançait à raison d' un mille et demi par jour.
Une locomotive, roulant sur les rails de la veille,
apportait les rails du lendemain, et courait à leur
surface au fur et à mesure qu' ils étaient posés.
Le Pacific rail-road jette plusieurs embranchements
sur son parcours, dans les états de Iowa, du
Kansas, du Colorado et de l' Oregon. En quittant
Omaha, il longe la rive gauche de Platte-River
jusqu' à l' embouchure de la branche du nord, suit
la branche du sud, traverse les terrains de
Laramie et les montagnes Wahsatch, contourne le
lac Salé, arrive à Lake-Salt-City, la capitale
des mormons, s' enfonce dans la vallée de la Tuilla,
longe le désert américain, les monts de Cédar et
Humboldt, Humboldt-River, la Sierra-Nevada, et
redescend par Sacramento jusqu' au Pacifique, sans
que ce tracé dépasse en pente cent douze pieds par
mille, même dans la traversée des montagnes
Rocheuses.
Telle était cette longue artère que les trains
parcouraient en sept jours, et qui allait permettre
à l' honorable Phileas Fogg-il l' espérait du
moins-de prendre, le 11, à New-York, le paquebot
de Liverpool.
Le wagon occupé par Phileas Fogg était une sorte
de long omnibus qui reposait sur deux trains formés
de quatre roues chacun, dont la mobilité permet
d' attaquer des courbes de petit rayon. à l' intérieur,
point de compartiments : deux files de siéges,
disposés de chaque côté, perpendiculairement à l' axe,
et entre lesquels était réservé un passage conduisant
aux cabinets de toilette et autres, dont chaque
wagon est pourvu. Sur toute la longueur du train, les
voitures communiquaient entre elles par des
passerelles, et les voyageurs pouvaient circuler
d' une extrémité à l' autre du convoi, qui mettait à
leur disposition des wagons-salons, des
wagons-terrasses, des wagons-restaurants et des
wagons à cafés. Il n' y manquait que des
wagons-théâtres. Mais il y en aura un jour.
Sur les passerelles circulaient incessamment des
marchands de livres et de journaux, débitant leur
marchandise, et des vendeurs de liqueurs, de
comestibles, de cigares, qui ne manquaient point
de chalands.
Les voyageurs étaient partis de la station
d' Oakland à six heures du soir. Il faisait déjà
nuit, -une nuit froide, sombre, avec un ciel
couvert dont les nuages menaçaient de se résoudre
en neige. Le train ne marchait pas avec une grande
rapidité. En tenant compte des arrêts, il ne
parcourait pas plus

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de vingt milles à l' heure, vitesse qui devait,
cependant, lui permettre de franchir les
états-Unis dans les temps réglementaires.
On causait peu dans le wagon. D' ailleurs, le
sommeil allait bientôt gagner les voyageurs.
Passepartout se trouvait placé auprès de
l' inspecteur de police, mais il ne lui parlait
pas. Depuis les derniers événements, leurs
relations s' étaient notablement refroidies. Plus
de sympathie, plus d' intimité. Fix n' avait rien
changé à sa manière d' être, mais Passepartout
se tenait, au contraire, sur une extrême réserve,
prêt au moindre soupçon à étrangler son ancien
ami.
Une heure après le départ du train, la neige
tomba, -neige fine, qui ne pouvait, fort heureusement,
retarder la marche du convoi. On n' apercevait plus
à travers les fenêtres qu' une immense nappe blanche,
sur laquelle, en déroulant ses volutes, la vapeur
de la locomotive paraissait grisâtre.
à huit heures, un " stewart " entra dans le wagon et
annonça aux voyageurs que l' heure du coucher était
sonnée. Ce wagon était un " sleeping-car " , qui, en
quelques minutes, fut transformé en dortoir. Les
dossiers des bancs se replièrent, des couchettes
soigneusement paquetées se déroulèrent par un
système ingénieux, des cabines furent improvisées
en quelques instants, et chaque voyageur eut bientôt
à sa disposition un lit confortable, que d' épais
rideaux défendaient contre tout regard indiscret.
Les draps étaient blancs, les oreillers moelleux.
Il n' y avait plus qu' à se coucher et à dormir,
-ce que chacun fit, comme s' il se fût trouvé dans
la cabine confortable d' un paquebot, -pendant
que le train filait à toute vapeur à travers
l' état de Californie.
Dans cette portion du territoire qui s' étend entre
San-Francisco et Sacramento, le sol est peu
accidenté. Cette partie du chemin de fer, sous le
nom de " central Pacific road " , prit d' abord
Sacramento pour point de départ, et s' avança vers
l' est à la rencontre de celui qui partait d' Omaha.
De San-Francisco à la capitale de la Californie,
la ligne courait directement au nord-est, en longeant
American-River, qui se jette dans la baie de
San-Pablo. Les cent vingt milles compris entre ces
deux importantes cités furent franchis en six heures,
et vers minuit, pendant qu' ils dormaient de leur
premier sommeil, les voyageurs passèrent à
Sacramento. Ils ne virent donc rien de cette ville
considérable, siége de la législature de l' état de
Californie, ni ses beaux quais, ni ses rues larges,
ni ses hôtels splendides, ni ses squares, ni ses
temples.
En sortant de Sacramento, le train, après avoir
dépassé les stations de Junction, de Roclin,
d' Auburn et de Colfax, s' engagea dans le massif
de la Sierra-Nevada. Il était sept heures du
matin quand fut traversée la station de Cisco.
Une heure après, le dortoir était redevenu un
wagon ordinaire, et les voyageurs

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pouvaient à travers les vitres entrevoir les points
de vue pittoresques de ce montagneux pays. Le tracé
du train obéissait aux caprices de la Sierra, ici
accroché aux flancs de la montagne, là suspendu
au-dessus des précipices, évitant les angles brusques
par des courbes audacieuses, s' élançant dans des
gorges étroites que l' on devait croire sans issues.
La locomotive, étincelante comme une châsse, avec
son grand fanal qui jetait de fauves lueurs, sa
cloche argentée, son " chasse-vache " , qui s' étendait
comme un éperon, mêlait ses sifflements et ses
mugissements à ceux des torrents et des cascades, et
tordait sa fumée à la noire ramure des sapins.
Peu ou point de tunnels, ni de ponts sur le parcours.
Le rail-road contournait le flanc des montagnes, ne
cherchant pas dans la ligne droite le plus court
chemin d' un point à un autre, et ne violentant pas
la nature.
Vers neuf heures, par la vallée de Carson, le train
pénétrait dans l' état de Nevada, suivant toujours
la direction du nord-est. à midi, il quittait Reno,
où les voyageurs eurent vingt minutes pour déjeuner.
Depuis ce point, la voie ferrée, côtoyant
Humboldt-River, s' éleva pendant quelques milles
vers le nord, en suivant son cours. Puis elle
s' infléchit vers l' est, et ne devait plus quitter
le cours d' eau avant d' avoir atteint les
Humboldt-Ranges, qui lui donnent naissance,
presque à l' extrémité orientale de l' état de Nevada.
Après avoir déjeuné, Mr Fogg, Mrs Aouda et leurs
compagnons reprirent leur place dans le wagon.
Phileas Fogg, la jeune femme, Fix et Passepartout,
confortablement assis, regardaient le paysage varié
qui passait sous leurs yeux, -vastes prairies,
montagnes se profilant à l' horizon, " creeks " roulant
leurs eaux écumeuses. Parfois, un grand troupeau de
bisons, se massant au loin, apparaissait comme une
digue mobile. Ces innombrables armées de ruminants
opposent souvent un insurmontable obstacle au
passage des trains. On a vu des milliers de ces
animaux défiler pendant plusieurs heures, en rangs
pressés, au travers du rail-road. La locomotive est
alors forcée de s' arrêter et d' attendre que la voie
soit redevenue libre.
Ce fut même ce qui arriva dans cette occasion. Vers
trois heures du soir, un troupeau de dix à douze
mille têtes barra le rail-road. La machine, après
avoir modéré sa vitesse, essaya d' engager son
éperon dans le flanc de l' immense colonne, mais elle
dut s' arrêter devant l' impénétrable masse.
On voyait ces ruminants - ces buffalos, comme les appellent
improprement les américains-marcher ainsi
de leur pas tranquille, poussant parfois des
beuglements formidables. Ils avaient une taille
supérieure à celle des taureaux

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d' Europe, les jambes et la queue courtes, le
garrot saillant qui formait une bosse musculaire,
les cornes écartées à la base, la tête, le cou et
les épaules recouverts d' une crinière à longs poils.
Il ne fallait pas songer à arrêter cette migration.
Quand les bisons ont adopté une direction, rien ne
pourrait ni enrayer ni modifier leur marche. C' est
un torrent de chair vivante qu' aucune digue ne
saurait contenir.
Les voyageurs, dispersés sur les passerelles,
regardaient ce curieux spectacle. Mais celui qui
devait être le plus pressé de tous, Phileas Fogg,
était demeuré à sa place et attendait philosophiquement
qu' il plût aux buffles de lui livrer passage.
Passepartout était furieux du retard que causait
cette agglomération

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d' animaux. Il eût voulu décharger contre eux son
arsenal de revolvers.
" quel pays ! S' écria-t-il ! De simples boeufs qui
arrêtent des trains, et qui s' en vont là,
processionnellement, sans plus se hâter que s' ils
ne gênaient pas la circulation ! Pardieu ! Je
voudrais bien savoir si Mr Fogg avait prévu
ce contre-temps dans son programme ! Et ce mécanicien
qui n' ose pas lancer sa machine à travers ce bétail
encombrant ! "
le mécanicien n' avait point tenté de renverser
l' obstacle, et il avait prudemment agi. Il eût
écrasé sans doute les premiers buffles attaqués
par l' éperon de la locomotive ; mais, si puissante
qu' elle fût, la machine eût été arrêtée

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bientôt, un déraillement se serait inévitablement
produit, et le train fût resté en détresse.
Le mieux était donc d' attendre patiemment, quitte
ensuite à regagner le temps perdu par une
accélération de la marche du train. Le défilé des
bisons dura trois grandes heures, et la voie ne
redevint libre qu' à la nuit tombante. à ce moment,
les derniers rangs du troupeau traversaient les
rails, tandis que les premiers disparaissaient
au-dessous de l' horizon du sud.
Il était donc huit heures, quand le train franchit
les défilés des Humboldt-Ranges, et neuf heures
et demie, lorsqu' il pénétra sur le territoire de
l' Utah, la région du grand lac Salé, le curieux
pays des mormons.
xxvii dans lequel Passepartout suit, avec une
vitesse de vingt milles à l' heure, un cours
d' histoire mormone.

pendant la nuit du 5 au 6 décembre, le train courut
au sud-est sur un espace de cinquante milles environ ;
puis il remonta d' autant vers le nord-est, en
s' approchant du grand lac Salé.
Passepartout, vers neuf heures du matin, vint
prendre l' air sur les passerelles. Le temps était
froid, le ciel gris, mais il ne neigeait plus. Le
disque du soleil, élargi par les brumes, apparaissait
comme une énorme pièce d' or, et Passepartout
s' occupait à en calculer la valeur en livres sterling,
quand il fut distrait de cet utile travail par
l' apparition d' un personnage assez étrange.
Ce personnage, qui avait pris le train à la station
d' Elko, était un homme de haute taille, très-brun,
moustaches noires, bas noirs, chapeau de soie noir,
gilet noir, pantalon noir, cravate blanche, gants
de peau de chien. On eût dit un révérend. Il allait
d' une extrémité du train à l' autre, et, sur la
portière de chaque wagon, il collait avec des pains
à cacheter une notice écrite à la main.
Passepartout s' approcha et lut sur une de ces
notices que l' honorable " elder " William Hitch,
missionnaire mormon, profitant de sa présence sur
le train n 48, ferait, de 11 heures à midi, dans le
car n 117, une conférence sur le mormonisme,
-invitant à l' entendre tous les gentlemen soucieux
de s' instruire touchant les mystères de la religion
des " saints des derniers jours " .

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" certes, j' irai, " se dit Passepartout, qui ne
connaissait guère du mormonisme que ses usages
polygames, base de la société mormone.
La nouvelle se répandit rapidement dans le train,
qui emportait une centaine de voyageurs. Sur ce
nombre, trente au plus, alléchés par l' appât de la
conférence, occupaient à onze heures les banquettes
du car n 117. Passepartout figurait au premier
rang des fidèles. Ni son maître, ni Fix n' avaient
cru devoir se déranger.
à l' heure dite, l' elder William Hitch se leva,
et d' une voix assez irritée, comme s' il eût été
contredit d' avance, il s' écria :
" je vous dis, moi, que Joe Smyth est un martyr,
que son frère Hyram est un martyr, et que les
persécutions du gouvernement de l' union contre les
prophètes vont faire également un martyr de
Brigham Young ! Qui oserait soutenir le contraire ? "
personne ne se hasarda à contredire le missionnaire,
dont l' exaltation contrastait avec sa physionomie
naturellement calme. Mais, sans doute, sa colère
s' expliquait par ce fait que le mormonisme était
actuellement soumis à de dures épreuves. Et, en
effet, le gouvernement des états-Unis venait, non
sans peine, de réduire ces fanatiques indépendants.
Il s' était rendu maître de l' Utah, et l' avait
soumis aux lois de l' union, après avoir emprisonné
Brigham Young, accusé de rébellion et de polygamie.
Depuis cette époque, les disciples du prophète
redoublaient leurs efforts, et, en attendant les
actes, ils résistaient par la parole aux prétentions
du congrès.
On le voit, l' elder William Hitch faisait du
prosélytisme jusqu' en chemin de fer.
Et alors il raconta, en passionnant son récit par
les éclats de sa voix et la violence de ses gestes,
l' histoire du mormonisme, depuis les temps bibliques :
" comment, dans Israël, un prophète mormon de la
tribu de Joseph publia les annales de la religion
nouvelle, et les légua à son fils Morom ; comment,
bien des siècles plus tard, une traduction de ce
précieux livre, écrit en caractères égyptiens, fut
faite par Joseph Smyth junior, fermier de l' état
de Vermont, qui se révéla comme prophète mystique
en 1825 ; comment, enfin, un messager céleste lui
apparut dans une forêt lumineuse et lui remit les
annales du seigneur. "
en ce moment, quelques auditeurs, peu intéressés
par le récit rétrospectif du missionnaire,
quittèrent le wagon ; mais William Hitch,
continuant, raconta " comment Smyth junior,
réunissant son père, ses deux frères et quelques
disciples, fonda la religion des saints des derniers
jours, -religion qui, adoptée

p156

non-seulement en Amérique, mais en Angleterre,
en Scandinavie, en Allemagne, compte parmi ses
fidèles des artisans et aussi nombre de gens
exerçant des professions libérales ; comment une
colonie fut fondée dans l' Ohio ; comment un temple
fut élevé au prix de deux cent mille dollars et une
ville bâtie à Kirkland ; comment Smyth devint un
audacieux banquier et reçut d' un simple montreur
de momies un papyrus contenant un récit écrit de la
main d' Abraham et autres célèbres egyptiens. "
cette narration devenant un peu longue, les rangs
des auditeurs s' éclaircirent encore, et le public
ne se composa plus que d' une vingtaine de personnes.
Mais l' elder, sans s' inquiéter de cette désertion,
raconta avec détails " comme quoi Joe Smyth fit
banqueroute en 1837 ; comme quoi ses actionnaires
ruinés l' enduisirent de goudron et le roulèrent
dans la plume ; comme quoi on le retrouva, plus
honorable et plus honoré que jamais, quelques
années après, à Indépendance, dans le Missouri,
et chef d' une communauté florissante, qui ne
comptait pas moins de trois mille disciples, et
qu' alors, poursuivi par la haine des gentils, il
dut fuir dans le Far-West américain. "
dix auditeurs étaient encore là, et parmi eux
l' honnête Passepartout, qui écoutait de toutes
ses oreilles. Ce fut ainsi qu' il apprit " comment,
après de longues persécutions, Smyth reparut
dans l' Illinois et fonda en 1839, sur les bords
du Mississipi, Nauvoo-La-Belle, dont la
population s' éleva jusqu' à vingt-cinq mille âmes ;
comment Smyth en devint le maire, le juge suprême
et le général en chef ; comment, en 1843, il posa
sa candidature à la présidence des états-Unis,
et comment enfin, attiré dans un guet-apens, à
Carthage, il fut jeté en prison et assassiné par
une bande d' hommes masqués. "
en ce moment, Passepartout était absolument seul
dans le wagon, et l' elder, le regardant en face, le
fascinant par ses paroles, lui rappela que, deux
ans après l' assassinat de Smyth, son successeur,
le prophète inspiré, Brigham Young, abandonnant
Nauvoo, vint s' établir aux bords du lac Salé,
et que là, sur cet admirable territoire, au milieu
de cette contrée fertile, sur le chemin des émigrants
qui traversaient l' Utah pour se rendre en
Californie, la nouvelle colonie, grâce aux
principes polygames du mormonisme, prit une
extension énorme.
" et voilà, ajouta William Hitch, voilà pourquoi
la jalousie du congrès s' est exercée contre nous !
Pourquoi les soldats de l' union ont foulé le sol
de l' Utah ! Pourquoi notre chef, le prophète
Brigham Young, a été emprisonné au mépris de
toute justice ! Céderons-nous à la force ? Jamais !
Chassés du Vermont, chassés de l' Illinois, chassés
de l' Ohio, chassés du Missouri, chassés de l' Utah,
nous retrouverons encore quelque territoire indépendant
où nous planterons notre

p157

tente... et vous, mon fidèle, ajouta l' elder en
fixant sur son unique auditeur des regards
courroucés, planterez-vous la vôtre à l' ombre de
notre drapeau ?
-non, " répondit bravement Passepartout, qui
s' enfuit à son tour, laissant l' énergumène
prêcher dans le désert.
Mais pendant cette conférence, le train avait
marché rapidement, et, vers midi et demi, il
touchait à sa pointe nord-ouest le grand
lac Salé. De là, on pouvait embrasser, sur
un vaste périmètre, l' aspect de cette mer
intérieure, qui porte aussi le nom de mer Morte
et dans laquelle se jette un Jourdain d' Amérique.
Lac admirable, encadré de belles roches sauvages,
à larges assises, encroûtées de sel blanc,
superbe nappe d' eau qui couvrait autrefois un
espace plus considérable ; mais avec le temps, ses
bords, montant peu à peu, ont réduit sa superficie
en accroissant sa profondeur.
Le lac Salé, long de soixante-dix milles environ,
large de trente-cinq, est situé à trois mille huit
cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Bien
différent du lac Asphaltite, dont la dépression
accuse douze cents pieds au-dessous, sa salure
est considérable, et ses eaux tiennent en dissolution
le quart de leur poids de matière solide. Leur
pesanteur spécifique est de 1170, celle de l' eau
distillée étant 1000. Aussi les poissons n' y peuvent
vivre. Ceux qu' y jettent le jourdain, le weber et
autres creeks, y périssent bientôt ; mais il n' est
pas vrai que la densité de ses eaux soit telle
qu' un homme n' y puisse plonger.
Autour du lac, la campagne était admirablement
cultivée, car les mormons s' entendent aux travaux
de la terre : des ranchos et des corrals pour les
animaux domestiques, des champs de blé, de maïs,
de sorgho, des prairies luxuriantes, partout des
haies de rosiers sauvages, des bouquets d' acacias
et d' euphorbes, tel eût été l' aspect de cette
contrée, six mois plus tard ; mais en ce moment
le sol disparaissait sous une mince couche de neige,
qui le poudrait légèrement.
à deux heures, les voyageurs descendaient à la
station d' Ogden. Le train ne devant repartir qu' à
six heures, Mr Fogg, Mrs Aouda et leurs deux
compagnons avaient donc le temps de se rendre à la
cité des saints par le petit embranchement qui se
détache de la station d' Ogden. Deux heures
suffisaient à visiter cette ville absolument américaine
et, comme telle, bâtie sur le patron de toutes les
villes de l' union, vastes échiquiers à longues
lignes froides, avec " la tristesse lugubre des
angles droits " , suivant l' expression de
Victor Hugo. Le fondateur de la cité des saints
ne pouvait échapper à ce besoin de symétrie qui
distingue les anglo-saxons. Dans ce singulier pays,
où les hommes ne sont certainement pas à la hauteur
des institutions, tout se fait " carrément " , les
villes, les maisons et les sottises.

p158

à trois heures, les voyageurs se promenaient donc
par les rues de la cité, bâtie entre la rive du
Jourdain et les premières ondulations des monts
Wahsatch. Ils y remarquèrent peu ou point d' églises,
mais, comme monuments, la maison du prophète, la
court-house et l' arsenal ; puis, des maisons de
briques bleuâtres avec verandahs et galeries,
entourées de jardins, bordées d' acacias, de palmiers
et de caroubiers. Un mur d' argile et de cailloux,
construit en 1853, ceignait la ville. Dans la
principale rue, où se tient le marché, s' élevaient
quelques hôtels ornés de pavillons, et entre autres
Lake-Salt-house.
Mr Fogg et ses compagnons ne trouvèrent pas la
cité fort peuplée. Les rues étaient presque désertes,
-sauf toutefois la partie du temple, qu' ils
n' atteignirent qu' après avoir traversé plusieurs
quartiers entourés de palissades. Les femmes étaient
assez nombreuses, ce qui s' explique par la
composition singulière des ménages mormons. Il ne
faut pas croire, cependant, que tous les mormons
soient polygames. On est libre, mais il est bon
de remarquer que ce sont les citoyennes de l' Utah
qui tiennent surtout à être épousées, car, suivant
la religion du pays, le ciel mormon n' admet point
à la possession de ses béatitudes les célibataires
du sexe féminin. Ces pauvres créatures ne paraissaient
ni aisées, ni heureuses. Quelques-unes, les plus
riches sans doute, portaient une jaquette de soie
noire ouverte à la taille, sous une capuche ou un
châle fort modeste. Les autres n' étaient vêtues
que d' indienne.
Passepartout, lui, en sa qualité de garçon convaincu,
ne regardait pas sans un certain effroi ces mormones
chargées de faire à plusieurs le bonheur d' un seul
mormon. Dans son bon sens, c' était le mari qu' il
plaignait surtout. Cela lui paraissait terrible
d' avoir à guider tant de dames à la fois au travers
des vicissitudes de la vie, à les conduire ainsi
en troupe jusqu' au paradis mormon, avec cette
perspective de les y retrouver pour l' éternité en
compagnie du glorieux Smyth, qui devait faire
l' ornement de ce lieu de délices. Décidément, il
ne se sentait pas la vocation, et il trouvait
-peut-être s' abusait-il en ceci-que les
citoyennes de Great-Lake-City jetaient sur sa
personne des regards un peu inquiétants.
Très-heureusement, son séjour dans la cité des saints
ne devait pas se prolonger. à quatre heures moins
quelques minutes, les voyageurs se retrouvaient
à la gare et reprenaient place dans leurs wagons.
Le coup de sifflet se fit entendre ; mais au moment
où les roues motrices de la locomotive, patinant
sur les rails, commençaient à imprimer au train
quelque vitesse, ces cris : " arrêtez ! Arrêtez ! "
retentirent.
On n' arrête pas un train en marche. Le gentleman
qui proférait ces cris était évidemment un mormon
attardé. Il courait à perdre haleine. Heureusement

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pour lui, la gare n' avait ni portes ni barrières.
Il s' élança donc sur la voie, sauta sur le marchepied
de la dernière voiture, et tomba essoufflé sur une
des banquettes du wagon.
Passepartout, qui avait suivi avec émotion les
incidents de cette gymnastique, vint contempler ce
retardataire, auquel il s' intéressa vivement, quand
il apprit que ce citoyen de l' Utah n' avait ainsi
pris la fuite qu' à la suite d' une scène de ménage.
Lorsque le mormon eut repris haleine, Passepartout
se hasarda à lui demander poliment combien il avait
de femmes, à lui tout seul, -et à la façon dont il
venait de décamper, il lui en supposait une vingtaine
au moins.
" une, monsieur ! Répondit le mormon en levant les
bras au ciel, une, et c' était assez ! "
xxviii dans lequel Passepartout ne put
parvenir à faire entendre le langage
de la raison.

le train, en quittant Great-Salt-Lake et la
station d' Ogden, s' éleva pendant une heure vers
le nord, jusqu' à Veber-river, ayant franchi neuf
cents milles environ depuis San-Francisco.
à partir de ce point, il reprit la direction de
l' est à travers le massif accidenté des monts
Wahsatch. C' est dans cette partie du territoire,
comprise entre ces montagnes et les montagnes
Rocheuses proprement dites, que les ingénieurs
américains ont été aux prises avec les plus
sérieuses difficultés. Aussi, dans ce parcours,
la subvention du gouvernement de l' union s' est-elle
élevée à quarante-huit mille dollars par mille,
tandis qu' elle n' était que de seize mille dollars
en plaine ; mais les ingénieurs, ainsi qu' il a été
dit, n' ont pas violenté la nature, ils ont rusé
avec elle, tournant les difficultés, et pour
atteindre le grand bassin, un seul tunnel, long de
quatorze mille pieds, a été percé dans tout le
parcours du rail-road.
C' était au lac Salé même que le tracé avait atteint
jusqu' alors sa plus haute cote d' altitude. Depuis
ce point, son profil décrivait une courbe
très-allongée, s' abaissant vers la vallée du
bitter-creek, pour remonter jusqu' au point de
partage des eaux entre l' Atlantique et le Pacifique.
Les rios étaient nombreux dans

p160

cette montagneuse région. Il fallut franchir sur des
ponceaux le Muddy, le Green et autres. Passepartout
était devenu plus impatient à mesure qu' il
s' approchait du but. Mais Fix, à son tour, aurait
voulu être déjà sorti de cette difficile contrée.
Il craignait les retards, il redoutait les accidents,
et était plus pressé que Phileas Fogg lui-même
de mettre le pied sur la terre anglaise !
à dix heures du soir, le train s' arrêtait à la
station de Fort-Bridger, qu' il quitta presque
aussitôt, et, vingt milles plus loin, il entrait
dans l' état de Wyoming, -l' ancien Dakota, -en
suivant toute la vallée du Bitter-Creek, d' où
s' écoulent une partie des eaux qui forment le
système hydrographique du Colorado.
Le lendemain, 7 décembre, il y eut un quart d' heure
d' arrêt à la station de

p161

Green-river. La neige avait tombé pendant la nuit
assez abondamment, mais, mêlée à de la pluie, à
demi fondue, elle ne pouvait gêner la marche du
train. Toutefois, ce mauvais temps ne laissa pas
d' inquiéter Passepartout, car l' accumulation des
neiges, en embourbant les roues des wagons, eût
certainement compromis le voyage.
" aussi, quelle idée, se disait-il, mon maître a-t-il
eue de voyager pendant l' hiver ! Ne pouvait-il
attendre la belle saison pour augmenter ses chances ? "
mais, en ce moment, où l' honnête garçon ne se
préoccupait que de l' état du ciel et de l' abaissement
de la température, Mrs Aouda éprouvait des
craintes plus vives, qui provenaient d' une toute
autre cause.

p162

En effet, quelques voyageurs étaient descendus de
leur wagon, et se promenaient sur le quai de la gare
de Green-river, en attendant le départ du train.
Or, à travers la vitre, la jeune femme reconnut parmi
eux le colonel Stamp W Proctor, cet américain qui
s' était si grossièrement comporté à l' égard de
Phileas Fogg pendant le meeting de San-Francisco.
Mrs Aouda, ne voulant pas être vue, se rejeta en
arrière.
Cette circonstance impressionna vivement la jeune
femme. Elle s' était attachée à l' homme qui, si
froidement que ce fût, lui donnait chaque jour les
marques du plus absolu dévouement. Elle ne comprenait
pas, sans doute, toute la profondeur du sentiment
que lui inspirait son sauveur, et à ce sentiment
elle ne donnait encore que le nom de reconnaissance,
mais, à son insu, il y avait plus que cela. Aussi
son coeur se serra-t-il, quand elle reconnut le
grossier personnage auquel Mr Fogg voulait tôt
ou tard demander raison de sa conduite. évidemment,
c' était le hasard seul qui avait amené dans ce train
le colonel Proctor, mais enfin il y était, et il
fallait empêcher à tout prix que Phileas Fogg
aperçût son adversaire.
Mrs Aouda, lorsque le train se fut remis en route,
profita d' un moment où sommeillait Mr Fogg pour
mettre Fix et Passepartout au courant de la
situation.
" ce Proctor est dans le train ! S' écria Fix. Eh
bien, rassurez-vous, madame, avant d' avoir affaire
au sieur... à Mr Fogg, il aura affaire à moi ! Il
me semble que, dans tout ceci, c' est encore moi
qui ai reçu les plus graves insultes !
-et, de plus, ajouta Passepartout, je me charge
de lui, tout colonel qu' il est.
-Monsieur Fix, reprit Mrs Aouda, Mr Fogg
ne laissera à personne le soin de le venger. Il
est homme, il l' a dit, à revenir en Amérique pour
retrouver cet insulteur. Si donc il aperçoit le
colonel Proctor, nous ne pourrons empêcher une
rencontre, qui peut amener de déplorables résultats.
Il faut donc qu' il ne le voie pas.
-vous avez raison, madame, répondit Fix, une
rencontre pourrait tout perdre. Vainqueur ou vaincu,
Mr Fogg serait retardé, et...
-et, ajouta Passepartout, cela ferait le jeu des
gentlemen du reform-club. Dans quatre jours nous
serons à New-York ! Eh bien, si pendant quatre
jours mon maître ne quitte pas son wagon, on peut
espérer que le hasard ne le mettra pas face à face
avec ce maudit américain, que Dieu confonde ! Or,
nous saurons bien l' empêcher... "
la conversation fut suspendue. Mr Fogg s' était
réveillé, et regardait la campagne à travers la
vitre tachetée de neige. Mais, plus tard, et sans
être entendu de son maître ni de Mrs Aouda,
Passepartout dit à l' inspecteur de police :
" est-ce que vraiment vous vous battriez pour lui ?

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-je ferai tout pour le ramener vivant en Europe ! "
répondit simplement Fix, d' un ton qui marquait une
implacable volonté.
Passepartout sentit comme un frisson lui courir
par le corps, mais ses convictions à l' endroit de
son maître ne faiblirent pas.
Et maintenant, y avait-il un moyen quelconque de
retenir Mr Fogg dans ce compartiment pour prévenir
toute rencontre entre le colonel et lui ? Cela ne
pouvait être difficile, le gentleman étant d' un
naturel peu remuant et peu curieux. En tout cas,
l' inspecteur de police crut avoir trouvé ce moyen,
car, quelques instants plus tard, il disait à
Phileas Fogg :
" ce sont de longues et lentes heures, monsieur, que
celles que l' on passe ainsi en chemin de fer.
-en effet, répondit le gentleman, mais elles
passent.
-à bord des paquebots, reprit l' inspecteur, vous
aviez l' habitude de faire votre whist ?
-oui, répondit Phileas Fogg, mais ici ce serait
difficile. Je n' ai ni cartes ni partenaires.
-oh ! Les cartes, nous trouverons bien à les
acheter. On vend de tout dans les wagons américains.
Quant aux partenaires, si, par hasard, madame...
-certainement, monsieur, répondit vivement la
jeune femme, je connais le whist. Cela fait partie
de l' éducation anglaise.
-et moi, reprit Fix, j' ai quelques prétentions
à bien jouer ce jeu. Or, à nous trois et un mort...
-comme il vous plaira, monsieur, " répondit
Phileas Fogg, enchanté de reprendre son jeu favori,
-même en chemin de fer.
Passepartout fut dépêché à la recherche du stewart,
et il revint bientôt avec deux jeux complets, des
fiches, des jetons et une tablette recouverte de
drap. Rien ne manquait. Le jeu commença. Mrs Aouda
savait très-suffisamment le whist, et elle reçut
même quelques compliments du sévère Phileas Fogg.
Quant à l' inspecteur, il était tout simplement de
première force, et digne de tenir tête au gentleman.
" maintenant, se dit Passepartout à lui-même, nous
le tenons. Il ne bougera plus ! "
à onze heures du matin, le train avait atteint le
point de partage des eaux des deux océans. C' était
à Passe-Bridger, à une hauteur de sept mille cinq
cent vingt-quatre pieds anglais au-dessus du niveau
de la mer, un des plus hauts points touchés par le
profil du tracé dans ce passage à travers les
montagnes Rocheuses. Après deux cents milles environ,
les voyageurs se trouveraient enfin sur ces longues

p164

plaines qui s' étendent jusqu' à l' Atlantique, et que
la nature rendait si propices à l' établissement
d' une voie ferrée.
Sur le versant du bassin atlantique se développaient
déjà les premiers rios, affluents ou sous-affluents
de North-Platte-river. Tout l' horizon du nord et
de l' est était couvert par cette immense courtine
semi-circulaire, qui forme la portion septentrionale
des Rocky-Mountains, dominée par le pic de
Laramie. Entre cette courbure et la ligne de fer
s' étendaient de vastes plaines, largement arrosées.
Sur la droite du rail-road s' étageaient les
premières rampes du massif montagneux qui s' arrondit
au sud jusqu' aux sources de la rivière de
l' Arkansas, l' un des grands tributaires du
Missouri.
à midi et demi, les voyageurs entrevoyaient un
instant le fort Halleck, qui commande cette contrée.
Encore quelques heures, et la traversée des montagnes
Rocheuses serait accomplie. On pouvait donc espérer
qu' aucun accident ne signalerait le passage du train
à travers cette difficile région. La neige avait
cessé de tomber. Le temps se mettait au froid sec.
De grands oiseaux, effrayés par la locomotive,
s' enfuyaient au loin. Aucun fauve, ours ou loup,
ne se montrait sur la plaine. C' était le désert
dans son immense nudité.
Après un déjeuner assez confortable, servi dans le
wagon même, Mr Fogg et ses partenaires venaient
de reprendre leur interminable whist, quand de
violents coups de sifflet se firent entendre. Le
train s' arrêta.
Passepartout mit la tête à la portière et ne vit
rien qui motivât cet arrêt. Aucune station n' était
en vue.
Mrs Aouda et Fix purent craindre un instant que
Mr Fogg ne songeât à descendre sur la voie. Mais
le gentleman se contenta de dire à son domestique :
" voyez donc ce que c' est. "
Passepartout s' élança hors du wagon. Une quarantaine
de voyageurs avaient déjà quitté leurs places, et
parmi eux le colonel Stamp W Proctor.
Le train était arrêté devant un signal tourné au
rouge qui fermait la voie. Le mécanicien et le
conducteur, étant descendus, discutaient assez
vivement avec un garde-voie, que le chef de gare
de Medicine-Bow, la station prochaine, avait
envoyé au-devant du train. Des voyageurs s' étaient
approchés et prenaient part à la discussion, -entre
autres le susdit colonel Proctor, avec son verbe
haut et ses gestes impérieux.
Passepartout, ayant rejoint le groupe, entendit
le garde-voie qui disait :
" non ! Il n' y a pas moyen de passer ! Le pont de
Medicine-Bow est ébranlé et ne supporterait
pas le poids du train. "
ce pont, dont il était question, était un pont
suspendu, jeté sur un rapide,

p165

à un mille de l' endroit où le convoi s' était
arrêté. Au dire du garde-voie, il menaçait
ruine, plusieurs des fils étaient rompus, et il
était impossible d' en risquer le passage. Le
garde-voie n' exagérait donc en aucune façon en
affirmant qu' on ne pouvait passer. Et d' ailleurs,
avec les habitudes d' insouciance des américains,
on peut dire que, quand ils se mettent à être
prudents, il y aurait folie à ne pas l' être.
Passepartout, n' osant aller prévenir son maître,
écoutait, les dents serrées, immobile comme une
statue.
" ah çà ! S' écria le colonel Proctor, nous n' allons
pas, j' imagine, rester ici à prendre racine dans la
neige !
-colonel, répondit le conducteur, on a télégraphié
à la station d' Omaha pour demander un train, mais
il n' est pas probable qu' il arrive à Medicine-Bow
avant six heures.
-six heures ! S' écria Passepartout.
-sans doute, répondit le conducteur. D' ailleurs,
ce temps nous sera nécessaire pour gagner à pied
la station.
-à pied ! S' écrièrent tous les voyageurs.
-mais à quelle distance est donc cette station ?
Demanda l' un d' eux au conducteur.
-à douze milles, de l' autre côté de la rivière.
-douze milles dans la neige ! " s' écria
Stamp W Proctor.
Le colonel lança une bordée de jurons, s' en prenant
à la compagnie, s' en prenant au conducteur, et
Passepartout, furieux, n' était pas loin de faire
chorus avec lui. Il y avait là un obstacle matériel
contre lequel échoueraient, cette fois, toutes les
bank-notes de son maître.
Au surplus, le désappointement était général parmi
les voyageurs, qui, sans compter le retard, se
voyaient obligés à faire une quinzaine de milles à
travers la plaine couverte de neige. Aussi était-ce
un brouhaha, des exclamations, des vociférations,
qui auraient certainement attiré l' attention de
Phileas Fogg, si ce gentleman n' eût été absorbé
par son jeu.
Cependant Passepartout se trouvait dans la nécessité
de le prévenir, et, la tête basse, il se dirigeait
vers le wagon, quand le mécanicien du train, -un
vrai yankee, nommé Forster, -élevant la voix, dit :
" messieurs, il y aurait peut-être moyen de passer.
-sur le pont ? Répondit un voyageur.
-sur le pont.
-avec notre train ? Demanda le colonel.

p166

-avec notre train. "
Passepartout s' était arrêté, et dévorait les paroles
du mécanicien.
" mais le pont menace ruine ! Reprit le conducteur.
-n' importe, répondit Forster. Je crois qu' en
lançant le train avec son maximum de vitesse, on
aurait quelques chances de passer.
-diable ! " fit Passepartout.
Mais un certain nombre de voyageurs avaient été
immédiatement séduits par la proposition. Elle
plaisait particulièrement au colonel Proctor. Ce
cerveau brûlé trouvait la chose très-faisable. Il
rappela même que des ingénieurs avaient eu l' idée
de passer les rivières " sans pont " avec des trains
rigides lancés à toute vitesse, etc. Et, en fin de
compte, tous les intéressés dans la question se
rangèrent à l' avis du mécanicien.
" nous avons cinquante chances pour passer, disait
l' un.
-soixante, disait l' autre.
-quatre-vingts ! ... quatre-vingt-dix sur cent ! "
Passepartout était ahuri, quoiqu' il fût prêt à tout
tenter pour opérer le passage du Medicine-creek,
mais la tentative lui semblait un peu trop
" américaine " .
" d' ailleurs, pensa-t-il, il y a une chose bien plus
simple à faire, et ces gens-là n' y songent même pas ! ...
monsieur, dit-il à un des voyageurs, le moyen
proposé par le mécanicien me paraît un peu hasardé,
mais...
-quatre-vingts chances ! Répondit le voyageur, qui
lui tourna le dos.
-je sais bien, répondit Passepartout en s' adressant
à un autre gentleman, mais une simple réflexion...
-pas de réflexion, c' est inutile ! Répondit
l' américain interpellé en haussant les épaules,
puisque le mécanicien assure qu' on passera !
-sans doute, reprit Passepartout, on passera, mais
il serait peut-être plus prudent...
-quoi ! Prudent ! S' écria le colonel Proctor, que
ce mot, entendu par hasard, fit bondir. à grande
vitesse, on vous dit ! Comprenez-vous ? à grande
vitesse !
-je sais... je comprends... répétait Passepartout,
auquel personne ne laissait achever sa phrase, mais
il serait, sinon plus prudent, puisque le mot vous
choque, du moins plus naturel...
-qui ? Que ? Quoi ? Qu' a-t-il donc celui-là avec
son naturel ? ... " s' écria-t-on de toutes parts.
Le pauvre garçon ne savait plus de qui se faire
entendre.
" est-ce que vous avez peur ? Lui demanda le colonel
Proctor.

p167

-moi, peur ! S' écria Passepartout. Eh bien, soit !
Je montrerai à ces gens-là qu' un français peut être
aussi américain qu' eux !
-en voiture ! En voiture ! Criait le conducteur.
-oui ! En voiture, répétait Passepartout, en
voiture ! Et tout de suite ! Mais on ne m' empêchera
pas de penser qu' il eût été plus naturel de nous
faire d' abord passer à pied sur ce pont, nous autres
voyageurs, puis le train ensuite ! ... "
mais personne n' entendit cette sage réflexion, et
personne n' eût voulu en reconnaître la justesse.
Les voyageurs étaient réintégrés dans leur wagon.
Passepartout reprit sa place, sans rien dire de ce
qui s' était passé. Les joueurs étaient tout entiers
à leur whist.
La locomotive siffla vigoureusement. Le mécanicien,
renversant la vapeur, ramena son train en arrière
pendant près d' un mille, -reculant comme un sauteur
qui veut prendre son élan.
Puis, à un second coup de sifflet, la marche en avant
recommença : elle s' accéléra ; bientôt la vitesse
devint effroyable ; on n' entendait plus qu' un seul
hennissement sortant de la locomotive ; les pistons
battaient vingt coups à la seconde ; les essieux des
roues fumaient dans les boîtes à graisse. On sentait,
pour ainsi dire, que le train tout entier, marchant
avec une rapidité de cent milles à l' heure, ne pesait
plus sur les rails. La vitesse mangeait la pesanteur.
Et l' on passa ! Et ce fut comme un éclair. On ne
vit rien du pont. Le convoi sauta, on peut le dire,
d' une rive à l' autre, et le mécanicien ne parvint à
arrêter sa machine emportée qu' à cinq milles au delà
de la station.
Mais à peine le train avait-il franchi la rivière,
que le pont, définitivement ruiné, s' abîmait avec
fracas dans le rapide de Medicine-Bow.
xxix où il sera fait le récit d' incidents divers
qui ne se rencontrent que sur les rail-roads de
l' union.

le soir même, le train poursuivait sa route sans
obstacles, dépassait le fort Sauders, franchissait
la passe de Cheyenne et arrivait à la passe d' Evans.
En cet endroit, le rail-road atteignait le plus haut
point du parcours, soit huit mille

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quatre-vingt-onze pieds au-dessus du niveau de
l' océan. Les voyageurs n' avaient plus qu' à descendre
jusqu' à l' Atlantique sur ces plaines sans limites,
nivelées par la nature.
Là se trouvait sur le " grand trunk " l' embranchement
de Denver-city, la principale ville du Colorado.
Ce territoire est riche en mines d' or et d' argent,
et plus de cinquante mille habitants y ont déjà
fixé leur demeure.
à ce moment, treize cent quatre-vingt-deux milles
avaient été faits depuis San-Francisco, en trois
jours et trois nuits. Quatre nuits et quatre jours,
selon toute prévision, devaient suffire pour
atteindre New-York. Phileas Fogg se maintenait
donc dans les délais réglementaires.

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Pendant la nuit, on laissa sur la gauche le camp
Walbah. Le lodge-pole-creek courait parallèlement
à la voie, en suivant la frontière rectiligne commune
aux états du Wyoming et du Colorado. à onze heures,
on entrait dans le Nebraska, on passait près du
Sedgwick, et l' on touchait à Julesburgh, placé
sur la branche sud de Platte-river.
C' est à ce point que se fit l' inauguration de
l' union-pacific-road, le 23 octobre 1867, et dont
l' ingénieur en chef fut le général J-M Dodge. Là
s' arrêtèrent les deux puissantes locomotives,
remorquant les neuf wagons des invités, au nombre
desquels figurait le vice-président, M Thomas
C Durant ; là retentirent les acclamations ; là,
les sioux et les pawnies donnèrent le spectacle d' une
petite guerre indienne ; là, les feux d' artifice
éclatèrent ; là, enfin, se publia, au moyen d' une
imprimerie portative, le premier numéro du journal
railway-pioneer. ainsi fut célébrée l' inauguration
de ce grand chemin de fer, instrument de progrès et
de civilisation, jeté à travers le désert et destiné
à relier entre elles des villes et des cités qui
n' existaient pas encore. Le sifflet de la locomotive,
plus puissant que la lyre d' Amphion, allait bientôt
les faire surgir du sol américain.
à huit heures du matin, le fort Mac-Pherson était
laissé en arrière. Trois cent cinquante-sept milles
séparent ce point d' Omaha. La voie ferrée suivait,
sur sa rive gauche, les capricieuses sinuosités de
la branche sud de Platte-river. à neuf heures, on
arrivait à l' importante ville de North-Platte,
bâtie entre ces deux bras du grand cours d' eau, qui
se rejoignent autour d' elle pour ne plus former qu' une
seule artère, -affluent considérable dont les eaux
se confondent avec celles du Missouri, un peu
au-dessus d' Omaha.
Le cent-unième méridien était franchi.
Mr Fogg et ses partenaires avaient repris leur jeu.
Aucun d' eux ne se plaignait de la longueur de la
route, -pas même le mort. Fix avait commencé par
gagner quelques guinées, qu' il était en train de
reperdre, mais il ne se montrait pas moins passionné
que Mr Fogg. Pendant cette matinée, la chance
favorisa singulièrement ce gentleman. Les atouts
et les honneurs pleuvaient dans ses mains. à un
certain moment, après avoir combiné un coup audacieux,
il se préparait à jouer pique, quand, derrière la
banquette, une voix se fit entendre, qui disait :
" moi, je jouerais carreau... "
Mr Fogg, Mrs Aouda, Fix, levèrent la tête. Le
colonel Proctor était près d' eux.
Stamp W Proctor et Phileas Fogg se reconnurent
aussitôt.
" ah ! C' est vous, monsieur l' anglais, s' écria le
colonel, c' est vous qui voulez jouer pique !

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-et qui le joue, répondit froidement Phileas Fogg,
en abattant un dix de cette couleur.
-eh bien, il me plaît que ce soit carreau, "
répliqua le colonel Proctor d' une voix irritée.
Et il fit un geste pour saisir la carte jouée, en
ajoutant :
" vous n' entendez rien à ce jeu.
-peut-être serai-je plus habile à un autre, dit
Phileas Fogg, qui se leva.
-il ne tient qu' à vous d' en essayer, fils de
John Bull ! " répliqua le grossier personnage.
Mrs Aouda était devenue pâle. Tout son sang lui
refluait au coeur. Elle avait saisi le bras de
Phileas Fogg, qui la repoussa doucement.
Passepartout était prêt à se jeter sur l' américain,
qui regardait son adversaire de l' air le plus
insultant. Mais Fix s' était levé, et, allant au
colonel Proctor, il lui dit :
" vous oubliez que c' est moi à qui vous avez affaire,
monsieur, moi que vous avez, non-seulement injurié,
mais frappé !
-Monsieur Fix, dit Mr Fogg, je vous demande
pardon, mais ceci me regarde seul. En prétendant
que j' avais tort de jouer pique, le colonel m' a fait
une nouvelle injure, et il m' en rendra raison.
-quand vous voudrez, et où vous voudrez, répondit
l' américain, et à l' arme qui vous plaira ! "
Mrs Aouda essaya vainement de retenir Mr Fogg.
L' inspecteur tenta inutilement de reprendre la
querelle à son compte. Passepartout voulait jeter
le colonel par la portière, mais un signe de son
maître l' arrêta. Phileas Fogg quitta le wagon, et
l' américain le suivit sur la passerelle.
" monsieur, dit Mr Fogg à son adversaire, je suis
fort pressé de retourner en Europe, et un retard
quelconque préjudicierait beaucoup à mes intérêts.
-eh bien ! Qu' est-ce que cela me fait ? Répondit
le colonel Proctor.
-monsieur, reprit très-poliment Mr Fogg, après
notre rencontre à San-Francisco, j' avais formé le
projet de venir vous retrouver en Amérique, dès que
j' aurais terminé les affaires qui m' appellent sur
l' ancien continent.
-vraiment !
-voulez-vous me donner rendez-vous dans six mois ?
-pourquoi pas dans six ans ?
-je dis six mois, répondit Mr Fogg, et je serai
exact au rendez-vous.
-des défaites, tout cela ! S' écria Stamp W Proctor.
Tout de suite ou pas.
-soit, répondit Mr Fogg. Vous allez à New-York ?
-non.

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-à Chicago ?
-non.
-à Omaha ?
-peu vous importe ! Connaissez-vous Plum-Creek ?
-non, répondit Mr Fogg.
-c' est la station prochaine. Le train y sera dans une
heure. Il y stationnera dix minutes. En dix minutes,
on peut échanger quelques coups de revolver.
-soit, répondit Mr Fogg. Je m' arrêterai à
Plum-Creek.
-et je crois même que vous y resterez ! Ajouta
l' américain avec une insolence sans pareille.
-qui sait, monsieur ? " répondit Mr Fogg, et il
rentra dans son wagon, aussi froid que d' habitude.
Là, le gentleman commença par rassurer Mrs Aouda,
lui disant que les fanfarons n' étaient jamais à
craindre. Puis il pria Fix de lui servir de témoin
dans la rencontre qui allait avoir lieu. Fix ne
pouvait refuser, et Phileas Fogg reprit tranquillement
son jeu interrompu, en jouant pique avec un calme
parfait.
à onze heures, le sifflet de la locomotive annonça
l' approche de la station de Plum-Creek. Mr Fogg
se leva, et, suivi de Fix, il se rendit sur la
passerelle. Passepartout l' accompagnait, portant
une paire de revolvers. Mrs Aouda était restée
dans le wagon, pâle comme une morte.
En ce moment, la porte de l' autre wagon s' ouvrit,
et le colonel Proctor apparut également sur la
passerelle, suivi de son témoin, un yankee de sa
trempe. Mais à l' instant où les deux adversaires
allaient descendre sur la voie, le conducteur
accourut et leur cria :
" on ne descend pas, messieurs.
-et pourquoi ? Demanda le colonel.
-nous avons vingt minutes de retard, et le train ne
s' arrête pas.
-mais je dois me battre avec monsieur.
-je le regrette, répondit l' employé, mais nous
repartons immédiatement. Voici la cloche qui sonne ! "
la cloche sonnait, en effet, et le train se remit
en route.
" je suis vraiment désolé, messieurs, dit alors le
conducteur. En toute autre circonstance, j' aurais
pu vous obliger. Mais, après tout, puisque vous
n' avez pas eu le temps de vous battre ici, qui vous
empêche de vous battre en route ?
-cela ne conviendra peut-être pas à monsieur ! Dit
le colonel Proctor d' un air goguenard.
-cela me convient parfaitement, répondit Phileas
Fogg.

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-allons, décidément, nous sommes en Amérique !
Pensa Passepartout, et le conducteur de train est
un gentleman du meilleur monde ! "
et ce disant il suivit son maître.
Les deux adversaires, leurs témoins, précédés du
conducteur, se rendirent, en passant d' un wagon à
l' autre, à l' arrière du train. Le dernier wagon n' était
occupé que par une dizaine de voyageurs. Le conducteur
leur demanda s' ils voulaient bien, pour quelques
instants, laisser la place libre à deux gentlemen
qui avaient une affaire d' honneur à vider.
Comment donc ! Mais les voyageurs étaient trop
heureux de pouvoir être agréables aux deux gentlemen,
et ils se retirèrent sur les passerelles.
Ce wagon, long d' une cinquantaine de pieds, se prêtait
très-convenablement à la circonstance. Les deux
adversaires pouvaient marcher l' un sur l' autre entre
les banquettes et s' arquebuser à leur aise. Jamais
duel ne fut plus facile à régler. Mr Fogg et le
colonel Proctor, munis chacun de deux revolvers à
six coups, entrèrent dans le wagon. Leurs témoins,
restés en dehors, les y enfermèrent. Au premier coup
de sifflet de la locomotive, ils devaient commencer
le feu... puis, après un laps de deux minutes, on
retirerait du wagon ce qui resterait des deux
gentlemen.
Rien de plus simple en vérité. C' était même si simple,
que Fix et Passepartout sentaient leur coeur
battre à se briser.
On attendait donc le coup de sifflet convenu, quand
soudain des cris sauvages retentirent. Des détonations
les accompagnèrent, mais elles ne venaient point du
wagon réservé aux duellistes. Ces détonations se
prolongeaient, au contraire, jusqu' à l' avant et sur
toute la ligne du train. Des cris de frayeur se
faisaient entendre à l' intérieur du convoi.
Le colonel Proctor et Mr Fogg, revolver au poing,
sortirent aussitôt du wagon et se précipitèrent vers
l' avant, où retentissaient plus bruyamment les
détonations et les cris.
Ils avaient compris que le train était attaqué par
une bande de sioux.
Ces hardis indiens n' en étaient pas à leur coup
d' essai, et plus d' une fois déjà ils avaient arrêté
les convois. Suivant leur habitude, sans attendre
l' arrêt du train, s' élançant sur les marchepieds
au nombre d' une centaine, ils avaient escaladé les
wagons comme fait un clown d' un cheval au galop.
Ces sioux étaient munis de fusils. De là les
détonations auxquelles les voyageurs, presque tous
armés, ripostaient par des coups de revolver. Tout
d' abord, les indiens s' étaient précipités sur la
machine. Le mécanicien et le chauffeur avaient été
à demi assommés à coups de casse-tête. Un chef sioux,
voulant

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arrêter le train, mais ne sachant pas manoeuvrer la
manette du régulateur, avait largement ouvert
l' introduction de la vapeur au lieu de la fermer,
et la locomotive, emportée, courait avec une vitesse
effroyable.
En même temps, les sioux avaient envahi les wagons,
ils couraient comme des singes en fureur sur les
impériales, ils enfonçaient les portières et luttaient
corps à corps avec les voyageurs. Hors du wagon de
bagages, forcé et pillé, les colis étaient précipités
sur la voie. Cris et coups de feu ne discontinuaient
pas.
Cependant les voyageurs se défendaient avec courage.
Certains wagons, barricadés, soutenaient un siége,
comme de véritables forts ambulants, emportés avec
une rapidité de cent milles à l' heure.
Dès le début de l' attaque, Mrs Aouda s' était
courageusement comportée. Le revolver à la main,
elle se défendait héroïquement, tirant à travers les
vitres brisées, lorsque quelque sauvage se présentait
à elle. Une vingtaine de sioux, frappés à mort,
étaient tombés sur la voie, et les roues des wagons
écrasaient comme des vers ceux d' entre eux qui
glissaient sur les rails du haut des passerelles.
Plusieurs voyageurs, grièvement atteints par les
balles ou les casse-tête, gisaient sur les
banquettes.
Cependant il fallait en finir. Cette lutte durait
déjà depuis dix minutes, et ne pouvait que se
terminer à l' avantage des sioux, si le train ne
s' arrêtait pas. En effet, la station du fort
Kearney n' était pas à deux milles de distance. Là
se trouvait un poste américain, mais ce poste passé,
entre le fort Kearney et la station suivante les
sioux seraient les maîtres du train.
Le conducteur se battait aux côtés de Mr Fogg,
quand une balle le renversa. En tombant, cet homme
s' écria :
" nous sommes perdus, si le train ne s' arrête pas avant
cinq minutes !
-il s' arrêtera ! Dit Phileas Fogg, qui voulut
s' élancer hors du wagon.
-restez, monsieur, lui cria Passepartout. Cela
me regarde ! "
Phileas Fogg n' eut pas le temps d' arrêter ce
courageux garçon, qui, ouvrant une portière sans être
vu des indiens, parvint à se glisser sous le wagon.
Et alors, tandis que la lutte continuait, pendant
que les balles se croisaient au-dessus de sa tête,
retrouvant son agilité, sa souplesse de clown, se
faufilant sous les wagons, s' accrochant aux chaînes,
s' aidant du levier des freins et des longerons
des châssis, rampant d' une voiture à l' autre avec
une adresse merveilleuse, il gagna ainsi l' avant
du train. Il n' avait pas été vu, il n' avait pu
l' être.
Là, suspendu d' une main entre le wagon des bagages
et le tender, de l' autre il décrocha les chaînes de
sûreté ; mais par suite de la traction opérée, il
n' aurait

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jamais pu parvenir à dévisser la barre d' attelage,
si une secousse que la machine éprouva n' eut fait
sauter cette barre, et le train, détaché, resta peu
à peu en arrière, tandis que la locomotive s' enfuyait
avec une nouvelle vitesse.
Emporté par la force acquise, le train roula encore
pendant quelques minutes, mais les freins furent
manoeuvrés à l' intérieur des wagons, et le convoi
s' arrêta enfin, à moins de cent pas de la station
de Kearney.
Là, les soldats du fort, attirés par les coups de
feu, accoururent en hâte. Les sioux ne les avaient
pas attendus, et, avant l' arrêt complet du train,
toute la bande avait décampé.
Mais quand les voyageurs se comptèrent sur le quai
de la station, ils reconnurent que plusieurs
manquaient à l' appel, et entre autres le courageux
français dont le dévouement venait de les sauver.
xxx dans lequel Phileas Fogg fait tout
simplement son devoir.

trois voyageurs, Passepartout compris, avaient
disparu. Avaient-ils été tués dans la lutte ?
étaient-ils prisonniers des sioux ? On ne pouvait
encore le savoir.
Les blessés étaient assez nombreux, mais on
reconnut qu' aucun n' était atteint mortellement.
Un des plus grièvement frappé, c' était le colonel
Proctor, qui s' était bravement battu, et qu' une
balle à l' aine avait renversé. Il fut transporté
à la gare avec d' autres voyageurs, dont l' état
réclamait des soins immédiats.
Mrs Aouda était sauve. Phileas Fogg, qui ne
s' était pas épargné, n' avait pas une égratignure.
Fix était blessé au bras, blessure sans importance.
Mais Passepartout manquait, et des larmes
coulaient des yeux de la jeune femme.
Cependant tous les voyageurs avaient quitté le
train. Les roues des wagons étaient tachées de
sang. Aux moyeux et aux rayons pendaient
d' informes lambeaux de chair. On voyait à perte de
vue sur la plaine blanche de longues traînées
rouges. Les derniers indiens disparaissaient alors
dans le sud, du côté de republican-river.
Mr Fogg, les bras croisés, restait immobile. Il
avait une grave décision à prendre. Mrs Aouda,
près de lui, le regardait sans prononcer une
parole... il

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comprit ce regard. Si son serviteur était
prisonnier, ne devait-il pas tout risquer pour
l' arracher aux indiens ? ...
" je le retrouverai mort ou vivant, dit-il
simplement à Mrs Aouda.
-ah ! Monsieur... monsieur Fogg ! S' écria la
jeune femme, en saisissant les mains de son
compagnon qu' elle couvrit de larmes.
-vivant ! Ajouta Mr Fogg, si nous ne perdons
pas une minute ! "
par cette résolution, Phileas Fogg se sacrifiait
tout entier. Il venait de prononcer sa ruine. Un
seul jour de retard lui faisait manquer le
paquebot à New-York. Son pari était
irrévocablement perdu. Mais devant cette pensée :
" c' est mon devoir ! " il n' avait pas hésité.

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Le capitaine commandant le fort Kearney était là.
Ses soldats-une centaine d' hommes environ
-s' étaient mis sur la défensive pour le cas où
les sioux auraient dirigé une attaque directe contre
la gare.
" monsieur, dit Mr Fogg au capitaine, trois
voyageurs ont disparu.
-morts ? Demanda le capitaine.
-morts ou prisonniers, répondit Phileas Fogg.
Là est une incertitude qu' il faut faire cesser.
Votre intention est-elle de poursuivre les sioux ?
-cela est grave, monsieur, dit le capitaine. Ces
indiens peuvent fuir jusqu' au delà de l' Arkansas !
Je ne saurais abandonner le fort qui m' est confié.
-monsieur, reprit Phileas Fogg, il s' agit de la
vie de trois hommes.

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-sans doute... mais puis-je risquer la vie de
cinquante pour en sauver trois ?
-je ne sais si vous le pouvez, monsieur, mais vous
le devez.
-monsieur, répondit le capitaine, personne ici
n' a à m' apprendre quel est mon devoir.
-soit, dit froidement Phileas Fogg. J' irai seul !
-vous, monsieur ! S' écria Fix, qui s' était
approché, aller seul à la poursuite des indiens !
-voulez-vous donc que je laisse périr ce
malheureux, à qui tout ce qui est vivant ici doit
la vie ? J' irai.
-eh bien, non, vous n' irez pas seul ! S' écria le
capitaine, ému malgré lui. Non ! Vous êtes un brave
coeur ! ... trente hommes de bonne volonté ! "
ajouta-t-il en se tournant vers ses soldats.
Toute la compagnie s' avança en masse. Le capitaine
n' eut qu' à choisir parmi ces braves gens. Trente
soldats furent désignés, et un vieux sergent se mit
à leur tête.
" merci, capitaine ! Dit Mr Fogg.
-vous me permettrez de vous accompagner ? Demanda
Fix au gentleman.
-vous ferez comme il vous plaira, monsieur, lui
répondit Phileas Fogg. Mais si vous voulez me
rendre service, vous resterez près de Mrs Aouda.
Au cas où il m' arriverait malheur... "
une pâleur subite envahit la figure de l' inspecteur
de police. Se séparer de l' homme qu' il avait suivi
pas à pas et avec tant de persistance ! Le laisser
s' aventurer ainsi dans ce désert ! Fix regarda
attentivement le gentleman, et, quoi qu' il en eût,
malgré ses préventions, en dépit du combat qui se
livrait en lui, il baissa les yeux devant ce regard
calme et franc.
" je resterai, " dit-il.
Quelques instants après, Mr Fogg avait serré la
main de la jeune femme ; puis, après lui avoir
remis son précieux sac de voyage, il partait avec
le sergent et sa petite troupe.
Mais avant de partir, il avait dit aux soldats :
" mes amis, il y a mille livres pour vous si nous
sauvons les prisonniers ! "
il était alors midi et quelques minutes.
Mrs Aouda s' était retirée dans une chambre de la
gare, et là, seule, elle attendait, songeant à
Phileas Fogg, à cette générosité simple et grande,
à ce tranquille courage. Mr Fogg avait sacrifié
sa fortune, et maintenant il jouait sa vie, tout
cela sans hésitation, par devoir, sans phrases.
Phileas Fogg était un héros à ses yeux.

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L' inspecteur Fix, lui, ne pensait pas ainsi, et
il ne pouvait contenir son agitation. Il se
promenait fébrilement sur le quai de la gare. Un
moment subjugué, il redevenait lui-même. Fogg
parti, il comprenait la sottise qu' il avait faite
de le laisser partir. Quoi ! Cet homme qu' il venait
de suivre autour du monde, il avait consenti à s' en
séparer ! Sa nature reprenait le dessus, il
s' incriminait, il s' accusait, il se traitait comme
s' il eût été le directeur de la police
métropolitaine, admonestant un agent pris en
flagrant délit de naïveté.
" j' ai été inepte ! Pensait-il. L' autre lui aura
appris qui j' étais ! Il est parti, il ne reviendra
pas ! Où le reprendre maintenant ? Mais comment
ai-je pu me laisser fasciner ainsi, moi, Fix, moi,
qui ai en poche son ordre d' arrestation !
Décidément je ne suis qu' une bête ! "
ainsi raisonnait l' inspecteur de police, tandis
que les heures s' écoulaient si lentement à son gré.
Il ne savait que faire. Quelquefois, il avait envie
de tout dire à Mrs Aouda. Mais il comprenait
comment il serait reçu par la jeune femme. Quel
parti prendre ? Il était tenté de s' en aller à
travers les longues plaines blanches, à la
poursuite de ce Fogg ! Il ne lui semblait pas
impossible de le retrouver. Les pas du détachement
étaient encore imprimés sur la neige ! .. mais
bientôt, sous une couche nouvelle, toute empreinte
s' effaça.
Alors le découragement prit Fix. Il éprouva comme
une insurmontable envie d' abandonner la partie. Or,
précisément, cette occasion de quitter la station
de Kearney et de poursuivre ce voyage, si fécond
en déconvenues, lui fut offerte.
En effet, vers deux heures après midi, pendant que
la neige tombait à gros flocons, on entendit de
longs sifflets qui venaient de l' est. Une énorme
ombre, précédée d' une lueur fauve, s' avançait
lentement, considérablement grandie par les brumes,
qui lui donnaient un aspect fantastique.
Cependant on n' attendait encore aucun train venant
de l' est. Les secours réclamés par le télégraphe ne
pouvaient arriver sitôt, et le train d' Omaha à
San-Francisco ne devait passer que le lendemain.
-on fut bientôt fixé.
Cette locomotive, qui marchait à petite vapeur, en
jetant de grands coups de sifflet, c' était celle
qui, après avoir été détachée du train, avait
continué sa route avec une si effrayante vitesse,
emportant le chauffeur et le mécanicien inanimés.
Elle avait couru sur les rails pendant plusieurs
milles ; puis, le feu avait baissé, faute de
combustible ; la vapeur s' était détendue, et une
heure après, ralentissant peu à peu sa marche, la
machine s' arrêtait enfin à vingt milles au delà
de la station de Kearney.
Ni le mécanicien, ni le chauffeur n' avaient
succombé, et, après un évanouissement assez
prolongé, ils étaient revenus à eux.

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La machine était alors arrêtée. Quand il se vit
dans le désert, la locomotive seule, n' ayant plus
de wagons à sa suite, le mécanicien comprit ce qui
s' était passé. Comment la locomotive avait été
détachée du train, il ne put le deviner, mais il
n' était pas douteux, pour lui, que le train, resté
en arrière, se trouvât en détresse.
Le mécanicien n' hésita pas sur ce qu' il devait
faire. Continuer la route dans la direction
d' Omaha était prudent ; retourner vers le train,
que les indiens pillaient peut-être encore, était
dangereux... n' importe ! Des pelletées de charbon
et de bois furent engouffrées dans le foyer
de sa chaudière, le feu se ranima, la pression
monta de nouveau, et, vers deux heures après midi,
la machine revenait en arrière vers la station de
Kearney. C' était elle qui sifflait dans la brume.
Ce fut une grande satisfaction pour les voyageurs,
quand ils virent la locomotive se mettre en tête
du train. Ils allaient pouvoir continuer ce
voyage si malheureusement interrompu.
à l' arrivée de la machine, Mrs Aouda avait quitté
la gare, et s' adressant au conducteur :
" vous allez partir ? Lui demanda-t-elle.
-à l' instant, madame.
-mais ces prisonniers... nos malheureux
compagnons...
-je ne puis interrompre le service, répondit le
conducteur. Nous avons déjà trois heures de retard.
-et quand passera l' autre train venant de
San-Francisco ?
-demain soir, madame.
-demain soir ! Mais il sera trop tard. Il faut
attendre...
-c' est impossible, répondit le conducteur. Si vous
voulez partir, montez en voiture.
-je ne partirai pas, " répondit la jeune femme.
Fix avait entendu cette conversation. Quelques
instants auparavant, quand tout moyen de locomotion
lui manquait, il était décidé à quitter Kearney,
et maintenant que le train était là, prêt à
s' élancer, qu' il n' avait plus qu' à reprendre sa
place dans le wagon, une irrésistible force le
rattachait au sol. Ce quai de la gare lui brûlait
les pieds, et il ne pouvait s' en arracher. Le
combat recommençait en lui. La colère de l' insuccès
l' étouffait. Il voulait lutter jusqu' au bout.
Cependant les voyageurs et quelques blessés
-entre autres le colonel Proctor, dont l' état
était grave-avaient pris place dans les wagons.
On entendait les bourdonnements de la chaudière
surchauffée, et la vapeur s' échappait par

p181

les soupapes. Le mécanicien siffla, le train se
mit en marche, et disparut bientôt, mêlant sa
fumée blanche au tourbillon des neiges.
L' inspecteur Fix était resté.
Quelques heures s' écoulèrent. Le temps était fort
mauvais, le froid très-vif. Fix, assis sur un
banc dans la gare, restait immobile. On eût pu
croire qu' il dormait. Mrs Aouda, malgré la
rafale, quittait à chaque instant la chambre qui
avait été mise à sa disposition. Elle venait à
l' extrémité du quai, cherchant à voir à travers
la tempête de neige, voulant percer cette brume
qui réduisait l' horizon autour d' elle, écoutant
si quelque bruit se ferait entendre. Mais rien.
Elle rentrait alors, toute transie, pour revenir
quelques moments plus tard, et toujours inutilement.
Le soir se fit. Le petit détachement n' était pas
de retour. Où était-il en ce moment ? Avait-il pu
rejoindre les indiens ? Y avait-il eu lutte, ou ces
soldats, perdus dans la brume, erraient-ils au
hasard ? Le capitaine du fort Kearney était
très-inquiet, bien qu' il ne voulût rien laisser
paraître de son inquiétude.
La nuit vint, la neige tomba moins abondamment,
mais l' intensité du froid s' accrut. Le regard le
plus intrépide n' eût pas considéré sans épouvante
cette obscure immensité. Un absolu silence régnait
sur la plaine. Ni le vol d' un oiseau, ni la passée
d' un fauve, n' en troublait le calme infini.
Pendant toute cette nuit, Mrs Aouda, l' esprit
plein de pressentiments sinistres, le coeur rempli
d' angoisses, erra sur la lisière de la prairie. Son
imagination l' emportait au loin et lui montrait
mille dangers. Ce qu' elle souffrit pendant ces
longues heures ne saurait s' exprimer.
Fix était toujours immobile à la même place,
mais, lui non plus, il ne dormait pas. à un certain
moment, un homme s' était approché, lui avait parlé
même, mais l' agent l' avait renvoyé, après avoir
répondu à ses paroles par un signe négatif.
La nuit s' écoula ainsi. à l' aube, le disque à demi
éteint du soleil se leva sur un horizon embrumé.
Cependant la portée du regard pouvait s' étendre à
une distance de deux milles. C' était vers le sud
que Phileas Fogg et le détachement s' étaient
dirigés... le sud était absolument désert. Il était
alors sept heures du matin.
Le capitaine, extrêmement soucieux, ne savait quel
parti prendre. Devait-il envoyer un second
détachement au secours du premier ? Devait-il
sacrifier de nouveaux hommes avec si peu de chances
de sauver ceux qui étaient sacrifiés tout d' abord ?
Mais son hésitation ne dura pas, et d' un geste,
appelant un de ses lieutenants, il lui donnait
l' ordre de pousser une reconnaissance dans le

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sud, -quand des coups de feu éclatèrent. était-ce
un signal ? Les soldats se jetèrent hors du fort,
et à un demi-mille ils aperçurent une petite troupe
qui revenait en bon ordre.
Mr Fogg marchait en tête, et près de lui
Passepartout et les deux autres voyageurs,
arrachés aux mains des sioux.
Il y avait eu combat à dix milles au sud de
Kearney. Peu d' instants avant l' arrivée du
détachement, Passepartout et ses deux compagnons
luttaient déjà contre leurs gardiens, et le
français en avait assommé trois à coups de poing,
quand son maître et les soldats se précipitèrent
à leur secours.
Tous, les sauveurs et les sauvés, furent accueillis
par des cris de joie, et Phileas Fogg distribua
aux soldats la prime qu' il leur avait promise,
tandis que Passepartout se répétait, non sans
quelque raison :
" décidément, il faut avouer que je coûte cher à
mon maître ! "
Fix, sans prononcer une parole, regardait
Mr Fogg, et il eût été difficile d' analyser les
impressions qui se combattaient alors en lui.
Quant à Mrs Aouda, elle avait pris la main du
gentleman, et elle la serrait dans les siennes,
sans pouvoir prononcer une parole !
Cependant Passepartout, dès son arrivée, avait
cherché le train dans la gare. Il croyait le trouver
là, prêt à filer sur Omaha, et il espérait que
l' on pourrait encore regagner le temps perdu.
" le train, le train ! S' écria-t-il.
-parti, répondit Fix.
-et le train suivant, quand passera-t-il ?
Demanda Phileas Fogg.
-ce soir seulement.
-ah ! " répondit simplement l' impassible gentleman.
xxxi dans lequel l' inspecteur Fix prend
très-sérieusement les intérêts de Phileas
Fogg.

Phileas Fogg se trouvait en retard de vingt
heures. Passepartout, la cause involontaire de
ce retard, était désespéré. Il avait décidément
ruiné son maître !
En ce moment, l' inspecteur s' approcha de Mr Fogg,
et, le regardant bien en face :

p183

" très-sérieusement, monsieur, lui demanda-t-il,
vous êtes pressé ?
-très-sérieusement, répondit Phileas Fogg.
-j' insiste, reprit Fix. Vous avez bien intérêt
à être à New-York le 11, avant neuf heures du
soir, heure du départ du paquebot de Liverpool ?
-un intérêt majeur.
-et si votre voyage n' eût pas été interrompu par
cette attaque d' indiens, vous seriez arrivé à
New-York le 11, dès le matin ?
-oui, avec douze heures d' avance sur le paquebot.
-bien. Vous avez donc vingt heures de retard.
Entre vingt et douze, l' écart est de huit. C' est
huit heures à regagner. Voulez-vous tenter de le
faire.
-à pied ? Demanda Mr Fogg.
-non, en traîneau, répondit Fix, en traîneau à
voiles. Un homme m' a proposé ce moyen de transport. "
c' était l' homme qui avait parlé à l' inspecteur de
police pendant la nuit, et dont Fix avait refusé
l' offre.
Phileas Fogg ne répondit pas à Fix ; mais Fix
lui ayant montré l' homme en question qui se
promenait devant la gare, le gentleman alla à lui.
Un instant après, Phileas Fogg et cet américain,
nommé Mudge, entraient dans une hutte construite
au bas du fort Kearney.
Là, Mr Fogg examina un assez singulier véhicule,
sorte de châssis, établi sur deux longues poutres,
un peu relevées à l' avant comme les semelles d' un
traîneau, et sur lequel cinq ou six personnes
pouvaient prendre place. Au tiers du châssis, sur
l' avant, se dressait un mât très-élevé, sur lequel
s' enverguait une immense brigantine. Ce mât,
solidement retenu par des haubans métalliques,
tendait un étai de fer qui servait à guinder un
foc de grande dimension. à l' arrière, une sorte
de gouvernail-godille permettait de diriger
l' appareil.
C' était, on le voit, un traîneau gréé en sloop.
Pendant l' hiver, sur la plaine glacée, lorsque
les trains sont arrêtés par les neiges, ces
véhicules font des traversées extrêmement rapides
d' une station à l' autre. Ils sont, d' ailleurs,
prodigieusement voilés, -plus voilés même que ne
peut l' être un cotre de course, exposé à chavirer,
-et, vent arrière, ils glissent à la surface des
prairies avec une rapidité égale, sinon supérieure,
à celle des express.
En quelques instants, un marché fut conclu entre
Mr Fogg et le patron de cette embarcation de
terre. Le vent était bon. Il soufflait de l' ouest
en grande brise. La neige était durcie, et Mudge
se faisait fort de conduire Mr Fogg en quelques
heures à la station d' Omaha. Là, les trains sont
fréquents et les voies nombreuses, qui conduisent
à Chicago et à New-York. Il n' était pas
impossible

p184

que le retard fût regagné. Il n' y avait donc pas à
hésiter à tenter l' aventure.
Mr Fogg, ne voulant pas exposer Mrs Aouda aux
tortures d' une traversée en plein air, par ce froid
que la vitesse rendrait plus insupportable encore,
lui proposa de rester sous la garde de Passepartout
à la station de Kearney. L' honnête garçon se
chargerait de ramener la jeune femme en Europe par
une route meilleure et dans des conditions plus
acceptables.
Mrs Aouda refusa de se séparer de Mr Fogg, et
Passepartout se sentit très-heureux de cette
détermination. En effet, pour rien au monde il
n' eût voulu quitter son maître, puisque Fix
devait l' accompagner.

p185

Quant à ce que pensait alors l' inspecteur de police,
ce serait difficile à dire. Sa conviction avait-elle
été ébranlée par le retour de Phileas Fogg, ou
bien le tenait-il pour un coquin extrêmement fort,
qui, son tour du monde accompli, devait croire
qu' il serait absolument en sûreté en Angleterre ?
Peut-être l' opinion de Fix touchant Phileas Fogg
était-elle en effet modifiée. Mais il n' en était
pas moins décidé à faire son devoir et, plus
impatient que tous, à presser de tout son pouvoir
le retour en Angleterre.
à huit heures, le traîneau était prêt à partir.
Les voyageurs-on serait tenté de dire les
passagers-y prenaient place et se serraient
étroitement dans leurs couvertures de voyage. Les
deux immenses voiles étaient hissées, et, sous
l' impulsion

p186

du vent, le véhicule filait sur la neige durcie
avec une rapidité de quarante milles à l' heure.
La distance qui sépare le fort Kearney d' Omaha
est, en droite ligne, -à vol d' abeille, comme
disent les américains, -de deux cents milles au
plus. Si le vent tenait, en cinq heures cette
distance pouvait être franchie. Si aucun incident
ne se produisait, à une heure après midi le
traîneau devait avoir atteint Omaha. Quelle
traversée ! Les voyageurs, pressés les uns contre
les autres, ne pouvaient se parler. Le froid, accru
par la vitesse, leur eût coupé la parole. Le
traîneau glissait aussi légèrement à la surface de
la plaine qu' une embarcation à la surface des eaux,
-avec la houle en moins. Quand la brise arrivait
en rasant la terre, il semblait que le traîneau
fût enlevé du sol par ses voiles, vastes ailes
d' une immense envergure. Mudge, au gouvernail, se
maintenait dans la ligne droite, et, d' un coup de
godille, il rectifiait les embardées que l' appareil
tendait à faire. Toute la toile portait. Le foc
avait été perqué et n' était plus abrité par la
brigantine. Un mât de hune fut guindé, et une
flèche, tendue au vent, ajouta sa puissance
d' impulsion à celle des autres voiles. On ne
pouvait l' estimer, mathématiquement, mais
certainement la vitesse du traîneau ne devait pas
être moindre de quarante milles à l' heure.
" si rien ne casse, dit Mudge, nous arriverons ! "
et Mudge avait intérêt à arriver dans le délai
convenu, car Mr Fogg, fidèle à son système,
l' avait alléché par une forte prime.
La prairie, que le traîneau coupait en ligne
droite, était plate comme une mer. On eût dit un
immense étang glacé. Le rail-road qui desservait
cette partie du territoire remontait, du sud-ouest
au nord-ouest, par Grand-Island, Columbus, ville
importante du Nebraska, Schuyler, Fremont, puis
Omaha. Il suivait pendant tout son parcours la
rive droite de platte-river. Le traîneau, abrégeant
cette route, prenait la corde de l' arc décrit par
le chemin de fer. Mudge ne pouvait craindre d' être
arrêté par la platte-river, à ce petit coude qu' elle
fait en avant de Frémont, puisque ses eaux étaient
glacées. Le chemin était donc entièrement débarrassé
d' obstacles, et Phileas Fogg n' avait donc que
deux circonstances à redouter : une avarie à
l' appareil, un changement ou une tombée du vent.
Mais la brise ne mollissait pas. Au contraire.
Elle soufflait à courber le mât, que les haubans
de fer maintenaient solidement. Ces filins
métalliques, semblables aux cordes d' un instrument,
résonnaient comme si un archet eût provoqué leurs
vibrations. Le traîneau s' enlevait au milieu d' une
harmonie plaintive, d' une intensité toute
particulière.
" ces cordes donnent la quinte et l' octave, " dit
Mr Fogg.

p187

Et ce furent les seules paroles qu' il prononça
pendant cette traversée. Mrs Aouda, soigneusement
empaquetée dans les fourrures et les couvertures de
voyage, était, autant que possible, préservée des
atteintes du froid.
Quant à Passepartout, la face rouge comme le
disque solaire quand il se couche dans les brumes,
il humait cet air piquant. Avec le fond
d' imperturbable confiance qu' il possédait, il
s' était repris à espérer. Au lieu d' arriver le
matin à New-York, on y arriverait le soir, mais
il y avait encore quelques chances pour que ce fût
avant le départ du paquebot de Liverpool.
Passepartout avait même éprouvé une forte envie
de serrer la main de son allié Fix. Il n' oubliait
pas que c' était l' inspecteur lui-même qui avait
procuré le traîneau à voiles, et, par conséquent,
le seul moyen qu' il y eût de gagner Omaha en
temps utile. Mais, par on ne sait quel
pressentiment, il se tint dans sa réserve
accoutumée.
En tout cas, une chose que Passepartout n' oublierait
jamais, c' était le sacrifice que Mr Fogg avait
fait, sans hésiter, pour l' arracher aux mains des
sioux. à cela, Mr Fogg avait risqué sa fortune et
sa vie... non ! Son serviteur ne l' oublierait
pas !
Pendant que chacun des voyageurs se laissait aller
à des réflexions si diverses, le traîneau volait
sur l' immense tapis de neige. S' il passait
quelques creeks, affluents ou sous-affluents de
la Little-Blue-river, on ne s' en apercevait pas.
Les champs et les cours d' eau disparaissaient sous
une blancheur uniforme. La plaine était
absolument déserte. Comprise entre
l' Union-Pacific-road et l' embranchement qui doit
réunir Kearney à Saint-Joseph, elle formait
comme une grande île inhabitée. Pas un village, pas
une station, pas même un fort. De temps en temps,
on voyait passer comme un éclair quelque arbre
grimaçant, dont le blanc squelette se tordait sous
la brise. Parfois, des bandes d' oiseaux sauvages
s' enlevaient du même vol. Parfois aussi, quelques
loups de prairies, en troupes nombreuses, maigres,
affamés, poussés par un besoin féroce, luttaient
de vitesse avec le traîneau. Alors Passepartout,
le revolver à la main, se tenait prêt à faire feu
sur les plus rapprochés. Si quelque accident eût
alors arrêté le traîneau, les voyageurs, attaqués
par ces féroces carnassiers, auraient couru les
plus grands risques. Mais le traîneau tenait bon,
il ne tardait pas à prendre de l' avance, et bientôt
toute la bande hurlante restait en arrière.
à midi, Mudge reconnut à quelques indices qu' il
passait le cours glacé de la platte-river. Il ne
dit rien, mais il était déjà sûr que, vingt milles
plus loin, il aurait atteint la station d' Omaha.
Et, en effet, il n' était pas une heure, que ce
guide habile, abandonnant la barre,

p188

se précipitait aux drisses des voiles et les
amenait en bande, pendant que le traîneau, emporté
par son irrésistible élan, franchissait encore un
demi-mille à sec de toile. Enfin il s' arrêta, et
Mudge, montrant un amas de toits blancs de neige,
disait :
" nous sommes arrivés. "
arrivés ! Arrivés, en effet, à cette station qui,
par des trains nombreux, est quotidiennement en
communication avec l' est des états-Unis !
Passepartout et Fix avaient sauté à terre et
secouaient leurs membres engourdis. Ils aidèrent
Mr Fogg et la jeune femme à descendre du
traîneau. Phileas Fogg régla généreusement avec
Mudge, auquel Passepartout serra la main comme à
un ami, et tous se précipitèrent vers la gare
d' Omaha.
C' est à cette importante cité du Nebraska que
s' arrête le chemin de fer du Pacifique proprement
dit, qui met le bassin du Mississipi en
communication avec le grand océan. Pour aller
d' Omaha à Chicago, le rail-road, sous le nom de
" Chicago-Rock-island-road " , court directement
dans l' est en desservant cinquante stations.
Un train direct était prêt à partir. Phileas Fogg
et ses compagnons n' eurent que le temps de se
précipiter dans un wagon. Ils n' avaient rien vu
d' Omaha, mais Passepartout s' avoua à lui-même
qu' il n' y avait pas lieu de le regretter, et que
ce n' était pas de voir qu' il s' agissait.
Avec une extrême rapidité, ce train passa dans
l' état d' Iowa, par Council-Bluffs, des Moines,
Iowa-city. Pendant la nuit, il traversait le
Mississipi à Davenport, et par Rock-Island il
entrait dans l' Illinois. Le lendemain, 10, à
quatre heures du soir, il arrivait à Chicago, déjà
relevée de ses ruines, et plus fièrement assise
que jamais sur les bords de son beau lac Michigan.
Neuf cents milles séparent Chicago de New-York.
Les trains ne manquaient pas à Chicago. Mr Fogg
passa immédiatement de l' un dans l' autre. La
fringante locomotive du
" Pittsburg-Fort-Wayne-Chicago-rail-road " partit
à toute vitesse, comme si elle eût compris que
l' honorable gentleman n' avait pas de temps à perdre.
Elle traversa comme un éclair l' Indiana, l' Ohio,
la Pensylvanie, le New-Jersey, passant par des
villes aux noms antiques, dont quelques-unes
avaient des rues et des tramways, mais pas de
maisons encore. Enfin l' Hudson apparut, et, le
11 décembre, à onze heures un quart du soir, le
train s' arrêtait dans la gare, sur la rive droite
du fleuve, devant le " pier " même des steamers de
la ligne Cunard, autrement dite " british and north
american royal mail steam packet co. "
le China, à destination de Liverpool, était
parti depuis quarante-cinq minutes !

p189

xxxii dans lequel Phileas Fogg engage une
lutte directe contre la mauvaise chance.

en partant, le China semblait avoir emporté
avec lui le dernier espoir de Phileas Fogg.
En effet, aucun des autres paquebots qui font le
service direct entre l' Amérique et l' Europe, ni
les transatlantiques français, ni les navires du
" White-Star-line " , ni les steamers de la
compagnie Imman, ni ceux de la ligne hambourgeoise,
ni autres, ne pouvaient servir les projets du
gentleman.
En effet, le Pereire, de la compagnie
transatlantique française, -dont les admirables
bâtiments égalent en vitesse et surpassent en
confortable tous ceux des autres lignes, sans
exception, -ne partait que le surlendemain, 14
décembre. Et d' ailleurs, de même que ceux de la
compagnie hambourgeoise, il n' allait pas
directement à Liverpool ou à Londres, mais au
Havre, et cette traversée supplémentaire du Havre
à Southampton, en retardant Phileas Fogg, eût
annulé ses derniers efforts.
Quant aux paquebots Imman, dont l' un, le
City-Of-Paris, mettait en mer le lendemain,
il n' y fallait pas songer. Ces navires sont
particulièrement affectés au transport des
émigrants, leurs machines sont faibles, ils
naviguent autant à la voile qu' à la vapeur, et leur
vitesse est médiocre. Ils employaient à cette
traversée de New-York à l' Angleterre plus de
temps qu' il n' en restait à Mr Fogg pour gagner
son pari.
De tout ceci le gentleman se rendit parfaitement
compte en consultant son bradshaw, qui lui
donnait, jour par jour, les mouvements de la
navigation transocéanienne.
Passepartout était anéanti. Avoir manqué le
paquebot de quarante-cinq minutes, cela le tuait.
C' était sa faute, à lui, qui, au lieu d' aider son
maître, n' avait cessé de semer des obstacles sur
sa route ! Et quand il revoyait dans son esprit
tous les incidents du voyage, quand il supputait
les sommes dépensées en pure perte et dans son
seul intérêt, quand il songeait que cet énorme
pari, en y joignant les frais considérables de ce
voyage devenu inutile, ruinait complétement
Mr Fogg, il s' accablait d' injures.

p190

Mr Fogg ne lui fit, cependant, aucun reproche,
et, en quittant le pier des paquebots
transatlantiques, il ne dit que ces mots :
" nous aviserons demain. Venez. "
Mr Fogg, Mrs Aouda, Fix, Passepartout
traversèrent l' Hudson dans le
Jersey-city-ferry-boat, et montèrent dans un
fiacre, qui les conduisit à l' hôtel Saint-Nicolas,
dans Broadway. Des chambres furent mises à leur
disposition, et la nuit se passa, courte pour
Phileas Fogg, qui dormit d' un sommeil parfait,
mais bien longue pour Mrs Aouda et ses
compagnons, auxquels leur agitation ne permit pas
de reposer.
Le lendemain, c' était le 12 décembre. Du 12, sept
heures du matin, au 21, huit heures quarante-cinq
minutes du soir, il restait neuf jours treize
heures et quarante-cinq minutes. Si donc
Phileas Fogg fût parti la veille par le
China, l' un des meilleurs marcheurs de la
ligne Cunard, il serait arrivé à Liverpool, puis
à Londres, dans les délais voulus !
Mr Fogg quitta l' hôtel, seul, après avoir
recommandé à son domestique de l' attendre et de
prévenir Mrs Aouda de se tenir prête à tout
instant.
Mr Fogg se rendit aux rives de l' Hudson, et
parmi les navires amarrés au quai ou ancrés dans
le fleuve, il rechercha avec soin ceux qui étaient
en partance. Plusieurs bâtiments avaient leur
guidon de départ et se préparaient à prendre la
mer à la marée du matin, car dans cet immense et
admirable port de New-York, il n' est pas de jour
où cent navires ne fassent route pour tous les
points du monde ; mais la plupart étaient des
bâtiments à voiles, et ils ne pouvaient convenir
à Phileas Fogg.
Ce gentleman semblait devoir échouer dans sa
dernière tentative, quand il aperçut, mouillé
devant la batterie, à une encâblure au plus, un
navire de commerce à hélice, de formes fines, dont
la cheminée, laissant échapper de gros flocons de
fumée, indiquait qu' il se préparait à appareiller.
Phileas Fogg héla un canot, s' y embarqua, et, en
quelques coups d' aviron, il se trouvait à l' échelle
de l' Henrietta, steamer à coque de fer, dont
tous les hauts étaient en bois.
Le capitaine de l' Henrietta était à bord.
Phileas Fogg monta sur le pont et fit demander
le capitaine. Celui-ci se présenta aussitôt.
C' était un homme de cinquante ans, une sorte de
loup de mer, un bougon qui ne devait pas être
commode. Gros yeux, teint de cuivre oxydé, cheveux
rouges, forte encolure, -rien de l' aspect d' un
homme du monde.
" le capitaine ? Demanda Mr Fogg.
-c' est moi.

p191

-je suis Phileas Fogg, de Londres.
-et moi, Andrew Speedy, de Cardif.
-vous allez partir ? ...
-dans une heure.
-vous êtes chargé pour... ?
-Bordeaux.
-et votre cargaison ?
-des cailloux dans le ventre. Pas de fret. Je pars
sur l' est.
-vous avez des passagers ?
-pas de passagers. Jamais de passagers. Marchandise
encombrante et raisonnante.
-votre navire marche bien ?
-entre onze et douze noeuds. L' Henrietta,
bien connue.
-voulez-vous me transporter à Liverpool, moi et
trois personnes ?
-à Liverpool ? Pourquoi pas en Chine ?
-je dis Liverpool.
-non !
-non ?
-non. Je suis en partance pour Bordeaux, et je
vais à Bordeaux.
-n' importe quel prix ?
-n' importe quel prix. "
le capitaine avait parlé d' un ton qui n' admettait
pas de réplique.
" mais les armateurs de l' Henrietta... reprit
Phileas Fogg.
-les armateurs, c' est moi, répondit le capitaine.
Le navire m' appartient.
-je vous l' affrète.
-non.
-je vous l' achète.
-non. "
Phileas Fogg ne sourcilla pas. Cependant la
situation était grave. Il n' en était pas de
New-York comme de Hong-Kong, ni du capitaine
de l' Henrietta comme du patron de la
Tankadère. jusqu' ici l' argent du gentleman
avait toujours eu raison des obstacles. Cette
fois-ci, l' argent échouait.
Cependant, il fallait trouver le moyen de traverser
l' Atlantique en bateau, -à moins de le traverser
en ballon, -ce qui eût été fort aventureux, et ce
qui d' ailleurs, n' était pas réalisable.
Il paraît, pourtant, que Phileas Fogg eut une
idée, car il dit au capitaine :

p192

" eh bien, voulez-vous me mener à Bordeaux ?
-non, quand même vous me payeriez deux cents
dollars !
-je vous en offre deux mille (10, 000 fr.).
-par personne ?
-par personne.
-et vous êtes quatre ?
-quatre. "
le capitaine Speedy commença à se gratter le front,
comme s' il eût voulu en arracher l' épiderme. Huit
mille dollars à gagner, sans modifier son voyage,
cela valait bien la peine qu' il mît de côté son
antipathie prononcée pour toute

p193

espèce de passager. Des passagers à deux mille
dollars, d' ailleurs, ce ne sont plus des passagers,
c' est de la marchandise précieuse.
" je pars à neuf heures, dit simplement le capitaine
Speedy, et si vous et les vôtres vous êtes là ? ...
-à neuf heures, nous serons à bord ! " répondit
non moins simplement Mr Fogg.
Il était huit heures et demie. Débarquer de
l' Henrietta, monter dans une voiture, se
rendre à l' hôtel saint-Nicolas, en ramener
Mrs Aouda, Passepartout, et même l' inséparable
Fix, auquel il offrait gracieusement le passage,
cela fut fait par le gentleman avec ce calme qui
ne l' abandonnait en aucune circonstance.

p194

Au moment où l' Henrietta appareillait, tous
quatre étaient à bord.
Lorsque Passepartout apprit ce que coûterait cette
dernière traversée, il poussa un de ces " oh ! "
prolongés, qui parcourent tous les intervalles de
la gamme chromatique descendante !
Quant à l' inspecteur Fix, il se dit que
décidément la banque d' Angleterre ne sortirait pas
indemne de cette affaire. En effet, en arrivant et
en admettant que le sieur Fogg n' en jetât pas
encore quelques poignées à la mer, plus de sept
mille livres (175, 000 fr.) manqueraient au sac à
bank-notes !
xxxiii où Phileas Fogg se montre à la hauteur
des circonstances.

une heure après, le steamer Henrietta
dépassait le Light-boat qui marque l' entrée de
l' Hudson, tournait la pointe de Sandy-Hook et
donnait en mer. Pendant la journée, il prolongea
Long-Island, au large du feu de Fire-Island,
et courut rapidement vers l' est.
Le lendemain, 13 décembre, à midi, un homme monta
sur la passerelle pour faire le point. Certes, on
doit croire que cet homme était le capitaine
Speedy ! Pas le moins du monde. C' était
Phileas Fogg, esq.
Quant au capitaine Speedy, il était tout
bonnement enfermé à clef dans sa cabine, et poussait
des hurlements qui dénotaient une colère, bien
pardonnable, poussée jusqu' au paroxysme.
Ce qui s' était passé était très-simple.
Phileas Fogg voulait aller à Liverpool, le
capitaine ne voulait pas l' y conduire. Alors
Phileas Fogg avait accepté de prendre passage
pour Bordeaux, et, depuis trente heures qu' il
était à bord, il avait si bien manoeuvré à coups
de bank-notes, que l' équipage, matelots et
chauffeurs, -équipage un peu interlope, qui était
en assez mauvais termes avec le capitaine, -lui
appartenait. Et voilà pourquoi Phileas Fogg
commandait au lieu et place du capitaine Speedy,
pourquoi le capitaine était enfermé dans sa
cabine, et pourquoi enfin l' Henrietta se
dirigeait vers Liverpool. Seulement, il était
très-clair, à voir manoeuvrer Mr Fogg, que
Mr Fogg avait été marin.

p195

Maintenant, comment finirait l' aventure, on le
saurait plus tard. Toutefois, Mrs Aouda ne
laissait pas d' être inquiète, sans en rien dire.
Fix, lui, avait été abasourdi tout d' abord. Quant
à Passepartout, il trouvait la chose tout
simplement adorable.
" entre onze et douze noeuds, " avait dit le capitaine
Speedy, et en effet l' Henrietta se maintenait
dans cette moyenne de vitesse.
Si donc, -que de " si " encore ! -si donc la mer
ne devenait pas trop mauvaise, si le vent ne
sautait pas dans l' est, s' il ne survenait aucune
avarie au bâtiment, aucun accident à la machine,
l' Henrietta, dans les neuf jours comptés du
12 décembre au 21, pouvait franchir les trois mille
milles qui séparent New-York de Liverpool. Il
est vrai qu' une fois arrivé, l' affaire de
l' Henrietta brochant sur l' affaire de la
banque, cela pouvait mener le gentleman un peu
plus loin qu' il ne voudrait.
Pendant les premiers jours, la navigation se fit
dans d' excellentes conditions. La mer n' était pas
trop dure ; le vent paraissait fixé au nord-est ;
les voiles furent établies, et, sous ses goëlettes,
l' Henrietta marcha comme un vrai
transatlantique.
Passepartout était enchanté. Le dernier exploit
de son maître, dont il ne voulait pas voir les
conséquences, l' enthousiasmait. Jamais l' équipage
n' avait vu un garçon plus gai, plus agile. Il
faisait mille amitiés aux matelots et les étonnait
par ses tours de voltige. Il leur prodiguait les
meilleurs noms et les boissons les plus attrayantes.
Pour lui, ils manoeuvraient comme des gentlemen,
et les chauffeurs chauffaient comme des héros. Sa
bonne humeur, très-communicative, s' imprégnait à
tous. Il avait oublié le passé, les ennuis, les
périls. Il ne songeait qu' à ce but, si près d' être
atteint, et parfois il bouillait d' impatience,
comme s' il eût été chauffé par les fourneaux de
l' Henrietta. souvent aussi, le digne garçon
tournait autour de Fix ; il le regardait d' un oeil
" qui en disait long ! " mais il ne lui parlait pas,
car il n' existait plus aucune intimité entre les
deux anciens amis.
D' ailleurs Fix, il faut le dire, n' y comprenait
plus rien ! La conquête de l' Henrietta,
l' achat de son équipage, ce Fogg manoeuvrant
comme un marin consommé, tout cet ensemble de
choses l' étourdissait. Il ne savait plus que penser !
Mais, après tout, un gentleman qui commençait par
voler cinquante-cinq mille livres pouvait bien
finir par voler un bâtiment. Et Fix fut
naturellement amené à croire que l' Henrietta,
dirigée par Fogg, n' allait point du tout à
Liverpool, mais dans quelque point du monde où le
voleur, devenu pirate, se mettrait tranquillement
en sûreté ! Cette hypothèse, il faut bien l' avouer,
était on ne peut plus

p196

plausible, et le détective commençait à regretter
très-sérieusement de s' être embarqué dans cette
affaire.
Quant au capitaine Speedy, il continuait à hurler
dans sa cabine, et Passepartout, chargé de
pourvoir à sa nourriture, ne le faisait qu' en
prenant les plus grandes précautions, quelque
vigoureux qu' il fût. Mr Fogg, lui, n' avait plus
même l' air de se douter qu' il y eût un capitaine
à bord.
Le 13, on passe sur la queue du banc de
Terre-Neuve. Ce sont là de mauvais parages.
Pendant l' hiver surtout, les brumes y sont
fréquentes, les coups de vent redoutables. Depuis
la veille, le baromètre, brusquement abaissé,
faisait pressentir un changement prochain dans
l' atmosphère. En effet, pendant la nuit, la
température se modifia, le froid devint plus vif,
et en même temps le vent sauta dans le sud-est.
C' était un contre-temps. Mr Fogg, afin de ne
point s' écarter de sa route, dut serrer ses voiles
et forcer de vapeur. Néanmoins, la marche du navire
fut ralentie, attendu l' état de la mer, dont les
longues lames brisaient contre son étrave. Il
éprouva des mouvements de tangage très-violents, et
cela au détriment de sa vitesse. La brise tournait
peu à peu à l' ouragan, et l' on prévoyait déjà le
cas où l' Henrietta ne pourrait plus se
maintenir debout à la lame. Or, s' il fallait fuir,
c' était l' inconnu avec toutes ses mauvaises
chances.
Le visage de Passepartout se rembrunit en même
temps que le ciel, et, pendant deux jours,
l' honnête garçon éprouva de mortelles transes. Mais
Phileas Fogg était un marin hardi, qui savait
tenir tête à la mer, et il fit toujours route,
même sans se mettre sous petite vapeur.
L' Henrietta, quand elle ne pouvait s' élever
à la lame, passait au travers, et son pont était
balayé en grand, mais elle passait. Quelquefois
aussi l' hélice émergeait, battant l' air de ses
branches affolées, lorsqu' une montagne d' eau
soulevait l' arrière hors des flots, mais le
navire allait toujours de l' avant.
Toutefois le vent ne fraîchit pas autant qu' on
aurait pu le craindre. Ce ne fut pas un de ces
ouragans qui passent avec une vitesse de
quatre-vingt-dix milles à l' heure. Il se tint au
grand frais, mais malheureusement il souffla avec
obstination de la partie du sud-est et ne permit
pas de faire de la toile. Et cependant, ainsi qu' on
va le voir, il eût été bien utile de venir en aide
à la vapeur !
Le 16 décembre, c' était le soixante-quinzième jour
écoulé depuis le départ de Londres. En somme,
l' Henrietta n' avait pas encore un retard
inquiétant. La moitié de la traversée était à peu
près faite, et les plus mauvais parages avaient
été franchis. En été, on eût répondu du succès. En
hiver, on était à la merci de

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la mauvaise saison. Passepartout ne se prononçait
pas. Au fond, il avait espoir, et, si le vent
faisait défaut, du moins il comptait sur la vapeur.
Or, ce jour-là, le mécanicien étant monté sur le
pont, rencontra Mr Fogg et s' entretint assez
vivement avec lui.
Sans savoir pourquoi, -par un pressentiment sans
doute, -Passepartout éprouva comme une vague
inquiétude. Il eût donné une de ses oreilles pour
entendre de l' autre ce qui se disait là. Cependant,
il put saisir quelques mots, ceux-ci entre autres,
prononcés par son maître :
" vous êtes certain de ce que vous avancez ?
-certain, monsieur, répondit le mécanicien.
N' oubliez pas que, depuis notre départ, nous
chauffons avec tous nos fourneaux allumés, et si
nous avions assez de charbon pour aller à petite
vapeur de New-York à Bordeaux, nous n' en avons
pas assez pour aller à toute vapeur de New-York à
Liverpool !
-j' aviserai, " répondit Mr Fogg.
Passepartout avait compris. Il fut pris d' une
inquiétude mortelle.
Le charbon allait manquer !
" ah ! Si mon maître pare celle-là, se dit-il,
décidément ce sera un fameux homme ! "
et ayant rencontré Fix, il ne put s' empêcher de le
mettre au courant de la situation.
" alors, lui répondit l' agent les dents serrées,
vous croyez que nous allons à Liverpool !
-parbleu !
-imbécile ! " répondit l' inspecteur, qui s' en alla,
haussant les épaules.
Passepartout fut sur le point de relever
vertement le qualificatif, dont il ne pouvait
d' ailleurs comprendre la vraie signification ; mais
il se dit que l' infortuné Fix devait être
très-désappointé, très-humilié dans son
amour-propre, après avoir si maladroitement suivi
une fausse piste autour du monde, et il passa
condamnation.
Et maintenant quel parti allait prendre
Phileas Fogg ? Cela était difficile à imaginer.
Cependant, il paraît que le flegmatique gentleman
en prit un, car le soir même il fit venir le
mécanicien et lui dit :
" poussez les feux et faites route jusqu' à complet
épuisement du combustible. "
quelques instants après, la cheminée de
l' Henrietta vomissait des torrents de fumée.
Le navire continua donc de marcher à toute vapeur ;
mais ainsi qu' il l' avait

p198

annoncé, deux jours plus tard, le 18, le mécanicien
fit savoir que le charbon manquerait dans la
journée.
" que l' on ne laisse pas baisser les feux, répondit
Mr Fogg. Au contraire. Que l' on charge les
soupapes. "
ce jour-là, vers midi, après avoir pris hauteur et
calculé la position du navire, Phileas Fogg fit
venir Passepartout, et il lui donna l' ordre d' aller
chercher le capitaine Speedy. C' était comme si
on eût commandé à ce brave garçon d' aller
déchaîner un tigre, et il descendit dans la
dunette, se disant :
" positivement il sera enragé ! "
en effet, quelques minutes plus tard, au milieu de
cris et de jurons, une bombe arrivait sur la
dunette. Cette bombe, c' était le capitaine Speedy.
Il était évident qu' elle allait éclater.
" où sommes-nous ? " telles furent les premières
paroles qu' il prononça au milieu des suffocations
de la colère, et certes, pour peu que le digne
homme eût été apoplectique, il n' en serait jamais
revenu.
" où sommes-nous ? Répéta-t-il la face congestionnée.
-à sept cent soixante-dix milles de Liverpool
(300 lieues), répondit Mr Fogg avec un calme
imperturbable.
-pirate ! S' écria Andrew Speedy.
-je vous ai fait venir, monsieur...
-écumeur de mer !
-... monsieur, reprit Phileas Fogg, pour vous
prier de me vendre votre navire.
-non ! De par tous les diables, non !
-c' est que je vais être obligé de le brûler.
-brûler mon navire !
-oui, du moins dans ses hauts, car nous manquons de
combustible.
-brûler mon navire ! S' écria le capitaine Speedy,
qui ne pouvait même plus prononcer les syllabes.
Un navire qui vaut cinquante mille dollars
(250, 000 fr.) !
-en voici soixante mille (300, 000 fr.) ! " répondit
Phileas Fogg, en offrant au capitaine un liasse
de bank-notes.
Cela fit un effet prodigieux sur Andrew Speedy.
On n' est pas américain sans que la vue de soixante
mille dollars vous cause une certaine émotion. Le
capitaine oublia en un instant sa colère, son
emprisonnement, tous ses griefs contre son passager.
Son navire avait vingt ans. Cela pouvait devenir
une affaire d' or ! ... la bombe ne pouvait déjà
plus éclater. Mr Fogg en avait arraché la mèche.
" et la coque en fer me restera, dit-il d' un ton
singulièrement radouci.

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-la coque en fer et la machine, monsieur. Est-ce
conclu ?
-conclu. "
et Andrew Speedy, saisissant la liasse de
bank-notes, les compta et les fit disparaître
dans sa poche.
Pendant cette scène, Passepartout était blanc.
Quant à Fix, il faillit avoir un coup de sang.
Près de vingt mille livres dépensées, et encore ce
Fogg qui abandonnait à son vendeur la coque et la
machine, c' est-à-dire presque la valeur totale
du navire ! Il est vrai que la somme volée à la
banque s' élevait à cinquante-cinq mille livres !
Quand Andrew Speedy eut empoché l' argent :
" monsieur, lui dit Mr Fogg, que tout ceci ne vous
étonne pas. Sachez que je perds vingt mille livres,
si je ne suis pas rendu à Londres le 21 décembre,
à huit heures quarante-cinq du soir. Or, j' avais
manqué le paquebot de New-York, et comme vous
refusiez de me conduire à Liverpool...
-et j' ai bien fait, par les cinquante mille
diables de l' enfer, s' écria Andrew Speedy,
puisque j' y gagne au moins quarante mille dollars. "
puis, plus posément :
" savez-vous une chose, ajouta-t-il, capitaine ? ...
-Fogg.
-capitaine Fogg, eh bien, il y a du yankee en
vous. "
et après avoir fait à son passager ce qu' il croyait
être un compliment, il s' en allait, quand
Phileas Fogg lui dit :
" maintenant ce navire m' appartient ? "
-certes, de la quille à la pomme des mâts, pour
tout ce qui est " bois " s' entend !
-bien. Faites démolir les aménagements intérieurs
et chauffez avec ces débris. "
on juge ce qu' il fallut consommer de ce bois sec
pour maintenir la vapeur en suffisante pression.
Ce jour-là, la dunette, les rouffles, les cabines,
les logements, le faux pont, tout y passa.
Le lendemain, 19 décembre, on brûla la mâture, les
drômes, les esparres. On abattit les mâts, on les
débita à coups de hache. L' équipage y mettait un
zèle incroyable. Passepartout, taillant, coupant,
sciant, faisait l' ouvrage de dix hommes. C' était
une fureur de démolition.
Le lendemain, 20, les bastingages, les pavois, les
oeuvres-mortes, la plus grande partie du pont,
furent dévorés. L' Henrietta n' était plus
qu' un bâtiment rasé comme un ponton.

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Mais, ce jour-là, on avait eu connaissance de la
côte d' Irlande et du feu de fastenet.
Toutefois, à dix heures du soir, le navire n' était
encore que par le travers de Queestown.
Phileas Fogg n' avait plus que vingt-quatre
heures pour atteindre Londres ! Or, c' était le
temps qu' il fallait à l' Henrietta pour
gagner Liverpool, -même en marchant à toute
vapeur. Et la vapeur allait manquer enfin à
l' audacieux gentleman !
" monsieur, lui dit alors le capitaine Speedy, qui
avait fini par s' intéresser à ses projets, je vous
plains vraiment. Tout est contre vous ! Nous ne
sommes encore que devant Queenstown.

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-ah ! Fit Mr Fogg, c' est Queenstown, cette
ville dont nous apercevons les feux ?
-oui.
-pouvons-nous entrer dans le port ?
-pas avant trois heures. à pleine mer seulement.
-attendons ! " répondit tranquillement
Phileas Fogg, sans laisser voir sur son visage
que, par une suprême inspiration, il allait tenter
de vaincre encore une fois la chance contraire !
En effet, Queenstown est un port de la côte
d' Irlande dans lequel les transatlantiques qui
viennent des états-Unis jettent en passant leur
sac aux lettres. Ces

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lettres sont emportées à Dublin par des express
toujours prêts à partir. De Dublin elles
arrivent à Liverpool par des steamers de grande
vitesse, -devançant ainsi de douze heures les
marcheurs les plus rapides des compagnies maritimes.
Ces douze heures que gagnait ainsi le courrier
d' Amérique, Phileas Fogg prétendait les gagner
aussi. Au lieu d' arriver sur l' Henrietta, le
lendemain soir, à Liverpool, il y serait à midi,
et, par conséquent, il aurait le temps d' être à
Londres avant huit heures quarante-cinq minutes du
soir.
Vers une heure du matin, l' Henrietta entrait
à haute mer dans le port de Queenstown, et
Phileas Fogg, après avoir reçu une vigoureuse
poignée de main du capitaine Speedy, le laissait
sur la carcasse rasée de son navire, qui valait
encore la moitié de ce qu' il l' avait vendue !
Les passagers débarquèrent aussitôt. Fix, à ce
moment, eut une envie féroce d' arrêter le sieur
Fogg. Il ne le fit pas, pourtant ! Pourquoi ?
Quel combat se livrait donc en lui ? était-il
revenu sur le compte de Mr Fogg ? Comprenait-il
enfin qu' il s' était trompé ? Toutefois, Fix
n' abandonna pas Mr Fogg. Avec lui, avec
Mrs Aouda, avec Passepartout, qui ne prenait
plus le temps de respirer, il montait dans le train
de Queenstown à une heure et demie du matin,
arrivait à Dublin au jour naissant, et s' embarquait
aussitôt sur un de ces steamers-vrais fuseaux
d' acier, tout en machine-qui, dédaignant de
s' élever à la lame, passent invariablement au
travers.
à midi moins vingt, le 21 décembre, Phileas Fogg
débarquait enfin sur le quai de Liverpool. Il
n' était plus qu' à six heures de Londres.
Mais à ce moment, Fix s' approcha, lui mit la main
sur l' épaule, et, exhibant son mandat :
" vous êtes bien le sieur Phileas Fogg ? Dit-il.
-oui, monsieur.
-au nom de la reine, je vous arrête ! "
xxxiv qui procure à Passepartout l' occasion de
faire un jeu de mots atroce, mais peut-être
inédit.

Phileas Fogg était en prison. On l' avait enfermé
dans le poste de Customhouse, la douane de
Liverpool, et il devait y passer la nuit en
attendant son transfèrement à Londres.

p203

Au moment de l' arrestation, Passepartout avait
voulu se précipiter sur le détective. Des
policemen le retinrent. Mrs Aouda, épouvantée
par la brutalité du fait, ne sachant rien, n' y
pouvait rien comprendre. Passepartout lui
expliqua la situation. Mr Fogg, cet honnête et
courageux gentleman, auquel elle devait la vie,
était arrêté comme voleur. La jeune femme protesta
contre une telle allégation, son coeur s' indigna,
et des pleurs coulèrent de ses yeux, quand elle vit
qu' elle ne pouvait rien faire, rien tenter, pour
sauver son sauveur.
Quant à Fix, il avait arrêté le gentleman parce
que son devoir lui commandait de l' arrêter, fût-il
coupable ou non. La justice en déciderait.
Mais alors une pensée vint à Passepartout, cette
pensée terrible qu' il était décidément la cause de
tout ce malheur ! En effet, pourquoi avait-il
caché cette aventure à Mr Fogg ? Quand Fix avait
révélé et sa qualité d' inspecteur de police et la
mission dont il était chargé, pourquoi avait-il pris
sur lui de ne point avertir son maître ? Celui-ci,
prévenu, aurait sans doute donné à Fix des preuves
de son innocence ; il lui aurait démontré son
erreur ; en tout cas, il n' eût pas véhiculé à ses
frais et à ses trousses ce malencontreux agent,
dont le premier soin avait été de l' arrêter, au
moment où il mettait le pied sur le sol du
royaume-uni. En songeant à ses fautes, à ses
imprudences, le pauvre garçon était pris
d' irrésistibles remords. Il pleurait, il faisait
peine à voir. Il voulait se briser la tête !
Mrs Aouda et lui étaient restés, malgré le froid,
sous le péristyle de la douane. Ils ne voulaient ni
l' un ni l' autre quitter la place. Ils voulaient
revoir encore une fois Mr Fogg.
Quant à ce gentleman, il était bien et dûment
ruiné, et cela au moment où il allait atteindre
son but. Cette arrestation le perdait sans retour.
Arrivé à midi moins vingt à Liverpool, le 21
décembre, il avait jusqu' à huit heures
quarante-cinq minutes pour se présenter au
reform-club, soit neuf heures quinze minutes,
-et il ne lui en fallait que six pour atteindre
Londres.
En ce moment, qui eût pénétré dans le poste de la
douane eut trouvé Mr Fogg, immobile, assis sur
un banc de bois, sans colère imperturbable.
Résigné, on n' eût pu le dire, mais ce dernier coup
n' avait pu l' émouvoir, au moins en apparence.
S' était-il formé en lui une de ces rages secrètes,
terribles parce qu' elles sont contenues, et qui
n' éclatent qu' au dernier moment avec une force
irrésistible ? On ne sait. Mais Phileas Fogg
était là, calme, attendant... quoi ? Conservait-il
quelque espoir ? Croyait-il encore au succès, quand
la porte de cette prison était fermée sur lui ?
Quoi qu' il en soit, Mr Fogg avait soigneusement
posé sa montre sur la table,

p204

et il en regardait les aiguilles marcher. Pas une
parole ne s' échappait de ses lèvres, mais son
regard avait une fixité singulière.
En tous cas, la situation était terrible, et, pour
qui ne pouvait lire dans cette conscience, elle se
résumait ainsi :
honnête homme, Phileas Fogg était ruiné.
Malhonnête homme, il était pris.
Eût-il alors la pensée de se sauver ? Songea-t-il
à chercher si ce poste présentait une issue
praticable ? Pensa-t-il à fuir ? On serait tenté
de le croire, car, à un certain moment, il fit le
tour de la chambre. Mais la porte était solidement
fermée et la fenêtre garnie de barreaux de fer.
Il vint donc se rasseoir, et il tira de son
portefeuille l' itinéraire du voyage. Sur la ligne
qui portait ces mots :
" 21 décembre, samedi, Liverpool, "
il ajouta :
" 80e jour, 11 h. 40 du matin, "
et il attendit.
Une heure sonna à l' horloge de Custom-House.
Mr Fogg constata que sa montre avançait de deux
minutes sur cette horloge.
Deux heures ! En admettant qu' il montât en ce
moment dans un express, il pouvait encore arriver
à Londres et au reform-club avant huit heures
quarante-cinq du soir. Son front se plissa
légèrement...
à deux heures trente-trois minutes, un bruit
retentit au dehors, un vacarme de portes qui
s' ouvraient. On entendait la voix de Passepartout,
on entendait la voix de Fix.
Le regard de Phileas Fogg brilla un instant.
La porte du poste s' ouvrit, et il vit Mrs Aouda,
Passepartout, Fix, qui se précipitèrent vers lui.
Fix était hors d' haleine, les cheveux en
désordre... il ne pouvait parler !
" monsieur, balbutia-t-il, monsieur... pardon...
une ressemblance déplorable... voleur arrêté depuis
trois jours... vous... libre ! ... "
Phileas Fogg était libre ! Il alla au détective.
Il le regarda bien en face, et, faisant le seul
mouvement rapide qu' il eût jamais fait et qu' il
dût jamais faire de sa vie, il ramena ses deux bras
en arrière, puis, avec la précision d' un automate,
il frappa de ses deux poings le malheureux
inspecteur.
" bien tapé ! " s' écria Passepartout, qui, se
permettant un atroce jeu de mots, bien digne d' un
français, ajouta : " pardieu ! Voilà ce qu' on peut
appeler une " belle application de poings
d' Angleterre ! "
Fix, renversé, ne prononça pas un mot. Il n' avait
que ce qu' il méritait. Mais

p205

aussitôt Mr Fogg, Mrs Aouda, Passepartout,
quittèrent la douane. Ils se jetèrent dans une
voiture, et, en quelques minutes, ils arrivèrent
à la gare de Liverpool.
Phileas Fogg demanda s' il y avait un express
prêt à partir pour Londres.. il était deux heures
quarante... l' express était parti depuis
trente-cinq minutes.
Phileas Fogg commanda alors un train spécial.
Il y avait plusieurs locomotives de grande vitesse
en pression ; mais, attendu les exigences du
service, le train spécial ne put quitter la gare
avant trois heures.
à trois heures, Phileas Fogg, après avoir dit
quelques mots au mécanicien d' une certaine prime
à gagner, filait dans la direction de Londres,
en compagnie de la jeune femme et de son fidèle
serviteur.
Il fallait franchir en cinq heures et demie la
distance qui sépare Liverpool de Londres, -chose
très-faisable, quand la voie est libre sur tout le
parcours. Mais il y eut des retards forcés, et,
quand le gentleman arriva à la gare, neuf heures
moins dix sonnaient à toutes les horloges de
Londres.
Phileas Fogg, après avoir accompli ce voyage
autour du monde, arrivait avec un retard de cinq
minutes ! ...
il avait perdu.
xxxv dans lequel Passepartout ne se fait pas
répéter deux fois l' ordre que son maître lui
donne.

le lendemain, les habitants de Saville-row
auraient été bien surpris, si on leur eût affirmé
que Mr Fogg avait réintégré son domicile. Portes
et fenêtres, tout était clos. Aucun changement ne
s' était produit à l' extérieur.
En effet, après avoir quitté la gare, Phileas Fogg
avait donné à Passepartout l' ordre d' acheter
quelques provisions, et il était rentré dans sa
maison.
Ce gentleman avait reçu avec son impassibilité
habituelle le coup qui le frappait. Ruiné ! Et par
la faute de ce maladroit inspecteur de police !
Après avoir marché d' un pas sûr pendant ce long
parcours, après avoir renversé mille obstacles,
bravé mille dangers, ayant encore trouvé le temps
de faire quelque

p206

bien sur sa route, échouer au port devant un fait
brutal, qu' il ne pouvait prévoir, et contre lequel
il était désarmé : cela était terrible ! De la
somme considérable qu' il avait emportée au départ,
il ne lui restait qu' un reliquat insignifiant. Sa
fortune ne se composait plus que des vingt mille
livres déposées chez Baring frères, et ces vingt
mille livres, il les devait à ses collègues du
reform-club. Après tant de dépenses faites, ce pari
gagné ne l' eût pas enrichi sans doute, et il est
probable qu' il n' avait pas cherché à s' enrichir,
-étant de ces hommes qui parient pour l' honneur, -
mais ce pari perdu le ruinait totalement. Au
surplus, le parti du gentleman était pris. Il savait
ce qui lui restait à faire.
Une chambre de la maison de Saville-row avait été
réservée à Mrs Aouda. La jeune femme était
désespérée. à certaines paroles prononcées par
Mr Fogg, elle avait compris que celui-ci méditait
quelque projet funeste.
On sait, en effet, à quelles déplorables extrémités
se portent quelquefois ces anglais monomanes sous
la pression d' une idée fixe. Aussi Passepartout,
sans en avoir l' air, surveillait-il son maître.
Mais, tout d' abord, l' honnête garçon était monté
dans sa chambre et avait éteint le bec qui brûlait
depuis quatre-vingts jours. Il avait trouvé dans
la boîte aux lettres une note de la compagnie du
gaz, et il pensa qu' il était plus que temps
d' arrêter ces frais dont il était responsable.
La nuit se passa. Mr Fogg s' était couché, mais
avait-il dormi ? Quant à Mrs Aouda, elle ne put
prendre un seul instant de repos. Passepartout,
lui, avait veillé comme un chien à la porte de son
maître.
Le lendemain, Mr Fogg le fit venir et lui
recommanda, en termes fort brefs, de s' occuper du
déjeuner de Mrs Aouda. Pour lui, il se contenterait
d' une tasse de thé et d' une rôtie. Mrs Aouda
voudrait bien l' excuser pour le déjeuner et le
dîner, car tout son temps était consacré à mettre
ordre à ses affaires. Il ne descendrait pas. Le
soir seulement, il demanderait à Mrs Aouda la
permission de l' entretenir pendant quelques
instants.
Passepartout, ayant communication du programme
de la journée, n' avait plus qu' à s' y conformer.
Il regardait son maître toujours impassible, et
il ne pouvait se décider à quitter sa chambre.
Son coeur était gros, sa conscience bourrelée de
remords, car il s' accusait plus que jamais de cet
irréparable désastre. Oui ! S' il eût prévenu
Mr Fogg, s' il lui eût dévoilé les projets de
l' agent Fix, Mr Fogg n' aurait certainement pas
traîné l' agent Fix jusqu' à Liverpool, et alors...
Passepartout ne put plus y tenir.
" mon maître ! Monsieur Fogg ! S' écria-t-il,
maudissez-moi. C' est par ma faute que...

p207

-je n' accuse personne, répondit Phileas Fogg du
ton le plus calme. Allez. "
Passepartout quitta la chambre et vint trouver la
jeune femme, à laquelle il fit connaître les
intentions de son maître.
" madame, ajouta-t-il, je ne puis rien par
moi-même, rien ! Je n' ai aucune influence sur
l' esprit de mon maître. Vous, peut-être...
-quelle influence aurais-je, répondit Mrs Aouda.
Mr Fogg n' en subit aucune ! A-t-il jamais compris
que ma reconnaissance pour lui était prête à
déborder ! A-t-il jamais lu dans mon coeur ! ...
mon ami, il ne faudra pas le quitter, pas un seul
instant. Vous dites qu' il a manifesté l' intention
de me parler ce soir ?
-oui, madame. Il s' agit sans doute de sauvegarder
votre situation en Angleterre.
-attendons, " répondit la jeune femme, qui demeura
toute pensive.
Ainsi, pendant cette journée du dimanche, la maison
de Saville-row fut comme si elle eût été inhabitée,
et, pour la première fois depuis qu' il demeurait
dans cette maison, Phileas Fogg n' alla pas à son
club, quand onze heures et demie sonnèrent à la
tour du parlement.
Et pourquoi ce gentleman se fût-il présenté au
reform-club ? Ses collègues ne l' y attendaient plus.
Puisque, la veille au soir, à cette date fatale
du samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq,
Phileas Fogg n' avait pas paru dans le salon du
reform-club, son pari était perdu. Il n' était
même pas nécessaire qu' il allât chez son banquier
pour y prendre cette somme de vingt mille livres.
Ses adversaires avaient entre les mains un chèque
signé de lui, et il suffisait d' une simple écriture
à passer chez Baring frères, pour que les vingt
mille livres fussent portées à leur crédit.
Mr Fogg n' avait donc pas à sortir, et il ne
sortit pas. Il demeura dans sa chambre et mit ordre
à ses affaires. Passepartout ne cessa de monter et
de descendre l' escalier de la maison de Saville-row.
Les heures ne marchaient pas pour ce pauvre garçon.
Il écoutait à la porte de la chambre de son maître,
et, ce faisant, il ne pensait pas commettre la
moindre indiscrétion ! Il regardait par le trou de
la serrure, et il s' imaginait avoir ce droit !
Passepartout redoutait à chaque instant quelque
catastrophe. Parfois, il songeait à Fix, mais un
revirement s' était fait dans son esprit. Il n' en
voulait plus à l' inspecteur de police. Fix s' était
trompé comme tout le monde à l' égard de
Phileas Fogg, et, en le filant, en l' arrêtant,
il n' avait fait que son devoir, tandis que lui...
cette pensée l' accablait, et il se tenait pour le
dernier des misérables.
Quand, enfin, Passepartout se trouvait trop
malheureux d' être seul, il frappait

p208

à la porte de Mrs Aouda, il entrait dans sa
chambre, il s' asseyait dans un coin sans mot dire,
et il regardait la jeune femme, toujours pensive.
Vers sept heures et demie du soir, Mr Fogg fit
demander à Mrs Aouda si elle pouvait le recevoir,
et quelques instants après, la jeune femme et lui
étaient seuls dans cette chambre.
Phileas Fogg prit une chaise et s' assit près de
la cheminée, en face de Mrs Aouda. Son visage ne
reflétait aucune émotion. Le Fogg du retour était
exactement le Fogg du départ. Même calme, même
impassibilité.
Il resta sans parler pendant cinq minutes. Puis,
levant les yeux sur Mrs Aouda :
" madame, dit-il, me pardonnerez-vous de vous avoir
amenée en Angleterre ?

p209

-moi, Monsieur Fogg ! ... répondit Mrs Aouda,
en comprimant les battements de son coeur.
-veuillez me permettre d' achever, reprit
Mr Fogg. Lorsque j' ai eu la pensée de vous
entraîner loin de cette contrée, devenue si
dangereuse pour vous, j' étais riche, et je comptais
mettre une partie de ma fortune à votre disposition.
Votre existence eût été heureuse et libre.
Maintenant, je suis ruiné.
-je le sais, Monsieur Fogg, répondit la jeune
femme, et je vous demanderai à mon tour : me
pardonnerez-vous de vous avoir suivi, et-qui
sait ? -d' avoir peut-être, en vous retardant,
contribué à votre ruine ?
-madame, vous ne pouviez rester dans l' Inde, et
votre salut n' était assuré

p210

que si vous vous éloigniez assez pour que ces
fanatiques ne pussent vous reprendre.
-ainsi, Monsieur Fogg, reprit Mrs Aouda, non
content de m' arracher à une mort horrible, vous
vous croyiez encore obligé d' assurer ma position à
l' étranger ?
-oui, madame, répondit Fogg, mais les événements
ont tourné contre moi. Cependant, du peu qui me
reste, je vous demande la permission de disposer
en votre faveur.
-mais, vous, Monsieur Fogg, que deviendrez-vous ?
Demanda Mrs Aouda.
-moi, madame, répondit froidement le gentleman,
je n' ai besoin de rien.
-mais comment, monsieur, envisagez-vous donc le
sort qui vous attend ?
-comme il convient de le faire, répondit Mr Fogg.
-en tout cas, reprit Mrs Aouda, la misère ne
saurait atteindre un homme tel que vous. Vos
amis...
-je n' ai point d' amis, madame.
-vos parents...
-je n' ai plus de parents.
-je vous plains alors, Monsieur Fogg, car
l' isolement est une triste chose.
Quoi ! Pas un coeur pour y verser vos peines. On
dit cependant qu' à deux la misère elle-même est
supportable encore !
-on le dit, madame.
-Monsieur Fogg, dit alors Mrs Aouda, qui se
leva et tendit sa main au gentleman, voulez-vous
à la fois d' une parente et d' une amie ? Voulez-vous
de moi pour votre femme ? "
Mr Fogg, à cette parole, s' était levé à son tour.
Il y avait comme un reflet inaccoutumé dans ses
yeux, comme un tremblement sur ses lèvres.
Mrs Aouda le regardait. La sincérité, la droiture,
la fermeté et la douceur de ce beau regard d' une
noble femme qui ose tout pour sauver celui auquel
elle doit tout, l' étonnèrent d' abord, puis le
pénétrèrent. Il ferma les yeux un instant, comme
pour éviter que ce regard ne s' enfonçât plus
avant... quand il les rouvrit :
" je vous aime ! Dit-il simplement. Oui, en vérité,
par tout ce qu' il y a de plus sacré au monde, je
vous aime, et je suis tout à vous !
-ah ! ... " s' écria Mrs Aouda, en portant la
main à son coeur.
Passepartout fut sonné. Il arriva aussitôt.
Mr Fogg tenait encore dans sa main la main de
Mrs Aouda. Passepartout comprit, et sa large
face rayonna comme le soleil au zénith des régions
tropicales.

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Mr Fogg lui demanda s' il ne serait pas trop tard
pour aller prévenir le révérend Samuel Wilson,
de la paroisse de Mary-Le-Bone.
Passepartout sourit de son meilleur sourire.
" jamais trop tard, " dit-il.
Il n' était que huit heures cinq.
" ce serait pour demain, lundi ! Dit-il.
-pour demain lundi ? Demanda Mr Fogg en regardant
la jeune femme.
-pour demain lundi ! " répondit Mrs Aouda.
Passepartout sortit, tout courant.
xxxvi dans lequel Phileas Fogg fait de nouveau
prime sur le marché.

il est temps de dire ici quel revirement de
l' opinion s' était produit dans le royaume-uni,
quand on apprit l' arrestation du vrai voleur de la
banque, -un certain James Strand, -qui avait
eu lieu le 17 décembre, à Edimbourg.
Trois jours avant, Phileas Fogg était un
criminel que la police poursuivait à outrance, et
maintenant c' était le plus honnête gentleman, qui
accomplissait mathématiquement son excentrique
voyage autour du monde.
Quel effet, quel bruit dans les journaux ! Tous les
parieurs pour ou contre, qui avaient déjà oublié
cette affaire, ressuscitèrent comme par magie.
Toutes les transactions redevenaient valables.
Tous les engagements revivaient, et, il faut le
dire, les paris reprirent avec une nouvelle
énergie. Le nom de Phileas Fogg fit de nouveau
prime sur le marché.
Les cinq collègues du gentleman, au reform-club,
passèrent ces trois jours dans une certaine
inquiétude. Ce Phileas Fogg qu' ils avaient oublié
reparaissait à leurs yeux ! Où était-il en ce
moment ? Le 17 décembre, -jour où James Strand
fut arrêté, -il y avait soixante-seize jours que
Phileas Fogg était parti, et pas une nouvelle de
lui ! Avait-il succombé ? Avait-il renoncé à la
lutte, ou continuait-il sa marche suivant
l' itinéraire convenu ? Et le samedi 21 décembre, à
huit heures quarante-cinq du soir, allait-il
apparaître, comme le dieu de l' exactitude, sur le
seuil du salon du reform-club ?

p212

Il faut renoncer à peindre l' anxiété dans laquelle,
pendant trois jours, vécut tout ce monde de la
société anglaise. On lança des dépêches en
Amérique, en Asie, pour avoir des nouvelles de
Phileas Fogg ! On envoya matin et soir observer
la maison de Saville-row... rien. La police
elle-même ne savait plus ce qu' était devenu le
détective Fix, qui s' était si malencontreusement
jeté sur une fausse piste. Ce qui n' empêcha pas
les paris de s' engager de nouveau sur une plus
vaste échelle. Phileas Fogg, comme un cheval de
course, arrivait au dernier tournant. On ne le
cotait plus à cent, mais à vingt, mais à dix, mais
à cinq, et le vieux paralytique, Lord Albermale,
le prenait, lui, à égalité.
Aussi, le samedi soir, y avait-il foule dans
Pall-Mall et dans les rues voisines. On eût dit
un immense attroupement de courtiers, établis en
permanence aux abords du reform Club. La
circulation était empêchée. On discutait, on
disputait, on criait les cours " du Phileas Fogg " ,
comme ceux des fonds anglais. Les policemen
avaient beaucoup de peine à contenir le populaire,
et à mesure que s' avançait l' heure à laquelle
devait arriver Phileas Fogg, l' émotion prenait
des proportions invraisemblables.
Ce soir-là, les cinq collègues du gentleman étaient
réunis depuis neuf heures dans le grand salon du
reform-club. Les deux banquiers, John Sullivan et
Samuel Fallentin, l' ingénieur Andrew Stuart,
Gauthier Ralph, administrateur de la banque
d' Angleterre, le brasseur Thomas Flanagan, tous
attendaient avec anxiété.
Au moment où l' horloge du grand salon marqua huit
heures vingt-cinq, Andrew Stuart, se levant,
dit :
" messieurs, dans vingt minutes, le délai convenu
entre Mr Phileas Fogg et nous sera expiré.
-à quelle heure est arrivé le dernier train de
Liverpool ? Demanda Thomas Flanagan.
-à sept heures vingt-trois, répondit
Gauthier Ralph, et le train suivant n' arrive
qu' à minuit dix.
-eh bien, messieurs, reprit Andrew Stuart, si
Phileas Fogg était arrivé par le train de sept
heures vingt-trois, il serait déjà ici. Nous
pouvons donc considérer le pari comme gagné.
-attendons, ne nous prononçons pas, répondit
Samuel Fallentin. Vous savez que notre collègue
est un excentrique de premier ordre. Son exactitude
en tout est bien connue. Il n' arrive jamais ni
trop tard, ni trop tôt, et il apparaîtrait ici à
la dernière minute, que je n' en serais pas autrement
surpris.

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-et moi, dit Andrew Stuart, qui était, comme
toujours, très-nerveux, je le verrais, je n' y
croirais pas.
-en effet, reprit Thomas Flanagan, le projet
de Phileas Fogg était insensé. Quelle que fût son
exactitude, il ne pouvait empêcher des retards
inévitables de se produire, et un retard de deux
ou trois jours seulement suffisait à compromettre
son voyage.
-vous remarquerez, d' ailleurs, ajouta
John Sullivan, que nous n' avons reçu aucune
nouvelle de notre collègue, et, cependant, les
fils télégraphiques ne manquaient pas sur son
itinéraire.
-il a perdu, messieurs, reprit Andrew Stuart,
il a cent fois perdu ! Vous savez, d' ailleurs, que
le China -le seul paquebot de New-York
qu' il pût prendre pour venir à Liverpool en temps
utile-est arrivé hier. Or, voici la liste des
passagers, publiée par la shipping-gazette, le
nom de Phileas Fogg n' y figure pas. En admettant
les chances les plus favorables, notre collègue
est à peine en Amérique ! J' estime à vingt jours,
au moins, le retard qu' il subira sur la date
convenue, et le vieux Lord Albermale en sera,
lui aussi, pour ses cinq mille livres !
-c' est évident, répondit Gauthier Ralph, et
demain nous n' aurons qu' à présenter chez Baring
frères le chèque de Mr Fogg. "
en ce moment, l' horloge du salon sonna huit heures
quarante.
" encore cinq minutes, " dit Andrew Stuart.
Les cinq collègues se regardaient. On peut croire
que les battements de leur coeur avaient subi une
légère accélération, car enfin, même pour de beaux
joueurs, la patrie était forte ! Mais ils n' en
voulaient rien laisser paraître, car, sur la
proposition de Samuel Fallentin, ils prirent
place à une table de jeu.
" je ne donnerais pas ma part de quatre mille livres
dans le pari, dit Andrew Stuart en s' asseyant,
quand même on m' en offrirait trois mille neuf cent
quatre-vingt-dix-neuf ! "
l' aiguille marquait, en ce moment, huit heures
quarante-deux minutes.
Les joueurs avaient pris les cartes, mais, à
chaque instant, leur regard se fixait sur l' horloge.
On peut affirmer que, quelle que fût leur sécurité,
jamais minutes ne leur avaient paru si longues !
" huit heures quarante-trois, " dit Thomas Flanagan,
en coupant le jeu que lui présentait Gauthier
Ralph.
Puis un moment de silence se fit. Le vaste salon
du club était tranquille. Mais, au dehors, on
entendait le brouhaha de la foule, que dominaient
parfois des cris aigus. Le balancier de l' horloge
battait la seconde avec une régularité
mathématique. Chaque joueur pouvait compter les
divisions sexagésimales qui frappaient son oreille.

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" huit heures quarante-quatre ! " dit John Sullivan
d' une voix dans laquelle on sentait une émotion
involontaire.
Plus qu' une minute, et le pari était gagné.
Andrew Stuart et ses collègues ne jouaient plus.
Ils avaient abandonné les cartes ! Ils comptaient
les secondes !
à la quarantième seconde, rien. à la cinquantième,
rien encore !
à la cinquante-cinquième, on entendit comme un
tonnerre au dehors, des applaudissements, des
hurrahs, et même des imprécations, qui se
propagèrent dans un roulement continu.
Les joueurs se levèrent.
à la cinquante-septième seconde, la porte du salon
s' ouvrit, et le balancier n' avait pas battu la
soixantième seconde, que Phileas Fogg apparaissait,
suivi d' une foule en délire qui avait forcé
l' entrée du club, et de sa voix calme :
" me voici, messieurs, " disait-il.
xxxvii dans lequel il est prouvé que
Phileas Fogg n' a rien gagné à faire ce tour
du monde, si ce n' est le bonheur.

oui ! Phileas Fogg en personne.
On se rappelle qu' à huit heures cinq du soir, -
vingt-cinq heures environ après l' arrivée des
voyageurs à Londres, -Passepartout avait été
chargé par son maître de prévenir le révérend
Samuel Wilson au sujet d' un certain mariage qui
devait se conclure le lendemain même.
Passepartout était donc parti, enchanté. Il se
rendit d' un pas rapide à la demeure du révérend
Samuel Wilson, qui n' était pas encore rentré.
Naturellement, Passepartout attendit, mais il
attendit vingt bonnes minutes au moins.
Bref, il était huit heures trente-cinq quand il
sortit de la maison du révérend. Mais dans quel
état ! Les cheveux en désordre, sans chapeau,
courant, courant, comme on n' a jamais vu courir
de mémoire d' homme, renversant les passants, se
précipitant comme une trombe sur les trottoirs !
En trois minutes, il était de retour à la maison
de Saville-row, et il tombait, essoufflé, dans
la chambre de Mr Fogg.
Il ne pouvait parler.

p215

" qu' y a-t-il ? Demanda Mr Fogg.
-mon maître... balbutia Passepartout... mariage...
impossible.
-impossible ?
-impossible... pour demain.
-pourquoi ?
-parce que demain... c' est dimanche !
-lundi, répondit Mr Fogg.
-non... aujourd' hui... samedi.
-samedi ? Impossible !
-si, si, si, si ! S' écria Passepartout. Vous
vous êtes trompé d' un jour ! Nous sommes arrivés
vingt-quatre heures en avance... mais il ne reste
plus que dix minutes ! ... "
Passepartout avait saisi son maître au collet, et
il l' entraînait avec une force irrésistible !
Phileas Fogg, ainsi enlevé, sans avoir le temps
de réfléchir, quitta sa chambre, quitta sa maison,
sauta dans un cab, promit cent livres au cocher, et
après avoir écrasé deux chiens et accroché cinq
voitures, il arriva au reform-club.
L' horloge marquait huit heures quarante-cinq, quand
il parut dans le grand salon...
Phileas Fogg avait accompli ce tour du monde en
quatre-vingts jours ! ...
Phileas Fogg avait gagné son pari de vingt mille
livres !
Et maintenant, comment un homme si exact, si
méticuleux, avait-il pu commettre cette erreur de
jour ? Comment se croyait-il au samedi soir, 21
décembre, quand il débarqua à Londres, alors qu' il
n' était qu' au vendredi, 20 décembre,
soixante-dix-neuf jours seulement après son départ ?
Voici la raison de cette erreur. Elle est fort
simple.
Phileas Fogg avait, " sans s' en douter, " gagné un
jour sur son itinéraire, -et cela uniquement parce
qu' il avait fait le tour du monde en allant vers
l' est, et il eût, au contraire, perdu ce jour
en allant en sens inverse, soit vers l' ouest.
en effet, en marchant vers l' est, Phileas Fogg
allait au-devant du soleil, et, par conséquent, les
jours diminuaient pour lui d' autant de fois quatre
minutes qu' il franchissait de degrés dans cette
direction. Or, on compte trois cent soixante degrés
sur la circonférence terrestre, et ces trois cent
soixante degrés, multipliés par quatre minutes,
donnent précisément vingt-quatre heures,
-c' est-à-dire ce jour inconsciemment gagné. En
d' autres termes, pendant que Phileas Fogg,
marchant vers l' est, voyait le soleil passer
quatre-vingts fois au méridien, ses collègues
restés à Londres ne le voyaient passer que
soixante-dix-neuf fois. c' est

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pourquoi, ce jour-là même, qui était le samedi et
non le dimanche, comme le croyait Mr Fogg,
ceux-ci l' attendaient dans le salon du reform-club.
Et c' est ce que la fameuse montre de Passepartout
-qui avait toujours conservé l' heure de Londres-
eût constaté si, en même temps que les minutes et
les heures, elle eût marqué les jours !
Phileas Fogg avait donc gagné les vingt mille
livres. Mais comme il en avait dépensé en route
environ dix-neuf mille, le résultat pécuniaire était
médiocre. Toutefois, on l' a dit, l' excentrique
gentleman n' avait, en ce pari, cherché que la lutte,
non la fortune. Et même, les mille livres restant,
il les partagea entre l' honnête Passepartout et le
malheureux Fix, auquel il était incapable d' en
vouloir.

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Seulement, et pour la régularité, il retint à son
serviteur le prix des dix-neuf cent vingt heures
de gaz dépensé par sa faute.
Ce soir-là même, Mr Fogg, aussi impassible, aussi
flegmatique, disait à Mrs Aouda :
" ce mariage vous convient-il toujours, madame ?
-Monsieur Fogg, répondit Mrs Aouda, c' est à
moi de vous faire cette question. Vous étiez ruiné,
vous voici riche...
-pardonnez-moi, madame, cette fortune vous
appartient. Si vous n' aviez pas eu la pensée de ce
mariage, mon domestique ne serait pas allé chez le
révérend Samuel Wilson, je n' aurais pas été
averti de mon erreur, et...
-cher Monsieur Fogg... dit la jeune femme.
-chère Aouda... " répondit Phileas Fogg.
On comprend bien que le mariage se fit
quarante-huit heures plus tard, et Passepartout,
superbe, resplendissant, éblouissant, y figura
comme témoin de la jeune femme. Ne l' avait-il pas
sauvée, et ne lui devait-on pas cet honneur ?
Seulement, le lendemain, dès l' aube, Passepartout
frappait avec fracas à la porte de son maître.
La porte s' ouvrit, et l' impassible gentleman parut.
" qu' y a-t-il, Passepartout ?
-ce qu' il y a, monsieur ! Il y a que je viens
d' apprendre à l' instant...
-quoi donc ?
-que nous pouvions faire le tour du monde en
soixante-dix-huit jours seulement.
-sans doute, répondit Mr Fogg, en ne traversant
pas l' Inde. Mais si je n' avais pas traversé
l' Inde, je n' aurais pas sauvé Mrs Aouda, elle ne
serait pas ma femme, et... "
et Mr Fogg ferma tranquillement la porte.
Ainsi donc Phileas Fogg avait gagné son pari. Il
avait accompli en quatre-vingts jours ce voyage
autour du monde ! Il avait employé pour ce faire
tous les moyens de transport, paquebots, railways,
voitures, yachts, bâtiments de commerce, traîneaux,
éléphant. L' excentrique gentleman avait déployé
dans cette affaire ses merveilleuses qualités de
sang-froid et d' exactitude. Mais après ? Qu' avait-il
gagné à ce déplacement ? Qu' avait-il rapporté de ce
voyage ?
Rien, dira-t-on ? Rien, soit, si ce n' est une
charmante femme, qui-quelque invraisemblable que
cela puisse paraître-le rendit le plus heureux des
hommes.
En vérité, ne ferait-on pas, pour moins que cela,
le tour du monde ?