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Jules Verne

 

L'île à hélice

 

 

Seconde partie

(I-III)

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© Andrzej Zydorczak

 

 

Seconde partie

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 I

Aux Iles de Cook

 

epuis six mois Standard-Island, partie de la baie de Madeleine, va d’archipel en archipel à travers le Pacifique. Pas un accident ne s’est produit au cours de sa merveilleuse navigation. A cette époque de l’année, les parages de la zone équatoriale sont calmes, le souffle des alizés est normalement établi entre les tropiques. D’ailleurs, lorsque quelque bourrasque ou tempête se déchaîne, la base solide qui porte Milliard-City, les deux ports, le parc, la campagne, n’en ressent pas la moindre secousse. La bourrasque passe, la tempête s’apaise. A peine s’en est-on aperçu à la surface du Joyau du Pacifique.

Ce qu’il y aurait plutôt lieu de craindre dans ces conditions, ce serait la monotonie d’une existence trop uniforme. Mais nos Parisiens sont les premiers à convenir qu’il n’en est rien. Sur cet immense désert de l’Océan se succèdent les oasis, – tels ces groupes qui ont été déjà visités, les Sandwich, les Marquises, les Pomotou, les îles de la Société, tels ceux que l’on explorera avant de reprendre la route du nord, les îles de Cook, les Samoa, les Tonga, les Fidji, les Nouvelles-Hébrides et d’autres peut-être. Autant de relâches variées, autant d’occasions attendues qui permettront de parcourir ces pays, si intéressants au point de vue ethnographique.

En ce qui concerne le Quatuor Concertant, comment songerait-il à se plaindre, si même il en avait le temps? Peut-il se considérer comme séparé du reste du monde? Les services postaux avec les deux continents ne sont-ils pas réguliers? Non seulement les navires à pétrole apportent leurs chargements pour les besoins des usines presque à jour fixe, mais il ne s’écoule pas une quinzaine sans que les steamers ne déchargent à Tribord-Harbour ou à Bâbord-Harbour leurs cargaisons de toutes sortes, et aussi le contingent d’informations et de nouvelles qui défrayent les loisirs de la population milliardaise.

Il va de soi que l’indemnité attribuée à ces artistes est payée avec une ponctualité qui témoigne des inépuisables ressources de la Compagnie. Des milliers de dollars tombent dans leur poche, s’y accumulent, et ils seront riches, très riches à l’expiration d’un pareil engagement. Jamais exécutants ne furent à pareille fête, et ils ne peuvent regretter les résultats «relativement médiocres» de leurs tournées à travers les États-Unis d’Amérique.

«Voyons, demanda un jour Frascolin au violoncelliste, es-tu revenu de tes préventions contre Standard-Island?

– Non, répond Sébastien Zorn.

– Et pourtant, ajoute Pinchinat, nous aurons un joli sac lorsque la campagne sera finie!

– Ce n’est pas tout d’avoir un joli sac, il faut encore être sûr de l’emporter avec soi!

– Et tu n’en es pas sûr?…

– Non.»

A cela que répondre? Et pourtant, il n’y avait rien à craindre pour ledit sac, puisque le produit des trimestres était envoyé en Amérique sous forme de traites, et versé dans les caisses de la Banque de New-York. Donc, le mieux est de laisser le têtu s’encroûter dans ses injustifiables défiances.

En effet, l’avenir paraît plus que jamais assuré. Il semble que les rivalités des deux sections soient entrées dans une période d’apaisement. Cyrus Bikerstaff et ses adjoints ont lieu de s’en applaudir. Le surintendant se multiplie depuis «le gros événement du bal de l’hôtel de ville». Oui! Walter Tankerdon a dansé avec miss Dy Coverley. Doit-on en conclure que les rapports des deux familles soient moins tendus? Ce qui est certain, c’est que Jem Tankerdon et ses amis ne parlent plus de faire de Standard-Island une île industrielle et commerçante. Enfin, dans la haute société, on s’entretient beaucoup de l’incident du bal. Quelques esprits perspicaces y voient un rapprochement, peut-être plus qu’un rapprochement, une union qui mettra fin aux dissensions privées et publiques.

Et si ces prévisions se réalisent, un jeune homme et une jeune fille, assurément dignes l’un de l’autre, auront vu s’accomplir leur vœu le plus cher, nous croyons être en droit de l’affirmer.

Ce n’est pas douteux, Walter Tankerdon n’a pu rester insensible aux charmes de miss Dy Coverley. Cela date d’un an déjà. Étant donnée la situation, il n’a confié à personne le secret de ses sentiments. Miss Dy l’a deviné, elle l’a compris, elle a été touchée de cette discrétion. Peut-être même a-t-elle vu clair dans son propre cœur, et ce cœur est-il prêt à répondre à celui de Walter?… Elle n’en a rien laissé paraître, d’ailleurs. Elle s’est tenue sur la réserve que lui commandent sa dignité et l’éloignement que se témoignent les deux familles.

Cependant un observateur aurait pu remarquer que Walter et miss Dy ne prennent jamais part aux discussions qui s’élèvent parfois dans l’hôtel de la Quinzième Avenue comme dans celui de la Dix-neuvième. Lorsque l’intraitable Jem Tankerdon s’abandonne à quelque fulminante diatribe contre les Coverley, son fils courbe la tête, se tait, s’éloigne. Lorsque Nat Coverley tempête contre les Tankerdon, sa fille baisse les yeux, sa jolie figure pâlit, et elle essaie de changer la conversation, sans y réussir, il est vrai. Que ces deux personnages ne se soient aperçus de rien, c’est le lot commun des pères auxquels la nature a mis un bandeau sur les yeux. Mais, – du moins Calistus Munbar l’affirme, – Mrs Coverley et Mrs Tankerdon n’en sont plus à ce degré d’aveuglement. Les mères n’ont pas des yeux pour ne point voir, et cet état d’âme de leurs enfants est un sujet de constante appréhension, puisque le seul remède possible est inapplicable. Au fond, elles sentent bien que, devant les inimitiés des deux rivaux, devant leur amour-propre constamment blessé dans des questions de préséance, aucune réconciliation, aucune union n’est admissible… Et pourtant, Walter et miss Dy s’aiment… Leurs mères n’en sont plus à le découvrir…

Plus d’une fois déjà, le jeune homme a été sollicité de faire un choix parmi les jeunes filles à marier de la section bâbordaise. Il en est de charmantes, parfaitement élevées, d’une situation de fortune presque égale à la sienne, et dont les familles seraient heureuses d’une pareille union. Son père l’y a engagé de façon très nette, sa mère aussi, bien qu’elle se soit montrée moins pressante. Walter a toujours refusé, donnant pour prétexte qu’il ne se sent aucune propension au mariage. Or, l’ancien négociant de Chicago n’entend pas de cette oreille. Quand on possède plusieurs centaines de millions en dot, ce n’est pas pour rester célibataire. Si son fils ne trouve pas une jeune fille à son goût à Standard-Island, – de son monde s’entend, – eh bien! qu’il voyage, qu’il aille courir l’Amérique ou l’Europe!… Avec son nom, sa fortune, sans parler des agréments de sa personne, il n’aura que l’embarras du choix, – voulût-il d’une princesse de sang impérial ou royal!… Ainsi s’exprime Jem Tankerdon. Or, chaque fois que son père l’a mis au pied du mur, Walter s’est défendu de le franchir, ce mur, pour aller chercher femme à l’étranger. Et sa mère lui ayant dit une fois:

«Mon cher enfant, y a-t-il donc ici quelque jeune fille qui to plaise?…

– Oui, ma mère,!» a-t-il répondu.

Et, comme Mrs Tankerdon n’a pas été jusqu’à lui demander quelle était cette jeune fille, il n’a pas cru opportun de la nommer.

Que pareille situation existe dans la famille Coverley, que l’ancien banquier de la Nouvelle-Orléans désire marier sa fille à l’un des jeunes gens qui fréquentent l’hôtel dont les réceptions sont très à la mode, cela n’est pas douteux. Si aucun d’eux ne lui agrée, eh bien, son père et sa mère l’emmèneront à l’étranger… Ils visiteront la France, l’Italie, l’Angleterre… Miss Dy répond alors qu’elle préfère ne point quitter Milliard-City… Elle se trouve bien à Standard-Island… Elle ne demande qu’à y rester… M. Coverley ne laisse pas d’être assez inquiet de cette réponse, dont le véritable motif lui échappe.

D’ailleurs, Mrs Coverley n’a point posé à sa fille une question aussi directe que celle de Mrs Tankerdon à Walter, cela va de soi, et il est présumable que miss Dy n’aurait pas osé répondre avec la même franchise – même à sa mère.

Voilà où en sont les choses. Depuis qu’ils ne peuvent plus se méprendre sur la nature de leurs sentiments, si le jeune homme et la jeune fille ont quelquefois échangé un regard, ils ne se sont jamais adressé une seule parole. Se rencontrent-ils, ce n’est que dans les salons officiels, aux réceptions de Cyrus Bikerstaff, lors de quelque cérémonie à laquelle les notables milliardais ne sauraient se dispenser d’assister, ne fût-ce que pour maintenir leur rang. Or, en ces circonstances, Walter Tankerdon et miss Dy Coverley observent une complète réserve, étant sur un terrain où toute imprudence pourrait amener des conséquences fâcheuses…

Que l’on juge donc de l’effet produit après l’extraordinaire incident qui a marqué le bal du gouverneur, – incident où les esprits portés à l’exagération ont voulu voir un scandale, et dont toute la ville s’est entretenue le lendemain. Quant à la cause qui l’a provoqué, rien de plus simple. Le surintendant avait invité miss Coverley à danser… il ne s’est pas trouvé là au début du quadrille – ô le malin Munbar!… Walter Tankerdon s’est présenté à sa place et la jeune fille l’a accepté pour cavalier…

Qu’à la suite de ce fait si considérable dans les mondanités de Milliard-City, il y ait eu des explications de part et d’autre, cela est probable, cela est même certain. M. Tankerdon a dû interroger son fils et M. Coverley sa fille à ce sujet. Mais qu’a-t-elle répondu, miss Dy?… Qu’a-t-il répondu, Walter?… Mrs Coverley et Mrs Tankerdon sont-elles intervenues, et quel a été le résultat de cette intervention?… Avec toute sa perspicacité de furet, toute sa finesse diplomatique, Calistus Munbar n’est pas parvenu à le savoir. Aussi, quand Frascolin l’interroge là-dessus, se contente-t-il de répondre par un clignement de son œil droit, – ce qui ne veut rien dire, puisqu’il ne sait absolument rien. L’intéressant à noter, c’est que, depuis ce jour mémorable, lorsque Walter rencontre Mrs Coverley et miss Dy à la promenade, il s’incline respectueusement, et que la jeune fille et sa mère lui rendent son salut.

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A en croire le surintendant, c’est là un pas immense, «une enjambée sur l’avenir!»

Dans la matinée du 25 novembre, a lieu un fait de mer qui n’a aucun rapport avec la situation des deux prépondérantes familles de l’île à hélice.

Au lever du jour, les vigies de l’observatoire signalent plusieurs bâtiments de haut bord, qui font route dans la direction du sud-ouest. Ces navires marchent en ligne, conservant leurs distances. Ce ne peut être que la division d’une des escadres du Pacifique.

Le commodore Simcoë prévient télégraphiquement le gouverneur, et celui-ci donne des ordres pour que les saluts soient échangés avec ces navires de guerre.

Frascolin, Yvernès, Pinchinat, se rendent à la tour de l’observatoire, désireux d’assister à cet échange de politesses internationales.

Les lunettes sont braquées sur les bâtiments, au nombre de quatre, distants de cinq à six milles. Aucun pavillon ne bat à leur corne, et on ne peut reconnaître leur nationalité.

«Rien n’indique à quelle marine ils appartiennent? demande Frascolin à l’officier.

– Rien, répondit celui-ci, mais, à leur apparence, je croirais volontiers que ces bâtiments sont de nationalité britannique. Du reste, dans ces parages, on ne rencontre guère que des divisions d’escadres anglaises, françaises ou américaines. Quels qu’ils soient, nous serons fixés lorsqu’ils auront gagné d’un ou deux milles.»

Les navires s’approchent avec une vitesse très modérée, et, s’ils ne changent pas leur route, ils devront passer à quelques encablures de Standard-Island.

Un certain nombre de curieux se portent à la batterie de l’Éperon et suivent avec intérêt la marche de ces navires.

Une heure plus tard, les bâtiments sont à moins de deux milles, des croiseurs d’ancien modèle, gréés en trois-mâts, très supérieurs d’aspect à ces bâtiments modernes réduits à une mâture militaire. De leurs larges cheminées s’échappent des volutes de vapeur que la brise de l’ouest chasse jusqu’aux extrêmes limites de l’horizon.

Lorsqu’ils ne sont plus qu’à un mille et demi, l’officier est en mesure d’affirmer qu’ils forment la division britannique de l’Ouest-Pacifique, dont certains archipels, ceux de Tonga, de Samoa, de Cook, sont possédés par la Grande-Bretagne ou placés sous son protectorat.

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L’officier se tient prêt alors à faire hisser le pavillon de Standard-Island, dont l’étamine, écussonnée d’un soleil d’or, se déploiera largement à la brise. On attend que le salut soit fait par le vaisseau amiral de la division.

Une dizaine de minutes s’écoulent.

«Si ce sont des Anglais, observe Frascolin, ils ne mettent guère d’empressement à être polis!

– Que veux-tu? répond Pinchinat. John Bull a généralement son chapeau vissé sur la tête, et le dévissage exige une assez longue manipulation.»

L’officier hausse les épaules.

«Ce sont bien des Anglais, dit-il. Je les connais, ils ne salueront pas.»

En effet, aucun pavillon n’est hissé à la brigantine du navire de tête. La division passe, sans plus se soucier de l’île à hélice que si elle n’eût pas existé. Et d’ailleurs, de quel droit existe-t-elle? De quel droit vient-elle encombrer ces parages du Pacifique? Pourquoi l’Angleterre lui accorderait-elle attention, puisqu’elle n’a cessé de protester contre la fabrication de cette énorme machine qui, au risque d’occasionner des abordages, se déplace sur ces mers et coupe les routes maritimes?…

La division s’est éloignée comme un monsieur mal élevé qui se refuse à reconnaître les gens sur les trottoirs de Regent-Street ou du Strand, et le pavillon de Standard-Island reste au pied de la hampe.

De quelle manière, dans la ville, dans les ports, on traite cette hautaine Angleterre, cette perfide Albion, cette Carthage des temps modernes, il est aisé de l’imaginer. Résolution est prise de ne jamais répondre à un salut britannique, s’il s’en fait, – ce qui est hors de toute supposition.

«Quelle différence avec notre escadre lors de son arrivée à Taïti! s’écrie Yvernès.

– C’est que les Français, réplique Frascolin, sont toujours d’une politesse…

Sostenuta con expressione!» ajoute Son Altesse, en battant la mesure d’une main gracieuse.

Dans la matinée du 29 novembre, les vigies ont connaissance des premières hauteurs de l’archipel de Cook, situé par 20° de latitude sud et 160° de longitude ouest. Appelé des noms de Mangia et d’Harwey, puis du nom de Cook qui y débarqua en 1770, il se compose des îles Mangia, Rarotonga, Watim, Mittio, Hervey, Palmerston, Hage-meister, etc. Sa population, d’origine mahorie, descendue de vingt mille à douze mille habitants, est formée de Malais polynésiens, que les missionnaires européens convertirent au christianisme. Ces insulaires, très soucieux de leur indépendance, ont toujours résisté à l’envahissement exogène. Ils se croient encore les maîtres chez eux, bien qu’ils en arrivent peu à peu à subir l’influence protectrice – on sait ce que cela veut dire – du gouvernement de l’Australie anglaise.

La première île du groupe que l’on rencontre, c’est Mangia, la plus importante et la plus peuplée, – au vrai, la capitale de l’archipel. L’itinéraire y comporte une relâche de quinze jours.

Est-ce donc en cet archipel que Pinchinat fera connaissance avec les véritables sauvages, – ces sauvages à la Robinson Crusoë qu’il avait cherchés vainement aux Marquises, aux îles de la Société et de Nouka-Hiva? Sa curiosité de Parisien va-t-elle être satisfaite? Verra-t-il des cannibales absolument authentiques, ayant fait leurs preuves?…

«Mon vieux Zorn, dit-il ce jour-là à son camarade, s’il n’y a pas d’anthropophages ici, il n’y en a plus nulle part!

– Je pourrais te répondre: qu’est-ce que cela me fait? réplique le hérisson du quatuor. Mais je te demanderai: pourquoi… nulle part?…

– Parce qu’une île qui s’appelle «Mangia», ne peut être habitée que par des cannibales.»

Et Pinchinat n’a que le temps d’esquiver le coup de poing que mérite son abominable calembredaine.

Du reste, qu’il y ait ou non des anthropophages à Mangia, Son Altesse n’aura pas la possibilité d’entrer en communication avec eux.

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En effet, lorsque Standard-Island est arrivée à un mille de Mangia, une pirogue, qui s’est détachée du port, se présente au pier de Tribord-Harbour. Elle porte le ministre anglais, simple pasteur protestant, lequel, mieux que les chefs mangiens, exerce son agaçante tyrannie sur l’archipel. Dans cette île, mesurant trente milles de circonférence, peuplée de quatre mille habitants, soigneusement cultivée, riche en plantations de taros, en champs d’arrow-root et d’ignames, c’est ce révérend qui possède les meilleures terres. A lui la plus confortable habitation d’Ouchora, capitale de l’île, au pied d’une colline hérissée d’arbres à pain, de cocotiers, de manguiers, de bouraaux, de pimentiers, sans parler d’un jardin en fleur, où s’épanouissent les coléas, les gardénias et les pivoines. Il est puissant par les mutois, ces policiers indigènes qui forment une escouade devant laquelle s’inclinent leurs Majestés mangiennes. Cette police défend de grimper aux arbres, de chasser et de pêcher les dimanches et fêtes, de se promener après neuf heures du soir, d’acheter les objets de consommation à des prix autres que ceux d’une taxe très arbitraire, le tout sous peine d’amendes payées en piastres, – la piastre valant cinq francs, – et dont le plus clair va dans la poche du peu scrupuleux pasteur.

Lorsque ce gros petit homme débarque, l’officier de port s’avance à sa rencontre, et des saluts sont échangés.

«Au nom du roi et de la reine do Mangia, dit l’Anglais, je présente les compliments de Leurs Majestés à Son Excellence le gouverneur de Standard-Island.

– Je suis chargé de les recevoir et de vous en remercier, monsieur le ministre, répond l’officier, en attendant que notre gouverneur aille en personne présenter ses hommages…

– Son Excellence sera la bien reçue,» dit le ministre dont la physionomie chafouine est véritablement pétrie d’astuce et d’avidité.

Puis, reprenant d’un ton doucereux:

«L’état sanitaire de Standard-Island ne laisse rien à désirer, je suppose?…

– Jamais il n’a été meilleur.

– Il se pourrait, cependant, que quelques maladies épidémiques, l’influenza, le typhus, la petite vérole…

– Pas même le coryza, monsieur le ministre. Veuillez donc nous faire délivrer la patente nette, et, dès que nous serons à notre poste de relâche, les communications avec Mangia s’établiront dans des conditions régulières…

– C’est que… répondit le pasteur, non sans une certaine hésitation, si des maladies…

– Je vous répète qu’il n’y en a pas trace.

– Alors les habitants de Standard-Island ont l’intention de débarquer…

– Oui… comme ils viennent de le faire récemment dans les autres groupes de l’est.

– Très bien… très bien… répond le gros petit homme. Soyez sûr qu’ils seront accueillis à merveille, du moment qu’aucune épidémie…

– Aucune, vous dis-je.

– Qu’ils débarquent donc… en grand nombre… Les habitants les recevront de leur mieux, car les Mangiens sont hospitaliers… Seulement…

– Seulement?…

– Leurs Majestés, d’accord avec le conseil des chefs, ont décidé qu’à Mangia comme dans les autres îles de l’archipel, les étrangers auraient à payer une taxe d’introduction…

– Une taxe?…

– Oui… deux piastres… C’est peu de chose, vous le voyez… deux piastres pour toute personne qui mettra le pied sur l’île.»

Très évidemment le ministre est l’auteur de cette proposition, que le roi, la reine, le conseil des chefs se sont empressés d’accepter, et dont un fort tantième est réservé à Son Excellence. Comme dans les groupes de l’Est-Pacifique, il n’avait jamais été question de semblables taxes, l’officier de port ne laisse pas d’exprimer sa surprise.

«Cela est sérieux?… demande-t-il.

– Très sérieux, affirme le ministre, et, faute du paiement de ces deux piastres, nous ne pourrions laisser personne.

– C’est bien!» répond l’officier.

Puis, saluant Son Excellence, il se rend au bureau téléphonique, et transmet au commodore la susdite proposition.

Ethel Simcoë se met en communication avec le gouverneur. Convient-il que l’île à hélice s’arrête devant Mangia, les prétentions des autorités mangiennes étant aussi formelles qu’injustifiées?

La réponse ne se fait pas attendre. Après en avoir conféré avec ses adjoints, Cyrus Bikerstaff refuse de se soumettre à ces taxes vexatoires. Standard-Island ne relâchera ni devant Mangia ni devant aucune autre des îles de l’archipel. Le cupide pasteur en sera pour sa proposition, et les Milliardais iront, dans les parages voisins, visiter des indigènes moins rapaces et moins exigeants.

Ordre est donc envoyé aux mécaniciens de lâcher la bride à leurs millions de chevaux-vapeur, et voilà comment Pinchinat fut privé du plaisir de serrer la main à d’honorables anthropophages, – s’il y en avait. Mais, qu’il se console! on ne se mange plus entre soi aux îles de Cook, – à regret peut-être!

Standard-Island prend direction à travers le large bras qui se prolonge jusqu’à l’agglomération des quatre îles, dont le chapelet se déroule au nord. Nombre de pirogues se montrent, les unes assez finement construites et gréées, les autres simplement creusées dans un tronc d’arbre, mais montées par de hardis pêcheurs, qui s’aventurent à la poursuite des baleines, si nombreuses en ces mers.

Ces îles sont très verdoyantes, très fertiles, et l’on comprend que l’Angleterre leur ait imposé son protectorat, en attendant qu’elle les range parmi ses propriétés du Pacifique. En vue de Mangia, on a pu apercevoir ses côtes rocheuses, bordées d’un bracelet de corail, ses maisons éblouissantes de blancheur, crépies d’une chaux vive qui est extraite des formations coralligènes, ses collines tapissées de la sombre verdure des essences tropicales, et dont l’altitude ne dépasse pas deux cents mètres.

Le lendemain, le commodore Simcoë a connaissance de Rarotonga, par ses hauteurs boisées jusqu’à leurs sommets. Vers le centre, pointe à quinze cents mètres un volcan, dont la cime émerge d’une frondaison d’épaisses futaies. Entre ces massifs se détache un édifice tout blanc, à fenêtres gothiques. C’est le temple protestant, bâti au milieu de larges forêts de mapés, qui descendent jusqu’au rivage. Les arbres, de grande taille, à puissante ramure, au tronc capricieux, sont déjetés, bossues, contournés comme les vieux pommiers de la Normandie ou les vieux oliviers de la Provence.

Peut-être, le révérend qui dirige les consciences rarotongiennes, de compte à demi avec le directeur de la Société allemande océanienne, entre les mains de laquelle se concentre tout le commerce de l’île, n’a-t-il pas établi des taxes d’étrangers, à l’exemple de son collègue de Mangia? Peut-être les Milliardais pourraient-ils, sans bourse délier, aller présenter leurs hommages aux deux reines qui s’y disputent la souveraineté, l’une au village d’Arognani, l’autre au village d’Avarua? Mais Cyrus Bikerstaff ne juge pas à propos d’atterrir sur cette île, et il est approuvé par le conseil des notables, habitués à être accueillis comme des rois en voyage. En somme, perte sèche pour ces indigènes, dominés par de maladroits anglicans, car les nababs de Standard-Island ont la poche bien garnie et la piastre facile.

A la fin du jour, on ne voit plus que le pic du volcan se dressant comme un style à l’horizon. Des myriades d’oiseaux de mer se sont embarqués sans permission et voltigent au-dessus de Standard-Island; mais, la nuit venue, ils s’enfuient à tire-d’aile, regagnant les îlots incessamment battus de la houle au nord de l’archipel.

Alors il se tient une réunion présidée par le gouverneur, et dans laquelle est proposée une modification à l’itinéraire. Standard-Island traverse des parages où l’influence anglaise est prédominante. Continuer à naviguer vers l’ouest, sur le vingtième parallèle, ainsi que cela avait été décidé, c’est faire route sur les îles Tonga, sur les îles Fidji. Or, ce qui s’est passé aux îles de Cook n’a rien de très encourageant. Ne convient-il pas plutôt de rallier la Nouvelle-Calédonie, l’archipel de Loyalty, ces possessions où le Joyau du Pacifique sera reçu avec toute l’urbanité française? Puis, après le solstice de décembre, on reviendrait franchement vers les zones équatoriales. Il est vrai, ce serait s’écarter de ces Nouvelles-Hébrides, où l’on doit rapatrier les naufragés du ketch et leur capitaine…

Pendant cette délibération à propos d’un nouvel itinéraire, les Malais se sont montrés en proie à une inquiétude très explicable, puisque, si la modification est adoptée, leur rapatriement sera plus difficile. Le capitaine Sarol ne peut cacher son désappointement, disons même sa colère, et quelqu’un qui l’eût entendu parler à ses hommes aurait sans doute trouvé son irritation plus que suspecte.

«Les voyez-vous, répétait-il, nous déposer aux Loyalty… ou à la Nouvelle-Calédonie!… Et nos amis qui nous attendent à Erro-mango!… Et notre plan si bien préparé aux Nouvelles-Hébrides!… Est-ce que ce coup de fortune va nous échapper?…»

Par bonheur pour ces Malais, – par malheur pour Standard-Island, – le projet de changer l’itinéraire n’est pas admis. Les notables de Milliard-City n’aiment point qu’il soit apporté des modifications à leurs habitudes. La campagne sera poursuivie, telle que l’indique le programme arrêté au départ de la baie Madeleine. Seulement, afin de remplacer la relâche de quinze jours qui devait être faite aux îles de Cook, on décide de se diriger vers l’archipel des Samoa, en remontant au nord-ouest, avant de rallier le groupe des îles Tonga.

Et, lorsque cette décision est connue, les Malais ne peuvent dissimuler leur satisfaction…

Après tout, quoi de plus naturel, et ne doivent-ils pas se réjouir de ce que le conseil des notables n’ait pas renoncé à son projet de les rapatrier aux Nouvelles-Hébrides?

 

 

 

 II

D'îles en îles

 

i l’horizon de Standard-Island semble s’être rasséréné d’un côté, depuis que les rapports sont moins tendus entre les Tribordais et les Bâbordais, si cette amélioration est due au sentiment que Walter Tankerdon et miss Dy Coverley éprouvent l’un pour l’autre, si, enfin, le gouverneur et le surintendant ont lieu de croire que l’avenir ne sera plus compromis par des divisions intestines, le Joyau du Pacifique n’en est pas moins menacé dans son existence, et il est difficile qu’il puisse échapper à la catastrophe préparée de longue main. A mesure que son déplacement s’effectue vers l’ouest, il s’approche des parages où sa destruction est certaine, et l’auteur de cette criminelle machination n’est autre que le capitaine Sarol.

En effet, ce n’est point une circonstance fortuite qui a conduit les Malais au groupe des Sandwich. Le ketch n’a relâché à Honolulu que pour y attendre l’arrivée de Standard-Island, à l’époque de sa visite annuelle. La suivre après son départ, naviguer dans ses eaux sans exciter les soupçons, s’y faire recueillir comme naufragés, les siens et lui, puisqu’ils ne peuvent y être admis comme passagers, et alors, sous prétexte d’un rapatriement, la diriger vers les Nouvelle-Hébrides, telle a bien été l’intention du capitaine Sarol.

On sait comment ce plan, dans sa première partie, a été mis à exécution. La collision du ketch était imaginaire. Aucun navire ne l’a abordé aux approches de l’Équateur. Ce sont les Malais qui ont eux-mêmes sabordé leur bâtiment, mais de manière qu’il pût se maintenir à flot jusqu’au moment où arriveraient les secours demandés par le canon de détresse et de manière aussi qu’il fût prêt à couler, lorsque l’embarcation de Tribord-Harbour aurait recueilli son équipage. Dès lors, la collision ne serait pas suspectée, on ne contesterait pas la qualité de naufragés à des marins dont le bâtiment viendrait de sombrer, et il y aurait nécessité de leur donner asile.

Il est vrai, peut-être le gouverneur ne voudrait-il pas les garder? Peut-être les règlements s’opposaient-ils à ce que des étrangers fussent autorisés à résider sur Standard-Island? Peut-être déciderait-on de les débarquer au plus prochain archipel?… C’était une chance à courir, et le capitaine Sarol l’a courue. Mais, après avis favorable de la Compagnie, résolution a été prise de conserver les naufragés du ketch et de les conduire en vue des Nouvelles-Hébrides.

Ainsi sont allées les choses. Depuis quatre mois déjà, le capitaine Sarol et ses dix Malais séjournent en pleine liberté sur l’île à hélice. Ils ont pu l’explorer dans toute son étendue, en pénétrer tous les secrets, et ils n’ont rien négligé à cet égard. Cela marche à leur gré. Un instant, ils ont dû craindre que l’itinéraire ne fût modifié par le conseil des notables, et combien ils ont été inquiets – même jusqu’à risquer de se rendre suspects! Heureusement pour leurs projets, l’itinéraire n’a subi aucun changement. Encore trois mois, Standard-Island arrivera dans les parages des Nouvelles-Hébrides, et là doit se produire une catastrophe qui n’aura jamais eu d’égale dans les sinistres maritimes.

Il est dangereux pour les navigateurs, cet archipel des Nouvelles-Hébrides, non seulement par les écueils dont sont semés ses abords, par les courants de foudre qui s’y propagent, mais aussi eu égard à la férocité native d’une partie de sa population. Depuis l’époque où Quiros le découvrit en 1706, après qu’il eut été exploré par Bougainville en 1768, et par Cook en 1773, il fut le théâtre de monstrueux massacres, et peut-être sa mauvaise réputation est-elle propre à justifier les craintes de Sébastien Zorn sur l’issue de cette campagne maritime de Standard-Island. Kanaques, Papous, Malais, s’y mélangent aux noirs Australiens, perfides, lâches, réfractaires à toute tentative de civilisation. Quelques îles de ce groupe sont de véritables nids à forbans, et les habitants n’y vivent que de pirateries.

Le capitaine Sarol, Malais d’origine, appartient à ce type d’écumeurs, baleiniers, sandaliers, négriers, qui, ainsi que l’a observé le médecin de la marine Hagon lors de son voyage aux Nouvelles-Hébrides, infestent ces parages. Audacieux, entreprenant, habitué à courir les archipels suspects, très instruit en son métier, s’étant plus d’une fois chargé de diriger de sanglantes expéditions, ce Sarol n’en est pas à son coup d’essai, et ses hauts faits l’ont rendu célèbre sur cette portion de mer de l’Ouest-Pacifique.

Or, quelques mois avant, le capitaine Sarol et ses compagnons ayant pour complice la population sanguinaire de l’île Erromango, l’une des Nouvelles-Hébrides, ont préparé un coup qui leur permettra, s’il réussit, d’aller vivre en honnêtes gens partout où il leur plaira. Ils connaissent de réputation cette île à hélice qui, depuis l’année précédente, se déplace entre les deux tropiques. Ils savent quelles incalculables richesses renferme cette opulente Milliard-City. Mais, comme elle ne doit point s’aventurer si loin vers l’ouest, il s’agit de l’attirer en vue de cette sauvage Erromango, où tout est préparé pour en assurer la complète destruction.

D’autre part, bien que renforcés des naturels des îles voisines, ces Néo-Hébridais doivent compter avec leur infériorité numérique, étant donnée la population de Standard-Island, sans parler des moyens de défense dont elle dispose. Aussi n’est-il point question de l’attaquer en mer, comme un simple navire de commerce, ni de lui lancer une flotille de pirogues à l’abordage. Grâce aux sentiments d’humanité que les Malais auront su exploiter, sans éveiller aucun soupçon, Standard-Island ralliera les parages d’Erromango… Elle mouillera à quelques encablures… Des milliers d’indigènes l’envahiront par surprise… Ils la jetteront sur les roches… Elle s’y brisera… Elle sera livrée au pillage, aux massacres… En vérité, cette horrible machination a des chances de réussir. Pour prix de l’hospitalité qu’ils ont accordée au capitaine Sarol et à ses complices, les Milliardais marchent à une catastrophe suprême.

Le 9 décembre, le commodore Simcoë atteint le cent soixante et onzième méridien, à son intersection avec le quinzième parallèle. Entre ce méridien et le cent soixante-quinzième gît le groupe des Samoa, visité par Bougainville en 1768, par Lapérouse en 1787, par Edwards en 1791.

L’île Rosé est d’abord relevée au nord-ouest, – île inhabitée qui ne mérite même pas l’honneur d’une visite.

Deux jours après, on a connaissance de l’île Manoua, flanquée des deux îlots d’Olosaga et d’Ofou. Son point culminant monte à sept cent soixante mètres au-dessus du niveau de la mer. Bien qu’elle compte environ deux mille habitants, ce n’est pas la plus intéressante l’archipel, et le gouverneur ne donne pas l’ordre d’y relâcher. Mieux vaut séjourner, pendant une quinzaine de jours, aux îles Tétuila, Upolu, Savaï, les plus belles de ce groupe, qui est beau entre tous. Manoua jouit pourtant d’une certaine célébrité dans les annales maritimes. En effet, c’est sur son littoral, à Ma-Oma, que périrent plusieurs des compagnons de Cook, au fond d’une baie à laquelle est restée le nom trop justifié de baie du Massacre.

Une vingtaine de lieues séparent Manoua de Tétuila, sa voisine. Standard-Island s’en approche pendant la nuit du 14 au 15 décembre. Ce soir-là, le quatuor, qui se promène aux environs de la batterie de l’Éperon, a «senti» cette Tétuila, bien qu’elle soit encore à une distance de plusieurs milles. L’air est embaumé des plus délicieux parfums.

«Ce n’est pas une île, s’écrie Pinchinat, c’est le magasin de Piver… c’est l’usine de Lubin… c’est une boutique de parfumeur à la mode…

– Si Ton Altesse n’y voit pas d’inconvénient, observe Yvernès, je préfère que tu la compares à une cassolette…

– Va pour une cassolette!» répond Pinchinat, qui ne veut point contrarier les envolées poétiques de son camarade.

Et, en vérité, on dirait qu’un courant d’effluves parfumés est apporté par la brise à la surface de ces eaux admirables. Ce sont les émanations de cette essence si pénétrante, à laquelle les Kanaques samoans ont donné le nom de «moussooi».

Au lever du soleil, Standard-Island longe Tétuila à six encablures de sa côte nord. On dirait d’une corbeille verdoyante, ou plutôt d’un étagement de forêts qui se développent jusqu’aux dernières cimes, dont la plus élevée dépasse dix-sept cents mètres. Quelques îlots la précèdent, entre autres celui d’Anuu. Des centaines de pirogues élégantes, montées par de vigoureux indigènes demi-nus, maniant leurs avirons sur la mesure à deux-quatre d’une chanson samoane, s’empressent de faire escorte. De cinquante à soixante rameurs, ce n’est pas un chiffre exagéré pour ces longues embarcations, d’une solidité qui leur permet de fréquenter la haute mer. Nos Parisiens comprennent alors pourquoi les premiers Européens donnèrent à ces îles le nom d’Archipel des Navigateurs. En somme, son véritable nom géographique est Hamoa ou préférablement Samoa.

Savaï, Upolu, Tétuila, échelonnées du nord-ouest au sud-est, Olosaga, Ofou, Manoua, réparties dans le sud-est, telles sont les principales îles de ce groupe d’origine volcanique. Sa superficie totale est de deux mille huit cents kilomètres carrés, et il renferme une population de trente-cinq mille six cents habitants. Il y a donc lieu de rabattre d’une moitié les recensements qui furent indiqués par les premiers explorateurs.

Observons que l’une quelconque de ces îles peut présenter des conditions climatériques aussi favorables que Standard-Island. La température s’y maintient entre vingt-six et trente-quatre degrés. Juillet et août sont les mois les plus froids, et les extrêmes chaleurs s’accusent en février. Par exemple, de décembre à avril, les Samoans sont noyés sous des pluies abondantes, et c’est aussi l’époque à laquelle se déchaînent bourrasques et tempêtes, si fécondes en sinistres.

Quant au commerce, entre les mains des Anglais d’abord, puis des Américains, puis des Allemands, il peut s’élever à dix-huit cent mille francs pour l’importation et à neuf cent mille francs pour l’exportation. Il trouve ses éléments dans certains produits agricoles, le coton dont la culture s’accroît chaque année, et le coprah, c’est-à-dire l’amande desséchée du coco.

Du reste, la population, qui est d’origine malayo-polynésienne, n’est mélangée que de trois centaines de blancs, et de quelques milliers de travailleurs recrutés dans les diverses îles de la Mélanésie. Depuis 1830, les missionnaires ont converti au christianisme les Samoans, qui gardent cependant certaines pratiques de leurs anciens rites religieux. La grande majorité des indigènes est protestante, grâce à l’influence allemande et anglaise. Néanmoins, le catholicisme y compte quelques milliers de néophytes, dont les Pères Maristes s’appliquent à augmenter le nombre, afin de combattre le prosélytisme anglo-saxon.

Standard-Island s’est arrêtée au sud de l’île Tétuila, à l’ouvert de la rade de Pago-Pago. Là est le véritable port de l’île, dont la capitale est Leone, située dans la partie centrale. Il n’y a, cette fois, aucune difficulté entre le gouverneur Cyrus Bikerstaff et les autorités samoanes. La libre pratique est accordée. Ce n’est pas Tétuila, c’est Upolu qu’habité le souverain de l’archipel, où sont établies les résidences anglaise, américaine et allemande. On ne procède donc pas à des réceptions officielles. Un certain nombre de Samoans profitent de la facilité qui leur est offerte pour visiter Milliard-City et «ses environs». Quant aux Milliardais, ils sont assurés que la population du groupe leur fera bon et cordial accueil.

Le port est au fond de la baie. L’abri qu’il offre contre les vents du large est excellent, et son accès facile. Les navires de guerre y viennent souvent en relâche.

Parmi les premiers débarqués, ce jour-là, on ne s’étonnera pas de rencontrer Sébastien Zorn et ses trois camarades, accompagnés du surintendant qui veut être des leurs. Calistus Munbar est comme toujours de charmante et débordante humeur. Il a appris qu’une excursion jusqu’à Leone, dans des voitures attelées de chevaux néo-zélandais, est organisée entre trois ou quatre familles de notables. Or, puisque les Coverley et les Tankerdon doivent s’y trouver, peut-être se produira-t-il encore un certain rapprochement entre Walter et miss Dy, qui ne sera point pour lui déplaire.

Tout en se promenant avec le quatuor, il cause de ce grand événement; il s’anime, il s’emballe suivant son ordinaire.

«Mes amis, répète-t-il, nous sommes en plein opéra-comique… Avec un heureux incident, on arrive au dénouement de la pièce… Un cheval qui s’emporte… une voiture qui verse…

– Une attaque de brigands!… dit Yvernès.

– Un massacre général des excursionnistes!… ajoute Pinchinat.

– Et cela pourrait bien arriver!… gronde le violoncelliste d’une voix funèbre, comme s’il eût tiré de lugubres sons de sa quatrième corde.

– Non, mes amis, non! s’écrie Calistus Munbar. N’allons pas jusqu’au massacre!… Il n’en faut pas tant!… Rien qu’un accident acceptable, dans lequel Walter Tankerdon serait assez heureux pour sauver la vie de miss Dy Coverley…

– Et là-dessus, un peu de musique de Boïeldieu ou d’Auber! dit Pinchinat, en faisant de sa main fermée le geste de tourner la manivelle d’un orgue.

– Ainsi, monsieur Munbar, répond Frascolin, vous tenez toujours à ce mariage?…

– Si j’y tiens, mon cher Frascolin! J’en rêve nuit et jour!… J’en perds ma bonne humeur! (Il n’y paraissait guère)… J’en maigris… (Cela ne se voyait pas davantage). J’en mourrai, s’il ne se fait…

– Il se fera, monsieur le surintendant, réplique Yvernès, en donnant à sa voix une sonorité prophétique, car Dieu ne voudrait pas la mort de Votre Excellence…

– Il y perdrait!» répond Calistus Munbar.

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Et tous se dirigent vers un cabaret indigène, où ils boivent à la santé des futurs époux quelques verres d’eau de coco en mangeant de savoureuses bananes.

Un vrai régal pour les yeux de nos Parisiens, cette population samoane, répandue le long des rues de Pago-Pago, à travers les massifs qui entourent le port. Les hommes sont d’une taille au-dessus de la moyenne, le teint d’un brun jaunâtre, la tête arrondie, la poitrine puissante, les membres solidement musclés, la physionomie douce et joviale. Peut-être montrent-ils trop de tatouages sur les bras, le torse, même sur leurs cuisses que recouvre imparfaitement une sorte de jupe d’herbes ou de feuillage. Quant à leur chevelure, elle est noire, dit-on, lisse ou ondulée, suivant le goût du dandysme indigène. Mais, sous la couche de chaux blanche dont ils l’enduisent, elle forme perruque.

«Des sauvages Louis XV! fait observer Pinchinat. Il ne leur manque que l’habit, l’épée, la culotte, les bas, les souliers à talons rouges, le chapeau à plumes et la tabatière pour figurer aux petits levers de Versailles!»

Quant aux Samoanes, femmes ou jeunes filles, aussi rudimentairement vêtues que les hommes, tatouées aux mains et à la poitrine, la tête enguirlandée de gardénias, le cou orné de colliers d’hibiscus rouge, elles justifient l’admiration dont débordent les récits des premiers navigateurs – du moins tant qu’elles sont jeunes. Très réservées, d’ailleurs, d’une pruderie un peu affectée, gracieuses et souriantes, elles enchantent le quatuor, en lui souhaitant le «kalofa», c’est-à-dire le bonjour, prononcé d’une voix douce et mélodieuse.

Une excursion, ou plutôt un pèlerinage que nos touristes ont voulu faire, et qu’ils ont exécuté le lendemain, leur a procuré l’occasion de traverser l’île d’un littoral à l’autre. Une voiture du pays les conduit sur la côte opposée, à la baie de França, dont le nom rappelle un souvenir de la France. Là, sur un monument de corail blanc, inauguré en 1884, se détache une plaque de bronze qui porte en lettres gravées les noms inoubliables du commandant de Langle, du naturaliste Lamanon et de neuf matelots, – les compagnons de Lapérouse, – massacrés à cette place le 11 décembre 1787.

Sébastien Zorn et ses camarades sont revenus à Pago-Pago par l’intérieur de l’île. Quels admirables massifs d’arbres, enlacés de lianes, des cocotiers, des bananiers sauvages, nombre d’essences indigènes propres à l’ébénisterie! Sur la campagne s’étalent des champs de taros, de cannes à sucre, de caféiers, de cotonniers, de canneliers. Partout, des orangers, des goyaviers, des manguiers, des avocatiers, et aussi des plantes grimpantes, orchidées et fougères arborescentes. Une flore étonnamment riche sort de ce sol fertile, que féconde un climat humide et chaud. Pour la faune samoane, réduite à quelques oiseaux, à quelques reptiles à peu près inoffensifs, elle ne compte parmi les mammifères indigènes qu’un petit rat, seul représentant de la famille des rongeurs.

Quatre jours après, le 18 décembre, Standard-Island quitte Tétuila, sans que se soit produit l’«accident providentiel», tant désiré du surintendant. Mais il est visible que les rapports des deux familles ennemies continuent à se détendre.

C’est à peine si une douzaine de lieues séparent Tétuila d’Upolu. Dans la matinée du lendemain, le commodore Simcoë range successivement, à un quart de mille, les trois îlots Nun-tua, Samusu, Salafuta, qui défendent cette île comme autant de forts détachés. Il manœuvre avec grande habileté, et, dans l’après-midi, vient prendre son poste de relâche devant Apia.

Upolu est la plus importante île de l’archipel avec ses seize mille habitants. C’est là que l’Allemagne, l’Amérique et l’Angleterre ont établi leurs résidents, réunis en une sorte de conseil pour la protection des intérêts de leurs nationaux. Le souverain du groupe, lui, «règne» au milieu de sa cour de Malinuu, à l’extrémité est de la pointe Apia.

L’aspect d’Upolu est le même que celui de Tétuila; un entassement de montagnes, dominé par le pic du mont de la Mission, qui constitue l’échiné de l’île suivant sa longueur. Ces anciens volcans éteints sont actuellement couverts de forêts épaisses qui les enveloppent jusqu’à leur cratère. Du pied de ces montagnes, des plaines et des champs se relient à la bande alluvionnaire du littoral, où la végétation s’abandonne à toute la luxuriante fantaisie des tropiques.

Le lendemain, le gouverneur Cyrus Bikerstaff, ses deux adjoints, quelques notabilités, se font débarquer au port d’Apia. Il s’agit de faire une visite officielle aux résidents d’Allemagne, d’Angleterre et des États-Unis d’Amérique, cette sorte de municipalité composite, entre les mains de laquelle se concentrent les services administratifs de l’archipel.

Tandis que Cyrus Bikerstaff et sa suite se rendent chez ces résidents, Sébastien Zorn, Frascolin, Yvernès et Pinchinat, qui ont pris terre avec eux, occupent leurs loisirs à parcourir la ville.

Et, de prime abord, ils sont frappés du contraste que présentent les maisons européennes où les marchands tiennent boutique, et les cases de l’ancien village kanaque, où les indigènes ont obstinément gardé leur domicile. Ces habitations sont confortables, salubres, charmantes en un mot. Disséminées sur les bords de la rivière Apia, leurs basses toitures s’abritent sous l’élégant parasol des palmiers.

Le port ne manque pas d’animation. C’est le plus fréquenté du groupe, et la Société commerciale de Hambourg y entretient une flottille, qui est destinée au cabotage entre les Samoa et les îles environnantes.

Cependant, si l’influence de cette triplice anglaise, américaine et allemande est prépondérante en cet archipel, la France est représentée par des missionnaires catholiques dont l’honorabilité, le dévouement et le zèle la tiennent en bon renom parmi la population samoane. Une véritable satisfaction, une profonde émotion même saisit nos artistes, quand ils aperçoivent la petite église de la Mission, qui n’a point la sévérité puritaine des chapelles protestantes, et, un peu au delà, sur la colline, une maison d’école, dont le pavillon tricolore couronne le faîte.

Ils se dirigent de ce côté, et quelques minutes après ils sont reçus dans l’établissement français. Les Maristes font aux «falanis», – ainsi les Samoans appellent-ils les étrangers – un patriotique accueil. Là résident trois Pères, affectés au service de la Mission, qui en compte encore deux autres à Savaï, et un certain nombre de religieuses installées sur les îles.

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Quel plaisir de causer avec le supérieur, d’un âge avancé déjà, qui habite les Samoa depuis nombre d’années! Il est si heureux de recevoir des compatriotes – et qui plus est – des artistes de son pays! La conversation est coupée de rafraîchissantes boissons dont la Mission possède la recette.

«Et, d’abord, dit le vieillard, ne pensez pas, mes chers fils, que les îles de notre archipel soient sauvages. Ce n’est pas ici que vous trouverez de ces indigènes qui pratiquent le cannibalisme…

– Nous n’en avons guère rencontré jusqu’alors, fait observer Frascolin…

– A notre grand regret! ajoute Pinchinat.

– Comment… à votre regret?…

– Excusez, mon Père, cet aveu d’un curieux Parisien! C’est par amour de la couleur locale!

– Oh! fait Sébastien Zorn, nous ne sommes pas au bout de notre campagne, et peut-être en verrons-nous plus que nous ne le voudrons, de ces anthropophages réclamés par notre camarade…

– Cela est possible, répond le supérieur. Aux approches des groupes de l’ouest, aux Nouvelles-Hébrides, aux Salomons, les navigateurs ne doivent s’aventurer qu’avec une extrême prudence. Mais aux Taïti, aux Marquises, aux îles de la Société comme aux Samoa, la civilisation a fait des progrès remarquables. Je sais bien que les massacres des compagnons de Lapérouse ont valu aux Samoans la réputation de naturels féroces, voués aux pratiques du cannibalisme. Mais combien changés depuis, grâce à l’influence de la religion du Christ! Les indigènes de ce temps sont des gens policés, jouissant d’un gouvernement à l’européenne, avec deux chambres à l’européenne, et des révolutions…

– A l’européenne?… observe Yvernès.

– Comme vous le dites, mon cher fils, les Samoa ne sont pas exemptes de dissensions politiques!

– On le sait à Standard-Island, répond Pinchinat, car que ne sait-on pas, mon Père, en cette île bénie des dieux! Nous croyions même tomber ici au milieu d’une guerre dynastique entre deux familles royales…

– En effet, mes amis, il y a eu lutte entre le roi Tupua, qui descend des anciens souverains de l’archipel, que nous soutenons de toute notre influence, et le roi Malietoa, l’homme des Anglais et des Allemands. Bien du sang a été versé, surtout dans la grande bataille de décembre 1887. Ces rois se sont vus successivement proclamés, détrônés, et, finalement, Malietoa a été déclaré souverain par les trois puissances, en conformité des dispositions stipulées par la cour de Berlin… Berlin!»

Et le vieux missionnaire ne peut retenir un mouvement convulsif, tandis que ce nom s’échappe de ses lèvres.

«Voyez-vous, dit-il, jusqu’ici l’influence des Allemands a été dominante aux Samoa. Les neuf dixièmes dès terres cultivées sont entre leurs mains. Aux environs d’Apia, à Suluafata, ils ont obtenu du gouvernement une concession très importante, à proximité d’un port qui pourra servir au ravitaillement de leurs navires de guerre. Les armes à tir rapide ont été introduites par eux… Mais tout cela prendra peut-être fin quelque jour…

– Au profit de la France?… demande Frascolin.

– Non… au profit du Royaume-Uni!

– Oh! fait Yvernès, Angleterre ou Allemagne…

– Non, mon cher enfant, répond le supérieur, il faut y voir une notable différence…

– Mais le roi Malietoa?… répond Yvernès.

– Eh bien, le roi Malietoa fut une autre fois renversé, et savez-vous quel est le prétendant qui aurait eu alors le plus de chances à lui succéder?… Un Anglais, l’un des personnages les plus considérables de l’archipel, un simple romancier…

– Un romancier?…

–Oui… Robert Lewis Stevenson, l’auteur de l’Ile au trésor et des Nuits arabes.

– Voilà donc où peut mener la littérature! s’écrie Yvernès.

– Quel exemple à suivre pour nos romanciers de France! réplique Pinchinat. Hein! Zola Ier, ayant été souverain des Samoans… reconnu par le gouvernement britannique, assis sur le trône des Tupua et des Malietoa, et sa dynastie succédant à la dynastie des souverains indigènes!… Quel rêve!»

La conversation prend fin, après que le supérieur a donné divers détails sur les mœurs des Samoans. Il ajoute que, si la majorité appartient à la religion protestante wesleyenne, il semble bien que le catholicisme fait chaque jour plus de progrès. L’église de la Mission est déjà trop petite pour les offices, et l’école exige un agrandissement prochain. Il s’en montre très heureux, et ses hôtes s’en réjouissent avec lui.

La relâche de Standard-Island à l’île Upolu s’est prolongée pendant trois jours.

Les missionnaires sont venus rendre aux artistes français la visite qu’ils en avaient reçue. On les a promenés à travers Milliard-City, et ils ont été émerveillés. Et pourquoi ne pas dire que, dans la salle du casino, le Quatuor Concertant a fait entendre au Père et à ses collègues quelques morceaux de son répertoire? Il en a pleuré d’attendrissement, le bon vieillard, car il adore la musique classique, et, à son grand regret, ce n’est pas dans les festivals d’Upolu qu’il a jamais eu l’occasion de l’entendre.

La veille du départ, Sébastien Zorn, Frascolin, Pinchinat, Yvernès, accompagnés cette fois du professeur de grâce et de maintien, viennent prendre congé des missionnaires maristes. Il y a, de part et d’autre, des adieux touchants, – ces adieux de gens qui ne se sont vus que pendant quelques jours et qui ne se reverront jamais. Le vieillard les bénit en les embrassant, et ils se retirent profondément émus.

Le lendemain, 23 décembre, le commodore Simcoë appareille dès l’aube et Standard-Island se meut au milieu d’un cortège de pirogues, qui doivent l’escorter jusqu’à l’île voisine de Savaï.

Cette île n’est séparée d’Upolu que par un détroit de sept à huit lieues. Mais, le port d’Apia étant situé sur la côte septentrionale, il est nécessaire de longer cette côte pendant toute la journée avant d’atteindre le détroit.

D’après l’itinéraire arrêté par le gouverneur, il ne s’agit pas de faire le tour de Savaï, mais d’évoluer entre elle et Upolu, afin de se rabattre, par le sud-ouest, sur l’archipel des Tonga. Il suit de là que Standard-Island ne marche qu’à une vitesse très modérée, ne voulant pas s’engager, pendant la nuit, à travers cette passe que flanquent les deux petites îles d’Apolinia et de Manono.

Le lendemain, au lever du jour, le commodore Simcoë manœuvre entre ces deux îlots, dont l’un, Apolinia, ne compte guère que deux cent cinquante habitants, et l’autre, Manono, un millier. Ces indigènes ont la réputation justifiée d’être les plus braves comme les plus honnêtes Samoans de l’archipel.

De cet endroit, on peut admirer Savaï dans toute sa splendeur. Elle est protégée par d’inébranlables falaises de granit contre les attaques d’une mer que les ouragans, les tornades, les cyclones de la période hivernale, rendent formidable. Cette Savaï est couverte d’une épaisse forêt que domine un ancien volcan, haut de douze cents mètres, meublée de villages étincelants sous le dôme des palmiers gigantesques, arrosée de cascades tumultueuses, trouée de profondes cavernes d’où s’échappent en violents échos les coups de mer de son littoral.

Et, si l’on en croit les légendes, cette île fut l’unique berceau des races polynésiennes, dont ses onze mille habitants ont conservé le type le plus pur. Elle s’appelait alors Savaïki, le fameux Éden des divinités mahories.

Standard-Island s’en éloigne lentement et perd de vue ses derniers sommets dans la soirée du 24 décembre.

 

 

 

 III

Concert à la cour

 

epuis le 21 décembre, le soleil, dans son mouvement apparent, après s’être arrêté sur le tropique du Capricorne, a recommencé sa course vers le nord, abandonnant ces parages aux intempéries de l’hiver et ramenant l’été sur l’hémisphère septentrional.

Standard-Island n’est plus qu’à une dizaine de degrés de ce tropique. A descendre jusqu’aux îles de Tonga-Tabou, elle atteindra la latitude extrême fixée par l’itinéraire, et reprendra sa route au nord, se maintenant ainsi dans les conditions climatériques les plus favorables. Il est vrai, elle ne pourra éviter une période d’extrêmes chaleurs, pendant que le soleil embrasera son zénith; mais ces chaleurs seront tempérées par la brise de mer, et diminueront avec l’éloignement de l’astre dont elles émanent.

Entre les Samoa et l’île principale de Tonga-Tabou, on compte huit degrés, soit neuf cents kilomètres environ. Il n’y pas lieu de forcer la vitesse. L’île à hélice ira en flânant sur cette mer constamment belle, non moins tranquille que l’atmosphère à peine troublée d’orages rares et rapides. Il suffit d’être à Tonga-Tabou vers les premiers jours de janvier, d’y relâcher une semaine, puis de se diriger sur les Fidji. De là, Standard-Island remontera du côté des Nouvelles-Hébrides, où elle déposera l’équipage malais; puis, le cap au nord-est, elle regagnera les latitudes de la baie Madeleine, et sa seconde campagne sera terminée.

La vie se continue donc à Milliard-City au milieu d’un calme inaltérable. Toujours cette existence d’une grande ville d’Amérique ou d’Europe, – les communications constantes avec le nouveau continent par les steamers ou les câbles télégraphiques, les visites habituelles des familles, le rapprochement manifeste qui s’opère entre les deux sections rivales, les promenades, les jeux, les concerts du quatuor toujours en faveur auprès des dilettanti.

La Noël venue, le Christmas, si cher aux protestants et aux catholiques, est célébré en grande pompe au temple et à Saint-Mary Church, comme dans les palais, les hôtels, les maisons du quartier commerçant. Cette solennité va mettre toute l’île en fête pendant la semaine qui commence à Noël pour finir au premier janvier.

Entre temps, les journaux de Standard-Island, le Starboard-Chronicle, le New-Herald, ne cessent d’offrir à leurs lecteurs les récentes nouvelles de l’intérieur et de l’étranger. Et même une nouvelle, publiée simultanément par ces deux feuilles, donne lieu à nombre de commentaires.

En effet, on a pu lire dans le numéro du 26 décembre que le roi de Malécarlie s’est rendu à l’hôtel de ville, où le gouverneur lui a donné audience. Quel but avait cette visite de Sa Majesté… quel motif?… Des racontars de toutes sortes courent la ville, et ils se fussent sans doute appuyés sur les plus invraisemblables hypothèses, si, le lendemain, les journaux n’eussent rapporté une information positive à ce sujet.

Le roi de Malécarlie a sollicité un poste à l’observatoire de Standard-Island, et l’administration supérieure a immédiatement fait droit à sa demande.

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«Parbleu, s’est écrié Pinchinat, il faut habiter Milliard-City pour voir de ces choses-là!… Un souverain, sa lunette aux yeux, guettant les étoiles à l’horizon!…

– Un astre de la terre, qui interroge ses frères du firmament!…» répond Yvernès.

La nouvelle est authentique, et voici pourquoi Sa Majesté s’est trouvée dans l’obligation de solliciter cette place.

C’était un bon roi, le roi de Malécarlie, c’était une bonne reine, la princesse sa femme. Ils faisaient tout le bien que peuvent faire, dans un des États moyens de l’Europe, des esprits éclairés, libéraux, sans prétendre que leur dynastie, quoiqu’elle fût une des plus anciennes du vieux continent, eût une origine divine. Le roi était très instruit des choses de science, très appréciateur des choses d’art, passionné pour l’a musique surtout. Savant et philosophe, il ne s’aveuglait guère sur l’avenir des souverainetés européennes. Aussi était-il toujours prêt à quitter son royaume, dès que son peuple ne voudrait plus de lui. N’ayant pas d’héritier direct, ce n’est point à sa famille qu’il ferait tort, quand le moment lui paraîtrait venu d’abandonner son trône et de se décoiffer de sa couronne.

Ce moment arriva, il y a trois ans. Pas de révolution d’ailleurs, dans le royaume de Malécarlie, ou du moins pas de révolution sanglante. D’un commun accord, le contrat fut rompu entre Sa Majesté et ses sujets. Le roi redevint un homme, ses sujets devinrent des citoyens, et il partit sans plus dé façon qu’un voyageur dont le ticket a été pris au chemin de fer, laissant un régime se substituer à un autre.

Vigoureux encore à soixante ans, le roi jouissait d’une constitution, – meilleure peut-être que celle dont son ancien royaume essayait de se doter. Mais la santé de la reine, assez précaire, réclamait un milieu qui fût à l’abri des brusques changements de température. Or, cette presque uniformité de conditions climatériques, il était difficile de la rencontrer autre part qu’à Standard-Island, du moment qu’on ne pouvait pas s’imposer la fatigue de courir après les belles saisons sous des latitudes successives. Il semblait donc que l’appareil maritime de Standard-Island Company présentait ces divers avantages, puisque les nababs les plus haut cotés des États-Unis en avaient fait leur ville d’adoption.

C’est pourquoi, dès que l’île à hélice eut été créée, le roi et la reine de Malécarlie résolurent d’élire domicile à Milliard-City. L’autorisation leur en fut accordée, moyennant qu’ils y vivraient en simples citoyens, sans aucune distinction ni privilège. On peut être certain que Leurs Majestés ne songeaient point à vivre autrement. Un petit hôtel leur est loué dans la Trente-neuvième Avenue de la section tribordaise, entouré d’un jardin qui s’ouvre sur le grand parc. C’est là que demeurent les deux souverains, très à l’écart, no se mêlant en aucune façon aux rivalités et intrigues des sections rivales, se contentant d’une existence modeste. Le roi s’occupe d’études astronomiques, pour lesquelles il a toujours eu un goût très prononcé. La reine, catholique sincère, mène une vie à demi claustrale, n’ayant pas même l’occasion de se consacrer à des œuvres charitables, puisque la misère est inconnue sur ce Joyau du Pacifique.

Telle est l’histoire des anciens maîtres du royaume de Malécarlie, – une histoire que le surintendant a racontée à nos artistes, ajoutant que ce roi et cette reine étaient les meilleures gens qu’il fût possible de rencontrer, bien que leur fortune fût relativement très réduite.

Le quatuor, très ému devant cette déchéance royale, supportée avec tant de philosophie et de résignation, éprouve pour les souverains détrônés une respectueuse sympathie. Au lieu de se réfugier en France, cette patrie des rois en exil, Leurs Majestés ont fait choix de Standard-Island, comme d’opulents personnages font choix d’une Nice ou d’une Corfou pour raison de santé. Sans doute, ils ne sont pas des exilés, ils n’ont point été chassés de leur royaume, ils auraient pu y demeurer, ils pouvaient y revenir, en ne réclamant que leurs droits de citoyens. Mais ils n’y songent point et se trouvent bien de cette paisible existence, en se conformant aux lois et règlements de l’île à hélice.

Que le roi et la reine de Malécarlie ne soient pas riches, rien do plus vrai, si on les compare à la majorité des Milliardais, et relativement aux exigences de la vie à Milliard-City. Que voulez-vous y faire avec deux cent mille francs de rente, quand le loyer d’un modeste hôtel en coûte cinquante mille. Or, les ex-souverains étaient déjà peu fortunés au milieu des empereurs et des rois de l’Europe, – lesquels ne font pas grande figure eux-mêmes à côté des Gould, des Vanderbilt, des Rothschild, des Astor, des Makay et autres dieux de la finance. Aussi, quoique leur train ne comportât aucun luxe, – rien que le strict nécessaire, – ils n’ont pas laissé d’être gênes. Or la santé de la reine s’accommode si heureusement de cette résidence que le roi n’a pu avoir la pensée de l’abandonner. Alors il a voulu «accroître ses revenus par son travail, et, une place étant devenue vacante à l’observatoire, – une place dont les émoluments sont très élevés, – il est allé la demander au gouverneur. Cyrus Bikerstaff, après avoir consulté par un câblogramme l’administration supérieure de Madeleine-bay, a disposé de la place en faveur du souverain, et voilà comment les journaux ont pu annoncer que le roi de Malécarlie venait d’être nommé astronome à Standard-Island.

Quelle matière à conversations en tout autre pays! Ici on en a parlé pendant deux jours, puis on n’y pense plus. Cela paraît tout naturel qu’un roi cherche dans le travail la possibilité de continuer cette tranquille existence à Milliard-City. C’est un savant: on profitera de sa science. Il n’y a rien là que de très honorable. S’il découvre quelque nouvel astre, planète, comète ou étoile, on lui donnera son nom qui figurera avec honneur parmi les noms mythologiques dont fourmillent les annuaires officiels.

En se promenant dans le parc, Sébastien Zorn, Pinchinat, Yvernès, Frascolin, se sont entretenus de cet incident. Dans la matinée, ils ont vu le roi qui se rendait à son bureau, et ils ne sont pas encore assez américanisés pour accepter cette situation au moins peu ordinaire. Aussi dialoguent-ils à ce sujet, et Frascolin est-il amené à dire:

«Il paraît que si Sa Majesté n’avait pas été capable de remplir les fonctions d’astronome, elle aurait pu donner des leçons comme professeur de musique.

– Un roi courant le cachet! s’écrie Pinchinat.

– Sans doute, et au prix que ses riches élèves lui eussent payé ses leçons…

– En effet, on le dit très bon musicien, observe Yvernès.

– Je ne suis pas surpris qu’il soit fou de musique, ajoute Sébastien Zorn, puisque nous l’avons vu se tenir à la porte du casino, pendant nos concerts, faute de pouvoir louer un fauteuil pour la reine et pour lui!

– Eh! les ménétriers, j’ai une idée! dit Pinchinat.

– Une idée de Son Altesse, réplique le violoncelliste, ce doit être une idée baroque!

– Baroque ou non, mon vieux Sébastien, répond Pinchinat, je suis sûr que tu l’approuveras.

– Voyons l’idée de Pinchinat, dit Frascolin.

– Ce serait d’aller donner un concert à Leurs Majestés, à elles seules, dans leur salon, et d’y jouer les plus beaux morceaux de notre répertoire.

– Eh! fait Sébastien Zorn, sais-tu qu’elle n’est pas mauvaise, ton idée!

– Parbleu! j’en ai, de ce genre-là, plein la tête, et quand je la secoue…

– Ça sonne comme un grelot! répond Yvernès.

– Mon brave Pinchinat, dit Frascolin, contentons-nous pour aujourd’hui de ta proposition. Je suis certain que nous ferons grand plaisir à ce bon roi et à cette bonne reine.

– Demain, nous écrirons pour demander une audience, dit Sébastien Zorn.

– Mieux que cela! répond Pinchinat. Ce soir même, présentons-nous à l’habitation royale avec nos instruments comme une troupe musiciens qui viennent donner une aubade…

– Tu veux dire une sérénade, réplique Yvernès, puisque ce sera à la nuit…

– Soit, premier violon sévère mais juste! Ne chicanons pas sur les mots!… Est-ce décidé?…

– C’est décidé.»

Ils ont vraiment une excellente pensée. Nul doute que le roi dilettante soit très sensible à cette délicate attention des artistes français et très heureux de les entendre.

Donc, à la tombée du jour, le Quatuor Concertant, chargé de trois étuis à violon et d’une boîte à violoncelle, quitte le casino, et se dirige vers la Trente-neuvième Avenue, située à l’extrémité de la section tribordaise.

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Très simple demeure, précédée d’une petite cour avec pelouse verdoyante. D’un côté, les communs; de l’autre, les écuries qui ne sont point utilisées. La maison ne se compose que d’un rez-de-chaussée auquel on accède par un perron, et d’un étage, surmonté d’une fenêtre mezzanine et d’un toit mansardé. Sur la droite et sur la gauche deux magnifiques micocouliers ombragent le double sentier par lequel on se rend au jardin. Sous les massifs de ce jardin, qui ne mesure pas deux cents mètres superficiels, s’étend un tapis gazonné. Ne songez point à comparer ce cottage aux hôtels des Coverley, des Tankerdon et autres notables de Milliard-City. C’est la retraite d’un sage, qui vit à l’écart, d’un savant, d’un philosophe. Abdolonyme s’en fût contenté en descendant du trône des rois de Sidon.

Le roi de Malécarlie a pour unique chambellan son valet de chambre, et la reine pour toute dame d’honneur, sa femme de chambre. Qu’on y adjoigne une cuisinière américaine, c’est là tout le personnel attaché au service de ces souverains déchus, qui traitaient autrefois de frère à frère avec les empereurs du vieux continent.

Frascolin pousse un bouton électrique. Le valet de chambre ouvre la porte de la grille.

Frascolin fait connaître le désir que ses camarades et lui, des artistes français, ont de présenter leurs hommages à Sa Majesté, et ils demandent la faveur d’être reçus.

Le domestique les prie d’entrer, et ils s’arrêtent devant le perron.

Presque aussitôt, le valet de chambre revient les informer que le roi les recevra avec plaisir. On les introduit dans le vestibule où ils déposent leurs instruments, puis dans le salon où Leurs Majestés entrent à l’instant même.

Ce fut là tout le cérémonial de cette réception.

Les artistes se sont inclinés, pleins de respect devant le roi et la reine. La reine, très simplement vêtue d’étoffes sombres, n’est coiffée que de sa chevelure abondante, dont les boucles grises donnent un charme extrême à sa figure un peu pâle, à son regard légèrement voilé. Elle va s’asseoir sur un fauteuil, placé près de la fenêtre qui ouvre sur le jardin, au delà duquel se dessinent les massifs du parc.

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Le roi, debout, répond au salut de ses visiteurs, et les invite à lui faire connaître quel motif les a conduits dans cette maison, perdue à l’extrême quartier de Milliard-City.

Tous quatre se sentent émus en regardant ce souverain dont la personne est empreinte d’une inexprimable dignité. Son regard est vif sous des sourcils presque noirs – le regard profond du savant. Sa barbe blanche tombe large et soyeuse sur sa poitrine. Sa physionomie, dont un charmant sourire tempère le caractère un peu sérieux, ne peut que lui assurer la sympathie des personnes qui l’approchent.

Frascolin prend la parole, et, non sans que sa voix tremble quelque peu:

«Nous remercions Votre Majesté, dit-il, d’avoir daigné recevoir des artistes qui désiraient lui offrir leurs respectueux hommages.

– La reine et moi, répond le roi, nous vous remercions, messieurs, et nous sommes touchés de votre démarche. Sur cette île, où nous espérons achever une existence si troublée, il semble que vous ayez apporté un peu de ce bon air de votre France! Messieurs, vous n’êtes point inconnus d’un homme qui, tout en s’occupant de sciences, aime passionnément la musique, cet art auquel vous devez un si beau renom dans le monde artiste. Nous connaissons les succès que vous avez obtenus en Europe, en Amérique. Ces applaudissements qui ont accueilli à Standard-Island le Quatuor Concertant, nous y avons pris part, – d’un peu loin, il est vrai. Aussi avons-nous un regret, c’est de ne vous avoir pas encore entendus comme il convient de vous entendre.»

Le roi indique des sièges à ses hôtes; puis il se place devant la cheminée, dont le marbre supporte un magnifique buste de la reine, jeune encore, par Franquetti.

Pour entrer en matière, Frascolin n’a qu’à répondre à la dernière phrase prononcée par le roi.

«Votre Majesté a raison, dit-il, et le regret qu’elle exprime n’est-il pas justifié en ce qui concerne le genre de musique dont nous sommes les interprètes. La musique de chambre, ces quatuors des maîtres de la musique classique, demandent plus d’intimité que ne comporte une nombreuse assistance. Il leur faut un peu du recueillement d’un sanctuaire…

– Oui, messieurs, dit la reine, cette musique doit être écoutée comme on écouterait quelques pages d’une harmonie céleste, et c’est bien un sanctuaire qui lui convient…

– Que le roi et la reine, dit alors Yvernès, nous permettent donc de transformer ce salon en sanctuaire pour une heure, et de nous faire entendre de Leurs Majestés seules…»

Yvernès n’a pas achevé ces paroles que la physionomie des deux souverains s’est animée.

«Messieurs, répond le roi, vous voulez… vous avez eu cette pensée…

– C’est le but de notre visite…

– Ah! dit le roi, en leur tendant la main, je reconnais là des musiciens français, chez lesquels le cœur égale le talent!… Je vous remercie au nom de la reine et au mien, messieurs!… Rien… non! rien ne pouvait nous faire plus de plaisir!»

Et, tandis que le valet de chambre reçoit l’ordre d’apporter les instruments et de disposer le salon pour ce concert improvisé, le roi et la reine invitent leurs hôtes à les suivre au jardin. Là, on converse, on parle de musique comme le pourraient faire des artistes dans la plus complète intimité.

Le roi s’abandonne à son enthousiasme pour cet art, en homme qui en ressent tout le charme, en comprend toutes les beautés. Il montre, jusqu’à en étonner ses auditeurs, combien il connaît ces maîtres qu’il lui sera donné d’entendre dans quelques instants… Il célèbre le génie à la fois naïf et ingénieux d’Haydn… Il rappelle ce qu’un critique a dit de Mendelssohn, ce compositeur hors ligne de la musique de chambre, qui exprime ses idées dans la langue de Beethoven… Weber, quelle exquise sensibilité, quel esprit chevaleresque, qui en font un maître à part!… Beethoven, c’est le prince de la musique instrumentale… Il se révèle une âme dans ses symphonies… Les œuvres de son génie ne le cèdent ni en grandeur ni en valeur aux chefs-d’œuvre de la poésie, de la peinture, de la sculpture et de l’architecture, – astre sublime qui est venu s’éteindre à son dernier coucher dans la Symphonie avec chœur, où la voix des instruments se fond si intimement avec les voix humaines!

«Et pourtant, il n’avait jamais pu danser en mesure!»

On l’imagine, c’est du sieur Pinchinat qu’émané cette observation des plus inopportunes.

«Oui, répond le roi en souriant, ce qui prouve, messieurs, que l’oreille n’est pas l’organe indispensable au musicien. C’est parle cœur, c’est par lui seul qu’il entend! Et Beethoven ne l’a-t-il pas prouvé dans cette incomparable symphonie dont je vous parlais, composée alors que sa surdité ne lui permettait plus de percevoir les sons?»

Après Haydn, Weber, Mendelssohn, Beethoven, c’est de Mozart que Sa Majesté parle avec une entraînante éloquence.

«Ah! messieurs, dit-il, laissez déborder mon ravissement! Il y a si longtemps que mon âme est empêchée de se livrer ainsi! N’êtes-vous pas les premiers artistes dont j’aurai pu être compris depuis mon arrivée à Standard-Island? Mozart!… Mozart!… L’un de vos compositeurs dramatiques, le plus grand, à mon avis, de la fin du dix-neuvième siècle, lui a consacré d’admirables pages! Je les ai lues, et rien ne les effacera jamais de mon souvenir! Il a dit quelle aisance apporte Mozart en faisant à chaque mot sa part spéciale de justesse et d’intonation, sans troubler l’allure et le caractère de la phrase musicale… Il a dit qu’à la vérité pathétique il joignait la perfection de la beauté plastique… Mozart n’est-il pas le seul qui ait deviné, avec une sûreté aussi constante, aussi complète la forme musicale de tous les sentiments, de toutes leurs nuances de passion et de caractère, c’est-à-dire de tout ce qui est le drame humain?… Mozart, ce n’est pas un roi, – qu’est-ce qu’un roi maintenant? ajoute Sa Majesté en secouant la tête, – je dirai qu’il est un dieu, puisqu’on tolère que Dieu existe encore!… C’est le dieu de la Musique!»

Ce qu’on ne peut rendre, ce qui est inexprimable, c’est l’ardeur avec laquelle Sa Majesté manifeste son admiration. Et, lorsque la reine et lui sont rentrés dans le salon, lorsque les artistes l’y ont suivi, il prend une brochure déposée sur la table. Cette brochure, qu’il a dû lire et relire, porte ce titre: Don Juan de Mozart. Alors il l’ouvre, il en lit ces quelques lignes, tombées de la plume du maître qui a le mieux pénétré et le mieux aimé Mozart, l’illustre Gounod: «0 Mozart! divin Mozart! qu’il faut peu te comprendre pour ne pas t’adorer! Toi, la vérité constante! Toi, la beauté parfaite! Toi, le charme inépuisable! Toi, toujours profond et toujours limpide! Toi, l’humanité complète et la simplicité de l’enfant! Toi, qui as tout ressenti, tout exprimé dans une phrase musicale qu’on n’a jamais surpassée et qu’on ne surpassera jamais!»

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Alors Sébastien Zorn et ses camarades prennent leurs instruments et, à la lueur de l’ampoule électrique qui verse une douce lumière sur le salon, ils jouent le premier des morceaux dont ils ont fait choix pour ce concert.

C’est le deuxième quatuor en la mineur, Op. 13 de Mendelssohn, dont le royal auditoire éprouve un plaisir infini.

A ce quatuor succède le troisième en ut majeur, Op. 75 d’Haydn, c’est-à-dire l’Hymne autrichien, exécuté avec une incomparable maestria. Jamais exécutants n’ont été plus près de la perfection que dans l’intimité de ce sanctuaire, où nos artistes n’ont pour les entendre que deux souverains déchus!

Et lorsqu’ils ont achevé cet hymne rehaussé par le génie du compositeur, ils jouent le sixième quatuor en si bémol, Op. 18 de Beethoven, cette Malinconia, d’un caractère si triste, d’une puissance si pénétrante, que les yeux de Leurs Majestés se mouillent de larmes.

Puis vient l’admirable fugue en ut mineur de Mozart, si parfaite, si dépourvue de toute recherche scolastique, si naturelle qu’elle semble couler comme une eau limpide, ou passer comme la brise à travers un léger feuillage. Enfin, c’est l’un des plus admirables quatuors du divin compositeur, le dixième en ré majeur, Op. 35, qui termine cette inoubliable soirée, dont les nababs de Milliard-City n’ont jamais eu l’égale.

Et ce ne sont pas ces Français qui se seraient lassés à l’exécution de ces œuvres admirables, puisque le roi et la reine ne se lassent pas de les entendre.

Mais il est onze heures, et Sa Majesté leur dit:

«Nous vous remercions, Messieurs, et ces remerciements viennent du plus profond de notre cœur! Grâce à la perfection de votre exécution, nous venons d’éprouver des jouissances d’art dont le souvenir ne s’effacera plus! Cela nous a fait tant de bien…

– Si le roi le désire, dit Yvernès, nous pourrions encore…

– Merci, Messieurs, une dernière fois, merci! Nous ne voulons pas abuser de votre complaisance! Il est tard, et puis… cette nuit… je suis de service…»

Cette expression, dans la bouche du roi, rappelle les artistes au sentiment de la réalité. Devant le souverain qui leur parle ainsi, ils se sentent presque confus… ils baissent les yeux…

«Eh oui! Messieurs, reprend le roi d’un ton enjoué. Ne suis-je pas astronome de l’observatoire de Standard-Island… et, ajoute-t-il non sans quelque émotion, inspecteur des étoiles… des étoiles filantes?…»

 

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