Poprzednia część

 

 

Jules Verne

 

Mirifiques aventures

de maître Antifer

 

(Chapitre XIII-XVI)

 

 

78 illustrations par George Roux

dont 12 grandes gravures en chromotypographie

2 cartes en couleur

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

seconde partie

 

 

Chapitre XIII

A la fin duquel on verra disparaître le troisième rôle,
autrement dit le «traître», de cette comico-tragique histoire

 

ant d’émotions, de bouleversements, de transes, de troubles, de secousses, d’alternatives d’espoir et de désespoir, c’était décidément plus que n’en pouvait supporter maître Antifer. Les forces physiques et morales, même celles d’un capitaine au grand cabotage, ont des limites, qui ne sauraient être dépassées. Le trop éprouvé oncle de Juhel dut prendre le lit, dès qu’il eut été reconduit à l’hôtel. La fièvre le saisit, – une fièvre violente avec délire, dont les suites pouvaient être fort graves. Quelles décevantes images obsédaient son cerveau, cette campagne interrompue juste au moment où elle allait aboutir, l’inutilité de nouvelles recherches, cet énorme trésor dont on ne connaîtrait jamais la place, ce troisième îlot perdu en quelques parages ignorés, la seule pièce susceptible d’en donner la situation exacte, détruite, anéantie, brûlée par cet abominable clergyman, cette latitude que même la torture ne lui ferait pas indiquer, puisqu’il l’avait volontairement, criminellement oubliée!… Oui! Il était à craindre que la raison très ébranlée du Malouin ne résistât pas à ce dernier coup, et le médecin, appelé en toute hâte, ne regarda pas comme impossible qu’il fût bientôt frappé d’aliénation mentale.

Dans tous les cas, les soins lui seraient prodigués. Son ami Gildas Trégomain et son neveu Juhel ne le quitteraient pas d’un instant, et, s’il se rétablissait, ils auraient droit à toute sa reconnaissance.

Dès sa rentrée à l’hôtel, Juhel avait mis Ben-Omar au courant, et, par lui, Saouk n’ignorait rien des refus du révérend Tyrcomel. Il est aisé d’imaginer à quel degré monta la colère du faux Nazim. Mais, cette fois, elle ne se révéla pas par des manifestations extérieures, – nous entendons ces actes de violence qui, invariablement, retombaient sur l’infortuné notaire. Tout se concentra en lui, et peut-être imagina-t-il que ce secret qui échappait à maître Antifer, il saurait l’obtenir et l’utiliser à son seul profit. C’est à ce résultat, d’ailleurs, que tendirent ses efforts, et l’on put observer qu’il ne se montra à l’hôtel ni ce jour-là ni les jours qui suivirent.

Quant au gabarier, après le récit de Juhel relatant la visite au clergyman, il avait dit:

«Je crois bien que l’affaire est enterrée maintenant… N’est-ce pas ton avis, mon garçon ?…

– En effet, monsieur Trégomain, et il me paraît impossible que l’on fasse parler un pareil têtu…

– Drôle, tout de même, ce révérend auquel on vient apporter des millions… et qui les refuse!

– Apporter des millions!… répliqua le jeune capitaine en secouant la tête.

– Tu n’y crois pas, Juhel?… Tu as peut-être tort!…

– Comme vous avez changé, monsieur Trégomain!

– Dame… depuis la trouvaille des diamants! Évidemment, je ne dis pas que les millions sont sur le troisième îlot, mais enfin, ils y seraient… Par malheur, puisque ce clergyman ne veut entendre à rien, on n’en connaîtra jamais le gisement!…

– Eh bien, non, monsieur Trégomain, et malgré les deux diamants de Ma-Yumba, rien ne m’ôtera de l’idée que ce pacha nous réservait une énorme mystification…

– Dans tous les cas, cela menace de coûter cher à ton pauvre oncle, Juhel. Le plus pressé, à cette heure, est de le tirer d’affaire! Pourvu que sa tête y résiste! Soignons-le comme le feraient des sœurs de charité, et, lorsque nous l’aurons remis sur pied, lorsqu’il aura la force de faire le voyage, je pense qu’il consentira à revenir en France… à reprendre sa tranquille vie d’autrefois…

– Ah! monsieur Trégomain, que n’est-il dans la maison de la rue des Hautes-Salles?…

– Et toi, près de notre petite Énogate, mon garçon!… A propos, penses-tu à lui écrire?…

– Je lui écrirai aujourd’hui même, monsieur Trégomain, et, cette fois, je crois pouvoir lui annoncer notre retour définitif!»

Quelques jours s’écoulèrent. L’état du malade ne s’était pas aggravé. Après avoir été très forte d’abord, la fièvre tendait à diminuer. Mais le médecin se montrait moins rassuré pour la raison du pauvre homme. Positivement, sa tête déménageait. Cependant il reconnaissait son ami Trégomain, son neveu Juhel, et aussi son futur beau-frère… Beau-frère?… Entre nous, si une personne du sexe charmant risquait de rester indéfiniment fille, n’était-ce pas Mlle Talisma Zambuco, attardée sur les confins de la cinquantaine, et guettant non sans impatience, dans son gynécée de Malte, l’apparition de l’époux promis?… Or, pas de trésor, pas de mari, puisque l’un était le complément de l’autre!

Il suit de là que ni le gabarier ni Juhel ne pouvaient quitter l’hôtel. Le malade réclamait sans cesse leur présence. Il exigeait que jour et nuit ils fussent dans sa chambre, écoutant ses doléances, ses récriminations, et surtout les menaces qu’il proférait contre l’horrible clergyman. Il ne parlait de rien moins que de le poursuivre en justice, devant les cours de bourgs, devant les juges de paix ou les shérifs, jusque devant la cour criminelle supérieure, la cour de Justiciary qui siège à Édimbourg… Les juges sauraient bien l’obliger à parler… Il n’est pas permis de se taire, lorsque l’on peut, d’un mot, jeter dans la circulation du pays une somme de cent millions… Il doit y avoir des peines pour ce crime-là, les plus sévères, les plus terribles, et si le gibet de Tyburn ou autres ne sont pas destinés aux malfaiteurs de cette espèce, qui donc mériterait d’y être pendu… etc.

Et, du matin au soir, maître Antifer ne tarissait pas. A tour de rôle, Gildas Trégomain et Juhel se relayaient près de lui, à moins qu’une violente crise ne les obligeât à rester ensemble. Le malade voulait s’élancer hors de son lit, quitter sa chambre, courir chez le révérend Tyrcomel, lui casser la tête à coups de revolver, et il ne fallait rien moins que la vigoureuse poigne du gabarier pour le contenir.

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Aussi, bien qu’il eût le plus vif désir de visiter cette superbe cité d’Édimbourg, faite de pierres et de marbre, Gildas Trégomain fut-il contraint d’y renoncer. Plus tard, lorsque son ami serait en voie de guérison, ou tout au moins revenu au calme, il se dédommagerait… Il trait visiter le palais d’Holyrood, l’ancienne résidence des souverains d’Écossé, les appartements royaux, la chambre à coucher de Marie Stuart, telle qu’elle était au temps de l’infortunée reine… Il remonterait la Canongate jusqu’au Castle, si fièrement campé sur son roc de basalte, là où l’on voit encore la petite chambre dans laquelle vint au monde l’enfant qui devait être Jacques VI d’Écossé et Jacques 1er d’Angleterre. Il ferait l’ascension de cet «Arthur seat» qui ressemble à un lion couché, lorsqu’on le regarde du côté de l’ouest, et d’où la vue, à deux cent quarante-sept mètres au-dessus du niveau de la mer, peut embrasser toute la ville, bosselée de collines comme la cité des Césars, jusqu’à Leith, qui est le véritable port d’Édimbourg sur la baie du Forth, jusqu’à la côte de Fife, jusqu’aux pics du Ben Lomond, du Ben Ledi, des Lammermuir-Hills, jusqu’à la mer sans limites…

Que de beautés naturelles, que de merveilles dues à la main de l’homme, dont le gabarier, tout en regrettant ce trésor perdu par l’obstination du clergyman, brûlait de contempler les splendeurs, et qu’il ne pouvait visiter, cloué par le devoir au chevet de son impérieux malade!

C’est pourquoi l’excellent homme en était réduit à regarder par la fenêtre entrouverte de l’hôtel, le célèbre monument de Walter Scott, dont les pinacles gothiques s’élancent à près de deux cents pieds dans les airs, en attendant que ses niches soient toutes occupées par les cinquante-six héros nés de l’imagination du grand romancier écossais.

Puis, lorsque les yeux de Gildas Trégomain redescendaient la longue perspective de Prince’s street vers Calton-Hill, il guettait, un peu avant midi, cette grosse boule dorée, hissée au mât de l’Observatoire, et dont la chute indique le moment précis où le soleil franchit le méridien de la capitale.

Que voulez-vous!… c’était toujours cela!

Cependant un bruit de nature à surchauffer la popularité déjà si considérable du révérend Tyrcomel, s’était répandu dans le quartier de la Canongate d’abord, dans la ville ensuite. On disait que le célèbre prédicateur, en homme qui conforme ses actes à ses doctrines, venait de refuser un legs d’une importance invraisemblable. On parlait de plusieurs millions, même de plusieurs centaines de millions qu’il voulait soustraire à l’avidité humaine. Peut-être le clergyman se prêtait-il à la propagation de ces bruits qui tournaient à son avantage, et dont il entendait bien ne pas garder le secret. Les journaux s’emparèrent du fait, ils le reproduisirent et il ne fut plus question que du trésor de Kamylk-Pacha enterré sous les roches d’un mystérieux îlot. Quant à l’indication de son gisement, à en croire les feuilles publiques que le révérend Tyrcomel ne démentit pas d’ailleurs, cela ne dépendait que de lui, quoique, en réalité, l’intervention des deux autres légataires fût indispensable. Du reste, on ne connaissait pas tous les détails de cette affaire et le nom de maître Antifer n’était pas même prononcé. Il va de soi que, parmi ces journaux, les uns approuvaient la superbe attitude de l’un des docteurs de l’Église libre d’Écossé, tandis que d’autres la blâmaient, car enfin, ces millions mis à la disposition des indigents d’Édimbourg, – et Dieu sait s’ils pullulent! – auraient soulagé bien des infortunes au lieu de dormir dans leur trou, sans profit pour personne. Mais, du blâme comme de l’éloge, le révérend Tyrcomel n’avait cure, et il était résolu à n’en tenir aucun compte.

Il est facile d’imaginer ce que fut le succès du premier sermon qu’il prononça à Tron Church, au lendemain de ces révélations. Dans la soirée du 30 juin, les fidèles étaient accourus en foule. On s’écrasait littéralement à l’intérieur de cette église, trois fois trop petite, et sur le carrefour dont les rues s’ouvrent devant sa façade. Lorsque le prédicateur parut en chaire, il y eut un tonnerre d’applaudissements. On se serait cru au théâtre, à l’instant où le rideau se relève sur un artiste rappelé par les hurrahs enthousiastes de la salle. Cent millions, deux cents millions, trois cents millions – on finirait par arriver au milliard, – voilà ce que représentait ce phénoménal Tyrcomel et ce dont il faisait fi! Et il recommença son discours habituel, où l’on remarqua cette phrase, dont l’effet fut prodigieux:

«Un homme est là, qui, d’un seul mot pourrait faire sortir des entrailles du sol des millions par centaines, et, ce mot, il ne le dira pas!»

Cette fois, et pour cause, maître Antifer et ses compagnons ne se trouvaient point parmi les assistants. Mais, derrière un des piliers de la nef, on aurait pu remarquer un auditeur de type étranger que personne ne connaissait, trente à trente-cinq ans au plus, cheveux et barbe noirs, traits durs, physionomie peu rassurante. Comprenait-il la langue que parlait le révérend Tyrcomel? nous ne saurions l’affirmer. Quoi qu’il en soit, debout, dissimulé dans la pénombre, il dévisageait le prédicateur. Ses yeux, allumés de flammes, ne le perdaient pas de vue.

Cet homme garda cette attitude jusqu’à la fin du sermon, et, lorsque les dernières paroles eurent soulevé les applaudissements de l’auditoire, il s’ouvrit passage à travers la foule, afin de se rapprocher du clergyman. Voulait-il donc s’attacher à ses pas, l’accompagner hors de l’église, jusqu’à sa maison de la Canongate? Cela n’est que trop certain, puisqu’il joua des coudes avec une incomparable vigueur sur les marches du porche.

Ce soir-là, le révérend Tyrcomel ne devait pas revenir seul à son domicile. Un millier de personnes lui faisait cortège, prêtes à le porter en triomphe. Le personnage susdit se tenait derrière lui, sans mêler ses cris à ceux de ces enthousiastes.

Lorsque le populaire orateur fut arrivé devant sa maison, il gravit une des marches extérieures, et adressa à ses fidèles quelques paroles qui provoquèrent une nouvelle salve de hurrahs et de hips! Puis, il s’enfonça sous l’allée obscure, sans s’apercevoir qu’un intrus venait de l’y suivre.

La foule ne se dispersa que lentement en faisant retentir la rue de ses tumultueuses clameurs.

Tandis que le révérend Tyrcomel montait l’étroit escalier qui conduisait à son troisième étage, l’inconnu le montait à pas sourds et si doucement qu’un chat n’eût pas frôlé plus légèrement les marches.

Le clergyman, arrivé au palier, entra dans sa chambre, et referma la porte.

L’autre s’arrêta sur le palier, se tapit dans un angle très obscur et attendit.

Que se passa-t-il?…

Le lendemain, les locataires de la maison furent surpris de ne point voir le clergyman sortir à son heure habituelle, dès le lever du jour. On ne l’aperçut même pas de toute la matinée. Plusieurs personnes qui venaient lui rendre visite, frappèrent inutilement à sa porte.

Cela parut si suspect que, dans l’après-midi, un des voisins crut devoir faire une démarche au bureau de police. Le constable et ses agents se transportèrent à la maison du clergyman, ils montèrent l’escalier, ils frappèrent à la porte, et, comme on ne leur répondait pas, ils l’enfoncèrent de ce coup d’épaule spécial que possèdent les officiers de la force publique.

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Quel spectacle! On avait évidemment crocheté la porte… on s’était introduit dans la chambre… on l’avait fouillée de fond en comble… L’armoire était ouverte et vidée des quelques vêtements qu’elle contenait et qu’on avait jetés à terre… La table était renversée… La lampe gisait dans un coin… Livres et papiers jonchaient le plancher… Et là, près du lit à demi démantibulé, la couverture écartée, solidement attaché, hermétiquement bâillonné, apparaissait le révérend Tyrcomel…

On se hâta de lui porter secours. A peine respirait-il sous son épais bâillon… Il avait totalement perdu connaissance… Depuis combien de temps?… Lui seul pourrait le dire, s’il reprenait jamais ses esprits…

Il fallut le frictionner énergiquement sans que besoin eût été de le déshabiller, puisqu’il était presque nu, sa chemise arrachée, sa poitrine et ses épaules à l’air.

Et, au moment où l’un des agents allait le frotter suivant les règles, le constable ne put retenir un cri de surprise. Ne venait-il pas d’apercevoir des lettres et des chiffres imprimés sur l’épaule gauche du révérend Tyrcomel?…

En effet, un tatouage, très lisible encore, formait une inscription qui ressortait en couleur brune sur la peau blanche du clergyman… Et cette inscription était ainsi libellée:

77° 19’ N.

On l’a compris, c’était la latitude tant cherchée!… Plus de doute, le père du clergyman, pour être certain de ne pas la perdre, l’avait inscrite sur l’épaule de son fils, jeune alors, comme il l’eût inscrite sur un calepin… Un calepin peut s’égarer, et non une épaule!… Voilà comment, et bien qu’il eût réellement brûlé la lettre de Kamylk-Pacha adressée à son père, le révérend Tyrcomel possédait cette inscription si bizarrement placée, – inscription qu’il n’avait jamais eu, d’ailleurs, la curiosité de lire, en s’aidant d’une glace.

Mais, certainement, il l’avait lue, le malfaiteur qui s’était introduit dans sa chambre pendant le sommeil du clergyman… Celui-ci avait surpris ce misérable, fouillant son armoire, consultant ses papiers… En vain avait-il voulu lutter… Après l’avoir lié et bâillonné, ce coquin s’était enfui, le laissant à demi étouffé…

Tels furent les détails que l’on apprit de la bouche même du révérend Tyrcomel, lorsque les soins qui lui furent donnés par un médecin, requis en toute hâte, l’eurent rappelé au sentiment des choses. Il raconta ce qui s’était passé… A son avis, cette agression n’avait eu pour but que de lui arracher le secret de l’îlot aux millions qu’il se refusait à livrer…

Quant à ce malfaiteur, il avait pu le voir alors qu’il se débattait contre lui. Il était donc à même de donner son signalement très exact. Et, à ce propos, il parla de la visite qu’il avait reçue de deux Français et d’un Maltais, venus à Édimbourg pour le questionner au sujet du legs de Kamylk-Pacha.

C’était une indication pour le constable, qui commença immédiatement son enquête. Deux heures après, la police découvrait que les étrangers en question étaient descendus depuis quelques jours à Gibb’s Royal Hôtel.

Et, ma foi, ce fut heureux pour maître Antifer, le banquier Zambuco, Gildas Trégomain, Juhel et Ben-Omar qu’ils pussent exciper d’un incontestable alibi. Le Malouin n’avait point abandonné son lit; le jeune capitaine et le gabarier n’avaient point quitté sa chambre; le banquier Zambuco et le notaire n’étaient pas un instant sortis de l’hôtel. Et d’ailleurs, aucun d’eux ne répondait au signalement donné par le clergyman.

Aussi, nos chercheurs de trésor ne furent-ils pas mis en état d’arrestation, et l’on sait si les prisons du Royaume-Uni relâchent volontiers les hôtes auxquels elles fournissent gratis le logement et la nourriture!

Il est vrai, il y avait encore Saouk…

Eh bien, c’était Saouk l’auteur de cet attentat… C’était lui qui avait fait ce coup pour voler son secret au révérend Tyrcomel… Et, maintenant, grâce aux chiffres qu’il avait pu lire sur l’épaule du clergyman, il était le maître de la situation. Connaissant d’autre part la longitude indiquée sur la notice de l’îlot de la baie Ma-Yumba, il possédait les éléments nécessaires pour déterminer le gisement du troisième îlot.

Infortuné Antifer! Il ne te manquait plus que ce dernier coup pour devenir fou à lier!

En effet, d’après le signalement reproduit par les journaux, maître Antifer, Zambuco, Gildas Trégomain et Juhel ne purent en douter: c’était bien à ce Nazim, à ce clerc de Ben-Omar, que le révérend Tyrcomel avait eu affaire. Aussi, lorsqu’ils apprirent qu’il avait disparu, ils tinrent pour établi: 1° qu’il avait pris connaissance des chiffres du tatouage; 2° qu’il était parti pour le nouvel îlot afin d’entrer en possession de l’énorme trésor.

Le moins étonné de tous fut Juhel, dont on connaît les soupçons à l’endroit de Nazim, et, après lui, Gildas Trégomain auquel le jeune capitaine les avait fait partager. Quant à la colère de maître Antifer et de Zambuco, poussée aux dernières limites, elle trouva heureusement un exutoire dans la personne du notaire.

Il va de soi que Ben-Omar était plus certain que personne de la culpabilité de Saouk. Et comment aurait-il pu hésiter, étant au courant de ses intentions, le sachant homme à ne reculer devant rien – pas même devant un crime.

Quelle scène, entre toutes celles qu’avait subies le notaire! Par ordre de maître Antifer, Juhel alla le chercher et l’introduisit dans la chambre du malade! Malade, est-ce qu’on l’est jamais… est-ce que l’on peut continuer de l’être, en face d’une telle situation? Et puis, comme l’avait déclaré le médecin, si maître Antifer était atteint d’une fièvre bilieuse, eh bien! il se présentait là une belle occasion d’épancher sa bile et de guérir à la suite de cet épanchement!

Nous renonçons à décrire la manière dont fut traité le malheureux Ben-Omar. Il dut reconnaître tout d’abord que l’acte attentatoire sur la personne du clergyman, le vol… oui, misérable Omar!… le vol était l’œuvre de Nazim!… Eh quoi!… Voilà comment ce tabellion choisissait les clercs de son étude?… Voilà l’homme qu’il avait amené pour l’assister dans ses opérations d’exécuteur testamentaire?… Voilà le coquin, le gueux, le sacripant, dont il n’avait pas craint d’imposer la présence à maître Antifer et à ses compagnons!… Et maintenant, cette canaille… oui! cette canaille!… s’était enfuie… et elle possédait le gisement de l’îlot numéro trois… et elle s’emparerait des millions de Kamylk-Pacha… et il serait impossible de lui mettre la main dessus!… Allez donc courir après un bandit d’origine égyptienne, qui dispose de sommes folles pour garantir sa sécurité et assurer son impunité!…

«Ah!… Saouk!… Saouk!»

Ce nom échappa au notaire abasourdi… Tous les soupçons de Juhel furent justifiés… Nazim n’était pas Nazim… C’était Saouk, le fils de Mourad, déshérité par Kamylk-Pacha au profit des colégataires…

«Comment… c’était Saouk?» s’écria Juhel.

Ben-Omar voulut revenir sur ce nom qui lui était échappé… Sa contenance, sa terreur, son abattement, démontrèrent trop visiblement que Juhel ne se trompait pas.

«Saouk!» répéta maître Antifer, qui s’élança d’un bond hors de son lit. Et, dans l’effort que fit sa mâchoire, quand il prononça ce nom abhorré, son caillou, filant comme une balle, vint frapper le notaire en pleine poitrine.

Et, si ce ne fut pas ce projectile qui le renversa sur le plancher, ce fut du moins un maître coup de pied, – un coup de pied tel que jamais notaire d’Égypte ou d’ailleurs, n’en a reçu au bas des reins. Et Ben-Omar resta aussi aplati qu’on peut l’être, lorsque cela ne va pas jusqu’à l’écrasement total.

Ainsi, Nazim, c’était ce Saouk, qui avait juré de s’emparer du trésor par tous les moyens, et dont maître Antifer devait redouter la criminelle intervention!…

Au surplus, après le déversement de cette variété de jurons maritimes que peut fournir le répertoire d’un capitaine au grand cabotage, maître Antifer éprouva un réel soulagement, et, lorsque Ben-Omar, les épaules basses, le ventre rentré, sortit de sa chambre pour s’aller enfermer dans la sienne, il se sentait déjà mieux. Hâtons-nous de dire que ce qui acheva de le remettre sur ses jambes, ce fut la nouvelle rapportée à quelques jours de là par un des journaux de la ville.

On sait de quoi les reporters et interviewers sont capables!… De tout, confessons-le. A cette époque, ils commençaient à intervenir dans les affaires publiques et privées avec un entrain, une perspicacité, une audace qui en ont fait les agents d’un nouveau pouvoir exécutif.

Or, il advint que l’un deux fut assez adroit pour obtenir communication du tatouage dont le père du révérend Tyrcomel avait illustré l’épaule gauche de son fils. Il en fit faire un fac-similé, et ce fac-similé fut reproduit dans une feuille quotidienne dont le tirage, ce jour-là, monta de dix à cent mille.

Puis l’Écosse, puis la Grande-Bretagne, puis le Royaume-Uni, puis l’Europe, puis le monde entier, eurent connaissance de la fameuse latitude du troisième îlot: soixante-dix-sept degrés dix-neuf minutes nord.

En réalité, cela n’avançait pas beaucoup les curieux, et ils n’eussent pas été capables de résoudre ce qu’on appelait déjà «le problème du trésor», puisque, sur deux de ses éléments, il leur en manquait un… la longitude.

Mais, il la possédait cette longitude, lui, maître Antifer, – tout comme Saouk du reste, – et, lorsque Juhel lui apporta le journal en question, lorsqu’il eut pris connaissance du fac-similé, il rejeta ses draps, il se précipita hors de son lit… Il était guéri… guéri comme jamais aucun malade ne l’a été par les chirurgiens du Collège Royal, ou les docteurs de l’Université d’Édimbourg!

Le banquier Zambuco, Gildas Trégomain, le jeune capitaine auraient en vain essayé de joindre leurs forces pour contenir maître Antifer. On dit qu’une ardente foi religieuse peut opérer de ces guérisons… Eh bien! pourquoi la foi au Dieu de l’or ne serait-elle pas capable de pareils miracles?

«Juhel, as-tu racheté un atlas?…

– Oui, mon oncle.

– La longitude du troisième îlot donnée par le document de la baie Ma-Yumba est bien quinze degrés onze minutes est?…

– Oui, mon oncle.

– La latitude tatouée sur l’épaule du clergyman est bien soixante-dix-sept degrés dix-neuf minutes nord?

– Oui, mon oncle.

– Eh bien… cherche où est situé l’îlot numéro trois?»

Juhel alla prendre l’atlas, l’ouvrit à la carte des mers septentrionales, releva exactement au compas le point d’intersection du parallèle et du méridien indiqués, et répondit:

«Spitzberg, extrémité sud de la grande île.»

Le Spitzberg?… Comment… c’était dans les parages de cette terre hyperboréenne que Kamylk-Pacha avait été choisir l’îlot où gisaient ses diamants, ses pierres précieuses, son or… si c’était le dernier…

«En route, s’écria maître Antifer, et dès aujourd’hui, si nous trouvons un navire en partance!

– Mon oncle… s’écria Juhel.

– Il ne faut pas donner à ce misérable Saouk le temps de nous devancer!…

– Tu as raison, mon ami, dit le gabarier.

– En route!» répéta impérieusement Pierre-Servan-Malo.

Puis il ajouta:

«Qu’on prévienne cet imbécile de notaire, puisque Kamylk-Pacha a voulu qu’il fût présent à la découverte du trésor!»

Il n’y avait qu’à s’incliner devant la volonté de maître Antifer, appuyée de la volonté du banquier Zambuco.

«Encore est-il heureux, dit le jeune capitaine, que ce farceur de pacha ne nous envoie pas aux antipodes!»

 

 

Chapitre XIV

Dans lequel maître Antifer recueille un nouveau document
signé du monogramme de Kamylk-Pacha

 

aître Antifer et ses quatre compagnons, – Ben-Omar compris, n’avaient plus qu’à se rendre à Bergen, l’un des principaux ports de la Norvège occidentale…

Résolution aussitôt prise, aussitôt mise à exécution. Étant donné que Nazim, autrement dit Saouk, avait une avance de quatre à cinq jours, il ne fallait pas perdre une heure. La boule de midi n’était pas tombée à l’Observatoire d’Édimbourg que le tramway déposait nos cinq personnages à Leith, où ils espéraient trouver un steamer en partance, Bergen étant la première étape tout indiquée d’un itinéraire qui devait aboutir au Spitzberg.

La distance d’Édimbourg à ce port n’est que de quatre cents milles environ. De ce point, il serait facile de gagner rapidement le port le plus septentrional de la Norvège, Hammerfest, en prenant passage sur le steamer qui, pendant la belle saison, fait un service de touristes jusqu’au cap Nord.

De Bergen à Hammerfest, on ne compte guère plus de huit cents milles, et à peu près six cents d’Hammerfest à l’extrémité méridionale du Spitzberg, indiquée par le relèvement gravé sur l’épaule du révérend Tyrcomel. Pour franchir cette dernière étape, il serait nécessaire d’affréter un bateau en état de tenir la mer. Mais on était à une époque de l’année où les mauvais temps ne désolent pas encore les parages de l’océan Arctique.

Restait la question d’argent. Ce troisième voyage de recherches serait certainement très coûteux, surtout dans le parcours compris entre Hammerfest et le Spitzberg, puisqu’il faudrait noliser un bâtiment. La bourse de Gildas Trégomain commençait à s’épuiser, après tant de frais depuis le départ de Saint-Malo. Très heureusement, la signature du banquier valait de l’or. Il y a de ces gens particulièrement favorisés de la fortune, qui peuvent plonger leurs mains dans n’importe quelles caisses de l’Europe. Zambuco était de ceux-là. Il mit son crédit à la disposition de son cohéritier. Les deux beaux-frères compteraient ensuite. Le trésor, et à défaut du trésor, le diamant de l’un n’était-il pas là pour lui permettre de rembourser à l’autre ce qu’il aurait avancé?

Donc, avant de quitter Édimbourg, le banquier avait fait une visite très fructueuse à la Banque d’Écossé, où il trouva un excellent accueil. Ainsi lestés, nos voyageurs pouvaient aller au bout du monde, et qui sait s’ils n’y allaient point, du train dont marchaient les choses!

A Leith, situé à un mille et demi sur le golfe du Forth, il y a toujours nombre de bâtiments. S’en rencontrerait-il un qui fût en partance pour la côte norvégienne?

Il y en avait un. Cette fois, la bonne chance semblait favoriser Pierre-Servan-Malo.

Si ledit bâtiment ne partait pas le jour même, il devait appareiller le surlendemain. C’était un simple navire de commerce, le steamer Viken, qui voulut bien prendre des passagers pour Bergen moyennant un bon prix. De là, nécessité d’attendre trente-six heures, pendant lesquelles l’oncle de Juhel rongea son frein à le briser entre ses dents. Il ne permit même pas à Gildas Trégomain et à Juhel d’aller flâner à Édimbourg, ce dont fut fort marri notre gabarier, bien que mis en appétit par les millions du pacha.

Enfin, le matin du 7 juillet, le Viken démarra du bassin des docks, emportant maître Antifer et ses compagnons, dont l’un succomba au premier coup de roulis, – on devine lequel, – dès que le bâtiment eut doublé le «pier», qui se projette d’un mille sur le golfe.

Bref, deux jours après, la traversée n’ayant point été mauvaise, le steamer eut connaissance des hautes terres de Norvège, et, vers trois heures du soir, il entra dans le port de Bergen.

Il va de soi qu’avant de quitter Édimbourg, Juhel avait fait l’acquisition d’un sextant, d’un chronomètre, d’une Connaissance des Temps, destinés à remplacer les livres et instruments perdus lors du naufrage du Portalègre dans les parages de Ma-Yumba.

Évidemment, si l’on avait pu affréter à Leith un navire pour le Spitzberg, cela eût fait gagner du temps; mais l’occasion ne s’était pas présentée.

Du reste, la patience de maître Antifer, plus que jamais obsédé par l’image de Saouk, ne fut pas mise à une trop rude épreuve en ce port. Le paquebot qui fait le service du cap Nord était attendu pour le surlendemain. Toutefois, ces trente-six heures lui parurent ultra-longues, ainsi qu’au banquier Zambuco. Ni l’un ni l’autre ne consentirent à quitter leur chambre de l’Hôtel de Scandinavie. D’ailleurs, il pleuvait, car, paraît-il, la pluie tombe trois jours sur trois à Bergen, qui occupe le fond d’une sorte de large cuvette, formée par les montagnes environnantes. Les Bergennois y sont faits.

Cela n’empêcha point le gabarier et Juhel d’employer leurs loisirs à parcourir la ville. Maître Antifer, entièrement guéri de sa fièvre, ne leur avait pas imposé de demeurer près de lui. A quoi bon? Pour ce concert de malédictions dont ils chargeraient ce misérable Saouk, qui les précédait sur le chemin du trésor, les deux colégataires se suffisaient…

Nous conviendrons que de n’avoir pu visiter la superbe Édimbourg, cela ne saurait être compensé par une promenade à travers les rues de Bergen, qui fut l’une des villes importantes de la Ligue Hanséatique. Ce n’est pas plus intéressant que ne l’est un immense marché aux poissons. Il est vrai, jamais Gildas Trégomain n’avait contemplé tant de barils de harengs, un tel déballage de ces morues pêchées aux îles Loffoden, un pareil stock de ces saumons, dont la consommation est si considérable en Norvège. Aussi quelle odeur caractéristique, non seulement aux environs du quai, accosté de quelques centaines de chaloupes, non seulement au voisinage de ces hautes maisons revêtues d’un robbage blanchâtre, où s’opère la répugnante manipulation poissonnière, mais dans les magasins riches de bijoux anciens, de tapisseries antiques, de fourrures d’ours blancs et d’ours noirs, même jusqu’à l’intérieur du Musée, jusqu’aux villas éparses sur les deux bras du fiord, qu’une étroite langue de terre sépare d’un grand lac d’eau douce, bordé de pittoresques maisons de campagne!

Bref, Gildas Trégomain et Juhel avaient suffisamment arpenté la ville et ses environs, lorsque, dès les premières heures du 11 juillet, le paquebot vint faire escale à Bergen. A dix heures, il en repartit avec sa cargaison de touristes, désireux de contempler le soleil de minuit sur l’horizon du cap Nord.

Voilà un phénomène qui laisserait indifférent maître Antifer, et aussi le banquier Zambuco, et aussi le notaire Ben-Omar, étendu comme une morue vidée sur le cadre de sa cabine!

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Une charmante traversée, cependant, que faisait là le Viken en longeant la côte norvégienne, ses fiords profonds, ses glaciers étincelants dont quelques-uns descendent jusqu’au niveau de la mer, ses montagnes d’arrière-plan aux cimes perdues dans le flottement des vapeurs hyperboréennes.

Ce qui enrageait le plus maître Antifer, c’était les arrêts du paquebot, combinés de façon à satisfaire la curiosité des touristes; c’était les escales aux endroits recommandés par les itinéraires. La pensée que Saouk devait avoir sur lui une avance de plusieurs jours, l’entretenait dans un état d’irritation très désagréable pour ceux qui l’approchaient. Les remontrances de Gildas Trégomain et de Juhel étaient inefficaces, et si le Malouin finit par mettre un terme à ses objurgations, c’est que le capitaine du paquebot le menaça d’un débarquement immédiat, en cas qu’il persisterait à troubler la tranquillité du bord.

Donc, malgré lui, maître Antifer dut relâcher à Drontheim, la vieille cité de Saint-Olaf, moins considérable que Bergen, mais plus intéressante peut-être.

On ne s’étonnera pas que maître Antifer et Zambuco eussent refusé de débarquer. Quant à Gildas Trégomain et Juhel, ils profitèrent de leurs loisirs pour explorer la ville.

A Drontheim, si les yeux des touristes ont lieu d’être satisfaits dans une certaine mesure, il n’en est pas ainsi de leurs pieds. C’est à croire que les rues ont été pavées en tessons de bouteilles, tant elles sont hérissées de pierres pointues.

«Les cordonniers doivent faire vite fortune en ce pays,» observa très judicieusement le gabarier, qui s’essayait en vain à ne point compromettre ses semelles.

Les deux amis ne trouvèrent un sol acceptable que sous les voûtes de la cathédrale, où les souverains, dès qu’ils ont été couronnés rois de Suède à Stockholm, viennent se faire couronner rois de Norvège à Drontheim. Juhel remarqua que si ce monument, d’architecture romano-gothique, nécessitait de sérieuses réparations, il n’en a pas moins une réelle valeur historique.

Après avoir visité consciencieusement la cathédrale, puis le vaste cimetière qui l’entoure, après avoir suivi les rives de cette large Nid, dont les eaux, accrues ou décrues par le flot et le jusant, arrosent la ville entre les longues estacades de bois qui servent de quais, après avoir, comme de juste, respiré les émanations ultra-salines du marché aux poissons, que Drontheim pourrait sans dommage changer contre celui de Bergen, après avoir traversé le marché aux légumes, presque uniquement approvisionné par les envois de l’Angleterre, enfin après s’être aventurés de l’autre côté de la Nid jusqu’au faubourg que domine une vieille citadelle, Gildas Trégomain et Juhel revinrent à bord, exténués. Une lettre adressée à Énogate, et qui contenait un aimable post-scriptum de la grosse main et de la grosse écriture du gabarier, fut mise le soir même à la poste pour Saint-Malo.

Le lendemain, au jour naissant, le Viken démarra, emportant quelques nouveaux passagers, et il reprit sa route vers les hautes latitudes. Toujours des arrêts, toujours des escales, dont pestait maître Antifer! Au passage du cercle arctique, figuré par un fil tendu sur le pont du paquebot, il refusa de sauter par-dessus, tandis que Gildas Trégomain se conforma de bonne grâce à cette tradition. Enfin, en gagnant vers le nord, le steamer évita le fameux Maëlstrom, dont les eaux mugissantes tournoient dans un remous gigantesque. Puis, ce furent les îles Loffoden, cet archipel si fréquenté des pêcheurs norvégiens, qui apparut à l’ouest, et le 17, le Viken vint jeter l’ancre dans le port de Tromsö.

Dire que pendant cette traversée, il avait plu seize heures sur vingt-quatre, ce ne serait juste que pour les chiffres. Mais le verbe «pleuvoir» est insuffisant à donner l’idée de pareils déluges. Dans tous les cas, ces cataractes n’étaient point pour déplaire à nos voyageurs. Cela prouvait que la température se tenait à un degré relativement élevé. Or, ce qu’il y avait de plus à craindre pour des gens qui cherchaient à gagner le soixantième-dix-septième parallèle, c’était la survenance des froids arctiques, qui auraient pu rendre très difficiles, et même impossibles les approches du Spitzberg. A cette époque de l’année, en juillet, il est déjà tard pour commencer une navigation en ces hauts parages. La mer peut se solidifier soudain sous l’influence d’une saute de vent. Et, pour peu que maître Antifer fût retenu à Hammerfest jusqu’au moment où les premières glaces dérivent vers le sud, ne serait-il pas imprudent de les affronter sur une chaloupe de pêche?

Aussi était-ce là une des préoccupations, et l’une des plus sérieuses craintes de Juhel.

«Et si la mer se prenait d’un coup?… lui demanda un jour Gildas Trégomain.

– Si la mer se prenait, mon oncle serait homme à hiverner au cap Nord pour attendre la saison prochaine!

– Eh! mon garçon, on ne peut pourtant pas abandonner des millions!…» répliqua le gabarier.

Décidément, il n’en démordait plus, l’ancien marinier de la Rance! Que voulez-vous! Les diamants de la baie Ma-Yumba ne lui sortaient plus de la tête!

Et pourtant, après avoir cuit sous le soleil du Loango, venir geler dans les glaciers de la Norvège septentrionale!… Satané pacha du diable!… Pourquoi s’était-il avisé d’enfouir son trésor en des régions invraisemblables!

Le Viken ne relâcha que quelques heures à Tromsö, où les passagers purent pour la première fois se mettre en contact avec les indigènes de la Laponie. Puis, le matin du 21 juillet, il donna dans l’étroit fiord d’Hammerfest.

Là débarquèrent enfin maître Antifer et le banquier Zambuco, Gildas Trégomain et Juhel, et aussi Ben-Omar, encaqué comme poisson sec. Le lendemain, le Viken allait emporter les touristes jusqu’au cap Nord, la pointe la plus avancée de la Norvège septentrionale. Mais il se souciait bien du cap Nord, Pierre-Servan-Malo! Ce n’est pas ce caillou géographiquement célèbre, qui pouvait rivaliser dans son esprit avec l’îlot numéro trois de la région spitzbergienne!

Comme il convient, on trouve un Nord Polen Hotel à Hammerfest, et c’est là que vinrent se loger le Malouin et sa suite.

Les voilà maintenant dans la ville qui se trouve à la limite des contrées habitables. Environ deux mille habitants y occupent des maisons de bois, une trentaine de catholiques, le reste des protestants. Les Norvégiens sont des hommes de belle race, surtout les marins et les pêcheurs, malheureusement enclins à l’ivrognerie. Quant aux Lapons, ils sont petits, – ce que l’on ne saurait reprocher à des Lapons, – mais très laids de figure, avec leur immense bouche, leur nez de Kalmouk, leur teint jaunâtre, leur chevelure ébouriffée comme une crinière, – très travailleurs et très industrieux, il faut le reconnaître.

Dès qu’ils eurent retenu leur chambre à Nord Polen Hotel, maître Antifer et ses compagnons, désireux de ne pas perdre une heure, allèrent à la recherche d’un bâtiment qui pût les transporter au Spitzberg. Ils se dirigèrent vers le port, alimenté par les eaux limpides d’une jolie rivière, contrebuté d’estacades sur lesquelles s’élèvent des maisons et des magasins, le tout empesté de l’odeur des sécheries voisines.

Hammerfest est par excellence la ville du poisson et de tous les produits qu’on peut tirer de la pêche. Les chiens en mangent, les bestiaux en mangent, les moutons et les chèvres en mangent, et les centaines de bateaux, qui vont travailler sur ces parages miraculeux, en rapportent encore plus qu’on en peut manger. Ville singulière, en somme, cette Hammerfest, pluvieuse s’il en fût, éclairée par les longs jours de l’été, assombrie par les longues nuits de l’hiver, qu’illumine fréquemment le faisceau des aurores boréales d’une inexprimable magnificence!

A l’entrée du port, maître Antifer et ses compagnons s’arrêtèrent au pied d’une colonne de granit, coiffée d’un chapiteau de bronze aux armes norvégiennes, et surmontée d’un globe terrestre. Cette colonne, érigée sous le règne d’Oscar 1er, est commémorative des travaux qui furent entrepris pour la mesure du méridien entre les bouches du Danube et Hammerfest. De ce point, nos voyageurs se dirigèrent vers les estacades au bas desquelles s’amarrent les bateaux de tout gréement et de tout tonnage, qui se livrent à la grande et la petite pêche sur les eaux de la mer polaire.

Mais, demandera-t-on, comment vont-ils se faire comprendre?… Est-ce que l’un d’eux sait le norvégien?… Non, mais Juhel savait l’anglais, et, grâce à cette langue cosmopolite, on a quelques chances d’être compris dans les pays scandinaves.

En effet, la journée ne s’était pas écoulée, que, moyennant un prix certainement excessif, – pourquoi y aurait-on regardé? – un bateau de pêche, le Kroon, jaugeant une centaine de tonneaux, commandé par le patron Olaf, monté par un équipage de onze hommes, était affrété pour le Spitzberg. Il devait y conduire ses passagers, il les y attendrait pendant leurs recherches, il chargerait les marchandises quelconques qu’il leur conviendrait d’embarquer, et il les ramènerait à Hammerfest.

Heureuse circonstance pour maître Antifer! Il lui sembla que les atouts revenaient à son jeu. En outre, Juhel s’étant enquis si un étranger avait été vu à Hammerfest quelques jours auparavant, si personne ne s’était embarqué pour le Spitzberg… on avait répondu négativement à ces deux questions. Donc, il ne paraissait pas que Saouk, – oh! ce misérable Omar! eût devancé les cohéritiers de Kamylk-Pacha, à moins qu’il ne se fût rendu à l’îlot numéro trois par une autre route… Mais y avait-il lieu de le supposer, puisque celle-ci est la plus directe?

Le reste de la journée se passa en promenades. Maître Antifer et le banquier Zambuco étaient persuadés, cette fois, qu’ils touchaient au but.

Lorsque chacun alla se coucher vers onze heures du soir, il faisait encore jour, et le crépuscule ne devait s’éteindre que pour se rallumer presque aussitôt aux irradiations de l’aube.

A huit heures du matin, le Kroon,aidé d’une bonne brise du sud-est, sortait du port sous ses voiles en pointe, et mettait le cap au nord.

Environ six cents milles à franchir, cela demanderait au plus cinq jours, si le beau temps favorisait cette dernière traversée. Il n’y avait pas à redouter la rencontre des glaces en dérive vers le sud, ni que les abords du Spitzberg fussent encombrés par les ice-fields en formation. La température se tenait à une moyenne normale, et les vents régnants rendaient improbable un brusque coup de gel. Le ciel, sillonné de nuages qui se résolvaient parfois en pluie, non en neige, ne présentait point un aspect inquiétant. Parfois, de belles éclaircies laissaient percer les rayons du soleil. Juhel pouvait donc espérer que le disque radieux serait visible, lorsque, le sextant à l’œil, il l’interrogerait pour fixer le gisement du troisième îlot.

Décidément, la bonne chance continuait, et rien n’autorisait à penser, après avoir conduit ses héritiers sur l’extrême limite de l’Europe, que Kamylk-Pacha aurait la fantaisie de les envoyer une quatrième fois à quelques milliers de lieux du Spitzberg.

Le Kroon avait toujours rapidement marché, le vent plein ses voiles. Le patron Olaf avouait n’avoir jamais fait de navigation plus heureuse. Aussi, dès quatre heures du matin, le 26 juillet, des hauteurs furent-elles signalées vers le nord, à l’horizon d’une mer libre de toutes glaces.

Ce étaient les premières avancées du Spitzberg, et Olaf les connaissait bien pour avoir souvent pêché dans ces parages.

Un coin du globe assez peu visité, il y a quelque vingt ans, ce Spitzberg, mais qui tend peu à peu à compter dans le domaine du tourisme. Le temps n’est pas éloigné, sans doute, où l’on délivrera des billets d’aller et retour pour cette possession norvégienne, comme on en délivre actuellement pour le cap Nord, – en attendant qu’on aille au pôle du même nom.

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Ce que l’on savait alors, c’est que le Spitzberg est un archipel qui se prolonge jusqu’au quatre-vingtième parallèle. Il est composé de trois îles: le Spitzberg proprement dit, l’île du Sud-Est, l’île du Nord-Est. Appartient-il à l’Europe ou à l’Amérique? Question d’un intérêt purement scientifique, et qu’il ne nous est pas permis de résoudre. Ce qu’il faut tenir pour certain, c’est que ce sont plus particulièrement les Anglais, les Danois, les Russes, dont les navires se livrent à la pêche de la baleine et à la chasse aux phoques. En somme, peu importait aux héritiers de Kamylk-Pacha que cet archipel fût d’une nationalité ou d’une autre, du moment qu’il allait leur livrer les millions bien dus à leur courage et à leur ténacité.

Spitzberg, ce mot indique des îles hérissées de roches pointues, escarpées, difficiles d’accès. Si ce fut l’Anglais Willouhby qui le découvrit en 1553, ce furent les Hollandais Barentz et Cornélius qui le baptisèrent de ce nom. Non seulement cet archipel comprend trois îles principales, mais ces îles sont entourées d’îlots nombreux.

Après avoir pointé sur la carte la longitude 15° 11’ est et la latitude 77° 19’ nord du gisement indiqué, Juhel donna l’ordre au patron Olaf de rallier l’île du Sud-Est, la plus méridionale de l’archipel.

Le Kroon marcha rapidement sous une bonne brise, qui lui permit de porter plein. Les quatre à cinq milles qui l’en séparaient furent franchis en moins d’une heure.

Le Kroon mouilla à deux encablures d’un îlot, que dominait un haut promontoire abrupt, dressé à l’extrémité de l’île.

Il était alors midi et quart. Maître Antifer, Zambuco, Ben-Omar, Gildas Trégomain, Juhel embarquèrent dans la chaloupe du Kroon et se dirigèrent vers l’îlot.

Immense vol de mouettes, de guillemots et autres oiseaux polaires, qui s’enfuirent en jetant des cris assourdissants. Rapide débandade d’une troupe de phoques, lesquels se hâtèrent de céder la place à ces intrus, non sans protester par des vagissements lamentables.

Allons, le trésor était soigneusement gardé!

A peine sur l’îlot choisi par Kamylk-Pacha, faute de canon et de pavillon, maître Antifer par un vigoureux coup de pied, prit possession de ce sol millionarisé.

Quelle invraisemblable chance après tant de déboires! On n’avait pas même eu à choisir au milieu de cet amas de roches! Du premier coup les chercheurs avaient débarqué sur ce point du globe où le riche Égyptien avait enfoui ses richesses!

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L’îlot était désert, cela va sans dire. Pas une seule créature humaine à sa surface… Pas un seul de ces Esquimaux qui peuvent impunément habiter ces régions hyperboréennes… Du côté du large, pas un navire en vue… Rien que l’immensité de la mer arctique!

Maître Antifer et le banquier Zambuco ne pouvaient se contenir. Jusqu’au regard de poisson pâmé du notaire, qui s’allumait d’une petite flamme! Gildas Trégomain, ému plus qu’il ne l’avait jamais été depuis le départ, le dos arrondi, les jambes écartées, n’était pas reconnaissable. Après tout, pourquoi n’aurait-il pas été heureux du bonheur de son ami?…

Et, ce qui ajoutait encore aux joies de ce succès, c’est que le sol de cet îlot ne présentait aucune empreinte de pas. A coup sûr, personne n’y avait débarqué récemment. La terre, amollie par les pluies, eût conservé des vestiges. Donc, nul doute à l’égard de ce misérable Saouk. Le terrible fils de Mourad n’avait pu devancer les légitimes propriétaires du trésor. Ou bien il avait été arrêté en route, ou bien il avait subi des retards qui rendraient ses recherches inutiles, s’il arrivait après maître Antifer.

Ainsi que l’avait indiqué le premier document pour le premier îlot, le deuxième disait que les investigations devaient se porter sur l’une des pointes méridionales. Le groupe se dirigea vers celle de ces pointes qui s’allongeait le plus en mer. Ses saillies, nettement dessinées, n’étaient ni hérissées de varechs, ni empâtées de neiges, – ce qui faciliterait les recherches.

Lorsque la bonne fortune vous prend par la main, il n’y a qu’à se laisser conduire, et c’est ainsi que Pierre-Servan-Malo fut amené devant un roc, dressé comme une de ces stèles qui marquent le passage des navigateurs arctiques.

«Ici… ici!» s’écria-t-il d’une voix étranglée par l’émotion.

On accourut… on regarda…

Sur la face antérieure de cette stèle apparaissait le monogramme de Kamylk-Pacha, son double K, si profondément gravé que les morsures d’un climat polaire n’en avaient pu ronger les lignes.

Tous demeurèrent silencieux, et tous, – il faut bien l’avouer, – se découvrirent comme s’ils fussent arrivés devant la tombe d’un héros. Et, en vérité, si ce n’était qu’un simple trou, ce trou ne renfermait-il pas une centaine de millions?… Mais n’insistons pas, pour l’honneur de la nature humaine!

On se mit à l’œuvre. Cette fois, pic et pioche eurent rapidement fait sauter les éclats de roche au pied même de la stèle. A chaque coup, on s’attendait à ce que le fer rencontrât les cercles métalliques d’un baril ou en brisât les douves…

Soudain un grincement se produisit sous la pointe du pic que maniait maître Antifer.

«Enfin!» vociféra-t-il, en retirant le morceau de roche qui recouvrait la fosse au trésor.

Mais, à ce cri de joie succéda un cri de désespoir, – un cri si violent qu’on l’eût entendu d’un kilomètre…

C’était le principal personnage de cette histoire qui l’avait jeté, après avoir laissé tomber son pic.

Dans ce trou il y avait une boîte, – une boîte métallique, marquée du double K, une boîte semblable aux deux autres qu’avaient livrées les îlots du golfe d’Oman et de la baie Ma-Yumba!

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«Encore!» gémit le gabarier, en levant les bras vers le ciel.

C’était bien le mot de la situation… oui!… encore!… Et encore il serait nécessaire, sans doute, d’aller à la découverte d’un quatrième îlot…

Maître Antifer pris d’un accès de rage, ramassa son pic, et il en déchargea un si violent coup sur la boîte qu’elle se brisa…

Il s’en échappa un parchemin maculé, jauni, en fort mauvais état, – ce qui était dû à l’infiltration des pluies et des neiges dans l’intérieur de cette boîte.

Cette fois, pas le moindre diamant qui fût destiné au révérend Tyrcomel, lequel n’avait pas eu à subir les dépenses de ses colégataires. C’était heureux! Un diamant à cet énergumène… qui se serait empressé de le réduire en vapeurs!

Mais revenons au parchemin! S’en emparer, le déplier avec précaution, car il risquait de se déchirer, c’est ce que Juhel, qui seul avait gardé son sang-froid, eut fait en un instant.

Maître Antifer, menaçant le ciel de son poing, Zambuco, courbant la tête, Ben-Omar, affaissé, Gildas Trégomain, tout yeux et tout oreilles, gardaient un silence profond.

Le parchemin se composait d’une feuille unique, dont la partie supérieure n’avait pas été atteinte par l’humidité. Sur cette feuille, plusieurs lignes, écrites en français comme celles des précédentes notices, étaient assez lisibles.

Juhel put donc en donner lecture presque sans s’interrompre, et voici ce qu’elles disaient:

«Il y a trois homme dont j’ai été l’obligé, et auxquels je veux laisser un témoignage de ma reconnaissance. Si j’ai déposé ces trois documents sur trois îlots différents, c’est que je tenais à ce que ces trois hommes, mis successivement en rapport les uns avec les autres dans leurs voyages, fussent unis par un indissoluble lien d’amitié…»

En fait, il avait bien réussi, l’excellent pacha!

«D’ailleurs, s’ils ont éprouvé quelques peines et fatigues pour arriver à prendre possession de cette fortune, ils n’en auront jamais éprouvé autant que j’en ai eu à subir pour la leur conserver!

«Ces trois hommes sont: le Français Antifer, le Maltais Zambuco, l’Écossais Tyrcomel. A défaut d’eux, si la mort les a retirés de ce monde, leurs héritiers naturels jouiront des mêmes droits à mon héritage. Donc, en présence du notaire Ben-Omar, que j’ai nommé mon exécuteur testamentaire, cette boîte ayant été ouverte, et connaissance ayant été prise de ce document, qui est le dernier, les colégataires pourront aller droit au quatrième îlot, où les trois barils contenant l’or, les diamants et les pierres précieuses ont été enterrés par mes soins.»

Malgré la déconvenue qu’on éprouvait en songeant à la nécessité d’un nouveau voyage, maître Antifer et les autres laissèrent échapper un soupir de soulagement. Enfin, ce quatrième îlot serait le dernier! Il ne restait plus qu’à en connaître le gisement.

«Pour trouver cet îlot, continua Juhel, il suffit de mener…»

Malheureusement, la partie inférieure du parchemin avait été rongée. Les phrases étaient illisibles… La plupart des mots manquaient…

Et le jeune capitaine essayait en vain de les déchiffrer:

«Îlot… situé… loi… géométrique…

– Va donc… va donc!» s’écria maître Antifer.

Mais Juhel ne pouvait continuer. Le bas du parchemin ne portait plus que des mots vagues qu’il cherchait vainement à relier entre eux… Quant aux chiffres de la latitude et de la longitude, il n’en restait pas trace…

Et Juhel de répéter la phrase commencée:

«Situé…, loi… géométrique…»

Enfin il y avait un dernier mot – le mot pôle qu’il parvint à lire…

«Pôle?… s’écria-t-il. Comment… ce serait au pôle Nord?…

– A moins que ce ne soit au pôle Sud!» murmura désespérément le gabarier.

Décidément, c’était bien la mystification prévue!… Le pôle, maintenant, le pôle!… Est-ce que jamais un être humain a pu mettre le pied au pôle?… Maître Antifer bondit sur son neveu, il lui arracha le document, il essaya de le lire à son tour, il ânonna encore les quelques mots à demi effacés… Rien… rien qui permit de reconstituer les coordonnées du quatrième îlot… Il fallait renoncer à le jamais découvrir!…

Et, lorsque maître Antifer eut conscience que la partie était définitivement perdue, il fut frappé comme d’un coup de foudre et tomba raide sur le sol.

 

 

Chapitre XV

Dans lequel on verra le doigt d’Énogate décrire une circonférence,
et quelles furent les conséquences de cette innocente distraction

 

e 12 août, la maison de la rue des Hautes-Salles, à Saint-Malo, était en joie. Deux fiancés l’avaient quittée le matin, vers dix heures, au milieu d’un nombreux concours d’amis et de connaissances, parés de leurs habits de fête.

La mairie avait d’abord fait bon accueil à ce cortège, l’église ensuite. Là, un charmant discours de l’adjoint préposé aux mariages, ici, un délicat sermon sur un de ces gracieux sujets que n’abordait jamais le révérend Tyrcomel. Puis, tout ce monde avait reconduit à leur domicile les deux fiancés, transformés en époux par la double cérémonie civile et religieuse.

Et, de peur que le lecteur s’y trompe, étant données les invraisemblables difficultés, qui avaient précédé leur mariage, nous dirons que les deux époux étaient Énogate et Juhel.

Ainsi donc Juhel n’avait épousé ni une princesse, ni une duchesse, ni une baronne! Énogate n’avait épousé ni un prince, ni un duc, ni un baron! Faute d’un nombre respectable de millions, les désirs de leur oncle ne s’étaient point réalisés. On est fondé à croire qu’ils n’en seraient pas moins heureux.

Sans compter les deux principaux intéressés, deux autres personnes rayonnaient de contentement: d’une part, Nanon, qui venait d’assurer le bonheur de sa fille, de l’autre, Gildas Trégomain, dont la belle redingote, le beau pantalon, le chapeau de soie et les gants blancs attestaient qu’il avait rempli les fonctions de témoin au profit de son jeune ami Juhel.

Très bien!… Et maître Antifer Pierre-Servan-Malo, pourquoi n’en parlez-vous pas?

Parlons-en, et aussi de ceux qui furent associés à cette fatigante et désastreuse campagne, entreprise à la recherche d’un insaisissable trésor.

Une heure après la découverte de la dernière notice sur l’îlot numéro trois, et qui s’était terminée par un immense désappointement doublé d’un infini désespoir, les passagers du Kroon avaient regagné le bord. Maître Antifer y fut rapporté entre les bras des matelots qui avaient été requis pour cette besogne.

Tout ne donnait-il pas à croire que sa raison avait succombé dans cette dernière catastrophe?… Oui, et pourtant ce malheur lui fut épargné, et peut-être aurait-il mieux valu qu’il eût à jamais perdu la conscience des choses de ce monde! Du reste, son abattement était tel, son accablement si profond, que ni Gildas Trégomain ni Juhel ne purent lui arracher une parole.

Ce voyage de retour s’accomplit aussi rapidement que possible par mer et par terre. Le Kroon ramena ses passagers à Hammerfest; puis le paquebot du cap Nord les débarqua à Bergen. Le chemin de fer de Drontheim à Christiania ne fonctionnant pas encore, ils durent se diriger par voiture vers la capitale de la Norvège. Un steamer les conduisit à Copenhague, et enfin, les railways du Danemark, de l’Allemagne, de la Hollande, de la Belgique, de la France, les transportèrent à Paris d’abord, à Saint-Malo ensuite.

Ce fut à Paris que maître Antifer et le banquier Zambuco prirent congé, fort mécontents l’un de l’autre. Mlle Talisma Zambuco demeurerait probablement fille sa vie durant. En fin de compte, il était écrit là-haut que ce ne serait pas Pierre-Servan-Malo qui la retirerait de cette pénible situation, contre laquelle elle luttait depuis tant d’années. Inutile d’ajouter que tous les frais de voyage avancés par Zambuco, en ce qui concernait la part contributive de maître Antifer, lui furent remboursés, et cela faisait un chiffre assez rond, je vous prie de le croire. Mais la vente du diamant lui permit de mettre encore une jolie somme dans sa poche. Il n’y aurait rien à regretter de ce chef.

Quant au notaire Ben-Omar, il ne demanda pas son reste.

«Maintenant, allez au diable! lui dit maître Antifer en manière d’adieu.

– Et tâchez de faire bon ménage avec lui!» crut devoir ajouter Gildas Trégomain en guise de consolation.

Ben-Omar fila par le plus court dans la direction d’Alexandrie, jurant qu’on ne l’y prendrait plus à se lancer sur la piste des trésors!

Le lendemain, maître Antifer, Gildas Trégomain et Juhel étaient de retour à Saint-Malo. Et quel accueil reçurent-ils de leurs compatriotes?… L’accueil fut assez sympathique, bien que certains mauvais plaisants n’eussent pas laissé de dauber ces étonnants voyageurs, revenus Gros-Jean comme devant – ou à peu près.

Nanon et Énogate n’eurent que d’affectueuses consolations pour leurs frère, oncle, cousin et ami. On s’embrassa à l’étouffade, et la maison reprit son train habituel.

C’est alors que maître Antifer, dans l’impossibilité de pouvoir constituer une dot de millionnaire à son neveu et à sa nièce, ne refusa plus son consentement à leur mariage, – sous cette forme aimable d’ailleurs:

«Pour Dieu, qu’ils fassent ce qui leur plaît, et qu’on me laisse tranquille!»

Il fallut se contenter de cet acquiescement. On se livra aux préparatifs de la noce. Maître Antifer n’y prit aucune part. Il ne quittait guère sa chambre, où il broyait du noir et aussi un nombre incalculable de cailloux, toujours en proie à une sourde colère qui risquait d’éclater au moindre propos.

La cérémonie nuptiale s’accomplit sans qu’on eût pu le décider à y assister. Les sollicitations de Gildas Trégomain avaient été vaines, et il ne s’était pas gêné pour lui dire:

«Tu as tort, mon ami!

– Soit.

– Tu fais de la peine à ces enfants… Je te demande…

– Et moi je te prie de me ficher la paix, gabarier!»

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Enfin Énogate et Juhel furent mariés, et, au lieu de deux chambres dans la maison de la rue des Hautes-Salles, ils n’en eurent plus qu’une seule. Lorsqu’ils la quittaient, c’était pour aller passer, avec Nanon, quelques bonnes heures chez le meilleur des hommes, leur ami Trégomain. Là, le plus souvent, on causait de maître Antifer, on s’affligeait de le voir dans cet état d’irritation et d’accablement. Il ne sortait plus, il ne frayait avec personne. Finies, les promenades quotidiennes sur les remparts ou sur les quais du port, la pipe à la bouche! On eût dit qu’il avait honte de se montrer, après un si retentissant échec, et, au fond, il y avait de cela.

«J’ai peur que sa santé tourne à mal, disait Énogate, dont les beaux yeux s’attristaient, lorsqu’elle parlait de son oncle.

– J’en ai peur aussi, ma fille, répondait Nanon, et, chaque jour, je prie Dieu pour qu’il rende un peu de calme à mon frère!

– Abominable pacha! s’écriait Juhel. Il avait bien besoin de venir jeter ses millions dans notre existence…

– Surtout des millions qu’on n’a pas trouvés! répondait Gildas Trégomain. Et pourtant… ils sont là… quelque part… et si on avait pu lire les dernières notices jusqu’au bout!…»

Un jour, le gabarier dit à Juhel:

«Sais-tu ce que je pense, mon garçon?…

– Que pensez-vous, monsieur Trégomain?

– C’est que ton oncle serait peut-être moins démonté, s’il avait appris en quel endroit gisait le trésor, quand bien même il n’aurait jamais dû mettre la main dessus!

– Peut-être avez-vous raison, monsieur Trégomain. Ce qui l’enrage, c’est d’avoir eu en main ce document où était indiqué le gisement de l’îlot numéro quatre, et de n’avoir pu en déchiffrer les lignes de la fin.

– Ç’aurait été définitif, cette fois! répondit le gabarier. Le document était formel à cet égard…

– Du reste, mon oncle l’a gardé, il l’a toujours sous les yeux, il passe son temps à le lire et à le relire…

– En pure perte, mon garçon, et il faut bien, malheureusement, en prendre son parti!… Jamais on ne retrouvera le trésor de Kamylk-Pacha… jamais !»

C’était infiniment probable.

Mentionnons que, quelques jours après le mariage, on avait été informé de ce qui était arrivé à ce misérable Saouk. Si le coquin n’avait pu précéder maître Antifer et les autres au Spitzberg, c’est qu’il s’était laissé pincer à Glasgow, au moment où il s’embarquait pour les parages arctiques. On n’a point oublié le retentissement qu’avait eu l’affaire Tyrcomel, l’agression dont le révérend s’était tiré à grand-peine, et en quelles conditions les chiffres de la fameuse latitude avaient été lus sur son épaule. De là, vive émotion chez la police édimbourgeoise, et mesures prises pour s’assurer de la personne de l’agresseur, dont le clergyman avait pu donner un signalement très précis.

Or, le matin de l’attentat, sans même revenir à Gibb’s Royal Hotel, Saouk s’était jeté dans le train de Glasgow. Dans ce port, il espérait trouver un navire à destination de Bergen ou de Drontheim. Au lieu de s’embarquer sur la côte est de l’Ecosse, comme l’avait fait maître Antifer, il partirait de la côte ouest. La route serait à peu près la même, et il comptait bien atteindre le but, avant les légitimes héritiers de Kamylk-Pacha.

Par malheur pour lui, il dut attendre toute une semaine à Glasgow qu’il s’offrît un navire en partance, et, par bonheur pour la justice humaine, il fut reconnu au moment où il allait y prendre passage. Arrêté aussitôt, on le condamna à plusieurs années de prison, – ce qui lui avait épargné un voyage au Spitzberg, – voyage dont il n’eût tiré aucun profit, d’ailleurs.

La conclusion de cet ensemble de faits, depuis les premières explorations opérées au golfe d’Oman jusqu’aux dernières recherches pratiquées dans la mer Arctique, c’est que le trésor resterait certainement enfoui là où son malavisé propriétaire l’avait confié aux entrailles d’un îlot. De cela, il n’y aurait qu’un homme, un seul, à ne point s’en plaindre, et même à en remercier le ciel: ce serait le révérend Tyrcomel. Rien qu’à un franc la pièce, que de millions de péchés eussent été commis en ce bas monde, si les richesses du pacha se fussent répandues sur la fragile humanité!

Cependant les jours s’écoulaient. Juhel et Énogate auraient joui d’un bonheur sans mélange, n’eût été l’état véritablement lamentable de leur oncle. D’autre part, le jeune capitaine ne voyait pas s’approcher sans un serrement de cœur le moment où il devrait quitter sa chère femme, sa famille, ses amis. La construction du trois-mâts-barque de la maison Le Baillif avançait, et l’on sait que le commandement en second de ce navire était réservé à Juhel. Belle et bonne position, à son âge. Six mois encore, et il aurait pris la mer pour un voyage aux Indes.

Juhel s’entretenait souvent de ces choses avec Énogate. La jeune femme se sentait toute triste à la pensée qu’il lui faudrait se séparer de son mari. Mais, dans les ports, les familles ne sont-elles pas accoutumées à ces séparations? Énogate, ne voulant point exprimer ses plaintes à un point de vue personnel, mettait en cause l’oncle Antifer… Ce serait un gros chagrin pour son neveu de l’abandonner en un pareil état, et qui sait s’il le retrouverait au retour ?…

Entre temps, Juhel revenait sans cesse à ce document incomplet, aux dernières lignes presque illisibles du vieux parchemin. Oui!… dans ces lignes, existait un commencement de phrase, à laquelle il ne cessait de songer jusqu’à l’obsession.

C’était celle-ci: «Il suffit de mener…»

Mener… quoi ?…

Et puis ces mots: «îlot… situé…, loi… géométrique… pôle…»

De quelle loi géométrique s’agissait-il?… Rattachait-elle les divers îlots entre eux?… Le pacha ne les avait-il donc pas choisis au hasard…? N’était-ce pas une pure fantaisie qui l’avait successivement conduit au golfe d’Oman, à la baie Ma-Yumba, au Spitzberg?… A moins que le riche Égyptien, porté, comme il a été dit, aux fantaisies mathématiques… n’eût voulu donner quelque problème à résoudre?…

Quant au mot «pôle», pouvait-on admettre qu’il s’appliquait aux extrémités de l’axe de la terre? Non, cent fois non!… Mais alors quelle signification lui attribuer?…

Juhel se creusait la tête pour obtenir une solution quelconque, et n’y arrivait point.

«Pôle… pôle… là peut-être, est le nœud?…» se répétait-il.

Souvent, il en causait avec le gabarier, et Gildas Trégomain approuvait Juhel de s’acharner à ces casse-tête chinois… depuis qu’il ne mettait plus en doute l’existence des millions.

«Cependant, mon garçon, lui disait-il, il ne faudrait pas te rendre malade à chercher ce mot de rébus…

– Eh! monsieur Trégomain, ce n’est pas pour moi, je vous assure!… je me moque du trésor comme d’une poulie de rebut!… C’est pour mon oncle…

– Oui… pour ton oncle, Juhel!… Il est certain que c’est dur!… A voir eu là… sous les yeux… ce document… et n’avoir pu… Ainsi… tu n’es pas sur la trace?…

– Non, monsieur Trégomain, et cependant, il y a le mot «géométrique», dans la phrase, et ce n’est pas sans raison que le document indique l’existence d’un rapport géométrique… Et puis, «il suffit de mener…» quoi ?…

– Voilà… quoi?… répétait le gabarier.

– Et surtout ce mot pôle dont je ne parviens pas à comprendre le sens!…

– Quel malheur, mon garçon, que je n’entende goutte à tout cela!… J’aurais pu t’aider à gouverner droit.»

Deux mois s’écoulèrent. Rien de changé ni à l’état moral de maître Antifer, ni en ce qui concernait la solution du problème.

Un jour, le 15 octobre, avant le déjeuner, Énogate et Juhel étaient dans leur chambre. Il faisait un peu froid. Un bon feu flambait dans la cheminée.

La jeune femme, ses mains abandonnées aux mains de Juhel, le regardait silencieusement. En le voyant si préoccupé, elle voulut donner un autre cours à ses pensées.

«Mon Juhel, lui dit-elle, tu m’as écrit souvent pendant ce malheureux voyage, qui nous a causé tant de peine! Je relisais sans cesse tes lettres, et je les ai conservées précieusement…

– Elles ne nous rappellent plus que de tristes souvenirs, ma chérie…

– Oui… et pourtant j’ai tenu à les garder… Je les garderai toujours!… Mais, ces lettres, elles n’ont pu me dire tout ce qui vous était arrivé, et, ce voyage, tu ne me l’as jamais raconté en détail… Veux-tu me le raconter aujourd’hui ?…

– A quoi bon?…

– Cela me fera plaisir!… Il me semble que je serai avec toi en bateau… en chemin de fer… en caravane…

– Ma mignonne, il faudrait une carte afin que je pusse t’indiquer point par point notre itinéraire…

– Eh bien, voici un globe terrestre… Est-ce que cela ne peut suffire?…

– Parfaitement.»

Énogate alla prendre sur le secrétaire de Juhel une sphère montée sur un pied métallique, qu’elle posa sur la table devant la cheminée.

Juhel, voyant que cela ferait tant de plaisir à Énogate, s’assit près d’elle, tourna le globe du côté de l’Europe, et, du doigt, indiquant la ville de Saint-Malo.

«En route!» dit-il.

Leurs deux têtes penchées se touchaient, et on ne sera pas surpris s’il y eut quelques baisers échangés entre les divers points du parcours.

D’un premier bond, Juhel sauta de la France à l’Égypte, où maître Antifer et ses compagnons avaient atteint Suez. Puis, son doigt franchit la mer Rouge, la mer des Indes, et vint se placer sur l’État de l’iman de Mascate.

«Ainsi… Mascate, c’est là… dit Énogate, et l’îlot numéro un en est tout près?…

– Oui… un peu au large dans le golfe!»

Puis, faisant tourner le globe, Juhel gagna Tunis, où l’on avait rejoint le banquier Zambuco. Il traversa toute la Méditerranée, il s’arrêta à Dakar, il coupa l’Équateur, il descendit la côte africaine, et se fixa sur la baie Ma-Yumba.

«Là est l’îlot numéro deux?… demanda Énogate.

– Oui, petite femme.»

Alors il fallut remonter le long de l’Afrique, sillonner l’Europe, faire halte à Édimbourg, où l’on avait pris contact avec le révérend Tyrcomel. Enfin, pointant vers le nord, les deux jeunes époux mirent le doigt sur les roches désertes du Spitzberg.

«Voici l’îlot numéro trois?… s’écria Énogate.

– Oui, ma chérie, l’îlot numéro trois, où nous attendait la plus désagréable des déconvenues qui ont marqué cette stupide aventure!»

Énogate était restée silencieuse, regardant la sphère…

«Mais pourquoi votre pacha a-t-il été choisir ces trois îlots-là… l’un après l’autre?… demanda-t-elle.

– C’est bien ce que nous ne savons pas, et ce que nous ne saurons jamais, sans doute!

– Jamais ?…

– Et cependant ces trois îlots doivent être rattachés entre eux par une loi géométrique, si l’on s’en rapporte au dernier document… Et puis, il y a ce mot pôle qui me tracasse…»

Et, en parlant de la sorte, se répondant pour ainsi dire aux questions qu’il s’était tant de fois posées, Juhel devint rêveur. En ce moment, il semblait que toute la pénétration de son intelligence s’appliquât à résoudre enfin cet obscur problème.

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Or, tandis qu’il demeurait songeur, Énogate, ayant rapproché le globe, s’amusait à parcourir du doigt l’itinéraire que lui avait indiqué Juhel. Son index s’était d’abord posé sur Mascate, puis en traçant une courbe, était revenu vers Ma-Yumba, puis en continuant la même courbe, était remontée vers le Spitzberg, puis la poursuivant encore, était revenue au point de départ.

«Tiens, dit-elle en souriant, cela fait un rond… Vous avez voyagé en rond…

– En rond?…

– Oui… mon ami… une circonférence… un voyage circulaire…

– Circulaire!» s’écrie Juhel.

Il s’est levé… Il fait quelques pas dans la chambre, répétant ce mot:

«Une circonférence… une circonférence!…»

Alors il retourne vers la table… il prend la sphère… A son tour il décrit du doigt la courbe de l’itinéraire sur le globe, et pousse un cri…

Énogate, effrayée, l’observe. Est-ce qu’il est devenu fou, lui aussi… comme son oncle?… Elle le regarde, tremblante… les larmes aux yeux… Enfin Juhel pousse un second cri.

 

«J’ai trouvé… j’ai trouvé!…

– Quoi?

– L’îlot numéro quatre!»

Bien sûr, le jeune capitaine n’a plus sa raison… L’îlot numéro quatre?… C’est impossible!

«Monsieur Trégomain… monsieur Trégomain!» crie Juhel, qui vient d’ouvrir la fenêtre et appelle son voisin…

Puis, il revient vers le globe, il l’interroge… On dirait qu’il cause avec cette boule de carton…

Une minute après, le gabarier est dans la chambre, et le jeune capitaine de lui lancer en pleine figure:

«J’ai trouvé…

– Qu’as-tu trouvé, mon garçon?

– J’ai trouvé comment les trois îlots sont reliés géométriquement, et quelle est la place que doit occuper l’îlot numéro quatre…

– Est-il Dieu possible!» réplique Gildas Trégomain.

Et, à voir l’attitude de Juhel, il se demande, comme Énogate, si le jeune capitaine n’est pas devenu fou.

– Non, répond Juhel, qui l’a compris, non… et j’ai bien toute ma raison!… Écoutez…

– J’écoute!

– Les trois îlots sont situés à la circonférence d’un même cercle. Eh bien, supposons-les tous les trois dans un même plan, réunissons-les deux à deux par une ligne droite, – la ligne «qu’il suffit de mener», comme dit le document, – et élevons une perpendiculaire au centre de chacune de ces deux lignes… Ces deux perpendiculaires se rencontreront au centre du cercle, et c’est à ce point central, à ce «pôle» puisqu’il s’agit d’une calotte sphérique, qu’est nécessairement situé l’îlot numéro quatre!»

Très simple problème de géométrie, on le voit, et qu’une simple fantaisie de Kamylk-Pacha, d’accord avec le capitaine Zô, avait voulu mettre en pratique!… Et si cette solution n’était pas venue plus tôt à l’esprit de Juhel, c’est qu’il n’avait pas remarqué que les trois îlots occupaient trois points d’une même circonférence.

Et c’était le joli petit doigt d’Énogate qui venait de la tracer, cette trois fois bénie circonférence, – ce qui avait résolu le problème…

«Pas possible! répétait le gabarier.

– C’est comme cela, monsieur Trégomain, et regardez bien afin de vous convaincre!»

Plaçant alors le globe devant le gabarier, il traça la circonférence sur laquelle étaient situés les trois îlots, en passant par les points suivants, que Kamylk-Pacha aurait tout aussi bien pu choisir: Mascate, détroit de Bab-el-Mandeb, Équateur, Ma-Yumba, îles du Cap Vert, Tropique du Cancer, cap Farewell au Groënland, Île Sud-Est du Spitzberg, îles Amirauté, mer de Kara, Tobolsk en Sibérie, Hérat en Perse. Donc, si Juhel avait raison, l’îlot numéro quatre devait former le point central de cette circonférence, car, ce qui est vrai pour un cercle décrit sur un plan, est vrai aussi pour une calotte de sphère dont le pôle forme le centre.

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Gildas Trégomain n’en revenait pas. Le jeune capitaine allait et venait, ne se possédant plus, embrassant le globe terrestre, mais embrassant aussi les deux joues d’Énogate, plus fraîches que ce cartonnage peinturluré, et répétant:

«C’est elle qui a trouvé cela, monsieur Trégomain… et sans elle… je n’aurais jamais eu cette idée!…»

Et, tandis qu’il s’abandonne à la joie, voilà Gildas Trégomain qui se sent également pris d’une sorte de «delirium jubilans». Ses jambes se jettent de côté, son buste se balance, ses bras s’arrondissent avec la grâce d’une sylphide qui pèserait deux cents kilos, et il roule de tribord sur bâbord, plus que ne l’a jamais fait la Charmante-Amélie entre les rives de la Rance, ou le Portalègre avec sa cargaison d’éléphants, répétant d’une voix formidable la chanson de Pierre-Servan-Malo:

J’ai la lon…

Lon la!

J’ai la gi…

Lon li !

J’ai la gi… j’ai la longitude!

Mais tout finit par se calmer ici-bas.

«Il faut prévenir mon oncle! dit Énogate.

– Le prévenir?… répliqua Gildas Trégomain, un peu surpris de cette proposition. Est-ce qu’il est prudent qu’il sache?…

«Cela mérite réflexion!» répondit Juhel.

On appela Nanon. La vieille Bretonne fut mise au courant en quelques mots, et, lorsque Juhel lui eut demandé ce qu’il convenait de faire vis-à-vis de son frère:

«Nous ne devons rien lui cacher, répliqua-t-elle.

– Mais si c’est encore une déception qui l’attend, observa Énogate, notre pauvre oncle pourra-t-il la supporter?

– Une déception?… s’écria le gabarier. Non, cette fois, non!…

– Le dernier document porte que le trésor est bien enterré dans l’îlot numéro quatre, ajouta Juhel, et l’îlot numéro quatre est situé au centre du cercle que nous avons parcouru, je l’affirme cette fois…

– Je vais chercher mon frère!» se contenta de répondre Nanon.

Un instant après, maître Antifer arrivait dans la chambre de Juhel. Toujours le même, l’œil hagard, la physionomie sombre, le front chargé de soucis.

«Qu’y a-t-il?»

Et il demanda cela de ce ton d’effarement sinistre, où l’on sentait couver une éternelle colère.

Juhel lui fit connaître ce qui s’était passé, comment le lien géométrique des trois îlots venait d’être découvert, et pour quelles raisons l’îlot numéro quatre devait nécessairement occuper le point central de cette circonférence.

A l’extrême surprise de tous, maître Antifer ne se laissa point aller à sa nervosité habituelle. Il ne sourcilla même pas. On eût dit qu’il s’attendait à cette communication, qu’elle devait se produire tôt ou tard, qu’elle n’avait rien que de très naturel.

«Où est ce point central, Juhel?» se borna-t-il à dire.

Au fait, cette question ne laissait pas d’être des plus intéressantes.

Juhel plaça le globe au milieu de la table. Une règle flexible et un tire-ligne à la main, comme s’il eût opéré sur une surface plane, il joignit par une ligne Mascate à Ma-Yumba, et par une seconde ligne Ma-Yumba au Sptizberg. Sur ces deux lignes, en leur milieu respectif, il éleva deux perpendiculaires, dont le croisement s’effectua précisément au centre du cercle.

Ce centre tombait dans la Méditerranée, entre la Sicile et le cap Bon, très voisin de l’île Pantelleria.

«Là… mon oncle… là!» dit Juhel.

Et, après avoir relevé avec soin le méridien et le parallèle, il prononça d’une voix ferme:

«Trente-sept degrés vingt-six minutes de latitude nord, et dix degrés trente-trois minutes de longitude à l’est du méridien de Paris.

– Mais y a-t-il là un îlot?… demanda Gildas Trégomain.

– Il doit y en avoir un, répondit Juhel.

– S’il y en a un… je te crois, gabarier, répliqua maître Antifer, je te crois!… Ah! mille millions de milliards de milliasses de malheurs, il ne manquait plus que cela!!!»

Et, sur ce juron, hurle d’une voix formidable qui fit grelotter les vitres, il quitta la chambre d’Énogate, se renferma dans la sienne, et ne reparut plus de toute la journée.

 

 

Chapitre XVI

Chapitre à consulter par ceux de nos petits-neveux
qui vivront quelques centaines d’années après nous

 

’il n’était pas définitivement fou, l’ex-capitaine au grand cabotage, que signifiait cette attitude, au moment où la véritable situation de l’îlot numéro quatre, celui qui contenait le trésor de Kamylk-Pacha, venait de lui être révélée?

Pendant les jours suivants – complet et incompréhensible avatar, – Pierre-Servan-Malo avait repris ses habitudes, ses promenades sur les remparts et sur le port, fumant sa pipe, broyant ses cailloux. Il n’était plus le même. Une sorte de sourire sardonique s’était stéréotyé sur ses lèvres. Il ne faisait aucune allusion au trésor, ni aux voyages passés, ni à une dernière expédition qui lui eût permis de mettre la main sur ces millions tant cherchés!

Gildas Trégomain, Nanon, Énogate et Juhel n’en revenaient point. A chaque instant, ils s’attendaient à ce que maître Antifer leur criât «en route!» et il ne le criait pas!…

«Qu’a-t-il? demandait Nanon.

– On nous l’a changé! répondait Juhel.

– C’est peut-être la peur d’épouser Mlle Talisma Zambuco! faisait observer le gabarier. N’importe… Il n’est pas possible de laisser perdre tant de millions!»

Bref, revirement absolu dans les idées de notre Malouin, et c’était maintenant Gildas Trégomain qui «jouait les Antifer!» C’était lui que tourmentait à son tour l’appétit de l’or! Il était logique, d’ailleurs. Comment, alors qu’on ne savait pas si on trouverait un îlot, on courait à sa recherche, et depuis que le gisement était connu, il n’était plus question de se mettre en route?…

Le gabarier en parlait sans cesse à Juhel.

«A quoi bon! répondait le jeune capitaine.

Il en parlait à Nanon.

«Bah! laissez donc ce trésor où il est!»

Il en parlait à Énogate.

«Voyons, petite, trente-trois millions dans ta poche!…

– Tenez, monsieur Trégomain, voilà trente-trois baisers!… Cela vaut mieux.»

Enfin il se décida à poser la question à maître Antifer, et, quinze jours après la dernière scène:

«Ah çà… et l’îlot?… lui dit-il.

– Quel îlot, gabarier?

– L’îlot de la Méditerranée!… Il existe, je suppose?…

– S’il existe, gabarier?… Je suis plus certain de son existence que de la tienne et de la mienne!

– Alors pourquoi n’y allons-nous pas?…

– Y aller, marin d’eau douce?… Attendons pour cela qu’il nous ait poussé des nageoires!»

Qu’est-ce que signifiait une pareille réponse? Gildas Trégomain s’usait l’intellect à le vouloir comprendre. Mais il ne se décourageait pas! Après tout, les trente-trois millions, ce n’était pas pour lui, c’était pour les enfants!… Des amoureux, ça ne songe pas à l’avenir!… Il fallait y songer pour eux!

Bref, il fit tant et tant, qu’un beau jour maître Antifer lui répliqua:

«Ainsi c’est toi qui demandes à partir?…

– C’est moi, mon ami.

– Ton avis est qu’il le faut?…

– Qu’il le faut… et plutôt aujourd’hui que demain!

– Soit… partons !»

Et, de quel ton le Malouin prononça ce dernier mot!

Mais avant le départ, il convenait de prendre une résolution à l’égard du banquier Zambuco et du notaire Ben-Omar. Leur position de cohéritier et d’exécuteur testamentaire exigeait qu’ils fussent: 1° prévenus de la découverte de l’îlot numéro quatre; 2° invités à se trouver tel jour audit îlot, l’un pour toucher sa part et l’autre son tantième.

Ce fut maître Antifer qui, peut-être plus encore que le gabarier, tint à ce que tout se passât régulièrement. Deux dépêches furent donc adressées à Tunis et à Alexandrie, donnant rendez-vous aux deux intéressés pour le 23 octobre, en Sicile, à Girgenti, la ville la plus voisine du gisement de ce dernier îlot, afin de prendre possession du trésor.

Quant au révérend Tyrcomel, son lot lui serait envoyé en temps et lieu, et libre à lui de jeter ses millions dans le Forth, s’il avait peur de s’y brûler les doigts!

Pour Saouk, il n’y avait pas lieu de s’en occuper. On ne lui devait rien, et il méritait d’achever tranquillement ses quelques années de prison dans les cachots du «jail» d’Édimbourg.

Le voyage décidé, personne ne s’étonnera que, cette fois, Gildas Trégomain tint absolument à en être. Ce qui eût paru plus étonnant, ce serait qu’Énogate n’en eût pas été. Ce n’est pas deux mois après son mariage que Juhel eût consenti à se séparer de sa femme et qu’Énogate aurait hésité à le suivre.

Que durerait cette nouvelle exploration? Oh! peu de temps, à coup sûr. On ne ferait qu’aller et venir. On ne courrait point à la recherche d’un cinquième document. Il était certain que Kamylk-Pacha n’avait pas ajouté d’autres maillons à la chaîne de ses îlots, suffisamment longue déjà. Non! la notice était formelle, le trésor gisait sous une des roches de l’îlot numéro quatre, et cet îlot occupait mathématiquement la place relevée entre la côte de la Sicile et l’île Pantellaria.

«Seulement, il doit être d’assez mince importance, puisqu’il ne figure point sur les cartes! fit observer Juhel.

– Probablement!» répondit maître Antifer avec un ricanement à la Méphisto.

C’était incompréhensible!

On résolut d’abord d’utiliser les plus rapides moyens de communication, c’est-à-dire autant que faire se pourrait, les chemins de fer. Il existait déjà une ligne ininterrompue de rails à travers la France et Ittalie depuis Saint-Malo jusqu’à Naples. Nulle nécessité de regarder à la dépense, puisqu’on palperait une trentaine de millions.

Le 16 octobre au matin, Nanon reçut les adieux des voyageurs, qui s’embarquèrent dans le premier train. A Paris, où ils ne s’arrêtèrent même pas, ils prirent le rapide de Paris-Lyon, ils franchirent la frontière franco-italienne, ils ne virent rien ni de Milan, ni de Florence, ni de Rome, et ils arrivèrent à Naples dans la soirée du 20 octobre. Gildas Trégomain était aussi confiant dans le résultat de cette nouvelle campagne qu’exténué par cent heures de trépidation continue sur un chemin de fer.

Dès le lendemain, en quittant l’Hôtel Victoria. maître Antifer et Gildas Trégomain, Juhel et Énogate arrêtèrent leur passage sur le bateau à vapeur qui fait le service de Palerme, et, après une jolie traversée d’un jour, ils débarquèrent dans la capitale de la Sicile.

Ne croyez point qu’il fut question d’en visiter les merveilles! Cette fois, Gildas Trégomain ne songeait même pas à rapporter un fugitif souvenir de ce dernier voyage, ni à assister pieusement à ces fameuses Vêpres siciliennes dont il avait entendu parler. Non! pour lui, dans sa pensée, Palerme n’était pas la cité célèbre dont s’emparèrent successivement les Normands, les Français, les Espagnols, les Anglais… C’était simplement le point de départ des voitures publiques, malles-poste ou diligences, qui vont deux fois par semaine à Corleone en neuf heures, et de Corleone à Girgenti, également deux fois pas semaine, en douze heures.

Or, c’était à Girgenti que nos voyageurs avaient affaire, et c’est dans cette ancienne Agrigente, située sur la côte méridionale de l’île, qu’ils avaient donné rendez-vous au banquier Zambuco et au notaire Ben-Omar.

Peut-être ce genre de locomotion expose-t-il à certains incidents ou accidents? Les routes postales ne sont pas trop sûres. Il y a encore des brigands en Sicile, il y en aura toujours. Ils poussent là comme les oliviers ou les aloës.

Quoi qu’il en soit, la diligence partit le lendemain, et le voyage s’accomplit sans encombre. On atteignit Girgenti dans la soirée du 24 octobre, et si l’on n’était pas arrivé au but, du moins en était-on bien près…

Le banquier et le notaire se trouvaient au rendez-vous, l’un venu d’Alexandrie, l’autre venu de Tunis. O inextinguible soif de l’or, de quoi tu es capable!

En s’abordant, les deux cohéritiers n’échangèrent pas d’autre propos que ceux-ci:

«Sûr de l’îlot, cette fois?…

– Sûr!»

Mais de quel ton sarcastique avait répondu maître Antifer, et quel regard ironique dardait sa prunelle!

Trouver un bateau quelconque à Girgenti, cela ne pouvait être ni long ni difficile. Les pêcheurs ne manquent point dans ce port, ni même les caboteurs – balancelles, tartanes, felouques, speronares, ou tout autre échantillon de la marine méditerranéenne.

D’ailleurs, il ne s’agissait que d’une courte excursion en mer – quelque chose comme une promenade d’une quarantaine de milles, à l’ouest de la côte. Avec un vent portant, en démarrant le soir même, le lendemain on serait sur le gisement assez à temps pour faire le point avant midi.

Le bateau fut nolisé. Il se nommait la Providenza. C’était une felouque d’une trentaine de tonneaux, commandée par un vieux loup de mer, – lupus maritimus, – lequel, depuis une cinquantaine d’années, fréquentait ces parages. Et s’il les connaissait! A pouvoir naviguer les yeux fermés depuis la Sicile jusqu’à Malte, depuis Malte jusqu’au littoral tunisien!

«Il est parfaitement inutile de lui apprendre ce que nous allons faire, Juhel!»

Et, cette recommandation du gabarier, Juhel l’estima fort prudente.

Le patron de la felouque avait nom Jacopo Grappa. Et décidément comme la chance s’était déclarée pour les héritiers de Kamylk-Pacha, ce Jacopo Grappa, s’il ne parlait pas le français, le baragouinait assez pour comprendre et être compris.

Et puis, autre bonheur – un bonheur insolent! On était en octobre, presque dans la mauvaise saison… Il y avait mille raisons pour que le temps fût peu favorable… la mer grosse… le ciel couvert… Eh bien, non! Le froid piquait déjà, l’air était sec, la brise soufflait de terre, et lorsque la Providenza mit dehors tout dessus, une magnifique lune déborda de ses rayons les hautes montagnes de la Sicile.

Jacopo Grappa n’avait pour équipage que cinq hommes, – équipage qui s’entendait aux manœuvres de la felouque. Le léger bâtiment filait grand largue sur une nappe tranquille, – si tranquille que Ben-Omar lui-même ne ressentit aucune atteinte du mal de mer. Jamais il n’avait été favorisé d’une navigation si exceptionnelle!

La nuit s’écoula sans incidents, et l’aurore du lendemain annonça une journée superbe.

Étonnant, ce Pierre-Servan-Malo! Il se promenait sur le pont, les mains dans les poches, la pipe à la bouche, affectant une parfaite indifférence. A le voir ainsi, Gildas Trégomain, très surexcité, lui, n’en pouvait croire ses yeux. Il avait pris place à l’avant. Énogate et Juhel étaient l’un près de l’autre. La jeune femme s’abandonnait au charme de cette traversée. Ah! que ne pouvait-elle suivre son époux partout où l’entraîneraient les hasards de ses campagnes au long cours!

De temps en temps, Juhel se rapprochait du timonier, vérifiait la direction suivie, c’est-à-dire si la Providenza gardait bien le cap à l’ouest. En tenant compte de la vitesse, il estimait que, vers onze heures, la felouque devrait être rendue sur les parages tant désirés. Puis, il revenait près d’Énogate, – ce qui lui valut plus d’une fois cette admonestation de Gildas Trégomain:

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«Ne t’occupe pas tant de ta femme, Juhel, et un peu plus de notre affaire!»

Maintenant, il disait «notre affaire!» le gabarier! Oh! combien changé! Mais n’était-ce pas dans l’intérêt de ces enfants?

A dix heures, il n’y avait aucune apparence de terre. Et, de fait, en cette partie de la Méditerranée, entre la Sicile et le cap Bon, on ne rencontre d’autre île importante que Pantellaria. Or, il ne s’agissait pas d’une île, il s’agissait d’un îlot, d’un simple îlot, et pas le moindre au large.

Et lorsque le banquier et le notaire regardaient maître Antifer, c’est à peine s’ils pouvaient apercevoir son œil fulgurant, sa bouche fendue jusqu’aux oreilles, à travers les tourbillons bleuâtres de sa pipe poussée à grand feu!

Jacopo Grappa ne comprenait rien à la direction qu’on donnait à la felouque. Ses passagers avaient-ils donc l’intention de rallier le littoral tunisien? Peu lui importait, en somme. On le payait, d’un bon prix, pour aller dans l’ouest, et il irait tant qu’on ne lui commanderait pas de virer de bord.

«Donque, dit-il à Juhel, c’est toujours plous au couchant la route à souivre?…»

– Oui.

Va bene!»

Et il allait bene. A dix heures un quart, Juhel, son sextant à la main, fit sa première observation; il reconnut que la felouque était par 37° 30’ de latitude nord, et 10° 33’ de longitude est.

Tandis qu’il opérait, maître Antifer le regardait obliquement en clignant de l’œil.

«Eh bien, Juhel?…

– Mon oncle, nous sommes juste en longitude, et nous n’avons plus qu’à descendre de quelques milles dans le sud!

– Alors descendons, mon neveu, descendons!… Je crois même que nous ne descendrons jamais assez!»

Comprenez donc un mot à ce que dit le plus extraordinaire des Malouins passés, présents et futurs!

La felouque laissa porter sur bâbord, afin de se rapprocher de Pantellaria. Le vieux patron, l’œil plissé, la lèvre pincée, se perdait en conjectures. Aussi, comme Gildas Trégomain se trouvait près de lui, il ne put s’empêcher de lui demander à voix basse ce qu’il venait chercher dans ces parages.

«Notre mouchoir que nous avons perdu par ici! répondit le gabarier, en homme que la mauvaise humeur commence à gagner, si excellente que fût sa nature.

Va bene, signor!»

A midi moins le quart, il n’y avait encore aucun amas de roches en vue. Et, cependant, la Providenza devait être sur le gisement de l’îlot numéro quatre…

Et rien… rien… si loin que la vue pouvait s’étendre!

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Par le hauban de tribord, Juhel se hissa en tête du mât. De là, son regard embrassait un horizon de douze à quinze milles environ…

Rien… toujours rien!

Lorsqu’il redescendit sur le pont, Zambuco, flanqué du notaire, s’approcha et d’une voix inquiète:

«L’îlot quatre?… demanda-t-il.

– Il n’est pas en vue!

– Es-tu bien sûr de ton point?… ajouta maître Antifer d’un ton goguenard.

– Sûr, mon oncle!

– Alors, mon neveu, il faut croire que tu ne sais même plus faire une observation…»

Le jeune capitaine fut touché au vif, et comme la rougeur lui montait au front, Énogate le calma d’un geste suppliant.

Gildas Trégomain crut devoir intervenir, et s’adressant au vieux patron:

«Grappa?… dit-il.

– A vos ordres.

– Nous sommes à la recherche d’un îlot…

– Si, signor.

– Est-ce qu’il n’y a pas un îlot dans ces parages?…

– Oune îlot?…

– Oui.

– Oune îlot que vous disez?…

– Un îlot… on te demande un îlot! répéta maître Antifer, qui haussa les épaules. Entends-tu… un joli petit îlot!… îlili… îlolot!… Est-ce que tu ne comprends pas?…

– Faisez excouse, Excellence! C’est bien ou ne îlot que vous cherchez?…

– Oui… dit Gildas Trégomain. En existe-t-il un?…

– Non, signor.

– Non?…

– Non!… Mais il y en a ou oune… et même que je l’ai voue et que j’ai débarqué à sa sourface!

– Sa surface?… répéta le gabarier.

– Mais il a disparou…

– Disparu ?… s’écria Juhel.

– Si, signor… depuis trente et oun ans… vienne la San Loucia!…

– Et quel était cet îlot?… demanda Gildas Trégomain, en joignant les mains.

– Eh! mille gabares, gabarier, s’écria maître Antifer, c’était l’îlot ou plutôt l’île Julia!»

L’île Julia!… Quelle révélation se fit aussitôt dans l’esprit de Juhel.

Oui! effectivement, l’île Julia, ou Ferdinandea, ou Hotham, ou Graham, ou Nerita – de quelque nom qu’il plaise de l’appeler, – cette île avait apparu à cette place le 28 juin 1831. Comment aurait-on pu douter de son existence? Le capitaine napolitain Corrao était présent au moment où se manifestait l’éruption sous-marine qui l’avait produite. Le prince Pignatelli avait observé la colonne qui brillait au centre de l’île nouvellement née avec une lumière continue comme une gerbe de feu d’artifice. Le capitaine Irton et le docteur John Davy avaient été témoins de ce merveilleux phénomène. Durant deux mois, l’île, recouverte de scories et de sable chauds, fut praticable aux piétons. C’était le fond sous-marin qu’une force plutonique avait ramené par voie de soulèvement à la surface des eaux.

Puis, au mois de décembre 1831, le massif rocheux s’était rabaissé, l’île avait disparu, et cette portion de la mer n’en avait plus gardé aucune trace.

Or, ce fut durant ce laps de temps – si court – que la mauvaise chance conduisit Kamylk-Pacha et le capitaine Zô en cette partie de la Méditerranée. Ils cherchaient un îlot inconnu, et, par le ciel! il l’était bien celui qui venait de paraître en juin pour disparaître en décembre! Et, maintenant, c’était à une centaine de mètres au fond de cet abîme que gisait le précieux trésor!… Ces millions que le révérend Tyrcomel aurait voulu engloutir, c’était la nature qui avait accompli cette œuvre moralisatrice, et il n’était plus à craindre qu’ils se répandissent jamais sur le monde!…

Et ce qu’il faut dire, c’est que maître Antifer le savait! Lorsque Juhel, trois semaines avant, lui avait donné le gisement de l’îlot numéro quatre entre la Sicile et Pantellaria, il avait aussitôt reconnu qu’il s’agissait de l’île Julia. Alors qu’il était novice au commerce, il avait souvent parcouru ces parages, il n’ignorait rien du double phénomène qui s’y était produit en 1831, cette apparition et cette disparition d’un îlot éphémère, maintenant englouti à trois cents pieds de profondeur!… Ceci bien et dûment établi, après un accès de colère, le plus terrible de toute son existence, il en avait pris son parti, il avait renoncé à jamais à s’approprier le trésor de Kamylk-Pacha!… Et voilà pourquoi il ne parlait plus d’une dernière campagne de recherches. Et, s’il y avait consenti sous la pression de Gildas Trégomain, s’il s’était lancé dans les dépenses d’un nouveau voyage, c’était uniquement par amour-propre, c’était parce qu’il tenait à ne pas avoir été le plus mystifié dans cette affaire… Et, s’il avait fixé rendez-vous à Girgenti au banquier Zambuco et au notaire Ben-Omar, c’était pour leur donner la leçon que méritait leur duplicité envers lui…

Donc, se retournant vers le banquier maltais et le notaire égyptien:

«Oui! s’écria-t-il, les millions sont là… sous nos pieds, et si vous voulez en avoir votre part, il n’y a qu’un plongeon à faire!… Allons! à l’eau, Zambuco!… A l’eau, Ben-Omar!»

Et si jamais ces deux personnages regrettèrent de s’être rendus à la mystifiante invitation de maître Antifer, ce fut bien en ce moment où l’intraitable Malouin les accablait de ses sarcasmes, oubliant qu’il s’était montré aussi avide qu’eux dans cette chasse au trésor!…

«Maintenant, cap à l’est! s’écria Pierre-Servan-Malo, et en route pour le pays!

– Où nous vivrons si heureux… dit Juhel.

– Même sans les millions du pacha! dit Énogate.

– Dame!… puisqu’il faut s’en passer!» ajouta Gildas Trégomain d’un ton de résignation comique.

Mais, auparavant, le jeune capitaine, – par curiosité, – voulut faire jeter la sonde à cette place…

Jacopo Grappa obéit en hochant la tête, et, lorsque la corde fut déroulée de trois cents à trois cent cinquante pieds, le plomb heurta une masse résistante…

C’était l’île Julia… C’était l’îlot numéro quatre, perdu à cette profondeur! Sur l’ordre de Juhel, la felouque vira de bord. Le vent étant contraire, elle dut louvoyer toute la nuit en regagnant le port, – ce qui valut à l’infortuné Ben-Omar dix-huit dernières heures de mal de mer.

La matinée était donc avancée, quand la Providenza vint s’amarrer au quai de Girgenti, après cette infructueuse exploration.

Mais, au moment où les passagers allaient prendre congé du vieux patron, celui-ci, s’approchant de maître Antifer, lui dit:

«Excellence?…

– Que veux-tu?…

– J’ai oune chose à vous dire…

– Parle… mon ami… parle…

– Eh! signor, tout espoir n’est pas perdou!…»

Pierre-Servan-Malo se redressa, et ce fut comme un éclair de suprême convoitise qui illumina son regard.

«Tout espoir?… répondit-il.

– Oui… Excellence!… L’île Joulia a disparou depouis la fin de l’an mil houit cent trente-un, mais…

– Mais…

– Elle remonte depouis l’année mil houit cent cinquante…

– Comme mon baromètre quand il doit faire beau! s’écria maître Antifer en poussant un formidable éclat de rire. Par malheur, lorsque l’île Julia reparaîtra avec ses millions… nos millions!… nous ne serons plus là – pas même toi, gabarier, quand tu devrais mourir plusieurs fois centenaire!…

– Ce qui n’est guère probable!» répliqua l’ex-patron de la Charmante-Amélie.

Et cela est vrai, parait-il, ce que venait de dire le vieux marin. L’île Julia remonte peu à peu à la surface de la Méditerranée…

Aussi, quelques siècles plus tard, peut-être aurait-il été possible de donner un tout autre dénouement à ces mirifiques aventures de maître Antifer!

FIN

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