Poprzednia częśćNastępna cześć

 

 

Jules Verne

 

Un capitaine de quinze ans

 

(Chapitre IX-XII)

 

 

Dessins par H. Meyer

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie, 1878

 

15cap_02.jpg (104378 bytes)

© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre IX

Kazonndé.

 

e 26 mai, la caravane d’esclaves arrivait à Kazonndé. Cinquante pour cent des prisonniers faits dans cette dernière razzia étaient tombés sur la route. Cependant, l’affaire était encore bonne pour les traitants; les demandes affluaient, et le prix des esclaves allait monter sur les marchés de l’Afrique.

L’Angola faisait à cette époque un grand commerce de noirs. Les autorités portugaises de Saint-Paul de Loanda ou de Benguela n’auraient pu que difficilement l’entraver, car les convois se dirigeaient vers l’intérieur du continent africain. Les baracons du littoral regorgeaient de prisonniers; les quelques négriers qui parvenaient à passer entre les croisières de la côte, ne suffisaient pas à les embarquer pour les colonies espagnoles de l’Amérique.

Kazonndé, située à trois cents milles de l’embouchure de la Coanza, est l’un des principaux «lakonis», l’un des plus importants marchés de cette province. Sur sa grande place, la «tchitoka», se traitent les affaires; là, les esclaves sont exposés et vendus. C’est de ce point que les caravanes rayonnent vers la région des grands lacs.

Kazonndé, comme toutes les grandes villes de l’Afrique centrale, se divise en deux parties distinctes: l’une est le quartier des négociants arabes, portugais ou indigènes, et elle contient leurs baracons; l’autre est la résidence du roi nègre, quelque féroce ivrogne couronné, qui règne par la terreur et vit des subventions en nature que les traitants ne lui épargnent pas.

A Kazonndé, le quartier commerçant appartenait alors à ce José-Antonio Alvez, dont il avait été question entre Harris et Negoro, simples agents à sa solde. Là était le principal établissement de ce traitant, qui en possédait un second à Bihé et un troisième à Cassange, dans le Benguela, où le lieutenant Cameron allait le rencontrer quelques années plus tard.

Une grande rue centrale, de chaque côté des groupes de maisons, de «tembés» à toitures plates, à murailles de terre crépie, dont la cour carrée sert de parc au bétail, à l’extrémité de la rue la vaste «tchitoka» entourée de baracons, au-dessus de cet ensemble d’habitations quelques énormes banians dont les branches se développent par un mouvement superbe, ça et là de grands palmiers plantés comme des balais, la tête en l’air, sur la poussière des rues, une vingtaine d’oiseaux de proie préposés à la salubrité publique, tel est le quartier marchand de Kazonndé.

Non loin coule le Louhi, rivière dont le cours encore indéterminé est probablement un affluent ou tout au moins un sous-affluent du Congo, tributaire du Zaïre.

La résidence du roi de Kazonndé, qui confine au quartier commerçant, n’est qu’un ramassis de huttes malpropres qui s’étendent sur un espace d’un mille carré. De ces cases, les unes sont libres d’accès, les autres sont enceintes d’une palissade de roseaux ou bordées de figuiers buissonnants. Un clos particulier qu’entouré une haie de papyrus, une trentaine de cases servant de demeures aux esclaves du chef, un groupe de huttes pour ses femmes, un «tembé» plus vaste et plus élevé, à demi enfoui dans les plantations de manioc, telle est la résidence du roi de Kazonndé, un homme de cinquante ans, ayant nom Moini Loungga, et déjà bien déchu de la situation de ses prédécesseurs. Il n’a pas quatre mille soldats, là où les premiers traitants portugais en comptèrent vingt mille, et il ne pourrait plus, comme au bon temps, décréter l’immolation de vingt-cinq à trente esclaves par jour.

Ce roi était, d’ailleurs, un précoce vieillard usé par la débauche, brûlé par les liqueurs fortes, un féroce maniaque, faisant par caprice mutiler ses sujets, ses officiers ou ses ministres, coupant le nez ou les oreilles aux uns, le pied ou la main aux autres, et dont la mort, prochainement attendue, devait être accueillie sans aucun regret.

Un seul homme dans tout Kazonndé devait peut-être perdre à la mort de Moini Loungga. C’était le traitant José-Antonio Alvez, qui s’entendait fort bien avec l’ivrogne dont toute la province reconnaissait l’autorité. Il pouvait craindre après lui, si l’avènement de la première de ses femmes, la reine Moina, était contesté, que les États de Moini Loungga fussent envahis par un compétiteur voisin, un des rois de l’Oukousou. Celui-ci, plus jeune, plus actif, s’était déjà emparé de quelques villages qui relevaient du gouvernement de Kazonndé, et il avait à sa dévotion un autre traitant, rival d’Alvez, ce Tipo-Tipo, noir Arabe de race pure, dont Cameron allait bientôt recevoir la visite à N’yangwé.

Voici d’ailleurs ce qu’était cet Alvez, le véritable souverain sous le règne du nègre abruti dont il avait développé et exploité les vices:

José-Antonio Alvez, déjà avancé en âge, n’était point, comme on pourrait le croire, un «msoungou», c’est-à-dire un homme de race blanche. Il n’avait de portugais que son nom, emprunté sans doute pour les besoins de son commerce. C’était un vrai nègre, bien connu dans ce monde des traitants, et qui s’appelait Kenndélé. Né, en effet, à Donndo, sur les bords de la Coanza, il avait commencé par être simple agent des courtiers d’esclaves, et devait finir en traitant de haute renommée, c’est-à-dire dans la peau d’un vieux coquin qui se disait le plus honnête homme du monde.

C’était cet Alvez que Cameron, vers la fin de 1874, devait rencontrer à Kilemmba, capitale de Kassonngo, chef de l’Ouroua, et qui allait le conduire avec sa caravane jusqu’à son établissement de Bihé, sur un parcours de sept cents milles.

Le convoi d’esclaves, en arrivant à Kazonndé, avait été conduit à la grande place.

On était au 26 mai. Les calculs de Dick Sand se trouvaient donc justifiés. Le voyage avait duré trente-huit jours depuis le départ du campement établi sur les rives de la Coanza. Cinq semaines des plus épouvantables misères qu’il fût donné à des êtres humains de supporter!

Il était midi lorsque se fit l’entrée à Kazonndé. Les tambours battaient, les cornes de coudou éclataient au milieu des détonations des armes à feu. Les soldats de la caravane déchargeaient leurs fusils en l’air, et les serviteurs d’Antonio-José Alvez répondaient avec entrain. Tous ces bandits étaient heureux de se revoir, après une absence qui avait duré quatre mois. Ils allaient enfin se reposer et regagner le temps perdu dans la débauche et l’ivresse.

Les prisonniers, la plupart à bout de forces, formaient encore un total de deux cent cinquante têtes. Après avoir été poussés en avant comme un troupeau, ils allaient être enfermés dans ces baracons, dont les fermiers d’Amérique n’eussent pas voulu pour étables. Là les attendaient douze ou quinze cents autres esclaves qui devaient être exposés le surlendemain au grand marché de Kazonndé. Ces baracons furent remplis avec les esclaves de la caravane. Les lourdes fourches leur avaient été enlevées, mais ils avaient dû garder leurs chaînes.

Les pagazis s’étaient arrêtés sur la place, après avoir déposé leurs charges d’ivoire, dont les négociants de Kazonndé allaient prendre livraison. Puis, payés de quelques yards de calicot ou autre étoffe de plus haut prix, ils retourneraient se joindre à quelque autre caravane.

Le vieux Tom et ses compagnons avaient donc été délivrés de ce carcan qu’ils portaient depuis cinq semaines. Bat et son père venaient enfin de se jeter dans les bras l’un de l’autre. Tous s’étaient serré la main. Mais c’est à peine s’ils osaient parler. Qu’auraient-ils pu se dire qui ne fût une parole de désespoir? Bat, Actéon, Austin, tous trois vigoureux, faits aux rudes travaux, avaient pu résister aux fatigues; mais le vieux Tom, affaibli parles privations, était à bout de forces. Encore quelques jours, et son cadavre eût été abandonné, comme celui de la vieille Nan, en pâture aux fauves de la province!

Tous quatre, aussitôt arrivés, avaient été parqués dans un étroit baracon, dont la porte s’était immédiatement refermée sur eux. Là, ils avaient trouvé quelque nourriture, et ils attendaient la visite du traitant près duquel ils voulaient, mais bien inutilement, se prévaloir de leur qualité d’Américains.

Dick Sand, lui, était resté sur la place, sous la surveillance spéciale d’un havildar.

Il était enfin à Kazonndé, où il ne doutait pas que Mrs. Weldon, le petit Jack et cousin Bénédict ne l’eussent précédé. Il les avait cherchés des yeux en traversant les divers quartiers de la ville, jusqu’au fond des tembés qui bordaient les rues, sur cette tchitoka qui était presque déserte alors.

Mrs. Weldon n’était pas là!

«Ne l’aurait-on pas conduite ici? se demanda Dick Sand. Mais où serait-elle? Non! Hercule n’a pu s’y tromper. D’ailleurs cela devait rentrer dans les secrets desseins d’Harris et Negoro!… Et cependant, eux aussi, je ne les vois pas?…»

Une poignante anxiété avait saisi Dick Sand. Que Mrs. Weldon, retenue prisonnière, lui fût encore cachée, cela s’expliquait. Mais Harris et Negoro, – ce dernier surtout, – devaient avoir hâte de revoir le jeune novice, maintenant en leur pouvoir, ne fût-ce que pour jouir de leur triomphe, pour l’insulter, le torturer, se venger enfin! De ce qu’ils n’étaient pas là, devait-on conclure qu’ils avaient pris une autre direction, et que Mrs. Weldon s’était vue entraîner vers quelque autre point de l’Afrique centrale? Dût la présence de l’Américain et du Portugais être le signal de son supplice, Dick Sand la désirait impatiemment. Harris et Negoro à Kazonndé, c’eût été pour lui la certitude que Mrs. Weldon et son enfant y étaient aussi!

Dick Sand se dit alors que, depuis cette nuit dans laquelle Dingo lui avait apporté le billet d’Hercule, le chien n’avait pas reparu. Une réponse que le jeune novice avait préparée à tout hasard, et dans laquelle il recommandait à Hercule de ne songer qu’à Mrs. Weldon, de ne pas la perdre de vue, de la tenir le plus possible au courant de ce qui se passait, cette réponse il n’avait pu la faire parvenir à sa destination. Ce que Dingo avait pu faire une première fois, c’est-à-dire se glisser jusque dans les rangs de la caravane, pourquoi Hercule ne le lui avait-il pas fait tenter une seconde? Le fidèle animal avait-il succombé dans quelque tentative avortée, ou encore Hercule, continuant à suivre les traces de Mrs. Weldon, comme eût fait Dick Sand à sa place, s’était-il enfoncé, suivi de Dingo, dans les profondeurs de ce plateau boisé de l’Afrique, dans l’espoir d’arriver à quelque factorerie de l’intérieur?

Que pouvait imaginer Dick Sand, si en effet ni Mrs. Weldon, ni ses ravisseurs n’étaient là! Il s’était cru tellement assuré, – à tort peut-être, – qu’il les retrouverait à Kazonndé, que de ne pas les y voir, tout d’abord, lui porta un coup terrible. Il eut là un mouvement de désespoir qu’il ne put maîtriser. Sa vie, si elle ne devait plus être utile à ceux qu’il aimait, n’était bonne à rien, et il n’avait plus qu’à mourir! Mais, en pensant de la sorte, Dick Sand se méprenait sur son propre caractère! Sous le coup de ces épreuves, l’enfant s’était fait homme, et le découragement chez lui ne pouvait être qu’un tribut accidentel payé à la nature humaine.

Un formidable concert de fanfares et de cris éclata en ce moment. Soudain Dick Sand, que nous venons de voir affaissé dans la poussière de la tchitoka, se redressa. Tout nouvel incident pouvait le mettre sur les traces de ceux qu’il cherchait. Le désespéré de tout à l’heure ne désespérait déjà plus.

«Alvez! Alvez!» ce nom était répété par une foule d’indigènes et de soldats qui envahissaient alors la grande place. L’homme duquel dépendait le sort de tant d’infortunés allait enfin paraître. Il était possible que ses agents, Harris et Negoro, fussent avec lui. Dick Sand était debout, les yeux ouverts, les narines dilatées. Ce jeune novice de quinze ans, les deux traîtres le trouveraient là devant eux, droit, ferme, les regardant bien en face! Ce ne serait pas le capitaine du Pilgrim qui tremblerait devant l’ancien cuisinier du bord!

Un hamac, sorte de kitanda recouverte d’un mauvais rideau rapiécé, déteint, frangé de loques, parut à l’extrémité de la rue principale. Un vieux nègre en descendit. C’était le traitant José-Antonio Alvez.

Quelques serviteurs l’accompagnaient, faisant force démonstrations.

15cap_70.jpg (185095 bytes)

En même temps qu’Alvez apparaissait son ami Coïmbra, fils du major Coïmbra, de Bihé, et, au dire du lieutenant Cameron, le plus grand chenapan de la province, un être crasseux, débraillé, les yeux éraillés, la chevelure rude et crépue, la face jaune, vêtu d’une chemise en loques et d’une jupe d’herbes. On eût dit une horrible vieille sous son chapeau de paille tout dépenaillé. Ce Coïmbra était le confident, l’âme damnée d’Alvez, un organisateur de razzias, bien digne de commander les bandits du traitant.

Quant à celui-ci, peut-être était-il d’aspect un peu moins sordide que son acolyte sous ses habits de vieux turc au lendemain d’un carnaval; toutefois il ne donnait pas une haute idée de ces chefs de factorerie qui font la traite en grand.

Au grand désappointement du novice, ni Harris, ni Negoro ne faisaient partie de la suite d’Alvez. Dick Sand devait-il donc renoncer à l’espoir de les retrouver à Kazonndé?

Cependant, le chef de la caravane, l’Arabe Ibn Hamis, échangeait des poignées de mains avec Alvez et Coïmbra. Il reçut nombre de félicitations. Les cinquante pour cent d’esclaves qui manquaient au compte général amenèrent bien une grimace sur la face d’Alvez; mais, en somme, l’affaire restait bonne encore. Avec ce que le traitant possédait de marchandise humaine dans ses baracons, il pourrait satisfaire aux demandes de l’intérieur, et troquer ses esclaves contre les dents d’ivoire et ces «hannas» de cuivre, sortes de croix de Saint-André sous la forme desquelles ce métal s’exporte dans le centre de l’Afrique.

Les compliments ne furent pas épargnés aux havildars; quant aux porteurs, le traitant donna des ordres pour que leur salaire leur fût compté immédiatement.

José-Antonio Alvez et Coïmbra parlaient une sorte de portugais mêlé d’idiome indigène qu’un natif de Lisbonne aurait eu quelque peine à comprendre. Dick Sand n’entendait donc pas ce que ces «négociants» disaient entre eux. Avait-il été question de ses compagnons et de lui, si traîtreusement adjoints au personnel du convoi? Le jeune novice n’eut plus lieu d’en douter, lorsque, sur un geste de l’Arabe Ibn Hamis, un havildar se dirigea vers le baracon où Tom, Austin, Bat et Actéon avaient été renfermés.

Presque aussitôt, les quatre Américains furent amenés devant Alvez.

Dick Sand s’approcha lentement. Il ne voulait rien perdre de cette scène.

La face d’Antonio-José Alvez s’illumina, quand il vit ces noirs bien découplés, auxquels le repos et une nourriture plus abondante allaient promptement rendre leur vigueur naturelle. Il n’eut qu’un regard de dédain pour le vieux Tom. Son âge lui enlevait du prix; mais les trois autres se vendraient cher au prochain lakoni de Kazonndé.

Ce fut alors qu’Alvez retrouva dans ses souvenirs quelques mots d’anglais, que des agents tels que l’Américain Harris avaient pu lui apprendre, et le vieux singe crut devoir souhaiter ironiquement la bienvenue à ses nouveaux esclaves.

Tom comprit ces paroles du traitant; il s’avança aussitôt, et, montrant ses compagnons et lui:

«Nous sommes des hommes libres! dit-il. Citoyens des États-Unis!»

Alvez le comprit sans doute; il répondit avec une grimace de belle humeur, en hochant la tête:

«Oui… oui… Américains! bienvenus… bienvenus!

– Bienvenus,» ajouta Coïmbra.

Le fils du major de Bihé s’avança alors vers Austin, et, comme un marchand qui examine un échantillon, après lui avoir tâté la poitrine, les épaules, il voulut lui faire ouvrir la bouche afin de voir ses dents.

Mais, à ce moment, le senor Coïmbra reçut par la figure le plus magistral coup de poing qu’un fils de major eût jamais attrapé!

Le confident d’Alvez alla rouler à dix pas. Quelques soldats se jetèrent sur Austin, qui allait peut-être payer chèrement ce mouvement de colère.

Alvez les arrêta d’un geste. Il riait, ma foi, de la mésaventure de son ami Coïmbra, qui en était de deux dents, sur cinq ou six qui lui restaient!

José-Antonio Alvez n’entendait pas qu’on détériorât sa marchandise. Puis, il était d’un caractère gai, et depuis longtemps il n’avait si bien ri!

Il consola pourtant le tout déconfit Coïmbra, et celui-ci, remis sur pieds, revint prendre sa place près du traitant, tout en adressant un geste de menace à l’audacieux Austin.

En ce moment, Dick Sand, poussé par un havildar, était amené devant Alvez.

Celui-ci, évidemment, savait ce qu’était le jeune novice, d’où il venait, et comment il avait été pris au campement de la Coanza.

Aussi, après l’avoir regardé d’un œil assez méchant:

«Le petit Yankee!» dit-il en mauvais anglais.

– Oui! Yankee! répondit Dick Sand. Que veut-on faire de mes compagnons et de moi?»

– Yankee! Yankee! Petit Yankee!» répétait Alvez.

N’avait-il pas compris, ou ne voulait-il pas comprendre la demande qui lui était faite?

Dick Sand, une seconde fois, posa la question relative à ses compagnons et à lui. Il s’adressa en même temps à Coïmbra, qu’à ses traits, si dégradés qu’ils fussent par l’abus des liqueurs alcooliques, il avait reconnu ne pas être d’origine indigène.

Coïmbra renouvela le geste de menace qu’il avait déjà adressé à Austin et ne répondit pas.

Pendant ce temps, Alvez causait assez vivement avec l’Arabe Ibn Hamis, et de choses, évidemment, qui concernaient Dick Sand et ses amis. Sans doute, on allait les séparer de nouveau, et qui sait si jamais l’occasion d’échanger quelques paroles leur serait encore offerte.

«Mes amis, dit Dick Sand à mi-voix, et comme s’il se fût parlé à lui-même, quelques mots seulement! J’ai reçu par Dingo un billet d’Hercule. Il a suivi la caravane. Harris et Negoro entraînaient Mrs. Weldon, Jack et monsieur Bénédict. Où? Je ne le sais plus, s’ils ne sont pas ici, à Kazonndé. Patience, courage, soyez prêts à toute occasion. Que Dieu ait enfin pitié de nous!

– Et Nan? demanda le vieux Tom.

– Nan est morte!

– La première!…

– Et la dernière!… répondit Dick Sand, car nous saurons bien!…»

En ce moment, une main se posa sur son épaule, et il entendit ces paroles prononcées de ce ton aimable qu’il connaissait trop:

«Eh! voilà mon jeune ami, si je ne me trompe! Enchanté de le revoir!»

Dick Sand se retourna.

Harris était devant lui.

«Où est mistress Weldon?» s’écria Dick Sand en marchant sur l’Américain.

– Hélas! répondit Harris, en affectant une pitié qu’il ne ressentait pas, la pauvre mère! Comment aurait-elle pu survivre…

– Morte! s’écria Dick Sand. Et son enfant?…

– Le pauvre bébé! répondit Harris sur le même ton, comment de telles fatigues ne l’auraient-elles pas tué!…»

Ainsi, tout ce qu’aimait Dick Sand n’était plus! Que se passa-t-il en lui? Un irrésistible mouvement de colère, un besoin de vengeance qu’il lui fallut assouvir à tout prix!

15cap_71.jpg (184283 bytes)

Dick Sand bondit sur Harris, saisit un coutelas à la ceinture de l’Américain, et il le lui enfonça dans le cœur.

«Malédiction!…» s’écria Harris en tombant.

 

 

Chapitre X

Un jour de grand marché.

 

e mouvement de Dick Sand avait été si prompt, qu’on n’eût pu l’arrêter. Quelques indigènes se jetèrent sur lui, et il allait être massacré, lorsque Negoro parut.

Un signe du Portugais écarta les indigènes, qui relevèrent et emportèrent le cadavre d’Harris. Alvez et Coïmbra réclamaient la mort immédiate de Dick Sand; mais Negoro leur dit à voix basse qu’ils ne perdraient rien pour attendre, et ordre fut donné d’emmener le jeune novice, avec recommandation de ne pas le perdre de vue un instant»

Dick Sand venait enfin de revoir Negoro, et pour la première fois, depuis leur départ du littoral. Il savait que ce misérable était seul coupable de la catastrophe du Pilgrim! Il devait le haïr plus encore que son complice. Et cependant, après avoir frappé l’Américain, il dédaigna d’adresser même une parole à Negoro.

Harris avait dit que Mrs. Weldon et son enfant avaient succombé!… Rien ne l’intéressait plus, pas même ce qu’on ferait de lui. On l’entraîna. Où? peu lui importait.

15cap_72.jpg (235584 bytes)

Dick Sand, étroitement enchaîné, fut déposé au fond d’un baracon sans fenêtre, sorte de cachot où le traitant Alvez enfermait les esclaves condamnés à mort pour rébellion ou voie de fait. Là, il ne pouvait plus avoir aucune communication avec l’extérieur; il ne songea même pas à le regretter. Il avait vengé ceux qu’il aimait, qui n’étaient plus! Quelque fût le sort qui l’attendait, il était prêt.

On pense bien que si Negoro avait arrêté les indigènes qui allaient punir le meurtre d’Harris, c’est qu’il réservait Dick Sand à l’un de ces terribles supplices dont les indigènes ont le secret. Le cuisinier du bord tenait en son pouvoir le capitaine de quinze ans; il ne lui manquait qu’Hercule pour que sa vengeance fût complète.

Deux jours après, le 28 mai, s’ouvrit le marché, le grand «lakoni», sur lequel devaient se rencontrer les traitants des principales factoreries de l’intérieur et les indigènes des provinces voisines de l’Angola. Ce marché n’était pas spécial à la vente des esclaves, mais tous les produits de cette fertile Afrique y devaient affluer en même temps que les producteurs.

Dès le matin, l’animation était déjà grande sur la vaste tchitoka de Kazonndé, et il est difficile d’en donner une juste idée. C’était un concours de quatre à cinq mille personnes, en y comprenant les esclaves de José-Antonio Alvez, parmi lesquels figuraient Tom et ses compagnons. Ces pauvres gens, précisément parce qu’ils étaient de race étrangère, ne devaient pas être les moins recherchés des courtiers de chair humaine!

Alvez était donc là, le premier entre tous; accompagné de Coïmbra, il proposait des lots d’esclaves, dont les traitants de l’intérieur allaient former une caravane. Parmi ces traitants, on remarquait certains métis d’Oujiji, principal marché du lac Tanganyika, et des Arabes, très-supérieurs à ces métis dans ce genre de commerce.

Les indigènes se voyaient là aussi en grand nombre. C’étaient des enfants, des hommes, des femmes, celles ci trafiquantes passionnées, et qui, pour le génie du négoce, en auraient certes remontré à leurs semblables de couleur blanche. Dans les halles des grandes villes, même un jour de grand marché, il ne se fait ni plus de bruit, ni plus d’affaires. Chez les civilisés, le besoin de vendre l’emporte peut-être sur l’envie d’acheter. Chez ces sauvages d’Afrique, l’offre se produisait avec autant de passion que la demande.

Pour les indigènes des deux sexes, le lakoni est un jour de fête, et, s’ils n’avaient pas mis leurs plus beaux habits, et pour cause, ils portaient du moins leurs plus beaux ornements. Chevelures divisées en quatre parties recouvertes de coussinets et en nattes rattachées comme un chignon, ou disposées en queues de poêle sur le devant de la tête avec panaches de plumes rouges, – chevelures à cornes recourbées empâtées de terre rouge et d’huile, comme ce minium qui sert à luter les joints des machines, – dans ces amas de cheveux faux ou vrais, un hérissement de brochettes, d’épingles de fer ou d’ivoire, souvent même, chez les élégants, un couteau à tatouage fiché dans la masse crépue, dont chaque cheveu, enfilé un à un dans un sofi ou perle de verre, forme une tapisserie de grains diversement colorés, – tels étaient les édifices qui se voyaient le plus communément sur la tête des hommes. Les femmes préféraient diviser leur chevelure en petites houppes de la grosseur d’une cerise, en tortillons, en torsades dont les bouts figuraient un dessin en relief, en tire-bouchons disposés le long de la face. Quelques-unes, plus simples et peut-être plus jolies, laissaient pendre leurs cheveux sur leur dos, à la manière anglaise, et d’autres, à la mode française, les portaient en franges coupées sur le front. Et presque toujours, sur ces tignasses, un mastic de graisse, d’argile, ou de luisante «nkola», substance rouge extraite du bois de santal, si bien que ces élégantes semblaient être coiffées de tuiles.

Il ne faudrait pas s’imaginer que ce luxe d’ornementation ne fût appliqué qu’à la chevelure des indigènes. A quoi serviraient les oreilles, si on n’y passait des chevillettes de bois précieux, des anneaux de cuivre découpés à jour, des chaînes de maïs tressées qui les ramènent en avant, ou de petites gourdes, servant de tabatières, – au point que les lobes détendus de ces appendices tombent parfois jusqu’aux épaules de leurs propriétaires? Après tout, les sauvages de l’Afrique n’ont pas de poches, et comment en auraient-ils? De là, nécessité de placer où ils peuvent et comme ils le peuvent, les couteaux, pipes et autres objets usuels. Quant aux cous, aux bras, aux poignets, aux jambes, aux chevilles, ces diverses parties du corps sont incontestablement pour eux destinées à porter des bracelets de cuivre ou d’airain, des cornes découpées et ornées de boutons brillants, des rangs de perles rouges, dites samé-samés ou «talakas», et qui étaient très à la mode alors. Aussi, avec ces bijoux, étalés à profusion, les riches de l’endroit avaient-ils l’aspect de châsses ambulantes.

En outre, si la nature a donné des dents aux indigènes, n’est-ce pas pour s’arracher les incisives médianes du haut et du bas, pour les limer en pointes, pour les recourber en crochets aigus comme des crochets de crotales? Si elle aplanie des ongles au bout des doigts, n’est-ce pas pour qu’ils poussent si démesurément que l’usage de la main en soit rendu à peu près impossible? Si la peau, noire ou brune, recouvre la charpente humaine, n’est-ce pas pour la zébrer de «temmbos» ou tatouages, représentant des arbres, des oiseaux, des croissants, des pleines lunes, ou de ces lignes ondulées dans lesquelles Livingstone a cru retrouver des dessins de l’ancienne Égypte? Ce tatouage des pères, pratiqué au moyen d’une matière bleue introduite dans les incisions, se «cliche»point pour point sur le corps des enfants, et permet de reconnaître à quelle tribu ou à quelle famille ils appartiennent. Il faut bien graver son blason sur sa poitrine, quand on ne peut pas le peindre sur les panneaux d’une voiture!

Telle était donc la part de l’ornementation dans ces modes indigènes. Quant aux vêtements proprement dits, ils se résumaient pour ces messieurs en quelque tablier de cuir d’antilope descendant jusqu’aux genoux, ou même en un jupon de tissu d’herbe à couleurs vives; pour ces dames, c’était une ceinture de perles soutenant à la taille une jupe verte, brodée en soie, ornée de grains de verre ou de cauris, quelquefois un de ces pagnes en «lambba», étoffe d’herbe, bleue, noire et jaune, qui est si recherchée des Zanzibarites.

Il ne s’agit ici que des nègres de la haute société. Les autres, marchands ou esclaves, étaient à peine vêtus. Les femmes, le plus souvent, servaient de porteuses et arrivaient sur le marché avec d’énormes hottes au dos, qu’elles maintenaient au moyen d’une courroie passée sur leur front. Puis, la place prise, la marchandise déballée, elles s’accroupissaient dans leur hotte vide.

L’étonnante fertilité du pays faisait affluer sur ce lakoni des produits alimentaires de premier choix. Il y avait à profusion ce riz qui donne cent pour un, ce maïs qui, dans trois récoltes en huit mois, rapporte deux cents pour un, le sésame, le poivre de l’Ouroua, plus fort que le piment de Cayenne, du manioc, du sorgho, des muscades, du sel, de l’huile de palme. Là s’étaient donné rendez-vous quelques centaines de chèvres, de cochons, de moutons sans laine, à fanons et à poils, évidemment d’origine tartare, de la volaille, du poisson, etc. Des poteries, très-symétriquement tournées, saisissaient le regard par leurs violentes couleurs. Les boissons variées que les petits indigènes criaient d’une voix glapissante, tentaient les amateurs, sous la forme de vin de banane, de «pombé», liqueur forte très en usage, de «malofou», bière douce faite avec les fruits du bananier, et d’hydromel, mélange limpide de miel et d’eau, fermenté avec du malt.

Mais ce qui eût rendu le marché de Kazonndé plus curieux encore, c’était le commerce des étoffes et de l’ivoire.

En étoffes, on comptait par milliers de «choukkas» ou de brasses le «méricani», calicot écru, venu de Salem dans le Massachussets, le «kaniki», cotonnade bleue large de trente-quatre pouces, le «sobari», étoffe à carreaux bleus et blancs avec bordure rouge, mélangée de petites raies bleues, moins cher que les «dioulis» de soie de Surate, à fonds verts, rouges ou jaunes, qui valent depuis sept dollars le coupon de trois yards jusqu’à quatre-vingts dollars, lorsqu’ils sont tissés d’or.

Quant à l’ivoire, il affluait de tous les points de l’Afrique centrale, à destination de Khartoum, de Zanzibar ou de Natal, et les négociants étaient nombreux qui exploitaient uniquement cette branche de commerce africain.

Se figure-t-on ce qu’on tue d’éléphants pour fournir les cinq cent mille kilogrammes d’ivoire1 que l’exportation jette annuellement sur les marchés de l’Europe et principalement en Angleterre? Il en faut quarante mille rien que pour les besoins du Royaume-Uni. La côte occidentale de l’Afrique seule produit cent quarante tonnes de cette précieuse substance. La moyenne est de vingt-huit livres pour une paire de dents d’éléphant qui, en 1874, ont valu jusqu’à quinze cents francs, mais il en est qui pèsent jusqu’à cent soixante-cinq livres, et, précisément au marché de Kazonndé, les amateurs en eussent trouvé d’admirables, faites d’un ivoire opaque, translucide, doux à l’outil, et d’écorce brune, conservant sa blancheur et ne jaunissant pas avec le temps comme les ivoires d’autres provenances.

Et maintenant, comment se réglaient entre acheteurs et vendeurs ces diverses opérations de commerce? Quelle était la monnaie courante? On l’a dit, cette monnaie, c’est l’esclave pour les trafiquants de l’Afrique.

L’indigène, lui, paye en grains de verre, de fabrication vénitienne, nommés «catchokolos» lorsqu’ils sont d’un blanc de chaux, «bouboulous» quand ils sont noirs, «sikoundéretchés» quand ils sont rosés. Ces grains ou perles assemblés sur dix rangs ou «khetés» faisant deux fois le tour du cou, forment le «foundo» dont la valeur est grande. La mesure la plus usuelle de ces perles est le «frasilah», qui pèse soixante-dix livres, et Livingstone, Cameron, Stanley ont toujours eu soin d’être abondamment pourvus de cette monnaie. A défaut de grains de verre, le «picé», pièce zanzibarite de quatre centimes, et les «vioungouas»,coquillages particuliers à la côte orientale, ont cours sur les marchés du continent africain. Quant aux tribus anthropophages, elles attachent une certaine valeur aux dents, de mâchoires humaines, et au lakoni, on voyait de ces chapelets au cou de l’indigène qui avait sans doute mangé les producteurs; mais ces dents-là commencent à être démonétisées.

Tel était donc l’aspect de ce grand marché. Vers le milieu du jour, l’animation était portée au plus haut point, le bruit devint assourdissant. La fureur des vendeurs dédaignés, la colère des chalands surfaits ne sauraient s’exprimer. De là des luttes fréquentes, et, comme on le pense bien, peu de gardiens de la paix à mettre le holà dans cette foule hurlante.

Ce fut vers le milieu de la journée qu’Alvez donna l’ordre d’amener sur la place les esclaves dont il voulait se défaire. La foule se trouva ainsi accrue de deux mille malheureux de tout âge, que le traitant gardait dans ses baracons depuis plusieurs mois. Ce «stock» n’était point en mauvais état. Un long repos, une nourriture suffisante avaient misses esclaves en état de figurer avantageusement dans le lakoni. Quant aux derniers arrivés, ils ne pouvaient soutenir aucune comparaison avec eux, et après un mois de baracon, Alvez les eût certainement vendus avec plus de profit; mais les demandes de la côte orientale étaient si considérables qu’il se décida à les exposer tels quels.

Ce fut là un malheur pour Tom et ses trois compagnons. Les havildars les poussèrent dans le troupeau qui envahit la tchitoka. Ils étaient solidement enchaînés, et leurs regards disaient assez quelle fureur, quelle honte aussi les accablaient.

«Monsieur Dick n’est pas là! dit presque aussitôt Bat, dès qu’il eut parcouru des yeux la vaste place de Kazonndé.

– Non! répondit Actéon, on ne le mettra pas en vente!

– Il sera tué, s’il ne l’est déjà! ajouta le vieux noir. Quant à nous, nous n’avons plus qu’un espoir, c’est que le même traitant nous achète ensemble. Ce serait une consolation de ne point être séparés!

– Ah! te savoir loin de moi, travaillant comme esclave! mon pauvre vieux père! s’écria Bat, suffoqué par les sanglots.

– Non… dit Tom. Non! On ne nous séparera pas, et peut-être pourrons-nous?…

– Si Hercule était ici!» s’écria Austin.

Mais le géant n’avait pas reparu. Depuis les nouvelles parvenues à Dick Sand, on n’avait plus entendu parler ni de Dingo, ni de lui. Fallait-il donc envier son sort? Oui, certes! car si Hercule avait succombé, du moins il n’avait pas porté les chaînes de l’esclave!

Cependant, la vente avait commencé. Les agents d’Alvez promenaient au milieu de la foule des lots d’hommes, de femmes, d’enfants, sans s’inquiéter s’ils séparaient ou non les mères de leurs petits! Ne peut-on les nommer ainsi, ces malheureux, qui n’étaient pas autrement traités que des animaux domestiques? Tom et les siens furent ainsi conduits d’acheteurs en acheteurs. Un agent marchait devant eux, criant le prix auquel leur lot serait adjugé. Des courtiers arabes, ou métis des provinces centrales, venaient les examiner. Ils ne retrouvaient point en eux les signes particuliers à la race africaine, signes modifiés chez ces Américains dès la seconde génération. Mais ces nègres vigoureux et intelligents, bien différents des noirs amenés des bords du Zambèze ou du Loualâba, avaient une grande valeur à leurs yeux. Ils les palpaient, ils les retournaient, ils regardaient leurs dents. Ainsi font les maquignons des chevaux qu’ils veulent acheter. Puis, on jetait au loin un bâton, on les obligeait à courir pour aller le ramasser, et on se rendait ainsi compte de leurs allures.

C’était la méthode employée pour tous, et tous étaient soumis à ces humiliantes épreuves. Que l’on ne croie pas à une complète indifférence chez ces malheureux à se voir ainsi traités! Non. Excepté des enfants qui ne pouvaient comprendre à quel état de dégradation on les réduisait, tous, hommes ou femmes, étaient honteux. On ne leur épargnait, d’ailleurs, ni les injures, ni les coups. Coïmbra, à demi ivre, et les agents d’Alvez les traitaient avec la dernière brutalité, et chez les nouveaux maîtres qui venaient de les payer en ivoire, en étoffes ou en perles, ils ne trouvaient pas un meilleur accueil. Violemment séparés les uns des autres, une mère de son enfant, un mari de sa femme, un frère de sa sœur, on ne leur permettait ni une dernière caresse, ni un dernier baiser, et, sur ce lakoni, ils se voyaient pour la dernière fois.

En effet, les besoins, de la traite exigent que les esclaves, suivant leur sexe, reçoivent une destination différente. Les traitants qui achètent les hommes ne sont pas ceux qui achètent les femmes. Celles-ci, en vertu de la polygamie qui fait loi chez les Musulmans, sont principalement dirigées vers les pays arabes, où on les échange pour de l’ivoire. Quant aux hommes, destinés aux plus durs travaux, ils vont aux factoreries des deux côtes, et sont exportés, soit aux colonies espagnoles, soit aux marchés de Mascate et de Madagascar. Ce triage amène donc des scènes déchirantes entre ceux que les agents séparent et qui mourront sans s’être jamais revus.

Tom et ses compagnons devaient à leur tour subir le sort commun. Mais, à vrai dire, ils ne redoutaient pas cette éventualité. Mieux valait pour eux, en effet, être exportés dans une colonie à esclaves. Là, du moins, ils auraient quelque chance de pouvoir se réclamer. Retenus, au contraire, dans une province centrale de l’Afrique, il leur eût fallu renoncer à toute espérance de redevenir jamais libres!

Il en fut comme ils l’avaient souhaité. Ils eurent même cette consolation presque inespérée de ne point être séparés. Leur lot fut vivement disputé par plusieurs traitants d’Oujiji. Antonio-José Alvez battait des mains. Les prix montaient. On s’empressait pour voir ces esclaves d’une valeur inconnue sur le marché de Kazonndé, et dont Alvez avait eu bien soin de cacher la provenance. Or, Tom et les siens, ne parlant pas la langue du pays, ne pouvaient protester.

Leur maître fut un riche traitant arabe, qui allait, dans quelques jours, les exporter sur le lac Tanganyika où se fait le grand passage des esclaves; puis, de ce point, vers les factoreries de Zanzibar.

Y arriveraient-ils jamais, à travers les plus malsaines et les plus dangereuses contrées de l’Afrique centrale? Quinze cents milles à franchir dans ces conditions, au milieu des fréquentes guerres soulevées de chef à chef, sous un climat meurtrier! Le vieux Tom aurait-il la force de supporter de telles misères? Ne succomberait-il pas en route, comme la vieille Nan?

Mais les pauvres gens n’étaient point séparés! Elle leur sembla moins lourde à porter, la chaîne qui les attacha tous ensemble! Le traitant arabe les fit conduire dans un baracon à part. Il tenait évidemment à ménager une marchandise qui lui promettait un gros profit au marché de Zanzibar.

Tom, Bat, Actéon et Austin quittèrent donc la place, et ils ne purent rien voir ni savoir de la scène qui allait terminer le grand lakoni de Kazonndé.

 

 

Chapitre XI

Un punch offert au roi de Kazonndé.

 

l était quatre heures du soir, lorsqu’un grand fracas de tambours, de cymbales et autres instruments d’origine africaine retentit à l’extrémité de la rue principale. L’animation redoublait alors à tous les coins du marché. Une demi-journée de cris, de luttes, n’avait ni éteint la voix, ni brisé bras et jambes à ces négociants endiablés. Bon nombre d’esclaves restaient encore à vendre; les traitants se disputaient les lots avec une ardeur dont la Bourse de Londres n’eût donné qu’une imparfaite idée, même un jour de grande hausse.

Mais, au discordant concert qui éclata soudain, les transactions furent suspendues, et les crieurs purent reprendre haleine.

Le roi de Kazonndé, Moini Loungga, venait honorer de sa visite le grand lakoni. Une suite assez nombreuse de femmes, de «fonctionnaires», de soldats et d’esclaves l’accompagnaient. Alvez et d’autres traitants se portèrent à sa rencontre et exagérèrent naturellement les hommages auxquels tenait particulièrement cet abruti couronné.

Moini Loungga, apporté dans un vieux palanquin, en descendit, non sans l’aide d’une dizaine de bras, au milieu de la grande place.

15cap_73.jpg (191413 bytes)

Ce roi avait cinquante ans, mais on lui en eût donné quatre-vingts. Qu’on se figure un vieux singe arrivé au terme de l’extrême vieillesse. Sur sa tête, une sorte de tiare, ornée de griffes de léopard teintes en rouge, et agrémentée de touffes de poils blanchâtres; c’était la couronne des souverains de Kazonndé. A sa ceinture pendaient deux jupes en cuir de coudou, brodé de perles, et plus raccorni que le tablier d’un forgeron. Sur sa poitrine, des tatouages multiples, qui témoignaient de l’antique noblesse du roi, et, à l’en croire, la généalogie des Moini Loungga se perdait dans la nuit des temps. Aux chevilles, aux poignets, aux bras de Sa Majesté s’enroulaient des bracelets de cuivre, incrustés de sofis, et ses pieds étaient chaussés d’une paire de bottes de domestique, à retroussis jaunes, dont Alvez lui avait fait don quelque vingt années auparavant. Que l’on ajoute à la main gauche du roi une grande canne à pomme argentée, à sa main droite un chasse-mouche à poignée enchâssée de perles, au-dessus de sa tête l’un de ces vieux parapluies rapiécés qui semblent avoir été taillés dans la culotte d’Arlequin, enfin à son cou et sur son nez de monarque la loupe et la paire de lunettes qui avaient fait tant défaut au cousin Bénédict et qui avaient été volées dans la poche de Bat, et on aura le portrait ressemblant de cette Majesté nègre, qui faisait trembler le pays dans un périmètre de cent milles.

Moini Loungga, par cela même qu’il occupait un trône, prétendait avoir une origine céleste, et ceux de ses sujets qui en auraient douté, il les eût envoyés s’en assurer dans l’autre monde. Il disait n’être astreint à aucun des besoins terrestres, étant d’essence divine. S’il mangeait, c’est qu’il le voulait bien; s’il buvait, c’est que cela lui faisait plaisir. Il était impossible, d’ailleurs, de boire davantage. Ses ministres, ses fonctionnaires, d’incurables ivrognes, eussent passé auprès de lui pour des gens sobres. C’était une Majesté alcoolisée au dernier chef et incessamment imbibée de bière forte, de pombé et surtout d’un certain trois-six, dont Alvez la fournissait à profusion.

Ce Moini Loungga comptait dans son harem des épouses de tout âge et de tout ordre. La plupart l’accompagnaient pendant cette visite au lakoni. Moina, la première en date, celle qu’on appelait la reine, était une mégère de quarante ans, de sang royal, comme ses collègues. Elle portait une sorte de tartan à vives couleurs, une jupe d’herbe, brodée de perles, des colliers partout où l’on peut en mettre, une chevelure étagée, qui faisait un énorme cadre à sa petite tête, enfin, un monstre. D’autres épouses, qui étaient ou les cousines ou les sœurs du roi, moins richement vêtues, mais plus jeunes, marchaient derrière elle, prêtes à remplir, sur un signe du maître, leur emploi de meubles humains. Ces malheureuses ne sont vraiment pas autre chose. Le roi veut-il s’asseoir, deux de ces femmes se courbent sur le sol et lui servent de sièges, pendant que ses pieds reposent sur d’autres corps de femmes, comme sur un tapis d’ébène!

A la suite de Moini Loungga venaient encore ses fonctionnaires, ses capitaines et ses magiciens. Ce que l’on remarquait tout d’abord, c’est qu’à ces sauvages, qui titubaient comme leur maître, il manquait une partie quelconque du corps, à l’un l’oreille, à l’autre un œil, à celui-ci le nez, à celui-là la main. Pas un n’était au complet. Cela tient à ce qu’on n’applique que deux sortes de châtiments à Kazonndé, la mutilation ou la mort, le tout au caprice du roi. Pour la moindre faute une amputation quelconque, et les plus punis sont ceux qu’on essorille, puisqu’ils ne peuvent plus porter d’anneaux aux oreilles!

Les capitaines des «kilolos», gouverneurs de districts, héréditaires ou nommés pour quatre ans, étaient coiffés de bonnets de peau de zèbre, et avaient pour tout uniforme des gilets rouges. Leur main brandissait de longues cannes de rotang, enduites à un bout de drogues magiques.

Quant aux soldats, ils avaient pour armes offensives et défensives des arcs dont le bois, enroulé de la corde de rechange, était orné de franges, des couteaux affilés en langues de serpents, des lances larges et longues, des boucliers en bois de palmier, décorés d’arabesques. Pour ce qui est de l’uniforme proprement dit, il ne coûtait absolument rien au trésor de Sa Majesté.

Enfin, le cortège du roi comprenait en dernier lieu les magiciens de la cour et les instrumentistes.

Les sorciers, les «mganngas» sont les médecins du pays. Ces sauvages ajoutent une foi absolue aux services divinatoires, aux incantations, aux fétiches, figures d’argile tachetées de blanc et de rouge, représentant des animaux fantastiques ou des figures d’hommes et de femmes taillées en plein bois. Du reste, ces magiciens n’étaient pas moins mutilés que les autres courtisans, et sans doute le monarque les payait ainsi des cures qui ne réussissaient pas.

Les instrumentistes, hommes ou femmes, faisaient crier d’aigres crécelles, résonner de bruyants tambours, ou frémir sous des baguettes terminées par une boule en caoutchouc des «marimebas», sortes de tympanons formés de deux rangées de gourdes de dimensions variées, – le tout très-assourdissant pour quiconque ne possède pas une paire d’oreilles africaines.

Au-dessus de cette foule qui composait le cortège royal se balançaient quelques drapeaux et fanions, puis, au haut des piques, les quelques crânes blanchis des chefs rivaux que Moini Loungga avait vaincus.

15cap_74.jpg (193141 bytes)

Lorsque le roi eut quitté son palanquin, des acclamations éclatèrent de toutes parts. Les soldats des caravanes déchargèrent leurs vieux fusils, dont les molles détonations ne dominaient guère les vociférations de la foule. Les havildars, après s’être frottés leur noir museau d’une poudre de cinabre qu’ils portaient dans un sac, se prosternèrent. Puis Alvez, s’avançant à son tour, remit au roi une provision de tabac frais, – «l’herbe apaisante», comme on l’appelle dans le pays. Et il avait grand besoin d’être apaisé, Moini Loungga, car il était, on ne sait pourquoi, de fort méchante humeur.

En même temps qu’Alvez, Coïmbra, Ibn Hamis et les traitants arabes ou métis vinrent faire leur cour au puissant souverain du Kazonndé. «Marhaba,» disaient les Arabes, ce qui est le mot de bienvenue dans leur langue de l’Afrique centrale; d’autres battaient des mains et se courbaient jusqu’au sol; quelques-uns se barbouillaient de vase et prodiguaient à cette hideuse Majesté des marques de la dernière servilité.

Moini Loungga regardait à peine tout ce monde et marchait en écartant les jambes, comme si le sol eût eu des mouvements de roulis et de tangage. Il se promena ainsi, ou plutôt il roula au milieu des lots d’esclaves, et si les traitants avaient à craindre qu’il n’eût fantaisie de s’adjuger quelques-uns des prisonniers, ceux-ci ne redoutaient pas moins de tomber au pouvoir d’une pareille brute.

Negoro n’avait pas un instant quitté Alvez, et, en sa compagnie, il présentait ses hommages au roi. Tous deux causaient en langage indigène, si toutefois ce mot «causer» peut se dire d’une conversation à laquelle Moini Loungga ne prenait part que par des monosyllabes, qui trouvaient à peine passage entre ses lèvres avinées. Et encore ne demandait-il à son ami Alvez que de renouveler sa provision d’eau-de-vie, que d’importantes libations venaient d’épuiser.

«Le roi Loungga est le bienvenu au marché de Kazonndé! disait le traitant.

– J’ai soif, répondait le monarque.

– Il aura sa part dans les affaires du grand lakoni, ajoutait Alvez.

– A boire, répliquait Moini Loungga.

– Mon ami Negoro est heureux de revoir le roi de Kazonndé après une si longue absence.

– A boire! répétait l’ivrogne, dont toute la personne dégageait une révoltante odeur d’alcool.

– Eh bien, du pombé, de l’hydromel! s’écria Antonio-José Alvez, en homme qui savait bien où Moini Loungga voulait en venir.

– Non!… non!… répondit le roi… L’eau-de-vie de mon ami Alvez, et je lui donnerai pour chaque goutte de son eau de feu…

– Une goutte de sang d’un blanc! s’écria Negoro, après avoir fait à Alvez un signe que celui-ci comprit et approuva.

– Un blanc! mettre un blanc à mort! répliqua Moini Loungga, dont les féroces instincts se réveillèrent à la proposition du Portugais.

– Un agent d’Alvez a été tué par ce blanc, reprit Negoro.

– Oui… mon agent Harris, répondit le traitant, et il faut que sa mort soit vengée!

– Qu’on envoie ce blanc au roi Massongo, dans le Haut-Zaire, chez les Assouas! Ils le couperont en morceaux, ils le mangeront vivant! Eux n’ont pas oublié le goût de la chair humaine!» s’écria Moini Loungga.

C’était, en effet, le roi d’une tribu d’anthropophages, ce Massongo, et il n’est que trop vrai que, dans certaines provinces de l’Afrique centrale, le cannibalisme est encore ouvertement pratiqué. Livingstone l’avoue dans ses notes de voyage. Sur les bords du Loualâba, les Manyemas mangent non-seulement les hommes tués dans les guerres, mais ils achètent des esclaves pour les dévorer, disant «que la chair humaine est légèrement salée et n’exige que peu d’assaisonnement!» Ces cannibales, Cameron les a retrouvés chez Moéné Bougga, où l’on ne se repaît des cadavres qu’après les avoir fait macérer pendant plusieurs jours dans une eau courante. Stanley a également rencontré chez les habitants de l’Oukousou ces coutumes d’anthropophagie, évidemment très-répandues parmi les tribus du centre.

Mais, si cruel que fût le genre de mort proposé par le roi pour Dick Sand, il ne pouvait convenir à Negoro, qui ne se souciait pas de se déposséder de sa victime.

«C’est ici, dit-il, que le blanc a tué notre camarade Harris.

– C’est ici qu’il doit mourir! ajouta Alvez.

– Où tu voudras, Alvez, répondit Moini Loungga. Mais goutte d’eau de feu pour goutte de sang!

– Oui, répondit le traitant, de l’eau de feu, et tu verras aujourd’hui qu’elle mérite bien ce nom! Nous la ferons flamber, cette eau! José-Antonio Alvez offrira un punch au roi Moini Loungga!…»

L’ivrogne frappa dans les mains de son ami Alvez. Il ne se tenait pas de joie. Ses femmes, ses courtisans partageaient son délire. Ils n’avaient jamais vu flamber l’eau-de-vie, et, sans doute, ils comptaient la boire toute flambante. Puis, avec la soif de l’alcool, la soif du sang, si impérieuse chez ces sauvages, serait satisfaite aussi.

Pauvre Dick Sand! quel horrible supplice l’attendait! Quand on pense aux effets terribles ou grotesques de l’ivresse dans les pays civilisés, on comprend jusqu’où elle peut pousser des êtres barbares.

On croira volontiers que la pensée de torturer un blanc ne pouvait déplaire ni à aucun des indigènes, ni à Antonio-José Alvez, nègre comme eux, ni à Coïmbra, métis de sang noir, ni à Negoro enfin, animé d’une haine farouche contre les gens de sa couleur.

Le soir était venu, un soir sans crépuscule, qui allait faire presque immédiatement succéder le jour à la nuit, heure propice au flamboiement de l’alcool.

C’était une triomphante idée, vraiment, qu’avait eue Alvez d’offrir un punch à cette Majesté nègre, et de lui faire aimer l’eau-de-vie sous une forme nouvelle. Moini Loungga commençait à trouver que l’eau de feu ne justifiait pas suffisamment son nom. Peut-être, flambante et brûlante, chatouillerait-elle plus agréablement les papilles insensibilisées de sa langue!

Le programme de la soirée comprenait donc un punch d’abord, un supplice ensuite.

Dick Sand, étroitement enfermé dans son obscure prison, n’en devait sortir que pour aller à la mort. Les autres esclaves, vendus ou non, avaient été réintégrés dans les baracons. Il ne restait plus sur la tchitoka que les traitants, les havildars, les soldats prêts à prendre leur part du punch, si le roi et sa cour leur en laissaient.

José-Antonio Alvez, conseillé par Negoro, fit bien les choses. On apporta une vaste bassine de cuivre pouvant contenir au moins deux cents pintes, et qui fut placée au milieu de la grande place. Des barils renfermant un alcool de qualité inférieure, mais très-rectifié, furent versés dans la bassine. On n’épargna ni la cannelle, ni les piments, ni aucun des ingrédients qui pouvaient encore relever ce punch de sauvages!

Tous avaient fait cercle autour du roi. Moini Loungga s’avança en titubant vers la bassine. On eût dit que cette cuve d’eau-de-vie le fascinait et qu’il allait s’y précipiter.

Alvez le retint généreusement, et lui mit dans la main une mèche allumée.

«Feu!» cria-t-il avec une sournoise grimace de satisfaction.

«Feu!» répondit Moini Loungga, en fouettant le liquide du bout de la mèche.

Quelle flambée, et quel effet, lorsque les flammes bleuâtres voltigèrent à la surface de la bassine! Alvez, sans doute pour rendre cet alcool plus acre encore, l’avait mélangé de quelques poignées de sel marin. Les faces des assistants revêtirent alors cette lividité spectrale que l’imagination prête aux fantômes. Ces nègres, ivres d’avance, se mirent à crier, à gesticuler, et se prenant par la main, formèrent une immense ronde autour du roi de Kazonndé.

Alvez, muni d’une énorme louche de métal, remuait le liquide, qui jetait de larges éclats blafards sur ces singes en délire.

Moini Loungga s’avança. Il saisit la louche des mains du traitant, la plongea dans la bassine, puis, la retirant pleine de punch en flammes, il l’approcha de ses lèvres.

Quel cri poussa alors le roi de Kazonndé!

15cap_75.gif (158552 bytes)

Un fait de combustion spontanée venait de se produire. Le roi avait pris feu comme une bonbonne de pétrole. Ce feu développait peu de chaleur, mais il n’en dévorait pas moins.

A ce spectacle, la danse des indigènes s’était subitement arrêtée.

Un ministre de Moini Loungga se précipita sur son souverain pour l’éteindre; mais, non moins alcoolisé que son maître, il prit feu à son tour.

A ce compte, la cour de Moini Loungga était en péril de brûler tout entière!

Alvez et Negoro ne savaient comment porter secours à Sa Majesté. Les femmes épouvantées avaient pris la fuite. Quant à Coïmbra, il détala rapidement, connaissant bien sa nature inflammable.

Le roi et le ministre, qui étaient tombés sur le sol, se tordaient en proie à d’affreuses souffrances.

Dans les corps si profondément alcoolisés, la combustion ne produit qu’une flamme légère et bleuâtre que l’eau ne saurait éteindre. Même étouffée à l’extérieur, elle continuerait encore à brûler intérieurement. Quand les liqueurs ont pénétré tous les tissus, il n’existe aucun moyen d’arrêter la combustion.

Quelques instants après, Moini Loungga et son fonctionnaire avaient succombé, mais ils brûlaient encore. Bientôt, à la place où ils étaient tombés, on ne trouvait plus que quelques charbons légers, un ou deux morceaux de colonne vertébrale, des doigts, des orteils que le feu ne consume pas dans les cas de combustion spontanée, mais qu’il recouvre d’une suie infecte et pénétrante.

C’était tout ce qui restait du roi de Kazonndé et de son ministre,

 

 

Chapitre XII

Un enterrement royal.

 

15cap_76.jpg (187166 bytes)

e lendemain, 29 mai, la ville de Kazonndé présentait un aspect inaccoutumé. Les indigènes, terrifiés, se tenaient enfermés dans leurs huttes. Ils n’avaient jamais vu ni un roi qui se disait d’essence divine, ni un simple ministre mourir de cette horrible mort. Ils n’étaient pas sans avoir brûlé déjà quelques-uns de leurs semblables, et les plus vieux ne pouvaient oublier certains préparatif culinaires relatifs au cannibalisme. Ils savaient donc combien l’incinération d’un corps humain s’opère difficilement, et voilà que leur roi et son ministre avaient brûlé comme tout seuls! Cela leur paraissait et devait, en effet, leur paraître inexplicable!

José-Antonio Alvez se tenait coi dans sa maison. Il pouvait craindre qu’on ne le rendît responsable de l’accident. Negoro lui avait fait comprendre ce qui s’était passé, en l’avertissant de prendre garde à lui-même. Mettre la mort de Moini Loungga à son compte, eût été une mauvaise affaire dont il ne se fût peut-être pas tiré sans dommage.

Mais Negoro eut une bonne idée. Par ses soins, Alvez fit répandre le bruit que cette mort du souverain de Kazonndé était surnaturelle, que le grand Manitou ne la réservait qu’à ses élus, et les indigènes, si enclins à la superstition, ne répugnèrent point à accepter cette bourde. Le feu qui sortait des corps du roi et de son ministre devint un feu sacré. Il n’y avait plus qu’à honorer Moini Loungga par des funérailles dignes d’un homme élevé au rang des dieux.

Ces funérailles, avec tout le cérémonial qu’elles comportent chez les peuplades africaines, c’était l’occasion offerte à Negoro d’y faire jouer un rôle à Dick Sand. Ce qu’allait coûter de sang cette mort du roi Moini Loungga, on le croirait difficilement, si les voyageurs de l’Afrique centrale, le lieutenant Cameron, entre autres, n’avaient relaté des faits qui ne peuvent être mis en doute.

L’héritière naturelle du roi de Kazonndé était la reine Moina. En procédant sans retard aux cérémonies funèbres, elle faisait acte d’autorité souveraine, et pouvait ainsi distancer les compétiteurs, entre autres ce roi de l’Oukousou, qui tendait à empiéter sur les droits des souverains du Kazonndé. En outre, Moina, par cela même qu’elle devenait reine, évitait le sort cruel réservé aux autres épouses du défunt, et, en même temps, elle se débarrassait des plus jeunes dont elle, première en date, avait nécessairement eu à se plaindre. Ce résultat convenait particulièrement au tempérament féroce de cette mégère. Elle fit donc annoncer, à son de cornes de coudou et de marimebas, que les funérailles du roi défunt s’accompliraient le lendemain soir avec tout le cérémonial d’usage.

Aucune protestation ne fut faite, ni à la cour, ni dans la plèbe indigène. Alvez et les autres traitants n’avaient rien à craindre de l’avènement de cette reine Moina. Avec quelques présents, quelques flatteries, ils la soumettraient aisément à leur influence. Donc, l’héritage royal se transmit sans difficultés. Il n’y eut de terreur qu’au harem, et non sans raison.

Les travaux préparatoires des funérailles furent commencés le jour même. A l’extrémité de la grande rue de Kazonndé, coulait un ruisseau profond et torrentueux, affluent du Coango. Ce ruisseau, il s’agissait de le détourner, afin de mettre son lit à sec; c’est dans ce lit que devait être creusée la fosse royale; après l’ensevelissement, le ruisseau serait rendu à son cours naturel.

Les indigènes s’employèrent activement à construire un barrage qui obligeât le ruisseau à se frayer un lit provisoire à travers la plaine de Kazonndé. Au dernier tableau de la cérémonie funèbre, ce barrage serait rompu, et le torrent reprendrait son ancien lit.

Negoro destinait Dick Sand à compléter le nombre des victimes qui devaient être sacrifiées sur la tombe du roi. Il avait été témoin de l’irrésistible mouvement de colère du jeune novice, lorsque Harris lui avait appris la mort de Mrs. Weldon et du petit Jack. Negoro, lâche coquin, ne se fût pas exposé à subir le même sort que son complice. Mais maintenant, en face d’un prisonnier solidement attaché des pieds et des mains, il supposa qu’il n’avait rien à craindre, et il résolut de lui rendre visite. Negoro était un de ces misérables auxquels il ne suffit pas de torturer leurs victimes: il faut encore qu’ils jouissent de leurs souffrances.

Il se rendit donc, vers le milieu de la journée, au baracon où Dick Sand était gardé à vue par un havildar; là, étroitement garrotté, gisait le jeune novice, presque entièrement privé de nourriture depuis vingt-quatre heures, affaibli par les misères passées, torturé par ces liens qui entraient dans ses chairs, pouvant à peine se retourner, attendant la mort, si cruelle qu’elle dût être, comme un terme à tant de maux.

Cependant, à la vue de Negoro, tout son être frémit. Il fit un effort instinctif pour briser les liens qui l’empêchaient de se jeter sur ce misérable et d’en avoir raison. Mais Hercule lui-même ne fût pas parvenu à les rompre. Il comprit que c’était un autre genre de lutte qui allait s’engager entre eux deux, et s’armant de calme, Dick Sand se borna à regarder Negoro bien en face, décidé à ne pas lui faire l’honneur d’une réponse, quoi qu’il pût dire.

«J’ai cru de mon devoir, lui dit Negoro pour débuter, de venir saluer une dernière fois mon jeune capitaine et de lui faire savoir combien je regrette pour lui qu’il ne commande plus ici comme il commandait à bord du Pilgrim.

Et voyant que Dick Sand ne répondait pas:

«Eh quoi, capitaine, est-ce que vous ne reconnaissez pas votre ancien cuisinier? Il vient cependant prendre vos ordres et vous demander ce qu’il devra vous servir à votre déjeuner.»

En même temps, Negoro poussait brutalement du pied le jeune novice étendu sur le sol.

«J’aurais en outre, ajouta-t-il, une autre question à vous adresser, mon jeune capitaine. Pourriez-vous enfin m’expliquer comment, voulant accoster le littoral américain, vous êtes venu à bout d’arriver à l’Angola où vous êtes?»

Dick Sand n’avait certes plus besoin des paroles du Portugais pour comprendre qu’il avait deviné juste, quand il avait enfin reconnu que le compas du Pilgrim avait dû être faussé par ce traître. Mais la question de Negoro était un aveu. Il n’y répondit encore que par un méprisant silence.

«Vous avouerez, capitaine, reprit Negoro, qu’il est heureux pour vous qu’il se soit trouvé à bord un marin, un vrai celui-là. Où serions-nous sans lui, grand Dieu! Au lieu de périr sur quelque brisant où la tempête vous aurait jeté, vous êtes arrivé, grâce à lui, dans un port ami, et si c’est à quelqu’un que vous devez d’être enfin en lieu sûr, c’est à ce marin que vous avez eu le tort de dédaigner, mon jeune maître!»

En parlant ainsi, Negoro, dont le calme apparent n’était que le résultat d’un immense effort, avait approché sa figure de Dick Sand; sa face, devenue subitement féroce, le touchait de si près, qu’on eût cru qu’il allait le dévorer. La fureur de ce coquin ne put se contenir plus longtemps:

«A chacun son tour! s’écria-t-il soudain dans le paroxysme de la fureur que surexcitait en lui le calme de sa victime. Aujourd’hui, c’est moi qui suis le capitaine, moi qui suis le maître! Ta vie de mousse manqué est dans mes mains.

– Prends-la, lui répondit Sand sans s’émouvoir. Mais sache-le, il est au ciel un Dieu vengeur de tous les crimes, et ta punition n’est pas loin!

– Si Dieu s’occupe des humains, il n’est que temps qu’il s’occupe de toi!

– Je suis prêt à paraître devant le Juge suprême, répondit froidement Dick Sand, et la mort ne me fera pas peur!

– C’est ce que nous verrons! hurla Negoro. Tu comptes peut-être sur un secours quelconque! Un secours à Kazonndé, où Alvez et moi sommes tout-puissants, tu es fou! Tu te dis peut-être que tes compagnons sont encore là, ce vieux Tom et les autres! Détrompe-toi! Il y a longtemps qu’ils sont vendus et partis pour Zanzibar, trop heureux s’ils ne crèvent pas en route!

– Dieu a mille moyens de rendre sa justice, répliqua Dick Sand. Le moindre instrument peut lui suffire. Hercule est libre.

– Hercule! s’écria Negoro en frappant la terre du pied, il y a longtemps qu’il a péri sous la dent des lions et des panthères, et je ne regrette qu’une chose, c’est que ces bêtes féroces aient devancé ma vengeance.

– Si Hercule est mort, répondit Dick Sand, Dingo est vivant, lui. Un chien comme celui-là, Negoro, c’est plus qu’il n’en faut pour avoir raison d’un homme de ta sorte. Je te connais à fond, Negoro, tu n’es pas brave. Dingo te cherche, il saura te retrouver, tu mourras un jour sous sa dent.

15cap_77.jpg (206106 bytes)

– Misérable! s’écria le Portugais exaspéré. Misérable! Dingo est mort d’une balle que je lui ai envoyée! Il est mort comme mistress Weldon et son fils, mort comme mourront tous les survivants du Pilgrim!…

– Et comme tu mourras toi-même avant peu!» répondit Dick Sand, dont le regard tranquille faisait blêmir le Portugais.

Negoro, hors de lui, fut sur le point de passer de la parole aux gestes et d’étrangler de ses mains son prisonnier désarmé. Déjà il s’était jeté sur lui et il le secouait avec fureur, quand une réflexion soudaine l’arrêta. Il comprit qu’il allait tuer sa victime, que tout serait fini, et que ce serait lui épargner les vingt-quatre heures de torture qu’il lui ménageait. Il se redressa donc, dit quelques mots à l’havildar demeuré impassible, lui recommanda de veiller sévèrement sur le prisonnier, et sortit du baracon.

Au lieu de l’abattre, cette scène avait rendu à Dick Sand toute sa force morale. Son énergie physique en subit l’heureux contre-coup et reprit en même temps le dessus. Negoro, en s’accrochant à lui dans sa rage, avait-il quelque peu desserré les liens qui jusque-là lui avaient rendu tout mouvement impossible? C’est probable, car Dick Sand se rendit compte que ses membres avaient plus de jeu qu’avant l’arrivée de son bourreau. Le jeune novice, se sentant soulagé, se dit qu’il lui serait peut-être possible de dégager ses bras sans trop d’efforts. Gardé comme il l’était dans une prison solidement close, ce ne serait sans doute qu’une gêne, qu’un supplice de moins; mais il est tel moment dans la vie où le plus petit bien-être est inappréciable.

Certes, Dick Sand n’espérait rien. Aucun secours humain n’eût pu lui venir que du dehors, et d’où lui fût-il venu? Il était donc résigné. Pour dire le vrai, il ne tenait même plus à vivre! Il songeait à tous ceux qui l’avaient devancé dans la mort et n’aspirait qu’à les rejoindre. Negoro venait de lui répéter ce que lui avait dit Harris: Mrs. Weldon et le petit Jack avaient succombé! Il n’était que trop vraisemblable, en effet, qu’Hercule, exposé à tant de dangers, avait dû périr, lui aussi, et d’une mort cruelle! Tom et ses compagnons étaient au loin, à jamais perdus pour lui, Dick Sand devait le croire. Espérer autre chose que la fin de ses maux par une mort qui ne pouvait être plus terrible que sa vie, eût été une insigne folie. Il se préparait donc à mourir, s’en remettant à Dieu du surplus, et lui demandant le courage d’aller jusqu’au bout sans faiblesse. Mais c’est une bonne et noble pensée que celle de Dieu. Ce n’est pas en vain qu’on élève son âme jusqu’à. Celui qui peut tout, et quand Dick Sand eut fait son sacrifice tout entier, il se trouva que si l’on eût été jusqu’au fond de son cœur, on y eût peut-être découvert une dernière lueur d’espérance, cette lueur qu’un souffle d’en haut peut changer, en dépit de toutes les probabilités, en lumière éclatante.

Les heures s’écoulèrent. La nuit vint. Les rayons du jour qui filtraient à travers le chaume du baracon s’effacèrent peu à peu. Les derniers bruits de la tchitoka, qui, pendant cette journée-là, avait été bien silencieuse, après l’effroyable brouhaha de la veille, ces derniers bruits s’éteignirent. L’ombre se fit, très-profonde à l’intérieur de l’étroite prison. Bientôt tout reposa dans la ville de Kazonndé.

Dick Sand s’endormit d’un sommeil réparateur qui dura deux heures. Après quoi il se réveilla, encore raffermi. Il parvint à dégager de leurs liens un de ses bras, déjà un peu dégonflé, et ce fut comme un délice pour lui de pouvoir l’étendre et le détendre à volonté.

La nuit devait être à demi écoulée. L’havildar dormait d’un lourd sommeil dû à une bouteille d’eau-de-vie dont sa main crispée serrait encore le goulot. Le sauvage l’avait vidée jusqu’à la dernière goutte. Dick Sand eut alors l’idée de s’emparer des armes de son geôlier, qui pourraient lui être d’un grand secours en cas d’évasion; mais il crut, en ce moment, entendre un léger grattement à la partie inférieure de la porte du baracon. S’aidant de son bras, il parvint à ramper jusqu’au seuil sans avoir réveillé l’havildar.

Dick Sand ne s’était pas trompé. Le grattement continuait à se produire, et d’une manière plus distincte. Il semblait que de l’extérieur on fouillât le sol au-dessous de la porte. Était-ce un animal? était-ce un homme?

«Hercule! si c’était Hercule!» se dit le jeune novice.

Ses yeux se fixèrent sur son gardien; il était immobile et sous l’influence d’un sommeil de plomb. Dick Sand, approchant ses lèvres du seuil de la porte, crut pouvoir se risquer à murmurer le nom d’Hercule. Un gémissement, tel qu’eut été un aboiement sourd et plaintif, lui répondit.

«Ce n’est pas Hercule, se dit Sand, mais c’est Dingo! Il m’a senti jusque dans ce baracon! M’apporterait-il encore un mot d’Hercule? Mais si Dingo n’est pas mort, Negoro a menti, et peut-être…»

En ce moment, une patte passa sous la porte. Dick Sand la saisit et reconnut la patte de Dingo. Mais, s’il avait un billet, ce billet ne pouvait être attaché qu’à son cou. Comment faire? Était-il possible d’agrandir assez ce trou pour que Dingo pût y passer la tête? En tout cas, il fallait l’essayer.

Mais à peine Dick Sand avait-il commencé à creuser le sol avec ses ongles, que des aboiements qui n’étaient pas ceux de Dingo retentissaient sur la place. Le fidèle animal venait d’être dépisté par les chiens indigènes, et il n’eut plus sans doute qu’à prendre la fuite. Quelques détonations éclatèrent. L’havildar se réveilla à moitié. Dick Sand, ne pouvant plus songer à s’évader, puisque l’éveil était donné, dut alors se rouler de nouveau dans son coin, et, après une mortelle attente, il vit reparaître ce jour qui devait être sans lendemain pour lui!

Pendant toute cette journée, les travaux des fossoyeurs furent poussés avec activité. Un grand nombre d’indigènes y prirent part, sous la direction du premier ministre de là reine Moina. Tout devait être prêt à l’heure dite, sous peine de mutilation, car la nouvelle souveraine promettait de suivre de point en point les errements du défunt roi.

Les eaux du ruisseau ayant été détournées, ce fut dans le lit mis à sec que la vaste fosse se creusa à une profondeur de dix pieds, sur cinquante de long et dix de large.

Vers la fin du jour, on commença à la tapisser, au fond et le long des parois, de femmes vivantes, choisies parmi les esclaves de Moini Loungga. D’ordinaire, ces malheureuses sont enterrées toutes vives. Mais, à propos de cette étrange et peut-être miraculeuse mort de Moini Loungga, il avait été décidé qu’elles seraient noyées près du corps de leur maître2.

La coutume est aussi que le roi défunt soit revêtu de ses plus riches habits, avant d’être couché dans sa tombe. Mais cette fois, puisqu’il ne restait que quelques os calcinés de la personne royale, il fallut procéder autrement. Un mannequin d’osier fut fabriqué, qui représentait suffisamment, peut-être avantageusement, Moini Loungga, et on y enferma les débris que la combustion avait épargnés. Le mannequin fut revêtu alors des vêtements royaux, – on sait que cette défroque ne valait pas cher, – et on n’oublia pas de l’orner des fameuses lunettes du cousin Bénédict. Il y avait dans cette mascarade quelque chose d’un comique terrible.

La cérémonie devait se faire aux flambeaux, et avec grand apparat. Toute la population de Kazonndé, indigène ou non, y devait assister.

Lorsque le soir fut venu, un long cortège descendit la principale rue depuis la tchitoka jusqu’au lieu d’inhumation. Cris, danses funèbres, incantations des magiciens, fracas des instruments, détonations des vieux mousquets de l’arsenal, rien n’y manquait.

José-Antonio Alvez, Coïmbra, Negoro, les traitants arabes, leurs havildars, avaient grossi les rangs du peuple de Kazonndé. Nul n’avait encore quitté le grand lakoni. La reine Moina ne l’aurait pas permis, et il n’eût pas été prudent d’enfreindre les ordres de celle qui s’essayait au métier de souveraine.

Le corps du roi, couché dans un palanquin, était porté aux derniers rangs du cortège. Il était entouré de ses épouses de second ordre, dont quelques-unes allaient l’accompagner au delà de la vie. La reine Moina, en grande tenue, marchait derrière ce qu’on pouvait appeler le catafalque. Il faisait absolument nuit lorsque tout le monde arriva sur les berges du ruisseau; mais les torches de résine, secouées par les porteurs, jetaient sur la foule de grands éclats de lumière.

15cap_78.jpg (197415 bytes)

La fosse apparut distinctement alors. Elle était tapissée de corps noirs, et vivants, car ils remuaient sous les chaînes qui les assujettissaient au sol. Cinquante esclaves attendaient là que le torrent se refermât sur elles, la plupart de jeunes indigènes, les unes résignées et muettes, les autres jetant quelques gémissements.

Les épouses, toutes parées comme pour une fête, et qui devaient périr, avaient été choisies par la reine.

L’une de ces victimes, celle qui portait le titre de seconde épouse, fut courbée sur les mains et sur les genoux, pour servir de fauteuil royal, ainsi qu’elle faisait du vivant du roi, et la troisième épouse vint soutenir le mannequin, pendant que la quatrième se couchait à ses pieds en guise de coussin.

Devant le mannequin, à l’extrémité de la fosse, un poteau, peint de rouge, sortait de terre. A ce poteau était attaché un blanc, qui allait compter, lui aussi, parmi les victimes de ces sanglantes funérailles.

Ce blanc, c’était Dick Sand. Son corps, à demi nu, portait les marques des tortures qu’on lui avait déjà fait subir par ordre de Negoro. Lié à ce poteau, il attendait la mort, en homme qui n’a plus d’espoir qu’en une autre vie!…

Cependant, le moment n’était pas encore arrivé, auquel le barrage devait être rompu.

Sur un signal de la reine, la quatrième épouse, celle qui était placée au pied du roi, fut égorgée par l’exécuteur de Kazonndé, et son sang coula dans la fosse. Ce fut le commencement d’une épouvantable scène de boucherie. Cinquante esclaves tombèrent sous le couteau des égorgeurs. Le lit de la rivière roula des flots de sang.

Pendant une demi-heure, les cris des victimes se mêlèrent aux vociférations des assistants, et on eût vainement cherché dans cette foule un sentiment de répulsion ou de pitié!

Enfin, la reine Moina fit un geste, et le barrage, qui retenait les eaux supérieures, commença à s’ouvrir peu à peu. Par un raffinement de cruauté, on laissa filtrer le courant d’amont, au lieu de le précipiter par une rupture instantanée de la digue. La mort lente au lieu de la mort rapide!

L’eau noya d’abord le tapis d’esclaves qui couvrait le fond de la fosse. Il se fit d’horribles soubresauts de ces vivantes qui luttaient contre l’asphyxie. On vit Dick Sand, submergé jusqu’aux genoux, tenter un dernier effort pour rompre ses liens.

Mais l’eau monta. Les dernières têtes disparurent sous le torrent qui reprenait son cours, et rien n’indiqua plus qu’au fond de cette rivière se creusait une tombe où cent victimes venaient de périr en l’honneur du roi de Kazonndé.

La plume se refuserait à peindre de tels tableaux, si le souci de la vérité n’imposait pas le devoir de les décrire dans leur réalité abominable. L’homme on est encore là dans ces tristes pays. Il n’est plus permis de l’ignorer.

Poprzednia częśćNastępna cześć

 

1 La coutellerie de Sheffield consomme 170,000 kilogrammes d’ivoire.

2 On ne se figure pas ce que sont ces horribles hécatombes, lorsqu’il s’agit d’honorer dignement la mémoire d’un puissant chef chez ces tribus du centre de l’Afrique. Cameron dit que plus de cent victimes furent ainsi sacrifiées aux funérailles du père du roi de Kassonngo.