Poprzednia część

 

 

Jules Verne

 

Un capitaine de quinze ans

 

(Chapitre XVII-XX)

 

 

Dessins par H. Meyer

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie, 1878

 

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre XVII

À la dérive.

 

’était Hercule, méconnaissable sous son attifement de magicien, qui parlait ainsi, et c’était à Dick Sand qu’il s’adressait, – à Dick Sand, assez faible encore pour avoir besoin de s’appuyer sur le cousin Bénédict, près duquel Dingo était couché.

Mrs. Weldon, qui avait repris connaissance, ne put que prononcer ces mots:

«Toi! Dick! toi!»

Le jeune novice se releva, mais déjà Mrs. Weldon le pressait dans ses bras, et Jack lui prodiguait ses caresses.

«Mon ami Dick! mon ami Dick!» répétait le petit garçon.

Puis, se retournant vers Hercule:

«Et moi, ajouta-t-il, qui ne t’ai pas reconnu!

– Hein! quel déguisement! répondit Hercule, en se frottant la poitrine pour en effacer les bigarrures qui la zébraient.

– Tu étais trop vilain! dit le petit Jack.

– Dame! j’étais le diable, et le diable n’est pas beau!

– Hercule! dit Mrs. Weldon, en tendant sa main au brave noir.

– Il vous a délivrée, ajouta Dick Sand, comme il m’a sauvé, bien qu’il ne veuille pas en convenir.

– Sauvés! sauvés! Nous ne le sommes pas encore! répondit Hercule! Et, d’ailleurs, sans monsieur Bénédict qui est venu nous apprendre où vous étiez, mistress Weldon, nous n’aurions rien pu faire!»

C’était Hercule, en effet, qui, cinq jours avant, avait bondi sur le savant, au moment où, après avoir été entraîné à deux milles de la factorerie, celui-ci courait à la poursuite de sa précieuse manticore. Sans cet incident, ni Dick Sand ni le noir n’auraient connu la retraite de Mrs. Weldon, et Hercule n’eût pu s’aventurer à Kazonndé sous la défroque d’un magicien.

Pendant que la barque dérivait avec rapidité dans cette partie resserrée de la rivière, Hercule raconta ce qui s’était passé depuis sa fuite au campement de la Coanza; comment il avait suivi, sans se laisser voir, la kitannda où se trouvaient Mrs. Weldon et son fils; comment il avait retrouvé Dingo blessé; comment tous deux étaient arrivés aux environs de Kazonndé; comment un billet d’Hercule, porté par le chien, avait appris à Dick Sand ce qu’était devenue Mrs. Weldon; comment, après l’arrivée inattendue du cousin Bénédict, il avait essayé vainement de pénétrer dans la factorerie, plus sévèrement gardée que jamais; comment, enfin, il avait trouvé cette occasion d’arracher sa prisonnière à cet horrible José-Antonio Alvez. Or, cette occasion s’était offerte ce jour même. Un mgannga, en tournée de sorcellerie, – ce célèbre magicien si impatiemment attendu, – vint à passer à travers cette forêt dans laquelle Hercule rôdait chaque nuit, épiant, guettant, prêt à tout. Sauter sur le mgannga, le dépouiller de son attirail et de son vêtement de magicien, l’attacher au pied d’un arbre avec des nœuds de liane que les Davenport eux-mêmes n’auraient pu défaire, se peindre le corps en prenant le sorcier pour modèle, et jouer son rôle afin de conjurer les pluies, tout cela avait été l’affaire de quelques heures, mais il avait fallu l’incroyable crédulité des indigènes pour s’y laisser prendre.

Dans ce récit, rapidement fait par Hercule, il n’avait point été question de Dick Sand.

«Et toi, Dick? demanda Mrs. Weldon.

– Moi, mistress Weldon! répondit le jeune novice, je ne puis rien vous dire. Ma dernière pensée avait été pour vous, pour Jack!… J’ai vainement voulu rompre les liens qui m’attachaient au poteau… L’eau a dépassé ma tête… J’ai perdu connaissance… Lorsque je suis revenu à moi, un trou perdu dans les papyrus de cette berge me servait d’abri, et Hercule, à genoux, me prodiguait ses soins!

– Dame! puisque je suis médecin, répondit Hercule, devin, sorcier, magicien, diseur de bonne aventure!…

– Hercule, demanda Mrs. Weldon, dites-moi comment avez-vous pu sauver Dick Sand?

– Est-ce bien moi, mistress Weldon? répondit Hercule. Le courant n’a-t-il pu briser le poteau auquel était lié notre capitaine, et, au milieu de la nuit, l’entraîner sur cette poutre où je l’ai recueilli à demi mort? D’ailleurs, était-il donc si difficile, dans ces ténèbres, de se glisser parmi les victimes qui tapissaient la fosse, d’attendre la rupture du barrage, de filer entre deux eaux, et, avec un peu de vigueur, d’arracher en un tour de main et notre capitaine et le poteau auquel ces coquins l’avaient lié! Il n’y avait là rien de bien extraordinaire! Le premier venu en eût fait tout autant. Tenez, monsieur Bénédict lui-même, ou Dingo! Au fait, pourquoi ne serait-ce pas Dingo?…»

Un jappement se fit entendre, et Jack, prenant la grosse tête du chien, lui donna de bonnes petites tapes d’amitié. Puis:

«Dingo, demanda-t-il, est-ce toi qui as sauvé notre ami Dick?»

Et, en même temps, il fit aller la tête du chien de gauche à droite.

«Il dit non, Hercule! reprit Jack, Tu vois bien que ce n’est pas lui. – Dingo, est-ce Hercule qui a sauvé notre capitaine?»

Et le petit garçon força la bonne tête de Dingo à se mouvoir cinq ou six fois de bas en haut.

«Il dit oui, Hercule! Il dit oui! s’écria le petit Jack. Tu vois donc bien que c’est toi!

– Ami Dingo, répondit Hercule en caressant le chien, c’est mal! Tu m’avais promis, pourtant, de ne pas me trahir!»

Oui! c’était bien Hercule qui avait joué sa vie pour sauver celle de Dick Sand. Mais, il était ainsi fait, et sa modestie ne lui permettait pas d’en convenir. D’ailleurs, il trouvait la chose toute simple, et il répéta que pas un de ses compagnons n’eût hésité à agir comme il avait agi en cette circonstance.

Cela amena Mrs. Weldon à parler du vieux Tom, de son fils, d’Actéon, de Bat, ses infortunés compagnons!

Ils étaient partis pour la région des lacs. Hercule les avait vus passer avec la caravane d’esclaves. Il les avait suivis, mais aucune occasion ne s’était offerte de pouvoir communiquer avec eux. Ils étaient partis! Ils étaient perdus!

Et au bon rire d’Hercule avaient succédé de grosses larmes qu’il ne cherchait point à retenir.

«Ne pleurez pas, mon ami, lui dit Mrs. Weldon. Qui sait si Dieu ne nous fera pas la grâce de les revoir un jour!»

Quelques mots instruisirent alors Dick Sand de tout ce qui s’était passé pendant le séjour de Mrs. Weldon à la factorerie d’Alvez.

«Peut-être, ajouta-t-elle, eût-il mieux valu demeurera Kazonndé…

– Maladroit que je suis! s’écria Hercule.

– Non, Hercule, non! répondit Dick Sand. Ces misérables auraient trouvé moyen d’attirer monsieur Weldon dans quelque piège! Fuyons tous ensemble et sans retard! Nous serons arrivés à la côte avant que Negoro soit de retour à Mossamédès! Là, les autorités portugaises nous donneront aide et protection, et quand Alvez se présentera pour toucher les cent mille dollars…

– Cent mille coups de bâton sur le crâne de ce vieux coquin! s’écria Hercule, et je me charge de lui régler son compte!»

Cependant, c’était là une complication, bien que Mrs. Weldon, évidemment, ne pût songer à retourner à Kazonndé. Il s’agissait donc de devancer Negoro. Tous les projets ultérieurs de Dick Sand devaient tendre à ce but.

Dick Sand avait enfin mis à exécution ce plan qu’il avait depuis longtemps imaginé, de gagner le littoral en utilisant le courant d’une rivière ou d’un fleuve. Or, le cours d’eau était là, sa direction le portait au nord, et il était possible qu’il se jetât dans le Zaire. En ce cas, au lieu d’atteindre Saint-Paul de Loanda, ce serait aux bouches de ce grand fleuve qu’arriveraient Mrs. Weldon et les siens. Peu importait, d’ailleurs, puisque les secours ne leur manqueraient pas dans ces colonies de la Guinée inférieure.

La première pensée de Dick Sand, décidé à descendre le courant de cette rivière, avait été de s’embarquer sur l’un de ces radeaux herbeux, sortes d’îlots flottants1 qui dérivent en grand nombre à la surface des fleuves africains.

Mais Hercule, en rôdant pendant la nuit sur la berge, avait eu la chance de trouver une embarcation qui s’en allait en dérive. Dick Sand n’aurait pu en souhaiter une meilleure, et le hasard l’avait bien servi. En effet, ce n’était point une de ces étroites barques dont les indigènes font le plus ordinairement usage. La pirogue, trouvée par Hercule, était de celles dont la longueur dépasse trente pieds, la largeur quatre, et que de nombreux pagayeurs enlèvent rapidement sur les eaux des grands lacs. Mrs. Weldon et ses compagnons pourraient donc s’y installer à l’aise, et il suffirait de la maintenir dans le fil de l’eau au moyen d’une godille pour descendre le courant du fleuve.

Tout d’abord, Dick Sand, voulant passer sans être vu, avait formé le projet de ne voyager que la nuit. Mais, à ne dériver que douze heures sur vingt-quatre, c’était doubler la durée d’un trajet qui pouvait être long. Très-heureusement, Dick Sand eut l’idée de faire recouvrir la pirogue d’un dôme de longues herbes que soutenait une perche, élongée de l’avant à l’arrière, et qui, pendant sur les eaux, cachaient même la longue godille. On eût dit un amas herbeux qui dérivait au fil de l’eau, au milieu des îlots mouvants. Telle était même l’ingénieuse disposition de ce chaume que les oiseaux s’y méprenaient, et, voyant là des graines à picorer, mouettes à becs rouges, «arrhinngas» noirs de plumage, alcyons gris et blancs, venaient s’y poser fréquemment.

En outre, ce toit verdoyant formait un abri contre les ardeurs du soleil. Un voyage exécuté dans ces conditions pouvait donc s’accomplir à peu près sans fatigue, mais non sans danger.

En effet, le trajet devait être long, et il serait nécessaire de se procurer la nourriture de chaque jour. De là, nécessité de chasser sur les rives, si la pêche ne suffisait pas, et Dick Sand n’avait pour toute arme à feu que le fusil emporté par Hercule, après l’attaque de la fourmilière. Mais il comptait bien ne pas perdre un seul de ses coups. Peut-être même, en passant son fusil à travers le chaume de l’embarcation, pourrait-il tirer plus sûrement, comme un huttier à travers les trous de sa hutte.

Cependant la pirogue dérivait sous l’action d’un courant que Dick Sand n’estimait pas à moins de deux milles à l’heure. Il espérait donc faire une cinquantaine de milles entre deux levers de soleil. Mais, en raison même de la rapidité de ce courant, il fallait une surveillance continuelle pour éviter les obstacles, roches, troncs d’arbres, hauts-fonds du fleuve. De plus, il y avait à craindre que ce courant ne se changeât en rapides, en cataractes, ce qui est fréquent sur les rivières africaines.

Dick Sand, auquel la joie d’avoir revu Mrs. Weldon et son enfant avait rendu ses forces, s’était posté à l’avant de la pirogue. A travers les longues herbes, son regard observait le cours en aval, et, soit de la voix, soit du geste, il indiquait à Hercule, dont là vigoureuse main tenait la godille, ce qu’il fallait faire pour se maintenir en bonne direction.

Mrs. Weldon, étendue au centre, sur une litière de feuilles sèches, s’absorbait dans ses pensées. Cousin Bénédict, taciturne, fronçant le sourcil à la vue d’Hercule, auquel il ne pardonnait pas son intervention dans l’affaire de la manticore, songeant à sa collection perdue, à ses notes d’entomologiste dont les indigènes de Kazonndé n’apprécieraient pas la valeur, était là, les jambes allongées, les bras croisés sur la poitrine, et, parfois, il faisait le geste instinctif de relever sur son front les lunettes que son nez ne supportait plus. Quant au petit Jack, il avait compris qu’il ne fallait pas faire de bruit; mais, comme remuer n’était pas défendu, il imitait son ami Dingo et courait à quatre pattes d’un bout de l’embarcation à l’autre.

Pendant les deux premiers jours, la nourriture de Mrs. Weldon et de ses compagnons se prit sur les réserves qu’Hercule avait pu se procurer avant le départ. Dick Sand ne s’arrêta donc que pendant quelques heures de nuit, afin de se donner un peu de repos. Mais il ne débarqua pas, ne voulant le faire que lorsque la nécessité de renouveler les provisions l’y obligerait.

Nul incident ne marqua ce début du voyage sur cette rivière inconnue, qui ne mesurait pas, en moyenne, plus de cent cinquante pieds de large. Quelques îlots dérivaient à sa surface et marchaient avec la même vitesse que l’embarcation. Donc, nulle crainte de les aborder, si quelque obstacle ne les arrêtait pas.

Les rives, d’ailleurs, semblaient être désertes. Évidemment, ces portions du territoire de Kazonndé étaient peu fréquentées par les indigènes.

Sur les berges, nombre de plantes sauvages se reproduisaient à profusion et les relevaient des plus vives couleurs. Asclépias, glaïeuls, lis, clématites, balsamines, ombellifères, aloès, fougères arborescentes, arbustes odoriférants, formaient une bordure d’un incomparable éclat. Quelques forêts venaient aussi tremper leur lisière dans ces eaux rapides. Des arbres à copal, des acacias à feuilles raides, des «bauhinias» à bois de fer, dont le tronc avait revêtu une fourrure de lichens du côté exposé aux vents les plus froids, des figuiers qui s’élevaient sur des racines disposées en forme de pilotis comme des mangliers, et autres arbres de magnifique venue, se penchaient sur la rivière. Leurs hautes cimes, se rejoignant à cent pieds au-dessus, formaient alors un berceau que les rayons solaires ne pouvaient percer. Souvent, aussi, ils jetaient un pont de lianes d’une rive à l’autre, et, dans la journée du 27, le petit Jack, non sans grande admiration, vit une bande de singes traverser une de ces passerelles végétales, en se tenant par la queue pour le cas où elle se fût rompue sous leur poids.

Ces singes, de cette espèce de petits chimpanzés qui a reçu le nom de «sokos», dans l’Afrique centrale, sont d’assez vilains échantillons de la gent simiesque, front bas, face d’un jaune clair, oreilles haut placées. Ils vivent par bandes d’une dizaine, aboient comme feraient des chiens courants, et sont redoutés des indigènes, dont ils enlèvent quelquefois les enfants pour les égratigner ou les mordre. En passant le pont de lianes, ils ne se doutaient guère que sous cet amas d’herbes que le courant entraînait, il y avait précisément un petit garçon dont ils eussent fait leur amusement. L’appareil, imaginé par Dick Sand, était donc bien disposé, puisque ces bêtes perspicaces s’y trompaient.

Vingt milles plus loin, dans cette même journée, l’embarcation fut soudain arrêtée dans sa marche.

«Qu’y a-t-il? demanda Hercule, toujours posté à sa godille.

– Un barrage, répondit Dick Sand, mais un barrage naturel.

– Il faut le briser, monsieur Dick!

– Oui, Hercule, et à coups de hache. Quelques îlots ont dérivé sur lui, et il a résisté!

– A l’ouvrage, mon capitaine! A l’ouvrage!» répondit Hercule, qui vint se placer sur le devant de la pirogue.

Ce barrage était formé par l’entrelacement de cette herbe tenace à feuilles lustrées, qui se feutre d’elle-même en se pressant et devient très-résistante. On l’appelle «tikatika», et elle permet de traverser des cours d’eau à pied sec, si l’on ne craint pas d’enfoncer d’une douzaine de pouces dans son tablier herbeux. De magnifiques ramifications de lotus recouvraient la surface de ce barrage.

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Il faisait déjà sombre. Hercule put, sans trop d’imprudence, quitter l’embarcation, et il mania si adroitement sa hache, que, deux heures après, le barrage avait cédé, le courant repliait sur les rives ses deux moitiés rompues, et la pirogue reprenait le fil de l’eau.

Faut-il l’avouer! Ce grand enfant de cousin Bénédict avait un instant espéré qu’on ne passerait pas. Un pareil voyage lui paraissait fastidieux. Il en était à regretter la factorerie de José-Antonio Alvez et la hutte où sa précieuse boîte d’entomologiste se trouvait encore. Son chagrin était très-réel, et, au fond, le pauvre homme faisait peine à voir. Pas un insecte, non! pas un seul a recueillir!

Quelle fut donc sa joie, quand Hercule, – «son élève» après tout, – lui rapporta une horrible petite bête qu’il venait de recueillir sur un brin de cette tikatika. Chose singulière, le brave noir semblait même un peu confus en la lui remettant.

Mais, quelles exclamations cousin Bénédict poussa, lorsque cet insecte, qu’il tenait entre l’index et le pouce, il l’eut approché le plus près possible de ses yeux de myope, auxquels ni lunette ni loupe ne pouvaient maintenant venir en aide.

«Hercule! s’écria-t-il, Hercule! Ah! voilà qui te vaut ton pardon! Cousine Weldon! Dick! Un hexapode unique en son genre et d’origine africaine! Celui-là, du moins, on ne me le contestera pas, et il ne me quittera qu’avec la vie!

– C’est donc bien précieux? demanda Mrs. Weldon.

– Si cela est précieux! s’écria cousin Bénédict. Un insecte qui n’est ni un coléoptère, ni un névroptère, ni un hyménoptère, qui n’appartient à aucun des dix ordres reconnus par les savants, et qu’on serait tenté de ranger plutôt dans la seconde section des arachnides! Une sorte d’araignée, qui serait araignée, si elle avait huit pattes, et qui est pourtant un hexapode, puisqu’elle n’en a que six? Ah! mes amis, le ciel me devait cette joie, et j’attacherai enfin mon nom à une découverte scientifique! Cet insecte-là, ce sera l’«Hexapodes Benedictus!»

L’enthousiaste savant était si heureux, il oubliait tant de misères passées et à venir en chevauchant son dada favori, que ni Mrs. Weldon, ni Dick Sand ne lui épargnèrent les félicitations.

Pendant ce temps, la pirogue filait sur les eaux sombres de la rivière. Le silence de la nuit n’était troublé que par le cliquetis d’écaillés des crocodiles ou le ronflement des hippopotames qui s’ébattaient sur les berges.

Puis, à travers les brindilles du chaume, la lune, apparaissant derrière les cimes d’arbres, projeta ses douces lueurs jusqu’à l’intérieur de l’embarcation.

Soudain, sur la rive droite, il se fit un lointain brouhaha, puis un bruit sourd, comme si des pompes géantes eussent fonctionné dans l’ombre.

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C’étaient plusieurs centaines d’éléphants, qui, rassasiés des racines ligneuses qu’ils avaient dévorées pendant le jour, venaient se désaltérer avant l’heure du repos. On eût vraiment pu croire que toutes ces trompes, s’abaissant et se relevant par un même mouvement automatique, allaient assécher la rivière!

 

 

Chapitre XVIII

Divers incidents.

 

endant huit jours, l’embarcation dériva, sous l’impulsion du courant, dans les conditions qui ont été relatées. Aucun incident de quelque importance ne se produisit. Sur un espace de plusieurs milles, la rivière baignait la lisière de forêts superbes; puis, le pays, dépouillé de ces beaux arbres, laissait les jungles s’étendre jusqu’aux limites de l’horizon.

Si les indigènes manquaient à cette contrée, – ce dont Dick Sand ne songeait nullement à se plaindre, – les animaux du moins y foisonnaient. C’étaient des zèbres qui jouaient sur les rives, des élans, des «caamas», sortes d’antilopes extrêmement gracieuses, qui disparaissaient avec la nuit pour faire place aux léopards, dont on entendait les hurlements, et même aux lions, qui bondissaient dans les hautes herbes. Jusqu’alors, les fugitifs n’avaient aucunement eu à souffrir de ces féroces carnassiers, ni de ceux de la forêt, ni de ceux de la rivière.

Cependant, chaque jour, le plus ordinairement dans l’après-midi, Dick Sand se rapprochait d’une rive ou de l’autre, l’accostait, y débarquait et explorait les parties voisines de la berge.

Il fallait, en effet, renouveler la nourriture quotidienne. Or, dans ce pays privé de toute culture, on ne pouvait compter sur le manioc, le sorgho, le maïs, les fruits, qui forment l’alimentation végétale des tribus indigènes. Ces végétaux ne poussaient là qu’à l’état sauvage et n’étaient point comestibles. Dick Sand était donc forcé de chasser, bien que la détonation de son fusil pût lui attirer quelque mauvaise rencontre.

On faisait du feu en faisant tourner un bâtonnet dans une baguette de figuier sauvage, à la mode indigène, ou même à la mode simiesque, puisqu’on affirme que certains gorilles se procurent du feu de cette façon. Puis, on cuisait pour plusieurs jours un peu de chair d’élan ou d’antilope. Dans la journée du 4 juillet, Dick Sand parvint même à tuer d’une seule balle un «pokou». qui lui donna une bonne réserve de venaison. C’était un animal long de cinq pieds, muni de longues cornes garnies d’anneaux, jaune-rouge de robe, ocellé de points brillants, blanc de ventre, et dont la chair fut trouvée excellente.

Il s’ensuivit donc qu’en tenant compte de ces débarquements presque quotidiens et des heures de repos qu’il fallait prendre pendant la nuit, le parcours, au 8 juillet, ne devait pas être estimé à plus de cent milles. C’était considérable, pourtant, et déjà Dick Sand se demandait jusqu’où l’entraînerait cette rivière interminable, dont le cours n’absorbait encore que de minces tributaires et qui ne s’élargissait pas sensiblement. Quant à sa direction générale, après avoir été longtemps nord, elle s’infléchissait alors vers le nord-ouest.

En tout cas, cette rivière fournissait aussi sa part de nourriture. De longues lianes, armées d’épines en guise d’hameçon, rapportèrent quelques-uns de ces «sandjikas», très-délicats au goût, qui, une fois boucanés, se transportent aisément dans toute cette région, des «usakas» noirs assez estimés, des «monndés» à têtes larges, dont les gencives ont pour dents des crins de brosse, des petits «dagalas», amis des eaux courantes, appartenant au genre clupe, et qui rappellent les «whitebaits» de la Tamise.

Dans la journée du 9 juillet, Dick Sand eut à faire preuve d’un extrême sang-froid. Il était seul à terre, à l’affût d’un caama dont les cornes se montraient au-dessus d’un taillis, et il venait de le tirer, lorsque bondit, à trente pas, un formidable chasseur, qui sans doute venait réclamer sa proie et n’était pas d’humeur à l’abandonner.

C’était un lion de grande taille, de ceux que les indigènes appellent «karamos», et non de cette espèce sans crinière, dite «lion du Nyassi». Celui-là mesurait cinq pieds de haut, – une bête formidable.

Du bond qu’il avait fait, le lion était tombé sur le caama que la balle de Dick Sand venait de jeter à terre, et qui, plein de vie encore, palpitait en criant sous la patte du terrible animal.

Dick Sand, désarmé, n’avait pas eu le temps de glisser une seconde cartouche dans son fusil.

Du premier coup, le lion l’avait aperçu, mais il se contenta d’abord de le regarder.

Dick Sand fut assez maître de lui pour ne pas faire un mouvement. Il se souvint qu’en pareille circonstance l’immobilité peut être le salut. Il ne tenta pas de recharger son arme, il n’essaya même pas de fuir.

Le lion le regardait toujours de ses yeux de chat, rouges et lumineux. Il hésitait entre deux proies, celle qui remuait et celle qui ne remuait pas. Si le caama ne se fût pas tordu sous la griffe du lion, Dick Sand eût été perdu.

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Deux minutes s’écoulèrent ainsi. Le lion regardait Dick Sand, et Dick Sand regardait le lion, sans même remuer ses paupières.

Et alors, d’un superbe coup de gueule, le lion, enlevant le caama tout pantelant, l’emporta comme un chien eût fait d’un lièvre, et, battant les arbustes de sa formidable queue, il disparut dans le haut taillis.

Dick Sand demeura immobile quelques instants encore, puis quitta la place, et ayant rejoint ses compagnons, il ne leur dit rien du danger auquel son sang-froid lui avait permis d’échapper. Mais si, au lieu de dériver à ce rapide courant, les fugitifs avaient dû passer à travers les plaines et les forêts fréquentées par de semblables fauves, peut-être, à l’heure qu’il est, ne compterait-on plus un seul des naufragés du Pilgrim.

Cependant, si le pays était inhabité alors, il ne l’avait pas toujours été. Plus d’une fois, sur certaines dépressions du terrain, on aurait pu retrouver des traces d’anciens villages. Un voyageur habitué à parcourir ces régions, ainsi que l’a fuit David Livingstone, ne s’y fût pas trompé. A voir ces hautes palissades d’euphorbes qui survivaient aux huttes de chaume, et ce figuier sacré, isolément dressé au milieu de l’enceinte, il eût affirmé qu’une bourgade s’était élevée là. Mais, suivant les usages indigènes, la mort d’un chef avait suffi pour obliger les habitants à abandonner leur demeure, et à la transporter en un autre point du territoire.

Peut-être aussi, dans cette contrée que traversait la rivière, des tribus vivaient-elles sous terre comme en d’autres parties de l’Afrique. Ces sauvages, placés au dernier degré de l’humanité, n’apparaissent que la nuit hors de leurs trous comme des animaux hors de leur tanière, et les uns eussent été aussi redoutables à rencontrer que les autres.

Quant à douter que ce fût bien ici le pays des anthropophages, Dick Sand ne le pouvait pas. Trois ou quatre fois, dans quelque clairière, au milieu de cendres à peine refroidies, il trouva des ossements humains à demi calcinés, restes de quelque horrible repas. Or, ces cannibales du haut Kazonndé, une funeste chance pouvait les amener sur ces berges, au moment où Dick Sand y débarquait. Aussi ne s’arrêtait-il plus sans grande nécessité, et non sans avoir fait promettre à Hercule qu’à la moindre alerte l’embarcation serait repoussée au large. Le brave noir l’avait promis, mais, lorsque Dick Sand prenait pied sur la rive, ce n’était pas sans peine qu’il cachait sa mortelle inquiétude à Mrs. Weldon.

Pendant la soirée du 10 juillet, il fallut redoubler de prudence. Sur la droite de la rivière s’élevait un village d’habitations lacustres. L’élargissement du lit avait formé là une sorte de lagon, dont les eaux baignaient une trentaine de huttes bâties sur pilotis. Le courant s’engageait sous ces huttes, et l’embarcation devait l’y suivre, car, vers la gauche, la rivière, semée de roches, n’était pas praticable.

Or, le village était habité. Quelques feux brillaient au-dessous des chaumes. On entendait des voix qui semblaient tenir du rugissement. Si par malheur, ainsi que cela arrive fréquemment, des filets étaient tendus entre les pilotis, l’éveil pourrait être donné pendant que la pirogue chercherait à forcer le passage,

Dick Sand, à l’avant, baissant la voix, donnait des indications pour éviter tout choc contre ces substructions vermoulues. La nuit était claire. On y voyait assez pour se diriger, mais assez aussi pour être vu.

Il y eut un terrible instant. Deux indigènes; qui causaient à voix haute, étaient accroupis au ras de l’eau sur des pilotis, entre lesquels le courant entraînait l’embarcation, dont la direction ne pouvait être modifiée à travers une passe fort étroite. Or, ne la verraient-ils pas, et, à leurs cris, ne devait-on pas craindre que toute la bourgade ne s’éveillât?

Un espace de cent pieds au plus restait à parcourir, lorsque Dick Sand entendit les deux indigènes s’interpeller plus vivement. L’un montrait à l’autre l’amas herbeux qui dérivait, et menaçait de déchirer les filets de lianes qu’ils étaient occupés à tendre en ce moment.

Aussi, tout en les relevant en grande hâte, appelèrent-ils, afin qu’on vînt les aider.

Cinq ou six autres noirs dégringolèrent aussitôt le long des pilotis et se postèrent sur les poutres transversales qui les reliaient, en jetant des clameurs dont on ne peut se faire une idée.

Dans la pirogue, au contraire, silence absolu, si ce n’est quelques ordres de Dick Sand donnés à voix basse; immobilité complète, si ce n’est un mouvement de va-et-vient du bras droit d’Hercule, manœuvrant la godille; parfois, un grondement sourd de Dingo, dont Jack comprimait les deux mâchoires avec ses petites mains; au dehors, le murmure du courant qui se brisait aux pilotis; puis, au-dessus, les cris de bêtes fauves des cannibales.

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Les indigènes, cependant halaient rapidement leurs filets. S’ils étaient relevés à temps, l’embarcation passerait, sinon elle s’y embarrasserait, et c’en était fait de tous ceux qui dérivaient avec elle! Quant à modifier ou à suspendre sa marche, Dick Sand le pouvait d’autant moins que le courant, plus fort sous cette substruction rétrécie, l’entraînait plus rapidement.

En une demi-minute, la pirogue fut engagée entre les pilotis. Par une chance inouïe, un dernier effort des indigènes avait relevé les filets.

Mais, en passant, ainsi que l’avait craint Dick Sand, l’embarcation fut dépouillée d’une partie des herbes qui flottaient sur son flanc droit.

Un des indigènes poussa un cri. Avait-il eu le temps de reconnaître ce que cachait ce chaume, et venait-il d’avertir ses camarades?… C’était plus que probable.

Dick Sand et les siens étaient déjà hors de portée, et, en quelques instants, sous l’impulsion de ce courant transformé en une sorte de rapide, ils avaient perdu de vue la bourgade lacustre.

«A la rive gauche! commanda Dick Sand par prudence. Le lit est redevenu praticable!

– A la rive gauche,» répondit Hercule, en donnant un vigoureux coup de godille.

Dick Sand vint se placer près de lui et observa la surface des eaux que la lune éclairait vivement. Il ne vit rien de suspect. Pas une pirogue ne s’était mise à sa poursuite. Peut-être ces sauvages n’en avaient-ils pas, et, lorsque le jour se leva, aucun indigène n’apparaissait, ni sur la rivière, ni sur ses berges. Toutefois, et par surcroît de précaution, l’embarcation tint constamment la rive gauche.

Pendant les quatre jours suivants, du Il au 14 juillet, Mrs. Weldon et ses compagnons ne furent pas sans remarquer que cette portion du territoire s’était modifiée sensiblement. Ce n’était plus seulement un pays désert, mais le désert lui-même, et on aurait pu le comparer à ce Kalahari, exploré par Livingstone pendant son premier voyage. Le sol aride ne rappelait en rien les fertiles campagnes de la haute contrée.

Et toujours cette interminable rivière, à laquelle on pouvait bien donner le nom de fleuve, puisqu’il semblait qu’elle dût aboutir à l’Atlantique même!

La question de nourriture, en cet aride pays, devint difficile à résoudre. Il ne restait plus rien des réserves précédentes. La pêche donnait peu, la chasse ne rapportait plus rien. Élans, antilopes, pokous et autres animaux n’auraient pas trouvé à vivre dans ce désert, et avec eux avaient aussi disparu les carnassiers.

Aussi les nuits ne retentissaient-elles plus des rugissements accoutumés. Ce qui troublait uniquement leur silence, c’était ce concert des grenouilles, que Cameron compare au bruit des calfats qui calfatent, des riveurs qui rivent, des foreurs qui forent dans un chantier de construction navale.

La campagne, sur les deux rives, était plate et dépouillée d’arbres jusqu’aux lointaines collines qui la limitaient dans l’est et dans l’ouest. Les euphorbes y poussaient seuls et à profusion, – non de ces euphorbiacées qui produisent la cassave ou farine de manioc, mais de celles dont on ne tire qu’une huile qui ne peut servir à l’alimentation.

Il fallait, cependant, pourvoir à la nourriture. Dick Sand ne savait comment faire, quand Hercule lui rappela fort à propos que les indigènes mangeaient souvent de jeunes pousses de fougères et cette moelle que contient la tige du papyrus. Lui-même, pendant qu’il suivait à travers la forêt la caravane d’Ibn Hamis, avait été plus d’une fois réduit à cet expédient pour apaiser sa faim. Très-heureusement, les fougères et les papyrus abondaient le long des berges, et la moelle, dont la saveur est sucrée, fut appréciée de tous, – du petit Jack plus particulièrement.

Ce n’était qu’une substance peu réconfortante, cependant; mais, le lendemain, grâce au cousin Bénédict, on fut mieux servi.

Depuis la découverte de l’«Hexapodes Benedictus», qui devait immortaliser son nom, cousin Bénédict avait repris ses allures. L’insecte mis en lieu sûr, c’est-à-dire piqué dans la coiffe de son chapeau, le savant s’était remis en quête pendant les heures de débarquement. Ce fut ce jour-là, en furetant dans les hautes herbes, qu’il fit lever un oiseau dont le ramage attira son attention.

Dick Sand allait le tirer, lorsque cousin Bénédict s’écria:

«Ne tirez pas, Dick, ne tirez pas! Un oiseau pour cinq personnes, ce serait insuffisant!

– Il suffira à Jack, répondit Dick Sand, en ajustant une seconde fois l’oiseau qui ne se hâtait pas de s’envoler.

– Non! non! reprit cousin Bénédict! Ne tirez pas. C’est un indicateur, et il va nous procurer du miel en abondance!»

Dick Sand abaissa son fusil, estimant, en somme, que quelques livres de miel valaient mieux qu’un oiseau, et, aussitôt cousin Bénédict et lui de suivre l’indicateur, qui, se posant et s’envolant tour à tour, les invitait à l’accompagner.

Ils n’eurent pas à aller loin, et, quelques minutes après, de vieux troncs cachés entre les euphorbes apparaissaient au milieu d’un intense bourdonnement d’abeilles.

Cousin Bénédict eût peut-être voulu ne pas dépouiller ces industrieux hyménoptères «du fruit de leur travail» – ce fut ainsi qu’il s’exprima. Mais Dick Sand ne l’entendit pas ainsi. Il enfuma les abeilles avec des herbes sèches, et s’empara d’une quantité considérable de miel. Puis, abandonnant à l’indicateur les gâteaux de cire, qui forment sa part de profit, cousin Bénédict et lui revinrent à l’embarcation.

Le miel fut bien reçu, mais c’eût été peu, en somme, et tous auraient cruellement souffert de la faim, si, dans la journée du 12, la pirogue ne se fût pas arrêtée près d’une crique où pullulaient les sauterelles. C’était par myriades, sur deux et trois rangs, qu’elles couvraient le sol et les arbustes. Or, cousin Bénédict, n’ayant pas manqué de dire que les indigènes se nourrissent fréquemment de ces orthoptères, – ce qui était parfaitement exact, – on fit main-basse sur cette manne. Il y avait de quoi en charger dix fois l’embarcation, et, grillées au-dessus d’un feu doux, ces sauterelles comestibles eussent paru excellentes, même à des gens moins affamés. Cousin Bénédict, pour sa part, en mangea une notable quantité, – en soupirant, il est vrai, – mais enfin il en mangea.

Néanmoins, il était temps que cette longue série d’épreuves morales et physiques prît fin. Bien que la dérive, sur cette rapide rivière, ne fût pas fatigante comme l’avait été la marche dans les premières forêts du littoral, la chaleur excessive du jour, les buées humides de la nuit, les attaques incessantes des moustiques, tout rendait très-pénible encore cette descente du cours d’eau. Il était temps d’arriver, et, cependant, Dick Sand ne pouvait encore assigner aucun terme à ce voyage! Durerait-il huit jours ou un mois? rien ne l’indiquait. Si la rivière eût couru franchement dans l’ouest, on se fût déjà trouvé sur la côte nord de l’Angola; mais la direction générale avait été plutôt nord, et l’on pouvait aller longtemps ainsi avant d’atteindre le littoral.

Dick Sand était donc extrêmement inquiet, lorsqu’un changement de direction se produisit soudain, dans la matinée du 14 juillet.

Le petit Jack était à l’avant de l’embarcation, et regardait à travers les chaumes, lorsqu’un grand espace d’eau apparut à l’horizon.

«La mer!» s’écria-t-il.

A ce mot, Dick Sand tressaillit et vint près du petit Jack.

«La mer! répondit-il. Non, pas encore, mais du moins un fleuve qui court vers l’ouest, et dont cette rivière n’était qu’un affluent! Peut-être est-ce le Zaïre lui-même!

–Dieu t’entende, Dick!» répondit Mrs. Weldon.

Oui! car, si c’était ce Zaïre ou Congo que Stanley devait reconnaître quelques années plus tard, il n’y avait plus qu’à descendre son cours pour atteindre les bourgades portugaises de l’embouchure. Dick Sand espéra qu’il en serait ainsi, et il était fondé à le croire.

Pendant les 15, 16, 17 et -18 juillet, au milieu d’un pays moins aride, l’embarcation dériva sur les eaux argentées du fleuve. Toutefois, moines précautions prises, et ce fut toujours un amas d’herbes que le courant sembla entraîner à la dérive.

Encore quelques jours, sans doute, et les survivants du Pilgrim verraient le terme de leurs misères. La part de dévouement serait alors faite à chacun, et si le jeune novice n’en revendiquait pas la plus grande, Mrs. Weldon saurait bien la revendiquer pour lui.

Mais, le 18 juillet, pendant la nuit, il se produisit un incident, qui allait compromettre le salut de tous.

Vers trois heures du matin, un bruit lointain, très-sourd encore, se fit entendre dans l’ouest. Dick Sand, très-anxieux, voulut savoir ce qui produisait ce bruit. Pendant que Mrs. Weldon, Jack et cousin Bénédict dormaient au fond de l’embarcation, il appela Hercule à l’avant et lui recommanda d’écouter avec la plus grande attention.

La nuit était calme. Pas un souffle n’agitait les couches atmosphériques.

«C’est le bruit de la mer! dit Hercule, dont les yeux brillèrent de joie. – Non, répondit Dick Sand, qui secoua la tête.

– Qu’est-ce donc? demande Hercule.

– Attendons le jour, mais veillons avec le plus grand soin.»

Sur cette réponse, Hercule retourna à l’arrière.

Dick Sand resta posté à l’avant. Il écoutait toujours. Le bruit s’accroissait. Ce fut bientôt comme un mugissement éloigné.

Le jour parut, presque sans aube. En aval, au dessus du fleuve, à un demi-mille environ, une sorte de nuage flottait dans l’atmosphère. Mais ce n’étaient pas là des vapeurs, et cela ne fut que trop évident, lorsque, sous les premiers rayons solaires qui se réfractèrent en les traversant, un admirable arc-en-ciel se développa d’une berge à l’autre.

«À la rive! s’écria Dick Sand, dont la voix réveilla Mrs. Weldon. Il y a des cataractes! Ces nuages ne sont que de l’eau pulvérisée! A la rive, Hercule!»

Dick Sand ne se trompait pas. En aval, le sol manquait de plus de cent pieds au lit du fleuve, dont les eaux se précipitaient avec une superbe mais irrésistible impétuosité. Un demi-mille encore, et l’embarcation eût été entraînée dans l’abîme.

 

 

Chapitre XIX

S. V.

 

ercule, d’un vigoureux coup de godille, s’était lancé vers la rive gauche. Le courant, d’ailleurs, n’était pas accéléré en cet endroit, et le lit du fleuve conservait jusqu’aux chutes sa pente normale. C’était, on l’a dit, le sol qui manquait subitement, et l’attraction ne se faisait sentir que trois ou quatre cents pieds en amont de la cataracte.

Sur la rive gauche s’élevaient de grands bois, très-épais. Aucune lumière ne filtrait à travers leur impénétrable rideau. Dick Sand ne regardait pas sans terreur ce territoire, habité par les cannibales du Congo inférieur, qu’il faudrait maintenant traverser, puisque l’embarcation ne pouvait plus en suivre le cours. Quant à la transporter au-dessous des chutes, il n’y fallait pas songer. C’était donc là un coup terrible qui frappait ces pauvres gens, à la veille peut-être d’atteindre les bourgades portugaises de l’embouchure. Ils s’étaient bien aidés, cependant! Le ciel ne leur viendrait-il donc pas en aide?

La barque eut bientôt atteint la rive gauche du fleuve. A mesure qu’elle s’en approchait, Dingo avait donné d’étranges marques d’impatience et de douleur à la fois.

Dick Sand, qui l’observait, – car tout était danger, – se demanda si quelque fauve ou quelque indigène n’était pas tapi dans les hauts papyrus de la berge. Mais il reconnut bientôt que ce n’était pas un sentiment de colère qui agitait l’animal.

«On dirait qu’il pleure!» s’écria le petit Jack, en entourant Dingo de ses deux bras.

Dingo lui échappa, et, sautant dans l’eau, lorsque la pirogue n’était plus qu’à vingt pieds de la rive, il atteignit la berge et disparut dans les herbes.

Ni Mrs. Weldon, ni Dick Sand, ni Hercule ne savaient que penser.

Ils abordaient, quelques instants après, au milieu d’une écume verte de conferves et d’autres plantes aquatiques. Quelques martins-pêcheurs, poussant un sifflet aigu, et de petits hérons, blancs comme la neige, s’envolèrent aussitôt. Hercule amarra fortement l’embarcation à une souche de manglier, et tous gravirent la berge, au-dessus de laquelle se penchaient de grands arbres.

Nul sentier frayé dans cette forêt. Cependant, les mousses foulées du sol indiquaient que cet endroit avait été récemment visité par les indigènes ou les animaux.

Dick Sand, le fusil armé, Hercule, la hache à la main, n’avaient pas fait dix pas qu’ils retrouvaient Dingo. Le chien, le nez à terre, suivait une piste, faisant toujours entendre des aboiements. Un premier pressentiment inexplicable l’avait attiré sur cette partie de la rive, un second l’entraînait alors dans les profondeurs du bois. Cela fut nettement visible pour tous.

«Attention! dit Dick Sand. Mistress Weldon, monsieur Bénédict, Jack, ne nous quittez pas! – Attention, Hercule!»

En ce moment Dingo relevait la tête, et, par petits bonds, il invitait à le suivre.

Un instant après, Mrs. Weldon et ses compagnons le rejoignaient au pied d’un vieux sycomore, perdu au plus épais du bois.

Là s’élevait une hutte délabrée, aux ais disjoints, devant laquelle Dingo aboyait lamentablement.

«Qui donc est là?» s’écria Dick Sand.

Il entra dans la hutte.

Mrs. Weldon et les autres le suivirent.

Le sol était jonché d’ossements, déjà blanchis sous l’action décolorante de l’atmosphère.

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«Un homme est mort dans cette hutte! dit Mrs. Weldon.

– Et cet homme, Dingo le connaissait! répondit Dick Sand. C’était, ce devait être son maître! Ah! voyez!»

Dick Sand montrait au fond de la hutte le tronc dénudé du sycomore.

Là apparaissaient deux grandes lettres rouges, presque effacées déjà, mais qu’on pouvait distinguer encore.

Dingo avait posé sa patte droite sur l’arbre, et il semblait les indiquer…

«S. V.! s’écria Dick Sand. Ces lettres que Dingo a reconnues entre toutes! Ces initiales qu’il porte sur son collier!…»

Il n’acheva pas, et se baissant, il ramassa une petite boîte de cuivre tout oxydée, qui se trouvait dans un coin de la hutte.

Cette boîte fut ouverte, et il s’en échappa un morceau de papier, sur lequel Dick Sand lut ces quelques mots:

«Assassiné… volé par mon guide Negoro… 3 décembre 1871… ici… à 120 milles

de la côte… Dingo!… à moi!…

«S. Vernon.»

Le billet disait tout. Samuel Vernon, parti avec son chien Dingo pour explorer le centre de l’Afrique, était guidé par Negoro. L’argent qu’il emportait avait excité la convoitise du misérable qui résolut de s’en emparer. Le voyageur français, arrivé sur ce point des rives du Congo, avait établi son campement dans cette hutte. Là, il fut mortellement frappé, volé, abandonné… Le meurtre accompli, Negoro prit la fuite sans doute, et ce fut alors qu’il tomba entre les mains des Portugais. Reconnu comme un des agents du traitant Alvez, conduit à Saint-Paul de Loanda, il fut condamné à finir ses jours dans un des pénitenciers de la colonie. On sait qu’il parvint à s’évader, à gagner la Nouvelle-Zélande, et comment il s’embarqua sur le Pilgrim pour le malheur de ceux qui y avaient pris passage. Mais qu’était-il arrivé après le crime? rien qui ne fût facile à comprendre! L’infortuné Vernon, avant de mourir, avait évidemment eu le temps d’écrire le billet qui, avec la date et le mobile de l’assassinat, donnait le nom de l’assassin. Ce billet, il l’avait enfermé dans cette boîte où, sans doute, se trouvait l’argent volé, et, dans un dernier effort, son doigt ensanglanté avait tracé comme une épitaphe les initiales de son nom… Devant ces deux lettres rouges, Dingo avait dû rester bien des jours! Il avait appris à les connaître! Il ne devait plus les oublier! Puis, revenu à la côte, il avait été recueilli par le capitaine du Waldeck et enfin à bord du Pilgrim, où il se retrouvait avec Negoro. Pendant ce temps, les ossements du voyageur blanchissaient au fond de cette forêt perdue de l’Afrique centrale, et il ne revivait plus que dans le souvenir de son chien. Oui! les choses avaient dû se passer ainsi, et Dick Sand et Hercule se disposaient à donner une sépulture chrétienne aux restes de Samuel Vernon, lorsque Dingo, poussant un hurlement de rage, cette fois, s’élança hors de la hutte.

Presque aussitôt, des cris horribles se firent entendre à courte distance. Évidemment, un homme était aux prises avec le vigoureux animal.

Hercule fit ce qu’avait fait Dingo. Il bondit à son tour hors de la hutte, et Dick Sand, Mrs. Weldon, Jack, Bénédict, suivant ses traces, le virent se précipiter sur un homme qui se roulait à terre, tenu à la gorge par les redoutables crocs du chien.

C’était Negoro.

En se rendant à l’embouchure du Zaïre, afin de s’embarquer pour l’Amérique, ce coquin, après avoir laissé son escorte en arrière, était venu à l’endroit même où il avait assassiné le voyageur qui s’était confié à lui.

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Mais ce n’était pas sans raison, et tous le comprirent, quand ils aperçurent quelques poignées d’or français qui brillait dans un trou récemment creusé au pied d’un arbre. Il était donc évident qu’après le meurtre et avant de tomber aux mains des Portugais, Negoro avait caché le produit du vol avec l’intention de revenir un jour le reprendre, et il allait s’emparer de tout cet or, lorsque Dingo, le dépistant, lui sauta à la gorge. Le misérable, surpris, avait tiré son coutelas et frappé le chien, au moment où Hercule se jetait sur lui en criant:

«Ah! coquin! Je vais donc enfin t’étrangler!»

Ce n’était plus à faire! Le Portugais ne donnait plus signe de vie, frappé, on peut le dire, par la justice divine, et sur le lieu même ou le crime avait été commis. Mais le fidèle chien avait reçu un coup mortel, et, se traînant jusqu’à la hutte, il vint mourir là où était mort Samuel Vernon.

Hercule enterra profondément les restes du voyageur, et Dingo, pleuré de tous, fut mis dans la même fosse que son maître.

Negoro n’était plus, mais les indigènes qui l’accompagnaient depuis Kazonndé ne pouvaient être loin. En ne le revoyant pas, ils le chercheraient évidemment du côté du fleuve. C’était là un danger très-sérieux.

Dick Sand et Mrs. Weldon tinrent donc conseil sur ce qu’il convenait de faire, et de faire sans perdre un instant.

Un fait acquis, c’est que ce fleuve était le Congo, celui que les indigènes appellent Kwango ou Ikoutou ya Kongo, et qui est le Zaire sous une longitude, le Loualâba sous une autre.

C’était bien cette grande artère de l’Afrique centrale à laquelle l’héroïque Stanley a imposé le nom glorieux de «Livingstone», mais que les géographes auraient peut-être dû remplacer par le sien.

Mais, s’il n’y avait plus à douter que ce fût le Congo, le billet du voyageur français marquait que son embouchure était encore à cent vingt milles de ce point, et, malheureusement, en cet endroit, il n’était plus praticable. D’imposantes chutes, – très-probablement les chutes de Ntamo, – en interdisaient la descente à toute embarcation. Donc, nécessité de suivre l’une ou l’autre rive, au moins jusqu’en aval des cataractes, soit pendant un ou deux milles, quille à construire un radeau pour se laisser encore une fois aller à la dérive.

«Il reste donc, dit en concluant Dick Sand, à décider, si nous descendrons la rive gauche où nous sommes, ou la rive droite du fleuve. Toutes deux, mistress Weldon, me paraissent dangereuses, et les indigènes y sont redoutables. Cependant, sur cette rive, il semble que nous risquons davantage, puisque nous avons à craindre de rencontrer l’escorte de Negoro.

– Passons sur l’autre rive, répondit Mrs. Weldon.

– Est-elle praticable? fit observer Dick Sand. Le chemin des bouches du Congo est plutôt sur la rive gauche, puisque Negoro la suivait. N’importe! Il n’y a pas à hésiter. Mais, avant de traverser le fleuve avec vous, mistress Weldon, il faut que je sache si nous pouvons le descendre jusqu’au-dessous des chutes.»

C’était agir prudemment, et Dick Sand voulut à l’intant même mettre son projet à exécution.

Le fleuve, en cet endroit, ne mesurait pas plus de trois à quatre cents pieds, et le traverser était facile pour le jeune novice, habitué à manier la godille. Mrs. Weldon, Jack et cousin Bénédict devaient rester sous la garde d’Hercule en attendant son retour.

Ces dispositions prises, Dick Sand allait partir, lorsque Mrs. Weldon lui dit:

«Tu ne crains pas d’être entraîné vers les chutes, Dick?

– Non, mistress Weldon. Je passerai à quatre cents pieds au-dessus!

– Mais sur l’autre rive?…

– Je ne débarquerai pas, si je vois le moindre danger.

– Emporte ton fusil.

– Oui, mais n’ayez aucune inquiétude pour moi.

– Peut-être vaudrait-il mieux ne pas nous séparer, Dick, ajouta Mrs. Weldon, comme si elle eût été poussée par quelque pressentiment.

– Non… laissez-moi aller seul… répondit Dick Sand. Il le faut pour la sécurité de tous! Avant une heure, je serai de retour. Veillez bien, Hercule!»

Sur cette réponse, l’embarcation, démarrée, emporta Dick Sand vers l’autre côté du Zaïre.

Mrs. Weldon et Hercule, blottis dans les massifs de papyrus, la suivaient du regard.

Dick Sand eut bientôt atteint le milieu du fleuve. Le courant, sans être très-fort, s’y accentuait un peu par l’attraction des chutes. A quatre cents pieds en aval, l’imposant mugissement des eaux emplissait l’espace, et quelques embruns, enlevés parle vent d’ouest, arrivaient jusqu’au jeune novice. Il frémissait à la pensée que la pirogue, si elle eût été moins surveillée pendant la dernière nuit, se fût perdue dans ces cataractes, qui n’auraient rendu que des cadavres! Mais cela n’était plus à craindre, et, en ce moment, la godille, habilement manœuvrée, suffisait à la maintenir dans une direction un peu oblique au courant.

Un quart d’heure après, Dick Sand avait atteint la rive opposée et se préparait à sauter sur la berge…

En ce moment, des cris éclatèrent, et une dizaine d’indigènes se précipitaient sur l’amas d’herbes qui cachait encore l’embarcation.

C’étaient les cannibales du village lacustre. Pendant huit jours, ils avaient suivi la rive droite de la rivière. Sous ce chaume, qui s’était déchiré aux pilotis de leur bourgade, ils avaient découvert les fugitifs, c’est-à-dire une proie assurée pour eux, puisque le barrage des chutes obligerait tôt ou lard ces infortunés à débarquer sur l’une ou l’autre rive.

Dick Sand se vit perdu, mais il se demanda si le sacrifice de sa vie ne pourrait pas sauver ses compagnons. Maître de lui, debout sur l’avant de l’embarcation, son fusil épaulé, il tenait les cannibales en respect.

Cependant, ceux-ci avaient arraché tout le chaume sous lequel ils croyaient trouver d’autres victimes. Lorsqu’ils virent que le jeune novice était seul tombé entre leurs mains, ce fut un désappointement qui se traduisit par d’épouvantables vociférations. Un garçon de quinze ans pour dix!

Mais alors, un de ces indigènes se releva, son bras se tendit vers la rive gauche, et il montra Mrs. Weldon et ses compagnons, qui, ayant tout vu, ne sachant quel parti prendre, venaient de remonter la berge!

Dick Sand, ne songeant pas même à lui, attendait du ciel une inspiration qui pût les sauver.

L’embarcation allait été poussée au large. Les cannibales allaient passer la rivière. Devant le fusil braqué sur eux, ils ne bougeaient pas, connaissant l’effet des armes à feu. Mais l’un d’eux avait saisi la godille, il la manœuvrait en homme qui savait s’en servir, et la pirogue traversait obliquement le fleuve. Bientôt, elle ne fut plus qu’à cent pieds de la rive gauche.

«Fuyez! cria Dick Sand à Mrs. Weldon. Fuyez!»

Ni Mrs. Weldon, ni Hercule ne bougèrent. On eût dit que leurs pieds étaient attachés au sol.

Fuir! A quoi bon, d’ailleurs! Avant une heure, ils seraient tombés aux mains des cannibales!

Dick Sand le comprit. Mais, alors, cette inspiration suprême qu’il demandait au ciel, lui fut envoyée. Il entrevit la possibilité de sauver tous ceux qu’il aimait en faisant le sacrifice de sa propre vie!… Il n’hésita pas à le faire.

«Dieu les protège, murmura-t-il, et que, dans sa bonté infinie, il ait pitié de moi!»

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A l’instant même, Dick Sand dirigea son fusil vers celui des indigènes qui manœuvrait l’embarcation, et la godille, brisée par une balle, volait en éclats.

Les cannibales jetèrent un cri d’épouvanté.

En effet, la pirogue, n’étant plus maintenue par la godille, avait pris le fil de l’eau. Le courant l’entraîna avec une vitesse croissante, et, en quelques instants, elle ne fut plus qu’à cent pieds des chutes.

Mrs. Weldon, Hercule, avaient tout compris. Dick Sand tentait de les sauver en précipitant les cannibales avec lui dans l’abîme. Le petit Jack et sa mère, agenouillés sur la berge, lui envoyaient un dernier adieu. La main impuissante d’Hercule se tendait vers lui!…

En ce moment, les indigènes, voulant essayer de gagner la rive gauche à la nage, se jetèrent hors de l’embarcation qu’ils firent chavirer.

Dick Sand n’avait rien perdu de son sang-froid en face de la mort qui le menaçait. Une dernière pensée lui vint alors, c’est que cette barque, par cela même qu’elle flottait la quille en l’air, pouvait servir à le sauver.

En effet, deux dangers étaient à redouter au moment où Dick Sand serait engagé dans la cataracte: l’asphyxie par l’eau, l’asphyxie par l’air. Or, cette coque renversée, c’était comme une boîte dans laquelle il pourrait peut-être maintenir sa tète hors de l’eau, en même temps qu’il serait à l’abri de l’air extérieur qui l’eût certainement étouffé dans la rapidité de sa chute. Dans ces conditions, il semble qu’un homme aurait quelque chance d’échapper à la double asphyxie, même en descendant les cataractes d’un Niagara!

Dick Sand vit tout cela comme dans un éclair. Par un dernier instinct, il s’accrocha au banc qui reliait les deux bords de l’embarcation, et, la tête hors de l’eau sous la coque renversée, il sentit l’irrésistible courant l’entraîner, et la chute presque perpendiculaire se produire…

La pirogue s’enfonça dans l’abîme creusé par les eaux au pied de la cataracte, et, après avoir plongé profondément, revint à la surface du fleuve. Dick Sand, bon nageur, comprit que son salut était maintenant dans la vigueur de ses bras…

Un quart d’heure après, il atteignait la rive gauche, et il y retrouvait Mrs. Weldon, le petit Jack et cousin Bénédict, qu’Hercule y avait conduits en toute hâte.

Mais déjà les cannibales avaient disparu dans le tumulte des eaux. Eux, que l’embarcation chavirée ne protégeait pas, avaient cessé de vivre même avant d’avoir atteint les dernières profondeurs de l’abîme, et leurs corps allaient se déchirer à ces roches aiguës auxquelles se brisait le courant inférieur du fleuve.

 

 

Chapitre XX

Conclusion.

 

eux jours après, le 20 juillet, Mrs. Weldon et ses compagnons rencontraient une caravane qui se dirigeait vers Emboma, à l’embouchure du Congo. Ce n’étaient point des marchands d’esclaves, mais d’honnêtes négociants portugais qui faisaient le commerce de l’ivoire. Un excellent accueil fut fait aux fugitifs, et la dernière partie de ce voyage s’accomplit dans des conditions supportables.

La rencontre de cette caravane avait vraiment été une faveur du ciel. Dick Sand n’aurait pu reprendre sur un radeau la descente du Zaire. Depuis les chutes de Ntamo jusqu’à Yellala, le fleuve n’est plus qu’une suite de rapides et de cataractes. Stanley en a compté soixante-deux, et aucune embarcation ne peut s’y engager. C’est à l’embouchure du Coango que l’intrépide voyageur allait, quatre ans plus tard, soutenir le dernier des trente-deux combats qu’il dut livrer aux indigènes. C’est plus bas, dans les cataractes de Mbélo, qu’il ne devait échapper que par miracle à la mort.

Le 11 août, Mrs. Weldon, Dick Sand, Jack, Hercule et le cousin Bénédict arrivaient à Emboma, où MM. Motta Viega et Harrisson les recevaient avec une généreuse hospitalité. Un steamer était en partance pour l’isthme de Panama. Mrs. Weldon et ses compagnons s’y embarquèrent et atteignirent heureusement la terre américaine.

Une dépêche, lancée à San-Francisco, apprit à James W. Weldon le retour inespéré de sa femme et de son enfant, dont il avait en vain cherché la trace sur tous les points où il pouvait croire que s’était jeté le Pilgrim.

Le 25 août, enfin, le rail-road déposait les naufragés dans la capitale de la Californie! Ah! si le vieux Tom et ses compagnons eussent été avec eux!…

Que dire maintenant de Dick Sand et d’Hercule? L’un devint le fils, l’autre l’ami de la maison. James Weldon savait tout ce qu’il devait au jeune novice, tout ce qu’il devait au brave noir. Il était heureux, vraiment, que Negoro ne fût pas arrivé jusqu’à lui, car il aurait payé de toute sa fortune le rachat de sa femme et de son fils! Il serait parti pour la côte d’Afrique, et là, qui peut dire à quels dangers, à quelles perfidies il eût été exposé!

Un seul mot sur cousin Bénédict. Le jour même de son arrivée, le digne savant, après avoir serré la main de James Weldon, s’était renfermé dans son cabinet et remis au travail, comme s’il eût continué une phrase interrompue la veille. Il méditait un énorme ouvrage sur l’«Hexapodes Benedictus», un des desiderata de la science entomologique.

Là, dans son cabinet tapissé d’insectes, cousin Bénédict trouva tout d’abord une loupe et des lunettes… Juste ciel! Quel cri de désespoir il poussa, la première fois qu’il s’en servit pour étudier l’unique échantillon que lui eût fourni l’entomologie africaine!

L’«Hexapodes Benedictus» n’était point un hexapode! C’était une vulgaire araignée! Et si elle n’avait que six pattes au lieu de huit, c’est que les deux pattes de devant lui manquaient! Et si elles lui manquaient, ces pattes, c’est qu’en la prenant. Hercule les avait malencontreusement cassées! Or, cette mutilation réduisait le prétendu «Hexapodes Benedictus», à l’état d’invalide et le reléguait dans la classe des arachnides les plus communes, – ce que la myopie de cousin Bénédict l’avait empêché de reconnaître plus tôt! Il en fit une maladie, dont il guérit heureusement.

Trois ans après, le petit Jack avait huit ans, et Dick Sand lui faisait répéter ses leçons, tout en travaillant rudement pour son compte. En effet, à peine à terre, comprenant tout ce qui lui avait manqué, il s’était jeté dans l’étude avec une sorte de remords, – celui de l’homme qui, faute de science, s’était trouvé au-dessous de sa tâche!

«Oui! répétait-il souvent. Si, à bord du Pilgrim, j’avais su tout ce qu’un marin devait savoir, que de malheurs auraient été épargnés!»

Ainsi parlait Dick Sand. Aussi, à dix-huit ans, avait-il terminé avec distinction ses études hydrographiques, et, muni d’un brevet par faveur spéciale, il allait commander pour la maison James W. Weldon.

Voilà où en était arrivé par sa conduite, par son travail, le petit orphelin recueilli sur la pointe de Sandy-Hook. Il était, malgré sa jeunesse, entouré de l’estime, on pourrait dire du respect de tous; mais la simplicité et la modestie lui étaient si naturelles, qu’il ne s’en doutait guère. Il ne soupçonnait même pas, bien qu’on ne pût lui attribuer ce qu’on appelle des actions d’éclat, que la fermeté, le courage, la constance déployés dans ses épreuves, avaient fait de lui une sorte de héros.

Cependant, une pensée l’obsédait. Dans les rares loisirs que lui laissaient ses études, il songeait toujours au vieux Tom, à Bat, à Austin, à Actéon, du malheur desquels il se prétendait responsable. C’était aussi un sujet de réelle tristesse pour Mrs. Weldon, que la situation actuelle de ses anciens compagnons de misère! Aussi, James Weldon, Dick Sand et Hercule remuèrent-ils ciel et terre pour retrouver leurs traces. Ils y réussirent enfin, grâce aux correspondants que le riche armateur avait dans le monde entier. C’était à Madagascar, – où l’esclavage, d’ailleurs, allait être bientôt aboli, – que Tom et ses compagnons avaient été vendus. Dick Sand voulait consacrer ses petites économies à les racheter, mais James W. Weldon ne l’entendit pas ainsi. Un de ses correspondants négocia l’affaire, et un jour, le 15 novembre 1877, quatre noirs frappaient à la porte de son habitation.

C’étaient le vieux Tom, Bat, Actéon, Austin. Les braves gens, après avoir échappé à tant de dangers, faillirent être étouffés, ce jour-là, sous les embrassements de leurs amis.

Il ne manquait donc que la pauvre Nan à ceux que le Pilgrim avait jetés sur cette funeste côte d’Afrique. Mais, la vieille servante, on né pouvait la rendre à la vie, non plus que Dingo. Et, certes, c’était miracle que ces deux êtres seulement eussent succombé en de telles aventures!

Ce jour-là, cela va sans dire, il y eut fête dans la maison du négociant californien, et le meilleur toast, que tous acclamèrent, ce fut celui que porta Mrs. Weldon a Dick Sand, «au capitaine de quinze ans!»

Fin de la deuxième et dernière partie.

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1 Cameron parle souvent de ces îlots flottants.