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Jules Verne

 

CÉSAR CASCABEL

 

(Chapitre I-III)

 

 

85 Dessins de George Roux

12 grandes gravures en chromotypographie

2 grandes cartes en chromolithographie

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

Chapitre I

Le détroit de Behring

 

’est une passe assez étroite, ce canal de Behring, par lequel communique la mer de ce nom avec l’océan Arctique. Disposé comme le détroit du Pas-de-Calais entre la Manche et la mer du Nord, il a la même orientation sur une largeur triple. On ne compte que six à sept lieues depuis le cap Gris-Nez de la côte française jusqu’au South-Foreland de la côte anglaise, une vingtaine de lieues séparent Numana de Port-Clarence.

Aussi, après avoir quitté son dernier lieu de séjour en Amérique, la Belle-Roulotte se dirigeait-elle vers ce port de Numana, le point le plus rapproché du littoral asiatique.

Sans doute, un itinéraire qui aurait coupé obliquement la mer de Behring, eût permis à César Cascabel de cheminer sur un parallèle moins élevé et sensiblement au-dessous du Cercle polaire. Dans ce cas, la direction eût été relevée au sud-ouest, en pointant vers l’île Saint-Laurent – île assez importante, habitée par de nombreuses tribus d’Esquimaux, non moins hospitaliers que les indigènes de Port-Clarence; puis, au delà du golfe de l’Anadyr, la petite troupe aurait accosté le cap Navarin, pour s’aventurer à travers les territoires de la Sibérie méridionale. Mais c’eût été allonger la partie du voyage qui se faisait par mer, ou plutôt à la surface d’un icefield, et par conséquent s’exposer sur un plus long parcours aux dangers que présentent les champs de glace. On comprend que la famille Cascabel devait avoir hâte de se trouver en terre ferme. Il convenait dès lors de ne modifier en rien les dispositions du premier plan, qui consistait à faire route vers Numana, en se réservant de relâcher à l’îlot Diomède, situé au milieu du détroit, îlot aussi solide sur sa base rocheuse que n’importe quel point du continent.

Si M. Serge avait eu un navire à bord duquel la petite caravane se serait embarquée avec son matériel, c’est un itinéraire différent qu’il aurait suivi. En quittant Port-Clarence, le bâtiment eût fait voile plus au sud sur l’île de Behring, lieu d’hivernage très fréquenté des phoques et autres mammifères marins; puis, de là, il eût gagné un des ports du Kamtchatka, et peut-être même Petropavlovsk, la capitale de ce gouvernement. Mais, faute de navire, il fallait prendre au plus court, afin de mettre pied sur le continent asiatique.

Le détroit de Behring n’accuse pas de très grandes profondeurs. Par suite des exhaussements géologiques, qui ont été observés depuis la période glaciaire, il pourrait même arriver que, dans un avenir très éloigné, la jonction s’opérât sur ce point entre l’Asie et l’Amérique. Ce serait alors le pont rêvé par M. Cascabel, ou plus exactement une chaussée praticable aux voyageurs. Mais, utile à ceux-ci elle serait extrêmement dommageable aux navigateurs, et spécialement aux baleiniers, puisqu’elle leur fermerait l’accès des mers arctiques. Il faudrait en ce cas qu’un nouveau Lesseps vînt couper cet isthme et rétablir les choses dans leur état primitif. Aux héritiers de nos arrière-petits-neveux, il reviendra de se préoccuper de cette éventualité.

En sondant les diverses parties du détroit, les hydrographes ont pu constater que le chenal le plus profond était celui qui longe le littoral d’Asie, près de la presqu’île des Tchouktchis. Là circule le courant froid, descendu du nord, tandis que le courant chaud remonte à travers la passe moins accusée, qui est limitrophe de la côte américaine.

C’est au nord de cette presqu’île, près de l’île de Kolioutchin, dans la baie de ce nom, que, douze ans plus tard, le navire de Nordenskiold, la Vega, après avoir découvert le passage du Nord-Est, allait être immobilisé par les glaces pendant un laps de neuf mois, du 26 septembre 1878 au 15 juillet 1879.

La famille Cascabel était donc partie à la date du 21 octobre dans d’assez bonnes conditions. Il faisait un froid vif et sec. La tourmente de neige s’était apaisée, le vent avait molli, en halant le nord d’un quart. Le ciel était tendu de gris mat, uniformément. À peine si l’on sentait le soleil derrière ce voile de brumes, que ses rayons, très affaiblis par leur obliquité, ne parvenaient pas à percer. À midi, au maximum de sa culmination, il ne s’élevait que de trois ou quatre degrés au-dessus de l’horizon du sud.

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Une très sage mesure avait été prise d’un commun accord avant le départ de Port-Clarence: on ne devait point faire route pendant l’obscurité. Ça et là, l’icefield présentait de larges crevasses, et, dans l’impossibilité de les éviter, faute de les voir, il aurait pu se produire quelque catastrophe. Il était convenu que, dès que la portée du regard se limiterait à une centaine de pas seulement, la Belle-Roulotte ferait halte. Mieux valait mettre quinze jours à franchir les vingt lieues du détroit que de se risquer en aveugles, lorsque la clarté ne serait plus suffisante.

La neige qui n’avait cessé de tomber pendant vingt-quatre heures, en formant un tapis assez épais, s’était cristallisée sous l’action du froid. Cette couche rendait la locomotion moins pénible à la surface de l’icefield. S’il ne neigeait plus, la traversée du détroit serait facile. Cependant il était à craindre qu’à la rencontre des deux courants froid et chaud, qui se contrariaient pour prendre chacun un chenal différent, les glaçons, heurtés pendant leur dérive, ne se fussent accumulés les uns sur les autres. Cela étant, la route s’allongerait de nombreux détours.

Il a été dit que Cornélia, Kayette et Népoléone avaient pris place dans la voiture. Afin de l’alléger autant que possible, les hommes devaient faire le trajet à pied.

Selon l’ordre de marche adopté, Jean était, comme éclaireur, chargé de reconnaître l’état de l’icefield; on pouvait se fier à lui. Il était muni d’une boussole, et, bien qu’il ne lui fût guère possible de prendre des points de repère très exacts, il se dirigeait vers l’ouest avec une précision suffisante.

A la tète de l’attelage se tenait Clou, prêt à soutenir ou à relever Vermout et Gladiator, s’ils faisaient un faux pas; mais la solidité de leurs jambes était assurée par la ferrure à glace de leurs sabots. D’ailleurs, cette surface ne présentait aucune aspérité contre laquelle ils eussent pu buter.

Près de la voiture, M. Serge et César Cascabel, les lunettes aux yeux, bien encapuchonnés ainsi que leurs compagnons, cheminaient en causant.

Quant au jeune Sandre, il eût été malaisé de lui assigner une place ou tout au moins de l’y maintenir. Il allait, venait, courait, gambadait comme les deux chiens, et même se donnait le plaisir de longues glissades. Toutefois, son père ne lui avait point permis de chausser les raquettes esquimaudes, et c’est bien cela qui le chagrinait.

«Avec ces patins-là, dit-il, on aurait traversé le détroit en quelques heures!

– À quoi bon, répondit M. Cascabel, puisque nos chevaux ne savent pas patiner!

– Faudra que je leur apprenne!» répondit le gamin en faisant une culbute.

Entre temps, Cornélia, Kayette et Napoléone s’occupaient de la cuisine, et une légère fumée de bon augure sortait du petit tuyau de tôle. Si elles ne souffraient point du froid à l’intérieur des compartiments hermétiquement clos, il fallait songer à ceux qui étaient dehors. Et c’est ce qu’elles faisaient, en tenant toujours prêtes quelques chaudes tasses de thé, additionnées de cette eau-de-vie russe, ce vodka, qui ranimerait un mort!

En ce qui est des chevaux, leur nourriture était assurée au moyen de ces bottes d’herbe sèche, fournies par les Esquimaux de Port-Clarence, qui devaient suffire pour la traversée du détroit. Wagram et Marengo avaient en abondance de la chair d’élan dont ils se montraient satisfaits.

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Au surplus, l’icefield n’était pas aussi dépourvu de gibier qu’on pourrait le croire. Dans leurs courses, les deux chiens faisaient lever des milliers de ptarmigans, de guillemets et autres volatiles spéciaux aux régions polaires. Ces volatiles, apprêtés avec soin et débarrassés de leur goût huileux, peuvent encore fournir un manger acceptable. Mais, comme rien n’eût été plus inutile que de les abattre, puisque l’office de Cornélia était amplement garnie, il fut décidé que les fusils de M. Serge et de Jean resteraient au repos pendant le voyage de Port-Clarence à Numana.

Quant aux amphibies, phoques et autres congénères marins, très nombreux en ces parages, on n’en vit pas un seul pendant le premier jour du voyage.

Si le départ s’était fait gaîment, M. Cascabel et ses compagnons ne tardèrent pas à ressentir l’indéfinissable impression de tristesse qui se dégage de ces plaines sans horizon, de ces surfaces blanches à perte de vue. Vers onze heures, ils ne voyaient déjà plus les hautes roches de Port-Clarence, pas même les sommets du cap du Prince-de-Galles, évanouis dans l’estompe des lointaines vapeurs. Aucun objet n’eût été visible à la distance d’une demi-lieue, et, par conséquent, bien du temps se passerait avant qu’on découvrît les hauteurs du cap oriental de la presqu’île des Tchouktchis. Ces hauteurs, cependant, eussent offert un excellent point de repère pour les voyageurs.

L’îlot Diomède, situé à peu près au milieu du détroit, n’est dominé par aucune tumescence rocheuse. Comme sa masse émerge à peine du niveau de la mer, on ne le reconnaîtrait guère qu’au moment où les roues crieraient sur son sol rocailleux en écrasant la couche de neige. En somme, sa boussole à la main, Jean dirigeait sans trop de peine la Belle-Roulotte, et, si elle n’allait pas vite, du moins s’avançait-elle en toute sécurité.

Chemin faisant, M. Serge et César Cascabel causaient volontiers de leur situation présente. Cette traversée du détroit, qui avait paru chose simple avant le départ, qui paraîtrait non moins simple après l’arrivée, ne laissait pas de sembler fort périlleuse maintenant qu’on y était engagé.

«C’est tout de même assez raide ce que nous avons tenté là! dit M. Cascabel.

– Sans doute, répondit M. Serge. Franchir le détroit de Behring avec une lourde voiture, voilà une idée qui ne serait pas venue à tout le monde!

– Je le crois bien, monsieur Serge! Que voulez-vous? lorsque l’on s’est mis dans la tête de rentrer au pays, il n’y a rien qui puisse vous retenir! Ah! s’il ne s’agissait que d’aller pendant des centaines de lieues à travers le Far-West ou la Sibérie, cela ne me préoccuperait même pas!… On marche sur un terrain solide, qui ne risque pas de s’entr’ouvrir sous vos pieds!… Tandis que vingt lieues de mer glacée à parcourir avec un attelage, un matériel, et tout ce qui s’ensuit!… Diantre! je voudrais bien que ce fût fait!… Nous en aurions fini avec le plus difficile, ou tout au moins avec le plus dangereux du voyage!

– En effet, mon cher Cascabel, surtout si la Belle-Roulotte, au delà du détroit, peut atteindre rapidement les territoires de la Sibérie méridionale. Essayer de suivre le littoral pendant les grands froids de l’hiver, ce serait très imprudent. Aussi, dès que nous serons à Numana, nous aurons à couper vers le sud-ouest, afin de choisir un bon lieu d’hivernage dans une des bourgades que nous rencontrerons.

– C’est notre projet! Mais vous devez connaître le pays, monsieur Serge?

– Je ne connais que la région comprise entre Iakoutsk et Okhotsk, pour l’avoir traversée après mon évasion. Quant à la route qui va de la frontière d’Europe à Iakoutsk, je n’ai conservé que le souvenir de ces épouvantables fatigues, dont les convois de prisonniers sont jour et nuit accablés! Quelles souffrances!… Je ne les souhaiterais pas à mon plus mortel ennemi!

– Monsieur Serge, avez-vous perdu tout espoir de rentrer dans votre pays, j’entends en toute liberté, et le gouvernement ne vous permettra-t-il pas d’y revenir?…

– Il faudrait pour cela, répondit M. Serge, que le Czar proclamât une amnistie qui s’étendrait au comte Narkine, comme à tous les patriotes condamnés avec lui. Des circonstances politiques se présenteront-elles, qui rendront cette détermination possible?… Qui sait, mon cher Cascabel!

– C’est pourtant triste de vivre en exil!… Il semble que l’on ait été chassé de sa propre maison…

– Oui!… loin de tous ceux qu’on aime!… Et mon père, si âgé déjà… et que je voudrais revoir…

– Vous le reverrez, monsieur Serge! Croyez-en un vieux coureur de foires, qui à souvent prédit l’avenir en disant la bonne aventure! Vous ferez votre entrée à Perm avec nous!… Est-ce que vous n’appartenez pas à la troupe Cascabel?… Il faudra même que je vous apprenne quelques tours d’escamotage – cela peut servir à l’occasion – sans compter celui que nous jouerons à la police moscovite en lui passant sous le nez!»

Et César Cascabel ne put s’empêcher de s’esclaffer de rire. Songez donc! Le comte Narkine, un grand seigneur russe, soulevant des poids, jonglant avec des bouteilles, donnant la réplique aux clowns – et en faisant recette!

Vers trois heures de l’après-midi, la Belle-Roulotte dut s’arrêter. Bien qu’il ne fit pas nuit encore, une épaisse brume amoindrissait le champ de vue. Aussi, après être revenu en arrière, Jean conseilla-t-il de faire halte. Se diriger dans ces conditions devenait extrêmement incertain.

D’ailleurs, ainsi que M. Serge l’avait prévu, cette partie du détroit, parcourue par le courant du chenal de l’est, laissait les aspérités de l’icefield, les inégalités des glaçons, saillir sous la neige. Le véhicule éprouvait des heurts violents. Les chevaux butaient presque à chaque pas. Une demi-journée de marche avait suffi pour leur occasionner de très grandes fatigues.

En somme, c’était deux lieues au plus que la petite caravane avant franchies pendant cette première étape.

Des que l’attelage se fut arrêté, Cornélia et Napoléone descendirent – soigneusement emmitouflées, des pieds à la tête, à cause de la brusque transition d’une température intérieure de dix degrés au-dessus de zéro à une température extérieure de dix degrés au-dessous. Quant à Kayette, habituée à ces âpretés de l’hiver alaskien, elle n’avait guère songe à s’envelopper de ses chaudes fourrures.

«Il faut te couvrir mieux que cela, Kayette! lui dit Jean. Tu risques de t’enrhumer!

– Oh! fit-elle, je ne crains pas le froid, et on y est accoutumé dans la vallée du Youkon!

– N’importe, Kayette!

– Jean a raison, dit M. Cascabel en intervenant. Va t’envelopper d’une bonne couverte, ma petite caille.D’ailleurs, je te préviens que si tu t’enrhumes, c’est moi qui me charge de te guérir, et cela sera terrible! J’irai, s’il le faut, jusqu’à te couper la tête pour t’empêcher d’éternuer!»

Devant une pareille menace, la jeune Indienne n’avait qu’à obéir, et c’est ce qu’elle fit.

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Puis, chacun s’occupa d’organiser la halte. Ce fut très simple, en somme. Pas de bois à couper dans la forêt, faute de forêt, pas de foyer à allumer, faute de combustible, pas même d’herbe à recueillir pour le repas des animaux. La Belle-Roulotte était la, offrant à ses hôtes son confort habituel, sa bonne température, ses couchettes toutes dressées, sa table toute servie, son hospitalité permanente.

Il ne fut nécessaire que de pourvoir à la nourriture de Vermout et de Gladiator avec une portion du fourrage apporte de Port-Clarence. Cela fait, on enveloppa les deux chevaux d’épaisses couvertures, et ils n’eurent plus qu’à se reposer jusqu’au lendemain. Le perroquet dans sa cage, le singe dans sa banne, ne furent point oubliés, non plus que les deux chiens, très friands de cette viande sèche dont ils se nourrissaient à belles dents.

Enfin, après avoir pris soin des bêtes, M. Serge et ses compagnons soupèrent, ou, ce qui est plus juste, vu l’heure peu avancée, dînèrent de bon appétit.

«Eh!… Eh! s’écria M. Cascabel, c’est peut-être la première fois que des Français font un repas aussi bien servi au milieu du détroit de Behring!

– C’est probable, répondit M. Serge. Mais, avant trois ou quatre jours, je compte que nous pourrons nous retrouver à table – en terre ferme cette fois!

– À Numana? demanda Cornélia.

– Non, sur l’îlot Diomède, ou nous séjournerons un jour ou deux. Notre attelage va si lentement qu’il lui faudra une semaine au moins pour atteindre le littoral asiatique.»

Le repas achevé, bien qu’il ne fût que cinq heures du soir, personne ne refusa d’aller prendre du repos. Toute une longue nuit à rester étendu sous les couvertures d’une bonne couchette, cela n’est pas à dédaigner, après une pénible marche à travers un champ de glace. M. Cascabel ne jugea même pas qu’il fût nécessaire de veiller à la sécurité du campement. Pas de mauvaises rencontres à craindre en pareil désert.D’ailleurs les chiens feraient bonne garde, et signaleraient les rôdeurs – s’il s’en trouvait – qui s’approcheraient de la Belle-Roulotte.

Cependant, à deux ou trois reprises, M. Serge se releva afin d’observer l’état de l’icefield qu’un brusque changement de température pouvait toujours modifier: de ses préoccupations c’était peut-être la plus grave. Rien n’était changé à l’apparence du temps, et une petite brise de nord-est glissait à la surface du détroit.

Le lendemain, le voyage se continua dans les mêmes conditions. Il n’y eut point de difficultés, à proprement parler, sinon de la fatigue. Trois lieues furent enlevées jusqu’à l’heure du repos, et les dispositions prises comme elles l’avaient été la veille.

Le jour suivant – 25 octobre – il ne fut pas possible de partir avant neuf heures du matin, et, même à ce moment, c’est à peine s’il faisait jour.

M. Serge constata que le froid était moins vif. Quelques nuages s’accumulaient en désordre à l’horizon vers le sud-est. Le thermomètre indiquait une certaine tendance ù remonter, et ces parages commençaient à être envahis par les pressions faibles.

«Je n’aime pas cela, Jean! dit M. Serge. Tant que nous serons engagés sur l’icefield, nous ne devons pas nous plaindre, si le froid vient à s’accentuer.Malheureusement, le baromètre se met à baisser avec le vent qui tourne à l’aval. Ce que nous avons le plus à redouter, c’est un relèvement de la température. Surveille bien l’état de l’icefield, Jean, ne néglige aucun indice, et n’hésite pas à revenir en arrière pour nous prévenir!

– Comptez sur moi, monsieur Serge!»

Évidemment, des le mois prochain et jusqu’au milieu d’avril, les modifications que redoutait M. Serge n’auraient pu se produire. L’hiver serait alors franchement établi. Mais, comme il avait été tardif cette année, ses débuts étaient marqués par des alternatives de froid et de dégel, qui pouvaient amener la dislocation partielle du champ de glace. Oui! mieux eût valu subir des températures de vingt-cinq à trente degrés au-dessous de zéro pendant cette traversée du détroit.

On partit avec un demi-jour seulement Les faibles rayons du soleil, très obliquement projetés, ne parvenaient pas à percer l’épaisse ouate des brumes. En outre, le ciel commençait à se rayer jusqu’au zénith de nuages bas et longs, que le vent poussait assez rapidement vers le nord.

Jean, en tête, observait avec soin la couche de neige, un peu ramollie depuis la veille, et qui cédait à chaque pas sous les pieds de l’attelage. Néanmoins une étape de deux lieues environ put être faite, et la nuit ne fut marquée par aucun incident.

Le lendemain – 27 – départ à dix heures. Vives inquiétudes de M. Serge, quand il eut constaté un nouveau relèvement de la température – phénomène vraiment anormal à cette époque de l’année et sous cette latitude.

Le froid étant moins vif, Cornélia, Napoléone et Kayette voulurent suivre à pied. Chaussées de bottes esquimaudes, elles marchaient assez allègrement. Tous avaient abrite leurs yeux derrière une paire de lunettes indiennes, et s’habituaient à regarder par l’étroite fente percée dans l’œillère. Cela faisait toujours la joie de ce gamin de Sandre, qui, sans se soucier de la fatigue, gambadait comme un jeune chevreau.

En réalité, la voiture n’avançait pas rapidement. Ses roues entraient profondément dans les amas de neige – ce qui rendait le tirage très pénible. Lorsque leur jante rencontrait les boursouflures et les arêtes rugueuses des glaçons, il se produisait des chocs que l’on ne pouvait éviter. Parfois aussi, d’énormes blocs, entasses les uns sur les autres, barraient le chemin, et obligeaient à faire de longs crochets pour les tourner. Mais ceci n’était qu’un allongement de la route, et on devait s’estimer heureux qu’elle fût coupée par des tumescences plutôt que par des crevasses. Au moins, la solidité de l’icefield n’était pas compromise.

En attendant, le thermomètre continuait à remonter et le baromètre à baisser avec une régulière lenteur. M. Serge était de plus en plus anxieux. Un peu avant midi, les femmes durent reprendre leur place dans la voiture. La neige se mit à tomber abondamment, par petits flocons transparents, comme si elle eût été sur le point de se résoudre en eau. On eût dit une averse de légères plumes blanches, que des milliers d’oiseaux auraient secouées à travers l’espace.

César Cascabel offrit à M. Serge de s’abriter dans la Belle-Roulotte, mais celui-ci refusa. Ce que supportaient ses compagnons, ne pouvait-il de même le supporter! Cette chute de neige à demi-fondue l’inquiétait au dernier point, en se liquéfiant, elle finirait par provoquer la désagrégation de l’icefield. Il fallait au plus tôt trouver refuge sur l’inébranlable base de l’îlot Diomède.

Et pourtant, la prudence commandait de ne s’avancer qu’avec une extrême précaution. Aussi M. Serge se décida-t-il à rejoindre Jean à une centaine de pas en avant de l’attelage, tandis que M. Cascabel et Clou restaient à la tête des chevaux, dont le pied manquait fréquemment. Qu’un accident arrivât au véhicule, et il n’y aurait plus d’autre alternative que de l’abandonner en plein champ de glace – c’eût été une perte irréparable.

Tandis qu’il marchait près de Jean, M. Serge, muni de sa lorgnette, essayait de fouiller cet horizon de l’ouest, embrumé sous les tourbillons. La portée de la vue était extrêmement limitée. On n’allait plus qu’à l’estime, et, certainement, M. Serge aurait donné le signal d’arrêt, si la solidité du champ ne lui eût paru très gravement attaquée.

«Coûte que coûte, dit-il, il faut que nous arrivions aujourd’hui même à l’îlot Diomède, quitte à y demeurer jusqu’à la prochaine reprise du froid!

– À quelle distance pensez-vous que nous en soyons? demanda Jean.

– À une lieue et demie environ, Jean. Puisqu’il nous reste encore deux heures de jour, ou plutôt de cette demi-clarté qui permet de nous maintenir en direction, faisons tous nos efforts pour arriver avant que l’obscurité soit complète.

– Monsieur Serge, voulez-vous que je me porte en avant, afin de reconnaître la position de l’îlot?

– Non, Jean, non! Tu risquerais de t’égarer au milieu de cette tourmente, et ce serait une bien autre complication! Tâchons de nous guider sur la boussole, car si nous dépassions l’îlot Diomède soit au-dessus, soit au-dessous, je ne sais ce que nous deviendrions

– Entendez-vous, monsieur Serge?» s’écria Jean, qui venait de se baisser.

M. Serge l’imita et put constater que de sourds craquements, reproduisant le bruit de verre qui se brise, couraient à travers l’icefield. Était-ce l’indice, sinon d’une débâcle, du moins d’une désagrégation partielle? Malgré, cela aucune fissure n’en étoilait la surface, si loin que la vue pût s’étendre.

La situation était devenue extrêmement périlleuse. À passer la nuit dans ces conditions, les voyageurs risquaient d’être victimes de quelque catastrophe. L’îlot Diomède, c’était le seul refuge qui leur fût offert, et il fallait y aborder à tout prix. Combien M. Serge dut regretter de ne pas avoir patienté quelques jours de plus à Port-Clarence!

Jean et lui revinrent près de l’attelage, et M. Cascabel fut mis au courant de la situation. Il n’y avait pas lieu d’en faire connaître aux femmes les conséquences. C’eût été les effrayer inutilement. On décida donc de les laisser dans la voiture, et chacun se mit aux roues pour soulager les chevaux éreintés, à demi-fourbus, dont le poil suait sous les rafales.

Vers deux heures, la tombée de la neige diminua sensiblement. Elle se réduisit bientôt à quelques flocons épars que la brise faisait tourbillonner dans l’air. Il devint alors plus facile de conserver une direction efficace. On poussa vigoureusement l’attelage. M. Serge était bien résolu à ne point s’arrêter, tant que la Belle-Roulotte ne reposerait pas sur les roches de l’îlot Diomède.

D’après ses calculs, cet îlot ne devait plus être maintenant qu’a une demi-lieue vers l’ouest, et, en donnant un bon coup de collier, peut-être suffirait-il d’une heure pour en accoster la grève.

Par malheur, la clarté, déjà si douteuse, ne tarda pas à s’affaiblir, au point d’être réduite à une vague réverbération. Était-on ou non en bonne route, et fallait-il continuer à marcher dans ce sens?… Comment le vérifier?

En ce moment, les deux chiens firent entendre de vifs aboiements.Signalaient-ils l’approche d’un danger? N’avaient-ils pas éventé quelque bande d’Esquimaux ou de Tchouktchis, de passage à travers le détroit? Dans ce cas, M. Serge n’hésiterait pas à réclamer l’assistance de ces indigènes, et, tout au moins, il chercherait à être fixé sur la position exacte de l’îlot.

En même temps une des petites fenêtres de la voiture venait de s’ouvrir, et on entendit Cornélia demander pourquoi Wagram et Marengo aboyaient de la sorte.

Réponse lui fut faite qu’on ne savait encore, mais qu’il n’y avait pas lieu de s’alarmer.

«Faut-il descendre?… ajouta-t-elle.

– Non, Cornélia! répondit M. Cascabel. Les fillettes et toi, vous êtes bien où vous êtes!… Restez-y!

– Mais si les chiens ont senti quelque animal… un ours, par exemple?

– Eh bien, ils nous le diront! D’ailleurs, tiens les fusils prêts! Surtout, défense de descendre!

– Refermez votre fenêtre, madame Cascabel, dit M. Serge. Il n’y a pas une minute à perdre! Nous nous remettons en route à l’instant!»

L’attelage, qui s’était arrêté aux premiers aboiements des chiens, reprit sa pénible marche.

Pendant une demi-heure la Belle-Roulotte put s’avancer un peu plus vite, car la surface de l’icefield était moins rugueuse. Les chevaux, véritablement surmenés, la tête basse, le jarret détendu, tiraient de tout leur courage. On sentait que c’était là un dernier effort, et qu’ils ne tarderaient pas à s’abattre, si cet effort devait se prolonger.

A peine faisait-il jour. Ce qui restait de lumière diffuse à travers l’espace, semblait plutôt venir de la surface du champ que de la clarté des hautes zones.

Et les deux chiens qui ne cessaient d’aboyer, courant en avant, s’arrêtant le museau en l’air, la queue droite et immobile, puis revenant auprès de l’attelage!

«Il y a certainement quelque chose d’extraordinaire! fit observer M. Cascabel.

– Il y a l’îlot Diomède!» s’écria Jean.

Et il montrait un amas de roches, qui s’arrondissait confusément à quelques centaines de pas vers l’ouest.

Et la preuve que Jean ne se trompait pas, c’est que cet amas était tacheté de points noirs, dont la couleur ressortait en vigueur sur la blancheur des glaçons.

«En effet, ce doit être l’îlot, dit M. Serge.

– Est-ce que je ne les vois pas remuer, ces points noirs? s’écria M. Cascabel.

– Remuer?

– Oui!

– Ce sont, sans doute, plusieurs milliers de phoques qui ont cherché refuge sur l’îlot

– Plusieurs milliers de phoques? répondit M. Cascabel.

– Ah! monsieur patron, s’écria Clou-de-Girofle, quel coup de fortune, si nous pouvions nous en emparer pour les montrer à la foire!

– Et s’ils disaient papa!» ajouta Sandre.

N’était-ce pas le cri du cœur d’un jeune saltimbanque!

 

 

Chapitre II

Entre deux courants

 

a Belle-Roulotte était enfin sur la terre ferme, n’ayant plus à redouter que le champ de glace s’effondrât. On imagine aisément combien la famille Cascabel devait apprécier l’avantage de sentir un sol inébranlable sous ses pieds.

L’obscurité s’était faite alors. Les mêmes dispositions que la veille furent prises pour le campement, cinq ou six cents pas à l’intérieur de l’îlot Diomède. Puis, on s’occupa des bêtes, et ensuite des «gens d’esprit», selon l’expression de César Cascabel.

Du reste, il ne faisait pas froid précisément. La colonne thermométrique n’indiquait plus que quatre degrés au-dessous de zéro. Peu importait, en réalité. Pendant la durée de cette halte, il n’y aurait rien à craindre du relèvement de la température. On attendrait qu’une température plus basse eût rendu définitive la solidification de l’icefield. L’hiver ne pouvait tarder à s’établir dans toute sa rigueur.

La nuit étant complète, M. Serge remit au lendemain l’exploration qu’il voulait faire de l’îlot. En premier lieu, on ne songea qu’à prendre les meilleures dispositions en ce qui concernait l’attelage, auquel il fallait bonne nourriture et bon repos, car les chevaux étaient exténués. Puis, le souper servi, chacun vint en réclamer sa part, ayant hâte de s’étendre sur sa couchette, après de si rudes fatigues.

La Belle-Roulotte fut bientôt plongée dans le sommeil, et, cette nuit-là, Cornélia ne rêva ni de débâcles ni de gouffres, où s’engloutissait sa maison roulante.

Le lendemain – 25 octobre – dès que la clarté du jour fut suffisante, M. Serge, César Cascabel et ses deux fils vinrent reconnaître l’état de l’îlot.

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Ce qui les surprit tout d’abord, ce fut l’incroyable quantité de ces phoques, connus sous le nom d’otaries à fourrure, qui s’y étaient réfugiés.

Effectivement, c’est dans cette portion de la mer de Behring, limitée au sud par le cinquantième degré de latitude septentrionale, que ces animaux se rencontrent peut-être en masses plus considérables.

En examinant la carte, on ne manquera pas d’être frappé de la configuration que présentent les deux côtes américaine et asiatique et surtout de leur ressemblance. En regard l’une de l’autre, c’est le même profil, qui se dessine assez nettement: la terre du Prince-de-Galles fait pendant à la presqu’île des Tchouktchis; le golfe de Norton fait pendant au golfe de l’Anadyr, l’extrémité de la presqu’île alaskienne se courbe comme la presqu’île du Kamtchatka, et le tout est fermé par le chapelet des îles Aleoutiennes. On ne peut en conclure, pourtant, que l’Amérique ait été brusquement séparée de l’Asie par quelque convulsion de l’époque préhistorique, laquelle aurait ouvert le détroit de Behring, car ce ne sont point les angles saillants d’un littoral qui correspondent aux angles rentrants de l’autre.

Îles nombreuses au milieu de ces parages:Saint-Laurent, déjà citée, Nounivak, sur le littoral américain, Karaghmskii, sur le littoral asiatique, puis, non loin des rivages du Kamtchatka, l’île Behring, accostée de la petite île de Cuivre, et, à peu de distance des rivages alaskiens, les îles Pribyloff. La ressemblance des côtes est donc complétée par une disposition identique des archipels.

Or, précisément, ces îles Pribyloff et l’île de Behring servent plus spécialement de résidence aux colonies de phoques qui fréquentent cette mer. C’est par millions que l’on peut les y compter. Aussi est-ce le rendez-vous des chasseurs de profession d’otaries et de loutres de mer, ces dernières, très nombreuses il y a moins d’un siècle, maintenant raréfiées par une destruction à outrance.

Quant aux otaries – nom générique sous lequel on comprend les lions de mer, les vaches de mer, les ours de mer – elles s’y agglomèrent par troupes innombrables, et la race ne semble pas en devoir jamais s’éteindre. Et cependant, tant que dure la saison chaude, quelle chasse on leur donne! Sans trêve ni merci, les pêcheurs les relancent jusque dans ces «rookeries», ces sortes de parcs, où se groupent les familles. Ce sont surtout les adultes qui sont impitoyablement traqués, et ces animaux finiraient par disparaître, n’était leur fécondité extraordinaire.

Calcul fait, depuis l’année 1867 jusqu’à l’année 1880, trois cent quatre-vingt-huit mille neuf cent quatre-vingt-deux otaries ont été détruites rien que dans les réserves de l’île de Behring. Sur les îles Pribyloff, pendant un siècle, c’est un stock de trois millions cinq cent mille peaux qu’ont recueilli les pêcheurs alaskiens, et, annuellement encore, ils n’en fournissent pas moins de cent mille.

Et combien n’en reste-t-il pas sur les autres îles de la mer de Behring! M. Serge et ses compagnons pouvaient en juger d’après ce qu’ils voyaient à l’îlot Diomède. Toute la grève était couverte d’un fourmillement de phoques, massés les uns près des autres, et rien n’apparaissait du tapis de neige sur lequel ils reposaient.

Toutefois, si on les regardait, eux aussi regardaient ces visiteurs de l’îlot. Immobiles, inquiets, peut-être irrités de cette prise de possession de leur domaine, ils ne cherchaient point à fuir et faisaient parfois entendre une sorte de bêlement prolongé, où l’on sentait une certaine colère. Puis, se redressant, ils agitaient vivement leurs pattes, ou plutôt leurs nageoires, déployées en forme d’éventail.

Ah! si, comme l’avait souhaité le jeune Sandre, ces milliers de phoques eussent été doués du don de la parole, quel tonnerre de «papas» serait sorti de leurs lèvres à moustaches!

Il va sans dire que ni M. Serge ni Jean ne songeaient à donner la chasse à cette armée d’amphibies. Et pourtant, il y avait là une fortune de «fourrures sur pied», disait M. Cascabel. Mais c’eût été un massacre inutile et même dangereux. Ces animaux, redoutables par leur nombre, auraient pu rendre très périlleuse la situation de la Belle-Roulotte. Aussi M. Serge recommanda-t-il la plus extrême prudence.

Et, maintenant, la présence de ces phoques sur l’îlot ne contenait-elle pas une indication qu’il convenait de ne point négliger? N’y avait-il pas lieu de se demander pourquoi ces animaux s’étaient réfugiés sur cet amoncellement de roches, qui ne leur offrait aucune ressource?

Il y eut à ce sujet une très sérieuse discussion à laquelle prirent part M. Serge, César Cascabel et son fils aîné. Ils s’étaient portés sur la partie centrale de l’îlot, tandis que les femmes s’occupaient du ménage, laissant à Clou et à Sandre le soin de pourvoir aux besoins des animaux.

Ce fut M. Serge qui provoqua cette discussion en disant:

«Mes amis, il s’agit de savoir s’il ne vaut pas mieux abandonner l’îlot Diomède, dès que l’attelage sera reposé, que d’y prolonger notre halte!…

– Monsieur Serge, répondit César Cascabel, je pense qu’il ne faut point s’attarder à jouer les Robinsons Suisses sur ce rocher!… Je vous l’avoue, j’ai hâte de sentir sous mon talon un morceau de la côte sibérienne!

– Je le comprends, père, reprit Jean, et pourtant il ne convient pas non plus de s’exposer comme nous l’avons fait en nous lançant à travers le détroit. Sans cet îlot, que serions-nous devenus? Il y a encore une dizaine de lieues jusqu’à Numana…

– Eh bien, Jean, en donnant quelques bons coups de collier, on pourrait enlever cela en deux ou trois étapes…

– Ce serait difficile, répondit Jean, même si l’état de l’icefield le permettait!

– Je pense que Jean a raison, fit observer M. Serge. Que nous ayons hâte d’avoir traversé le détroit, cela va de soi; mais, puisque la température s’est adoucie d’une façon si imprévue, il me semble qu’il ne serait guère prudent de quitter la terre ferme. Nous sommes partis trop tôt de Port-Clarence, tâchons de ne pas partir trop tôt de l’îlot Diomède! Ce qui est certain, c’est que le détroit n’est pas pris avec solidité sur toute son étendue…

– Et de là viennent ces craquements que j’entendais encore hier, ajouta Jean. Ils sont, c’est évident, dus à l’insuffisante agrégation des glaces…

– Oui, cela est une preuve, répondit M. Serge, et il y en à aussi une autre…

– Laquelle?… demanda Jean.

– Celle-ci qui me paraît non moins probante: c’est la présence de ces milliers de phoques que leur instinct a poussés à envahir l’îlot Diomède. Sans doute, après avoir quitté les hauts parages de cette mer, ces animaux se dirigeaient vers l’île de Behring ou les îles Aléoutiennes, quand ils ont prévu quelque trouble prochain. Ils auront senti qu’il ne fallait pas rester sur l’icefield. Est-ce une dislocation qui se prépare sous l’influence de la température, ou bien va-t-il se produire quelque phénomène sous-marin, qui rompra le champ de glace? Je ne sais. Mais, si nous sommes pressés de gagner la côte sibérienne, ces amphibies ne doivent pas être moins pressés de gagner leurs rookeries de l’île Behring ou des îles Pribyloff, et, puisqu’ils se sont arrêtés sur l’îlot Diomède, c’est qu’ils ont eu de très sérieuses raisons pour le faire.

– Et alors quel est votre avis, monsieur Serge?… demanda M. Cascabel.

– Mon avis est de demeurer ici, tant que les phoques ne nous auront pas indiqué, en partant eux-mêmes, qu’il n’y à pas de danger à se remettre en route.

– Diable!… Voilà un satané contretemps!

– Il n’est pas bien grave, père, répondit Jean, et souhaitons de n’en jamais éprouver qui le soient davantage!

– D’ailleurs, cet état de choses ne saurait durer, ajouta M. Serge. Si peu précoce que soit l’hiver, cette année, nous voilà bientôt à la fin d’octobre, et, quoique le thermomètre ne marque en ce moment que zéro, il peut tomber d’un jour à l’autre d’une vingtaine de degrés. Que le vent vienne à sauter au nord, l’icefield sera aussi solide qu’un continent. Donc, mon avis très réfléchi est d’attendre, si rien ne nous oblige à partir.»

C’était prudent, à tout le moins. Aussi fut-il décidé que la Belle-Roulotte séjournerait sur l’îlot Diomède, aussi longtemps que le passage du détroit ne serait pas assure par un froid intense.

Pendant cette journée, M. Serge et Jean visitèrent en partie cette base granitique qui leur offrait toute sécurité. L’îlot mesurait trois kilomètres de circonférence. Même l’été, il devait être absolument aride. Un entassement de roches, rien de plus. Néanmoins, il eût suffi à recevoir les piles du fameux pont de Behring que réclamait Mme Cascabel, si jamais les ingénieurs russes et américains songeaient à réunir deux continents – contrairement à ce que fait si volontiers M. de Lesseps.

Tout en se promenant, les visiteurs prenaient bien garde d’effrayer les phoques. Et pourtant, il était visible que la présence d’êtres humains maintenait ces animaux dans un état de surexcitation au moins singulier. Il y avait de grands mâles, qui poussaient des cris rauques, en rassemblant autour d’eux leurs familles, très nombreuses pour la plupart, car ils sont polygames, et quarante à cinquante adultes ne reconnaissent qu’un seul père.

Ces dispositions peu amicales ne laissèrent pas de préoccuper M. Serge, surtout lorsqu’il eut remarque une certaine propension de ces amphibies à se porter vers le campement. Isolement, ils n’étaient point à redouter; mais il serait difficile, impossible même de résister à de telles masses, si leur humeur les poussait à chasser les instrus qui étaient venus leur disputer la possession de l’îlot Diomède. Jean fut également très frappé de cette particularité, et M. Serge et lui revinrent assez alarmés.

La journée s’acheva sans incident, si ce n’est que la brise, qui soufflait du sud-est, tourna au coup de vent.Manifestement, il se préparait quelque grosse tempête, peut-être une de ces bourrasques arctiques, dont la durée excède plusieurs jours, – ce qu’indiquait une brusque baisse de la colonne barométrique, tombée à soixante-douze centimètres.

La nuit s’annonçait donc très mal. Et, par surcroît, des que tous eurent pris place dans les compartiments de la Belle-Roulotte, des hurlements, sur la nature desquels il n’y avait pas à se méprendre, accrurent le fracas des rafales. Les phoques avaient gagné du côté du véhicule et commençaient à le déborder. Les chevaux hennissaient de peur, craignant d’être attaques par ces bandes, contre lesquelles Wagram et Marengo aboyaient avec une rage inutile. Il fallut se relever, s’élancer au dehors, ramener Vermout et Gladiator, afin de veiller sur eux. Les revolvers et les fusils furent charges. Toutefois M. Serge recommanda de ne s’en servir qu’à la dernière extrémité.

La nuit était noire. Comme on ne pouvait rien voir au milieu de cette profonde obscurité, les fanaux furent allumés. En rayonnant, leurs faisceaux permirent d’apercevoir des milliers de phoques, entourant la Belle-Roulotte, et qui, sans doute, n’attendaient que le jour pour l’assaillir.

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«S’ils nous attaquent, toute résistance sera impossible, dit M. Serge, et nous risquerions d’être accables!

– Que faire alors? dit Jean.

– Il faut partir!

– Quand? demanda M. Cascabel.

– À l’instant!» répondit M. Serge.

Devant ce danger, très grave assurément, M. Serge avait-il raison de vouloir quitter l’îlot? Oui, et c’était le seul parti à prendre. Très probablement, les phoques ne voulaient que chasser les êtres qui s’étaient réfugies sur leur domaine, et ils ne s’acharneraient pas à les poursuivre à travers l’icefïeld. Quant à tenter de les disperser par la force, c’eût été plus qu’imprudent. Que pouvaient des fusils et des revolvers contre ces milliers d’animaux?

Les chevaux furent attelés, les femmes remontèrent dans leurs compartiments, et les hommes, prêts à la défensive, se placèrent de chaque côte du véhicule, qui commença à redescendre vers l’ouest.

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La nuit était tellement épaisse que c’est à peine si les fanaux parvenaient à éclairer le champ sur une vingtaine de pas. En même temps, la bourrasque se déchaînait avec plus de furie. Il ne neigeait pas, et les flocons, qui papillonnaient dans l’air étaient ceux que le vent arrachait à la surface de l’icefïeld.

Et encore si la solidification eût été complète! Or, il n’en était rien. On sentait les glaçons s’entr’ouvrir au milieu de craquements prolongés. Il se produisait des fissures par lesquelles l’eau de la mer jaillissait en gerbe.

M. Serge et ses compagnons allèrent ainsi pendant une heure, ayant à chaque instant cette crainte que le champ de glace se brisât sous leurs pieds. Suivre une direction exacte devenait impraticable, quoique Jean essayât de la relever tant bien que mal sur l’aiguille de la boussole. Par bonheur, à marcher vers l’ouest, il n’en était plus comme de l’îlot Diomède, que l’on avait pu craindre de dépasser soit au nord, soit au sud sans l’avoir reconnu. La côte sibérienne s’étendait à une dizaine de lieues sur les trois quarts de l’horizon, et on ne pouvait la manquer.

Mais il fallait y arriver, et la première condition, c’était que la Belle-Roulotte ne s’engloutît pas dans les profondeurs de la mer de Behring!

Cependant, si ce danger était le plus à redouter, il n’était pas le seul à chaque instant, prise d’écharpe par cette rafale du sud-est, la voiture risquait d’être culbutée. Par prudence, il avait même fallu en faire descendre Cornélia, Napoléone et Kayette MM. Serge et Cascabel, Jean, Sandre et Clou se cramponnaient aux roues, luttaient pour la retenir contre le vent. On comprend quel peu de chemin devaient accomplir les chevaux dans ces conditions, alors qu’ils sentaient le sol fuir sous leurs pieds.

Vers cinq heures et demie du matin – 26 octobre – au milieu de ténèbres aussi profondes que celles qui baignent les espaces intrastellaires, on fut obligé de s’arrêter. L’attelage ne pouvait plus avancer. Des dénivellations agitaient la surface du champ, soulevé par cette houle que la bourrasque chassait des parages inférieurs de la mer de Behring.

«Comment nous tirer de là? dit Jean.

– Il faut retourner à l’îlot! s’écria Cornélia, qui ne parvenait pas à calmer l’épouvante de Napoléone.

– Ce n’est plus possible maintenant! répondit M. Serge.

– Et pourquoi? répliqua M. Cascabel. J’aime encore mieux me battre contre des phoques que de…

– Je vous répète qu’il nous est maintenant interdit de retourner à l’îlot! affirma M. Serge. Il faudrait marcher contre la rafale, et notre voiture ne pourrait résister! Elle sera démolie, si elle ne fuit pas devant la tourmente!

– Pourvu que nous ne soyons pas obligés de l’abandonner! dit Jean.

– L’abandonner! s’écria M. Cascabel. Et que deviendrions-nous sans notre Belle-Roulotte!

– Nous ferons tout pour ne point en être réduits là! répondit M. Serge. Oui! Cette voiture, c’est notre salut, et nous essaierons de la sauver à tout prix

– Ainsi il n’est pas possible de revenir en arrière? demanda M. Cascabel.

– Non, et il faut continuer d’aller en avant! répondit M. Serge. Du courage, du sang-froid, et nous finirons bien par atteindre Numana!»

Ces paroles eurent pour effet de ranimer tout le monde. Il était trop évident que le vent empêchait le retour vers l’îlot Diomède. Il soufflait du sud-est avec une telle impétuosité que ni bêtes ni gens n’eussent réussi à marcher contre lui. La Belle-Roulotte ne pouvait même plus demeurer stationnaire Rien qu’en essayant de résister au déplacement de l’air, elle eût été chavirée.

Le jour s’était à demi fait vers dix heures – un jour blafard et brumeux. Les nuages, bas et déchiquetés, semblaient traîner des lambeaux de vapeur à travers le détroit, qu’ils balayaient furieusement. Dans le tourbillon des neiges, de petits éclats de glaces, détaches du banc, volaient comme une mitraille de grêlons. En des conditions si pénibles, on ne fit qu’une demi-lieue pendant une heure et demie, car il fallait éviter les flaques d’eau et contourner les glaçons accumulés sur l’icefield. Au-dessous, la houle du large lui imprimait de rudes oscillations, une sorte de roulis qui provoquait des craquements continus.

Soudain, vers midi trois quarts, une violente secousse se produisit. Un réseau de fissures étoila largement le champ en rayonnant autour du véhicule Une crevasse, mesurant trente pieds de diamètre, s’était ouverte sous les pieds de l’attelage.

Sur un cri de M. Serge, ses compagnons s’arrêtèrent à quelques pas de cette crevasse.

«Nos chevaux!… Nos chevaux!… s’écria Jean. Père, sauvons nos chevaux!…»

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Il était trop tard. La glace ayant fléchi, les deux malheureuses bêtes venaient de disparaître. Si le timon ainsi que les traits ne se fussent rompus, la Belle-Roulotte eût été également entraînée dans les profondeurs de la mer.

«Nos pauvres bêtes!» s’écria M. Cascabel, désespéré.

Oui! ces vieux amis du saltimbanque, qui avaient couru le monde à sa suite, ces fidèles compagnons, qui avaient si longtemps partagé son existence foraine, étaient engloutis! De grosses larmes mouillèrent les yeux de M. Cascabel, de sa femme et de ses enfants…

«En arrière!… en arrière!» avait crié M. Serge.

Et, en se mettant aux roues de la voiture, on parvint non sans peine à l’éloigner de cette crevasse, qui s’élargissait avec les oscillations du champ. Elle recula ainsi d’une vingtaine de pieds, en dehors du cercle de dislocation.

La situation n’en était pas moins très compromise. Que faire à présent? Abandonner la Belle-Roulotte au milieu du détroit, puis revenir la chercher avec un attelage de rennes, après avoir gagné Numana?… Il semblait bien qu’il n’y eût pas d’autre parti à prendre.

Tout à coup, Jean de s’écrier:

«Monsieur Serge, monsieur Serge!… Regardez!… Nous sommes en dérive!…

– En dérive?…»

Ce n’était que trop vrai!

A n’en pas douter, une débâcle générale venait de mettre les glaces en mouvement entre les deux rives du détroit. Les secousses de la tempête, jointes au relèvement de la température, avaient brisé le champ, insuffisamment cimenté dans sa partie médiane. De larges passes s’étaient ouvertes vers le nord par suite du déplacement des glaçons, dont les uns s’étaient engagés sur l’icefield, et les autres dessous. Cela permettait à l’îlot flottant, qui portait le véhicule, de dériver sous l’impulsion de l’ouragan. Quelques icebergs, immobilisés, étaient autant de points de repères, d’après lesquels M. Serge put relever le sens de la dérive.

On voit dans quelle mesure s’était aggravée la situation, déjà si inquiétante depuis la perte de l’attelage. Il n’était plus possible de gagner Numana, même en abandonnant la voiture. Ce n’était plus des crevasses que l’on aurait pu tourner, c’étaient des passes multiples qu’il n’y avait aucun moyen de franchir, et dont l’orientation changeait suivant les caprices de la houle. Et puis, ce glaçon qui entraînait la Belle-Roulotte, et dont il n’y avait pas à enrayer la marche, combien de temps résisterait-il au choc des lames, qui venaient se briser sur ses bords?

Non! il n’y avait rien à faire! Tenter de se diriger, de manière à rallier le littoral sibérien, cela était au-dessus des forces humaines. Le bloc flottant irait ainsi tant qu’un obstacle ne l’arrêterait pas, et qui sait si cet obstacle ne serait pas la banquise même aux extrêmes limites de la mer polaire!

Vers deux heures de l’après-midi, au milieu de l’assombrissement qu’accroissaient les traînées de brouillard, secouées dans l’espace, l’obscurité était déjà suffisante pour limiter la vue dans un très court rayon. Abrités et tournés du côté qui regardait le nord, M. Serge et ses compagnons demeuraient silencieux. Qu’auraient-ils pu dire puisqu’il n’y avait rien à tenter? Cornélia, Kayette et Napoléone, enveloppées de couvertures, se blottissaient étroitement les unes contre les autres. Le jeune Sandre, plus surpris qu’inquiet, sifflotait un air. Clou s’occupait de remettre en ordre les objets déplacés par la secousse à l’intérieur des compartiments. Si M. Serge et Jean avaient conservé leur sang-froid, il n’en était pas ainsi de M. Cascabel, qui s’accusait d’avoir entraîné tout son monde dans une pareille aventure.

Tout d’abord il importait de bien se rendre compte de la situation. On ne l’a point oublié, deux courants se propagent en sens inverse à travers le détroit de Behring. L’un descend au sud, l’autre remonte au nord. Le premier est le courant du Kamtchatka, le second est le courant du détroit de Behring. Si le glaçon, chargé du personnel et du matériel de la Belle-Roulotte, était saisi par le premier, il serait inévitablement ramené, et il y avait des chances pour qu’il atterrît à la côte sibérienne. Si, au contraire, il tombait dans l’attraction du second, il serait repoussé vers les parages de la mer Glaciale, où ni continent ni groupe d’îles ne pourraient l’arrêter.

Par malheur, à mesure que l’ouragan prenait plus de force, il halait le sud. Au fond de cet entonnoir formé par le détroit, se faisait un appel d’air dont on ne saurait imaginer la violence, en même temps que le vent déviait peu à peu de sa première direction.

C’est ce que M. Serge et Jean avaient pu constater. Aussi voyaient-ils que toute chance leur échappait d’être pris par le courant du Kamtchatka. Relevée à la boussole, la dérive inclinait vers le nord. Y avait-il donc lieu d’espérer que le glaçon serait porte jusqu’à la presqu’île du Prince-de-Galles, sur la côte de l’Alaska, en vue de Port-Clarence? C’eût été un dénouement vraiment providentiel aux éventualités de cette dérive. Mais le détroit s’évase par un angle si ouvert, entre le cap Oriental et le cap du Prince-de-Galles, qu’il eût été imprudent de s’abandonner à cet espoir.

La place devenait presque intenable à la surface du glaçon, ou personne ne pouvait rester debout, tant la tourmente faisait rage. Jean, qui voulut aller observer l’état de la mer à sa partie antérieure, fut renversé, et, sans l’intervention de M. Serge, il aurait été précipité dans les flots.

Quelle nuit passèrent ces malheureux – ou plutôt ces naufragés, car ils étaient là comme les survivants d’un naufrage! Quelles transes à chaque instant! Des icebergs, de masse considérable, venaient parfois heurter leur îlot flottant, avec de tels craquements et de telles secousses qu’il menaçait de se disloquer. De lourds paquets de mer passaient à sa surface, le submergeant comme s’il se fût enfoncé dans l’abîme. Tous étaient transis sous ces froides douches, que le vent pulvérisait au-dessus de leur tête. Ils ne seraient parvenus à les éviter qu’en rentrant dans la voiture, mais elle chancelait sous les coups de rafale, et ni M. Serge ni M. Cascabel n’osaient conseiller d’y chercher refuge.

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D’interminables heures s’écoulèrent ainsi. Cependant les passes devenant de plus en plus larges, la dérive s’opérait avec moins de chocs. Le glaçon s’etait-il détaché de la portion étranglée du détroit, dont l’ouverture s’évasait à quelques lieues de là sur la mer Glaciale! Avait-il atteint les parages situes au-dessus du Cercle polaire? Le courant de Behring l’avait-il, en définitive, emporté sur le courant du Kamtchatka? Dans ce cas, si les côtes de l’Amérique ne l’arrêtaient pas, n’etait-il pas à craindre qu’il fût entraîné jusqu’au pied de l’énorme banquise?

Combien le jour tardait à venir! – ce jour qui permettrait sans doute de reconnaître exactement la situation. Les pauvres femmes priaient Leur salut ne pouvait plus venir que de Dieu.

Le jour parut enfin – 27 octobre. Il n’amena aucun apaisement des troubles atmosphériques. Il sembla même que la furie de la tempête redoublait avec le lever du soleil.

M. Serge et Jean, la boussole à la main, interrogèrent l’horizon: en vain cherchèrent-ils à découvrir quelque haute terre dans la direction de l’est et de l’ouest

Le glaçon – cela n’était que trop certain – avait dérivé vers le nord sous l’action du courant de Behring.

Comme on le pense, cette tempête avait causé aux habitants de Port-Clarence les plus vives inquiétudes sur le sort de la famille Cascabel. Mais comment auraient-ils pu lui porter secours, puisque la débâcle interdisait toute communication entre les deux rives du détroit?

Il en fut de même au port de Numana, où les deux agents russes, qui avaient passe quarante-huit heures avant elle, avaient annonce le départ de la Belle-Roulotte. En réalité, s’ils éprouvèrent quelque anxiété pour ceux qui l’accompagnaient, ce ne fut point par sympathie. On sait qu’ils attendaient le comte Narkine sur la côte sibérienne, où ils comptaient s’emparer de sa personne et il était probable que le comte Narkine avait péri dans ce désastre avec toute la famille Cascabel.

Et, trois jours après, il n’y eut plus lieu d’en douter, lorsque le courant eut rejeté deux cadavres de chevaux dans une petite crique du littoral. C’étaient ceux de Vermout et de Gladiator, qui composaient l’unique attelage des saltimbanques.

„Ma foi, dit l’un des agents, nous avons bien fait de traverser le détroit avant notre homme!

– Oui, répondit l’autre, mais ce qui est fâcheux, c’est d’avoir manqué une si belle affaire!»

 

 

Chapitre III

En dérive

 

n connaît maintenant quelle était la situation des naufragés à la date du 27 octobre. Auraient-ils pu se faire illusion sur leur sort, garder le plus frêle espoir? En dérive à travers le détroit de Behring, leur dernière chance eût été d’être attires par le courant du sud, puis ramenés à la côte asiatique C’était le courant du nord qui les entraînait au large!

Une fois engagé à travers la mer Glaciale, que deviendrait le glaçon, s’il ne se dissolvait pas, s’il résistait aux chocs? Irait-il se perdre sur quelque terre arctique? Pousse par les vents d’est qui dominaient alors, pendant des centaines de lieues, ne serait-il pas jeté sur les écueils du Spitzberg ou de la Nouvelle-Zemble? Dans ce dernier cas, bien que ce ne pût être qu’au prix d’effroyables fatigues, les naufragés parviendraient-ils à regagner le continent?

C’est aux conséquences de cette dernière hypothèse que songeait M. Serge. Il en causait avec M. Cascabel et Jean, tout en fouillant du regard l’horizon perdu au milieu des brumes.

«Mes amis, dit-il, nous sommes, sans nul doute, en grand péril, puisque le glaçon peut à chaque instant se rompre, et qu’il nous est impossible de l’abandonner

– Est-ce la le plus grand danger qui nous menace? demanda M. Cascabel.

– Pour le moment, oui! répondit M. Serge, mais, avec la reprise du froid, ce danger diminuera et finira même par disparaître. Or, à cette époque et sous cette latitude, il est impossible que le relèvement de la température se maintienne au delà de quelques jours.

– Vous avez raison, monsieur Serge, dit Jean. Seulement, si le glaçon résiste où ira-t-il?

– À mon avis, ce ne sera jamais très loin, et il ne tardera pas à se souder à quelque icefield. Alors, des que la mer sera définitivement prise, nous essaierons de gagner le continent, afin de reprendre notre ancien itinéraire…

– Et comment remplacerons-nous notre attelage englouti? s’écria M. Cascabel. Ah! mes pauvres bêtes! mes pauvres bêtes! Monsieur Serge, ces braves serviteurs, ils faisaient partie de la famille et c’est ma faute si…»

M. Cascabel ne pouvait se consoler. Son chagrin débordait. Il s’accusait d’avoir cause cette catastrophe. Des chevaux traverser une mer, est-ce que cela s’était jamais vu? Et il pensait plus à eux peut-être qu’aux embarras qu’entraînait leur disparition.

«Oui! C’est un irréparable malheur dans les conditions ou nous à mis cette débâcle, dit M. Serge. Que nous autres, hommes, nous puissions supporter les privations, les fatigues qui résulteront de cette perte, soit! Mais Mme Cascabel, mais Kayette, Napoléone, presque des enfants, comment feront-elles, lorsque nous aurons abandonné la Belle-Roulotte.

– L’abandonner!… s’écria M. Cascabel.

– Il le faudra bien, père!

– Vraiment, dit M. Cascabel, en se menaçant de son propre poing, c’était tenter Dieu que d’entreprendre un tel voyage! Suivre une pareille route pour revenir en Europe’.

– Ne vous laissez pas abattre, mon ami, répondit M. Serge. Envisageons le danger sans faiblir. C’est le plus sûr moyen de le surmonter!

– Voyons, père, ajouta Jean, ce qui est fait est fait, et nous avons tous été d’accord pour le faire. Ne t’accuse donc pas d’avoir été trop imprudent, et retrouve ton énergie d’autrefois.»

Mais, malgré ces encouragements, M. Cascabel était accablé, et sa confiance en lui-même, sa philosophie naturelle, avaient reçu un rude coup.

En attendant, M. Serge cherchait, par tous les moyens à sa disposition, boussole consultée, points de repères reconnus, à se rendre compte de la direction du courant. C’est même à ce genre d’observations qu’il consacra les quelques heures de jour dont s’éclairait l’horizon.

Ce travail n’était pas facile, car les points de repère se modifiaient sans cesse. Du reste, au delà du détroit, la mer paraissait être libre sur une vaste étendue. On le voyait avec cette température anormale, jamais l’icefield arctique n’avait été complètement formé. S’il en avait eu l’apparence pendant quelques jours, c’est que les glaçons, qui descendaient du nord ou remontaient du sud sous l’influence des deux courants, s’étaient réunis les uns aux autres dans cette portion de mer étranglée entre les deux continents.

Comme résultat de ses opérations multipliées, M. Serge crut pouvoir affirmer que la direction suivie était très sensiblement indiquée vers le nord-ouest. Cela tenait sans doute à ce que le courant de Behring, s’infléchissant vers le littoral sibérien, après avoir repoussé le courant du Kamtchatka, s’arrondissait au sortir du détroit de Behring par un large crochet que sous-tendait le parallèle du Cercle polaire.

En même temps, M. Serge put constater que le vent, très furieux toujours, soufflait du sud-est en plein. S’il avait haie le sud un instant, c’est que la disposition des côtes avait modifié sa direction générale qu’il venait de recouvrer au large.

Dès que cet état de choses eut été reconnu, M. Serge rejoignit César Cascabel, et il ne lui cacha point que rien de plus heureux n’aurait pu se produire dans ces circonstances. Cette bonne nouvelle rendit un peu de calme au chef de la famille.

«Oui, répondit-il, c’est quelque chose que d’aller précisément du côté où l’on voulait!… Mais quel détour nous aurons fait, Seigneur Dieu, quel détour!»

Les naufragés s’occupèrent alors de s’installer le mieux possible, comme si leur séjour sur cet îlot en dérive devait durer longtemps. Avant tout, il fut décidé que l’on continuerait à se loger dans la Belle-Roulotte, moins exposée à être renversée, puisqu’elle cédait à la poussée de l’ouragan.

Cornélia, Kayette et Napoléone purent reprendre place à l’intérieur et s’occuper de la cuisine, qui avait été absolument négligée depuis vingt-quatre heures. Le repas fut bientôt prêt, on se mit à table et, si les joyeux propos habituels n’assaisonnèrent pas ce dîner, du moins réconforta-t-il les convives, si durement éprouvés depuis leur départ de l’îlot Diomède!

La journée prit fin dans ces conditions. Les rafales ne cessaient de se déchaîner avec une effroyable violence. L’espace s’animait de grands vols d’oiseaux, pétrels, ptarmigans et autres, si justement nommés oiseaux des tempêtes.

Le lendemain et les jours suivants, 28, 29, 30 et 31 octobre, n’apportèrent aucun changement. Le vent, se gardant à l’est, ne modifia point l’état de l’atmosphère.

M. Serge avait soigneusement relevé la forme et l’étendue du glaçon. C’était une sorte de trapèze irrégulier, long de trois cent cinquante à quatre cents pieds, large d’une centaine. Ce trapèze, qui émergeait sur ses arêtes d’une bonne demi-toise, se renflait légèrement vers l’intérieur. Nulle fissure à sa surface, bien que de sourds craquements courussent parfois à travers sa masse. Il ne semblait donc pas que sa solidité eût été – jusqu’ici du moins – compromise par l’assaut des lames et de la bourrasque.

Non sans grands efforts, la Belle-Roulotte avait été ramenée au centre. Là, les cordes et les piquets de la tente, qui servaient aux représentations foraines, l’assujettissaient si fortement, qu’elle ne risquait plus d’être chavirée.

Ce qu’il y avait de plus alarmant, c’étaient les chocs, dus à de soudaines rencontres avec d’énormes icebergs, qui se déplaçaient sous des vitesse inégales, suivant qu’ils obéissaient aux courants pu qu’ils tournoyaient au milieu des remous. Quelques-uns, mesurant parfois quinze à vingt pieds de hauteur, avaient l’air de se précipiter comme à l’abordage. On les apercevait de loin, on les voyait venir, et comment serait-on parvenu à éviter leur brutal contact? Il y en avait qui culbutaient avec fracas, lorsque le déplacement du centre de gravité en modifiait l’équilibre; mais, lorsqu’ils se heurtaient, ces collisions étaient extrêmement redoutables. La secousse était souvent telle que, sans certaines précautions prises à temps, tout eût été brisé à l’intérieur de la voiture. On était toujours sous la menace d’une dislocation possible et soudaine. Aussi, dès que l’approche de quelque gros bloc était signalée, M. Serge et ses compagnons se réunissaient autour de la Belle-Roulotte, se cramponnant les uns aux autres. Jean cherchait à se rapprocher de Kayette. De tous les risques, le plus épouvantable eût été de se voir entraîné séparément sur les morceaux brises du glaçon.D’ailleurs, il offrait moins de sécurité sur ses bords que dans sa partie centrale, où son épaisseur était plus considérable.

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Pendant la nuit, MM. Serge et Cascabel, Jean et Clou veillèrent tour à tour. Ils mettaient tous leurs soins à s’y reconnaître au milieu de cette obscurité profonde, hantée d’énormes formes blanches, qui se mouvaient comme des fantômes. Bien que l’espace fût empli de brumes, fouettées par l’interminable bourrasque, la lune, très basse à l’horizon, l’imprégnait d’une lumière blafarde, et les icebergs pouvaient être aperçus à une certaine distance. Au cri de celui qui veillait, tout le monde était sur pied, en attendant le résultat du choc.

Souvent la direction de l’iceberg se modifiait, et il passait à contre-bord; mais, quelquefois, il y avait rencontre, et la secousse cassait les cordes, arrachait les piquets de la Belle-Roulotte. C’était à croire que tout allait être brisé; il fallait s’estimer heureux d’avoir résisté à la collision.

Et la température qui ne cessait d’être anormale! Et cette mer, qui n’était pas prise pendant la première semaine de novembre! Et ces parages qui restaient navigables, à peu de degrés au-dessus du Cercle polaire! C’était vraiment une bien mauvaise chance! Et encore si quelque baleinier, attardé dans sa campagne de pêche, fût passe en vue, on lui aurait fait des signaux, on aurait attire son attention par des coups de feux! Après avoir recueilli les naufrages, il les aurait ramenés dans un des ports du littoral américain, à Victoria, à San-Francisco, à San-Diego, ou sur la côte sibérienne, à Petropavlovsk, à Okhotsk… Mais non! pas un navire! Rien que des icebergs en mouvement! Rien que l’immense mer déserte, que limitait au nord l’infranchissable banquise!

Très heureusement, à moins d’une prolongation invraisemblable de cette anomalie climatérique, la question des aliments n’était pas pour inquiéter, dût la dérive se prolonger pendant quelques semaines. En prévision d’un long cheminement à travers les territoires asiatiques, ou il serait malaise de se procurer des vivres, on avait fait ample provision de conserves, de farine, de riz, de graisse, etc. Il n’y avait plus même, hélas! à se préoccuper de la nourriture de l’attelage. Et, il faut bien le dire, si Vermout et Gladiator eussent survécu à la débâcle, comment eût-il été possible de subvenir à leurs besoins?

Pendant les 2, 3, 4, 5 et 6 novembre, rien de nouveau, si ce n’est que le vent montrait une tendance à se calmer en remontant un peu vers le nord. C’est à peine si le jour durait deux heures – ce qui ajoutait encore à l’horreur de la situation. Malgré les observations incessantes de M. Serge, il devenait très difficile de contrôler la dérive, et, faute de pouvoir la pointer sur la carte, on ne savait plus où on était.

Cependant, le 7, un point de repère put être relevé, reconnu, puis fixe avec une certaine exactitude.

Ce jour-là, vers onze heures, au moment où les vagues rayons du jour imprégnaient l’espace, M. Serge et Jean, accompagnés de Kayette, venaient de se rendre à l’avant du glaçon. Il y avait dans le matériel forain une longue-vue assez bonne, qui servait à Clou, lorsqu’il montrait aux badauds l’Équateur, figure par un fil tendu sur l’objectif, et les habitants de la Lune, représentés par des insectes introduits dans le tube. Après avoir nettoyé soigneusement cette longue-vue, Jean l’avait emportée, et, l’oculaire aux yeux, il cherchait à reconnaître s’il n’y avait pas de terre au large.

Or, depuis quelques instants, il examinait très attentivement l’horizon, lorsque Kayette, tendant la main vers le nord, dit:

«Je croîs monsieur Serge, que j’aperçois là-bas… Est-ce que ce n’est pas une montagne?

– Une montagne?… répondit Jean. Non!… Ce n’est probablement qu’un iceberg!»

Et il braqua la longue-vue vers le point indiqué par la jeune Indienne.

«Kayette à raison!» dit-il presque aussitôt.

Et il donna l’instrument à M. Serge, qui le dirigea à son tour du côté signalé.

«Oui! dit-il. C’est même une montagne assez haute!… Kayette ne s’est point trompée!»

Après une nouvelle observation, il fut constaté qu’une terre devait se trouver dans la direction du nord, à une distance de cinq ou six lieues à peu près.

C’était la un fait d’une extrême importance.

„Pour qu’une terre soit dominée par une montagne aussi élevée, fit observer Jean, il lui faut une étendue considérable

– C’est vrai, Jean, répondit M. Serge, et, lorsque nous serons rentres à la Belle-Roulotte, nous tâcherons d’en retrouver la position sur la carte. Cela nous permettrait de relever exactement notre situation.

– Jean on dirait qu’une fumée s’échappe de cette montagne! dit alors Kayette.

– Ce serait donc un volcan? répliqua M. Serge.

– Oui! oui! ajouta Jean, qui avait rappliqué la longue-vue à son œil. On voit très bien une fumée»

Mais déjà le jour commençait à s’éteindre, et, même avec le grossissement de l’oculaire, les linéaments de la montagne s’effacèrent peu à peu.

Une heure plus tard, à la verité, lorsque l’obscurité fut presque complète, de vives lueurs apparurent dans la direction qui avait été relevée au moyen d’une ligne tracée sur la neige.

«Allons consulter la carte,» dit M. Serge.

Et tous trois retournèrent au campement.

Jean chercha dans l’atlas la carte qui représentait l’ensemble des régions boréales au delà du détroit de Behring, et voici ce qui fut établi.

Puisque M. Serge avait déjà reconnu, d’une part, que le courant, après avoir remonte au nord, s’infléchissait vers le nord-ouest à une cinquantaine de lieues en dehors du détroit, et d’autre part, que le glaçon suivait cette direction depuis quelques jours, il s’agissait de chercher s’il se trouvait des terres en vue dans le nord-ouest. Précisément, à une vingtaine de lieues du continent la carte indiquait le gisement d’une grande île que les géographes désignent sous le nom d’île Wrangel, dont les contours ne sont qu’a peine détermines sur sa partie septentrionale. Il était très probable, d’ailleurs, que le glaçon ne l’accosterait pas, si le courant continuait à l’entraîner à travers le large bras de mer qui la sépare de la côte sibérienne.

M. Serge n’eut aucun doute sur l’identité de l’île Wrangel. En effet, entre les deux caps que projette sa côte méridionale, le cap Hawan et le cap Thomas, elle est dominée par un volcan en activité, marqué sur les cartes récentes. Ce ne pouvait être que le volcan aperçu par Kayette et dont la lueur était devenue distincte à la chute du jour.

Il fut d’après cela facile de reconnaître la route suivie par le glaçon depuis sa sortie du détroit de Behring. Après avoir contourne la côte, il avait doublé le cap Serdtse-Kamen, la baie Kohoutchin, le promontoire de Wankarem, le cap Nord; puis il s’était engagé à travers le canal de Long, qui sépare l’île Wrangel du littoral de la province des Tchouktchis.

Vers quels parages le glaçon serait-il entraîné, lorsque le courant l’aurait rejeté hors du canal de Long? il était impossible de le prévoir. Ce qui devait préoccuper plus particulièrement M. Serge, c’est que, du côte du nord, la carte ne mentionne aucune autre terre. La banquise s’étend sur cet immense espace, dont le centre est formé par le pôle même.

La seule chance de salut à laquelle on pût se rattacher désormais, c’était que la mer se congelât en entier sous l’action d’un froid plus intense – ce qui ne pouvait tarder, ce qui aurait dû se produire depuis plusieurs semaines déjà. Alors la dérive s’arrêterait sur les bords de l’icefield, et, en redescendant vers le sud, les naufrages pourraient tenter d’atteindre le continent sibérien. Il est vrai, la nécessité s’imposant d’abandonner la Belle-Roulotte, faute d’attelage, comment feraient-ils, s’ils avaient un long trajet à parcourir?

Cependant, quoique le vent se tînt toujours à l’est, il soufflait, sinon en tempête, du moins avec violence. Mais, dans ces détestables parages, de longues lames déferlantes couraient à grand fracas, et venaient battre l’arête du bloc flottant; puis, rejaillissant au choc, elles le couvraient en grand, comme le pont d’un navire en cape courante et provoquaient des secousses telles que le glaçon s’ébranlait jusque dans sa partie centrale à faire craindre qu’il ne s’entr’ouvrît tout à coup. En outre, ces énormes paquets de mer, projetés jusqu’à la Belle-Roulotte menaçaient d’entraîner tous ceux qui étaient dehors.

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Aussi, sur le conseil de M. Serge quelques précautions furent-elles prises.D’abondantes neiges étant tombées pendant la première semaine de novembre, il était facile de construire une sorte de digue à l’arrière du glaçon, afin de le protéger contre les lames qui venaient le plus communément de ce côté. Tout le monde se mit à l’œuvre et lorsque la neige convenablement piétinée et battue, se fut durcie sur une hauteur et une épaisseur de quatre à cinq pieds, elle présenta un obstacle aux coups de mer, dont les embruns seuls passèrent par-dessus sa crête. C’était comme une sorte de bastingage élevé à la poupe d’un bâtiment désemparé.

Pendant ce travail il arriva que Sandre et Napoléone se lancèrent quelques boules de neige et même ne les épargnèrent pas au dos de Clou-de-Girofle. Mais, bien que ce ne fût pas le cas de s’amuser M. Cascabel ne gronda pas d’une voix trop sévère, excepté un certain jour où une boule, se trompant d’adresse, vint s’appliquer sur le chapeau de M. Serge.

«Quel est le fichu maladroit? s’écria M. Cascabel.

– C’est moi, père! répondit la petite Napoléone toute décontenancée.

– Fichue maladroite, alors! reprit M. Cascabel. Vous excuserez, monsieur Serge, cette gamine

– Eh! laissez-la faire ami Cascabel! répondit M. Serge. Qu’elle vienne m’embrasser, et il n’y paraîtra plus!»

Ce qui fut fait.

Non seulement une digue avait été construite à la partie postérieure du glaçon, mais bientôt la Belle-Roulotte fut entourée d’une espèce de rempart de glace, qui devait la protéger d’une façon encore plus efficace, tandis que ses roues, enfoncées jusqu’au moyeu, lui assuraient une immobilité absolue. Ce rempart montait jusqu’à la hauteur de sa galerie supérieure; mais un étroit couloir ménagé à l’intérieur, permettait de circuler autour. On eût dit un navire en hivernage au milieu des icebergs et dont la coque est défendue par une cuirasse de neige contre le froid et les bourrasques. Si le glaçon ne s’effondrait pas, les naufragés n’avaient plus rien à craindre des coups de mer, et, dans ces conditions, peut-être serait-il possible dattendre le moment où hiver arctique aurait définitivement pris possession de ces parages hyperboréens.

Mais alors, ce moment venu il faudrait partir pour regagner le continent! Il faudrait quitter cette maison roulante, qui avait promené ses hôtes à travers tout le Nouveau-Monde! Il faudrait délaisser ce solide et sur abri de la famille! Abandonnée au milieu des glaces de la mer Polaire, la Belle-Roulotte disparaîtrait dans les débâcles de la saison chaude!

Et lorsque M. Cascabel songeait à cela, lui, si philosophe, si enclin à prendre les choses par leur bon côté, il levait les mains au ciel, il maudissait la malechance, il s’accusait de tous ces désastres, oubliant qu’ils étaient dus à ces coquins qui avaient volé dans les gorges de la Sierra Nevada, et auxquels la responsabilité de cette situation incombait tout entière.

En vain Cornélia essayait-elle de l’arracher à ses sombres pensées par de bonnes paroles d’abord, par de violentes objurgations ensuite! En vain ses enfants et Clou lui-même réclamaient-ils leur part dans les conséquences de ces funestes décisions! En vain répétaient-ils que ce projet de voyage avait eu l’assentiment de toute la famille! En vain M. Serge, en vain la «petite caille» cherchaient-ils à consoler inconsolable César! Il se refusait à rien entendre.

«Tu n’es donc plus un homme? lui dit un jour, Cornélia en le secouant d’importance.

– Pas tant que toi, en tout cas!» répondit-il, tandis qu’il reprenait son équilibre, quelque peu compromis par cette admonestation conjugale.

Au fond, Mme Cascabel était pleine d’inquiétude pour l’avenir; mais elle sentait la nécessité de réagir contre l’abattement de son mari, si résistant jadis aux coups de la mauvaise fortune.

Cependant la question de nourriture commençait à préoccuper M. Serge. Tout d’abord, il importait que l’alimentation fût assurée jusqu’au jour où il serait possible de faire route à travers l’icefield, puis aussi jusqu’au jour où la Belle-Roulotte aurait atteint la côte sibérienne. Inutile de compter sur la chasse, à une époque où les bandes d’oiseaux de mer ne passeraient plus que rarement au milieu des brumes. La prudence, par suite, conseillait de se rationner, en prévision d’un trajet dont la durée pouvait être longue.

Ce fut dans ces conditions que le glaçon, irrésistiblement entraîné par les courants, arriva à la hauteur des îles d’Anjou, situées au nord du littoral asiatique.

 

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