Poprzednia częśćNastępna cześć

 

 

Jules Verne

 

Le château des carpathes

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

quarante illustrations par Leon Benett

6 grandes gravures en chromotypographie

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

chat02.jpg (24655 bytes)

© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre VII

 

omment décrire l’anxiété à laquelle était en proie le village de Werst depuis le départ du jeune forestier et du docteur Patak? Elle n’avait cessé de s’accroître avec les heures qui s’écoulaient et semblaient interminables.

Maître Koltz, l’aubergiste Jonas, le magister Hermod et quelques autres n’avaient pas manqué de se tenir en permanence sur la terrasse. Chacun d’eux s’obstinait à observer la masse lointaine du burg, à regarder si quelque volute réapparaissait au-dessus du donjon. Aucune fumée ne se montrait – ce qui fut constaté au moyen de la lunette invariablement braquée dans cette direction. En vérité, les deux florins employés à l’acquisition de cet appareil, c’était de l’argent qui avait reçu un bon emploi. Jamais le biró, bien intéressé pourtant, bien regardant à sa bourse, n’avait eu moins de regret d’une dépense faite si à propos.

A midi et demi, lorsque le berger Frik revint de la pâture, on l’interrogea avidement. Y avait-il du nouveau, de l’extraordinaire, du surnaturel?…

Frik répondit qu’il venait de parcourir la vallée de la Sil valaque, sans avoir rien vu de suspect.

Après le dîner, vers deux heures, chacun regagna son poste d’observation. Personne n’eût pensé à rester chez soi, et surtout personne ne songeait à remettre le pied au Roi Mathias, où des voix comminatoires se faisaient entendre. Que des murs aient des oreilles, passe encore, puisque c’est une locution qui a cours dans le langage usuel… mais une bouche!…

Aussi le digne cabaretier pouvait-il craindre que son cabaret fût mis en quarantaine, et cela ne laissait pas de le préoccuper au dernier point. En serait-il donc réduit à fermer boutique, à boire son propre fonds, faute de clients? Et pourtant, dans le but de rassurer la population de Werst, il avait procédé à une longue investigation du Roi Mathias, fouillé les chambres jusque sous leurs lits, visité les bahuts et le dressoir, exploré minutieusement les coins et recoins de la grande salle, de la cave et du grenier, où quelque mauvais plaisant aurait pu organiser cette mystification. Rien!… Rien non plus du côté de la façade qui dominait le Nyad. Les fenêtres étaient trop hautes pour qu’il fût possible de s’élever jusqu’à leur embrasure, au revers d’une muraille taillée à pic et dont l’assise plongeait dans le cours impétueux du torrent. N’importe! la peur ne raisonne pas, et bien du temps s’écoulerait, sans doute, avant que les hôtes habituels de Jonas eussent rendu leur confiance à son auberge, à son schnaps et à son rakiou.

Bien du temps?… Erreur, et, on le verra, ce fâcheux pronostic ne devait point se réaliser.

En effet, quelques jours plus tard, par suite d’une circonstance très imprévue, les notables du village allaient reprendre leurs conférences quotidiennes, entremêlées de bonnes rasades, devant les tables du Roi Mathias.

Mais il faut revenir au jeune forestier et à son compagnon, le docteur Patak.

On s’en souvient, au moment de quitter Werst, Nic Deck avait promis à la désolée Miriota de ne pas s’attarder dans sa visite au château des Carpathes. S’il ne lui arrivait pas malheur, si les menaces fulminées contre lui ne se réalisaient pas, il comptait être de retour aux premières heures de la soirée. On, l’attendait donc, et avec quelle impatience! D’ailleurs, ni la jeune fille, ni son père, ni le maître d’école ne pouvaient prévoir que les difficultés de la route ne permettraient pas au forestier d’atteindre la crête du plateau d’Orgall avant la nuit tombante.

Il suit de là que l’inquiétude, déjà si vive pendant la journée, dépassa toute mesure, lorsque huit heures sonnèrent au clocher de Vulkan, qu’on entendait très distinctement au village de Werst. Que s’était-il passé pour que Nic Deck et le docteur n’eussent pas reparu, après une journée d’absence? Cela étant, nul n’aurait songé à réintégrer sa demeure, avant qu’ils fussent de retour. A chaque instant, on s’imaginait les voir poindre au tournant de la route du col.

Maître Koltz et sa fille s’étaient portés à l’extrémité de la rue, à l’endroit où le pâtour avait été mis en faction. Maintes fois, ils crurent voir des ombres se dessiner au lointain, à travers l’éclaircie des arbres… Illusion pure! Le col était désert, comme à l’habitude, car il était rare que les gens de la frontière voulussent s’y hasarder pendant la nuit. Et puis, on était au mardi soir – ce mardi des génies malfaisants – et, ce jour-là, les Transylvains ne courent pas volontiers la campagne, au coucher du soleil. Il fallait que Nic Deck fût fou d’avoir choisi un pareil jour pour visiter le burg. La vérité est que le jeune forestier n’y avait point réfléchi, ni personne, au surplus, dans le village.

Mais c’est bien à cela que Miriota songeait alors. Et quelles effrayantes images s’offraient à elle! En imagination, elle avait suivi son fiancé heure par heure, à travers ces épaisses forêts du Plesa, tandis qu’il remontait vers le plateau d’Orgall… Maintenant, la nuit venue, il lui semblait qu’elle le voyait dans l’enceinte, essayant d’échapper aux esprits qui hantaient le château des Carpathes… Il était devenu rejouer de leurs maléfices… C’était la victime vouée à leur vengeance… Il était emprisonné au fond de quelque souterraine geôle… mort peut-être…

Pauvre fille, que n’eût-elle donné pour se lancer sur les traces de Nic Deck! Et, puisqu’elle ne le pouvait, du moins aurait-elle voulu l’attendre toute la nuit en cet endroit. Mais son père l’obligea à rentrer, et, laissant le berger en observation, tous deux revinrent à leur logis.

Dès qu’elle fut seule en sa petite chambre, Miriota s’abandonna sans réserve à ses larmes. Elle l’aimait, de toute son âme, ce brave Nic, et d’un amour d’autant plus reconnaissant que le jeune forestier ne l’avait point recherchée dans les conditions où se décident ordinairement les mariages en ces campagnes transylvaines et d’une façon si bizarre.

chat20.jpg (162165 bytes)

Chaque année, à la fête de la Saint-Pierre, s’ouvre la «foire aux fiancés». Ce jour-là, il y a réunion de toutes les jeunes filles du comitat. Elles sont venues avec leurs plus belles carrioles attelées de leurs meilleurs chevaux; elles ont apporté leur dot, c’est-à-dire des vêtements filés, cousus, brodés de leurs mains, enfermés dans des coffres aux brillantes couleurs; familles, amies, voisines, les ont accompagnées. Et alors arrivent les jeunes gens, parés de superbes habits, ceints d’écharpes de soie. Ils courent la foire en se pavanant; ils choisissent la fille qui leur plaît; ils lui remettent un anneau et un mouchoir en signe de fiançailles, et les mariages se font au retour de la fête.

Ce n’était point sur l’un de ces marchés que Nicolas Deck avait rencontré Miriota. Leur liaison ne s’était pas établie par hasard. Tous deux se connaissaient depuis l’enfance, ils s’aimaient depuis qu’ils avaient l’âge d’aimer. Le jeune forestier n’était pas allé quérir au milieu d’une foire celle qui devait être son épouse, et Miriota lui en avait grand gré. Ah! pourquoi Nic Deck était-il d’un caractère si résolu, si tenace, si entêté à tenir une promesse imprudente! Il l’aimait, pourtant, il l’aimait, et elle n’avait pas eu assez d’influence pour l’empêcher de prendre le chemin de ce château maudit!

Quelle nuit passa la triste Miriota au milieu des angoisses et des pleurs! Elle n’avait point voulu se coucher. Penchée à sa fenêtre, le regard fixé sur la rue montante, il lui semblait entendre une voix qui murmurait:

«Nicolas Deck n’a pas tenu compte des menaces!… Miriota n’a plus de fiancé!»

Erreur de ses sens troublés. Aucune voix ne se propageait à travers le silence de la nuit. L’inexplicable phénomène de la salle du Roi Mathias ne se reproduisait pas dans la maison de maître Koltz.

Le lendemain, à l’aube, la population de Werst était dehors. Depuis la terrasse jusqu’au détour du col, les uns remontaient, les autres redescendaient la grande rue, – ceux-ci pour demander des nouvelles, ceux-là pour en donner. On disait que le berger Frik venait de se porter en avant, à un bon mille du village, non point à travers les forêts du Plesa, mais en suivant leur lisière, et qu’il n’avait pas agi ainsi sans motif.

Il fallait l’attendre, et, afin de pouvoir communiquer plus promptement avec lui, maître Koltz, Miriota et Jonas se rendirent à l’extrémité du village.

Une demi-heure après, Frik était signalé à quelques centaines de pas, en haut de la route. Comme il ne paraissait pas hâter son allure, on en tira mauvais indice.

«Eh bien, Frik, que sais-tu?… Qu’as-tu appris?… lui demanda maître Koltz, dès que le berger l’eut rejoint.

– Rien vu… rien appris! répondit Frik.

– Rien! murmura la jeune fille, dont les yeux s’emplirent de larmes.

– Au lever du jour, reprit le berger, j’avais aperçu deux hommes à un mille d’ici. J’ai d’abord cru que c’était Nic Deck, accompagné du docteur… ce n’était pas lui!

– Sais-tu quels sont ces hommes? demanda Jonas.

– Deux voyageurs étrangers qui venaient de traverser la frontière valaque.

– Tu leur as parlé?

– Oui.

– Est-ce qu’ils descendent vers le village?

– Non, ils font route dans la direction du Retyezat dont ils veulent atteindre le sommet.

– Ce sont deux touristes?

– Ils en ont l’air, maître Koltz.

– Et, cette nuit, en traversant le col de Vulkan, ils n’ont rien vu du côté du burg?

– Non… puisqu’ils se trouvaient encore de l’autre côté de la frontière, répondit Frik.

– Ainsi tu n’as aucune nouvelle de Nic Deck?

– Aucune.

– Mon Dieu!… soupira la pauvre Miriota.

– Du reste, vous pourrez interroger ces voyageurs dans quelques jours, ajouta Frik, car ils comptent faire halte à Werst, avant de repartir pour Kolosvar.

– Pourvu qu’on ne leur dise pas de mal de mon auberge! pensa Jonas inconsolable. Ils seraient capables de n’y point vouloir prendre logement!»

Et, depuis trente-six heures, l’excellent hôtelier était obsédé par cette crainte qu’aucun voyageur n’oserait désormais manger et dormir au Roi Mathias.

En somme, ces demandes et ces réponses, échangées entre le berger et son maître, n’avaient en rien éclairci la situation. Et comme ni le jeune forestier ni le docteur Patak n’avaient reparu à huit heures du matin, pouvait-on être fondé à espérer qu’ils dussent jamais revenir?… C’est qu’on ne s’approche pas impunément du château des Carpathes!

Brisée par les émotions de cette nuit d’insomnie, Miriota n’avait plus la force de se soutenir. Toute défaillante, c’est à peine si elle parvenait à marcher. Son père dut la ramener au logis. Là, ses larmes redoublèrent… Elle appelait Nic d’une voix déchirante… Elle voulait partir pour le rejoindre… Cela faisait pitié, et il y avait lieu de craindre qu’elle tombât malade.

Cependant il était nécessaire et urgent de prendre un parti. Il fallait aller au secours du forestier et du docteur sans perdre un instant. Qu’il y eût à courir des dangers, en s’exposant aux représailles des êtres quelconques, humains ou autres, qui occupaient le burg, peu importait. L’essentiel était de savoir ce qu’étaient devenus Nic Deck et le docteur. Ce devoir s’imposait aussi bien à leurs amis qu’aux autres habitants du village. Les plus braves ne refuseraient pas de se jeter au milieu des forêts du Plesa, afin de remonter jusqu’au château des Carpathes.

Cela décidé, après maintes discussions et démarches, les plus braves se trouvèrent au nombre de trois: ce furent maître Koltz, le berger Frik et l’aubergiste Jonas, – pas un de plus. Quant au magister Hermod, il s’était soudainement ressenti d’une douleur de goutte à la jambe, et il avait dû s’allonger sur deux chaises dans la classe de son école.

Vers neuf heures, maître Koltz et ses compagnons, bien armés par prudence, prirent la route du col de Vulkan. Puis, à l’endroit même où Nic Deck l’avait quittée, ils l’abandonnèrent, afin de s’enfoncer sous l’épais massif. Ils se disaient, non sans raison, que, si le jeune forestier et le docteur étaient en marche pour revenir au village, ils prendraient le chemin qu’ils avaient dû suivre à travers le Plesa. Or, il serait facile de reconnaître leurs traces, et c’est ce qui fut constaté, aussitôt que tous trois eurent franchi la lisière d’arbres.

Nous les laisserons aller pour dire quel revirement se fit à Werst, dès qu’on les eut perdus de vue. S’il avait paru indispensable que des gens de bonne volonté se portassent au-devant de Nic Deck et de Patak, on trouvait que c’était d’une imprudence sans nom maintenant qu’ils étaient partis. Le beau résultat, lorsque la première catastrophe serait doublée d’une seconde! Que le forestier et le docteur eussent été victimes de leur tentative, personne n’en doutait plus, et, alors, à quoi servait que maître Koltz, Frik et Jonas s’exposassent à être victimes de leur dévouement? On serait bien avancé, lorsque la jeune fille aurait à pleurer son père comme elle pleurait son fiancé, lorsque les amis du pâtour et de l’aubergiste auraient à se reprocher leur perte!

La désolation devint générale à Werst, et il n’y avait pas apparence qu’elle dût cesser de sitôt. En admettant qu’il ne leur arrivât pas malheur, on ne pouvait compter sur le retour de maître Koltz et de ses deux compagnons avant que la nuit eût enveloppé les hauteurs environnantes.

chat21.jpg (176920 bytes)

Quelle fut donc la surprise, lorsqu’ils furent aperçus vers deux heures de l’après-midi, dans le lointain de la route! Avec quel empressement, Miriota, qui fut immédiatement prévenue, courut à leur rencontre.

Ils n’étaient pas trois, ils étaient quatre, et le quatrième se montra sous les traits du docteur.

«Nic… mon pauvre Nic!… s’écria la jeune fille. Nic n’est-il pas là?…»

Si… Nic Deck était là, étendu sur une civière de branchages que Jonas et le berger portaient péniblement.

Miriota se précipita vers son fiancé, elle se pencha sur lui, elle le serra entre ses bras.

«Il est mort… s’écriait-elle, il est mort!

– Non… il n’est pas mort, répondit le docteur Patak, mais il mériterait de l’être… et moi aussi!»

La vérité est que le jeune forestier avait perdu connaissance. Les membres raidis, la figure exsangue, sa respiration lui soulevait à peine la poitrine. Quant au docteur, si sa face n’était pas décolorée comme celle de son compagnon, cela tenait à ce que la marche lui avait rendu sa teinte habituelle de brique rougeâtre.

La voix de Miriota, si tendre, si déchirante, n’eut pas le pouvoir d’arracher Nic Deck de cette torpeur où il était plongé. Lorsqu’il eut été ramené au village et déposé dans la chambre de maître Koltz, il n’avait pas encore prononcé une seule parole. Quelques instants après, cependant, ses yeux se rouvrirent, et, dès qu’il aperçut la jeune fille penchée à son chevet, un sourire erra sur ses lèvres; mais quand il essaya de se relever, il ne put y parvenir. Une partie de son corps était paralysée, comme s’il eût été frappé d’hémiplégie. Toutefois, voulant rassurer Miriota, il lui dit, d’une voix bien faible, il est vrai:

«Ce ne sera rien… ce ne sera rien!

– Nic… mon pauvre Nic! répétait la jeune fille.

– Un peu de fatigue seulement, chère Miriota, et un peu d’émotion… Cela se passera vite… avec tes soins…»

Mais il fallait du calme et du repos au malade. Aussi maître Koltz quitta-t-il la chambre, laissant Miriota près du jeune forestier, qui n’eût pu souhaiter une garde-malade plus diligente, et ne tarda pas à s’assoupir.

Pendant ce temps, l’aubergiste Jonas racontait à un nombreux auditoire et d’une voix forte, afin de bien être entendu de tous, ce qui s’était passé depuis leur départ.

Maître Koltz, le berger et lui, après avoir retrouvé sous bois le sentier que Nic Deck et le docteur s’étaient frayé, avaient pris direction vers le château des Carpathes. Or, depuis deux heures, ils gravissaient les pentes du Plesa, et la lisière de la forêt n’était plus qu’à un demi-mille en avant, lorsque deux hommes apparurent. C’étaient le docteur et le forestier, l’un, auquel ses jambes refusaient tout service, l’autre, à bout de forces et qui venait de tomber au pied d’un arbre.

Courir au docteur, l’interroger, mais sans pouvoir en obtenir un seul mot, car il était trop hébété pour répondre, fabriquer une civière avec des branches, y coucher Nic Deck, remettre Patak sur ses pieds, c’est ce qui fut accompli en un tour de main. Puis, maître Koltz et le berger, que relayait parfois Jonas, avaient repris la route de Werst.

Quant à dire pourquoi Nic Deck se trouvait dans un pareil état, et s’il avait exploré les ruines du burg, l’aubergiste ne le savait pas plus que maître Koltz, pas plus que le berger Frik, le docteur n’ayant pas encore suffisamment recouvré ses esprits pour satisfaire leur curiosité.

Mais si Patak n’avait pas jusqu’alors parlé, il fallait qu’il parlât maintenant. Que diable! il était en sûreté dans le village, entouré de ses amis, au milieu de ses clients!… Il n’avait plus rien à redouter des êtres de là-bas!… Même s’ils lui avaient arraché le serment de se taire, de ne rien raconter de ce qu’il avait vu au château des Carpathes, l’intérêt public lui commandait de manquer à son serment.

«Voyons, remettez-vous, docteur, lui dit maître Koltz, et rappelez vos souvenirs!

– Vous voulez… que je parle…

– Au nom des habitants de Werst, et pour assurer la sécurité du village, je vous l’ordonne!»

Un bon verre de rakiou, apporté par Jonas, eut pour effet de rendre au docteur l’usage de sa langue, et ce fut par phrases entrecoupées qu’il s’exprima en ces termes:

«Nous sommes partis tous les deux… Nic et moi… Des fous… des fous!… Il a fallu presque une journée pour traverser ces forêts maudites… Parvenus au soir seulement devant le burg… J’en tremble encore… j’en tremblerai toute ma vie!… Nic voulait y entrer… Oui! il voulait passer la nuit dans le donjon… autant dire la chambre à coucher de Belzébuth!…»

Le docteur Patak disait ces choses d’une voix si caverneuse, que l’on frémissait rien qu’à l’entendre.

«Je n’ai pas consenti… reprit-il, non… je n’ai pas consenti!… Et que serait-il arrivé… si j’eusse cédé aux désirs de Nic Deck?… Les cheveux me dressent d’y penser!»

Et si les cheveux du docteur se dressaient sur son crâne, c’est que sa main s’y égarait machinalement.

«Nic s’est donc résigné à camper sur le plateau d’Orgall… Quelle nuit… mes amis, quelle nuit!… Essayez donc de reposer, lorsque les esprits ne vous permettent pas de dormir une heure… non, pas même une heure!… Tout à coup, voilà que des monstres de feu apparaissent entre les nuages, de véritables balauris!… Ils se précipitent sur le plateau pour nous dévorer…»

Tous les regards se portèrent vers le ciel pour voir s’il n’était pas chevauché par quelque galopade de spectres.

«Et, quelques instants après, reprit le docteur, voici la cloche de la chapelle qui se met en branle!»

Toutes les oreilles. se tendirent vers l’horizon, et plus d’un crut entendre des battements lointains, tant le récit du docteur impressionnait son auditoire.

«Soudain, s’écria-t-il, d’effroyables mugissements emplissent l’espace… ou plutôt des hurlements de fauves… Puis une clarté jaillit des fenêtres du donjon… Une flamme infernale illuminé tout le plateau jusqu’à la sapinière… Nic Deck et moi, nous nous regardons… Ah! l’épouvantable vision!… Nous sommes pareils à deux cadavres… deux cadavres que ces lueurs blafardes font grimacer l’un en face de l’autre!…»

Et, à regarder le docteur Patak avec sa figure convulsée, ses yeux fous, il y avait vraiment lieu de se demander s’il ne revenait pas de cet autre monde où il avait déjà envoyé bon nombre de ses semblables!

Il fallut lui laisser reprendre haleine, car il eût été incapable de continuer son récit. Cela coûta à Jonas un second verre de rakiou, qui parut rendre à l’ex-infirmier une partie de la raison que les esprits lui avaient fait perdre.

«Mais enfin, qu’est-il arrivé à ce pauvre Nic Deck?» demanda maître Koltz.

Et, non sans raison, le biró attachait une extrême importance à la réponse du docteur, puisque c’était le jeune forestier qui avait été personnellement visé par la voix des génies dans la grande salle du Roi Mathias.

«Voici ce qui m’est resté dans la mémoire, répondit le docteur. Le jour était revenu… J’avais supplié Nic Deck de renoncer à ses projets… Mais vous le connaissez… il n’y a rien à obtenir d’un entêté pareil… Il est descendu dans le fossé… et j’ai été forcé de le suivre, car il m’entraînait… D’ailleurs, je n’avais plus conscience de ce que je faisais… Nic s’avance alors jusqu’au-dessous de la poterne… il saisit une chaîne du pont-levis avec laquelle il se hisse le long de la courtine… A ce moment, le sentiment de la situation me revient… Il est temps encore de l’arrêter, cet imprudent… je dirai plus, ce sacrilège!… Une dernière fois, je lui ordonne de redescendre, de revenir en arrière, de reprendre avec moi le chemin de Werst… «Non!» me crie-t-il… Je veux fuir… oui… mes amis… je l’avoue… j’ai voulu fuir, et il n’est pas un de vous qui n’aurait eu la même pensée à ma place!… Mais c’est en vain que je cherche à me dégager du sol… Mes pieds y sont cloués… vissés… enracinés… J’essaie de les en arracher… c’est impossible… J’essaie de me débattre… c’est inutile.»

Et le docteur Patak imitait les mouvements désespérés d’un homme retenu par les jambes, semblable à un renard qui s’est laissé prendre au piège.

Puis, revenant à son récit:

«En ce moment, dit-il, un cri se fait entendre… et quel cri!… C’est Nic Deck qui l’a poussé… Ses mains, accrochées à la chaîne, ont lâché prise, et il tombe au fond du fossé, comme s’il avait été frappé par une main invisible!»

Il est certain que le docteur venait de raconter les choses de la façon qu’elles s’étaient passées, et son imagination n’y avait rien ajouté, si troublée qu’elle fût. Tels il les avait décrits, tels s’étaient produits les prodiges dont le plateau d’Orgall avait été le théâtre pendant la nuit dernière.

Quant à ce qui a suivi la chute de Nic Deck, le voici: Le forestier est évanoui et le docteur Patak est incapable de lui venir en aide, car ses bottes sont clouées au sol, et ses pieds gonflés n’en peuvent sortir… Soudain, l’invisible force qui l’enchaîne est brusquement rompue… Ses jambes sont libres… Il se précipite vers son compagnon, et – ce qui était de sa part un fier acte de courage… il mouille la figure de Nic Deck avec son mouchoir qu’il a trempé dans l’eau de la cunette… Le forestier reprend connaissance, mais son bras gauche et une partie de son corps sont inertes depuis l’effroyable secousse qu’il a subie… Cependant, avec l’aide du docteur, il parvient à se relever, à remonter le revers de la contrescarpe, à regagner le plateau… Puis, il se remet en route vers le village… Après une heure de marche, ses douleurs au bras et au flanc sont si violentes qu’elles l’obligent à s’arrêter… Enfin, c’est au moment où le docteur se disposait à partir afin d’aller chercher du secours à Werst, que maître Koltz, Jonas et Frik sont arrivés très à propos.

Pour ce qui est du jeune forestier, savoir s’il avait été gravement atteint, le docteur Patak évitait de se prononcer, bien qu’il montrât habituellement une rare assurance, lorsqu’il s’agissait d’un cas médical.

«Si l’on est malade d’une maladie naturelle, se contenta-t-il de répondre d’un ton dogmatique, c’est déjà grave! Mais, s’agit-il d’une maladie surnaturelle, que le Chort vous envoie dans le corps, il n’y a guère que le Chort qui puisse la guérir!»

A défaut de diagnostic, ce pronostic n’était pas rassurant pour Nic Deck. Très heureusement, ces paroles n’étaient point paroles d’évangile, et combien de médecins se sont trompés depuis Hippocrate et Galien et se trompent journellement, qui sont supérieurs au docteur Patak. Le jeune forestier était un gars solide; avec sa vigoureuse constitution, il était permis d’espérer qu’il s’en tirerait – même sans aucune intervention diabolique –, et à la condition de ne pas suivre trop exactement les prescriptions de l’ancien infirmier de la quarantaine.

 

 

Chapitre VIII

 

e tels événements ne pouvaient pas calmer les terreurs des habitants de Werst. Il n’y avait plus à en douter maintenant, ce n’étaient pas de vaines menaces que la «bouche d’ombre», comme dirait le poète, avait fait entendre aux clients du Roi Mathias. Nic Deck, frappé d’une manière inexplicable, avait été puni de sa désobéissance et de sa témérité. N’était-ce pas un avertissement à l’adresse de tous ceux qui seraient tentés de suivre son exemple? Interdiction formelle de chercher à s’introduire dans le château des Carpathes, voilà ce qu’il fallait conclure de cette déplorable tentative. Quiconque la reprendrait, y risquerait sa vie. Très certainement, si le forestier fût parvenu à franchir la courtine, il n’aurait jamais reparu au village.

chat22.jpg (198885 bytes)

Il suit de là que l’épouvante fut plus complète que jamais à Werst, même à Vulkan, et aussi dans toute la vallée des deux Sils. On ne parlait rien moins que d’abandonner le pays; déjà quelques familles tsiganes émigraient plutôt que de séjourner au voisinage du burg. A présent qu’il servait de refuge à des êtres surnaturels et malfaisants, c’était au-delà de ce que pouvait supporter le tempérament public. Il n’y avait plus qu’à s’en aller vers quelque autre région du comitat, à moins que le gouvernement hongrois ne se décidât à détruire cet inabordable repaire. Mais le château des Carpathes était-il destructible par les seuls moyens que des hommes eussent à leur disposition?

Pendant la première semaine de juin, personne ne s’aventura hors du village, pas même pour vaquer aux travaux de culture. Le moindre coup de bêche ne pouvait-il provoquer l’apparition d’un fantôme, enfoui dans les entrailles du sol?… Le coutre de la charrue, en creusant le sillon, ne ferait-il pas envoler des bandes de staffii ou de striges?… Où l’on sèmerait du grain de blé ne pousserait-il pas de la graine de démons?

«C’est ce qui ne manquerait pas d’arriver!» disait le berger Frik d’un ton convaincu.

Et, pour son compte, il se gardait bien de retourner avec ses moutons dans les pâtures de la Sil.

Ainsi, le village était terrorisé. Le travail des champs était entièrement délaissé. On se tenait chez soi, portes et fenêtres closes. Maître Koltz ne savait quel parti prendre pour ramener chez ses administrés une confiance qui lui faisait défaut, d’ailleurs, à lui-même. Décidément, le seul moyen, ce serait d’aller à Kolosvar, afin de réclamer l’intervention des autorités.

Et la fumée, est-ce qu’elle reparaissait encore à la pointe de la cheminée du donjon?… Oui, plusieurs fois la lunette permit de l’apercevoir, au milieu des vapeurs qui traînaient à la surface du plateau d’Orgall.

Et les nuages, la nuit venue, est-ce qu’ils ne prenaient pas une teinte rougeâtre, semblable à quelque reflet d’incendie?… Oui, et on eût dit que des volutes enflammées tourbillonnaient au-dessus du château.

Et ces mugissements, qui avaient tant effrayé le docteur Patak, se propageaient-ils à travers les massifs du Plesa, à la grande épouvante des habitants de Werst?… Oui, ou du moins, malgré la distance, les vents de sud-ouest apportaient de terribles grondements que répercutaient les échos du col.

En outre, d’après ces gens affolés, on eût dit que le sol était agité de trépidations souterraines, comme si un ancien cratère se fût rallumé à la chaîne des Carpathes. Mais peut-être y avait-il une bonne part d’exagération dans ce que les Werstiens croyaient voir, entendre et ressentir. Quoi qu’il en soit, il s’était produit des faits positifs, tangibles, on en conviendra, et il n’y avait plus moyen de vivre en un pays si extraordinairement machiné.

Il va de soi que l’auberge du Roi Mathias continuait d’être déserte. Un lazaret en temps d’épidémie n’eût pas été plus abandonné. Personne n’avait l’audace d’en franchir le seuil, et Jonas se demandait si, faute de clients, il n’en serait pas réduit à cesser son commerce, lorsque l’arrivée de deux voyageurs vint modifier cet état de choses.

Dans la soirée du 9 juin, vers huit heures, le loquet de la porte fut soulevé du dehors; mais cette porte, verrouillée en dedans, ne put s’ouvrir.

Jonas, qui avait déjà regagné sa mansarde, se hâta de descendre. A l’espoir qu’il éprouvait de se trouver en face d’un hôte se joignait la crainte que cet hôte ne fût quelque revenant de mauvaise mine, auquel il ne saurait trop se hâter de refuser souper et gîte.

Jonas se mit donc à parlementer prudemment à travers la porte, sans l’ouvrir.

«Qui est là? demanda-t-il.

– Ce sont deux voyageurs.

– Vivants?…

– Très vivants.

– En êtes-vous bien sûrs?…

– Aussi vivants qu’on peut l’être, monsieur l’aubergiste, mais qui ne tarderont pas à mourir de faim, si vous avez la cruauté de les laisser dehors.»

chat23.jpg (203046 bytes)

Jonas se décida à repousser les verrous, et deux hommes franchirent le seuil de la salle. A peine furent-ils entrés que leur premier soin fut de demander chacun une chambre, ayant intention de séjourner pendant vingt-quatre heures à Werst. A la clarté de sa lampe, Jonas examina les nouveaux venus avec une extrême attention, et il acquit la certitude que c’étaient bien des êtres humains auxquels il avait affaire. Quelle bonne fortune pour le Roi Mathias!

Le plus jeune de ces voyageurs paraissait avoir trente-deux ans environ. Une taille élevée, une figure noble et belle, des yeux noirs, des cheveux châtain foncé, une barbe brune élégamment taillée, la physionomie un peu triste mais fière, tout cela était d’un gentilhomme, et un aubergiste aussi observateur que Jonas ne pouvait s’y tromper.

Au surplus, lorsqu’il eut demandé sous quel nom il devait inscrire les deux voyageurs:

«Le comte Franz de Télek, répondit le jeune homme, et son soldat Rotzko.

– De quel pays?

– De Krajowa.»

Krajowa est une des principales bourgades de l’État de Roumanie, qui confine aux provinces transylvaines vers le sud de la chaîne des Carpathes. Franz de Télek était donc de race roumaine, – ce que Jonas avait reconnu au premier aspect.

Quant à Rotzko, homme d’une quarantaine d’années, grand, robuste, épaisse moustache, cheveux drus, poils rudes, il avait une tournure bien militaire. Il portait même le sac du soldat, retenu sur ses épaules par des bretelles, et une valise assez légère qu’il tenait à la main.

C’était là tout le bagage du jeune comte, qui voyageait en touriste, à pied le plus souvent. Cela se voyait à son costume, manteau en bandoulière, passe-montagne sur la tête, vareuse serrée à la taille par un ceinturon d’où pendait la gaine de cuir du couteau valaque, guêtres s’ajustant étroitement à des souliers larges et épais de semelle.

Ces deux voyageurs n’étaient autres que ceux rencontrés par le berger Frik, une dizaine de jours auparavant, sur la route du col, alors qu’ils se dirigeaient vers le Retyezat. Après avoir visité la contrée jusqu’aux limites du Maros, et avoir fait l’ascension de la montagne, ils venaient prendre un peu de repos au village de Werst, pour remonter ensuite la vallée des deux Sils.

«Vous avez des chambres à nous donner? demanda Franz de Télek.

– Deux… trois… quatre… autant qu’il plaira à monsieur le comte, répondit Jonas.

– Deux suffiront, dit Rotzko; il faut seulement qu’elles soient l’une près de l’autre.

– Celles-ci vous conviendront-elles? reprit Jonas, en ouvrant deux portes à l’extrémité de la grande salle.

– Très bien», répondit Franz de Télek.

On le voit, Jonas n’avait rien à craindre de ses nouveaux hôtes. Ce n’étaient point des êtres surnaturels, des esprits ayant revêtu l’apparence humaine. Non! ce gentilhomme se présentait comme un de ces personnages de distinction qu’un aubergiste est toujours très honoré de recevoir. Voilà une heureuse circonstance qui ramènerait la vogue au Roi Mathias.

– A quelle distance sommes-nous de Kolosvar? demanda le jeune comte.

– A une cinquantaine de milles, en suivant la route qui passe par Petroseny et Karlsburg, répondit Jonas.

– Est-ce que l’étape est fatigante?

– Très fatigante pour des piétons, et, s’il m’est permis d’adresser cette observation à monsieur le comte, il parait avoir besoin d’un repos de quelques jours…

– Pouvons-nous souper? demanda Franz de Télek en coupant court aux invites de l’aubergiste.

– Une demi-heure de patience, et j’aurai l’honneur d’offrir à monsieur le comte un repas digne de lui…

– Du pain, du vin, des oeufs et de la viande froide nous suffiront pour ce soir.

– Je vais vous servir.

– Le plus tôt possible.

– A l’instant.»

Et Jonas se disposait à regagner la cuisine, lorsqu’une question l’arrêta.

«Vous ne semblez pas avoir grand monde à votre auberge?… dit Franz de Télek.

– En effet… il ne s’y trouve personne en ce moment, monsieur le comte.

– Ce n’est donc pas l’heure où les gens du pays viennent boire en fumant leur pipe?

– L’heure est passée… monsieur le comte… car on se couche avec les poules au village de Werst.»

Jamais il n’aurait voulu dire pourquoi le Roi Mathias ne renfermait pas un seul client.

«Est-ce que votre village ne compte pas de quatre à cinq cents habitants?

– Environ, monsieur le comte.

– Pourtant, nous n’avons pas rencontré âme qui vive en descendant la principale rue…

– C’est que… aujourd’hui… nous sommes au samedi… et la veille du dimanche…»

Franz de Télek n’insista pas, heureusement pour Jonas, qui ne savait plus que répondre. Pour rien au monde il ne se serait décidé à avouer la situation. Les étrangers ne l’apprendraient que trop tôt, et qui sait s’ils ne se hâteraient pas de fuir un village suspect à si juste titre!

«Pourvu que la voix ne recommence pas à bavarder, tandis qu’ils seront en train de souper!» pensait Jonas, en dressant la table au milieu de la salle.

Quelques instants après, le très simple repas qu’avait commandé le jeune comte était proprement servi sur une nappe bien blanche. Franz de Télek s’assit, et Rotzko prit place en face de lui, suivant leur habitude en voyage. Tous deux mangèrent de grand appétit; puis, le repas achevé, ils se retirèrent chacun dans sa chambre.

Comme le jeune comte et Rotzko n’avaient point échangé dix paroles pendant le repas, Jonas n’avait pu en aucune façon se mêler à leur conversation – à son vif déplaisir. Du reste, Franz de Télek paraissait être peu communicatif. Quant à Rotzko, après l’avoir observé, l’aubergiste comprit qu’il n’aurait rien à en tirer de ce qui concernait la famille de son maître.

Jonas avait donc dû se contenter de souhaiter le bonsoir à ses hôtes. Mais, avant de remonter à sa mansarde, il parcourut la grande salle du regard, prêtant une oreille inquiète aux moindres bruits du dedans et du dehors, et se répétant:

«Pourvu que cette abominable voix ne les réveille pas pendant leur sommeil!»

La nuit s’écoula tranquillement.

Le lendemain, dès le point du jour, la nouvelle se répandit que deux voyageurs étaient descendus au Roi Mathias, et nombre d’habitants accoururent devant l’auberge.

Très fatigués par leur excursion de la veille, Franz de Télek et Rotzko dormaient encore. Il n’était guère probable qu’ils eussent l’intention de se lever avant sept ou huit heures du matin.

De là, grande impatience des curieux, qui, pourtant, n’auraient pas eu le courage d’entrer dans la salle tant que les voyageurs n’auraient pas quitté leur chambre.

Tous deux parurent enfin sur le coup de huit heures.

Rien de fâcheux ne leur était arrivé. On put les voir allant et venant dans l’auberge. Puis ils s’assirent pour leur déjeuner du matin. Cela ne laissait pas d’être rassurant.

D’ailleurs, Jonas, debout sur le seuil de la porte, souriait d’un air aimable, invitant ses anciens clients à lui rendre leur confiance. Puisque le voyageur qui honorait le Roi Mathias de sa présence était un gentilhomme – un gentilhomme roumain, s’il vous plaît, et de l’une des plus vieilles familles roumaines – que pouvait-on craindre en si noble compagnie? Bref, il advint que maître Koltz, pensant qu’il était de son devoir de donner l’exemple, se hasarda à faire acte de présence.

Vers neuf heures, le biró entra, quelque peu hésitant. Presque aussitôt, il fut suivi du magister Hermod, de trois ou quatre autres habitués et du pâtour Frik. Quant au docteur Patak, il avait été impossible de le décider à les accompagner.

«Remettre le pied chez Jonas, avait-il répondu, jamais, quand il me paierait dix florins ma visite!»

Il convient de faire ici une remarque qui n’est pas sans avoir une certaine importance: si maître Koltz avait consenti à revenir au Roi Mathias, ce n’était pas dans l’unique but de satisfaire un sentiment de curiosité, ni par désir de se mettre en relation avec le comte Franz de Télek. Non! L’intérêt entrait pour une bonne part dans sa détermination.

En effet, en sa qualité de voyageur, le jeune comte était astreint à payer une taxe de passage pour son soldat et pour lui. Or, on ne l’a point oublié, ces taxes allaient directement à la poche du premier magistrat de Werst.

Le biró vint donc faire sa réclamation en termes fort convenables, et Franz de Télek, quoique un peu surpris de la demande, s’empressa d’y faire droit.

Il offrit même à maître Koltz et au magister de s’asseoir un instant à sa table. Ceux-ci acceptèrent, ne pouvant refuser une offre si poliment formulée.

Jonas se hâta de servir des liqueurs variées, les meilleures de sa cave. Quelques gens de Werst demandèrent alors une tournée pour leur compte. Il y avait ainsi lieu de croire que l’ancienne clientèle, un instant dispersée, ne tarderait pas à reprendre le chemin du Roi Mathias.

Après avoir acquitté la taxe des voyageurs, Franz de Télek désira savoir si elle était productive.

«Pas autant que nous le voudrions, monsieur le comte, répondit maître Koltz.

– Est-ce que les étrangers ne visitent que rarement cette partie de la Transylvanie?

– Rarement, en effet, répliqua le biró, et pourtant le pays mérite d’être exploré.

– C’est mon avis, dit le jeune comte. Ce que j’en ai vu m’a paru digne d’attirer l’attention des voyageurs. Du sommet du Retyezat, j’ai beaucoup admiré les vallées de la Sil, les bourgades que l’on découvre dans l’est, et ce cirque de montagnes que ferme en arrière le massif des Carpathes.

– C’est fort beau, monsieur le comte, c’est fort beau, répondit le magister Hermod, et, pour compléter votre excursion, nous vous engageons à faire l’ascension du Paring.

– Je crains de ne point avoir le temps nécessaire, répondit Franz de Télek.

– Une journée suffirait.

– Sans doute, mais je me rends à Karlsburg, et je compte partir demain matin.

– Quoi, monsieur le comte songerait à nous quitter si tôt?» dit Jonas en prenant son air le plus gracieux.

Et il n’aurait pas été fâché de voir ses deux hôtes prolonger leur halte au Roi Mathias.

«Il le faut, répondit le comte de Télek. Du reste, à quoi me servirait de séjourner à Werst?…

– Croyez que notre village vaut la peine d’arrêter quelque temps un touriste! fit observer maître Koltz.

– Cependant, il paraît être peu fréquenté, répliqua le jeune comte, et c’est probablement parce que ses environs n’offrent rien de curieux…

– En effet, rien de curieux… dit le biró, en songeant au burg.

– Non….. rien de curieux… répéta le magister.

– Oh!… Oh!…» fit le berger Frik, auquel cette exclamation échappa involontairement.

Quels regards lui jetèrent maître Koltz et les autres – et plus particulièrement l’aubergiste! Était-il donc urgent de mettre un étranger au courant des secrets du pays? Lui dévoiler ce qui se passait sur le plateau d’Orgall, signaler à son attention le château des Carpathes, n’était-ce pas vouloir l’effrayer, lui donner l’envie de quitter le village? Et à l’avenir, quels voyageurs voudraient suivre la route du col de Vulkan pour pénétrer en Transylvanie?

Vraiment, ce pâtour ne montrait pas plus d’intelligence que le dernier de ses moutons.

«Mais tais-toi donc, imbécile, tais-toi donc!» lui dit à mi-voix maître Koltz.

Toutefois, la curiosité du jeune comte ayant été éveillée, il s’adressa directement à Frik, lui demanda ce que signifiait ces oh! oh! interjectifs.

Le berger n’était point homme à reculer, et, au fond, peut-être pensait-il que Franz de Télek pourrait donner un bon conseil dont le village ferait son profit.

chat24.jpg (147466 bytes)

«J’ai dit: Oh!… Oh!… monsieur le comte, répliqua-t-il, et je ne m’en dédis point.

– Y a-t-il dans les environs de Werst quelque merveille à visiter? reprit le jeune comte.

– Quelque merveille… répliqua maître Koltz.

– Non!… non!…» s’écrièrent les assistants.

Et ils s’effrayaient déjà à la pensée qu’une seconde tentative faite pour pénétrer dans le burg ne manquerait pas d’attirer de nouveaux malheurs.

Franz de Télek, non sans un peu de surprise, observa ces braves gens, dont les figures exprimaient diversement la terreur, mais d’une manière très significative.

«Qu’il y a-t-il donc?… demanda-t-il.

– Ce qu’il y a, mon maître? répondit Rotzko. Eh bien, paraît-il, il y a le château des Carpathes.

– Le château des Carpathes?…

– Oui!… c’est le nom que ce berger vient de me glisser dans l’oreille.»

Et, ce disant, Rotzko montrait Frik, qui secouait la tête sans trop oser regarder le biró. Maintenant une brèche était faite au mur de la vie privée du superstitieux village, et toute son histoire ne tarda pas à passer par cette brèche.

Maître Koltz, qui en avait pris son parti, voulut lui-même faire connaître la situation au jeune comte, et il lui raconta tout ce qui concernait le château des Carpathes.

Il va sans dire que Franz de Télek ne put cacher l’étonnement que ce récit lui fit éprouver et les sentiments qu’il lui suggéra. Quoique médiocrement instruit des choses de science, à l’exemple des jeunes gens de sa condition qui vivaient en leurs châteaux au fond de campagnes valaques, c’était un homme de bon sens. Aussi, croyait-il peu aux apparitions, et se riait-il volontiers des légendes. Un burg hanté par des esprits, cela était bien pour exciter son incrédulité. A son avis, dans ce que venait de lui raconter maître Koltz, il n’y avait rien de merveilleux, mais uniquement quelques faits plus ou moins établis, auxquels les gens de Werst attribuaient une origine surnaturelle. La fumée du donjon, la cloche sonnant à toute volée, cela pouvait s’expliquer très simplement. Quant aux fulgurations et aux mugissements sortis de l’enceinte, c’était pur effet d’hallucination.

Franz de Télek ne se gêna point pour le dire et en plaisanter, au grand scandale de ses auditeurs.

«Mais, monsieur le comte, lui fit observer maître Koltz, il y a encore autre chose.

– Autre chose?…

– Oui! Il est impossible de pénétrer à l’intérieur du château des Carpathes.

– Vraiment?…

– Notre forestier et notre docteur ont voulu en franchir les murailles, il y a quelques jours, par dévouement pour le village, et ils ont failli payer cher leur tentative.

– Que leur est-il arrivé?…» demanda Franz de Télek d’un ton assez ironique.

Maître Koltz raconta en détail les aventures de Nic Deck et du docteur Patak.

«Ainsi, dit le jeune comte, lorsque le docteur a voulu sortir du fossé, ses pieds étaient si fortement retenus au sol qu’il n’a pu faire un pas en avant?

– Ni un pas en avant ni un pas en arrière! ajouta le magister Hermod.

– Il l’aura cru, votre docteur, répliqua Franz de Télek, et c’est la peur qui le talonnait… jusque dans les talons!

– Soit, monsieur le comte, reprit maître Koltz. Mais comment expliquer que Nic Deck ait éprouvé une effroyable secousse, quand il a mis la main sur la ferrure du pont-levis…

– Quelque mauvais coup dont il a été victime.

– Et même si mauvais, reprit le biró, qu’il est au lit depuis ce jour-là…

– Pas en danger de mort, je l’espère? se hâta de répliquer le jeune comte.

– Non… par bonheur.»

En réalité, il y avait là un fait matériel, un fait indéniable, et maître Koltz attendait l’explication que Franz de Télek en allait donner.

Voici ce qu’il répondit très explicitement.

«Dans tout ce que je viens d’entendre, il n’y a rien, je le répète, qui ne soit très simple. Ce qui n’est pas douteux pour moi, c’est que le château des Carpathes est maintenant occupé. Par qui?… je l’ignore. En tout cas, ce ne sont point des esprits, ce sont des gens qui ont intérêt à se cacher, après y avoir cherché refuge… sans doute des malfaiteurs…

– Des malfaiteurs?… s’écria maître Koltz.

– C’est probable, et comme ils ne veulent point que l’on vienne les y relancer, ils ont tenu à faire croire que le burg était hanté par des êtres surnaturels.

– Quoi, monsieur le comte, répondit le magister Hermod, vous pensez?…

– Je pense que ce pays est très superstitieux, que les hôtes du château le savent, et qu’ils ont voulu prévenir de cette façon la visite des importuns.»

Il était vraisemblable que les choses avaient dû se passer ainsi; mais on ne s’étonnera pas que personne à Werst ne voulût admettre cette explication.

Le jeune comte vit bien qu’il n’avait aucunement convaincu un auditoire qui ne voulait pas se laisser convaincre. Aussi se contenta-t-il d’ajouter:

«Puisque vous ne voulez pas vous rendre à mes raisons, messieurs, continuez à croire tout ce qu’il vous plaira du château des Carpathes.

– Nous croyons ce que nous avons vu, monsieur le comte, répondit maître Koltz.

– Et ce qui est, ajouta le magister.

– Soit, et, vraiment, je regrette de ne pouvoir disposer de vingt-quatre heures, car Rotzko et moi, nous serions allés visiter votre fameux burg, et je vous assure que nous aurions bientôt su à quoi nous en tenir…

– Visiter le burg!… s’écria maître Koltz.

– Sans hésiter, et le diable en personne ne nous eût pas empêchés d’en franchir l’enceinte.»

En entendant Franz de Télek s’exprimer en termes si positifs, si moqueurs même, tous furent saisis d’une bien autre épouvante. Est-ce que de traiter les esprits du château avec ce sans-gêne, cela n’était pas pour attirer quelque catastrophe sur le village?… Est-ce que ces génies n’entendaient pas tout ce qui se disait à l’auberge du Roi Mathias?… Est-ce que la voix n’allait pas y retentir une seconde fois?

Et, à ce propos, maître Koltz apprit au jeune comte dans quelles conditions le forestier avait été, en nom propre, menacé d’un terrible châtiment, s’il s’avisait de vouloir découvrir les secrets du burg.

Franz de Télek se contenta de hausser les épaules; puis, il se leva, disant que jamais aucune voix n’avait pu être entendue dans cette salle, comme on le prétendait. Tout cela, affirma-t-il, n’existait que dans l’imagination des clients par trop crédules et un peu trop amateurs du schnaps du Roi Mathias.

Là-dessus, quelques-uns se dirigèrent vers la porte, peu soucieux de rester plus longtemps en un logis où ce jeune sceptique osait soutenir de pareilles choses.

Franz de Télek les arrêta d’un geste.

«Décidément, messieurs, dit-il, je vois que le village de Werst est sous l’empire de la peur.

– Et ce n’est pas sans raison, monsieur le comte, répondit maître Koltz.

– Eh bien, le moyen est tout indiqué d’en finir avec les machinations qui, selon vous, se passent au château des Carpathes. Après demain, je serai à Karlsburg, et, si vous le voulez, je préviendrai les autorités de la ville. On vous enverra une escouade de gendarmes ou d’agents de la police, et je vous réponds que ces braves sauront bien pénétrer dans le burg, soit pour chasser les farceurs qui se jouent de votre crédulité, soit pour arrêter les malfaiteurs qui préparent peut-être quelques mauvais coup.»

Rien n’était plus acceptable que cette proposition, et pourtant elle ne fut pas du goût des notables de Werst. A les en croire, ni les gendarmes, ni la police, ni l’armée elle-même, n’auraient raison de ces êtres surhumains, disposant pour se défendre de procédés surnaturels!

«Mais j’y pense, messieurs, reprit alors le jeune comte, vous ne m’avez pas encore dit à qui appartient ou appartenait le château des Carpathes?

– A une ancienne famille du pays, la famille des barons de Gortz, répondit maître Koltz.

– La famille de Gortz?… s’écria Franz de Télek.

– Elle-même!

– Cette famille dont était le baron Rodolphe?…

– Oui, monsieur le comte.

– Et vous savez ce qu’il est devenu?…

– Non. Voilà nombre d’années que le baron de Gortz n’a reparu au château.»

Franz de Télek avait pâli, et, machinalement, il répétait ce nom d’une voix altérée:

«Rodolphe de Gortz!»

 

 

Chapitre IX

 

a famille des comtes de Télek, l’une des plus anciennes et des plus illustres de la Roumanie, y tenait déjà un rang considérable avant que le pays eût conquis son indépendance vers le commencement du XVIe siècle. Mêlée à toutes les péripéties politiques qui forment l’histoire de ces provinces, le nom de cette famille s’y est inscrit glorieusement.

Actuellement, moins favorisée que ce fameux hêtre du château des Carpathes, auquel il restait encore trois branches, la maison de Télek se voyait réduite à une seule, la branche des Télek de Krajowa, dont le dernier rejeton était ce jeune gentilhomme qui venait d’arriver au village de Werst.

Pendant son enfance, Franz n’avait jamais quitté le château patrimonial, où demeuraient le comte et la comtesse de Télek. Les descendants de cette famille jouissaient d’une grande considération et ils faisaient un généreux usage de leur fortune. Menant la vie large et facile de la noblesse des campagnes, c’est à peine s’ils quittaient le domaine de Krajowa une fois l’an, lorsque leurs affaires les appelaient à la bourgade de ce nom, bien qu’elle ne fût distante que de quelques milles.

chat25.jpg (183570 bytes)

Ce genre d’existence influa nécessairement sur l’éducation de leur fils unique, et Franz devait longtemps se ressentir du milieu où s’était écoulée sa jeunesse. Il n’eut pour instituteur qu’un vieux prêtre italien, qui ne put rien lui apprendre que ce qu’il savait, et il ne savait pas grand-chose. Aussi l’enfant, devenu jeune homme, n’avait-il acquis que de très insuffisantes connaissances dans les sciences, les arts et la littérature contemporaine. Chasser avec passion, courir nuit et jour à travers les forêts et les plaines, poursuivre cerfs ou sangliers, attaquer, le couteau à la main, les fauves des montagnes, tels furent les passe-temps ordinaires du jeune comte, lequel, étant très brave et très résolu, accomplit de véritables prouesses en ces rudes exercices.

La comtesse de Télek mourut, quand son fils avait à peine quinze ans, et il n’en comptait pas vingt et un, lorsque le comte périt dans un accident de chasse.

La douleur du jeune Franz fut extrême. Comme il avait pleuré sa mère, il pleura son père. L’un et l’autre venaient de lui être enlevés en peu d’années. Toute sa tendresse, tout ce que son coeur renfermait d’affectueux élans, s’était jusqu’alors concentré dans cet amour filial, qui peut suffire aux expansions du premier âge et de l’adolescence. Mais, lorsque cet amour vint à lui manquer, n’ayant jamais eu d’amis, et son précepteur étant mort, il se trouva seul au monde.

Le jeune comte resta encore trois années au château de Krajowa, d’où il ne voulait point sortir. Il y vivait sans chercher à se créer aucunes relations extérieures. A peine alla-t-il une ou deux fois à Bucarest, parce que certaines affaires l’y obligeaient. Ce n’étaient d’ailleurs que de courtes absences, car il avait hâte de revenir à son domaine.

Cependant cette existence ne pouvait toujours durer, et Franz finit par sentir le besoin d’élargir un horizon que limitaient étroitement les montagnes roumaines et de s’envoler au-delà.

Le jeune comte avait environ vingt-trois ans, lorsqu’il prit la résolution de voyager. Sa fortune devait lui permettre de satisfaire largement ses nouveaux goûts. Un jour, il abandonna le château de Krajowa à ses vieux serviteurs, et quitta le pays valaque. Il emmenait avec lui Rotzko, un ancien soldat roumain, depuis dix ans déjà au service de la famille de Télek, le compagnon de toutes ses expéditions de chasse. C’était un homme de courage et de résolution, entièrement dévoué à son maître.

L’intention du jeune comte était de visiter l’Europe, en séjournant quelques mois dans les capitales et les villes importantes du continent. Il estimait, non sans raison, que son instruction, qui n’avait été qu’ébauchée au château de Krajowa, pourrait se compléter par les enseignements d’un voyage, dont il avait soigneusement préparé le plan.

Ce fut l’Italie que Franz de Télek voulut visiter d’abord, car il parlait assez couramment la langue italienne que le vieux prêtre lui avait apprise. L’attrait de cette terre, si riche de souvenirs et vers laquelle il se sentait préférablement attiré, fut tel qu’il y demeura quatre ans. Il ne quittait Venise que pour Florence, Rome que pour Naples, revenant sans cesse à ces centres artistes, dont il ne pouvait s’arracher. La France, l’Allemagne, l’Espagne, la Russie, l’Angleterre, il les verrait plus tard, il les étudierait même avec plus de profit lui semblait-il – lorsque l’âge aurait mûri ses idées. Au contraire, il faut avoir toute l’effervescence de la jeunesse pour goûter le charme des grandes cités italiennes.

Franz de Télek avait vingt-sept ans, lorsqu’il vint à Naples pour la dernière fois. Il ne comptait y passer que quelques jours, avant de se rendre en Sicile. C’est par l’exploration de l’ancienne Trinacria qu’il voulait terminer son voyage; puis, il retournerait au château de Krajowa afin d’y prendre une année de repos.

Une circonstance inattendue allait non seulement changer ses dispositions, mais décider de sa vie et en modifier le cours.

Pendant ces quelques années vécues en Italie, si le jeune comte avait médiocrement gagné du côté des sciences pour lesquelles il ne se sentait aucune aptitude, du moins le sentiment du beau lui avait-il été révélé comme à un aveugle la lumière. L’esprit largement ouvert aux splendeurs de l’art, il s’enthousiasmait devant les chefs-d’oeuvre de la peinture, lorsqu’il visitait les musées de Naples, de Venise, de Rome et de Florence. En même temps, les théâtres lui avaient fait connaître les oeuvres lyriques de cette époque, et il s’était passionné pour l’interprétation des grands artistes.

Ce fut lors de son dernier séjour à Naples, et dans les circonstances particulières qui vont être rapportées, qu’un sentiment d’une nature plus intime, d’une pénétration plus intensive, s’empara de son coeur.

Il y avait à cette époque au théâtre San-Carlo une célèbre cantatrice, dont la voix pure, la méthode achevée, le jeu dramatique, faisaient l’admiration des dilettanti. Jusqu’alors la Stilla n’avait jamais recherché les bravos de l’étranger, et elle ne chantait pas d’autre musique que la musique italienne, qui avait repris le premier rang dans l’art de la composition. Le théâtre de Carignan à Turin, la Scala à Milan, le Fenice à Venise, le théâtre Alfieri à Florence, le théâtre Apollo à Rome, San-Carlo à Naples, la possédaient tour à tour, et ses triomphes ne lui laissaient aucun regret de n’avoir pas encore paru sur les autres scènes de l’Europe.

La Stilla, alors âgée de vingt-cinq ans, était une femme d’une beauté incomparable, avec sa longue chevelure aux teintes dorées, ses yeux noirs et profonds, où s’allumaient des flammes, la pureté de ses traits, sa carnation chaude, sa taille que le ciseau d’un Praxitèle n’aurait pu former plus parfaite. Et de cette femme se dégageait une artiste sublime, une autre Malibran, dont Musset aurait pu dire aussi:

Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur!

Mais cette voix que le plus aimé des poètes a célébrée en ses stances immortelles:

… cette voix du coeur qui seule au coeur arrive.

cette voix, c’était celle de la Stilla dans toute son inexprimable magnificence.

Cependant, cette grande artiste qui reproduisait avec une telle perfection les accents de la tendresse, les sentiments les plus puissants de l’âme, jamais, disait-on, son coeur n’en avait ressenti les effets. Jamais elle n’avait aimé, jamais ses yeux n’avaient répondu aux mille regards qui l’enveloppaient sur la scène. Il semblait qu’elle ne voulût vivre que dans son art et uniquement pour son art.

Dès la première fois qu’il vit la Stilla, Franz éprouva les entraînements irrésistibles d’un premier amour. Aussi, renonçant au projet qu’il avait formé de quitter l’Italie, après avoir visité la Sicile, résolut-il de rester à Naples jusqu’à la fin de la saison. Comme si quelque lien invisible qu’il n’aurait pas eu la force de rompre l’eût attaché à la cantatrice, il était de toutes ces représentations que l’enthousiasme du public transformait en véritables triomphes. Plusieurs fois, incapable de maîtriser sa passion, il avait essayé d’avoir accès près d’elle; mais la porte de la Stilla demeura impitoyablement fermée pour lui comme pour tant d’autres de ses fanatiques admirateurs.

Il suit de là que le jeune comte fut bientôt le plus à plaindre des hommes. Ne pensant qu’à la Stilla, ne vivant que pour la voir et l’entendre, ne cherchant pas à se créer des relations dans le monde où l’appelaient son nom et sa fortune, sous cette tension du coeur et de l’esprit, sa santé ne tarda pas à être sérieusement compromise. Et que l’on juge de ce qu’il aurait souffert, s’il avait eu un rival. Mais, il le savait, nul n’aurait pu lui porter ombrage, – pas même un certain personnage assez étrange, dont les péripéties de cette histoire exigent que nous fassions connaître les traits et le caractère.

C’était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, – on le supposait, du moins, lors du dernier voyage de Franz de Télek à Naples. Cet être peu communicatif paraissait affecter de se tenir en dehors de ces conventions sociales qui sont acceptées des hautes classes. On ne savait rien de sa famille, de sa situation, de son passé. On le rencontrait aujourd’hui à Rome, demain à Florence, et, il faut le dire, suivant que la Stilla était à Florence ou à Rome. En réalité, on ne lui connaissait qu’une passion: entendre la prima donna d’un si grand renom, qui occupait alors la première place dans l’art du chant.

Si Franz de Télek ne vivait plus que pour la Stilla depuis le jour où il l’avait vue sur le théâtre de Naples, il y avait six ans déjà que cet excentrique dilettante ne vivait plus que pour l’entendre, et il semblait que la voix de la cantatrice fût devenue nécessaire à sa vie comme l’air qu’il respirait. Jamais il n’avait cherché à la rencontrer ailleurs qu’à la scène, jamais il ne s’était présenté chez elle ni ne lui avait écrit. Mais, toutes les fois que la Stilla devait chanter, sur n’importe quel théâtre d’Italie, on voyait passer devant le contrôle un homme de taille élevée, enveloppé d’un long pardessus sombre, coiffé d’un large chapeau lui cachant la figure. Cet homme se hâtait de prendre place au fond d’une loge grillée, préalablement louée pour lui. Il y restait enfermé, immobile et silencieux, pendant toute la représentation. Puis, dès que la Stilla avait achevé son air final, il s’en allait furtivement, et aucun autre chanteur, aucune autre chanteuse, n’auraient pu le retenir; il ne les eût pas même entendus.

Quel était ce spectateur si assidu? La Stilla avait en vain cherché à l’apprendre. Aussi, étant d’une nature très impressionnable, avait-elle fini par s’effrayer de la présence de cet homme bizarre, – frayeur irraisonnée quoique très réelle en somme. Bien qu’elle ne pût l’apercevoir au fond de sa loge, dont il ne baissait jamais la grille, elle le savait là, elle sentait son regard impérieux fixé sur elle, et qui la troublait à ce point qu’elle n’entendait même plus les bravos dont le public accueillait son entrée en scène.

Il a été dit que ce personnage ne s’était jamais présenté à la Stilla. Mais s’il n’avait pas essayé de connaître la femme – nous insisterons particulièrement sur ce point, – tout ce qui pouvait lui rappeler l’artiste avait été l’objet de ses constantes attentions. C’est ainsi qu’il possédait le plus beau des portraits que le grand peintre Michel Gregorio eût fait de la cantatrice, passionnée, vibrante, sublime, incarnée dans l’un de ses plus beaux rôles, et ce portrait, acquis au poids de l’or, valait le prix dont l’avait payé son admirateur.

Si cet original était toujours seul, lorsqu’il venait occuper sa loge aux représentations de la Stilla, s’il ne sortait jamais de chez lui que pour se rendre au théâtre, il ne faudrait pas en conclure qu’il vécût dans un isolement absolu. Non, un compagnon, non moins hétéroclite que lui, partageait son existence.

Cet individu s’appelait Orfanik. Quel âge avait-il, d’où venait-il, où était-il né? Personne n’aurait pu répondre à ces trois questions. A l’entendre, – car il causait volontiers, – il était un de ces savants méconnus, dont le génie n’a pu se faire jour, et qui ont pris le monde en aversion. On supposait, non sans raison, que ce devait être quelque pauvre diable d’inventeur que soutenait largement la bourse du riche dilettante.

Orfanik était de taille moyenne, maigre, chétif, étique, avec une de ces figures pâles que, dans l’ancien langage, on qualifiait de «chiches-faces». Signe particulier, il portait une oeillère noire sur son oeil droit qu’il avait dû perdre dans quelque expérience de physique ou de chimie, et, sur son nez, une paire d’épaisses lunettes dont l’unique verre de myope servait à son oeil gauche, allumé d’un regard verdâtre. Pendant ses promenades solitaires, il gesticulait, comme s’il eût causé avec quelque être invisible qui l’écoutait sans jamais lui répondre.

Ces deux types, l’étrange mélomane et le non moins étrange Orfanik, étaient fort connus, du moins autant qu’ils pouvaient l’être, en ces villes d’Italie, où les appelait régulièrement la saison théâtrale. Ils avaient le privilège d’exciter la curiosité publique, et, bien que l’admirateur de la Stilla eût toujours repoussé les reporters et leurs indiscrètes interviews, on avait fini par connaître son nom et sa nationalité. Ce personnage était d’origine roumaine, et, lorsque Franz de Télek demanda comment il s’appelait, on lui répondit:

«Le baron Rodolphe de Gortz.»

Les choses en étaient là à l’époque où le jeune comte venait d’arriver à Naples. Depuis deux mois, le théâtre San-Carlo ne désemplissait pas, et le succès de la Stilla s’accroissait chaque soir. Jamais elle ne s’était montrée aussi admirable dans les divers rôles de son répertoire, jamais elle n’avait provoqué de plus enthousiastes ovations.

A chacune de ces représentations, tandis que Franz occupait son fauteuil à l’orchestre, le baron de Gortz, caché dans le fond de sa loge, s’absorbait dans ce chant exquis, s’imprégnait de cette voix pénétrante, faute de laquelle il semblait qu’il n’aurait pu vivre.

Ce fut alors qu’un bruit courut à Naples, – un bruit auquel le public refusait de croire, mais qui finit par alarmer le monde des dilettanti.

On disait que, la saison achevée, la Stilla allait renoncer au théâtre. Quoi! dans toute la possession de son talent, dans toute la plénitude de sa beauté, à l’apogée de sa carrière d’artiste, était-il possible qu’elle songeât à prendre sa retraite?

Si invraisemblable que ce fût, c’était vrai, et, sans qu’il s’en doutât, le baron de Gortz était en partie cause de cette résolution.

Ce spectateur aux allures mystérieuses, toujours là, quoique invisible derrière la grille de sa loge, avait fini par provoquer chez la Stilla une émotion nerveuse et persistante, dont elle ne pouvait plus se défendre. Dès son entrée en scène, elle se sentait impressionnée à un tel point que ce trouble, très apparent pour le public, avait altéré peu à peu sa santé. Quitter Naples, s’enfuir à Rome, à Venise, ou dans toute autre ville de la péninsule, cela n’eût pas suffi, elle le savait, à la délivrer de la présence du baron de Gortz. Elle ne fût même pas parvenue a lui échapper, en abandonnant l’Italie pour l’Allemagne, la Russie ou la France. Il la suivrait partout où elle irait se faire entendre, et, pour se délivrer de cette obsédante importunité, le seul moyen était d’abandonner le théâtre.

Or, depuis deux mois déjà, avant que le bruit de sa retraite se fût répandu, Franz de Télek s’était décidé à faire auprès de la cantatrice une démarche, dont les conséquences devaient amener, par malheur, la plus irréparable des catastrophes. Libre de sa personne, maître d’une grande fortune, il avait pu se faire admettre chez la Stilla et lui avait offert de devenir comtesse de Télek.

La Stilla n’était pas sans connaître de longue date les sentiments qu’elle inspirait au jeune comte. Elle s’était dit que c’était un gentilhomme, auquel toute femme, même du plus haut monde, eût été heureuse de confier son bonheur. Aussi, dans la disposition d’esprit où elle se trouvait, lorsque Franz de Télek lui offrit son nom, l’accueillit-elle avec une sympathie qu’elle ne chercha point à dissimuler. Ce fut avec une entière foi dans ses sentiments qu’elle consentit à devenir la femme du comte de Télek, et sans regret d’avoir à quitter la carrière dramatique.

La nouvelle était donc vraie, la Stilla ne reparaîtrait plus sur aucun théâtre, dès que la saison de San-Carlo aurait pris fin. Son mariage, dont on avait eu quelques soupçons, fut alors donné comme certain.

On le pense, cela produisit un effet prodigieux non seulement parmi le monde artiste, mais aussi dans le grand monde d’Italie. Après avoir refusé de croire à la réalisation de ce projet, il fallut pourtant se rendre. Jalousies et haines se dressèrent alors contre le jeune comte, qui ravissait à son art, à ses succès, à l’idolâtrie des dilettanti, la plus grande cantatrice de l’époque. Il en résulta des menaces personnelles à l’adresse de Franz de Télek – menaces dont le jeune homme ne se préoccupa pas un instant.

Mais, s’il en fut ainsi dans le public, que l’on imagine ce que dut éprouver le baron Rodolphe de Gortz à la pensée que la Stilla allait lui être enlevée, qu’il perdrait avec elle tout ce qui l’attachait à la vie. Le bruit se répandit qu’il tenta d’en finir par le suicide. Ce qui est certain, c’est qu’à partir de ce jour, on cessa de voir Orfanik courir les rues de Naples. Ne quittant plus le baron Rodolphe, il vint même plusieurs fois s’enfermer avec lui dans cette loge de San-Carlo que le baron occupait à chaque représentation, – ce qui ne lui était jamais arrivé, étant absolument réfractaire, comme tant d’autres savants, au charme de la musique.

Cependant les jours s’écoulaient, l’émotion ne se calmait pas, et elle allait être portée au comble le soir où la Stilla ferait sa dernière apparition sur le théâtre. C’était dans le superbe rôle d’Angélica, d’Orlando, ce chef-d’oeuvre du maestro Arconati, qu’elle devait adresser ses adieux au public.

Ce soir-là, San-Carlo fut dix fois trop petit pour contenir les spectateurs qui se pressaient à ses portes et dont la majeure partie dut rester sur la place. On craignait des manifestations contre le comte de Télek, sinon tandis que la Stilla serait en scène, du moins lorsque le rideau baisserait sur le cinquième acte de l’opéra.

Le baron de Gortz avait pris place dans sa loge, et, cette fois encore, Orfanik s’y trouvait près de lui.

La Stilla parut, plus émue qu’elle ne l’avait jamais été. Elle se remit pourtant, elle s’abandonna à son inspiration, elle chanta, avec quelle perfection, avec quel incomparable talent, cela ne saurait s’exprimer. L’enthousiasme indescriptible qu’elle excita parmi les spectateurs s’éleva jusqu’au délire.

chat26.jpg (159402 bytes)

Pendant la représentation, le jeune comte s’était tenu au fond de la coulisse, impatient, énervé, fiévreux, à ne pouvoir se modérer, maudissant la longueur des scènes, s’irritant des retards que provoquaient les applaudissements et les rappels. Ah! qu’il lui tardait d’arracher à ce théâtre celle qui allait devenir comtesse de Télek, et de l’emmener loin, bien loin, si loin, qu’elle ne serait plus qu’à lui, à lui seul!

Elle arriva, cette dramatique scène où meurt l’héroïne d’Orlando. Jamais l’admirable musique d’Arconati ne parut plus pénétrante, jamais la Stilla ne l’interpréta avec des accents plus passionnés. Toute son âme semblait se distiller à travers ses lèvres… Et, cependant, on eût dit que cette voix, déchirée par instants, allait se briser, cette voix qui ne devait plus se faire entendre!

chat27.jpg (149265 bytes)

En ce moment, la grille de la loge du baron de Gortz s’abaissa. Une tête étrange, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se montra, sa figure extatique était effrayante de pâleur, et, du fond de la coulisse, Franz l’aperçut en pleine lumière, ce qui ne lui était pas encore arrivé.

La Stilla se laissait emporter alors à toute la fougue de cette enlevante strette du chant final… Elle venait de redire cette phrase d’un sentiment sublime:

Innamorata, mio cuore tremante,

Voglio morire…

Soudain, elle s’arrête…

La face du baron de Gortz la terrifie… Une épouvante inexplicable la paralyse… Elle porte vivement la main à sa bouche, qui se rougit de sang… Elle chancelle… elle tombe…

Le public s’est levé, palpitant, affolé, au comble de l’angoisse…

Un cri s’échappe de la loge du baron de Gortz…

Franz vient de se précipiter sur la scène, il prend la Stilla entre ses bras, il la relève… il la regarde… il l’appelle:

– Morte! morte!… s’écrie-t-il, morte!…»

La Stilla est morte… Un vaisseau s’est rompu dans sa poitrine… Son chant s’est éteint avec son dernier soupir!

Le jeune comte fut rapporté à son hôtel, dans un tel état que l’on craignit pour sa raison. Il ne put assister aux funérailles de la Stilla, qui furent célébrées au milieu d’un immense concours de la population napolitaine.

Au cimetière du Campo Santo Nuovo, où la cantatrice fut inhumée, on ne lit que ce nom sur un marbre blanc

STILLA

Le soir des funérailles, un homme vint au Campo Santo Nuovo. Là, les yeux hagards, la tête inclinée, les lèvres serrées comme si elles eussent été déjà scellées par la mort, il regarda longtemps la place où la Stilla était ensevelie. Il semblait prêter l’oreille, comme si la voix de la grande artiste allait une dernière fois s’échapper de cette tombe…

C’était Rodolphe de Gortz.

La nuit même, le baron de Gortz, accompagné de Orfanik, quitta Naples, et, depuis son départ, personne n’aurait pu dire ce qu’il était devenu.

Mais, le lendemain, une lettre arrivait à l’adresse du jeune comte.

Cette lettre ne contenait que ces mots d’un laconisme menaçant:

«C’est vous qui l’avez tuée!… Malheur à vous, comte de Télek!

«RODOLPHE DE GORTZ»

 

Poprzednia częśćNastępna cześć