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Jules Verne

 

FACE AU DRAPEAU

 

(Chapitre VII-X)

 

 

Illustrations de L. Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre VII

Deux jours de navigation.

 

eut-être – si les circonstances l’exigent, – serai-je amené à dire au comte d’Artigas que je suis l’ingénieur Simon Hart. Qui sait si je n’obtiendrai pas plus d’égards qu’en restant le gardien Gaydon?… Toutefois, cette mesure mérite réflexion. En effet, je suis toujours dominé par la pensée que, si le propriétaire de l’Ebba a fait enlever l’inventeur français, c’est dans l’espoir de s’assurer la possession du Fulgurateur Roch, auquel ni l’ancien ni le nouveau continent n’ont voulu mettre le prix inacceptable qui en était demandé. Eh bien, dans le cas où Thomas Roch viendrait à livrer son secret, ne vaut-il pas mieux que j’aie continué d’avoir accès près de lui, que l’on m’ait conservé mes fonctions de surveillant, que je sois chargé des soins nécessités par son état?… Oui, je dois me réserver cette possibilité de tout voir, de tout entendre… qui sait?… d’apprendre enfin ce qu’il m’a été impossible de découvrir à Healthful-House!

A présent, où va la goélette Ebba?… Première question.

Qui est ce comte d’Artigas?… Deuxième. question.

Le première sera résolue dans quelques jours, sans doute, étant donnée la rapidité avec laquelle marche ce fantastique yacht de plaisance sous l’action d’un propulseur dont je finirai bien par reconnaître le fonctionnement.

Quant à la seconde question, il est moins certain que je puisse jamais l’éclaircir.

A mon avis, en effet, ce personnage énigmatique doit avoir un intérêt majeur à cacher son origine, et, je le crains, nul indice ne me permettra d’établir sa nationalité. Si ce comte d’Artigas parie couramment l’anglais, – j’ai pu m’en assurer pendant sa visite au pavillon 17, – il le fait avec un accent rude et vibrant, qui ne se retrouve pas chez les peuples du Nord. Cela ne me rappelle rien de ce que j’ai entendu au cours de mes voyages à travers les deux mondes, – si ce n’est peut-être cette dureté caractéristiques des idiomes de la Malaisie. Et, en vérité, avec son teint chaud, presque olivâtre, tirant sur le cuivre, sa chevelure crépelée d’un noir d’ébène, son regard sortant d’une profonde orbite et qui jaillit comme un dard d’une prunelle immobile, sa taille élevée, la carrure de ses épaules, son relief musculaire très accentué qui décèle une grande vigueur physique, il ne serait pas impossible que le comte d’Artigas appartînt à quelqu’une de ces races de l’extrême Orient.

Pour moi, ce nom d’Artigas n’est qu’un nom d’emprunt, comme doit l’être aussi ce titre de comte. Si sa goélette porte une appellation norvégienne, lui, à coup sûr, n’est point d’origine scandinave. Il n’a rien des hommes de l’Europe septentrionale, ni la physionomie calme, ni les cheveux blonds, ni ce doux regard qui s’échappe de leurs yeux d’un bleu pâle.

Enfin, quel qu’il soit, cet homme a fait enlever Thomas Roch, – moi avec, – et ce ne peut être que dans un mauvais dessein.

Maintenant a-t-il opéré au profit d’une puissance étrangère, ou dans son propre intérêt?… A-t-il voulu être seul à profiter de l’invention de Thomas Roch et se trouve-t-il donc dans des conditions à pouvoir en profiter?… C’est une troisième question à laquelle je ne saurais encore répondre. Par tout ce que je verrai dans la suite, tout ce que j’entendrai, peut-être parviendrai-je à la résoudre, avant d’avoir pu m’enfuir, en admettant que la fuite soit exécutable?…

L’Ebba continue de naviguer dans les conditions inexplicables que l’on connait. Je suis libre de parcourir le pont, sans jamais dépasser le poste d’équipage dont le capot s’ouvre sur l’avant du mât de misaine.

En effet, une fois, j’ai voulu m’avancer jusqu’à l’emplanture du beaupré, d’où j’aurais pu, en me penchant au dehors, voir l’étrave de la goélette fendre les eaux. Mais, en conséquence d’ordres évidemment donnés, les matelots de quart se sont opposés à mon passage, et l’un d’eux m’a dit d’un ton brusque en un rauque anglais.

«A l’arrière… à l’arrière!… Vous gênez la manœuvre!»

La manœuvre?… On ne manœuvre pas.

A-t-on compris que je cherchais à découvrir à quel genre de propulsion obéissait la goélette? C’est probable, et le capitaine Spade, qui a été témoin de cette scène, a dû deviner que je cherchais à me rendre compte de cette navigation. Même un surveillant d’hospice ne saurait être que très étonné qu’un navire, sans voilure, sans hélice, soit animé d’une pareille vitesse. Enfin, pour une raison ou pour une autre, l’avant du pont de l’Ebba m’est défendu.

Vers dix heures, la brise se lève, – une brise du nord-ouest très favorable, – et le capitaine Spade donne ses instructions au maître d’équipage.

Aussitôt celui-ci, le sifflet aux lèvres, fait hisser la grande voile, lu misaine et les focs. On n’eût pas opéré avec plus de régularité et de discipline à bord d’un navire de guerre.

L’Ebba S’incline légèrement sur bâbord, et sa vitesse s’accélère notablement. Cependant le moteur n’a point cessé de fonctionner, car les voîles ne sont pas aussi pleines qu’elles auraient dû l’être, si la goélette n’eût été soumise qu’à leur seule action. Toutefois elles n’en aident pas moins la marche, grâce à la fraîche brise, qui s’est régulièrement établie.

Le ciel est beau, les nuages de l’ouest se dissipent dès qu’ils atteignent les hauteurs du zénith, et la mer resplendit sous l’averse des rayons solaires.

Ma préoccupation est alors de relever, dans la mesure du possible, la route que nous suivons. J’ai assez voyagé sur mer pour savoir évaluer la vitesse d’un bâtiment. A mon avis, celle de l’Ebba doit être comprise entre dix et onze milles. Quant à la direction, elle est toujours la même, et il m’est facile de le vérifier, en m’approchant de l’habitacle placé devant l’homme de barre. Si l’avant de l’Ebba est interdit au gardien Gaydon, il n’en est pas ainsi de l’arrière. A maintes reprises j’ai pu jeter un rapide regard sur la boussole, dont l’aiguille marque invariablement l’est, ou. avec plus d’exactitude, l’est-sud-est.

Voici donc dans quelles conditions nous naviguons à travers cette partie de l’océan Atlantique, limitée au couchant par le littoral des États-Unis d’Amérique.

Je fais appel à mes souvenirs: quels sont les îles ou groupes d’îles qui se rencontrent dans cette direction, avant les terres de l’ancien continent?

La Caroline du Nord, que la goélette a quittée depuis quarante-huit heures, est traversée par le trente-cinquième parallèle, et ce parallèle, prolongé vers le levant, doit, si je ne me trompe, couper la côte africaine à peu près à la hauteur du Maroc. Mais, sur son passage, git l’archipel des Açores, à trois mille milles environ de l’Amérique. Or, est-il présumable que l’Ebba ait l’intention de rallier cet archipel, que son port d’attache se trouve dans l’une de ces îles qui forment un domaine insulaire du Portugal?… Non, je ne saurais admettre cette hypothèse.

D’ailleurs, avant les Açores, sur la ligne du trente-cinquième parallèle, à la distance de douze cents kilomètres seulement, se rencontre le groupe des Bermudes qui appartient à l’Angleterre. Il me paraîtrait moins hypothétique que, si le comte d’Artigas s’est chargé de l’enlèvement de Thomas Roch pour le compte d’une puissance européenne, cette puissance fût le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande. A vrai dire, reste toujours le cas où ce personnage n’aurait agi qu’en vue de son propre intérêt.

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Pendant cette journée, à trois ou quatre reprises, le comte d’Artigas est venu prendre place à l’arrière. De là, son regard m’a paru interroger attentivement les divers points de l’horizon. Lorsqu’une voile ou une fumée apparait au large, il les observe longuement, en se servant d’une puissante lorgnette marine. J’ajoute qu’il n’a même pas daigné remarquer ma présence sur le pont.

De temps en temps, le capitaine Spade le rejoint, et tous deux échangent quelques paroles dans une langue que je ne puis ni comprendre ni reconnaître.

C’est avec l’ingénieur Serkö que le propriétaire de l’Ebba s’entretient le plus volontiers, lequel paraît être fort avant dans son intimité. Assez loquace, moins rébarbatif, moins fermé que ses compagnons de bord, à quel titre cet ingénieur se trouve-t-il sur la goélette?… Est-ce un ami particulier du comte d’Artigas?… Court-il les mers avec lui, partageant cette existence si enviable d’un riche yachtman?… Au total, cet homme est le seul qui paraisse me témoigner, sinon un peu de sympathie, du moins un peu d’intérêt.

Quant à Thomas Roch, je ne l’ai pas aperçu de toute la matinée, et il doit être enfermé dans sa cabine, sous l’influence de cette crise de la veille qui n’a pas encore pris fin.

J’en ai même eu la certitude, lorsque, vers trois heures après midi, le comte d’Artigas, au moment où il allait redescendre par le capot, m’a fait signe de m’approcher.

J’ignore ce qu’il me veut, ce comte d’Artigas, mais je sais bien ce que je vais lui dire.

«Est-ce que ces crises auxquelles est sujet Thomas Roch durent longtemps?… me demande-t-il en anglais.

– Parfois quarante-huit heures, ai-je répondu.

– Et qu’y a-t-il à faire?…

– Rien qu’à le laisser tranquille jusqu’à ce qu’il s’endorme. Après une nuit de sommeil, l’accès est terminé, et Thomas Roch reprend son état habituel d’inconscience.

– Bien, gardien Gaydon, vous lui continuerez vos soins comme à Healthful-House, si cela est nécessaire…

– Mes soins?…

– Oui… à bord de la goélette… en attendant que nous soyons arrivés…

– Où?…

– Où nous serons demain dans l’après-midi,» me répond le comte d’Artigas.

Demain… pensai-je. il ne s’agit donc pas d’atteindre la côte d’Afrique, ni même l’archipel des Açores?… Subsisterait alors l’hypothèse que l’Ebba va relâcher aux Bermudes…

Le comte d’Artigas allait mettre le pied sur la première marche du capot, lorsque je l’interpelle à mon tour.

«Monsieur, dis-je, je veux savoir… j’ai le droit de savoir où je vais… et…

– Ici, gardien Gaydon, vous n’avez aucun droit. Bornez-vous à répondre, lorsqu’on vous interroge.

– Je proteste…

– Protestez,» me réplique ce personnage impérieux et hautain, dont l’œil me lance un mauvais regard.

Et, descendant par le capot du roufle, il me laisse en présence de l’ingénieur Serkö.

«A votre place, je me résignerais, gardien Gaydon… dit celui-ci en souriant. Quand on est pris dans un engrenage…

– Il est permis de crier… je suppose…

– A quoi bon… lorsque personne n’est à portée de vous entendre?…

– On m’entendra plus tard, monsieur…

– Plus tard… c’est long!… Enfin… criez à votre aise!»

Et c’est sur ce conseil ironique que l’ingénieur Serkö m’abandonne à mes réflexions.

Vers quatre heures, un grand navire est signalé à six milles dans l’est, courant à contre-bord de nous. Sa marche est rapide, et il grandit à vue d’œil. Des tourbillons noirâtres s’échappent de ses deux cheminées. C’est un bâtiment de guerre, car une étroite flamme se déroule à la tête de son grand mât, et bien qu’aucun. pavillon ne flotte à sa corne, je crois reconnaître un croiseur de la marine fédérale.

Je me demande alors si l’Ebba lui fera le salut d’usage, lorsqu’elle sera par son travers.

Non, et en ce moment, la goélette évolue vers l’évidente intention de s’éloigner.

Ces façons ne m’étonnent pas autrement de la part d’un yacht si suspect. Mais, ce qui me cause la plus vive surprise, c’est la manière de manœuvrer du capitaine Spade.

En effet, après s’être rendu à l’avant près du guindeau, il s’arrête devant un petit appareil signalétique, semblable à ceux qui sont destinés à l’envoi des ordres dans la chambre des machines d’un steamer. Dès qu’il a pressé un des boutons de cet appareil, l’Ebba laisse arriver d’un quart vers le sud-est en même temps que les écoutes de voiles sont mollies en douceur par les hommes de l’équipage.

Évidemment, un ordre «quelconque» a été transmis au mécanicien de la machine «quelconque», qui imprime à la goélette cet inexplicable déplacement sous l’action d’un moteur «quelconque» dont le principe m’échappe encore.

Il résulte de cette manœuvre que l’Ebba s’éloigne obliquement du croiseur, dont la direction ne s’est point modifiée. Pourquoi un bâtiment de guerre aurait-il cherché à détourner de sa route ce yacht de plaisance, qui ne peut exciter aucun soupçon?…

Mais c’est de tout autre façon que se comporte l’Ebba, lorsque, vers six heures du soir, un second bâtiment se montre par le bossoir de bâbord. Cette fois, au lieu de l’éviter, le capitaine Spade, après avoir envoyé un ordre au moyen de l’appareil, reprend sa direction à l’est, – ce qui va l’amener dans les eaux dudit bâtiment.

Une heure plus tard, les deux. navires sont par le travers l’un de l’autre, séparés par une distance de trois ou quatre milles environ.

La brise est alors complètement tombée. Le navire, qui est un long courrier, un trois-mâts de commerce, s’occupe de serrer ses hautes voiles. Il est inutile de compter sur le retour du vent pendant la nuit, et demain, sur cette mer si calme, ce trois-mâts sera nécessairement à cette place. Quant à l’Ebba, mue par son mystérieux propulseur, elle continue de s’en rapprocher.

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Il va de soi que le capitaine Spade a commandé d’amener les voiles, et l’opération est exécutée, sous la direction du maître Effrondat, avec cette promptitude que l’on admire à bord des yachts de course.

Au moment où l’obscurité commence à se faire, les deux bâtiments ne sont plus qu’à un intervalle d’un mille et demi.

Le capitaine Spade se dirige alors vers moi, m’accoste près de la coupée de tribord, et, sans plus de cérémonie, m’enjoint de descendre dans ma cabine.

Je n’ai qu’à obéir. Cependant, avant de quitter le pont, j’observe que le maître d’équipage ne fait point allumer les feux de position, tandis que le trois-mâts a disposé les siens, – feu vert à tribord et feu rouge à bâbord.

Je ne mets pas en doute que la goélette ait l’intention de passer inaperçue dans les eaux de ce navire. Quant à sa marche, elle a été quelque peu ralentie, sans que sa direction se soit modifiée.

J’estime que, depuis la veille, l’Ebba a dû gagner deux cents milles vers l’est.

J’ai réintégré ma cabine sous l’impression d’une vague appréhension. Mon souper est déposé sur la table: mais, inquiet je ne sais pourquoi, j’y touche à peine, et je me couche, attendant un sommeil qui ne veut pas venir.

Cet état de malaise se prolonge pendant deux heures. Le silence n’est troublé que par les frémissements de la goélette, le murmure de l’eau qui file sur le bordage, les légers à-coups que produit son déplacement à la surface de cette paisible mer.

Mon esprit, hanté des souvenirs de tout ce qui s’est accompli en ces deux dernières journées n’a trouvé aucun apaisement. C’est demain, dans l’après-midi, que nous serons arrivés… C’est demain que mes fonctions devront reprendre à terre auprès de Thomas Roch, «si cela est nécessaire» a dit le comte d’Artigas.

La première fois que j’ai été enfermé à fond de cale, si je me suis aperçu que la goélette s’était mise en marche au large du Pamplico-Sound, en ce moment, – il devait être environ dix heures, – je sens qu’elle vient de s’arrêter.

Pourquoi cet arrêt?… Lorsque le capitaine Spade m’a ordonné de quitter le pont, nous n’avions aucune terre en vue. En cette direction, les cartes n’indiquent que le groupe des Bermudes, et, à la nuit tombante, il s’en fallait encore de cinquante à soixante milles que les vigies eussent été en mesure de le signaler.

Du reste, non seulement la marche de l’Ebba est suspendue, mais son immobilité est presque complète. A peine éprouve-t-elle un faible balancement d’un bord à l’autre, très doux, très égal. La houle est peu sensible. Aucun souffle de vent ne se propage à la surface de la mer.

Ma pensée se reporte alors sur ce navire de commerce que nous avions à un mille et demi, lorsque j’ai regagné ma cabine. Si la goélette a continué de se diriger vers lui, elle l’aura rejoint. Maintenant qu’elle est stationnaire, les deux bâtiments ne doivent plus être qu’à une ou deux encablures l’un de l’autre. Ce trois-mâts, encalminé déjà au coucher du soleil, n’a pu se déplacer vers l’ouest. Il est là, et, si la nuit était claire, je l’apercevrais à travers le hublot.

L’idée me vient qu’il se présente peut-être une occasion dont il y aurait lieu de profiter. Pourquoi ne tenterais-je pas de m’échapper, puisque tout espoir de jamais recouvrer ma liberté m’est interdit?… Je ne sais pas nager, il est vrai, mais, après m’être jeté à la mer avec une des bouées du bord, me serait-il impossible d’atteindre le trois-mâts, à la condition d’avoir su tromper la surveillance des matelots de quart?…

Donc, en premier lieu, il s’agit de quitter ma cabine, de gravir l’escalier du capot… Je n’entends aucun bruit dans le poste de l’équipage ni sur le pont de l’Ebba… Les hommes doivent dormir à cette heure… Essayons…

Lorsque je veux ouvrir la porte de ma cabine, je m’aperçois qu’elle est fermée extérieurement, et cela était à. prévoir.

Je dois abandonner ce projet qui, d’ailleurs, avait tant de chances d’insuccès contre lui!…

Le mieux serait de dormir, car je suis très fatigué d’esprit, si je ne suis pas de le corps. En proie à d’incessantes obsessions, à des associations d’idées contradictoires, si je pouvais les noyer dans le sommeil…

Il faut que j’y sois parvenu, puisque je viens d’être éveillé par un bruit – un bruit insolite, tel que je n’en ai point encore entendu à bord de la goélette.

Le jour commençait à blanchir la vitre de mon hublot tourné à l’est. Je consulte ma montre… Elle marque quatre heures et demie du matin.

on premier soin est de me demander si l’Ebba s’est remise en marche.

Non, certainement… ni avec sa voilure, ni avec son moteur. Certaines secousses se manifesteraient auxquelles je ne me tromperais pas. D’ailleurs, la mer paraît être aussi tranquille au lever du soleil qu’elle l’était la veille à son coucher. Si l’Ebba a navigué pendant les quelques heures que j’ai dormi, du moins est-elle immobile en ce moment.

Le bruit dont je parle provient de rapides allées et venues sur le pont, – des pas de gens lourdement charges. En même temps, il me semble qu’un tumulte du même genre emplit la cale au-dessous du plancher de ma cabine, et à laquelle donne accès le grand panneau en arrière du mât de misaine. Je constate aussi que la goélette est frôlée extérieurement le long de ses flancs, dans la partie émergée de sa coque. Est-ce que des embarcations l’ont accostée?… Les hommes sont-ils occupés à charger ou à décharger des marchandises?…

Et, cependant, il n’est pas possible que nous soyons à destination. Le comte d’Artigas a dit que l’Ebba ne serait pas arrivée avant vingt-quatre heures. Or, je le répète, elle était hier soir à cinquante ou soixante milles des terres les plus rapprochées, le groupe des Bermudes. Qu’elle soit revenue vers l’ouest, qu’elle se trouve à proximité de la côte américaine, c’est inadmissible, étant donnée la distance. Et puis, j’ai lieu de croire que la goélette est restée stationnaire durant toute la nuit. Avant de m’endormir, j’avais constaté qu’elle venait de s’arrêter. En cet instant, je constate qu’elle ne s’est pas remise en marche.

J’attends donc qu’il me soit permis de remonter sur le pont. La porte de la cabine est toujours fermée en dehors, je viens de m’en assurer. Que l’on m’empêche d’en sortir, lorsqu’il fera grand jour, cela me paraît improbable.

Une heure s’écoule. La clarté matinale pénètre par le hublot. Je regarde au travers… Un léger brouillard couvre l’océan, mais il ne tardera pas à se fondre sous les premiers rayons solaires.

Comme ma vue peut s’étendre à la portée d’un demi-mille, si le trois-mâts n’est pas visible, cela doit tenir à ce qu’il stationne par bâbord de l’Ebba du côté que je ne puis apercevoir.

Voici qu’un bruit de grincement se fait entendre, et la clef joue dans la serrure. Je pousse la porte qui est ouverte, je gravis l’échelle de fer, je mets le pied sur le pont, au moment où les hommes referment le panneau de l’avant.

Je cherche le comte d’Artigas des yeux… Il n’est pas là et n’a point quitté sa cabine.

Le capitaine Spade et l’ingénieur Serkö surveillent l’arrimage de quelques ballots, qui, sans doute, viennent d’être retirés de la cale et transportés à l’arrière. Cette opération expliquerait les allées et venues bruyantes que j’ai entendues à mon réveil. Il est évident que si l’équipage s’occupe de remonter les marchandises c’est que notre arrivée est prochaine…

Nous ne sommes plus éloignés du port, et peut-être la goélette y mouillera-t-elle dans quelques heures…

Eh bien… et le voilier qui était par notre hanche de bâbord?… Il doit être à la même place, puisque la brise n’a pas repris depuis la veille…

Mes regards se dirigent de ce côté…

Le trois-mâts a disparu, la mer est déserte, et il n’y aura pas un navire au large, pas une voile à l’horizon, ni vers le nord ni vers le sud…

Après avoir réfléchi, voici la seule explication que je puisse me donner, bien qu’elle ne soit acceptable que sous réserves: quoique je ne m’en sois pas aperçu, l’Ebba se sera remise en route pendant que je dormais, laissant en arrière le trois-mâts encalminé, et c’est la raison pour laquelle je ne le vois plus par le travers de la goélette.

Du reste, je me garde bien d’aller interroger le capitaine Spade à ce sujet, ni même l’ingénieur Serkö: ils ne daigneraient point m’honorer d’une réponse.

A cet instant, d’ailleurs, le capitaine Spade se dirige vers l’appareil des signaux, et presse un des boutons de la plaque supérieure. Presque aussitôt l’Ebba éprouve une assez sensible secousse à l’avant. Puis, ses voiles toujours serrées, elle reprend son extraordinaire marche vers le levant.

Deux heures après, le comte d’Artigas apparaît à l’orifice du capot du roufle et gagne sa place habituelle près du couronnement. L’ingénieur Serkö et le capitaine Spade vont aussitôt échanger quelques mots avec lui.

Tous trois braquent leurs lorgnettes marines et observent l’horizon du sud-est au nord-est.

On ne s’étonnera pas si mes regards se fixent obstinément dans cette direction. Mais, n’ayant pas de lorgnette, je n’ai rien pu distinguer au large.

Le repas de midi terminé, nous sommes remontés sur le pont, – tous à l’exception de Thomas Roch, qui n’est pas sorti de sa cabine.

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Vers une heure et demie, la terre est signalée par un des matelots grimpé aux barres du mât de misaine. Étant donné. que l’Ebba file avec une extrême vitesse, je ne tarderai pas à voir se dessiner les premiers contours d’un littoral.

En effet, deux heures après, une vague silhouette s’arrondit à moins de huit milles. A mesure que la goélette s’approche, les profils s’accusent plus nettement. Ce sont ceux d’une montagne, ou tout au moins d’une terre assez élevée. De son sommet s’échappe un panache qui se dresse vers le zenith.

Un volcan dans ces parages?… Alors ce serait donc…

 

 

Chapitre VIII

Back-Cup.

 

mon avis, l’Ebba n’a pu rencontrer en cette partie de l’Atlantique d’autre groupe que celui des Bermudes. Cela résulte à la fois de la distance parcourue à partir de la côte américaine et de la direction suivie depuis la sortie du Pamplico-Sound. Cette direction a constamment été celle du sud-sud-est, et cette distance, en la rapprochant de la vitesse de marche, doit être approximativement évaluée entre neuf cents et mille kilomètres.

Cependant la goélette n’a pas ralenti sa rapide allure. Le comte d’Artigas et l’ingénieur Serkö se tiennent à l’arrière, près de l’homme de barre. Le capitaine Spade est venu se poster à l’avant.

Or, n’allons-nous pas dépasser cet îlot, qui parait isolé, et le laisser dans l’ouest?…

Ce n’est pas probable, puisque nous sommes au jour et à l’heure indiqués pour l’arrivée de l’Ebba à son port d’attache…

En ce moment, tous les matelots sont rangés sur le pont, prêts à manœuvrer, et le maître d’équipage Effrondat prend ses dispositions pour un prochain mouillage.

Avant deux heures je saurai à quoi m’en tenir. Ce sera la première réponse faite à l’une des questions qui m’ont préoccupé dès que la goélette a donné en pleine mer.

Et pourtant, que le port d’attache de l’Ebba soit précisément situé en l’une des Bermudes, au milieu d’un archipel anglais, c’est invraisemblable, – à moins que le comte d’Artigas n’ait enlevé Thomas Roch au profit de la Grande-Bretagne, hypothèse à peu près inadmissible.

Ce qui n’est pas douteux, c’est que ce bizarre personnage m’observe, en ce moment, avec une persistance tout au moins singulière. Bien qu’il ne puisse soupçonner que je sois l’ingénieur Simon Hart, il doit se demander ce que je pense de cette aventure. Si le gardien Gaydon n’est qu’un pauvre diable, ce pauvre diable ne saurait être moins soucieux de ce qui l’attend que n’importe quel gentilhomme, – fût-ce le propriétaire de cet étrange yacht de plaisance. Aussi, suis-je un peu inquiet de l’insistance avec laquelle ce regard s’attache à ma personne.

Et si le comte d’Artigas avait pu deviner quel éclaircissement venait de se produire dans mon esprit, il ne m’est pas prouvé qu’il eût hésité à me faire jeter par-dessus le bord…

La prudence me commande donc d’être plus circonspect que jamais.

En effet, sans que j’aie pu donner prise à la suspicion, – même dans l’esprit de l’ingénieur Serkö, si subtil pourtant, – un coin du mystérieux voile s’est relevé. L’avenir s’est éclairé d’une légère lueur à mes yeux.

A l’approche de l’Ebba, les formes de cette île, ou mieux de cet îlot vers lequel elle se dirige, se sont dessinées avec plus de netteté sur le fond clair du ciel. Le soleil, qui a dépassé son point de culmination, le baigne en plein sur sa face du couchant. L’îlot est isolé, ou du moins, ni dans le nord ni dans le sud je n’aperçois de groupe auquel il appartiendrait. A mesure que la distance diminue, s’ouvre l’angle sous lequel il se présente, tandis que l’horizon s’abaisse derrière lui.

Cet îlot, de contexture curieuse, figure assez exactement une tasse renversée, du fond de laquelle s’échappe une montée de vapeur fuligineuse. Son sommet, – le fond de la tasse, si l’on veut, – doit s’élever d’une centaine de mètres au-dessus du niveau de la mer, et ses flancs présentent des talus d’une raideur régulière, qui paraissent aussi dénudés que les rochers de la base incessamment battus du ressac.

Mais une particularité de nature à rendre cet îlot très reconnaissable aux navigateurs qui l’aperçoivent en venant de l’ouest, c’est une roche à jour. Cette arche naturelle semble former l’anse de ladite tasse, et livre passage aux tourbillonnants embruns des lames comme aux rayons du soleil, alors que son disque déborde l’horizon de l’est. Aperçu dans ces conditions, cet îlot justifie tout à fait le nom de Back-Cup qui lui a été attribué.

Eh bien, je le connais et je le reconnais, cet îlot! Il est situé en avant de l’archipel des Bermudes. C’est la «tasse renversée» que j’ai eu l’occasion de visiter il y a quelques années… Non! je ne me trompe pas!… A cette époque, mon pied a foulé ses roches calcaires et contourné sa base du côté de l’est… Oui… c’est Back-Cup…

Moins maître de moi, J’aurais laissé échapper une exclamation de surprise… et de satisfaction, dont, à bon droit, se fut préoccupé le comte d’Artigas.

Voici dans quelles circonstances je fus conduit à explorer l’îlot de Back-Cup, alors que je me trouvais aux Bermudes.

Cet archipel, situé à mille. kilomètres environ de la Caroline du Nord, se compose de plusieurs centaines d’îles ou îlots. A sa partie centrale se croisent le soixante-quatrième méridien et le trente-deuxième parallèle. Depuis le naufrage de l’Anglais Lomer, qui y fut jeté en 1609, les Bermudes appartiennent au Royaume-Uni, dont, en conséquence de ce fait, la population coloniale s’est accrue de dix mille habitants. Ce n’est pas pour ses productions en coton, café, indigo, arrow-root, que l’Angleterre voulut s’annexer ce groupe, l’accaparer, pourait-on dire. Mais il y avait là une station maritime tout indiquée en cette portion de l’Océan, à proximité des États-Unis d’Amérique. La prise de possession s’accomplit sans soulever aucune protestation de la part des autres puissances, et les Bermudes sont actuellement administrées par un gouverneur britannique, avec l’adjonction d’un conseil et d’une assemblée générale.

Les principales îles de cet archipel s’appellent Saint-David, Sommerset, Hamilton, Saint-Georges. Cette dernière île possède un port franc, et la ville, appelée du même nom, est aussi la capitale du groupe.

La plus étendue de ces îles ne dépasse pas vingt kilomètres en longueur sur quatre en largeur. Si l’on déduit les moyennes, il ne reste qu’une agglomération d’îlots et de récifs, répandus sur une aire de douze lieues carrées.

Que le climat des Bermudes soit très sain, très salubre, ces îles n’en sont pas moins effroyablement battues par les grandes tempêtes hivernales de l’Atlantique, et les abords offrent des difficultés aux navigateurs.

Ce qui fait surtout défaut à cet archipel, ce sont les rivières et les rios. Toutefois, comme les pluies y tombent fréquemment, on a remédié à ce manque d’eau en les recueillant pour les besoins des habitants et les exigences de la culture. Cela a nécessité la construction de vastes citernes que les averses se chargent de remplir avec une générosité inépuisable. Ces ouvrages méritent une juste admiration et font honneur au génie de l’homme.

C’était l’établissement de ces citernes qui avait motivé mon voyage à cette époque, et aussi la curiosité de visiter ce beau travail.

J’obtins de la société dont j’étais l’ingénieur dans le New-Jersey un congé de quelques semaines, je partis et m’embarquai à New York pour les Bermudes.

Or, tandis que je séjournais à l’île Hamilton, dans le vaste port de Southampton, il se produisit un fait de nature à intéresser les géologues.

Un jour, on vit arriver toute une flottille de pêcheurs, hommes, femmes, enfants, à Southampton-Harbour.

Depuis une cinquantaine d’années, ces familles étaient installées sur la partie du littoral de Back-Cup exposée au levant. Des cabanes de bois, des maisons de pierre y avaient été construites. Les habitants demeuraient là dans des conditions très favorables pour exploiter ces eaux poissonneuses, – surtout en vue de la pêche des cachalots qui abondent sur les parages bermudiens pendant les mois de mars et d’avril.

Rien, jusqu’alors, n’était venu troubler ni la tranquillité ni l’industrie de ces pêcheurs. Ils ne se plaignaient pas de cette existence assez rude, adoucie d’ailleurs par la facilité des communications avec Hamilton et Saint-Georges. Leurs solides barques, gréées en cotres, exportaient le poisson et importaient, en échange, les divers objets de consommation nécessaires à l’entretien de la famille.

Pourquoi donc l’avaient-ils abandonné, cet îlot, et, ainsi qu’on ne tarda pas à l’apprendre, sans avoir l’intention d’y jamais revenir?… Cela tenait à ce que leur sécurité n’y était plus assurée comme autrefois.

Deux mois avant, les pêcheurs avaient été surpris d’abord, inquiétés ensuite, par de sourdes détonations qui se produisaient à l’intérieur de Back-Cup. En même temps, le sommet de l’îlot, – disons le fond de la lasse renversée, – se couronnait de vapeurs et de flammes. Or, que cet îlot fût d’origine volcanique, que son sommet formât un cratère, on ne le soupçonnait pas, car telle était l’inclinaison de ses pentes qu’il eut été impossible de les gravir. Mais il n’y avait plus à douter que Back-Cup fût un ancien volcan, qui menaçait le village d’une éruption prochaine.

Durant ces deux mois, il y eut redoublement de grondements internes, secousses assez sensibles de l’ossature de l’îlot, longs jets de flammes à sa cime, – la nuit surtout, – parfois détonations formidables, – autant de symptômes qui témoignaient d’un travail plutonien dans la substruction sous-marine, prodrômes non contestables d’un mouvement éruptif à court délai

Les familles exposées à quelque imminente catastrophe sur cette marge littorale qui ne leur offrait aucun abri contre la coulée des laves, pouvant même craindre une complète destruction de Back-Cup, n’hésitèrent pas à le fuir. Tout ce qu’elles possédaient fut embarqué sur leurs chaloupes de pêche; elles y prirent passage et vinrent se réfugier à Southampton-Harbour.

Aux Bermudes, on sentit un certain effroi à cette nouvelle qu’un volcan, endormi depuis des siècles, venait de se réveiller à l’extrémité occidentale du groupe. Mais, en même temps que la terreur des uns. la curiosité des autres se manifesta. Je fus de ces derniers. Il importait, au surplus, d’étudier le phénomène, de reconnaître si les pêcheurs n’en exagéraient pas les conséquences.

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Back-Cup, qui émerge tout d’un bloc à l’ouest de l’archipel, s’y rattache par une capricieuse traînée de petits îlots et de récifs inabordables du côté de l’est. On ne l’aperçoit ni de Saint-Georges, ni de Hamilton, son sommet ne dépassant pas l’altitude d’une centaine de mètres.

Un cutter, partit de Southampton-Harbour, nous débarqua, quelques explorateurs et moi, sur le rivage, où s’élevaient les cabanes abandonnées des pêcheurs bermudiens.

Les craquements intérieurs se faisaient toujours entendre, et une gerbe de vapeurs s’échappait du cratère.

Il n’y eut aucun doute pour nous l’ancien volcan de Back-Cup s’était rallumé sous l’action des feux souterrains. On devait craindre qu’une éruption se produisit avec toutes ses suites, un jour ou l’autre.

En vain essayâmes-nous de monter jusqu’à l’orifice du volcan. L’ascension était impossible sur ces pentes abruptes, lisses, glissantes, n’offrant prise ni au pied ni à la main, se profilant sous un angle de soixante-quinze à quatre-vingts degrés. Jamais je n’avais rien rencontré de plus aride que cette carapace rocheuse, sur laquelle végétaient seulement de rares touffes de luzerne sauvage aux endroits pourvus d’un peu d’humus.

Après maintes tentatives infructueuses, on essaya de faire le tour de l’îlot. Mais, sauf en la partie où les pêcheurs avaient bâti leur village, la base était impraticable au milieu des éboulis du nord, du sud et de l’ouest.

La reconnaissance de l’îlot fut donc limitée à cette exploration très insuffisante. En somme, à voir les fumées mêlées de flammes qui fusaient hors du cratère, tandis que de sourds roulements, parfois des détonations ébranlaient l’intérieur, on ne pouvait qu’approuver les pêcheurs d’avoir abandonné cet îlot, en prévision de sa destruction prochaine.

Telles sont les circonstances dans lesquelles je fus amené à visiter Back-Cup, et l’on ne s’étonnera pas si j’ai pu lui donner ce nom, dès que sa bizarre structure s’était offerte à mes yeux.

Non! je le répète, cela n’aurait pas été pour plaire au comte d’Artigas que le gardien Gaydon eût reconnu cet îlot, en admettant que l’Ebba y dût relâcher, – ce qui, faute de port, me paraissait inadmissible.

A mesure que la goélette se rapproche, j’observe Back-Cup, où, depuis leur départ, aucun Bermudien n’a voulu retourner. Ce lieu de pêche est actuellement délaissé, et je ne puis m’expliquer que l’Ebba y vienne en relâche.

Peut-être, après tout, le comte d’Artigas et ses compagnons n’ont-ils pas l’intention de débarquer sur le littoral de Back-Cup? Même au cas où la goélette eût trouvé un abri temporaire entre les roches au fond d’une étroite crique, quelle apparence qu’un riche yachtman ait eu la pensée d’établir sa résidence sur ce cône aride, exposé aux terribles tempêtes de l’Ouest-Atlantique? Vivre en cet endroit, cela est bon pour de rustiques pêcheurs, non pour le comte d’Artigas, l’ingénieur Serkö, le capitaine Spade et son équipage.

Back-Cup n’est plus qu’à un demi-mille. Il n’a rien de l’aspect que présentent les autres îles de l’archipel sous la sombre verdure de leurs collines. A peine si, dans le pli de certaines anfractuosités, poussent quelques genévriers, et se dessinent de maigres échantillons de ces cedars qui constituent la principale richesse des Bermudes. Quant aux roches du soubassement, elles sont couvertes d’épaisses couches de varechs, sans cesse renouvelées par les apports de la boule, et aussi de végétaux filamenteux. ces sargasses innombrables de la mer de ce nom, entre les Canaries et les îles du Cap-Vert, et dont les courants jettent des quantités énormes sur les récifs de Back-Cup.

En ce qui concerne les seuls habitants de cet îlot désolé, ils se réduisent à quelques volatiles, des bouvreuils, des «mota cyllas cyalis» au plumage bleuâtre, tandis que, par myriades, les goélands et les mouettes traversent d’une aile rapide les vapeurs tourbillonnantes du cratère.

Quand elle n’est plus qu’à deux encablures, la goélette ralentit sa marche, stoppe, – c’est le mot propre, – à l’entrée d’une passe ménagée au milieu d’un semis de roches à fleur d’eau.

Je me demande si l’Ebba va se risquer à travers cette sinueuse passe…

Non, l’hypothèse la plus acceptable, c’est que, après une relâche de quelques heures, – et encore ne devinai-je pas à quel propos, – elle reprendra sa route vers l’est.

Ce qui est certain, c’est que je ne vois faire aucun préparatif de mouillage. Les ancres restent aux bossoirs, les chaînes ne sont point parées, l’équipage ne se dispose aucunement à mettre les canots à la mer.

En ce moment, le comte d’Artigas, l’ingénieur Serkö, le capitaine Spade vont se placer à l’avant, et alors se fait une manœuvre qui est inexplicable pour moi.

Ayant suivi le bastingage de bâbord, presque à la hauteur du mât de misaine, j’aperçois une petite bouée flottante qu’un des matelots s’occupe de hisser sur l’avant.

Presque aussitôt, l’eau, qui est très claire en cet endroit, s’assombrit, et il me semble voir une sorte de masse noire monter du fond. Est-ce donc un énorme cachalot qui vient respirer à la surface de la mer?… L’Ebba est-elle menacée de quelque coup de queue formidable?…

J’ai tout compris… le sais à quel engin la goélette doit de se mouvoir avec cette extraordinaire vitesse, sans voiles ni hélice… Le voici qui émerge, son infatigable propulseur, après l’avoir entraînée depuis le littoral américain jusqu’à l’archipel des Bermudes… Il est là, flottant à son coté… C’est un bateau submersible, un remorqueur sous-marin, un «tug», mû par une hélice, sous l’action du courant d’une batterie d’accumulateurs ou des puissantes piles en usage à cette époque…

A la partie supérieure de ce tug, – long fuseau de tôle, – s’étend une plate-forme, au centre de laquelle un panneau établit la communication avec l’intérieur. A l’avant de cette plate-forme saillit un périscope, un «look-out», sorte d’habitacle dont les parois, percées de hublots à verres lenticulaires, permettent d’éclairer électriquement les couches sous-marines. Maintenant, allégé de son lest d’eau, le tug est revenu à la surface. Son panneau supérieur va s’ouvrir – un air pur le pénétrera tout entier. Et même, ne peut-on supposer que, s’il est immergé pendant le jour, il émerge la nuit et remorque l’Ebba en restant à la surface de la mer?…

Une question, cependant. Si c’est l’électricité qui produit la force mécanique de ce tug, il est indispensable qu’une fabrique d’énergie la lui fournisse, quelle que soit son origine. Or cette fabrique, où se trouve-t-elle?… Ce n’est pas sur l’îlot de Back-Cup, je suppose…

Et puis, pourquoi la goélette recourt-elle à ce genre de remorqueur qui se meut sous les eaux?… Pourquoi n’a-t-elle pas en elle-même sa puissance de locomotion, comme tant d’autres yachts de plaisance?…

 Mais je n’ai pas, en cet instant, le loisir de me livrer à de telles réflexions, ou plutôt de chercher l’explication de tant d’inexplicables choses.

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Le tug est le long de l’Ebba. Le panneau vient de s’ouvrir. Plusieurs hommes ont apparu sur la plate-forme, – l’équipage de ce bateau sous-marin avec lequel le capitaine Spade peut communiquer au moyen des signaux électriques disposés sur l’avant de la goélette, et qu’un fil relie au tug. C’est de l’Ebba, en effet, que partent les indications sur la direction à suivre.

L’ingénieur Serkö s’approche alors de moi, et il me dit ce seul mot:

«Embarquons.

– Embarquer?… ai-je répliqué.

– Oui… dans le tug… vite!»

Comme toujours, je n’ai qu’à obéir à ces paroles impératives, et je me hâte d’enjamber les bastingages.

En ce moment, Thomas Roch remonte sur le pont, accompagné de l’un des hommes. Il me paraît très calme, très indifférent aussi, et n’oppose aucune résistance à son passage à bord du remorqueur. Lorsqu’il est près de moi à l’orifice du panneau, le comte d’Artigas et l’ingénieur Serkö nous rejoignent.

Quant au capitaine Spade et à l’équipage, ils demeurent sur la goélette, – moins quatre hommes qui descendent dans le petit canot, lequel vient d’être mis à la mer. Ces hommes emportent une longue aussière, probablement destinée à touer l’Ebba à travers les récifs. Existe-t-il donc, au milieu de ces roches, une crique où le yacht du comte d’Artigas trouve un sûr abri contre les houles du large?… Est-ce là son port d’attache?…

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L’Ebba séparée du tug, l’aussière qui la relie au canot se tend, et, une demi-encablure plus loin, des matelots vont l’amarrer sur des organeaux de fer fixés aux récifs. Alors l’équipage, halant dessus, toue lentement la goélette.

Cinq minutes après, l’Ebba a disparu derrière l’amoncellement des roches, et il est certain que, du large, on ne peut même pas apercevoir l’extrémité de sa mâture.

Qui se douterait, aux Bermudes, qu’un navire vient d’habitude relâcher en cette crique secrète?… Qui se douterait, en Amérique, que le riche yachtman, si connu dans tous les ports de l’ouest, est l’hôte des solitudes de Back-Cup?…

Vingt minutes plus tard, le canot revient vers le tug, ramenant les quatre hommes. Il est clair que le bateau sous-marin les attendait avant de repartir… pour aller… où?… En effet, l’équipage au complet passe sur la plate-forme, le canot est mis à la traîne, un mouvement se produit, l’hélice bat à petits tours, et, à la surface des eaux, le tug se dirige vers Back-Cup, en contournant les récifs par le sud.

A trois encablures de là se dessine une seconde passe qui aboutit à l’îlot, et dont le tug suit les sinuosités. Dès qu’il accoste les premières assises de la base, l’ordre est donné à deux hommes de tirer le canot sur une étroite grève de sable que ne peuvent atteindre ni la houle ni le ressac, et où il est aisé de venir le reprendre, lorsque recommencent les campagnes de l’Ebba. Cela fait, ces deux matelots remontent à bord du tug, et l’ingénieur Serkö me fait signe de descendre à l’intérieur. Quelques marches d’un escalier de fer accèdent à une salle centrale, où sont entassés divers colis et ballots qui, sans doute, n’ont pu trouver place dans la cale déjà encombrée. Je suis poussé vers une cabine latérale, la porte se referme, et me voici de nouveau plongé au milieu d’une obscurité profonde.

Je l’ai reconnue, cette cabine, au moment où j’y suis entré. C’est bien celle où j’ai passé de si longues heures, après l’enlèvement de Healthful-House, et dont je ne suis sorti qu’au large du Pamplico-Sound.

Il est évident qu’il doit en être de Thomas Roch comme de moi, qu’il est chambré dans un autre compartiment.

Un bruit sonore se produit – le bruit du panneau qui se referme, et l’appareil ne tarde pas à s’immerger.

En effet, je sens un mouvement descensionnel, dû à l’introduction de l’eau dans les caissons du tug.

A ce mouvement en succède un autre, – un mouvement qui pousse le bateau sous-marin à travers les couches liquides.

Trois minutes plus tard, il stoppe, et j’ai l’impression que nous remontons à la surface…

Nouveau bruit du panneau, qui se rouvre cette fois.

La porte de ma cabine me livre passage, et, en quelques bonds, me voici sur la plate-forme.

Je regarde…

Le tug vient de pénétrer à l’intérieur même de l’îlot de Back-Cup.

Là est cette mystérieuse retraite, où le comte d’Artigas vit avec ses compagnons, – pour ainsi dire – en dehors de l’humanité!

 

 

Chapitre IX

Dedans.

 

e lendemain, sans que personne m’ait empêché d’aller et de venir, j’ai pu opérer une première reconnaissance à travers la vaste caverne de Back-Cup.

Quelle nuit j’ai passée sous l’empire de visions étranges, et avec quelle impatience j’attendais le jour!

On m’avait conduit au fond d’une grotte, à une centaine de pas de la berge près de laquelle s’était arrêté le tug. A cette grotte, de dix pieds sur douze, qu’éclairait une ampoule à incandescence, on accédait par une porte qui fut refermée derrière moi.

Je n’ai pas à m’étonner que l’électricité soit employée comme agent lumineux de cette caverne, puisqu’elle l’est également à bord du remorqueur sous-marin. Mais où la fabrique-t-on?… D’où vient-elle?… Est-ce qu’une usine est installée à l’intérieur de cette énorme crypte, avec sa machinerie, ses dynamos, ses accumulateurs?…

Ma cellule est meublée d’une table sur laquelle des aliments sont déposés, d’un cadre et de sa literie, d’un fauteuil d’osier, d’une armoire contenant du linge et divers vêtements de rechange. Dans le tiroir de la table, du papier, un encrier, des plumes. Au coin de droite, une toilette garnie de ses ustensiles. Le tout très propre.

Du poisson frais, des conserves de viande, du pain de bonne qualité, de l’ale et du wisky, voilà le menu de ce premier repas. Je n’ai mangé que du bout des lèvres, – à mi-dents comme on dit, – tant je me sens énervé.

Il faudra pourtant que je me ressaisisse, que je revienne au calme de l’esprit et du cœur, que le moral reprenne le dessus. Le secret de cette poignée d’hommes, enfouis dans les entrailles de cet îlot, je veux le découvrir… Je le découvrirai…

Ainsi, c’est sous la carapace de Back-Cup que le comte d’Artigas est venu s’établir. Cette cavité dont personne ne soupçonne l’existence, lui sert de demeure habituelle, lorsque l’Ebba ne le promène pas le long du littoral du nouveau monde et peut-être jusqu’aux parages de l’ancien. Là est la retraite inconnue qu’il a découverte, et où l’on accède par cette entrée sous-marine, cette porte d’eau, qui s’ouvre à douze ou quinze pieds au-dessous de la surface océanique.

Pourquoi s’être séparé des habitants de la terre?… Que trouverait-on dans le passé de ce personnage?… Si ce nom d’Artigas, ce titre de comte, ne sont qu’empruntés, comme je l’imagine, quel motif cet homme a-t-il eu de cacher son identité?… Est-il un banni, un proscrit, qui a préféré ce lieu d’exil à tout autre?… N’ai-je pas plutôt affaire à un malfaiteur, soucieux d’assurer l’impunité de ses crimes, l’inanité des poursuites judiciaires, en se terrant au fond de cette substruction indécouvrable?… Mon droit est de tout supposer, quand il s’agit de cet étranger suspect, et je suppose tout.

Alors revient à mon esprit cette question à laquelle je ne puis encore trouver une réponse satisfaisante. Pourquoi Thomas Roch a-t-il été enlevé de Healthful-House dans les conditions que l’on sait?… Le comte d’Artigas espère-t-il lui arracher le secret de son Fulgurateur, l’utiliser pour défendre Back-Cup, au cas qu’un hasard trahirait le lieu de sa retraite?… Mais, si cela arrivait, on saurait bien réduire par la famine l’îlot de Back-Cup, que le tug ne suffirait pas à ravitailler!… La goélette, d’autre part, n’aurait plus aucune chance de franchir la ligne d’investissement, et, d’ailleurs, elle serait signalée dans tous les ports!… Dès lors, à quoi pourrait servir l’invention de Thomas Roch entre les mains du comte d’Artigas?… Décidément, je ne comprends pas!

Vers sept heures du matin, je saute hors de mon lit. Si je suis emprisonné entre les parois de cette caverne, du moins ne le suis-je pas à l’intérieur de ma cellule. Rien ne m’empêche de la quitter, et j’en sors…

A trente mètres en avant se prolonge un entablement rocheux, une sorte de quai, qui se développe à droite et à gauche.

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Plusieurs matelots de l’Ebba sont occupés à débarquer les ballots, à vider la cale du tug, lequel stationne à fleur d’eau le long d’une petite jetée de pierre.

Un demi-jour, auquel mes yeux s’habituent graduellement, éclaire la caverne, qui est ouverte à la partie centrale de sa voûte.

«C’est par là, me dis-je, que s’échappaient ces vapeurs, ou plutôt cette fumée, qui nous a signalé l’îlot à une distance de trois ou quatre milles.»

Et, à l’instant même, toute cette série de réflexions me traverse l’esprit.

«Ce n’est donc pas un volcan, comme on l’a cru, ce Back-Cup, comme je l’ai cru moi-même… Les vapeurs, les flammes qui ont été aperçues, il y a quelques années, n’étaient qu’artificielles… Les grondements qui épouvantèrent les pêcheurs bermudiens n’avaient point pour cause une lutte des forces souterraines… Ces divers phénomènes étaient factices… Ils se manifestaient à la seule volonté du maître de cet îlot, de celui qui voulait en éloigner les habitants installés sur son littoral… Et il y a réussi, ce comte d’Artigas… Il est resté l’unique maître de Back-Cup… Rien qu’avec le bruit des détonations, rien qu’en dirigeant vers ce faux cratère la fumée de ces varechs et des sargasses que les courants lui apportent, il a pu laisser croire à l’existence d’un volcan, à son réveil inattendu, à l’imminence d’une éruption qui ne s’est jamais produite!…»

Telles les choses ont dû se passer, et, en effet, depuis le départ des pêcheurs bermudiens, Back-Cup n’a cessé d’entretenir d’épaisses volutes de fumées a sa cime.

Cependant la clarté interne s’accroît, le jour pénètre par le faux cratère, à mesure que le soleil monte sur l’horizon. Il me sera donc possible d’évaluer d’une manière assez précise les dimensions de cette caverne. Voici, d’ailleurs, les chiffres que j’ai pu établir par la suite.

Extérieurement, l’îlot de Back-Cup, de forme à peu près circulaire, mesure douze cents mètres de circonférence et présente une superficie intérieure de cinquante mille mètres ou cinq hectares. Ses parois ont, à leur base, une épaisseur qui varie entre trente et cent mètres.

Il suit de là que, moins l’épaisseur des parois, cette excavation occupe tout le massif de Back-Cup qui s’élève au-dessus de la mer. Quant à la longueur du tunnel sous-marin, qui met le dehors et le dedans en communication, et par lequel a pénétré le tug, j’estime qu’elle doit être de quarante mètres à peu près.

Ces chiffres approximatifs permettent de se représenter la grandeur de, cette caverne. Mais, si vaste qu’elle soit, je rappellerai que l’ancien et le nouveau monde en possèdent quelques-unes dont les dimensions sont plus considérables et qui ont été l’objet d’études spéléologiques très exactes.

En effet, dans la Carniole, dans le Northumberland, dans le Derbyshire, au Piémont, en Morée, aux Baléares, en Hongrie, en Californie, se creusent des grottes d’une capacité supérieure à celle de Back-Cup. Telles aussi celle de Han-sur-Lesse, en Belgique, aux États-Unis, celles de Mammouth du Kentucky, qui ne comprennent pas moins de deux cent vingt-six dômes, sept rivières, huit cataractes, trente-deux puits d’une profondeur ignorée, une mer intérieure sur une étendue de cinq à six lieues, dont les explorateurs n’ont encore pu atteindre l’extrême limite.

Je connais ces grottes du Kentucky pour les avoir visitées, comme l’ont fait des milliers de touristes. La principale me servira de terme de comparaison avec Back-Cup. A Mammouth, comme ici, la voûte est supportée par des piliers de formes et de hauteurs diverses, qui lui donnent l’aspect d’une cathédrale gothique, avec nefs, contre-nefs, bas-côtés, n’ayant rien, d’ailleurs, de la régularité architectonique des édifices religieux. La seule différence est que, si le plafond des grottes du Kentucky se déploie à cent trente mètres de hauteur, celui de Back-Cup ne dépasse pas une soixantaine de mètres à la partie de la voûte que troue circulairement l’ouverture centrale, – par laquelle s’échappaient les fumées et les flammes.

Autre particularité, – très importante, – qu’il convient d’indiquer, c’est que la plupart des grottes dont j’ai cité les noms sont aisément accessibles et devaient par conséquent être découvertes un jour ou l’autre.

Or, il n’en est pas ainsi de Back-Cup. Indiqué sur les cartes de ces parages comme un îlot du groupe des Bermudes, comment se fût-on douté qu’une énorme caverne s’évidait à l’intérieur de son massif. Pour le savoir, il fallait y pénétrer, et, pour y pénétrer, il fallait disposer d’un appareil sous-marin, analogue au tug que possédait le comte d’Artigas.

Et, à mon avis, c’est au hasard seul que cet étrange yachtman aura dû de découvrir ce tunnel, qui lui a permis de fonder cette inquiétante colonie de Back-Cup.

Maintenant, en me livrant à l’examen de la portion de mer contenue entre les parois de cette caverne, je constate que ses dimensions sont assez restreintes. A peine mesure-t-elle de trois cents à trois cent cinquante mètres de circonférence. Ce n’est, à vrai dire, qu’un lagon, encadré de rochers à pic, très suffisant pour les manœuvres du tug, car sa profondeur, ainsi que je l’ai appris, n’est pas inférieure à quarante mètres.

Il va de soi que cette crypte, étant données sa situation et sa structure, appartient à la catégorie de celles qui sont dues à l’envahissement des eaux de la mer. A la fois d’origine neptunienne et plutonienne, telles se voient les grottes de Crozon et de Morgate sur la baie de Douarnenez en France, de Bonifacio sur le littoral de la Corse, telle celle de Thorgatten sur la côte de Norvège, dont la hauteur n’est pas estimée à moins de cinq cents mètres, telles enfin les catavôtres de la Grèce, les grottes de Gibraltar en Espagne, de Tourane en Cochinchine. En somme, la nature de leur carapace indique qu’elles sont le produit de ce double travail géologique.

L’îlot de Back-Cup est en grande partie formé de roches calcaires. A partir de la berge du lagon, ces roches remontent vers les parois, en talus à pentes douces, laissant entre elles des tapis sablonneux d’un grain très menu, agrémentés çà et là des jaunâtres bouquets durs et serrés du perce-pierre. Puis, par épaisses couches, s’étalent des amas de varechs et de sargasses, les uns très secs, les autres mouillés, exhalant encore les âcres senteurs marines, alors que le flux, après les avoir poussés à travers le tunnel, vient de les jeter sur les rives du lagon. Ce n’est pas là, d’ailleurs, le seul combustible employé aux multiples besoins de Back-Cup. J’aperçois un énorme stock de houille, qui a dû être rapporté par le tug et la goélette. Mais, je le répète, c’est de l’incinération de ces masses herbeuses, préalablement desséchées, que provenaient les fumées vomies par le cratère de l’îlot.

En continuant ma promenade, je distingue sur le côté septentrional du lagon les habitations de cette colonie de troglodytes, – ne méritent-ils pas ce nom? Cette partie de la caverne, qui est appelée Bee-Hive, c’est-à-dire «la Ruche» justifie pleinement cette qualification. En effet, là sont creusées de main d’homme plusieurs rangées d’alvéoles, dans le massif calcaire des parois, et dans lesquelles demeurent ces guêpes humaines.

Vers l’est, la disposition de la caverne est très différente. De ce côté, se profilent, se dressent, se multiplient, se contournent, des centaines de piliers naturels, qui soutiennent l’intrados de la voûte. Une véritable forêt d’arbres de pierre, dont la superficie s’étend jusqu’aux extrêmes limites de la caverne. A travers ces piliers s’entrecroisent des sentiers sinueux, qui permettent d’atteindre le fond de Back-Cup.

A compter les alvéoles de Bee-Hive, on peut chiffrer de quatre-vingts à cent le nombre des compagnons du comte d’Artigas.

Précisément, devant l’une de ces cellules, isolée des autres, se tient ce personnage que le capitaine Spade et l’ingénieur Serkö ont rejoint depuis un instant. A la suite de quelques mots échangés, ils descendent tous les trois vers la berge et s’arrêtent devant la jetée près de laquelle flotte le tug.

A cette heure, une douzaine d’hommes, après avoir débarqué les marchandises, les transportent en canot sur l’autre rive où de larges réduits, évidés dans le massif latéral, forment les entrepôts de Back-Cup.

Quant à l’orifice du tunnel sous les eaux du lagon, il n’est pas visible. J’ai observé, en effet, que, pour y pénétrer en venant du large, le remorqueur a dû s’enfoncer de quelques mètres au-dessous de la surface de l’eau. Il n’en est donc pas de la grotte de Back-Cup comme des grottes de Staffa ou de Morgate, dont l’entrée est toujours libre même à l’époque des hautes marées. Existe-t-il un autre passage communiquant avec le littoral, un couloir naturel ou artificiel?… Il importe que je sois fixé à ce sujet.

En réalité, l’îlot de Back-Cup mérite son nom. C’est bien une énorme tasse renversée. Non seulement il en affecte la forme extérieure, mais – ce qu’on ignorait – il en reproduit aussi la forme intérieure.

J’ai dit que Bee-Hive occupe la partie de la caverne qui s’arrondit au nord du lagon, c’est-à-dire la gauche en pénétrant par le tunnel. A l’opposé sont établis les magasins, où s’entreposent les approvisionnements de toutes sortes, ballots de marchandises, pièces de vin et d’eau-de-vie, barils de bière, caisses de conserves, colis multiples désignés par des marques de diverses provenances. On dirait que les cargaisons de vingt navires ont été débarquées en cet endroit. Un peu plus loin s’élève une assez importante construction, entourée d’un mur de planches, dont la destination est aisée à reconnaître. D’un poteau qui la domine, partent les gros fils de cuivre qui alimentent de leur courant les puissantes lampes électriques suspendues sous la voûte et les ampoules à incandescence servant à chaque alvéole de la ruche. Il y a même bon nombre de ces appareils d’éclairage, installés entre les piliers de la caverne, qui permettent de l’éclairer jusqu’à son extrême profondeur.

A présent se pose cette question: Me laissera-t-on aller librement à l’intérieur de Back-Cup?… Je l’espère. Pourquoi le comte d’Artigas prétendrait-il entraver ma liberté, m interdire de circuler à travers son mystérieux domaine?… Ne suis-je pas enfermé entre les parois de cet îlot… Est-il possible d’en sortir autrement que par le tunnel?… Or, comment franchir cette porte d’eau, qui est toujours close?…

Et puis, pour ce qui me concerne, en admettant que j’eusse pu traverser le tunnel, est-ce que ma disparition tarderait à être constatée?… Le tug conduirait une douzaine d’hommes sur le littoral, qui serait fouillé jusque dans ses plus secrètes anfractuosités… Je serais inévitablement repris, ramené à Bee-Hive, et, cette fois, privé de la liberté d’aller et venir…

Je dois donc rejeter toute idée de fuite, tant que je n’aurai pu mettre de mon côté quelque sérieuse chance de succès. Qu’une circonstance favorable se présente, je ne la laisserai pas échapper.

En circulant le long des rangées d’alvéoles, il m’a été permis d’observer quelques-uns de ces compagnons du comte d’Artigas, qui ont accepté cette monotone existence dans les profondeurs de Back-Cup. Je le répète, leur nombre peut être évalué à une centaine, d’après celui des cellules de Bee-Hive.

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Lorsque je passe, ces gens ne font aucune attention à moi A les examiner de près, ils me paraissent s’être recrutés d’un peu partout. Entre eux, je ne distingue aucune communauté d’origine, – pas même ce lien qui en ferait soit des Américains du Nord, soit des Européens, soit des Asiatiques. La coloration de leur peau va du blanc au cuivre et au noir, – le noir de l’Australasie plutôt que celui de l’Afrique. En résumé, ils semblent pour la plupart appartenir aux races malaises, et ce type est même très reconnaissable chez le plus grand nombre. J’ajoute que le comte d’Artigas est certainement sorti de cette spéciale race des îles néerlandaises de l’Ouest-Pacifique, alors que l’ingénieur Serkö serait Levantin, le capitaine Spade d’origine italienne.

Mais, si ces habitants de Back-Cup ne sont pas reliés par un lien de race, ils le sont certainement par celui des instincts et des appétits. Quelles inquiétantes physionomies, quelles figures farouches, quels types foncièrement sauvages! Ce sont des natures violentes, cela se voit, qui n’ont jamais su refréner leurs passions ni reculer devant aucun excès. Et, – cette idée me vient, – pourquoi ne serait-ce pas à la suite d’une longue série de crimes, vois, incendies, meurtres, attentats de toutes sortes exercés en commun, qu’ils auraient eu la pensée de se réfugier au fond de cette caverne, où ils peuvent se croire assurés d’une absolue impunité?… Le comte d’Artigas ne serait plus alors que le chef d’une bande de malfaiteurs, avec ses deux lieutenants Spade et Serkö, et Back-Cup un repaire de pirates…

Telle est la pensée qui s’est décidément incrustée en mon cerveau. Je serai bien surpris si l’avenir démontre que je me suis trompé. D’ailleurs, ce que je remarque au cours de cette première exploration est fait pour confirmer mon opinion, et autoriser les plus suspectes hypothèses.

Dans tous les cas, quels qu’ils soient et quelles que soient les circonstances qui les ont réunis en ce lieu, les compagnons du comte d’Artigas me paraissent avoir accepté sans réserve sa toute-puissante domination. En revanche, si une sévère discipline les maintient sous sa main de fer, il est probable que certains avantages doivent compenser cette espèce de servitude à laquelle ils ont consenti… Lesquels?…

Après avoir contourné la partie de la berge sous laquelle débouche le tunnel, j’atteins la rive opposée du lagon. Ainsi que je l’ai reconnu déjà, sur cette rive est établi l’entrepôt des marchandises apportées par la goélette Ebba à chacun de ses voyages. De vastes excavations, creusées dans les parois, peuvent contenir et contiennent un nombre considérable de ballots.

Au delà se trouve la fabrique d’énergie électrique. En passant devant les fenêtres, j’aperçois certains appareils, d’invention récente, peu encombrants et très perfectionnés. Point de ces machines à vapeur, qui nécessitent l’emploi de la houille et exigent un mécanisme compliqué. Non, ainsi que l’avais pressenti, ce sont des piles d’une extraordinaire puissance, qui fournissent le courant aux lampes de la caverne comme aux dynamos du tug. Sans doute aussi, ce courant sert aux divers usages domestiques, au chauffage de Bee-Hive. à la cuisson des aliments. Ce que je constate, c’est qu’il est appliqué, dans une cavité voisine, aux alambics qui servent à la production de l’eau douce. Les colons de Back-Cup n’en sont pas réduits à recueillir pour leur boisson les pluies abondamment versées sur le littoral de l’îlot. A quelques pas de la fabrique d’énergie électrique s’arrondit une large citerne que je puis comparer, toute proportion gardée, à celles que j’avais visitées aux Bermudes. Là, il s’agissait de pourvoir aux besoins d’une population de dix mille habitants… ici d’une centaine de…

Je ne sais encore comment les qualifier. Que leur chef et eux aient eu de sérieuses raisons pour habiter dans les entrailles de cet îlot, cela est l’évidence même, mais quelles sont-elles?… Lorsque des religieux s’enferment entre les murs de leur couvent avec l’intention de se séparer du reste des humains, cela s’explique. A vrai dire, ils n’ont l’air ni de bénédictins ni de chartreux, les sujets du comte d’Artigas!

En poursuivant ma promenade à travers la forêt de piliers, je suis arrivé à l’extrême limite de la caverne. Personne ne m’a gêné, personne ne m’a parlé, personne n’a même paru s’inquiéter de mon individu. Cette portion de Back-Cup est extrêmement curieuse, comparable à ce qu’offrent de plus merveilleux les grottes du Kentucky ou des Baléares. Il va de soi que le travail de l’homme ne se montre nulle part. Seul apparaît le travail de la nature, et ce n’est pas sans un certain étonnement, mêlé d’effroi, que l’on songe à ces forces telluriques, qui sont capables d’engendrer de si prodigieuses substructions. La partie située au delà du lagon ne reçoit que très obliquement les rayons lumineux du cratère central. Le soir, éclairée de lampes électriques, elle doit prendre un aspect fantastique. En aucun endroit, malgré mes recherches, je n’ai trouvé d’issue communiquant avec l’extérieur.

A noter que l’îlot offre asile à de nombreux couples d’oiseaux, goélands, mouettes, hirondelles de mer, – hôtes habituels des plages bermudiennes. Ici, semble-t-il, on ne leur a jamais donné la chasse, on les laisse se multiplier à loisir, et ils ne s’effraient pas du voisinage de l’homme.

Au surplus, Back-Cup possède également d’autres animaux que ces volatiles d’essence marine. Du côté de Bee-Hive sont ménagés des enclos destinés aux vaches, aux porcs, aux moutons, aux volailles. L’alimentation est donc non moins assurée que variée, grâce, également, aux produits de la pêche, soit entre les récifs du dehors, soit dans les eaux du lagon, où abondent des poissons d’espèces très variées.

En somme, pour se convaincre que les hôtes de Back-Cup ne manquent d’aucune ressource, il suffit de les regarder. Ce sont tous gens vigoureux, robustes types de marins cuits et recuits sous le hâle des chaudes latitudes, au sang riche et suroxygéné par les brises de l’Océan. Il n’y a ni enfants ni vieillards, – rien que des hommes dont l’âge est compris entre trente et cinquante ans.

Mais pourquoi ont-ils accepté de se soumettre à ce genre d’existence?… Et puis, ne quittent-ils donc jamais cette retraite de Back-Cup?…

Peut-être ne tarderai-je pas à l’apprendre.

 

 

Chapitre X

Ker Karraje.

 

’alvéole que j’occupe est située à une centaine de pas de l’habitation du comte d’Artigas, l’une des dernières de cette rangée de Bee-Hive. Si je ne dois pas la partager avec Thomas Roch, je pense du moins qu’elle se trouve voisine de la sienne? Pour que le gardien Gaydon puisse continuer ses soins au pensionnaire de Healthful-House, il faut que les deux cellules soient contiguës… Je serai, j’imagine, bientôt fixé à cet égard.

Le capitaine Spade et l’ingénieur Serkö demeurent séparément à proximité de l’hôtel d’Artigas.

Un hôtel?… Oui, pourquoi ne point lui donner ce nom, puisque cette habitation a été arrangée avec un certain art? Des mains habiles ont taillé la roche, de manière à figurer une façade ornementale. Une large porte y donne accès. Le jour pénètre par plusieurs fenêtres, percées dans le calcaire, et que ferment des châssis à carreaux de couleurs. L’intérieur comprend diverses chambres, une salle à manger et un salon éclairés par un vitrail, – le tout aménagé de manière que l’aération s’opère dans des conditions parfaites. Les meubles sont d’origines différentes, de formes très fantaisistes, avec les marques de fabrication française, anglaise, américaine. Évidemment leur propriétaire tient à la variété des styles. Quant à l’office et à la cuisine, on les a disposées dans des cellules annexes, en arrière de Bee-Hive.

L’après-midi, au moment où je sortais avec la ferme intention «d’obtenir une audience» du comte d’Artigas, j’aperçois ce personnage alors qu’il remontait des rives du lagon vers la ruche. Soit qu’il ne m’ait point vu, soit qu’il ait voulu m’éviter, il a hâté le pas, et je n’ai pu le rejoindre.

«Il faut pourtant qu’il me reçoive!» me suis-je dit.

Je me hâte et m’arrête devant la porte de l’habitation qui venait de se refermer.

Une espèce de grand diable, d’origine malaise, très foncé de couleur, paraît aussitôt sur le seuil. D’une voix rude, il me signifie de m’éloigner.

Je résiste à cette injonction, et j’insiste, en répétant par deux fois cette phrase en bon anglais:

«Prévenez le comte d’Artigas que je désire être reçu à l’instant même.»

Autant eût valu m’adresser aux roches de Back-Cup! Ce sauvage ne comprend sans doute pas un mot de la langue anglaise et ne me répond que par un cri menaçant.

L’idée me prend alors de forcer la porte, d’appeler de façon à être entendu du comte d’Artigas. Mais, selon toute probabilité, cela n’aurait d’autre résultat que de provoquer la colère du Malais, dont la force doit être herculéenne.

Je remets à un autre moment l’explication qui m’est due, – que j’aurai tôt ou tard.

En longeant la rangée de Bee-Hive dans la direction de l’est, ma pensée s’est reportée sur Thomas Roch. Je suis très surpris de ne pas l’avoir encore aperçu pendant cette première journée. Est-ce qu’il serait en proie à une nouvelle crise?…

Cette hypothèse n’est guère admissible. Le comte d’Artigas, – à s’en l’apporter à ce qu’il m’a dit, – aurait eu soin de mander près de l’inventeur son gardien Gaydon.

A peine ai-je fait une centaine de pas que je rencontre l’ingénieur Serkö.

De manières engageantes, de bonne humeur comme à l’habitude, cet ironiste sourit en m’apercevant, et ne cherche point à m’éviter. S’il savait que je suis un confrère, un ingénieur, – en admettant qu’il le soit, – peut-être me ferait-il meilleur accueil?… Mais je me garderai bien de lui décliner mes noms et qualités.

L’ingénieur Serkö s’est arrêté, les yeux brillants, la bouche moqueuse, et il accompagne le bonjour qu’il me souhaite d’un geste des plus gracieux.

Je réponds froidement à sa politesse, – ce qu’il affecte de ne point remarquer.

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«Que saint Jonathan vous protège, monsieur Gaydon! me dit-il de sa voix fraîche et sonore. Vous ne vous plaindrez pas, je l’espère, de l’heureuse circonstance qui vous a permis de visiter cette caverne, merveilleuse entre toutes… oui! l’une des plus belles… et pourtant des moins connues de notre sphéroïde!…»

Ce mot de la langue scientifique, au cours d’une conversation avec un simple gardien, me surprend, je l’avoue, et je me borne à répondre:

«Je n’aurai pas à me plaindre, monsieur Serkö, à la condition qu’après avoir eu le plaisir de visiter cette caverne, j’aie la liberté d’en sortir…

– Quoi! vous songeriez déjà à nous quitter, monsieur Gaydon… à retourner dans votre triste pavillon de Healthful-House?… C’est à peine si vous avez exploré notre magnifique domaine, si vous avez pu en admirer les beautés incomparables, dont la nature seule a fait tous les frais…

– Ce que j’ai vu me suffit, ai-je répliqué, et en cas que vous me parleriez sérieusement, je vous répondrais sérieusement que je ne désire pas en voir davantage.

– Allons, monsieur Gaydon, permettez-moi de vous faire observer que vous n’avez pas encore pu apprécier les avantages d’une existence qui se passe dans ce milieu sans rival!… Vie douce et tranquille, exempte de tout souci, avenir assuré, conditions matérielles comme il ne s’en rencontre nulle part, égalité de climat, rien à craindre des tempêtes qui désolent ces parages de l’Atlantique, pas plus des glaces de l’hiver que des feux de l’été!… C’est à peine si les changements de saison modifient cette atmosphère tempérée et salubre!… Ici, nous n’avons point à redouter les colères de Pluton ou de Neptune…»

Cette évocation de noms mythologiques me parait on ne peut moins à sa place. Il est visible que l’ingénieur Serkö se moque de moi. Est-ce que le surveillant Gaydon a jamais entendu parier de Pluton et de Neptune?…

«Monsieur, dis-je, il est possible que ce climat vous convienne, que vous appréciez comme ils le méritent les avantages de vivre au fond de cette grotte de…».

J’ai été sur le point de prononcer ce nom de Back-Cup… je me suis retenu à temps. Qu’arriverait-il, si l’on me soupçonnait de connaître le nom de l’îlot, et, par suite, son gisement à l’extrémité ouest du groupe des Bermudes!

Aussi ai-je continué en disant:

«Mais, si ce climat ne me convient pas, j’ai le droit d’en changer, ce me semble…

– Le droit, en effet.

– Et j’entends qu’il me soit permis de partir et que l’on me fournisse les moyens de retourner en Amérique.

– Je n’ai aucune bonne raison à vous opposer, monsieur Gaydon, répond l’ingénieur Serkö. Votre prétention est même de tous points fondée. Remarquez, cependant, que nous vivons ici dans une noble et superbe indépendance, que nous ne relevons d’aucune puissance étrangère, que nous échappons à toute autorité du dehors, que nous ne sommes les colons d’aucun État de l’ancien ni du nouveau monde… Cela mérite considération de quiconque a l’âme fière, le cœur haut placé… Et puis, quels souvenirs évoquent chez un esprit cultivé ces grottes qui semblent avoir été creusées de la main des dieux, et dans lesquelles ils rendaient autrefois leurs oracles par la bouche de Trophonius…»

Décidément, l’ingénieur Serkö se plaît aux citations de la Fable!

Trophonius après Pluton et Neptune! Ah çà! se figure-t-il qu’un gardien d’hospice connaisse Trophonius?… Il est visible que ce moqueur continue à se moquer, et je fais appel à toute ma patience pour ne pas lui répondre sur le même ton.

«Il y a un instant, dis-je d’une voix brève, j’ai voulu entrer dans cette habitation, qui est, si je ne me trompe, celle du comte d’Artigas, et j’en ai été empêché…

– Par qui, monsieur Gaydon?…

– Par un homme au service du comte.

– C’est que, très probablement, cet homme avait reçu des ordres formels à votre égard.

– Il faut pourtant, qu’il le veuille ou non, que le comte d’Artigas m’écoute…

– Je crains bien que ce soit difficile… et même impossible, répond en souriant l’ingénieur Serkö.

– Et pourquoi?…

– Parce qu’il n’y a plus, ici, de comte d’Artigas.

– Vous raillez, je pense!… Je viens de l’apercevoir…

– Ce n’est pas le comte d’Artigas que vous avez aperçu, monsieur Gaydon…

– Et qui est-ce donc, s’il vous plaît?…

– C’est le pirate Ker Karraje.»…

Ce nom me fut jeté d’une voix dure, et l’ingénieur Serkö est parti sans que j‘aie eu la pensée de le retenir.

Le pirate Ker Karraje!

Oui!… Ce nom est toute une révélation pour moi!… Ce nom, je le connais, et quels souvenirs il évoque!… Il m’explique, à lui seul, ce que je regardais comme inexplicable! il me dit quel est l’homme entre les mains duquel je suis tombé!…

Avec ce que je savais déjà, avec ce que j’ai appris depuis mon arrivée à Back-Cup de la bouche même de l’ingénieur Serkö, voici ce qu’il m’est loisible de raconter sur le passé et le présent de ce Ker Karraje.

Il y a de cela huit à neuf ans, les mers de l’Ouest-Pacifique furent désolées par des attentats sans nombre, des faits de piraterie, qui s’accomplissaient avec une rare audace. A cette époque, une bande de malfaiteurs de diverses origines, déserteurs des continents coloniaux, échappés des pénitenciers, matelots ayant abandonné leurs navires, opérait sous un chef redoutable. Le noyau de cette bande s’était d’abord formé de ces gens, rebut des populations européenne et américaine, qu’avait attirés la découverte de riches placers dans les districts de la Nouvelle-Galles du Sud en Australie. Parmi ces chercheurs d’or, se trouvaient le capitaine Spade et l’ingénieur Serkö, deux déclassés, qu’une certaine communauté d’idées et de caractère ne tarda pas à lier très intimement.

Ces hommes, instruits, résolus, eussent certainement réussi en toute carrière, rien que par leur intelligence. Mais, sans conscience ni scrupules, déterminés à s’enrichir par n’emporte quels moyens, demandant à la spéculation et au jeu ce qu’ils auraient pu obtenir par le travail patient et régulier, ils se jetèrent à travers les plus invraisemblables aventures, riches un jour, ruinés le lendemain, comme la plupart de ces gens sans aveu, qui vinrent chercher fortune sur les gisements aurifères.

Il y avait alors aux placers de la Nouvelle-Galles du Sud un homme d’une audace incomparable, un de ces oseurs qui ne reculent devant rien, – pas même devant le crime, – et dont l’influence est irrésistible sur les natures violentes et mauvaises.

Cet homme se nommait Ker Karraje.

Quelles étaient l’origine et la nationalité de ce pirate, quels étaient ses antécédents, cela n’avait jamais pu être établi dans les enquêtes qui furent ordonnées à son sujet. Mais s’il avait su échapper à toutes les poursuites. son nom, – du moins celui qu’il se donnait, – courut le monde. On ne le prononçait qu’avec horreur et terreur, comme celui d’un personnage légendaire, invisible, insaisissable.

Moi, maintenant, j’ai lieu de croire que ce Ker Karraje est de race malaise. Peu importe, en somme. Ce qui est certain, c’est qu’on le tenait à bon droit pour un forban redoutable, l’auteur des multiples attentats commis dans ces mers lointaines.

Après avoir passé quelques années sur les placers de l’Australie, où il fit la connaissance de l’ingénieur Serkö et du capitaine Spade, Ker Karraje parvint à s’emparer d’un navire dans le port de Melbourne de la province de Victoria. Une trentaine de coquins, dont le nombre devait bientôt être triplé, se firent ses compagnons. En cette partie de l’océan Pacifique, où la piraterie est encore si facile, et, disons-le, si fructueuse – combien de bâtiments furent pillés, combien d’équipages massacrés, combien de razzias organisées dans certaines îles de l’Ouest que les colons n’étaient pas de force à défendre. Quoique le navire de Ker Karraje, commandé par le capitaine Spade, eût été plusieurs fois signalé, on ne put jamais s’en emparer. Il semblait qu’il eût la faculté de disparaître à sa fantaisie au milieu de ces labyrinthes d’archipels dont le forban connaissait toutes les passes et toutes les criques.

L’épouvante régnait donc en ces parages. Les Anglais, les Français, les Allemands, les Russes, les Américains, envoyèrent vainement des vaisseaux à la poursuite de cette sorte de navire-spectre, que s’élançait on ne sait d’où, se cachait on ne sait où, après des pillages et des massacres que l’on désespérait de pouvoir arrêter ou punir.

Un jour, ces actes criminels prirent fin. On n’entendit plus parier de Ker Karraje. Avait-il abandonné le Pacifique pour d’autres mers?… La piraterie allait-elle recommencer ailleurs?… Comme elle ne se reproduisit pas de quelque temps, on eut cette idée: c’est que, sans parier de ce qui avait dû être dépensé en orgies et en débauches, il restait assez du produit de ces vols se longtemps exercés pour constituer un trésor d’une énorme valeur. Et, maintenant, sans doute, Ker Karraje et ses compagnons en jouissaient, l’ayant mis en sûreté en quelque retraite connue d’eux seuls.

Où s’était réfugiée la bande depuis sa disparition?… Toutes recherches à ce sujet furent stériles. L’inquiétude ayant cessé avec le danger, l’oubli commença de se faire sur les attentats dont l’Ouest-Pacifique avait été le théâtre.

Voilà ce qui s’était passé, – voici maintenant ce qu’on ne saura jamais, si je ne parviens pas à m’échapper de Back-Cup:

Oui, ces malfaiteurs étaient possesseurs de richesses considérables, lorsqu’ils abandonnèrent les mers occidentales du Pacifique. Après avoir détruit leur navire, ils se dispersèrent par des voies diverses, non sans être convenus de se retrouver sur le continent américain.

A cette époque, l’ingénieur Serkö, très instruit en sa partie, très habile mécanicien, et qui avait étudié de préférence le système des bateaux sous-marins, proposa à Ker Karraje de faire construire un de ces appareils, afin de reprendre sa criminelle existence dans des conditions plus secrètes et plus redoutables.

Ker Karraje saisit tout ce qu’avait de pratique l’idée de son complice, et, l’argent ne manquant point, il n’y eut qu’à se mettre à l’œuvre.

Tandis que le soi-disant comte d’Artigas commandait la goélette Ebba aux chantiers de Gotteborg, en Suède, il donna aux chantiers Cramps de Philadelphie, en Amérique, les plans d’un bateau sous-marin, dont la construction ne donna lieu à aucun soupçon. D’ailleurs, ainsi qu’on va le voir, il ne devait pas tarder à disparaître corps et biens.

Ce fut sur les gabarits de l’ingénieur Serkö et sous sa surveillance spéciale que cet appareil fut établi, en utilisant les divers perfectionnements de la science nautique d’alors. Un courant, produit par des piles de nouvelle invention, actionnant les réceptrices calées sur l’arbre de l’hélice, devait donner à son moteur une énorme puissance propulsive.

Il va de soi que personne n’aurait pu deviner dans le comte d’Artigas Ker Karraje, l’ancien pirate du Pacifique, ni dans l’ingénieur Serkö, le plus déterminé de ses complices. On ne voyait en lui qu’un étranger de haute origine, de grande fortune, qui, depuis un an, fréquentait avec sa goélette Ebba les ports des États-Unis, la goélette ayant pris la mer bien avant que la construction du tug eût été terminée.

Ce travail n’exigea pas moins de dix-huit mois. Quand il fut achevé, le nouveau bateau excita l’admiration de tous ceux qui s’intéressaient à ces engins de navigation sous-marine. Par sa forme extérieure, son appropriation intérieure, son système d’aération, son habitabilité, sa stabilité, sa rapidité d’immersion, sa maniabilité, sa facilité d’évolution en portées et en plongées, son aptitude à gouverner, sa vitesse extraordinaire, le rendement des piles auxquelles il empruntait sa force mécanique, il dépassait, et de beaucoup, les successeurs des Goubet, des Gymnote, des Zédé et autres échantillons déjà si perfectionnés à cette époque.

On allait pouvoir en juger, au surplus, car, après divers essais très réussis, une expérience publique fut faite en pleine mer, à quatre milles au large de Charleston, en présence de nombreux navires de guerre, de commerce, de plaisance, américains et étrangers, convoqués à cet effet.

Il va sans dire que l’Ebba se trouvait au nombre de ces navires, ayant à son bord le comte d’Artigas, l’ingénieur Serkö, le capitaine Spade et son équipage, – moins une demi-douzaine d’hommes destinés à la manœuvre du bateau sous-marin, que dirigeait le mécanicien Gibson, un Anglais très hardi et très habile.

Le programme de cette expérience définitive comportait diverses évolutions à la surface de l’Océan, puis une immersion qui devait se prolonger un certain nombre d’heures, après lesquelles l’appareil avait ordre de réapparaître, quand il aurait atteint une bouée placée à plusieurs milles au large.

Le moment venu, lorsque le panneau supérieur eut été fermé, le bateau manœuvra d’abord sur la mer, et ses résultats de vitesse, ses essais de virages, provoquèrent chez les spectateurs une admiration justifiée.

Puis, à un signal parti de l’Ebba, l’appareil sous-marin s’enfonça lentement et disparut à tous les regards.

Quelques-uns des navires se dirigèrent vers le but qui était assigné pour la réapparition.

Trois heures s’écoulèrent… le bateau n’avait pas remonté à la surface de la mer.

Ce que l’on ne pouvait savoir, c’est que, d’accord avec le comte d’Artigas et l’ingénieur Serkö, cet appareil, destiné au remorquage secret de la goélette, ne devait réémerger qu’à plusieurs milles de là. Mais, excepté chez ceux qui étaient dans le secret, il n’y eut doute pour personne qu’il eût péri par suite d’un accident survenu soit à sa coque, soit à sa machine. A bord de l’Ebba, la consternation fut remarquablement jouée, tandis qu’elle était des plus réelles à bord des autres bâtiments. On fit des sondages, on envoya des scaphandriers sur le parcours supposé du bateau. Recherches vaines, il ne parut que trop certain qu’il était englouti dans les profondeurs de l’Atlantique.

A deux jours de là, le comte d’Artigas reprenait la mer, et, quarante-huit heures plus tard, il retrouvait le tug à l’endroit convenu d’avance.

Voilà comment Ker Karraje devint possesseur d’un admirable engin, qui fut destiné à cette double fonction: le remorquage de la goélette, l’attaque des navires. Avec ce terrible instrument de destruction, dont on ne soupçonnait pas l’existence, le comte d’Artigas allait pouvoir recommencer le cours de ses pirateries dans les meilleures conditions de sécurité et d’impunité.

Ces détails, je les appris par l’ingénieur Serkö, très fier de son œuvre, très certain aussi que le prisonnier de Back-Cup ne pourrait jamais en dévoiler le secret. En effet, on comprend de quelle puissance offensive disposait Ker Karraje. Pendant la nuit, le tug se jette sur les bâtiments qui ne peuvent se défier d’un yacht de plaisance. Quand il les a défoncés de son éperon, la goélette les aborde, ses hommes massacrent les équipages, pillent les cargaisons. Et c’est ainsi que nombre de navires ne figurent plus aux nouvelles de mer que sous cette désespérante rubrique: disparus corps et biens.

Pendant une année, après cette odieuse comédie de la baie de Charleston, Ker Karraje exploita les parages de l’Atlantique au large des États-Unis. Ses richesses s’accrurent dans une proportion énorme. Les marchandises dont il n’avait pas l’emploi, on les vendait sur des marchés lointains, et le produit de ces pillages se transformait en argent et en or. Mais ce qui manquait toujours, c’était un lieu secret, où les pirates pussent déposer ces trésors en attendant le jour du partage.

Le hasard leur vint en aide. Alors qu’ils exploraient les couches sous-marines aux approches des Bermudes, l’ingénieur Serkö et le mécanicien Gibson découvrirent à la base de l’îlot ce tunnel qui donnait accès à l’intérieur de Back-Cup. Où Ker Karraje eût-il jamais pu trouver pareil refuge, plus à l’abri de toutes perquisitions?… Et, c’est ainsi qu’un des îlots de cet archipel bermudien, qui avait été un repaire de forbans, devint celui d’une bande bien autrement redoutable.

Cette retraite de Back-Cup adoptée, sous sa vaste voûte s’organisa la nouvelle existence du comte d’Artigas et de ses compagnons, telle que j’étais à même de l’observer. L’ingénieur Serkö installa une fabrique d’énergie électrique, sans recourir à ces machines dont la construction à l’étranger eut pu paraître suspecte, et rien qu’avec ces piles d’un montage facile, n’exigeant que l’emploi de plaques de métaux, de substances chimiques, dont l’Ebba s’approvisionnait pendant ses relâches aux États-Unis.

On devine sans peine ce qui s’était passé dans la nuit du 19 au 20. Si le trois-mâts, qui ne pouvait se déplacer faute de vent, n’était plus en vue au lever du jour, c’est qu’il avait été abordé par le tug, attaqué par la goélette, pillé, coulé avec son équipage… Et c’est une partie de sa cargaison qui se trouvait à bord de l’Ebba, alors qu’il avait disparu dans les abîmes de l’Atlantique!…

En quelles mains je suis tombé, et comment finira cette aventure?… Pourrai-je jamais m’échapper de cette prison de Back-Cup, dénoncer ce faux comte d’Artigas, délivrer les mers des pirates de Ker Karraje?…

Et, si terrible qu’il soit déjà, Ker Karraje ne le sera-t-il pas plus encore, en cas qu’il devienne possesseur du Fulgurateur Roch?… Oui, cent fois! S’il utilise ces nouveaux engins de destruction, aucun bâtiment de commerce ne pourra lui résister, aucun navire de guerre échapper à une destruction totale.

Je reste longtemps obsédé de ces réflexions que me suggère la révélation du nom de Ker Karraje. Tout ce que je connaissais de ce fameux pirate est revenu à ma mémoire, – son existence alors qu’il écumait les parages du Pacifique, les expéditions engagées par les puissances maritimes contre son navire, l’inutilité de leurs campagnes. C’était à lui qu’il fallait attribuer, depuis quelques années, ces inexplicables disparitions de bâtiments au large du continent américain… il n’avait fait que changer le théâtre de ses attentats…On pensait en être débarrassé, et il continuait ses pirateries sur ces mers si fréquentées de l’Atlantique, avec l’aide de ce tug que l’on croyait englouti sous les eaux de la baie Charleston…

«Maintenant, me dis-je, voici que je connais son véritable nom et sa véritable retraite, – Ker Karraje et Back-Cup! Mais, si Serkö a prononcé ce nom devant moi, c’est qu’il y était autorisé… N’est-ce pas m’avoir fait comprendre que je dois renoncer à jamais recouvrer ma liberté?.…»

L’ingénieur Serkö avait manifestement vu l’effet produit sur moi par cette révélation. En me quittant, je me le rappelle, il s’était dirigé vers l’habitation de Ker Karraje, voulant sans doute le mettre au courant de ce qui s’était passé.

Après une assez longue promenade sur les berges du lagon, je me disposais à regagner ma cellule, lorsqu’un bruit de pas se fait entendre derrière moi. Je me retourne.

Le comte d’Artigas, accompagné du capitaine Spade, est là. Il me jette un regard inquisiteur. Et alors ces mots de m’échapper dans un mouvement d’irritation dont je ne suis pas maître.

«Monsieur, vous me gardez ici contre tout droit!… Si c’est pour soigner Thomas Roch que vous m’avez enlevé de Healthful-House, je refuse de lui donner mes soins, et je vous somme de me renvoyer…»

Le chef des pirates ne fait pas un geste, ne prononce pas une parole.

La colère m’emporte alors au-delà de toute mesure.

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«Répondez, comte d’Artigas, – ou plutôt, – car je sais qui vous êtes… répondez… Ker Karraje…»

Et il répond.

«Le comte d’Artigas est Ker Karraje comme le gardien Gaydon est l’ingénieur Simon Hart, et Ker Karraje ne rendra jamais la liberté à l’ingénieur Simon Hart qui connaît ses secrets!…»

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