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Jules Verne

 

Famille-sans-nom

 

(Chapitre VII-IX)

 

 

82 dessins de G. Tiret-Bognet et une carte en couleurs

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre VII

De Québec à Montréal

 

minuit, le cotre avait déjà gagné quelques milles en amont. Au sein de cette nuit, éclairée par la lumière de la pleine lune, Pierre Harcher manœuvrait avec sûreté, bien qu’il dût courir des bordées d’une rive à l’autre, car le vent soufflait de l’ouest à l’état de fraîche brise.

Le Champlain ne s’arrêta qu’un peu avant le lever de l’aube. De légères brumes noyaient alors les larges prairies au delà des deux berges. Bientôt les têtes d’arbres, groupés à l’arrière plan, émergèrent de ces vapeurs que le soleil commençait à dissoudre, et le cours du fleuve redevint visible.

Nombre de pêcheurs étaient déjà à la besogne, traînant leurs filets et leurs lignes à la remorque de ces petites embarcations qui n’abandonnent guère le haut cours du Saint-Laurent ou ses affluents de droite et de gauche. Le Champlain alla se perdre au milieu de cette flottille, livrée à ses occupations matinales entre les rives des comtés de Port-Neuf et de Lotbinière. Les frères Harcher se mirent aussitôt au travail, après avoir jeté l’ancre du côté septentrional. Il leur fallait quelques mannes de poisson, afin de l’aller vendre dans les villages, dès que le flot permettrait de remonter le fleuve malgré le vent contraire.

Pendant la pêche, des canots d’écorce vinrent accoster le Champlain. C’étaient deux ou trois de ces légers squifs que l’on peut mettre sur l’épaule, lorsqu’il s’agit de franchir les «portages», c’est-à-dire l’espace pendant lequel un cours d’eau est rendu innavigable par les roches qui l’obstruent, les chutes ou «sauts» qui le barrent, les rapides ou tourbillons qui troublent si fréquemment les rivières canadiennes.

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Les hommes de ces canots étaient de race indienne pour la plupart. Ils venaient acheter du poisson qu’ils transportaient ensuite dans les bourgades et villages de l’intérieur, où leurs embarcations pénétraient par les multiples rios du territoire. À diverses reprises, pourtant, ce furent des Canadiens qui vinrent accoster le Champlain. Ils s’entretenaient pendant quelques minutes avec Jean; après quoi ils regagnaient la rive, afin d’accomplir la mission dont ils s’étaient chargés.

Ce matin-là, si les frères Harcher n’eussent cherché dans la pêche que le gain ou le plaisir, leur vœu aurait été amplement satisfait. Filets et lignes firent merveille, en capturant brochets, perches, perchotes, et ces espèces si abondantes dans les eaux canadiennes, maskinongis et touradis, dont on est très friand dans le Nord-Amérique. Ils prirent aussi quantité de ce «poisson blanc» que les gourmets apprécient pour sa chair excellente. Il serait donc fait bon accueil aux pêcheurs du Champlain dans les habitations riveraines, et c’est ce qui arriva.

Ils étaient favorisés, d’ailleurs, par un temps magnifique – ce temps spécial, pour ainsi dire, à l’heureuse et incomparable vallée du Saint-Laurent. Quel délicieux aspect que celui des campagnes avoisinantes, depuis les berges du fleuve jusqu’au pied de la chaîne des Laurentides! Suivant la poétique expression de Fenimore Cooper, elles n’en étaient que plus belles pour avoir revêtu leur livrée d’automne – la livrée verte et jaune des derniers beaux jours.

Le Champlain gagna d’abord la lisière du comté de Port-Neuf sur la rive gauche. Dans la bourgade de ce nom, comme dans les villages de Sainte-Anne et de Saint-Stanislas, on fit des affaires. Peut-être, sur certains points, le Champlain laissa-t-il plus d’argent qu’il n’en reçut pour les produits de sa pêche; mais les frères Harcher ne songeaient pas à s’en plaindre.

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Pendant les deux jours suivants, Jean navigua ainsi d’une rive à l’autre. Dans le comté de Lotbinière, sur la rive droite, à Lotbinière et à Saint-Pierre-les-Bosquets, – dans le comté de Champlain, sur la rive opposée, à Batiscan, – ensuite, sur l’autre bord, à Gentilli, à Doucette, les principaux réformistes reçurent sa visite. Ce fut même l’un des personnages les plus influents de Nicolet, dans le comté de ce nom. M. Aubineau, juge de paix et commissaire des petites causes du district, qui se mit en rapport avec lui. Là aussi, comme à Québec, Jean apprit que l’abbé Joann venait de parcourir les paroisses, où ses prédications avaient enflammé les esprits. M. Aubineau lui ayant parlé des munitions et des armes qui faisaient le plus généralement défaut:

«Vous en recevrez prochainement, répondit-il. Un train de bois a dû partir de Montréal la nuit dernière, et il ne peut tarder à arriver, avec fusils, poudre et plomb. Vous serez donc armés à temps. Mais ne vous levez pas avant l’heure. En outre, si cela était nécessaire, vous pourriez entrer en communication avec le comité de la villa Montcalm, dans l’île Jésus, et correspondre avec son président…

– M. de Vaudreuil?…

– Lui-même.

– C’est entendu.

– Ne m’avez-vous pas dit, reprit Jean, que l’abbé Joann avait passé par Nicolet?

– Il était ici, il y a six jours.

– Savez-vous où il est allé en vous quittant?

– Dans le comté de Verchères, et il doit, si je ne me trompe, se rendre ensuite dans le comté de Laprairie!»

Sur ce, Jean prit congé du juge de paix, et rentra à bord du Champlain, au moment où les frères Harcher y revenaient, après avoir vendu leur poisson. Le fleuve fut alors obliquement traversé dans la direction du comté de Saint-Maurice.

À l’embouchure de la rivière de ce nom, s’élève l’une des plus anciennes bourgades du pays, la bourgade des Trois-Rivières, au débouché d’une vallée fertile. À cette époque, on venait d’y créer une fonderie de canons, dirigée par une société franco-canadienne, et qui n’occupait que des ouvriers franco-canadiens.

C’était là un centre anti-loyaliste que Jean ne pouvait négliger. Le Champlain remonta donc pendant plusieurs milles le cours du Saint-Maurice, et le jeune patriote se mit en relation avec les comités institués dans les paroisses.

Il est vrai, cette fonderie, de création récente, se trouvait encore dans la période d’organisation. Quelques mois plus tard, peut-être les réformistes auraient-ils pu s’y fournir de ces bouches à feu dont ils étaient malheureusement privés. Il était possible, cependant – à la condition que l’on travaillât jour et nuit – qu’ils fussent en mesure d’opposer à l’artillerie des troupes royales les premiers canons fondus à l’usine de Saint-Maurice. Jean eut un très important entretien à ce sujet avec les chefs des comités. Que quelques-unes de ces pièces fussent fabriquées à temps, et les bras ne manqueraient pas pour les servir.

En quittant les Trois-Rivières, le Champlain longea à gauche la rive du comté de Maskinongé, relâcha à la petite ville de ce nom, puis déboucha, la nuit du 24 au 25 septembre, dans un assez large évasement du Saint-Laurent, qu’on appelle le lac Saint-Pierre. Là se développe, en effet, une sorte de lac, long de cinq lieues, limité en amont par une série d’îlots, qui s’étendent depuis Berthier, bourgade du comté de ce nom, jusqu’à Sorel, appartenant au comté de Richelieu.

En cet endroit, les frères Harcher tendirent leurs filets, ou plutôt les mirent à la traîne, et, servis par le courant, ils continuèrent à remonter le fleuve sous petite vitesse. D’épais nuages couvraient le ciel, et l’obscurité était assez profonde pour qu’il fût impossible d’apercevoir les rives dans le nord et dans le sud.

Un peu après minuit, Pierre Harcher, de garde à l’avant, aperçut un feu qui brillait en amont du fleuve.

«C’est sans doute le fanal d’un navire en dérive, dit Rémy, qui avait rejoint son frère.

– Attention aux filets! répliqua Jacques. Nous en avons trente brasses dehors, et ils seraient perdus, si ce navire nous tombait en travers!

– Eh bien, gagnons sur tribord, dit Michel. Dieu merci! l’espace ne manque pas…

– Non, répondit Pierre, mais le vent refuse, et nous allons dériver…

– Il vaudrait mieux haler nos filets, fit observer Tony. Ce serait plus sûr…

– Oui, et ne perdons pas de temps,» répliqua Rémy.

Les frères Harcher se préparaient à rentrer leurs engins à bord, lorsque Jean dit:

«Êtes vous certains que ce soit un navire qui se laisser aller au courant du fleuve?…

– Je ne sais trop, répondit Pierre. En tout cas, il s’approche lentement, et son feu est placé bien au ras de l’eau.

– C’est peut-être une cage?… dit Jacques.

– Si c’est une cage, répliqua Rémy, raison de plus pour l’éviter! Nous ne pourrions nous en débrouiller! Allons, hale à bord!»

En effet, le Champlain eût risqué de compromettre ses filets, si les frères Harcher ne se fussent hâtés de les ramener, sans même prendre le temps de dégager le poisson pris dans leurs mailles. Il n’y avait pas un instant à perdre, car le feu signalé ne se trouvait pas à plus de deux encâblures.

On appelle «cages», en Canada, des trains de bois, composés de soixante à soixante-dix «cribs», c’est-à-dire de sections, dont l’ensemble comprend au moins mille pieds cubes. À partir du jour où la débâcle rend le fleuve à la navigation, nombre de ces cages le descendent vers Montréal ou Québec. Elles viennent de ces immenses forêts de l’ouest, qui forment une des inépuisables richesses de la province canadienne. Qu’on se figure un assemblage flottant, émergeant de cinq à six pieds, comme un énorme ponton sans mâts. Il est composé de troncs, qui ont été équarris sur les lieux mêmes par la hache du bûcheron, ou débités en madriers et en planches par les scieries établies aux chutes des Chaudières, sur la rivière Outaouais. De ces trains, il en descend ainsi des milliers depuis le mois d’avril jusqu’au milieu d’octobre, évitant les sauts et les rapides au moyen de glissoires construites sur le fond d’étroits canaux à fortes pentes. Si quelques-unes de ces cages s’arrêtent à Montréal pour fournir au chargement des bâtiments qui les transportent dans les mers d’Europe, la plupart dérivent jusqu’à Québec. Là est le centre de ces exploitations forestières, dont le rendement se chiffre chaque année par vingt-cinq à trente millions de francs au profit du commerce canadien.

Il va de soi que ces trains ne peuvent que gêner la navigation du fleuve, surtout lorsqu’ils s’engagent à travers les branches intermédiaires dont la largeur est souvent médiocre. Abandonnés au courant de jusant, tant qu’il dure, il est à peu près impossible de les diriger. C’est donc aux bâtiments, embarcations de pêche ou autres, de s’en garer, s’ils veulent ne point risquer des abordages qui leur causeraient de très graves avaries. On le comprend, les frères Harcher ne devaient pas hésiter à ramener leurs filets, jetés sur le passage de la cage, que l’accalmie les empêchait d’éviter.

Jacques ne s’était point trompé, c’était une cage qui descendait le fleuve. Un feu, placé à l’avant, indiquait la direction qu’elle suivait. Elle n’était plus qu’à une vingtaine de brasses, lorsque le Champlain eut fini de haler ses filets.

En ce moment, dans le silence de la nuit, une voix timbrée entonna cette vieille chanson du pays, qui est devenue, ainsi que le fait remarquer M. Réveillaud, un vrai chant national – il faut le dire, plutôt par l’air que par les paroles. Dans le chanteur, qui n’était autre que le patron de la cage, il était facile de reconnaître un Canadien d’origine française, rien qu’à son accent et à la façon très ouverte dont il prononçait la diphtongue «ai».

Et il chantait ceci:

En revenant des noces,

J’étas bien fatigué,

À la clare fontaine,

J’allas me reposer…

Sans doute, Jean reconnut la voix du chanteur, car il s’approcha de Pierre Harcher, au moment où le Champlain abattait avec ses avirons pour éviter la cage.

«Accoste, lui dit-il.

– Accoster?… répondit Pierre.

– Oui!… c’est Louis Lacasse.

– Nous allons dériver avec lui!…

– Cinq minutes, au plus, répondit Jean. Je n’ai que quelques mots à lui dire.

En un instant, Pierre Harcher, après avoir donné un coup de barre, eut rangé le flanc du train de bois, où le Champlain fut amarré par l’avant.

Le marinier, voyant cette manœuvre, avait interrompu sa chanson et crié:

«Eh! du cotre!… prenez garde!

– Il n’y a pas de danger, Louis Lacasse! répondit Pierre Harcher. C’est le Champlain.»

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D’un bond, Jean venait de sauter sur le train de bois, et avait rejoint le patron, qui lui dit, dès qu’il l’eût reconnu à la lueur du fanal:

«À vous rendre mes «devouers», monsieur Jean!

– Merci, Lacasse.

– Je comptas vous rencontrer en route, et j’étas même décidé à espérer le Champlain à mon prochain mouillage pendant le flot. Mais puisque vous voilà…

– Tout est à bord? demanda Robert.

– Tout est à bord, caché sous les madriers et entre les poutres!… C’est joliment arrimé, je vous assure! ajouta Louis Lacasse, en tirant son batte-feu pour allumer sa pipe.

– Les douaniers sont-ils venus?…

– Oui… à Verchères!… Ces manières de gabelous sont restés là à bavasser pendant une demi-heure!… Ils n’ont rien vu!… C’est comme si c’état enfermé dans une boète!»

Louis Lacasse prononçait le mot «boîte», comme il avait dit «devouers», ainsi que cela se fait encore dans certaines provinces de France.

«Combien?… demanda Jean.

– Deux cents fusils.

– Et de sabres?

– Deux cent cinquante.

– Ils viennent?….

– Du Vermont. Nos amis les Américains ont bien travaillé, et ça ne nous a pas coûté cher. Seulement, ils ont eu quelque peine à transporter la cargaison jusqu’au fort Ontario, où nous en avons pris livraison. Maintenant, plus de difficultés!

– Et les munitions?…

– Trois tonneaux de poudre, et quelques milliers de balles. Si chacune tue son homme, il n’y aura bientôt plus un seul habit-rouge en Canada. Ils seront donc mangés par les mangeux de «guernouilles», comme on nous appelle entre Anglo-Saxons!

– Tu sais maintenant, demanda Jean, à quelles paroisses sont destinées les munitions et les armes?

– Parfaitement, répondit le marinier. Et, ne craignez rien! Pas de danger d’être surpris! Pendant la nuit, au plus bas de la marée, je mouillera ma cage, et des canots viendront de la rive qu’rir chacun leur part. Seulement, je ne descends pas plus bas que Québec, où je dois charger mes bois à bord du Moravian, à destination de Hambourg.

– C’est entendu, répondit Jean. Avant Québec, tu auras livré tes derniers fusils et ton dernier tonneau de poudre.

– Ça ira bien alors.

– Dis-moi, Louis Lacasse, tu es sûr des hommes qui sont embarqués avec toi?

– Comme de moi-même! Des vrais Jean-Baptiste,1 et quand il s’agira de faire le coup de feu, je ne crois pas qu’ils restent en èrrière!»

Louis Lacasse disait «èrrière», probablement parce qu’on dit «derrière» et non «darrière.»

Jean lui remit alors une certaine quantité de piastres, que le brave marinier fit tomber, sans compter, dans la poche de sa large vareuse.

Puis, de vigoureuses poignées de main furent échangées avec l’équipage du cotre.

Jean reprit place alors à bord du Champlain, qui s’éloigna vers la rive gauche. Et, tandis que le train de bois continuait à dériver en aval, on put entendre la voix sonore de Louis Lacasse qui reprenait:

À la clare fontaine

J’allas me promener!

Une heure après, la brise revint avec la marée montante. Le Champlain s’engagea entre ces nombreux îlots qui limitent le lac Pierre, et ayant longé successivement le littoral des comtés de Joliette et de Richelieu, situés en face l’un de l’autre, il fit escale aux villages riverains du comté de Montcalm et du comté de Verchères, dont les femmes s’étaient si courageusement battues à la fin du dix-septième siècle pour défendre un fort attaqué par les sauvages.

Tandis que le cotre stationnait, Jean rendit visite aux chefs réformistes et put s’assurer par lui-même de l’esprit des habitants. Plusieurs fois, on lui parla de Jean-Sans-Nom, dont la tête avait été mise à prix. Où était-il actuellement? Reparaîtrait-il, lorsque la bataille serait engagée? Les patriotes comptaient sur lui. En dépit de l’arrêté du gouverneur général, il pouvait venir sans crainte dans le comté, et là, pour une heure comme pour vingt-quatre, toutes les maisons lui seraient ouvertes!

Devant ces marques d’un dévouement qui aurait été jusqu’au dernier sacrifice, Jean se sentait profondément ému. Oui! il était attendu comme un Messie par la population canadienne! Et alors il se bornait à répondre:

«Je ne sais où est Jean-Sans-Nom; mais, le jour venu, il sera là où il doit être!»

Vers le milieu de la nuit du 26 au 27 septembre, le Champlain avait atteint la branche méridionale du Saint-Laurent, qui sépare l’île de Montréal de la rive sud.

Le Champlain touchait alors au terme de son voyage. Dans quelques jours, les frères Harcher allaient le désarmer pour la saison d’hiver, qui rend impraticable la navigation du fleuve. Puis, Jean et eux regagneraient le comté de Laprairie, à la ferme de Chipogan, où toute la famille du fermier se trouverait réunie pour les fêtes de mariage.

Entre l’île Montréal et la rive droite, le bras du Saint-Laurent est formé de rapides que l’on peut considérer comme l’une des curiosités du pays. En cet endroit se développe une sorte de lac, semblable au lac Saint-Pierre, où le Champlain avait rencontré la cage du patron Louis Lacasse. On l’appelle le Saut de Saint-Louis, et il est situé en face de Lachine, petite bourgade bâtie en amont de Montréal, qui est un lieu de villégiature très recherché des Montréalais. C’est comme une mer tumultueuse, dans laquelle se déversent les eaux d’une des branches de l’Outaouais. D’épaisses forêts hérissent encore la rive droite, autour d’un village d’Iroquois christianisés, le Caughnawaga, dont la petite église dresse sa modeste flèche hors du massif de verdure.

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En cette partie du Saint-Laurent, si la remontée est très difficile, la descente risque de se faire plus facilement qu’on ne le voudrait peut-être, puisqu’il suffirait d’un faux coup de barre pour jeter une embarcation à travers les rapides. Mais les mariniers, habitués à ces dangereuses passes – les pêcheurs surtout, qui viennent prendre là des aloses par myriades – sont très habiles à manœuvrer au milieu de ces eaux furieuses. À la condition de ranger la berge méridionale du fleuve et de se haler à la cordelle, il n’est point impossible d’atteindre Laprairie, chef-lieu du comté de ce nom, où le Champlain avait coutume d’hiverner.

Vers le milieu du jour, Pierre Harcher se trouvait un peu en aval du bourg de Lachine. D’où vient ce nom, qui est celui du vaste empire asiatique? Tout simplement des premiers navigateurs du Saint-Laurent.

Arrivés dans le voisinage du pays des grands lacs, ils se crurent sur le littoral de l’océan Pacifique, et, par conséquent, non loin du royaume des Célestes.

Le patron du Champlain manœuvra donc de manière à rallier la rive droite du fleuve; il l’atteignit vers cinq heures du soir, à peu près sur la limite qui sépare le comté de Montréal du comté de Laprairie.

Ce fut en ce moment que Jean lui dit:

«Je vais débarquer, Pierre.

– Tu ne viens pas avec nous jusqu’à Laprairie? répondit Pierre Harcher.

– Non, il est nécessaire que je visite la paroisse de Chambly, et, en débarquant à Caughnawaga, j’aurai moins de chemin à faire pour y arriver.

– C’est risquer beaucoup, fit observer Pierre, et je ne te verrai pas t’éloigner sans inquiétude. Pourquoi nous quitter, Jean? Reste encore deux jours, et nous partirons tous ensemble, après le désarmement du Champlain.

– Je ne puis, répondit Jean. Il faut que je sois à Chambly cette nuit même.

– Veux-tu que deux de nous t’accompagnent? demanda Pierre Harcher.

– Non… Il vaut mieux que je sois seul.

– Et tu resteras à Chambly?…

– Quelques heures seulement, Pierre, et je compte en repartir avant le jour.»

Comme Jean ne paraissait pas désireux de s’expliquer sur ce qu’il allait faire dans cette bourgade, Pierre Harcher n’insista pas et se contenta d’ajouter:

«Devons-nous t’attendre à Laprairie?

– C’est inutile. Faites ce que vous avez à faire, sans vous inquiéter de moi.

– Alors nous nous retrouverons?…

– À la ferme de Chipogan.

– Tu sais, reprit Pierre, que nous devons y être tous pour la première semaine d’octobre?

– Je le sais.

– Ne manque pas d’être là, Jean! Ton absence ferait beaucoup de peine à mon père, à ma mère, à tous. On nous attend à Chipogan pour une fête de famille, et, puisque tu es devenu notre frère, il faut que tu sois là pour que la famille soit au complet.

– J’y serai, Pierre!»

Jean serra la main des fils Harcher. Puis, il descendit dans la cabine du Champlain, revêtit le costume qu’il portait le jour de sa visite à la villa Montcalm, et prit congé de ses braves compagnons.

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Un instant après, Jean sauta sur la berge, et, après un dernier «au revoir!», il disparut sous les arbres, dont les masses profondes entourent le village iroquois.

Pierre, Rémy, Michel, Tony et Jacques se remirent aussitôt à la manœuvre. Ce ne fut pas sans de grands efforts, de rudes fatigues, qu’ils parvinrent à haler leur bateau contre le courant, en profitant des remous qui se formaient au revers des pointes.

À huit heures du soir, le Champlain était solidement amarré dans une petite crique, au pied des premières maisons du bourg de Laprairie.

Les frères Harcher avaient achevé leur campagne de pêche, après avoir, pendant six mois et sur deux cents lieues de parcours, remonté et descendu les eaux du grand fleuve.

 

 

Chapitre VIII

Un anniversaire

 

l était cinq heures du soir, lorsque Jean quitta le Champlain. Trois lieues environ le séparaient de la bourgade de Chambly vers laquelle il se dirigeait.

Qu’allait-il faire à Chambly? N’avait-il pas déjà achevé son œuvre de propagande à travers les extrêmes comtés du sud-ouest, avant son arrivée à la villa Montcalm? Oui, sans doute. Mais cette paroisse n’avait pas encore reçu sa visite. Pour quelle raison? nul ne l’eût pu deviner. Il ne l’avait dit à personne, et c’est à peine s’il se la disait à lui-même. Il allait là, vers Chambly, comme s’il eût été attiré et repoussé à la fois, ayant conscience, pourtant, du combat qui se livrait en lui.

Douze ans s’étaient écoulés depuis que Jean avait quitté la bourgade où il était né. On ne l’y avait jamais revu. On ne l’y reconnaîtrait pas. Lui-même, après une si longue absence, n’aurait-il pas oublié la rue dans laquelle il jouait tout petit, la maison où s’était passée son enfance?

Non! ces souvenirs du premier âge ne pouvaient s’être effacés de sa mémoire si vivace? Au sortir de la forêt riveraine, il se revit au milieu des prairies qu’il parcourait autrefois, lorsqu’il allait rejoindre le bac du Saint-Laurent. Ce n’était point un étranger qui franchissait ce territoire, c’était un enfant du pays. Il n’éprouva pas une hésitation à suivre certaines passes guéables, à prendre des chemins de traverse, à éviter quelques coudes pour abréger la route. Aussi, lorsqu’il serait à Chambly, il n’aurait aucune hésitation à reconnaître la petite place où s’élevait la maison paternelle, la rue étroite par laquelle il y rentrait le plus ordinairement, l’église à laquelle sa mère le conduisait, le collège où il avait commencé ses études, avant qu’il fût allé les achever à Montréal?

Ainsi, Jean avait voulu revoir ces lieux, dont il s’était tenu éloigné depuis si longtemps. Au moment de jouer sa vie dans une lutte suprême, l’irrésistible désir l’avait pris de retourner là où cette existence misérable avait commencé pour lui. Ce n’était pas Jean-Sans-Nom qui se présentait aux réformistes du comté, c’était l’enfant, revenant, peut-être pour la dernière fois, au village qui l’avait vu naître.

Jean marchait d’un pas rapide, afin d’être à Chambly avant la nuit, afin d’en repartir avant le jour. Absorbé en de torturants souvenirs, ses yeux ne voyaient rien de ce qui eût autrefois attiré son attention, ni les couples d’élans qui s’en allaient sous bois, ni les oiseaux de mille sortes qui voltigeaient entre les arbres, ni le gibier qui filait par les sillons.

Quelques laboureurs étaient encore occupés aux travaux des champs. Il se détournait alors pour n’avoir point à répondre à leur salut cordial, voulant passer inaperçu à travers la campagne et revoir Chambly sans y être vu.

Il était sept heures, lorsque le clocher de l’église pointa entre la verdure. Encore une demi-lieue, et il serait arrivé. Les tintements de la cloche, apportés par le vent, arrivaient jusqu’à lui. Et, bien loin de s’écrier:

«Oui, c’est moi!… Moi, qui veux me retrouver au milieu de tout ce que j’ai tant aimé autrefois!… Je reviens au nid!… Je reviens au berceau!…»

Il se taisait, ne répondant qu’à lui-même, et se demandant avec épouvante:

«Que suis-je venu faire ici?»

Cependant, aux tintements ininterrompus de cette cloche, Jean observa que ce n’était pas l’Angelus qui sonnait en ce moment. À quel office appelait-elle alors les fidèles de Chambly et à une heure si tardive?

«Tant mieux! se dit Jean. On sera à l’église!… Je n’aurai point à passer devant des portes ouvertes!… On ne me verra pas!… On ne me parlera pas!… Et, puisque je n’ai à demander l’hospitalité à personne, personne ne saura que je suis venu!…»

Il se disait cela, il continuait sa route, et, par instants, l’envie lui prenait de revenir sur ses pas. Non! C’était comme une force invincible qui le poussait en avant.

À mesure qu’il s’approchait de Chambly, Jean regardait avec plus d’attention. Malgré les changements qui s’étaient opérés depuis douze ans, il reconnaissait les habitations, les enclos, les fermes établies aux abords de la bourgade.

Lorsqu’il eut atteint la principale rue, il se glissa le long des maisons, dont l’aspect était si français qu’il aurait pu se croire dans le chef-lieu d’un bailliage au dix-septième siècle. Ici habitait un ami de sa famille, chez qui Jean passait quelquefois ses jours de congé. Là demeurait le curé de la paroisse, qui lui avait donné ses premières leçons. Ces braves gens vivaient-ils encore? Puis, une plus haute bâtisse se dressa sur la droite. C’était le collège où il se rendait chaque matin, qui s’élevait à quelques centaines de pas, en remontant vers le haut quartier de Chambly.

Cette rue aboutissait à la place de l’église. La maison paternelle en occupait un angle, à gauche, sa façade tournée du côté de la place, ses derrières donnant sur un jardin, qui se raccordait aux massifs d’arbres, groupés autour de la bourgade.

La nuit était assez sombre. La grande porte entr’ouverte de l’église laissait voir, à l’intérieur, une foule vaguement éclairée par le lustre suspendu à la voûte.

Jean, n’ayant plus à craindre d’être reconnu – en admettant qu’on eût conservé souvenir de lui – eut un instant la pensée de se mêler à cette foule, d’entrer dans cette église, d’assister à l’office du soir, de s’agenouiller sur ces bancs où il avait dit ses prières d’enfant. Mais, tout d’abord, il se sentit attiré vers le côté opposé de la place, ayant pris sur la gauche, il atteignit l’angle où s’élevait la maison de sa famille…

Il se souvenait. C’était là qu’elle était bâtie. Tous les détails lui revenaient, la barrière qui fermait une petite cour en avant, le colombier qui dominait le pignon sur la droite, les quatre fenêtres du rez-de-chaussée, la porte au milieu, la fenêtre à gauche du premier étage, où la figure de sa mère lui était si souvent apparue entre les fleurs qui l’encadraient. Il avait quinze ans, lorsqu’il avait quitté Chambly pour la dernière fois. À cet âge, les choses sont déjà profondément gravées dans la mémoire. C’était bien à cette place que devait être l’habitation, construite par les premiers de sa famille, au début de la colonie canadienne.

Plus de maison à cet endroit. Sur son emplacement, rien que des ruines. Ruines sinistres, non pas celles que le temps a faites, mais celles que laisse après lui quelque violent sinistre. Et ici, on ne pouvait s’y méprendre. Des pierres calcinées, des pans de murs noircis, des morceaux de poutres brûlées, des amas de cendres, blanches maintenant, disaient qu’à une époque déjà reculée, la maison avait été la proie des flammes.

Une horrible pensée traversa l’esprit de Jean. Qui avait allumé cet incendie?… Était-ce l’œuvre du hasard ou de l’imprudence?… Était-ce la main d’un justicier?…

Jean, irrésistiblement entraîné, se glissa entre les ruines… Il foula du pied les cendres entassées sur le sol. Quelques chouettes s’envolèrent. Sans doute, personne ne venait jamais là. Pourquoi donc, dans cette partie la plus fréquentée de la bourgade, oui, pourquoi avait-on laissé subsister ces ruines? Comment, après l’incendie, ne s’était-on pas donné la peine de déblayer ce terrain?

Depuis douze ans qu’il l’avait abandonnée, Jean n’avait jamais appris que la maison de sa famille eût été détruite, qu’elle ne fût plus qu’un amas de pierres, noircies par le feu.

Immobile, le cœur gonflé, il songeait à ce triste passé, au présent plus triste encore!…

«Eh? que faites-vous là, monsieur?» lui cria un vieil homme, qui venait de s’arrêter en se rendant à l’église.

Jean n’ayant point entendu, ne répondait pas.

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«Eh! reprit le vieil homme, êtes-vous sourd? Ne restez pas là!… Si on vous voyait, vous risqueriez d’attraper quelque mauvais compliment!»

Jean sortit des ruines, revint sur la place, et, s’adressant à son interlocuteur:

«C’est à moi que vous parlez? demanda-t-il.

– À vous-même, monsieur. Il est défendu d’entrer en cet endroit!

– Et pourquoi?…

– Parce que c’est un lieu maudit!

– Maudit!» murmura Jean.

Mais ce fut dit d’une voix si basse que le vieil homme n’aurait pu l’entendre.

«Vous êtes étranger, monsieur?

– Oui, répondit Jean.

– Et, sans doute, vous n’êtes pas venu à Chambly depuis bien des années?…

– Oui!… bien des années!…

– Il n’est pas étonnant alors que vous ne sachiez point… Croyez-moi!… C’est un bon conseil que je vous donne!… Ne retournez pas au milieu de ces décombres!

– Et pourquoi?…

– Parce que ce serait vous souiller rien que d’en fouler les cendres. C’est ici la maison du traître!…

– Du traître?…

– Oui, de Simon Morgaz!»

Il ne le savait que trop, le malheureux!

Ainsi, de l’habitation, dont sa famille avait été chassée douze ans avant, de cette demeure qu’il avait voulu revoir une dernière fois, qu’il croyait debout encore, il ne restait que quelques pans de murailles, détruites par le feu! Et la tradition en avait fait un lieu si infâme que personne n’osait plus l’approcher, que pas un des gens de Chambly ne l’apercevait sans lui jeter sa malédiction! Oui! douze ans s’étaient écoulés, et, dans cette bourgade comme partout dans les provinces canadiennes, rien n’avait pu diminuer l’horreur qu’inspirait le nom de Simon Morgaz!

Jean avait baissé les yeux, ses mains tremblaient, il se sentait défaillir. Sans l’obscurité, le vieil homme aurait vu le rouge de la honte lui monter au visage.

Celui-ci reprit:

«Vous êtes Canadien?…

– Oui, répondit Jean.

– Alors vous ne pouvez ignorer le crime qu’avait commis Simon Morgaz?

– Qui l’ignore en Canada?

– Personne en vérité, monsieur! Vous êtes sans doute des comtés de l’est?

– Oui… de l’est… du Nouveau-Brunswick.

– De loin… de très loin, alors! Vous ne saviez peut-être pas que cette maison avait été détruite?…

– Non!… Un accident… sans doute?…

– Point, monsieur, point! reprit le vieil homme. Peut-être aurait-il mieux valu qu’elle eût été brûlée par le feu du ciel! Et certainement, ce serait arrivé un jour ou l’autre, puisque Dieu est juste!… Mais on a devancé sa justice! Et, le lendemain même du jour où Simon Morgaz a été chassé de Chambly avec sa famille, on s’est rué sur cette habitation… On l’a incendiée… Puis, pour l’exemple, afin que le souvenir ne s’en perde jamais, on a laissé les ruines dans l’état où vous les voyez! Seulement, il est interdit de s’en approcher, et personne ne voudrait se salir à la poussière de cette maison!»

Immobile, Jean écoutait tout cela. L’animation avec laquelle parlait ce brave homme montrait bien que l’horreur pour tout ce qui avait appartenu à Simon Morgaz subsistait dans toute sa violence! Où Jean venait chercher des souvenirs de famille, il n’y avait que des souvenirs de honte!

Cependant son interlocuteur, en causant, s’était peu à peu éloigné de l’habitation maudite, et se dirigeait vers l’église. La cloche venait de lancer ses dernières volées à travers l’espace. L’office allait commencer. Quelques chants se faisaient déjà entendre, interrompus par de longs silences.

Le vieil homme dit alors:

«Maintenant, monsieur, je vais vous quitter, à moins que votre intention ne soit de m’accompagner à l’église. Vous entendriez un sermon qui fera grand effet dans la paroisse…

– Je ne puis, répondit Jean. Il faut que je sois à Laprairie avant le jour…

– Alors vous n’avez pas de temps à perdre, monsieur. En tout cas, les chemins sont sûrs. Depuis quelques temps, les agents parcourent jour et nuit le comté de Montréal, toujours à la poursuite de Jean-Sans-Nom, qu’ils n’atteindront point, Dieu fasse cette grâce à notre cher pays!… On compte sur ce jeune héros, monsieur, et on a raison… Si j’en crois les bruits, il ne trouverait ici que de braves gens, prêts à le suivre!…

– Comme dans tout le comté, répondit Jean.

– Plus encore, monsieur! N’avons-nous pas à racheter la honte d’avoir eu pour compatriote un Simon Morgaz!»

Le vieil homme aimait à causer, on le voit; mais, enfin, il allait prendre définitivement congé, en donnant le bonsoir à Jean, lorsque celui-ci, l’arrêtant, dit:

«Mon ami, vous avez peut-être connu la famille de ce Simon Morgaz?

– Oui, monsieur, et beaucoup! J’ai soixante-dix ans, j’en avais cinquante-huit à l’époque de cette abominable affaire. J’ai toujours habité ce pays qui était le sien, et jamais, non jamais, je n’aurais pensé que Simon en serait arrivé là! Qu’est-il devenu?… Je ne sais!… Peut-être est-il mort?… Peut-être est-il passé à l’étranger, sous un autre nom, afin qu’on ne pût lui cracher le sien à la face! Mais sa femme, ses enfants!… Ah! les malheureux, que je les plains, ceux-là! Madame Bridget, que j’ai vue si souvent, toujours bonne et généreuse, bien qu’elle fût dans une modeste condition de fortune!… Elle qui était aimée de tous dans notre bourgade!… Elle qui avait le cœur plein du plus ardent patriotisme!… Ce qu’elle a dû souffrir, la pauvre femme, ce qu’elle a dû souffrir!»

Comment peindre ce qui se passait dans l’âme de Jean! Devant les ruines de la maison détruite, là où s’était accompli le dernier acte de la trahison, là où les compagnons de Simon Morgaz avaient été livrés, entendre évoquer le nom de sa mère, revoir dans son souvenir toutes les misères de sa vie, c’était, semblait-il, plus que n’en peut supporter la nature humaine. Il fallait que Jean eût une extraordinaire énergie pour se contenir, pour qu’un cri d’angoisse ne s’échappât point de sa poitrine.

Et le vieil homme continuait, disant:

«Ainsi que la mère, j’ai connu les deux fils, monsieur! Ils tenaient d’elle! Ah! la pauvre famille!… Où sont-ils en ce moment?… Tous les aimaient ici pour leur caractère, leur franchise, leur bon cœur! L’aîné était grave déjà, très studieux, le cadet, plus enjoué, plus déterminé, prenant la défense des faibles contre les forts!… Il se nommait Jean!… Son frère se nommait Joann… et, tenez, précisément comme le jeune prêtre qui va prêcher tout à l’heure…

– L’abbé Joann?… s’écria Jean.

– Vous le connaissez?

– Non… mon ami… non!… Mais j’ai entendu parler de ses prédications…

– Eh bien, si vous ne le connaissez pas, monsieur, vous devriez faire sa connaissance!… Il a parcouru les comtés de l’ouest, et partout, on s’est précipité pour l’entendre!… Vous verriez quel enthousiasme il provoque!… Et si vous pouviez retarder votre départ d’une heure…

– Je vous suis!» répondit Jean.

Le vieillard et lui se dirigèrent vers l’église, où ils eurent quelque peine à trouver place.

Les premières prières étaient dites, le prédicateur venait de monter en chaire.

L’abbé Joann était âgé de trente ans. Avec sa figure passionnée, son regard pénétrant, sa voix chaude et persuasive, il ressemblait à son frère, étant imberbe comme lui. En eux se retrouvaient les traits caractéristiques de leur mère. À le voir comme à l’entendre, on comprenait l’influence que l’abbé Joann exerçait sur les foules, attirées par sa renommée. Porte-parole de la foi catholique et de la foi nationale, c’était un apôtre, au véritable sens du mot, un enfant de cette forte race des missionnaires, capables de donner leur sang pour confesser leurs croyances.

L’abbé Joann commençait sa prédication. À tout ce qu’il disait pour son Dieu, on sentait tout ce qu’il voulait dire pour son pays. Ses allusions à l’état actuel du Canada étaient faites pour passionner des auditeurs, chez lesquels le patriotisme n’attendait qu’une occasion pour se déclarer par des actes. Son geste, sa parole, son attitude, faisaient courir de sourds frémissements à travers cette modeste église de village, lorsqu’il appelait les secours du ciel contre les spoliateurs des libertés publiques. On eût dit que sa voix vibrante sonnait comme un clairon, que son bras tendu agitait du haut de la chaire le drapeau de l’indépendance.

Jean, perdu dans l’ombre, écoutait. Il lui semblait que c’était lui qui parlait par la bouche de son frère. C’est que les mêmes idées, les mêmes aspirations, se rencontraient dans ces deux êtres, si unis par le cœur. Tous deux luttaient pour leur pays, chacun à sa manière, l’un par la parole, l’autre par l’action, l’un et l’autre également prêts aux derniers sacrifices.

À cette époque, le clergé catholique possédait en Canada une influence considérable, au double point de vue social et intellectuel. On y regardait les prêtres comme des personnes sacrées. C’était la lutte des vieilles croyances catholiques, implantées par l’élément français dès l’origine de la colonie, contre les dogmes protestants que les Anglais cherchaient à introduire chez toutes les classes. Les paroissiens se concentraient autour de leurs curés, véritables chefs de paroisse, et la politique, qui tendait à dégager les provinces canadiennes des mains anglo-saxonnes, n’était pas étrangère à cette alliance du clergé et des fidèles.

L’abbé Joann, on le sait, appartenait à l’ordre des Sulpiciens. Mais ce que le lecteur ignore peut-être, c’est que cet ordre, possesseur d’une partie des territoires dès le début de la conquête, en tire, actuellement encore, d’importants revenus. Diverses servitudes, créées, principalement dans l’île de Montréal, en vertu des droits seigneuriaux qui lui avaient été concédés par Richelieu,2 s’exercent toujours au profit de la congrégation. Il suit de là que les Sulpiciens forment une corporation aussi honorée que puissante au Canada, et que les prêtres, restés les plus riches propriétaires du pays, y sont par cela même les plus influents.

Le sermon, on pourrait dire la harangue patriotique de l’abbé Joann, dura trois quarts d’heure environ. Elle enthousiasma ses auditeurs à ce point que, n’eût été la sainteté du lieu, des acclamations répétées l’eussent accueillie. La fibre nationale avait été profondément remuée dans cette assistance si patriote. Peut-être s’étonnera-t-on que les autorités laissassent libre cours à ces prédications où la propagande réformiste se faisait sous le couvert de l’Évangile? Mais il eût été difficile d’y saisir une provocation directe à l’insurrection, et, d’ailleurs, la chaire jouissait d’une liberté à laquelle le gouvernement n’aurait voulu toucher qu’avec une extrême réserve.

Le sermon fini, Jean se retira dans un coin de l’église, tandis que s’écoulait la foule. Voulait-il donc se faire reconnaître de l’abbé Joann, lui serrer la main, échanger avec lui quelques paroles, avant de rejoindre ses compagnons à la ferme de Chipogan? Oui, sans doute. Les deux frères ne s’étaient pas vus depuis quelques mois, allant, chacun de son côté, pour accomplir la même œuvre de dévouement national.

Jean attendait ainsi derrière les premiers piliers de la nef, lorsqu’un véhément tumulte éclata au dehors. C’était des cris, des vociférations, des hurlements. On eût dit d’une sorte de colère publique, qui se manifestait avec une extraordinaire violence. En même temps, de larges lueurs illuminaient l’espace, et leur réverbération pénétrait jusqu’à l’intérieur de l’église.

Le flot des auditeurs sortit, et Jean, entraîné comme malgré lui, le suivit jusqu’au milieu de la place.

Que se passait-il donc?

Là, devant les ruines de la maison du traître, un grand feu venait d’être allumé. Des hommes, auxquels se joignirent bientôt des enfants et des femmes, attisaient ce feu, en y jetant des brassées de bois mort.

En même temps que les cris d’horreur, ces mots de haine retentissaient dans l’air:

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«Au feu, le traître!… Au feu, Simon Morgaz!»

Et alors, une sorte de mannequin, habillé de haillons, fut traîné vers les flammes.

Jean comprit. La population de Chambly procédait, en effigie, à l’exécution du misérable, comme à Londres, on traîne encore par les rues l’image de Guy Fawkes, le criminel héros de la conspiration des Poudres.

Aujourd’hui, c’était le 27 septembre, c’était l’anniversaire du jour où Walter Hodge et ses compagnons, François Clerc et Robert Farran étaient morts sur l’échafaud.

Saisi d’horreur, Jean voulut fuir… Il ne put s’arracher du sol, où il semblait que ses pieds restaient irrésistiblement attachés. Là, il revoyait son père, accablé d’injures, accablé de coups, souillé de la boue que lui jetait cette foule, en proie à un délire de haine. Et il lui semblait que tout cet opprobre retombait sur lui, Jean Morgaz.

En ce moment, l’abbé Joann parut. La foule s’écarta pour lui livrer passage.

Lui aussi, il avait compris le sens de cette manifestation populaire. Et, en cet instant, il reconnut son frère, dont la figure livide lui apparut dans un reflet des flammes, tandis que cent voix criaient avec cette date odieuse du 27 septembre, le nom infamant de Simon Morgaz!

L’abbé Joann ne fut pas maître de lui. Il étendit les bras, il s’élança vers le bûcher, au moment où le mannequin allait être précipité au milieu de la fournaise.

«Au nom du Dieu de miséricorde, s’écria-t-il, pitié pour la mémoire de ce malheureux!… Dieu n’a-t-il pas des pardons pour tous les crimes!…

– Il n’en a pas pour le crime de trahison envers la patrie, envers ceux qui ont combattu pour elle!» répondit un des assistants.

Et, en un instant, le feu eut dévoré, comme il le faisait à chaque anniversaire, l’effigie de Simon Morgaz.

Les clameurs redoublèrent et ne cessèrent qu’au moment où les flammes s’éteignirent.

Dans l’ombre, personne n’avait pu voir que Jean et Joann s’étaient rejoints, et que, là, tous deux, la main dans la main, ils baissaient la tête.

Sans avoir prononcé une parole, ils quittèrent le théâtre de cette horrible scène, et s’enfuirent de cette bourgade de Chambly, où ils ne devaient jamais revenir.

 

 

Chapitre IX

Maison-close

 

six lieues de Saint-Denis s’élève le bourg de Saint-Charles, sur la rive nord du Richelieu, dans le comté de Saint-Hyacinthe, qui confine à celui de Montréal. C’est en descendant le Richelieu, un des affluents les plus considérables du Saint-Laurent, que l’on arrive à la petite ville de Sorel, où le Champlain avait relâché pendant sa dernière campagne de pêche.

À cette époque, une maison isolée s’élevait à quelques centaines de pas avant le coude qui détourne brusquement la grande rue de Saint-Charles, lorsqu’elle s’engage entre les premières maisons de la bourgade.

Modeste et triste habitation. Rien qu’un rez-de-chaussée, percé d’une porte et de deux fenêtres, précédé d’une petite cour, où foisonnent les mauvaises herbes. Le plus souvent, la porte est fermée, les fenêtres ne sont jamais ouvertes, même derrière les volets à panneaux pleins, qui sont repoussés contre elles. Si le jour pénètre à l’intérieur, c’est uniquement par deux autres fenêtres, pratiquées dans la façade opposée, et donnant sur un jardin.

À vrai dire, ce jardin n’est qu’un carré, entouré de hauts murs festonnés de longues pariétaires, avec un puits à margelle, établi dans l’un des angles. Là, sur une superficie d’un cinquième d’acre, poussent divers légumes. Là, végètent une douzaine d’arbres à fruits, poiriers, noisetiers ou pommiers, abandonnés aux seuls soins de la nature. Une petite basse-cour, prise sur le jardin et contiguë à la maison, loge cinq à six poules, qui fournissent la quantité d’œufs nécessaires à la consommation quotidienne.

À l’intérieur de cette maison, il n’y a que trois chambres, garnies de quelques meubles – le strict nécessaire. L’une de ces chambres, à gauche en entrant, sert de cuisine; les deux autres, à droite, servent de chambres à coucher. L’étroit couloir qui les sépare, établit une communication entre la cour et le jardin.

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Oui! cette maison était humble et misérable; mais on sentait que cela était voulu, qu’il y avait là parti pris de vivre dans ces conditions de misère et d’humilité. Les habitants de Saint-Charles ne s’y trompaient point. En effet, s’il arrivait que quelque mendiant frappât à la porte de Maison-Close – c’est ainsi qu’on la désignait dans la bourgade – jamais il ne s’en allait sans avoir été assisté d’une légère aumône. Maison-Close aurait pu s’appeler Maison-Charitable, car la charité s’y faisait à toute heure.

Qui demeurait là? Une femme, toujours seule, toujours habillée de noir, toujours recouverte d’un long voile de veuve. Elle ne quittait que rarement sa maison – une ou deux fois la semaine, lorsque quelque indispensable acquisition l’obligeait à sortir, ou, le dimanche, pour se rendre à l’office. Quand il s’agissait d’un achat, elle attendait que la nuit ou tout au moins le soir fût venu, se glissait à travers les rues sombres, longeait les maisons, entrait rapidement dans une boutique, parlait d’une voix sourde, en peu de mots, payait sans marchander, revenait, la tête basse, les yeux à terre, comme une pauvre créature qui aurait eu honte de se laisser voir. Allait-elle à l’église, c’était dès l’aube, à la première messe. Elle se tenait à l’écart, dans un coin obscur, agenouillée, pour ainsi dire rentrée en elle-même. Sous les plis de son voile, son immobilité était effrayante. On aurait pu la croire morte, si de douloureux soupirs ne se fussent échappés de sa poitrine. Que cette femme ne fût pas dans la misère, soit! mais c’était assurément un être bien misérable. Une ou deux fois, quelques bonnes âmes avaient voulu l’assister, lui offrir leurs services, s’intéresser à elle, lui faire entendre des paroles de sympathie… Et alors, se serrant plus étroitement dans son vêtement de deuil, elle s’était vivement reculée, comme si elle eut été un objet d’horreur.

Les habitants de Saint-Charles ne connaissaient donc point cette étrangère – on pourrait dire cette recluse. Douze années avant, elle était arrivée dans la bourgade, afin d’occuper cette maison, achetée pour son compte, à très bas prix, car la commune, à laquelle elle appartenait, voulait depuis longtemps s’en défaire et ne trouvait pas acquéreur.

Un jour, on apprit que la nouvelle propriétaire était arrivée la nuit, dans sa demeure, où nul ne l’avait vue entrer. Qui l’avait aidée à transporter son pauvre mobilier? on ne savait. D’ailleurs, elle ne prit point de servante pour l’aider à son ménage. Jamais, non plus, personne ne pénétrait chez elle. Telle elle vivait alors, telle elle avait vécu depuis son apparition à Saint-Charles, dans une sorte d’isolement cénobitique. Les murs de Maison-Close étaient ceux d’un cloître, et nul ne les avait franchis jusqu’alors.

Du reste, les habitants de la bourgade ne cherchèrent point à pénétrer dans la vie de cette femme, à dévoiler les secrets de son existence? Durant les premiers jours de son installation, ils s’en étonnèrent un peu. Quelques commérages se firent sur la propriétaire de Maison-Close. On supposa ceci et cela. Bientôt, on ne s’occupa plus d’elle. Dans la limite de ses moyens, elle se montrait charitable envers les pauvres du pays – et cela lui valut l’estime de tous.

Grande, déjà voûtée plus par la douleur que par l’âge, l’étrangère pouvait avoir actuellement une cinquantaine d’années. Sous le voile qui l’enveloppait jusqu’à mi-corps, se cachait un visage qui avait dû être beau, un front élevé, de grands yeux noirs. Ses cheveux étaient tout blancs; son regard semblait imprégné de ces larmes ineffaçables qui l’avaient si longtemps noyé. À présent, le caractère de cette physionomie, autrefois douce et souriante, était une énergie sombre, une implacable volonté.

Cependant, si la curiosité publique se fût plus étroitement appliquée à surveiller Maison-Close, on aurait acquis la preuve qu’elle n’était pas absolument fermée à tout visiteur. Trois ou quatre fois par an, invariablement la nuit, la porte s’ouvrait tantôt devant un, tantôt devant deux étrangers, qui ne négligeaient aucune précaution pour arriver et repartir sans avoir été vus. Restaient-ils quelques jours dans la maison, ou seulement quelques heures? Personne n’eût été à même de le dire. En tout cas, lorsqu’ils la quittaient, c’était avant l’aube. Nul ne pouvait se douter que cette femme eût encore quelques relations avec le dehors.

C’est précisément ce qui advint vers onze heures, dans la nuit du 30 septembre 1837. La grande route, après avoir traversé le comté de Saint-Hyacinthe, de l’ouest à l’est, passe à Saint-Charles et se poursuit au delà. Elle était déserte alors. Une profonde obscurité baignait la bourgade endormie. Aucun habitant ne put voir deux hommes redescendre cette route, se glisser jusqu’au mur de Maison-Close, ouvrir la barrière de la petite cour, qui n’était fermée que par un loquet, et frapper à la porte, d’une façon qui devait être un signal de reconnaissance.

La porte s’ouvrit et se referma aussitôt. Les deux visiteurs entrèrent dans la première chambre de droite, éclairée par une veilleuse, dont la faible lumière ne pouvait filtrer à l’extérieur.

La femme ne laissa paraître aucune surprise à l’arrivée de ces deux hommes. Ils la pressèrent dans leurs bras, ils l’embrassèrent au front avec une affection toute filiale.

C’étaient Jean et Joann. Cette femme était leur mère, Bridget Morgaz.

Douze années avant, après l’expulsion de Simon Morgaz, chassé par la population de Chambly, personne n’avait mis en doute que cette misérable famille eût quitté le Canada pour s’expatrier soit dans quelque province de l’Amérique du Nord ou du Sud, soit même dans une lointaine contrée de l’Europe. La somme touchée par le traître devait lui permettre de vivre avec une certaine aisance, partout où il lui conviendrait de se retirer. Et alors, en prenant un faux nom, il échapperait au mépris qui l’eût poursuivi dans le monde entier.

On ne l’ignore pas, les choses ne s’étaient point passées ainsi. Un soir, Simon Morgaz s’était fait justice, et nul ne se serait douté que son corps reposait en quelque endroit perdu sur la rive septentrionale du lac Ontario.

Bridget Morgaz, Jean et Joann avaient compris toute l’horreur de leur situation. Si la mère et les fils étaient innocents du crime de l’époux et du père, les préjugés sont tels qu’ils n’eussent trouvé nulle part ni pitié ni pardon. En Canada, aussi bien qu’en n’importe quel point du monde, leur nom serait l’objet d’une réprobation unanime. Ils résolurent de renoncer à ce nom, sans même songer à en prendre un autre. Qu’en avaient-ils besoin, ces misérables, pour lesquels la vie ne pouvait plus avoir que des hontes!

Pourtant, la mère et les fils ne s’expatrièrent pas immédiatement. Avant de quitter le Canada, il leur restait une tâche à remplir, et cette tâche, dussent-ils y sacrifier leur vie, ils résolurent de l’accomplir tous les trois.

Ce qu’ils voulaient, c’était réparer le mal que Simon Morgaz avait fait à son pays. Sans la trahison provoquée par l’odieux provocateur Rip, le complot de 1825 aurait eu grandes chances de réussir. Après l’enlèvement du gouverneur général et des chefs de l’armée anglaise, les troupes n’auraient pu résister à la population franco-canadienne, qui se serait levée en masse. Mais un acte infâme avait livré le secret de la conspiration, et le Canada était resté sous la main des oppresseurs.

Eh bien, Jean et Joann reprendraient l’œuvre interrompue par la trahison de leur père. Bridget, dont l’énergie fit face à cette effroyable situation, leur montra que là devait être le seul but de leur existence. Ils le comprirent, ces deux frères, qui n’avaient que dix-sept et dix-huit ans à cette époque, et ils se consacrèrent tout entiers à ce travail de réparation.

Bridget Morgaz – décidée à vivre du peu qui lui appartenait en propre – ne voulut rien garder de l’argent trouvé dans le portefeuille du suicidé. Cet argent, il ne pouvait, il ne devait être employé qu’aux besoins de la cause nationale. Un dépôt secret le mit aux mains du notaire Nick, de Montréal, dans les conditions que l’on sait. Une partie en fut gardée par Jean pour être distribuée directement aux réformistes. C’est ainsi qu’en 1831 et en 1835, les comités avaient reçu les sommes nécessaires à l’achat d’armes et de munitions. En 1837, le solde de ce dépôt, considérable encore, venait d’être adressé au comité de la villa Montcalm et confié à M. de Vaudreuil. C’était tout ce qui restait du prix de la trahison.

Cependant, en cette maison de Saint-Charles où s’était retirée Bridget, ses fils venaient la voir secrètement, lorsque cela leur était possible. Depuis quelques années déjà, chacun d’eux avait suivi une voie différente pour arriver au même but.

Joann, l’aîné, s’était dit que tous les bonheurs terrestres lui étaient interdits désormais. Sous l’influence d’idées religieuses, développées par l’amertume de sa situation, il avait voulu être prêtre, mais prêtre militant. Il était entré dans la congrégation des Sulpiciens, avec l’intention de soutenir par la parole les imprescriptibles droits de son pays. Une éloquence naturelle, surexcitée par le plus ardent patriotisme, attirait à lui les populations des bourgades et des campagnes. En ces derniers temps, son renom n’avait fait que grandir, et il était alors dans tout son éclat.

Jean, lui, s’était jeté dans le mouvement réformiste, non plus par la parole, mais par les actes.

Bien que la rébellion n’eût pas mieux abouti en 1831 qu’en 1835, sa réputation n’en avait pas été amoindrie. Dans les masses, on le considérait comme le chef mystérieux des Fils de la liberté. Il n’apparaissait qu’à l’heure où il fallait donner de sa personne, et disparaissait ensuite pour reprendre son œuvre. On sait à quelle haute place il était arrivé dans le parti de l’opposition libérale. Il semblait que la cause de l’indépendance fût dans les mains d’un seul homme, ce Jean-Sans-Nom, ainsi qu’il s’appelait lui-même, et c’est de lui seul que les patriotes attendaient le signal d’une nouvelle insurrection.

L’heure était proche. Toutefois, avant de se jeter dans cette tentative, Jean et Joann, que le hasard venait de réunir à Chambly, avaient voulu venir à Maison-Close, afin de revoir leur mère – pour la dernière fois peut-être.

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Et maintenant, ils étaient là, près d’elle, assis à ses côtés. Ils lui tenaient les mains, ils lui parlaient à voix basse. Jean et Joann disaient où en étaient les choses. La lutte serait terrible, comme doit l’être toute lutte suprême.

Bridget, pénétrée par les sentiments qui débordaient de leur cœur, se laissait aller à l’espoir que le crime du père serait enfin réparé par ses fils. Alors elle prit la parole.

«Mon Jean, mon Joann, dit-elle, j’ai besoin de partager vos espérances, de croire au succès…

– Oui, mère, il faut y croire, répondit Jean. Avant peu de jours, le mouvement aura commencé…

– Et que Dieu nous donne le triomphe qui est dû aux causes saintes! ajouta Joann.

– Que Dieu nous vienne en aide! répondit Bridget, et peut-être aurai-je enfin le droit de prier pour…»

Jusqu’alors, jamais, non, jamais! une prière n’avait pu s’échapper des lèvres de cette malheureuse femme pour l’âme de celui qui avait été son mari!

«Ma mère, dit Joann, ma mère…

– Et toi, mon fils, répondit Bridget, as-tu donc prié pour ton père, toi, prêtre du Dieu qui pardonne?»

Joann baissa la tête sans répondre.

Bridget reprit:

«Mes fils, jusqu’ici, vous avez tous les deux fait votre devoir; mais, ne l’oubliez pas, en vous dévouant, vous n’avez fait que votre devoir. Et même, si notre pays vous doit un jour son indépendance, le nom que nous portions autrefois, ce nom de Morgaz…

– Ne doit plus exister, ma mère! répondit Jean. Il n’y a pas de réhabilitation possible pour lui! On ne peut pas plus lui rendre l’honneur qu’on ne peut rendre la vie aux patriotes que la trahison de notre père a conduits à l’échafaud! Ce que Joann et moi nous faisons, ce n’est point pour que l’infamie, attachée à notre nom, disparaisse!… Cela, c’est impossible!… Ce n’est pas un marché de ce genre que nous avons conclu! Nos efforts ne tendent qu’à réparer le mal fait à notre pays, non le mal fait à nous-mêmes!… N’est-ce pas, Joann?

– Oui, répondit le jeune prêtre. Si Dieu peut pardonner, je sais que cela est interdit aux hommes, et, tant que l’honneur restera une des lois sociales, notre nom sera de ceux qui sont voués à la réprobation publique!

– Ainsi, on ne pourra jamais oublier?… dit Bridget, qui baisait ses deux fils au front, comme si elle eût voulu en effacer le stigmate indélébile.

– Oublier! s’écria Jean… Retourne donc à Chambly, ma mère, et tu verras si l’oubli…

– Jean, dit vivement Joann, tais-toi!…

– Non, Joann!… Il faut que notre mère le sache!… Elle a assez d’énergie pour tout entendre, et je ne lui laisserai pas l’espoir d’une réhabilitation qui est impossible!»

Et Jean, à voix basse, à mots entrecoupés, fit le récit de ce qui avait eu lieu, quelques jours avant, dans cette bourgade de Chambly, berceau de la famille Morgaz, et devant les ruines de la maison paternelle.

Bridget écoutait, sans qu’une larme jaillit de ses yeux. Elle ne pouvait même plus pleurer.

Mais était-il donc vrai qu’une pareille situation fût sans issue? Était-il donc possible que le souvenir d’une trahison fût inoubliable, et que la responsabilité du crime retombât sur des innocents? Était-il donc écrit, dans la conscience humaine, que, cette tache imprimée au nom d’une famille, rien ne pourrait l’effacer?

Pendant quelques instants, aucune parole ne fut échangée entre la mère et les deux fils. Ils ne se regardaient pas. Leurs mains s’étaient disjointes. Ils souffraient affreusement. Partout ailleurs, non moins qu’à Chambly, ils seraient des parias, des «outlaws» que la société repousse, qu’elle met, pour ainsi dire, en dehors de l’humanité.

Vers trois heures après minuit, Jean et Joann songèrent à quitter leur mère. Ils voulaient partir sans risquer d’être vus. Leur intention était de se séparer au sortir de la bourgade. Il importait qu’on ne les aperçut pas ensemble sur la route par laquelle ils s’en iraient à travers le comté. Personne ne devait savoir que, cette nuit-là, la porte de Maison-Close s’était ouverte devant les seuls visiteurs qui l’eussent jamais franchie.

Les deux frères s’étaient levés. Au moment d’une séparation qui pouvait être éternelle, ils sentaient combien le lien de famille les rattachait les uns aux autres. Heureusement, Bridget ignorait que la tête de Jean fût mise à prix. Si Joann ne l’ignorait pas, cette terrible nouvelle n’avait point encore pénétré, du moins, dans la solitude de Maison-Close. Jean n’en voulut rien dire à sa mère. À quoi bon lui ajouter ce surcroît de douleurs? Et, d’ailleurs, Bridget avait-elle besoin de le savoir pour craindre de ne plus jamais revoir son fils?

L’instant de se séparer était venu.

«Où vas-tu, Joann? demanda Bridget.

– Dans les paroisses du sud, répondit le jeune prêtre. Là, j’attendrai que le moment arrive de rejoindre mon frère, lorsqu’il se sera mis à la tête des patriotes canadiens.

– Et toi, Jean?…

– Je me rends à la ferme de Chipogan, dans le comté de Laprairie, répondit Jean. C’est là que je dois retrouver mes compagnons et prendre nos dernières mesures… au milieu de ces joies de famille qui nous sont refusées, ma mère! Ces braves gens m’ont accueilli comme un fils!… Ils donneraient leur vie pour la mienne!… Et, pourtant, s’ils apprenaient qui je suis, quel nom je porte!… Ah! misérables que nous sommes, dont le contact est une souillure!… Mais ils ne sauront pas… ni eux… ni personne!»

Jean était retombé sur une chaise, la tête dans ses mains, écrasé sous un poids qu’il sentait plus pesant chaque jour.

«Relève-toi! frère, dit Joann. Ceci, c’est l’expiation!… Sois assez fort pour souffrir!… Relève-toi et partons!

– Où vous reverrai-je, mes fils? demanda Bridget.

– Ce ne sera plus ici, ma mère, répondit Jean. Si nous triomphons, nous quitterons tous trois ce pays… Nous irons loin… là où personne ne pourra nous reconnaître! Si nous rendons son indépendance au Canada, que jamais il n’apprenne qu’il la doit aux fils d’un Simon Morgaz! Non!… jamais!…

– Et si tout est perdu?… reprit Bridget.

– Alors, ma mère, nous ne nous reverrons ni dans ce pays ni dans aucun autre. Nous serons morts!»

Les deux frères se jetèrent une dernière fois dans les bras de Bridget. La porte s’ouvrit et se referma.

Jean et Joann firent une centaine de pas sur la route; puis, ils se séparèrent, après avoir donné un dernier regard à Maison-Close, où la mère priait pour ses fils.

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1 Nom qui est souvent donné aux Franco-Canadiens des campagnes.

2 C’est en 1854 seulement que le Parlement du Canada vota le rachat facultatif de ces charges; mais nombre de propriétaires, fidèles aux anciens usages, les acquittent encore entre les mains du clergé sulpicien.