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Jules Verne

 

la jangada

 

Huit cent lieues sur l'Amazone

 

 

(Chapitre IX-XII)

 

 

82 dessinsde Leon Benett et deux cartes

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre IX

Le soir du 5 juin.

 

endant que se construisait la maison de maître, Joam Garral s’était occupé aussi de l’aménagement des «communs», qui comprenaient la cuisine et les offices, dans lesquels les provisions de toutes sortes allaient être emmagasinées.

Au premier rang, il y avait un important stock des racines de cet arbrisseau, haut de six à dix pieds, qui produit le manioc, dont les habitants des contrées intertropicales font leur principale nourriture. Cette racine, semblable à un long radis noir, vient par touffes, comme les pommes de terre. Si elle n’est pas toxique dans les régions africaines, il est certain que, dans l’Amérique du Sud, elle contient un suc des plus nuisibles, qu’il faut préalablement chasser par la pression. Ce résultat obtenu, on réduit ces racines en une farine qui s’utilise de différentes façons, même sous la forme de tapioca, suivant le caprice des indigènes.

Aussi, à bord de la jangada, existait-il un véritable silo de cette utile production, qui était réservée à l’alimentation générale.

Quant aux conserves de viande, sans oublier tout un troupeau de moutons, nourris dans une étable spéciale, bâtie à l’avant, elles consistaient surtout en une certaine quantité de ces jambons «presuntos» du pays, qui sont d’excellente qualité; mais on comptait aussi sur le fusil des jeunes gens et de quelques Indiens, bons chasseurs, auxquels le gibier ne manquerait pas – et qui ne le manqueraient pas non plus – sur les îles ou dans les forêts riveraines de l’Amazone.

Le fleuve, d’ailleurs, devait largement fournir à la consommation quotidienne: crevettes, qu’on aurait le droit d’appeler écrevisses, «tambagus», le meilleur poisson de tout ce bassin, d’un goût plus fin que le saumon, auquel on l’a quelquefois comparé; «pira-rucus», aux écailles rouges, grands comme des esturgeons, qui, sous forme de salaisons, s’expédient en quantités considérables dans tout le Brésil; «candirus», dangereux à prendre, bons à manger; «piranhas» ou poissons-diables rayés de bandes rouges et longs de trente pouces; tortues grandes ou petites, qui se comptent par milliers et entrent pour une si grande part dans l’alimentation des indigènes, tous ces produits du fleuve devaient figurer tour à tour sur la table des maîtres et des serviteurs.

Donc, chaque jour, s’il se pouvait, chasse et pêche allaient être pratiquées d’une façon régulière.

Quant aux diverses boissons, il y avait une bonne provision de ce que le pays produisait de meilleur: «caysuma» ou «machachera» du Haut et du Bas-Amazone, liquide agréable, de saveur acidulée, que distille la racine bouillie de manioc doux; «beiju» du Brésil, sorte d’eau-de-vie nationale, «chica» du Pérou, ce «mazato» de l’Ucayali, tirée des fruits bouillis, pressurés et fermentés du bananier; «guarana», espèce de pâte faite avec la double amande du «paullinia-sorbilis», une vraie tablette de chocolat pour la couleur, que l’on réduit en fine poudre, et qui, additionnée d’eau, donne un breuvage excellent.

Et ce n’était pas tout. Il y a dans ces contrées une espèce de vin violet foncé qui se tire du suc des palmiers «assais», et dont les Brésiliens apprécient fort le goût aromatique. Aussi s’en trouvait-il à bord un nombre respectable de frasques1, qui seraient vides, sans doute, en arrivant au Para.

Et, en outre, le cellier spécial de la jangada faisait honneur à Benito, qui s’en était constitué l’ordonnateur en chef. Quelques centaines de bouteilles de Xérès, de Sétubal, de Porto, rappelaient des noms chers aux premiers conquérants de l’Amérique du Sud. De plus, le jeune sommelier avait encavé certaines dames-jeannes2, remplies de cet excellent tafia, qui est une eau-de-vie de sucre, un peu plus accentuée au goût que le beiju national.

Quant au tabac, ce n’était point cette plante grossière dont se contentent le plus habituellement les indigènes du bassin de l’Amazone. Il venait en droite ligne de Villa-Bella da Imperatriz, c’est-à-dire de la contrée où se récolte le tabac le plus estimé de toute l’Amérique centrale.

Ainsi était donc disposée à l’arrière de la jangada l’habitation principale avec ses annexes, cuisine, offices, celliers, le tout formant une partie réservée à la famille Garral et à leurs serviteurs personnels.

Vers la partie centrale, en abord, avaient été construits les baraquements destinés au logement des Indiens et des noirs. Ce personnel devait se trouver là dans les mêmes conditions qu’à la fazenda d’Iquitos, et de manière à pouvoir toujours manœuvrer sous la direction du pilote.

Mais, pour loger tout ce personnel, il fallait un certain nombre d’habitations, qui allaient donner à la jangada l’aspect d’un petit village en dérive. Et, en vérité, il allait être plus bâti et plus habité que bien des hameaux du Haut-Amazone.

Aux Indiens, Joam Garral avait réservé de véritables carbets, sortes de cahutes sans parois, dont le toit de feuillage était supporté par de légers baliveaux. L’air circulait librement à travers ces constructions ouvertes et balançait les hamacs suspendus à l’intérieur. Là, ces indigènes, parmi lesquels on comptait trois ou quatre familles au complet avec femmes et enfants, seraient logés comme ils le sont à terre.

Les noirs, eux, avaient retrouvé sur le train flottant leurs ajoupas habituels. Ils différaient des carbets en ce qu’ils étaient hermétiquement fermés sur leurs quatre faces, dont une seule donnait accès à l’intérieur de la case. Les Indiens, accoutumés à vivre au grand air, en pleine liberté, n’auraient pu s’habituer à cette sorte d’emprisonnement de l’ajoupa, qui convenait mieux à la vie des noirs.

Enfin, sur l’avant, s’élevaient de véritables docks contenant les marchandises que Joam Garral transportait à Bélem en même temps que le produit de ses forêts.

Là, dans ces vastes magasins, sous la direction de Benito, la riche cargaison avait trouvé place avec autant d’ordre que si elle eût été soigneusement arrimée dans la cale d’un navire.

En premier lieu, sept mille arrobes3 de caoutchouc composaient la partie la plus précieuse de cette cargaison, puisque la livre de ce produit valait alors de trois à quatre francs. La jangada emportait aussi cinquante quintaux de salsepareille, cette smilacée qui forme une branche importante du commerce d’exportation dans tout le bassin de l’Amazone, et devient de plus en plus rare sur les rives du fleuve, tant les indigènes se montrent peu soigneux d’en respecter les tiges quand ils la récoltent. Fèves tonkins, connues au Brésil sous le nom de «cumarus», et servant à faire certaines huiles essentielles; sassafras, dont on tire un baume précieux contre les blessures, ballots de plantes tinctoriales, caisses de diverses gommes, et une certaine quantité de bois précieux complétaient cette cargaison, d’une défaite lucrative et facile dans les provinces du Para.

Peut-être s’étonnera-t-on que le nombre des Indiens et des noirs embarqués eût été limité seulement à ce qu’exigeait la manœuvre de la jangada. N’y avait-il pas lieu d’en emmener un plus grand nombre, en prévision d’une attaque possible des tribus riveraines de l’Amazone?

C’eût été inutile. Ces indigènes de l’Amérique centrale ne sont point à redouter, et les temps sont bien changés où il fallait sérieusement se prémunir contre leurs agressions. Les Indiens des rives appartiennent à des tribus paisibles, et les plus farouches se sont retirés devant la civilisation, qui se propage peu à peu le long du fleuve et de ses affluents. Des nègres déserteurs, des échappés des colonies pénitentiaires du Brésil, de l’Angleterre, de la Hollande ou de la France, seraient seuls à craindre. Mais ces fugitifs ne sont qu’en petit nombre; ils n’errent que par groupes isolés, à travers les forêts ou les savanes, et la jandaga était en mesure de repousser toute attaque de la part de ces coureurs de bois.

En outre, il y a de nombreux postes sur l’Amazone, des villes, des villages, des Missions en grand nombre. Ce n’est plus un désert que traverse l’immense cours d’eau, c’est un bassin qui se colonise de jour en jour. De cette sorte de danger il n’y avait donc pas à tenir compte. Aucune agression n’était à prévoir.

Pour achever de décrire la jangada, il ne reste plus à parler que de deux ou trois constructions de nature bien différente, qui achevaient de lui donner un très pittoresque aspect.

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À l’avant s’élevait la case du pilote. On dit à l’avant, et non à l’arrière, où se trouve habituellement la place du timonier. En effet, dans ces conditions de navigation, il n’y avait pas à faire usage d’un gouvernail. De longs avirons n’auraient eu aucune action sur un train de cette longueur, quand même ils eussent été manœuvrés par cent bras vigoureux. C’était latéralement, au moyen de longues gaffes ou d’arc-boutants, appuyés sur le fond du lit, qu’on maintenait la jangada dans le courant, ou qu’on redressait sa direction, lorsqu’elle s’en écartait. Par ce moyen, elle pouvait s’approcher d’une rive ou de l’autre, quand il s’agissait de faire halte pour un motif quelconque. Trois ou quatre ubas, deux pirogues avec leur gréement, étaient à bord et permettaient de communiquer facilement avec les berges. Le rôle du pilote se bornait donc à reconnaître les passes du fleuve, les déviations du courant, les remous qu’il convenait d’éviter, les anses ou criques qui présentaient un mouillage favorable, et, pour ce faire, sa place était et devait être à l’avant.

Si le pilote était le directeur matériel de cette immense machine – ne peut-on justement employer cette expression? – un autre personnage en allait être le directeur spirituel: c’était le padre Passanha, qui desservait la Mission d’Iquitos.

Une famille aussi religieuse que la famille Joam Garral avait dû saisir avec empressement cette occasion d’emmener avec elle un vieux prêtre qu’elle vénérait.

Le padre Passanha, âgé alors de soixante-dix ans, était un homme de bien, tout empreint de la ferveur évangélique, un être charitable et bon, et, au milieu de ces contrées où les représentants de la religion ne donnent pas toujours l’exemple des vertus, il apparaissait comme le type accompli de ces grands missionnaires, qui ont tant fait pour la civilisation au milieu des régions les plus sauvages du monde.

Depuis cinquante ans, le padre Passanha vivait à Iquitos, dans la Mission dont il était le chef. Il était aimé de tous et méritait de l’être. La famille Garral l’avait en grande estime. C’était lui qui avait marié la fille du fermier Magalhaës et le jeune commis recueilli à la fazenda. Il avait vu naître leurs enfants, il les avait baptisés, instruits, et il espérait bien leur donner, à eux aussi, la bénédiction nuptiale.

L’âge du padre Passanha ne lui permettait plus d’exercer son laborieux ministère. L’heure de la retraite avait sonné pour lui. Il venait d’être remplacé à Iquitos par un missionnaire plus jeune, et il se disposait à retourner au Para, pour y finir ses jours dans un de ces couvents qui sont réservés aux vieux serviteurs de Dieu.

Quelle occasion meilleure pouvait lui être offerte que de descendre le fleuve avec cette famille qui était comme la sienne? On le lui avait proposé, il avait accepté d’être du voyage, et, arrivé à Bélem, c’était à lui qu’il serait réservé de marier ce jeune couple, Minha et Manoel.

Mais, si le padre Passanha, pendant le cours du voyage, devait s’asseoir à la table de la famille, Joam Garral avait voulu lui faire construire une habitation à part, et Dieu sait avec quel soin Yaquita et sa fille s’étaient ingéniées à la rendre confortable! Certes, le bon vieux prêtre n’avait jamais été aussi bien logé dans son modeste presbytère.

Toutefois, le presbytère ne pouvait suffire au padre Passanha. Il lui fallait aussi la chapelle.

La chapelle avait donc été édifiée au centre même de la jangada, et un petit clocher la surmontait.

Elle était bien étroite, sans doute, et n’eût pu contenir tout le personnel du bord; mais elle était richement ornée, et, si Joam Garral retrouvait sa propre habitation sur ce train flottant, le padre Passanha n’avait pas, non plus, à y regretter sa pauvre église d’Iquitos.

Tel était donc ce merveilleux appareil, qui allait descendre tout le cours de l’Amazone. Il était là, sur la grève attendant que le fleuve vînt lui-même le soulever. Or, d’après les calculs et observations de la crue, cela ne pouvait plus tarder.

Tout était prêt à la date du 5 juin.

Le pilote, arrivé de la veille, était un homme de cinquante ans, très entendu aux choses de son métier, mais aimant quelque peu à boire. Quoi qu’il en soit, Joam Garral en faisait grand cas, et, à plusieurs reprises, il l’avait employé à conduire des trains de bois à Bélem, sans avoir jamais eu à s’en repentir.

Il faut d’ailleurs ajouter qu’Araujo, – c’était son nom –, n’y voyait jamais mieux que lorsque quelques verres de ce rude tafia, tiré du jus de la canne à sucre, lui éclaircissaient la vue. Aussi ne naviguait-il point sans une certaine dame-jeanne emplie de cette liqueur, à laquelle il faisait une cour assidue.

La crue du fleuve s’était manifestée sensiblement déjà depuis plusieurs jours. D’instant en instant, le niveau du fleuve s’élevait, et, pendant les quarante-huit heures qui précédèrent le maximum, les eaux se gonflèrent suffisamment pour couvrir la grève de la fazenda, mais pas encore assez pour soulever le train de bois.

Bien que le mouvement fût assuré, qu’il n’y eût pas d’erreur possible sur la hauteur que la crue devait atteindre au-dessus de l’étiage, l’heure psychologique ne serait pas sans donner quelque émotion à tous les intéressés. En effet, que, par une cause inexplicable, les eaux de l’Amazone ne s’élevassent pas assez pour déterminer la flottaison de la jangada, et tout cet énorme travail eût été à refaire. Mais, comme la décroissance de la crue se serait rapidement prononcée, il aurait fallu de longs mois pour se retrouver dans des conditions identiques.

Donc, le 5 juin, vers le soir, les futurs passagers de la jangada étaient réunis sur un plateau, qui dominait la grève d’une centaine de pieds, et tous attendaient l’heure avec un sorte d’anxiété bien compréhensible. Là se trouvaient Yaquita, sa fille, Manoel Valdez, le padre Passanha, Benito, Lina, Fragoso, Cybèle et quelques-uns des serviteurs indiens ou noirs de la fazenda.

Fragoso ne pouvait tenir en place; il allait, il venait, il descendait la berge, il remontait au plateau, il notait des points de repère et poussait des hurrahs, lorsque l’eau gonflée venait de les atteindre.

«Il flottera, il flottera, s’écria-t-il, le train qui doit nous emporter à Bélem! Il flottera, quand toutes les cataractes du ciel devraient s’ouvrir pour gonfler l’Amazone!»

Joam Garral, lui, était sur le radeau avec le pilote et une nombreuse équipe. À lui appartenait de prendre toutes les mesures nécessaires au moment de l’opération. La jangada, d’ailleurs, était bien amarrée à la rive avec de solides câbles, et elle ne pouvait être entraînée par le courant, quand elle viendrait à flotter.

Toute une tribu de cent cinquante à deux cents Indiens des environs d’Iquitos, sans compter la population du village, était venue assister à cet intéressant spectacle.

On regardait, et il se faisait un silence presque complet dans cette foule impressionnée.

Vers cinq heures du soir, l’eau avait atteint un niveau supérieur à celui de la veille, – plus d’un pied –, et la grève disparaissait déjà tout entière sous la nappe liquide.

Un certain frémissement se propagea à travers les ais de l’énorme charpente, mais il s’en fallait encore de quelques pouces qu’elle ne fût entièrement soulevée et détachée du fond.

Pendant une heure, ces frémissements s’accrurent. Les madriers craquaient de toutes parts. Un travail se faisait, qui arrachait peu à peu les troncs de leur lit de sable.

Vers six heures et demie, des cris de joie éclatèrent. La jangada flottait enfin, et le courant l’entraînait vers le milieu du fleuve; mais, au rappel de ses amarres, elle vint tranquillement se ranger près de la rive, à l’instant où le padre Passanha la bénissait, comme il est béni un bâtiment de mer, dont les destinées sont entre les mains de Dieu!

 

 

Chapitre X

D’Iquitos à Pevas.

 

e lendemain, 6 juin, Joam Garral et les siens faisaient leurs adieux à l’intendant et au personnel indien ou noir, qui restait à la fazenda. À six heures du matin, la jangada recevait tous ses passagers, – il serait plus juste de les appeler ses habitants –, et chacun prenait possession de sa cabine, ou, pour mieux dire, de sa maison.

Le moment de partir était venu. Le pilote Araujo alla se placer à l’avant, et les gens de l’équipe, armés de leurs longues gaffes, se tinrent à leur poste de manœuvre.

Joam Garral, aidé de Benito et de Manoel, surveillait l’opération du démarrage.

Au commandement du pilote, les câbles furent largués, les gaffes s’appuyèrent sur la berge pour déborder la jangada, le courant ne tarda pas à la saisir, et, longeant la rive gauche du fleuve, elle laissa sur la droite les îles Iquitos et Parianta.

Le voyage était commencé. Où finirait-il? Au Para, à Bélem, à huit cents lieues de ce petit village péruvien, si rien ne modifiait l’itinéraire adopté! Comment finirait-il? C’était le secret de l’avenir.

Le temps était magnifique. Un joli «pampero» tempérait l’ardeur du soleil. C’était un de ces vents de juin et de juillet, qui viennent de la Cordillère, à quelques centaines de lieues de là, après avoir glissé à la surface de l’immense plaine de Sacramento. Si la jangada eût été pourvue de mâts et de voiles, elle eût ressenti les effets de la brise, et sa vitesse se fût accélérée; mais, avec les sinuosités du fleuve, ses brusques tournants qui eussent obligé à prendre toutes les allures, il fallait renoncer aux bénéfices d’un pareil moteur.

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Dans un bassin aussi plat que celui de l’Amazone, qui n’est, à vrai dire, qu’une plaine sans fin, la déclivité du lit du fleuve ne peut être que peu accusée. Aussi a-t-on calculé que, entre Tabatinga, à la frontière brésilienne, et la source de ce grand cours d’eau, la différence de niveau ne dépasse pas un décimètre par lieue. Il n’est donc pas d’artère fluviale au monde dont l’inclinaison soit aussi faiblement prononcée.

Il suit de là que la rapidité du courant de l’Amazone, en eau moyenne, ne doit pas être estimée à plus de deux lieues par vingt-quatre heures, et, quelquefois, cette estime est moindre encore à l’époque des sécheresses. Cependant, dans la période des crues, on l’a vue se relever jusqu’à trente et quarante kilomètres.

Heureusement, c’était dans ces conditions que la jangada allait naviguer; mais, lourde à se déplacer, elle ne pouvait avoir la vitesse du courant qui se dégageait plus vite qu’elle. Aussi, en tenant compte des retards occasionnés par les coudes du fleuve, les nombreuses îles qui demandaient à être tournées, les hauts-fonds qu’il fallait éviter, les heures de halte qui seraient nécessairement perdues, lorsque la nuit trop sombre ne permettrait pas de se diriger sûrement, ne devait-on pas estimer à plus de vingt-cinq kilomètres par vingt-quatre heures le chemin parcouru.

La surface des eaux du fleuve est loin d’être parfaitement libre, d’ailleurs. Arbres encore verts, débris de végétation, îlots d’herbes, constamment arrachés des rives, forment toute une flottille d’épaves, que le courant entraîne, et qui sont autant d’obstacles à une rapide navigation.

L’embouchure du Nanay fut bientôt dépassée et se perdit derrière une pointe de la rive gauche, avec son tapis de graminées roussâtres, rôties par le soleil, qui faisaient un premier plan très chaud aux verdoyantes forêts de l’horizon.

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La jangada ne tarda pas à prendre le fil du courant entre les nombreuses et pittoresques îles, dont on compte une douzaine depuis Iquitos jusqu’à Pucalppa.

Araujo, qui n’oubliait pas d’éclairer sa vue et sa mémoire en puisant à la dame-jeanne, manœuvra très habilement au milieu de cet archipel. À son ordre, cinquante gaffes se levaient simultanément de chaque côté du train de bois et s’abattaient dans l’eau avec un mouvement automatique. Cela était curieux à voir.

Pendant ce temps, Yaquita, aidée de Lina et de Cybèle, achevait de mettre tout en ordre, tandis que la cuisinière indienne s’occupait des apprêts du déjeuner.

Quant aux deux jeunes gens et à Minha, ils se promenaient en compagnie du padre Passanha, et, de temps en temps, la jeune fille s’arrêtait pour arroser les plantes disposées au pied de l’habitation.

«Eh bien, padre, dit Benito, connaissez-vous une plus agréable manière de voyager?

– Non, mon cher enfant, répondit le padre Passanha. C’est véritablement voyager avec tout son chez soi!

– Et sans aucune fatigue! ajouta Manoel. On ferait ainsi des centaines de milles!

– Aussi, dit Minha, vous ne vous repentirez pas d’avoir pris passage en notre compagnie! Ne vous semble-t-il pas que nous sommes embarqués sur une île, et que l’île, détachée du lit du fleuve, avec ses prairies, ses arbres, s’en va tranquillement à la dérive? Seulement…

– Seulement?… répéta le padre Passanha.

– Cette île-là, padre, c’est nous qui l’avons faite de nos propres mains, elle nous appartient, et je la préfère à toutes les îles de l’Amazone! J’ai bien le droit d’en être fière!

– Oui, ma chère fille, répondit le padre Passanha, et je t’absous de ton sentiment de fierté! D’ailleurs, je ne me permettrais pas de te gronder devant Manoel.

– Mais si, au contraire! répondit gaiement la jeune fille. Il faut apprendre à Manoel à me gronder quand je le mérite! Il est beaucoup trop indulgent pour ma petite personne, qui a bien ses défauts.

– Alors, ma chère Minha, dit Manoel, je vais profiter de la permission pour vous rappeler…

– Quoi donc?

– Que vous avez été très assidue à la bibliothèque de la fazenda, et que vous m’aviez promis de me rendre très savant en tout ce qui concerne votre Haut-Amazone. Nous ne le connaissons que très imparfaitement au Para, et voici plusieurs îles que la jangada dépasse, sans que vous songiez à m’en dire le nom!

– Et qui le pourrait? s’écria la jeune fille.

– Oui! qui le pourrait? répéta Benito après elle. Qui pourrait retenir les centaines de noms en idiome «tupi» dont sont affublées toutes ces îles? C’est à ne pas s’y reconnaître! Les Américains, eux, sont plus pratiques pour les îles de leur Mississipi, ils les numérotent…

– Comme ils numérotent les avenues et les rues de leurs villes! répondit Manoel. Franchement, je n’aime pas beaucoup ce système numérique! Cela ne dit rien à l’imagination, l’île soixante-quatre, l’île soixante-cinq, pas plus que la sixième rue de la troisième avenue! N’êtes-vous pas de mon avis, chère Minha?

– Oui, Manoel, quoi qu’en puisse penser mon frère, répondit la jeune fille. Mais, bien que nous n’en connaissions pas les noms, les îles de notre grand fleuve sont vraiment belles! Voyez-les se développer sous l’ombrage de ces gigantesques palmiers avec leurs feuilles retombantes! Et cette ceinture de roseaux qui les entoure, au milieu desquels une étroite pirogue pourrait à peine se frayer passage! Et ces mangliers, dont les racines fantasques viennent s’arc-bouter sur les rives comme les pattes de quelques monstrueux crabes! Oui, ces îles sont belles, mais, si belles qu’elles soient, elles ne peuvent se déplacer ainsi que le fait la nôtre!

– Ma petite Minha est un peu enthousiaste aujourd’hui! fit observer le padre Passanha.

– Ah! padre, s’écria la jeune fille, je suis si heureuse de sentir tout le monde heureux autour de moi!»

En ce moment, on entendit la voix de Yaquita qui appelait Minha à l’intérieur de l’habitation.

La jeune fille s’en alla, courant et souriant.

«Vous aurez là, Manoel, une aimable compagne! dit le padre Passanha au jeune homme. C’est toute la joie de la famille qui va s’enfuir avec vous, mon ami!

– Brave petit sœur! dit Benito. Nous la regretterons bien, et le padre a raison! Au fait, si tu ne l’épousais pas, Manoel!… Il est encore temps! Elle nous resterait!

– Elle vous restera, Benito, répondit Manoel. Crois-moi, l’avenir, j’en ai le pressentiment, nous réunira tous!»

Cette première journée se passa bien. Déjeuner, dîner, sieste, promenades, tout s’accomplit comme si Joam Garral et les siens eussent encore été dans la confortable fazenda d’Iquitos.

Pendant ces vingt-quatre heures, les embouchures des rios Bacali, Chochio, Pucalppa, sur la gauche du fleuve, celles des rios Itinicari, Maniti, Moyoc, Tuyuca et les îles de ce nom, sur la droite, furent dépassées sans accident. La nuit, éclairée par la lune, permit d’économiser une halte, et le long radeau glissa paisiblement à la surface de l’Amazone.

Le lendemain, 7 juin, la jangada longea les berges du village de Pucalppa, nommé aussi Nouvel-Oran. Le vieil Oran, qui est situé à quinze lieues en aval, sur la même rive gauche du fleuve, est maintenant abandonné pour celui-ci, dont la population se compose d’Indiens appartenant aux tribus Mayorunas et Orejones. Rien de plus pittoresque que ce village avec ses berges, que l’on dirait peintes à la sanguine, son église inachevée, ses cases, dont quelques hauts palmiers ombragent les chaumes, et les deux ou trois ubas à demi échouées sur ses rives.

Pendant toute la durée du 7 juin, la jangada continua à suivre la rive gauche du fleuve, passant devant quelques tributaires inconnus, sans importance. Un instant, elle risqua de s’accrocher à la pointe amont de l’île Sinicuro; mais le pilote, bien servi par son équipe, parvint à parer le danger et se maintint dans le fil du courant.

Dans la soirée, on arriva le long d’une île plus étendue, appelée île Napo, du nom du fleuve qui, en cet endroit, s’enfonce vers le nord-nord-ouest, et vient mêler ses eaux à celles de l’Amazone par une embouchure large de huit cents mètres environ, après avoir arrosé des territoires d’Indiens Cotos de la tribu des Orejones.

Ce fut dans la matinée du 7 juin que la jangada se trouva par le travers de la petite île Mango, qui oblige le Napo à se diviser en deux bras avant de tomber dans l’Amazone.

Quelques années plus tard, un voyageur français, Paul Marcoy, allait reconnaître la couleur des eaux de cet affluent, qu’il compare justement à cette nuance d’absinthe spéciale à l’opale verte. En même temps, il devait rectifier quelques-unes des mesures indiquées par La Condamine. Mais alors, l’embouchure du Napo était sensiblement élargie par la crue, et c’était avec une certaine rapidité que son cours, sorti des pentes orientales du Cotopaxi, venait se mélanger en bouillonnant au cours jaunâtre de l’Amazone.

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Quelques Indiens erraient à l’embouchure de ce cours d’eau. Ils avaient le corps robuste, la taille élevée, la chevelure flottante, la narine transpercée d’une baguette de palmier, le lobe de l’oreille allongé jusqu’à l’épaule par le poids de lourdes rondelles de bois précieux. Quelques femmes les accompagnaient. Aucun d’eux ne manifesta l’intention de venir à bord.

On prétend que ces indigènes pourraient bien être anthropophages; mais cela se dit de tant de tribus riveraines du fleuve que, si le fait était vrai, on aurait de ces habitudes de cannibalisme des témoignages qui manquent encore aujourd’hui.

Quelques heures plus tard, le village de Bella-Vista, assis sur une rive un peu basse, montra ses bouquets de beaux arbres, qui dominaient quelques cases couvertes de paille, sur lesquelles des bananiers de moyenne hauteur laissaient retomber leurs larges feuilles comme les eaux d’une vasque trop pleine.

Puis, le pilote, afin de suivre un meilleur courant qui devait l’écarter des berges, dirigea le train vers la rive droite du fleuve, dont il ne s’était pas encore approché. La manœuvre ne s’opéra pas sans certaines difficultés, qui furent heureusement vaincues, après un certain nombre d’accolades prodiguées à la dame-jeanne.

Cela permit d’apercevoir, en passant, quelques-unes de ces nombreuses lagunes aux eaux noires, qui sont semées le long du cours de l’Amazone, et n’ont souvent aucune communication avec le fleuve. L’une d’elles, qui porte le nom de lagune d’Oran, était d’assez médiocre étendue, et recevait les eaux par un large pertuis. Au milieu du lit se dessinaient plusieurs îles et deux ou trois îlots, curieusement groupés, et, sur la rive opposée, Benito signala l’emplacement de cet ancien Oran, dont on ne voyait plus que d’incertains vestiges.

Pendant deux jours, selon les exigences du courant, la jangada alla tantôt sur la rive droite, tantôt sur la rive gauche, sans que sa charpente subît le moindre attouchement suspect.

Les passagers étaient déjà faits à cette nouvelle existence. Joam Garral, laissant à son fils le soin de tout ce qui constituait le côté commercial de l’expédition, se tenait le plus souvent dans sa chambre, méditant et écrivant. De ce qu’il écrivait ainsi, il ne disait rien, pas même à Yaquita, et cependant cela prenait déjà l’importance d’un véritable mémoire.

Benito, lui, l’œil à tout, causait avec le pilote et relevait la direction. Yaquita, sa fille, Manoel formaient presque toujours un groupe à part, soit qu’ils s’entretinssent de projets d’avenir, soit qu’ils se promenassent comme ils l’eussent fait dans le parc de la fazenda. C’était véritablement la même existence. Il n’était pas jusqu’à Benito, qui ne trouvât encore l’occasion de se livrer au plaisir de la chasse. Si les forêts d’Iquitos lui manquaient avec leurs fauves, leurs agoutis, leurs pécaris, leurs cabiais, les oiseaux volaient par bandes sur les rives, et ne craignaient même pas de venir se poser sur la jangada. Lorsqu’ils pouvaient figurer avantageusement sur la table, en qualité de gibier, Benito les tirait, et, cette fois, sa sœur ne cherchait pas à s’y opposer, puisque c’était dans l’intérêt de tous; mais s’il s’agissait de ces hérons gris ou jaunes, de ces ibis roses ou blancs, qui hantent les berges, on les épargnait par amitié pour Minha. Une seule espèce de grèbe, bien qu’elle ne fût point comestible, ne trouvait pas grâce aux yeux du jeune négociant: c’était ce «caiaraca», aussi habile à plonger qu’à nager ou voler, oiseau au cri désagréable, mais dont le duvet a un grand prix sur les divers marchés du bassin de l’Amazone.

Enfin, après avoir dépassé le village d’Omaguas et l’embouchure de l’Ambiacu, la jangada arriva à Pevas, le soir du 11 juin, et elle s’amarra à la rive.

Comme il restait encore quelques heures avant la nuit, Benito débarqua, emmenant avec lui le toujours prêt Fragoso, et les deux chasseurs allèrent battre les fourrés aux environs de la petite bourgade. Un agouti et un cabiai, sans parler d’une douzaine de perdrix, vinrent enrichir l’office à la suite de cette heureuse excursion.

À Pevas, où l’on compte une population de deux cent soixante habitants, Benito aurait peut-être pu faire quelques échanges avec les frères lais de la Mission, qui sont en même temps négociants en gros; mais ceux-ci venaient d’expédier récemment des ballots de salsepareille et un certain nombre d’arrobes de caoutchouc vers le Bas-Amazone, et leur magasin était vide.

La jangada repartit donc au lever du jour, et s’engagea dans ce petit archipel que forment les îles Iatio et Cochiquinas, après avoir laissé sur la droite le village de ce nom. Diverses embouchures de minces affluents, innomés, furent relevées sur la droite du fleuve, à travers les intervalles qui séparent les îles.

Quelques indigènes à tête rasée, tatoués aux joues et au front, portant, aux ailes du nez et au-dessous de la lèvre inférieure, des rondelles de métal, parurent un instant sur les rives. Ils étaient armés de flèches et de sarbacanes, mais ils n’en firent point usage et n’essayèrent même pas d’entrer en communication avec la jangada.

 

 

Chapitre XI

De Pevas à la frontière.

 

endant les quelques jours qui suivirent, la navigation ne présenta aucun incident. Les nuits étaient si belles que le long train de bois se laissa aller au courant, sans même faire halte. Les deux rives pittoresques du fleuve semblaient se déplacer latéralement, comme ces panoramas de théâtre qui se déroulent d’une coulisse à l’autre. Par une sorte d’illusion d’optique, à laquelle se faisaient inconsciemment les yeux, il semblait que la jangada fût immobile entre les deux mouvants bas-côtés.

Benito ne put donc aller chasser sur les berges, puisqu’on ne fit aucune halte; mais le gibier fut très avantageusement remplacé par les produits de la pêche.

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En effet, on prit une grande variété de poissons excellents, des «pacos», des «surubis», des «gamitanas» d’une chair exquise, et certaines de ces larges raies, appelées «duridaris», roses au ventre, noires au dos, qui sont armées de dards très venimeux. On recueillit aussi, par milliers, de ces «candirus», sortes de petits silures, dont quelques-uns sont microscopiques, et qui ont bientôt fait une pelote des mollets du baigneur, imprudemment aventuré dans leurs parages.

Les riches eaux de l’Amazone étaient aussi fréquentées par bien d’autres animaux aquatiques, qui escortaient la jangada sur les fleuves, pendant des heures entières.

C’étaient de gigantesques «pira-rucus», longs de dix à douze pieds, cuirassés de larges écailles à bordure écarlate, mais dont la chair n’est vraiment appréciée que des indigènes. Aussi ne cherchait-on pas à s’en emparer, pas plus que des gracieux dauphins, qui venaient s’ébattre par centaines, frapper de leur queue les poutrelles du train de bois, se jouer à l’avant, à l’arrière, animant les eaux du fleuve de reflets colorés et de jets d’eau que la lumière réfractée changeait en autant d’arcs-en-ciel.

Le 16 juin, la jangada, après avoir heureusement paré certains hauts-fonds en s’approchant des berges, arriva près de la grande île de San-Pablo, et, le lendemain soir, elle s’arrêtait au village de Moromoros, qui est situé sur la rive gauche de l’Amazone. Vingt-quatre heures après, dépassant les embouchures de l’Atacoari et du Cocha, puis le «furo», ou canal, qui communique avec le lac de Cabello-Cocha, sur la rive droite, elle faisait escale à la hauteur de la Mission de Cocha.

C’était là le pays des Indiens Marahuas, aux longs cheveux flottants, dont la bouche s’ouvre au milieu d’une sorte d’éventail d’épines de palmiers, longues de six pouces, ce qui leur donne une figure féline, et cela, – suivant l’observation de Paul Marcoy, – dans l’intention de ressembler au tigre, dont ils admirent par-dessus tout l’audace, la force et la ruse. Quelques femmes vinrent avec ces Marahuas en fumant des cigares, dont elles tenaient le bout allumé entre leurs dents. Tous, ainsi que le roi des forêts amazoniennes, allaient à peu près nus.

La Mission de Cocha était alors dirigée par un moine franciscain, qui voulut rendre visite au padre Passanha.

Joam Garral fit très bon accueil à ce religieux, et il lui offrit même de s’asseoir à la table de la famille.

Précisément, il y avait ce jour-là un dîner, qui faisait honneur à la cuisinière indienne.

Bouillon traditionnel aux herbes aromatiques, pâté, destiné le plus souvent à remplacer le pain au Brésil, qui se compose de farine de manioc bien imprégnée de jus de viande et d’un coulis de tomates, volaille au riz nageant dans une sauce piquante faite de vinaigre et de «malagueta», plat d’herbages pimentés, gâteau froid saupoudré de cannelle, c’était là de quoi tenter un pauvre moine, réduit au maigre ordinaire de la paroisse. On insista donc pour le retenir. Yaquita et sa fille firent tout ce qu’elles purent à ce propos. Mais le franciscain devait, le soir même, rendre visite à un Indien qui était malade à Cocha. Il remercia donc l’hospitalière famille et partit, non sans emporter quelques présents, qui devaient être bien reçus des néophytes de la Mission.

Pendant deux jours, le pilote Araujo eut fort à faire. Le lit du fleuve s’élargissait peu à peu; mais les îles y étaient plus nombreuses, et le courant, gêné par ces obstacles, s’accroissait aussi. Il fallut prendre de grandes précautions pour passer entre les îles Caballo-Cocha, Tarapote, Cacao, faire des haltes fréquentes, et, plusieurs fois, on fut obligé de dégager la jangada, qui menaçait de s’engraver. Tout le monde mettait alors la main à la manœuvre, et ce fut dans ces conjonctions assez difficiles que, le 20 juin au soir, on eut connaissance de Nuestra-Senora-de-Loreto.

Loreto est la dernière ville péruvienne qui se trouve située sur la rive gauche du fleuve, avant d’arriver à la frontière du Brésil. Ce n’est guère plus qu’un simple village, composé d’une vingtaine de maisons, groupées sur une berge légèrement accidentée, dont les tumescences sont faites de terre d’ocre et d’argile.

C’est en 1770 que cette Mission fut fondée par des missionnaires jésuites. Les Indiens Ticumas, qui habitent ces territoires au nord du fleuve, sont des indigènes à peau rougeâtre, aux cheveux épais, zébrés de dessins à la face comme la laque d’une table chinoise; ils sont simplement habillés, hommes et femmes, de bandelettes de coton qui leur serrent la poitrine et les reins. On n’en compte pas plus de deux cents, maintenant, sur les bords de l’Atacoari, reste infime d’une nation qui fut autrefois puissante sous la main de grands chefs.

À Loreto vivaient aussi quelques soldats péruviens, et deux ou trois négociants portugais, qui font le commerce des cotonnades, du poisson salé et de la salsepareille.

Benito débarqua, afin d’acheter, s’il était possible, quelques ballots de cette smilacée, qui est toujours fort demandée sur les marchés de l’Amazone. Joam Garral, toujours très occupé d’un travail qui absorbait tous ses instants, ne mit pas pied à terre. Yaquita et sa fille restèrent également à bord de la jangada avec Manoel. C’est que les moustiques de Loreto ont une réputation bien faite pour écarter les visiteurs, qui ne veulent pas laisser quelque peu de leur sang à ces redoutables diptères.

Justement Manoel venait de dire quelques mots de ces insectes, et ce n’était pas pour donner envie de braver leurs piqûres.

«On prétend, ajouta-t-il, que les neuf espèces, qui infestent les rives de l’Amazone, se sont donné rendez-vous au village de Loreto. Je veux le croire, sans vouloir le constater. Là, chère Minha, vous auriez le choix entre le moustique gris, le velu, la patte-blanche, le nain, le sonneur de fanfares, le petit fifre, l’urtiquis, l’arlequin, le grand nègre, le roux des bois, ou plutôt, tous vous choisiraient pour cible et vous reviendriez ici méconnaissable! Je pense, en vérité, que ces acharnés diptères gardent mieux la frontière brésilienne que ces pauvres diables de soldats, hâves et maigres, que nous apercevons sur la berge!

– Mais si tout sert dans la nature, demanda la jeune fille, à quoi servent les moustiques?

– À faire le bonheur des entomologistes, répondit Manoel, et je serais très embarrassé pour vous donner une meilleure explication!»

Ce que disait Manoel des moustiques de Loreto n’était que trop vrai. Il s’ensuit donc que, ses achats terminés, lorsque Benito revint à bord, il avait la figure et les mains tatouées d’un millier de points rouges, sans parler des chiques, qui, malgré le cuir des chaussures, s’étaient introduites sous ses orteils.

 «Partons, partons à l’instant même! s’écria Benito, ou ces maudites légions d’insectes vont nous envahir, et la jangada deviendra absolument inhabitable!

– Et nous les importerions au Para, répondit Manoel, qui en a déjà trop pour sa propre consommation!»

Donc, pour ne pas même passer la nuit sur ces rives, la jangada, détachée des berges, reprit le fil du courant.

À partir de Loreto, l’Amazone s’inclinait un peu vers le sud-est, entre les îles Arava, Cuyari, Urucutea. La jangada glissait alors sur les eaux noires du Cajaru, mêlées aux eaux blanches de l’Amazone. Après avoir dépassé cet affluent de la rive gauche, pendant la soirée du 23 juin, elle dérivait paisiblement le long de la grande île de Jahuma.

Le coucher du soleil sur un horizon pur de toutes brumes annonçait une de ces belles nuits des tropiques que ne peuvent connaître les zones tempérées. Une légère brise rafraîchissait l’atmosphère. La lune allait bientôt se lever sur le fond constellé du ciel, et remplacer, pendant quelques heures, le crépuscule absent de ces basses latitudes. Mais, dans cette période obscure encore, les étoiles brillaient avec une pureté incomparable. L’immense plaine du bassin semblait se prolonger à l’infini, comme une mer, et, à l’extrémité de cet axe, qui mesure plus de deux cent mille milliards de lieues, apparaissaient, au nord, l’unique diamant de l’étoile polaire; au sud, les quatre brillants de la Croix du Sud.

Les arbres de la rive gauche et de l’île Jahuma, à demi estompés, se détachaient en découpures noires. On ne pouvait plus les reconnaître qu’à leur indécise silhouette, ces troncs ou plutôt ces fûts de colonnes des copahus, qui s’épanouissaient en ombrelles, ces groupes de «sandis» dont on peut extraire un lait épais et sucré qui, dit-on, donne l’ivresse du vin, ces «vignaticos» hauts de quatre-vingts pieds, dont la cime tremblotait au passage des légers courants d’air. «Quel beau sermon que ces forêts de l’Amazone!» a-t-on pu justement dire. Oui! et l’on pourrait ajouter: «Quel hymne superbe que ces nuits des tropiques!»

Les oiseaux donnaient leurs dernières notes du soir: «bentivis» qui suspendent leurs nids aux roseaux des rives; «niambus», sorte de perdrix, dont le chant se compose des quatre notes de l’accord parfait et que répétaient des imitateurs de la gent volatile; «kamichis», à la mélopée si plaintive; martins-pêcheurs, dont le cri répond, comme un signal, aux derniers cris de leurs congénères; «canindés», au clairon sonore, et aras rouges, qui reployaient leurs ailes dans le feuillage des «jaquetibas», dont la nuit venait d’éteindre les splendides couleurs.

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Sur la jangada, tout le personnel était à son poste, dans l’attitude du repos. Seul, le pilote, debout à l’avant, laissait voir sa haute stature, à peine dessinée dans les premières ombres. La bordée de quart, sa longue gaffe sur l’épaule, rappelait un campement de cavaliers tartares. Le pavillon brésilien pendait au bout de sa hampe, à l’avant du train, et la brise n’avait déjà plus la force d’en soulever l’étamine.

À huit heures, les trois premiers tintements de l’Angelus s’envolèrent du clocher de la petite chapelle. Les trois tintements du deuxième et du troisième verset sonnèrent à leur tour, et la salutation s’acheva dans la série des coups plus précipités de la petite cloche.

Cependant, toute la famille, après cette journée de juillet, était restée assise sous la véranda, afin de respirer l’air plus frais du dehors. Chaque soir il en était ainsi; et, tandis que Joam Garral, toujours silencieux, se contentait d’écouter, les jeunes gens causaient gaiement jusqu’à l’heure du coucher.

«Ah! notre beau fleuve! notre magnifique Amazone!» s’écria la jeune fille, dont l’enthousiasme pour ce grand cours d’eau américain ne se lassait jamais.

– Fleuve incomparable, en vérité! répondit Manoel, et j’en comprends toutes les sublimes beautés! Nous le descendons, maintenant, comme Orellana, comme La Condamine l’ont fait, il y a des siècles, et je ne m’étonne plus qu’ils en aient rapporté de si merveilleuses descriptions!

– Un peu fabuleuses! répliqua Benito.

– Mon frère, reprit gravement la jeune fille, ne dis pas de mal de notre Amazone!

– Ce n’est point en dire du mal, petite sœur, que de rappeler qu’il a ses légendes!

– Oui, c’est vrai, il en a, et de merveilleuses! répondit Minha.

– Quelles légendes? demanda Manoel. Je dois avouer qu’elles ne sont pas encore arrivées au Para, on du moins, pour mon compte, je ne les connais pas!

– Mais alors, que vous apprend-on donc dans les collèges de Bélem? répondit en riant la jeune fille.

– Je commence à m’apercevoir que l’on ne nous y apprend rien! répondit Manoel.

– Quoi! monsieur, reprit Minha avec un sérieux tout à fait plaisant, vous ignorez, entre autres fables, qu’un énorme reptile, nommé le Minhocao, vient quelquefois visiter l’Amazone, et que les eaux du fleuve croissent ou décroissent, suivant que ce serpent s’y plonge ou qu’il en sort, tant il est gigantesque!

– Mais l’avez-vous vu quelquefois, ce Minhocao phénoménal? demanda Manoel.

– Hélas non! répondit Lina.

– Quel dommage! crut devoir ajouter Fragoso.

– Et la «Mae d’Agua», reprit la jeune fille, cette superbe et redoutable femme, dont le regard fascine et entraîne sous les eaux du fleuve les imprudents qui la contemplent?

– Oh! quant à la Mae d’Agua, elle existe! s’écria la naïve Lina. On dit même qu’elle se promène encore sur les berges, mais qu’elle disparaît, comme une ondine, dès qu’on s’approche d’elle!

– Eh bien, Lina, répondit Benito, la première fois que tu l’apercevras, viens me prévenir.

– Pour qu’elle vous saisisse et vous emporte au fond du fleuve? Jamais, monsieur Benito!

– C’est qu’elle le croit! s’écria Minha.

– Il y a bien des gens qui croient au tronc de Manao! dit alors Fragoso, toujours prêt à intervenir en faveur de Lina.

– Le tronc de Manao? demanda Manoel. Qu’est-ce donc encore que le tronc de Manao?

– Monsieur Manoel, répondit Fragoso avec une gravité comique, il paraît qu’il y a ou plutôt qu’il y avait autrefois un tronc de «turuma» qui, chaque année, à la même époque, descendait le Rio-Negro, s’arrêtait quelques jours à Manao, et s’en allait ainsi au Para, faisant halte à tous les ports, où les indigènes l’ornaient dévotement de petits pavillons. Arrivé à Bélem, il faisait halte, rebroussait chemin, remontait l’Amazone, puis le Rio-Negro, et retournait à la forêt d’où il était mystérieusement parti. Un jour, on a voulu le tirer à terre, mais le fleuve en courroux s’est gonflé, et il a fallu renoncer à s’en emparer. Un autre jour, le capitaine d’un navire l’a harponné et a essayé de le remorquer… Cette fois encore, le fleuve en colère a rompu les amarres, et le tronc s’est miraculeusement échappé!

– Et qu’est-il devenu? demanda la jeune mulâtresse.

– Il paraît qu’à son dernier voyage, mademoiselle Lina, répondit Fragoso, au lieu de remonter le Rio-Negro, il s’est trompé de route, il a suivi l’Amazone, et on ne l’a plus revu!

– Oh! si nous pouvions le rencontrer! s’écria Lina.

– Si nous le rencontrons, répondit Benito, nous te mettrons dessus, Lina; il t’emportera dans sa forêt mystérieuse, et tu passeras, toi aussi, à l’état de naïade légendaire!

– Pourquoi non? répondit la folle jeune fille.

– Voilà bien des légendes, dit alors Manoel, et j’avoue que votre fleuve en est digne. Mais il a aussi des histoires qui les valent bien. J’en sais une, et, si je ne craignais de vous attrister, car elle est véritablement lamentable, je vous la raconterais!

– Oh! racontez, monsieur Manoel, s’écria Lina! J’aime tant les histoires qui font pleurer!

– Tu pleures, toi, Lina! dit Benito.

– Oui, monsieur Benito, mais je pleure en riant!

– Eh bien! raconte-nous cela, Manoel.

– C’est l’histoire d’une Française, dont les malheurs ont illustré ces rives au XVIIIe siècle.

– Nous vous écoutons, dit Minha.

– Je commence, dit Manoel. En 1741, lors de l’expédition de deux savants français, Bouguer et La Condamine, qui furent envoyés pour mesurer un degré terrestre sous l’équateur, on leur adjoignit un astronome fort distingué nommé Godin des Odonais.

«Godin des Odonais partit donc, mais il ne partit pas seul pour le Nouveau Monde: il emmenait avec lui sa jeune femme, ses enfants, son beau-père et son beau-frère.

«Tous les voyageurs arrivèrent à Quito en bonne santé. Là commencèrent pour madame des Odonais la série de ses malheurs; car en quelques mois, elle perdit plusieurs de ses enfants.

«Lorsque Godin des Odonais eut achevé son travail, vers la fin de l’année 1759, il dut quitter Quito et partit pour Cayenne. Une fois arrivé dans cette ville, il voulut y faire venir sa famille; mais, la guerre étant déclarée, il fut forcé de solliciter du gouvernement portugais une autorisation qui laissât la route libre à madame des Odonais et aux siens.

«Le croirait-on? Plusieurs années se passèrent sans que cette autorisation pût être accordée.

«En 1765, Godin des Odonais, désespéré de ces retards, résolut de remonter l’Amazone pour retourner chercher sa femme à Quito; mais, au moment où il allait partir, une subite maladie l’arrêta, et il ne put mettre son projet à exécution.

«Cependant, les démarches n’avaient pas été inutiles, et madame des Odonais apprit enfin que le roi de Portugal, lui accordant l’autorisation nécessaire, faisait préparer une embarcation, afin qu’elle pût descendre le fleuve et rejoindre son mari. En même temps, une escorte avait ordre de l’attendre dans les Missions du Haut-Amazone.

«Madame des Odonais était une femme d’un grand courage, vous allez bien le voir. Aussi n’hésita-t-elle pas, et, malgré les dangers d’un pareil voyage à travers tout le continent, elle partit.

– C’était son devoir d’épouse, Manoel, dit Yaquita, et j’aurais fait comme elle!

– Madame des Odonais, reprit Manoel, se rendit à Rio-Bamba, au sud de Quito, emmenant son beau-frère, ses enfants et un médecin français. Il s’agissait d’atteindre les Missions de la frontière brésilienne, où devaient se trouver l’embarcation et l’escorte.

«Le voyage est heureux d’abord; il se fait sur le cours des affluents de l’Amazone que l’on descend en canot. Cependant, les difficultés s’accroissent peu à peu avec les dangers et les fatigues, au milieu d’un pays décimé par la petite vérole. Des quelques guides qui viennent offrir leurs services, la plupart disparaissent quelques jours après, et l’un d’eux, le dernier qui fût demeuré fidèle aux voyageurs, se noie dans le Bobonasa, en voulant porter secours au médecin français.

«Bientôt le canot, à demi brisé par les roches et les troncs en dérive, est hors d’état de servir. Il faut alors descendre à terre, et là, à la lisière d’une impénétrable forêt, on en est réduit à construire quelques cabanes de feuillage. Le médecin offre d’aller en avant avec un nègre qui n’avait jamais voulu quitter madame des Odonais. Tous deux partent. On les attend plusieurs jours… mais en vain!… Ils ne reviennent plus.

«Cependant, les vivres s’épuisent. Les abandonnés essayent inutilement de descendre le Bobonasa sur un radeau. Il leur faut rentrer dans la forêt, et les voilà dans la nécessité de faire la route à pied, au milieu de ces fourrés presque impraticables!

«C’était trop de fatigues pour ces pauvres gens! Ils tombent un à un, malgré les soins de la vaillante Française. Au bout de quelques jours, enfants, parents, serviteurs, tous sont morts!

– Oh! la malheureuse femme! dit Lina.

– Madame des Odonais est seule maintenant, reprit Manoel. Elle se trouve encore à mille lieues de l’Océan qu’il lui faut atteindre! Ce n’est plus la mère qui continue à marcher vers le fleuve!… La mère a perdu ses enfants, elle les a ensevelis de ses propres mains!… C’est la femme qui veut revoir son mari!

«Elle marche nuit et jour, elle retrouve enfin le cours du Bobonasa! Là, elle est recueillie par de généreux Indiens, qui la conduisent aux Missions où l’attendait l’escorte!

«Mais elle y arrivait seule, et derrière elle, les étapes de sa route étaient semées de tombes!

«Madame des Odonais atteignit Loreto, où nous étions il y a quelques jours. De ce village péruvien, elle descendit l’Amazone, comme nous le faisons en ce moment, et enfin elle retrouva son mari, après dix-neuf années de séparation!

– Pauvre femme! dit la jeune fille.

– Pauvre mère, surtout!» répondit Yaquita.

En ce moment, le pilote Araujo vint à l’arrière et dit:

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«Joam Garral, nous voici devant l’île de la Ronde! Nous allons passer la frontière!

– La frontière!» répondit Joam.

Et, se levant, il alla se placer au bord de la jangada, et il regarda longuement l’îlot de la Ronde, auquel se brisait le courant du fleuve. Puis, sa main se porta à son front comme pour chasser un souvenir.

«La frontière!» murmura-t-il en baissant la tête par un mouvement involontaire.

Mais, un instant après, sa tête s’était relevée, et son visage était celui d’un homme résolu à faire son devoir jusqu’au bout.

 

 

Chapitre XII

Fragoso à l’ouvrage.

 

raza», braise, est un mot que l’on trouve dans la langue espagnole dès le XIIe siècle. Il a servi à faire le mot «brazil» pour désigner certains bois qui fournissent une teinture rouge. De là le nom de Brésil donné à cette vaste étendue de l’Amérique du Sud que traverse la ligne équinoxiale, et dans laquelle ce bois se rencontre fréquemment. Il fut, d’ailleurs, et de très bonne heure, l’objet d’un commerce considérable avec les Normands. Bien qu’il s’appelle «ibirapitunga» au lieu de production, ce nom de «brazil» lui est resté, et il est devenu celui de ce pays, qui apparaît comme une immense braise, enflammée sous les rayons d’un soleil tropical.

Les Portugais l’occupèrent tout d’abord. Dès le commencement du XVIe siècle, prise de possession en fut faite par le pilote Alvarez Cabral. Si, plus tard, la France, la Hollande, s’y établirent partiellement, il est resté portugais, et possède toutes les qualités qui distinguent ce vaillant petit peuple. C’est maintenant l’un des plus grands États de l’Amérique méridionale, ayant à sa tête l’intelligent et artiste roi don Pedro.

«Quel est ton droit dans la tribu? demandait Montaigne à un Indien qu’il rencontrait au Havre.

– C’est le droit de marcher le premier à la guerre!» répondit simplement l’Indien.

La guerre, on le sait, fut pendant longtemps le plus sûr et le plus rapide véhicule de la civilisation. Aussi, les Brésiliens firent-ils ce que faisait cet Indien: ils luttèrent, ils défendirent leur conquête, ils l’étendirent, et c’est au premier rang qu’on les voit marcher dans la voie de la civilisation.

Ce fut en 1824, seize ans après la fondation de l’empire Luso-Brésilien, que le Brésil proclama son indépendance par la voix de don Juan, que les armées françaises avaient chassé du Portugal.

Restait à régler la question de frontières entre le nouvel empire et le Pérou, son voisin.

La chose n’était pas facile.

Si le Brésil voulait s’étendre jusqu’au Rio-Napo, dans l’ouest, le Pérou, lui, prétendait s’élargir jusqu’au lac d’Ega, c’est-à-dire huit degrés plus à l’ouest.

Mais, entre temps, le Brésil dut intervenir pour empêcher l’enlèvement des Indiens de l’Amazone, enlèvement qui se faisait au profit des Missions hispano-brésiliennes. Il ne trouva pas de meilleur moyen pour enrayer cette sorte de traite que de fortifier l’île de la Ronde, un peu au-dessus de Tabatinga, et d’y établir un poste.

Ce fut une solution, et, depuis cette époque, la frontière des deux pays passe par le milieu de cette île.

Au-dessus, le fleuve est péruvien et se nomme Marañon, ainsi qu’il a été dit.

Au-dessous, il est brésilien et prend le nom de rivière des Amazones.

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Ce fut le 25 juin, au soir, que la jangada vint s’arrêter devant Tabatinga, la première ville brésilienne, située sur la rive gauche, à la naissance du rio dont elle porte le nom, et qui dépend de la paroisse de Saint-Paul, établie en aval sur la rive droite.

Joam Garral avait résolu de passer là trente-six heures, afin de donner quelque repos à son personnel. Le départ ne devait donc s’effectuer que le 27, dans la matinée.

Cette fois, Yaquita et ses enfants, moins menacés peut-être qu’à Iquitos de servir de pâture aux moustiques indigènes, avaient manifesté l’intention de descendre à terre et de visiter la bourgade.

On estime actuellement à quatre cents habitants, presque tous Indiens, la population de Tabatinga, en y comprenant, sans doute, ces nomades qui errent plutôt qu’ils ne se fixent sur les bords de l’Amazone et de ses petits affluents.

Le poste de l’île de la Ronde a été abandonné depuis quelques années et transporté à Tabatinga même. On peut donc dire que c’est une ville de garnison; mais, en somme, la garnison n’est composée que de neuf soldats, presque tous Indiens, et d’un sergent, qui est le véritable commandant de la place.

Une berge, haute d’une trentaine de pieds, dans laquelle sont taillées les marches d’un escalier peu solide, forme en cet endroit la courtine de l’esplanade qui porte le petit fortin. La demeure du commandant comprend deux chaumières disposées en équerre, et les soldats occupent un bâtiment oblong, élevé à cent pas de là au pied d’un grand arbre.

Cet ensemble de cabanes ressemblerait parfaitement à tous les villages ou hameaux, qui sont disséminés sur les rives du fleuve, si un mât de pavillon, empanaché des couleurs brésiliennes, ne s’élevait au-dessus d’une guérite, toujours veuve de sa sentinelle, et si quatre petits pierriers de bronze n’étaient là pour canonner au besoin toute embarcation qui n’avancerait pas à l’ordre.

Quant au village proprement dit, il est situé en contrebas, au-delà du plateau. Un chemin, qui n’est qu’un ravin ombragé de ficus et de miritis, y conduit en quelques minutes. Là, sur une falaise de limon à demi crevassée, s’élèvent une douzaine de maisons recouvertes de feuilles de palmier «boiassu», disposées autour d’une place centrale.

Tout cela n’est pas fort curieux, mais les environs de Tabatinga sont charmants, surtout à l’embouchure du Javary, qui est assez largement évasée pour contenir l’archipel des îles Aramasa. En cet endroit se groupent de beaux arbres, et, parmi eux, grand nombre de ces palmiers dont les souples fibres, employées à la fabrication des hamacs et des filets de pêche, font l’objet d’un certain commerce. En somme, ce lieu est un des plus pittoresques du Haut-Amazone.

Tabatinga, d’ailleurs, est destinée à devenir, avant peu, une station assez importante, et elle prendra, sans doute, un rapide développement. Là, en effet, devront s’arrêter les vapeurs brésiliens qui remonteront le fleuve, et les vapeurs péruviens qui le descendront. Là se fera l’échange des cargaisons et des passagers. Il n’en faudrait pas tant à un village anglais ou américain pour devenir, en quelques années, le centre d’un mouvement commercial des plus considérables.

Le fleuve est très beau en cette partie de son cours. Bien évidemment, l’effet des marées ordinaires ne se fait pas sentir à Tabatinga, qui est située à plus de six cents lieues de l’Atlantique. Mais il n’en est pas ainsi de la «pororoca», cette espèce de mascaret, qui, pendant trois jours, dans les grands flux de syzygies, gonfle les eaux de l’Amazone et les repousse avec une vitesse de dix-sept kilomètres à l’heure. On prétend, en effet, que ce raz de marée se propage jusqu’à la frontière brésilienne.

Le lendemain, 26 juin, avant le déjeuner, la famille Garral se prépara à débarquer, afin de visiter la ville.

Si Joam, Benito et Manoel avaient déjà mis le pied dans plus d’une cité de l’empire brésilien, il n’en était pas ainsi de Yaquita et de sa fille. Ce serait donc pour elles comme une prise de possession.

On conçoit donc que Yaquita et Minha dussent attacher quelque prix à cette visite.

Si, d’autre part, Fragoso, en sa qualité de barbier nomade, avait déjà couru les diverses provinces de l’Amérique centrale, Lina, elle, pas plus que sa jeune maîtresse, n’avait encore foulé le sol brésilien.

Mais, avant de quitter la jangada, Fragoso était venu trouver Joam Garral, et il avait eu avec lui la conversation que voici:

«Monsieur Garral, lui dit-il, depuis le jour où vous m’avez reçu à la fazenda d’Iquitos, logé, vêtu, nourri, en un mot accueilli si hospitalièrement, je vous dois…

– Vous ne me devez absolument rien, mon ami, répondit Joam Garral. Donc, n’insistez pas…

– Oh! rassurez-vous, s’écria Fragoso, je ne suis point en mesure de m’acquitter envers vous! J’ajoute que vous m’avez pris à bord de la jangada et procuré le moyen de descendre le fleuve. Mais nous voici maintenant sur la terre du Brésil, que, suivant toute probabilité, je ne devais plus revoir! Sans cette liane…

– C’est à Lina, à Lina seule, qu’il faut reporter votre reconnaissance, dit Joam Garral.

– Je le sais, répondit Fragoso, et jamais je n’oublierai ce que je lui dois, pas plus qu’à vous.

– On dirait, Fragoso, reprit Joam, que vous venez me faire vos adieux! Votre intention est-elle donc de rester à Tabatinga?

– En aucune façon, monsieur Garral, puisque vous m’avez permis de vous accompagner jusqu’à Bélem, où je pourrai, je l’espère du moins, reprendre mon ancien métier.

– Eh bien, alors, si telle est votre intention, que venez-vous me demander, mon ami?

– Je viens vous demander si vous ne voyez aucun inconvénient à ce que je l’exerce en route, ce métier. Il ne faut pas que ma main se rouille, et, d’ailleurs, quelques poignées de reis ne feraient pas mal au fond de ma poche, surtout si je les avais gagnés. Vous le savez, monsieur Garral, un barbier, qui est en même temps un peu coiffeur, je n’ose dire un peu médecin par respect pour monsieur Manoel, trouve toujours quelques clients dans ces villages du Haut-Amazone.

– Surtout parmi les Brésiliens, répondit Joam Garral, car pour les indigènes…

– Je vous demande pardon, répondit Fragoso, parmi les indigènes surtout! Ah! pas de barbe à faire, puisque la nature s’est montrée très avare de cette parure envers eux, mais toujours quelque chevelure à accommoder suivant la dernière mode! Ils aiment cela, ces sauvages, hommes on femmes! Je ne serai pas installé depuis dix minutes sur la place de Tabatinga, mon bilboquet à la main, – c’est le bilboquet qui les attire d’abord, et j’en joue fort agréablement –, qu’un cercle d’Indiens et d’Indiennes se sera formé autour de moi. On se dispute mes faveurs! Je resterais un mois ici, que toute la tribu des Ticunas se serait fait coiffer de mes mains! On ne tarderait pas à savoir que le «fer qui frise», – c’est ainsi qu’ils me désignent –, est de retour dans les murs de Tabatinga! J’y ai passé déjà à deux reprises, et mes ciseaux et mon peigne ont fait merveille! Ah! par exemple, il n’y faudrait pas revenir trop souvent, sur le même marché! Mesdames les Indiennes ne se font pas coiffer tous les jours, comme nos élégantes des cités brésiliennes! Non! Quand c’est fait, en voilà pour un an, et, pendant un an, elles emploient tous leurs soins à ne pas compromettre l’édifice que j’ai élevé, avec quelque talent, j’ose le dire! Or, il y a bientôt un an que je ne suis venu à Tabatinga. Je vais donc trouver tous mes monuments en ruine, et, si cela ne vous contrarie pas, monsieur Garral, je voudrais me rendre une seconde fois digne de la réputation que j’ai acquise dans ce pays. Question de reis avant tout, et non d’amour-propre, croyez-le bien!

– Faites donc, mon ami, répondit Joam Garral en souriant, mais faites vite! Nous ne devons rester qu’un jour à Tabatinga, et nous en repartirons demain dès l’aube.

– Je ne perdrai pas une minute, répondit Fragoso. Le temps de prendre les ustensiles de ma profession, et je débarque!

– Allez! Fragoso, répondit Joam Garral. Puissent les reis pleuvoir dans votre poche!

– Oui, et c’est là une bienfaisante pluie qui n’a jamais tombé à verse sur votre dévoué serviteur!»

Cela dit, Fragoso s’en alla rapidement.

Un instant après, la famille, moins Joam Garral, prit terre. La jangada avait pu s’approcher assez près de la berge pour que le débarquement se fît sans peine. Un escalier en assez mauvais état, taillé dans la falaise, permit aux visiteurs d’arriver à la crête du plateau.

Yaquita et les siens furent reçus par le commandant du fort, un pauvre diable, qui connaissait cependant les lois de l’hospitalité, et leur offrit de déjeuner dans son habitation. Çà et là allaient et venaient les quelques soldats du poste, tandis que, sur le seuil de la caserne, apparaissaient, avec leurs femmes, qui sont de sang ticuna, quelques enfants, assez médiocres produits de ce mélange de race.

Au lieu d’accepter le déjeuner du sergent, Yaquita offrit au contraire au commandant et à sa femme de venir partager le sien à bord de la jangada.

Le commandant ne se le fit pas dire deux fois, et rendez-vous fut pris pour onze heures.

En attendant, Yaquita, sa fille et la jeune mulâtresse, accompagnées de Manoel, allèrent se promener aux environs du poste, laissant Benito se mettre en règle avec le commandant pour l’acquittement des droits de passage, car ce sergent était à la fois chef de la douane et chef militaire.

Puis, cela fait, Benito, lui, suivant son habitude, devait aller chasser dans les futaies voisines. Cette fois, Manoel s’était refusé à le suivre.

Cependant, Fragoso, de son côté, avait quitté la jangada; mais, au lieu de monter au poste, il se dirigea vers le village, en prenant à travers le ravin qui s’ouvrait sur la droite, au niveau de la berge. Il comptait plus, avec raison, sur la clientèle indigène de Tabatinga que sur celle de la garnison. Sans doute, les femmes des soldats n’auraient pas mieux demandé que de se remettre en ses habiles mains; mais les maris ne se souciaient guère de dépenser quelques reis pour satisfaire les fantaisies de leurs coquettes moitiés.

Chez les indigènes, il en devait être tout autrement. Époux et épouses, le joyeux barbier le savait bien, lui feraient le meilleur accueil.

Voilà donc Fragoso en route, remontant le chemin ombragé de beaux ficus, et arrivant au quartier central de Tabatinga.

Dès son arrivée sur la place, le célèbre coiffeur fut signalé, reconnu, entouré.

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Fragoso n’avait ni grosse caisse, ni tambour, ni cornet à piston, pour attirer les clients, pas même de voiture à cuivres brillants, à lanternes resplendissantes, à panneaux ornés de glaces, ni de parasol gigantesque, ni rien qui pût provoquer l’empressement du public, ainsi que cela se fait dans les foires! Non! mais Fragoso avait son bilboquet, et, comme ce bilboquet jouait entre ses doigts! Avec quelle adresse il recevait la tête de tortue, qui servait de boule, sur la pointe effilée du manche! Avec quelle grâce il faisait décrire à cette boule cette courbe savante, dont les mathématiciens n’ont peut-être pas encore calculé la valeur, eux qui ont déterminé, cependant, la fameuse courbe «du chien qui suit son maître!»

Tous les indigènes étaient là, hommes, femmes, vieillards, enfants, dans leur costume un peu primitif, regardant de tous leurs yeux, écoutant de toutes leurs oreilles. L’aimable opérateur, moitié en portugais, moitié en langue ticuna, leur débitait son boniment habituel sur le ton de la plus joyeuse humeur.

Ce qu’il leur disait, c’était ce que disent tous ces charlatans qui mettent leurs services à la disposition du public, qu’ils soient Figaros espagnols ou perruquiers français. Au fond, même aplomb, même connaissance des faiblesses humaines, même genre de plaisanteries ressassées, même dextérité amusante, et de la part de ces indigènes, même ébahissement, même curiosité, même crédulité que chez les badauds du monde civilisé.

Il s’ensuivit donc que, dix minutes plus tard, le public était allumé et se pressait près de Fragoso installé dans une «loja» de la place, sorte de boutique servant de cabaret.

Cette loja appartenait à un Brésilien domicilié à Tabatinga. Là, pour quelques vatems, qui sont les sols du pays et valent vingt reis4, les indigènes peuvent se procurer les boissons du cru, et en particulier l’assaï. C’est une liqueur moitié solide, moitié liquide, faite avec les fruits d’un palmier, et elle se boit dans un «couï», ou demi-calebasse, dont on fait un usage général en ce bassin de l’Amazone.

Et alors, hommes et femmes, – ceux-là avec non moins d’empressement que celles-ci –, de prendre place sur l’escabeau du barbier. Les ciseaux de Fragoso allaient chômer sans doute, puisqu’il n’était pas question de tailler ces opulentes chevelures, presque toutes remarquables par leur finesse et leur qualité; mais quel emploi il allait être appelé à faire du peigne et des fers, qui chauffaient dans un coin sur un brasero!

Et les encouragements de l’artiste à la foule!

«Voyez, voyez, disait-il, comme cela tiendra, mes amis, si vous ne vous couchez pas dessus! Et voilà pour un an, et ces modes-là sont les plus nouvelles de Bélem ou de Rio-de-Janeiro! Les filles d’honneur de la reine ne sont pas plus savamment accommodées, et vous remarquerez que je n’épargne pas la pommade!»

Non! il ne l’épargnait pas! Ce n’était, il est vrai, qu’un peu de graisse, à laquelle il mêlait le suc de quelques fleurs, mais cela emplâtrait comme du ciment.

Aussi aurait-on pu donner le nom d’édifices capillaires à ces monuments élevés par la main de Fragoso, et qui comportaient tous les genres d’architecture! Boucles, anneaux, frisons, catogans, cadenettes, crêpures, rouleaux, tire-bouchons, papillotes, tout y trouvait sa place. Rien de faux, par exemple, ni tours, ni chignons, ni postiches. Ces chevelures indigènes, ce n’étaient point des taillis affaiblis par les coupes, amaigris par les chutes, mais plutôt des forêts dans toutes leur virginité native! Fragoso, cependant, ne dédaignait pas d’y ajouter quelques fleurs naturelles, deux ou trois longues arêtes de poisson, de fines parures d’os ou de cuivre, que lui apportaient les élégantes de l’endroit. À coup sûr, les merveilleuses du Directoire auraient envié l’ordonnance de ces coiffures de haute fantaisie, à triple et quadruple étage, et le grand Léonard lui-même se fût incliné devant son rival d’outremer!

Et alors les vatems, les poignées de reis, – seule monnaie contre laquelle les indigènes de l’Amazone échangent leurs marchandises –, de pleuvoir dans la poche de Fragoso, qui les encaissait avec une évidente satisfaction. Mais, très certainement, le soir se ferait avant qu’il eût pu satisfaire aux demandes d’une clientèle incessamment renouvelée. Ce n’était pas seulement la population de Tabatinga qui se pressait à la porte de la loja. La nouvelle de l’arrivée de Fragoso n’avait pas tardé à se répandre. De ces indigènes, il en venait de tous les côtés: Ticunas de la rive gauche du fleuve, Mayorunas de la rive droite, aussi bien ceux qui habitaient sur les bords du Cajuru que ceux qui résidaient dans les villages du Javary.

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Aussi, une longue queue d’impatients se dessinait-elle sur la place centrale. Les heureux et les heureuses, au sortir des mains de Fragoso, allant fièrement d’une maison à l’autre, se pavanaient sans trop oser remuer, comme de grands enfants qu’ils étaient.

Il arriva donc que, lorsque midi sonna, le très occupé coiffeur n’avait pas encore eu le temps de revenir déjeuner à bord, aussi dut-il se contenter d’un peu d’assaï, de farine de manioc et d’œufs de tortue qu’il avalait rapidement entre deux coups de fer.

Mais aussi, bonne récolte pour le cabaretier, car toutes ces opérations ne s’accomplissaient pas sans grande absorption de liqueurs tirées des caves de la loja. En vérité, c’était un événement pour la ville de Tabatinga que ce passage du célèbre Fragoso, coiffeur ordinaire et extraordinaire des tribus du Haut-Amazone!

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1 La frasque portugaise contient environ 2 litres.

2 La contenance de la dame-jeanne varie de 15 à 25 litres.

3 L’arrobe espagnol vaut environ 25 livres; l’arrobe portugais vaut un peu plus, soit 32 livres.

4 Environ 6 centimes.