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Jules Verne

 

Les Frères Kip

 

(Chapitre X-XII)

 

 

Illustrations par George Roux, 12 grandes chromotypographies

deux cartes et nombreuses vues photographique

Collection Hetzel

Paris, Imprimerie Gauthier-Villars

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© Andrzej Zydorczak

 

SECONDE partie

 

 

Chapitre X

Les Fenians

 

e fut en 1867, et dans le but d’arracher l’Irlande à l’insoutenable domination de la Grande-Bretagne, que se forma l’association politique du fenianisme.

Déjà, deux siècles avant, les sujets catholiques de la Verte Erin avaient enduré de graves persécutions, lorsque les soldats de Cromwell, aussi intolérants que féroces, voulurent imposer aux populations irlandaises le joug de la réforme. Les persécutés résistèrent noblement, fidèles à leur foi religieuse comme à leur foi politique. Les années s’écoulèrent, la situation ne s’améliora pas, et l’Angleterre fit plus durement sentir sa main brutale. Aussi, à la fin du dix-huitième siècle, en 1798, éclata une révolte, bientôt comprimée, qui amena la suppression du parlement irlandais, défenseur naturel des libertés irlandaises.

En 1829, un protecteur apparut, dont le nom retentit dans le monde entier. O’Connell vint siéger dans la Chambre des Communes. La, sa voix puissante protesta contre les violences britanniques en faveur de sept millions de catholiques sur huit millions d’habitants que comptait l’Irlande.

A quel degré d’appauvrissement et de misère en était arrivé le malheureux pays, on en jugera par ce seul fait que, sur cinq millions d’hectares labourables, quinze cent mille, abandonnés du cultivateur sans ressources, restaient en friche.

Il n’y a pas lieu d’insister sur cette période de troubles qui allait provoquer les représailles du fenianisme, et il ne faut le prendre que dans ses rapports avec cette histoire.1

O’Connell était mort en 1847, avant d’avoir pu achever son œuvre, sans même avoir entrevu le succès dans un avenir plus ou moins éloigné. Cependant les efforts individuels continuèrent à se manifester, et, en 1867, le gouvernement du Royaume-Uni se trouva en présence d’une nouvelle révolte qui éclata, non plus dans une ville d’Irlande, mais dans une ville d’Angleterre. Manchester vit se lever pour la première fois le drapeau des fenians, dont le nom vient sans doute des Gaels de l’ancien temps, et il flotta pour la cause de l’indépendance.

Cette révolte fut réduite comme l’avait été la première, et avec la même implacable rigueur. La police s’empara de ses principaux chefs, Allen, Kelly, Deary, Laskin, Gorld. Emprisonnés, traduits devant la Cour criminelle, les trois premiers, condamnés à la peine capitale, furent exécutes le 23 novembre à Manchester.

A cette époque se place une autre tentative, due à l’énergique ténacité de Burke et de Casey, lesquels, arrêtés à Londres, furent enfermés dans la prison de Clerkenwell. Leurs amis, leurs complices, ne devaient pas les abandonner. Résolus à les délivrer, le 13 décembre, ils firent sauter les murs de la prison, – explosion qui compta une quarantaine de victimes, tuées ou blessées. Burke, n’ayant pu s’échapper, fut condamné à quinze ans de travaux forcés pour crime de haute trahison.

Sept fenians avaient été arrêtés: William et Timothy Desmond, English, O’Keeffe, Michel Baret, et une femme, Anna Justice.

Devant la Cour, ces rebelles eurent le célèbre Bright pour les défendre, comme il avait déjà défendu, devant le Parlement, les droits de l’Irlande.

Les efforts du grand orateur échouèrent en partie. On traduisit les accusés en avril 1868 devant la Cour criminelle centrale. Il y eut une condamnation à mort prononcée contre l’un d’eux, Michel Baret, âgé de vingt-sept ans, dont Bright ne put empêcher l’exécution.

Cependant, si, depuis l’explosion de Clerckenwell, le fenianisme avait perdu dans l’opinion publique, les poursuites n’étaient pas pour enrayer ses représailles. On pouvait toujours craindre que la cause de l’Irlande ne poussât à quelque tentative désespérée les nommes qui la soutenaient. Aussi, grâce à l’énergie de Bright devant la Chambre des Lords et la Chambre des Communes, un pas en avant fut-il fait avec le bill de 1869. Ce bill mit sur le pied d’égalité les églises irlandaise et anglicane, en attendant une loi relative à la propriété foncière, rendue dans un esprit d’équité qui justifierait le nom de Royaume-Uni que portent l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande.

Néanmoins, la police ne se relâcha pas, et les fenians se virent traqués sans merci. Elle parvint à déjouer plusieurs complots dont les auteurs furent poursuivis et condamnés à la déportation.

Parmi eux, après une tentative à Dublin en 1879, se trouvaient les Irlandais O’Brien et Macarthy. Ils appartenaient tous les deux à la famille de ce Farcy qui fut compromis dans l’affaire de 1867.

Les révoltés ayant été dénoncés, la police les arrêta avant qu’ils eussent pu mettre leurs projets à exécution.

O’Brien et Macarthy ne voulurent jamais compromettre leurs complices. Ils assumèrent sur eux seuls la responsabilité de cette conspiration. La Cour se montra d’une excessive sévérité. Elle les condamna à la déportation perpétuelle et ils furent envoyés au pénitencier de Port-Arthur.

Ce n’étaient pourtant que des condamnés politiques; mais, de ces condamnés, Port-Arthur en renfermait déjà lorsque Dumont d’Urville le visita en 1840. Et ne sont-elles pas justes, les protestations du navigateur français contre ce régime barbare, lorsqu’il s’écrie: «Les peines encourues par les voleurs, les faussaires, elles n’ont pas été trouvées assez dures contre les condamnés politiques; on les a jugés indignes de vivre parmi eux et on les a jetés au milieu d’assassins, de misérables déclarés incorrigibles.»

C’était donc là, en 1879, depuis huit longues années, que les deux Irlandais O’Brien et Macarthy avaient été transportés. Le régime du bagne, ils le subissaient dans toute sa rigueur, au milieu de cette tourbe immonde.

O’Brien était un ancien contremaître d’une fabrique de Dublin, Macarthy un ouvrier du port. Tous deux d’une rare énergie, ils avaient reçu quelque instruction. Des liens de famille, des souvenirs, des exemples les avaient enrôlés sous le drapeau du fenianisme. Ils y avaient risqué leur vie, ils y avaient perdu leur liberté. Pouvaient-ils espérer qu’après un certain temps cette condamnation aurait un terme, qu’une grâce leur permettrait de quitter le bagne?… Non, ils n’y comptaient pas, et, sans doute, traîneraient jusqu’à la fin cette affreuse existence, s’ils ne parvenaient à s’échapper.

Une telle éventualité se produirait-elle?… Les évasions de cette presqu’île de Tasman ne sont-elles pas impossibles?…

Non, à la condition que le secours vienne du dehors, et, depuis plusieurs années déjà, les fenians d’Amérique avaient combiné divers moyens pour arracher leurs frères aux horreurs de Port-Arthur.

Vers la fin de la présente année, O’Brien et Macarthy étaient prévenus qu’une tentative serait faite par des amis de San Francisco en vue de leur délivrance. Le moment arrivé, un nouvel avis leur parviendrait afin qu’ils fussent prêts à cette évasion.

Comment avaient-ils reçu ce premier avertissement au pénitencier?… Comment le second serait-il porté à leur connaissance?… Et comment la surveillance se relâcherait-elle à leur égard, puisque jour et nuit ils étaient, au dedans, au dehors, sous la garde des constables?…

Il y avait alors, parmi ces constables, un Irlandais qui se trouvait en rapport avec ses compatriotes. Par dévouement à la cause du fenianisme, pour en sauver les dernières victimes, envoyé d’Amérique en Tasmanie, cet Irlandais – de son nom Farnham – s’était fait admettre comme gardien au pénitencier de Port-Arthur, dans le but de concourir à l’évasion des prisonniers. Sans doute, il risquait gros jeu, si la tentative échouait, si l’on découvrait qu’il eût été de connivence avec O’Brien et son compagnon de bagne. Mais il s’est maintes fois rencontré de ces dévouements. Entre les fenians existe une solidarité qui va jusqu’au sacrifice de la vie. Quelques années auparavant, six de ces déportés politiques ne s’étaient-ils pas échappés d’Australie, grâce à des relais établis de distance en distance, qui leur permirent de gagner la côte et d’embarquer sur le Catalpa, lequel, après un combat avec le bateau de la police, les transporta en Amérique?…

Or, depuis environ dix-huit mois, Farnham remplissait les fonctions de constable à la satisfaction des chefs, alors que ses compatriotes y étaient enfermés depuis six ans déjà. Bientôt il se fit admettre parmi les gardiens de leur escouade, de telle sorte qu’ils fussent toujours sous sa surveillance et qu’il pût les accompagner au dehors. Ce qui lui donna quelque peine, n’étant pas connu d’eux, ce fut de leur inspirer confiance et de ne point être pris pour un faux frère. Il y parvint, et un parfait accord s’établit entre eux.

Le grand souci de Farnham avait été de ne point donner lieu aux soupçons. Aussi dut-il se montrer non moins impitoyable pour les convicts de son escouade que ne l’étaient les autres gardiens. Personne n’aurait remarqué qu’il traitât O’Brien et Macarthy avec quelque indulgence. Il est vrai, tous deux se soumettaient sans protester à la rude discipline du pénitencier, et Farnham n’eut jamais l’occasion de sévir en ce qui les concernait.

D’autre part, en plusieurs occasions, il n’avait pu échapper aux frères Kip que ce constable se distinguait des autres par des manières moins communes, moins grossières. Toutefois cette observation ne les avait pas conduits à penser que Farnham se disposait à jouer un rôle. D’ailleurs, ils n’avaient jamais appartenu à l’escouade que celui-ci dirigeait, et ils le rencontraient à peine depuis leur entrée dans les bureaux.

S’ils apprirent ce qui concernait les O’Brien et Macarthy, ce fut par les pièces qu’ils eurent à compulser, les états du personnel de Port-Arthur passant par leurs mains. C’est ainsi que la cause de la condamnation des deux fenians leur fut révélée, – condamnation purement politique, qui leur imposait l’abominable promiscuité des plus vils criminels.

Et alors Karl Kip de dire à son frère, lorsqu’ils surent ce qu’étaient O’Brien et Macarthy:

«Voilà donc pourquoi ils ont refusé la main que nous leur tendions!…

– Et je le comprends, répondit Pieter Kip.

– Oui… frère… nous ne sommes pour eux que des condamnés à mort, des assassins, auxquels on a daigné épargner la potence!…

– Pauvres gens! reprit Pieter Kip, en songeant aux deux Irlandais renfermés dans ce bagne…

– Nous y sommes bien!… s’écria Karl Kip dans un de ces mouvements de colère qu’il ne pouvait contenir, et dont son frère redoutait toujours les conséquences.

– Sans doute, répondit Pieter, mais nous sommes, nous, les victimes d’une erreur judiciaire qui sera réparée un jour, tandis que ces deux hommes sont condamnés à perpétuité, et pour avoir voulu l’indépendance de leur pays!»

Toutefois, si les fonctions de Farnham au pénitencier étaient de nature à faciliter l’évasion des fenians, il ne semblait pas que l’occasion fût près de se présenter. Depuis plus d’un an, les deux Irlandais savaient par lui que des amis d’Amérique s’occupaient de préparer cette évasion, et aucun avis ne leur était parvenu. Aussi O’Brien et Macarthy commençaient-ils à désespérer, lorsque, dans la soirée du 20 avril, Farnham leur avait fait la communication suivante:

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Il revenait de Port-Arthur au pénitencier, quand un individu s’approcha de lui, l’appela de son nom, lui donna le sien, – Walter, – et le mot de passe convenu entre les fenians de San Francisco et lui. Puis il le prévint que la tentative d’évasion allait être prochainement faite dans les conditions que voici: avant une quinzaine de jours, le steamer Illinois, parti de San Francisco pour la Tasmanie, arriverait à Hobart-Town et resterait sur rade. Là il attendrait des circonstances favorables pour traverser Storm-Bay et se rapprocher de la presqu’île. Le jour et le point de la côte où il enverrait son embarcation seraient indiqués par un avis ultérieur. Cet avis, en cas que Farnham et son interlocuteur, lorsqu’ils se reverraient, ne pussent se parler, serait un billet enveloppé d’une feuille verte que Walter laisserait tomber au pied d’un arbre, où Farnham pourrait le ramasser sans être vu. Il n’y aurait plus qu’à se conformer aux derniers renseignements contenus dans ce billet.

On se figure quelle fut l’émotion et aussi la joie des deux Irlandais à la suite de cette communication. Avec quelle impatience ils allaient attendre l’arrivée de l’Illinois en rade d’Hobart-Town, espérant que sa traversée ne serait retardée par aucun incident de mer. Dans l’hémisphère méridional, avril n’est pas encore le mois où les tempêtes du Pacifique se déchaînent avec violence. Une quinzaine de jours, avait dit Walter, et le steamer serait là, et qu’étaient-ce quinze jours de patience après six années passées dans cet enfer de Port-Arthur!

On l’a vu, comme Walter ne pouvait songer à franchir les murs du pénitencier, ce serait au dehors qu’il chercherait à rencontrer Farnham lorsqu’il aurait à le prévenir. C’est alors qu’il lui indiquerait le jour où les fugitifs devraient quitter le bagne, et l’endroit où irait les prendre le canot de l’Illinois. Peut-être même, ce jour-là, au moment où leur escouade, occupée aux travaux extérieurs, se préparerait à revenir à Port-Arthur, parviendraient-ils à gagner le littoral… On verrait, on agirait suivant les circonstances… L’important était que Farnham fût averti à temps, qu’il reçût le dernier avis d’une façon ou d’une autre… Bien qu’il n’eût vu Walter qu’une fois, il le reconnaîtrait sans peine… Donc, pendant les jours qui allaient suivre, il devrait incessamment rester sur le qui-vive et, si Walter ne parvenait pas à s’aboucher directement avec lui, surveiller son approche, être toujours prêt à surprendre le moindre signe… Puis, lorsque Walter aurait laissé tomber son billet au pied d’un arbre, quelles précautions il prendrait pour le ramasser, et ensuite pour en faire connaître le contenu aux deux Irlandais!…

«On réussira…, ajouta-t-il. Toutes les mesures ont été bien combinées… L’arrivée de l’Illinois ne peut exciter les soupçons… Il mouillera à Hobart-Town comme un navire venu en relâche, et, lorsqu’il regagnera le large à travers la baie, les autorités maritimes n’auront aucune défiance!… Une fois en mer…

– Nous serons sauvés, Farnham, s’écria O’Brien, sauvés par toi, qui reviendras avec nous en Amérique…

– Frères, répondit Farnham, je n’aurai fait pour vous que ce que vous auriez fait pour l’Irlande!»

Une semaine s’écoula, et Farnham n’avait pas revu Walter qui, sans doute, guettait à Hobart-Town le steamer américain.

De leur côté, les frères Kip n’entendaient plus parler de M. Hawkins. Cette révision dont il leur avait parlé, ils y pensaient sans cesse, ils ne vivaient que dans cet espoir, ne voulant même pas se demander sur quels motifs elle pourrait s’appuyer!… Leur conviction était pour ainsi dire faite sur le rôle que Flig Balt et probablement Vin Mod, son instigateur, avaient joué dans le drame de Kerawara, sur la part qu’ils avaient eue dans l’assassinat du capitaine Harry Gibson… Mais ces deux misérables avaient quitté Hobart-Town il y avait près d’un an déjà, et, ce qu’ils étaient devenus, personne n’eût pu le dire.

Aussi, lorsqu’il envisageait cette situation, à la voir se prolonger, Karl Kip s’abandonnait parfois à d’irrésistibles impatiences. Il songeait à s’évader, il proposait à son frère de tout risquer pour s’enfuir… Mais, sans le concours du dehors, toute évasion était à peu près impossible.

Le 3 mai, quinze jours venaient de s’écouler depuis l’avis donné par Walter à Farnham. Ces deux hommes ne s’étaient point revus. A moins de retards dans sa traversée, il semblait bien que l’Illinois aurait dû être en rade d’Hobart-Town, et, assurément, il n’y était pas, car les deux Irlandais eussent été prévenus.

Aussi, dans quelle anxiété ils vivaient! Et, lorsque leur escouade se rapprochait du littoral, avec quelle avidité leurs yeux se dirigeaient vers la mer, cherchant parmi les navires à l’ouvert de Storm-Bay celui qui devait les emporter loin de cette terre maudite!

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Ils restaient là, immobiles, regardant quelque fumée chassée par le vent du sud-est, qui signalait l’approche d’un steamer, avant qu’il se fût dégagé de la pointe du cap Pillar. Puis le navire apparaissait et contournait la pointe pour donner dans la baie…

«Est-ce lui!… est-ce lui?… répétait O’Brien.

– Peut-être, répondait Macarthy, et, dans ce cas, il ne se passera pas quarante-huit heures sans que Farnham ait été averti…»

Et ils demeuraient pensifs.

Alors la rude voix du chef des constables les rappelait au travail, et, pour ne point éveiller les soupçons, Farnham ne les ménageait pas.

Quant à lui, son service terminé, il quittait le pénitencier, il se rendait à la ville, il errait à travers ses rues, sur le port, avec l’espoir de rencontrer Walter. Vainement. Après tout, ce n’était pas à Port-Arthur, mais à Hobart-Town que Walter devait attendre l’Illinois, et il ne reparaîtrait aux environs du pénitencier qu’après l’arrivée du steamer, afin de donner les dernières instructions à Farnham.

Ce jour-là, dans l’après-midi, plusieurs escouades, – entre autres celle à laquelle appartenaient les fenians, – furent envoyées à cinq milles, dans la direction du sud-ouest. Là, sur la lisière de la forêt, se faisait un grand abattage d’arbres pour l’établissement d’une ferme dont l’administration avait décidé la création, à un demi-mille seulement de la côte.

Or, comme il s’agissait de délimiter l’emplacement de cette ferme, les frères Kip furent joints à l’escouade. On les avait chargés de surveiller l’exécution des plans auxquels ils avaient travaillé dans les bureaux.

Les convicts, dont le nombre s’élevait à une centaine, marchaient sous la surveillance d’une vingtaine de constables et de leur chef.

Comme d’habitude, les condamnés portaient la chaîne rivée au pied et rattachée à la ceinture. Toutefois, depuis leur entrée dans les bureaux du pénitencier, Karl et Pieter Kip, exemptés de cette lourde entrave, n’avaient du forçat que l’accoutrement jaune de Port-Arthur.

Du jour où ils échangèrent quelques paroles, quelques remerciements avec O’Brien et Macarthy, ils n’avaient eu que très rarement l’occasion de les rencontrer. Maintenant, d’ailleurs, connaissant l’histoire de ces fenians, déportés pour cause politique, ils s’oubliaient eux-mêmes pour s’apitoyer sur le sort de ces patriotes irlandais.

Dès que le troupeau humain fut sur l’emplacement de la future ferme, les travaux commencèrent. A la limite de la clairière qui devait être ménagée en cette partie de la forêt, Karl et Pieter Kip, sous la conduite d’un des gardiens, allèrent marquer les arbres destinés à l’abattage, suivant les indications du plan.

Il faisait un temps assez frais. L’hiver approchant, nombre de branches mortes jonchaient déjà le sol au milieu des feuilles sèches. Seules, les essences à verdure persistaient; des chênes verts, des pins maritimes, avaient conservé leur frondaison. Le vent du large, qui soufflait de l’ouest, passait à travers tout le cliquetis des ramures. A l’air embaumé du parfum des espèces résineuses se mêlaient de puissantes senteurs marines. On entendait aussi les grondements du ressac contre les roches du littoral, au-dessus duquel s’éparpillèrent des bandes d’oiseaux de nuit.

Assurément, O’Brien et Macarthy devaient penser que, dans ces conditions, aucun canot n’aurait pu accoster le littoral. Quant à Farnham, après s’être hissé jusqu’à la crête de la falaise, il avait constaté que pas un bâtiment ne se montrait sur cette partie de Storm-Bay. Donc, ou l’Illinois n’était pas encore arrivé, ou il se trouvait encore sur rade.

Depuis quelques mois, en prévision des travaux de la ferme, une route avait été ouverte entre Port-Arthur et cette portion de la presqu’île, – route assez fréquentée, car elle desservait d’autres établissements agricoles. Aussi plusieurs passants s’arrêtaient-ils parfois, regardant les déportés à l’ouvrage. Il va de soi qu’on les tenait à distance, et qu’il ne leur eût pas été permis de communiquer avec les convicts.

Parmi ces passants, O’Brien et Macarthy ne furent pas sans observer les allures d’un individu qui remonta et redescendit la route à plusieurs reprises.

Était-ce Walter?… Ils ne le connaissaient point, mais Farnham le reconnut, et, tout en évitant de commettre la moindre imprudence, il ne le perdit pas des yeux. En même temps, un signe qu’il fît aux deux fenians leur indiqua que c’était bien l’homme attendu. Que venait-il faire, et pourquoi cherchait-il à se rapprocher de Farnham, si ce n’est pour lui donner avis de l’arrivée du steamer, pour convenir du jour et de l’endroit où l’évasion devrait s’effectuer?

Le chef des constables, qui dirigeait les escouades, était un homme brutal, soupçonneux, d’une extrême sévérité dans le service. Sans paraître suspect, Farnham n’aurait pu entrer en conversation avec Walter. Celui-ci l’avait compris, et, après plusieurs tentatives inutiles, il se décida à procéder selon ce qui avait été préalablement convenu.

Dans sa poche, un billet tout préparé contenait les indications suffisantes. L’ayant montré de loin à Farnham, il alla vers un des arbres qui bordaient la route, à une cinquantaine de pas de là, et cueillit une feuille, dont il enveloppa le billet qu’il déposa au pied de l’arbre.

Walter, faisant alors un dernier geste, qui fut compris de Farnham, redescendit vivement la route, et disparut dans la direction de Port-Arthur.

Les fenians n’avaient pas perdu un seul des mouvements de cet homme. Mais que faire?… Ce billet, ils ne pouvaient le ramasser sans risquer d’être vus…

C’était donc à Farnham d’agir, non sans d’extrêmes précautions. Aussi dut-il attendre que les convicts eussent achevé leur travail de ce côté de la clairière.

Or, par mauvaise chance, le chef des constables venait précisément d’y envoyer une des escouades, et ce n’était pas celle que surveillait Farnham.

On imagine aisément ce que devait être son inquiétude et celle de ses compatriotes. Ils se trouvaient à plus de deux cents pas de la route, dont les autres convicts occupaient la lisière!

Parmi ceux-ci, Karl et Pieter Kip procédaient au marquage des arbres, entre autres celui près duquel Walter s’était un instant arrêté. Il y avait donc lieu de craindre que la feuille dont il était enveloppé ne laissât voir le billet, qui serait ramassé et remis entre les mains du chef.

Aussitôt l’éveil serait donné… Dès le retour des escouades à Port-Arthur, une surveillance sévère s’organiserait à l’intérieur et à l’extérieur du pénitencier… On consignerait les convicts, qui ne reprendraient leurs travaux que dans quelques jours… La tentative d’évasion serait manquée… Lorsque l’Illinois enverrait son canot pour embarquer les deux fenians, il ne trouverait personne à l’endroit convenu. Après une attente de quelques heures, il n’aurait plus qu’à regagner la haute mer…

Cependant le soleil commençait à décliner. La masse des vapeurs s’accumulait sur l’horizon de l’ouest. A six heures, le chef des constables donnerait le signal de retraite, afin que les escouades fussent rentrées à Port-Arthur avant la nuit. Or, il ne suffisait pas que Farnham pût se rendre au pied de l’arbre, il fallait qu’il fit assez jour encore pour qu’il aperçût la feuille roulée autour du billet. S’il ne parvenait pas à la ramasser aujourd’hui, il serait ensuite trop tard. Le vent, la pluie qui menaçait, auraient détrempé et chassé les feuilles tombées sur le sol.

Les Irlandais ne quittaient pas Farnham des yeux.

«Qui sait, murmurait O’Brien à l’oreille de son compagnon, qui sait si ce n’était pas aujourd’hui que nos amis projetaient de nous enlever?…»

Aujourd’hui?… Non, ce n’était pas probable. Ne fallait-il pas laisser à Farnham le temps de prendre les dernières mesures, et aux Irlandais le temps de gagner le littoral au point indiqué?… Mais, dans quarante-huit heures au plus, sans doute, l’embarcation de l’Illinois serait à son poste…

Les derniers rayons glissaient alors au ras de terre. Si Farnham pouvait atteindre l’arbre, il ferait encore assez clair pour qu’il pût ramasser la feuille à son pied. Il manœuvra donc de manière à se rapprocher de l’endroit où s’était arrêté Walter, et cela ne fut remarqué de personne, si ce n’est des deux Irlandais, qui osaient à peine tourner la tête de ce côté.

Une fois près de l’arbre, Farnham se baissa. Entre les feuilles mortes qui jonchaient le sol, se distinguait une seule feuille verte, à demi froissée, à demi déchirée, – celle même qui devait envelopper le billet déposé par Walter…

Le billet n’y était plus… Peut-être le vent l’avait-il emporté?… – Peut-être même avait-il été pris déjà et remis au chef des constables…

Lorsque Farnham rejoignit son escouade, O’Brien et Macarthy l’interrogèrent du regard… Ils devinèrent qu’il n’avait pas réussi… Et, après la rentrée au pénitencier, que ne devaient-ils pas craindre, lorsque Farnham leur eut appris que le billet de Walter avait disparu!

 

 

Chapitre XI

Le billet

 

oici ce que contenait ce billet:

«Après-demain 5 mai, dès que l’occasion se présentera pendant les travaux du dehors, gagner tous trois la pointe Saint-James sur la côte ouest de Storm-Bay, où le navire enverra son canot. Si le temps ne lui a pas permis de quitter la rade d’Hobart-Town et de traverser la baie, attendre qu’il soit en vue de la pointe, et veiller depuis le coucher jusqu’au lever du soleil.

«Dieu protège l’Irlande et vienne en aide à vos amis d’Amérique!»

Ce billet ne portait aucun nom, ni celui des destinataires, ni celui de ceux qui l’avaient rédigé en termes aussi concis que formels. Il ne donnait pas même le nom du steamer envoyé d’Amérique à Hobart-Town, et dont la destination demeurait inconnue.

Toutefois, le nom de l’Irlande était écrit en toutes lettres. Donc, nul doute qu’il fût à l’adresse des fenians de Port-Arthur. S’il tombait sous les yeux du capitaine-commandant, celui-ci ne s’y tromperait pas: le projet d’évasion concernait O’Brien et Macarthy, projet qui deviendrait inexécutable.

Mais ce billet déposé par Walter, qui renfermait des indications si précises et donnait rendez-vous aux fugitifs à quarante-huit heures de là sur la pointe Saint-James, qui donc en avait eu connaissance?…

C’étaient les frères Kip.

On ne l’a point oublié, ils avaient remarqué les allées et venues de Walter sur la route. Peut-être pensèrent-ils alors que cet homme cherchait à se mettre en rapport avec l’un des convicts. Toutefois, cela n’avait pas tenu leur attention en éveil au même degré que Farnham et ses compatriotes. Ils n’avaient point vu Walter détacher une feuille de l’arbre, y rouler un papier, la jeter sur le sol. Si donc ce billet était tombé en leur possession, c’était par pur hasard.

En effet, tandis que les escouades s’occupaient de l’abattage, Karl et Pieter Kip allaient et venaient sur la route pour y marquer les arbres en bordure.

Lorsque Pieter Kip, qui devançait son frère, se trouva près de l’arbre, il en fit le tour avant de lever sa serpe pour en entailler le tronc.

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Or, à ce moment il aperçut entre deux racines une feuille verte à demi roulée de laquelle sortait un bout de papier. Après l’avoir ramassée, il reconnut qu’elle renfermait un billet portant quelques lignes d’écriture.

En un instant Pieter Kip eut lu ce billet. Puis s’étant, d’un rapide coup d’œil, assuré que personne ne l’avait vu, il le glissa dans sa poche.

Son frère le rejoignit; tandis que tous deux procédaient à leur travail, il le mit au courant:

«Il s’agit d’une évasion… oui!… une évasion!… murmura Karl Kip… des condamnés qui vont recouvrer leur liberté… des criminels… tandis que nous…

– Karl, ce ne sont ni des assassins ni des voleurs!… répondit Pieter Kip. Il s’agit des deux Irlandais… O’Brien et Macarthy… Des amis ont préparé leur fuite!…»

Et, de fait, ce billet n’avait pu être adressé qu’aux Irlandais déportés à Port-Arthur.

«Mais, reprit Karl Kip, ils ne sont que deux fenians au pénitencier, et, si tu as bien lu… si j’ai bien compris… il est question de trois fugitifs…»

Évidemment, cela devait être inexplicable pour les deux frères, qui ne connaissaient pas, qui ne soupçonnaient même pas la connivence de Farnham et de ses compatriotes…

«Trois?… répétait Karl Kip. Quel est donc celui qui doit s’évader avec eux?…

– Le troisième, répondit Pieter Kip, c’est peut-être le porteur de ce billet!… Et, j’y pense, ne serait-ce pas cet homme que nous avons vu rôder sur la route?… Il cherchait probablement à se rapprocher de O’Brien ou de Macarthy…»

A ce moment, Pieter Kip aperçut les deux Irlandais qui échangeaient quelques rapides paroles avec un des constables, celui qui dirigeait leur escouade… Son esprit fut traversé d’une lueur soudaine… Ce constable, Farnham, était Irlandais comme eux… Serait-ce donc lui?…

Il était alors six heures du soir, et le chef des constables ayant donné le signal de retraite, la colonne, reformée sous la direction des gardiens, se mit en marche par rangs de deux en remontant vers Port-Arthur. Les frères Kip étaient à la queue de cette colonne, tandis que les Irlandais s’avançaient en tête. Et quelles étaient leurs mortelles inquiétudes que partageait Farnham!… Nul doute que le billet eût été déposé par Walter, nul doute qu’il eût été perdu ou pris!…

Sept heures sonnaient lorsque les convicts rentrèrent au pénitencier, et, le dernier repas achevé, Karl et Pieter Kip réintégraient leur cellule.

Faute de lumière, ils n’auraient pu relire le billet, mais ce n’était pas nécessaire. Pieter Kip en avait retenu les phrases mot pour mot.

Oui! une évasion était préparée!… Oui! il s’agissait de O’Brien, de Macarthy, et aussi du constable Farnham!… Celui-ci devait faciliter leur fuite, leur fournir l’occasion, dans la soirée du 5 mai, soit dans trente-six heures, de gagner la pointe Saint-James… Là, dès que l’obscurité le permettrait, une embarcation accosterait, – l’embarcation du bâtiment venu d’Hobart-Town… Si l’état de la mer l’avait empêché de quitter la rade, il faudrait attendre au lendemain… au surlendemain peut-être, et qui sait si les fugitifs ne seraient pas découverts, repris, ramenés au bagne?…

«N’importe, déclara Karl Kip, ils ont des chances de réussir!… Ils n’auront pas à se cacher dans la forêt, au risque d’être poursuivis par les gardiens des postes!… Ils n’auront pas à franchir les palissades de l’isthme au risque d’être dévorés par les chiens de garde!… Non!… la côte n’est qu’à cinq milles… et précisément leurs travaux les en rapprochent!… Un navire viendra… son canot ira les prendre… en quelques heures il aura doublé le cap Pillar… tandis que nous… nous…

– Frère, observa alors Pieter Kip, tu oublies que ni O’Brien ni Macarthy ni même Farnham ne savent rien de ce que tu viens de dire!…

– C’est vrai, les pauvres gens!…

– Qu’un billet ait été jeté au pied de cet arbre, ils ne l’ignorent pas, je pense, et je me rappelle même avoir vu Farnham se diriger après nous de ce côté… Or, ce billet, il ne l’a plus trouvé et peut craindre qu’il ait été ramassé par un des constables, puis remis entre les mains du gouverneur!… Et alors des mesures seront ordonnées, qui rendront toute évasion impossible…

– Mais, s’écria Karl Kip, personne n’a trouvé ce billet, si ce n’est toi, Pieter… personne n’en connaît le contenu, si ce n’est nous… et rien ne s’oppose à ce que la tentative d’évasion s’effectue…

– Oui, Karl, à la condition que O’Brien et Macarthy soient avertis, et ils ne le sont pas!…

– Ils le seront, Pieter… ils le seront!… Nous n’oublierons pas qu’ils ont pris notre défense… Nous n’oublierons pas qu’il s’agit d’arracher à ce bagne des patriotes dont tout le crime est d’avoir rêvé l’indépendance de leur pays…

– Demain, Karl, répondit Pieter Kip, dès demain, nous trouverons le moyen de leur remettre ce billet…

– Et, dit Karl Kip en saisissant les mains de son frère, pourquoi ne fuirions-nous pas avec eux?…»

C’était bien cette proposition qu’attendait Pieter Kip. Pour sa part, il n’était pas sans y avoir songé, sans y avoir réfléchi, sans en avoir pesé le pour et le contre. Oui!… l’occasion venue, lorsqu’il donnerait ce billet aux deux Irlandais, lorsque ceux-ci en auraient connaissance, lorsqu’ils apprendraient que tout était prêt pour leur évasion, que le navire allait rallier la pointe Saint-James, qu’un canot les y attendrait dans la soirée du 5, eh bien! si Pieter Kip leur disait alors: «Nous vous demandons de fuir avec vous», est-ce qu’ils pourraient leur répondre par un refus?… Est-ce qu’ils les repousseraient comme indignes de les suivre?…

Et cependant, pour ces fenians, les frères Kip étaient des criminels qui ne méritaient aucune piété, et, les associer à leur fuite, ne serait-ce pas rendre la liberté aux assassins du capitaine Gibson?…

Pieter Kip avait pensé à tout cela et, en même temps, aux démarches que M. Hawkins ne cessait de faire pour obtenir la révision de leur procès… Et qu’il leur fût permis de fuir, il ne pouvait se faire à cette idée!…

Mais, d’autre part, s’il avait confiance dans l’avenir, Karl partageait-il cette confiance?… Non, et attendre une réhabilitation, incertaine ou lointaine, il n’aurait pu s’y résoudre!… Et pourtant ce que Pieter lui dit alors l’impressionna vivement. Le cœur frémissant, l’âme troublée, il l’écoutait, il se sentait peu à peu faiblir…

«Frère, écoute-moi… J’ai bien réfléchi!… J’admets… oui!… après ce que nous aurons fait pour eux… j’admets que O’Brien et Macarthy ne puissent nous refuser de partir avec eux… bien qu’ils ne voient en nous que des assassins…

– Que nous ne sommes pas!… s’écria Karl Kip.

– Que nous sommes à leurs yeux… comme pour tant d’autres… comme pour tous, sauf M. Hawkins, peut-être!… Eh bien, si nous parvenons à nous échapper du pénitencier, à rejoindre le navire, à nous réfugier en Amérique, qu’y aurons-nous gagné?…

– La liberté, Pieter, la liberté!…

– Et sera-ce donc la liberté, lorsque nous serons obligés de nous cacher sous un faux nom, lorsque nous aurons été dénoncés à la police de tous les pays… lorsque nous serons toujours sous la menace d’une extradition?… Ah! mon pauvre Karl, quand je songe à ce que sera notre existence dans ces conditions, je me demande s’il ne vaut pas mieux rester au bagne, et s’il n’est pas préférable d’attendre ici que notre innocence ait été reconnue…»

Karl Kip demeurait muet. Un terrible combat se livrait en lui. Il comprenait la force, la justesse des raisons que faisait valoir son frère. L’évasion accomplie, leur vie là-bas serait abominable avec le sceau du crime sur leur front!… Aux yeux des fenians et de leurs compagnons, les frères Kip n’auraient pas cessé d’être les meurtriers du capitaine Gibson !…

Toute la nuit, Karl et Pieter Kip s’entretinrent ainsi, et Karl Kip finit par se rendre. Oui! pour tout le monde, – même pour M. Hawkins, – la fuite serait comme un aveu de culpabilité.

De leur côté, O’Brien, Macarthy et Farnham étaient dévorés d’inquiétude. Car, enfin, pas de doute… Farnham ne s’était pas trompé… L’homme qui allait et venait sur la route était bien ce Walter de qui il tenait le premier avis… Un billet, enveloppé d’une feuille, avait été déposé par lui au pied de l’arbre… Si le billet ne s’y trouvait plus, il avait été remis au capitaine-commandant!… M. Skirtle ne savait-il pas, dès à présent, qu’une tentative d’évasion avait été préparée dans des conditions que l’avis révélait… qu’il s’agissait des deux Irlandais, de complicité avec leur compatriote Farnham?… Et alors de nouvelles rigueurs seraient exercées contre eux et ils devraient renoncer à l’espoir de jamais recouvrer leur liberté!…

Aussi, jusqu’au jour, ces malheureux s’attendirent-ils à ce que les constables vinssent les enfermer dans les cachots du pénitencier…

Le lendemain était un dimanche, jour où les convicts ne sont pas envoyés aux travaux du dehors. Le règlement les astreint à suivre les exercices religieux, et, après l’office, ils restent consignés dans les cours.

Lorsque sonna l’heure de se rendre à la chapelle, O’Brien et Macarthy sentirent diminuer leurs appréhensions. Aucune mesure n’ayant été prise contre eux, ils en conclurent que le capitaine-commandant n’avait pas eu connaissance du billet.

Dès que les convicts eurent occupé leur place habituelle, l’office fut célébré par le ministre. Nul incident ne vint l’interrompre. Les deux Irlandais étaient l’un près de l’autre à leur rang, observant Farnham dont le regard signifiait clairement: rien de nouveau.

M. Skirtle assistait à cet office, ainsi qu’il le faisait chaque dimanche par ordre de l’administration supérieure. Son attitude n’indiquait aucune préoccupation, et il n’en eût pas été ainsi, en cas que le projet d’évasion se fût ébruité.

En outre, ni Farnham, ni O’Brien, ni Macarthy ne remarquèrent qu’ils fussent l’objet d’une attention spéciale. Donc, ce qu’il y avait plutôt lieu de croire, c’était que le billet avait été balayé par le vent, et il serait impossible d’en retrouver trace.

Lorsque le ministre eut achevé l’allocution par laquelle il terminait l’office, les convicts quittèrent la chapelle et regagnèrent les salles pour le premier repas. Puis ils se répandirent à travers les cours ou cherchèrent abri sous les préaux, car la pluie commençait à tomber.

Ce que Pieter Kip se proposait, c’était de rencontrer O’Brien ou Macarthy dans les cours, – où les convicts formaient des groupes séparés, ce qui serait plus facile que dans les salles, puis de leur remettre le billet en disant:

«Voici un billet que j’ai ramassé… Personne autre que mon frère et moi n’en a eu connaissance… A vous de voir ce que vous avez à faire!»

Puis Pieter Kip se retirerait.

Or, comme il n’était point interdit aux convicts de causer entre eux, il ne semblait pas que le projet de Pieter Kip pût entraîner quelques risques. Il ne s’agissait, après tout, que de glisser le billet entre les mains d’O’Brien ou de son compagnon, en leur indiquant sa provenance.

Par malheur, ce qui eût été facile lorsque les convicts se groupaient à travers les cours le serait moins s’ils se réfugiaient sous les préaux ou dans les salles communes. Là, ces huit ou neuf cents prisonniers étaient plus étroitement entassés sous la surveillance des constables.

Et c’est précisément ce qu’une succession d’averses violentes les obligea de faire avant la fin de l’après-midi. Les salles durent être réintégrées, et, pas un instant, ni Karl ni Pieter Kip ne trouvèrent l’occasion de se rapprocher des deux Irlandais.

Et, cependant, il importait qu’O’Brien et Macarthy fussent mis au courant ce jour même.

On était au 4 mai, et le billet indiquait la date du lendemain pour le rendez-vous à la pointe Saint-James, où l’embarcation devait attendre les fugitifs.

Quant à gagner l’endroit convenu, voici comment les frères Kip comprenaient que cela pourrait se faire: le lendemain, les convicts devaient être employés dans la partie de la forêt que l’administration faisait défricher. Ces travaux se prolongeaient d’ordinaire jusqu’à six heures du soir. Ce serait ce moment-là, sans doute, avant la concentration des diverses escouades pour le retour à Port-Arthur, que Farnham, sous un prétexte quelconque, choisirait pour accompagner les deux Irlandais à la limite de la clairière. On ne soupçonnerait rien, on ne s’étonnerait même pas, puisqu’ils seraient sous la garde d’un constable. Puis, très probablement, lorsque les escouades se mettraient en route, personne n’aurait encore constaté l’absence d’O’Brien,de Macarthy et de Farnham. Il va de soi que si, par malchance, cette absence était signalée, le chef des constables donnerait aussitôt l’alarme. Il est vrai, grâce à la nuit tombante, au milieu de cette épaisse forêt, il serait difficile de retrouver la piste des fugitifs.

D’autre part, si leur fuite n’était constatée qu’après la rentrée des escouades à Port-Arthur, le canon serait tiré aussitôt. L’alarme serait donnée à toute la presqu’île. Mais, comme la côte ne se trouvait qu’à un demi-mille de la clairière, les fugitifs auraient déjà eu le temps de gagner la pointe Saint-James. Or, si l’embarcation les y attendait, il ne leur faudrait que quelques coups d’aviron pour être en sûreté à bord de l’Illinois. Le bâtiment aurait toute la nuit pour sortir de Storm-Bay, et, au lever du soleil, il serait d’une dizaine de milles au large du cap Pillar.

Toutefois, on le répète, il fallait que les Irlandais fussent prévenus à temps, et dès le lendemain au plus tard, s’ils ne l’avaient pas été ce jour même. Donc, si Pieter Kip ne parvenait pas à communiquer avec eux avant le soir, il serait impossible de le faire la nuit, puisque son frère et lui occupaient une cellule séparée d’où ils ne pouvaient sortir.

Telle était alors la situation, – inquiétudes pour les fenians au sujet du billet disparu, impatience des frères Kip de n’avoir pas réussi à prévenir soit O’Brien, soit Macarthy!… Et le temps passait, et l’heure approchait où tous les convicts seraient enfermés dans les dortoirs…

A la rigueur, cependant, ne suffirait-il pas que les deux Irlandais fussent avertis dès le matin?… N’auraient-ils pas le temps de s’évader vers la fin du jour?… D’ailleurs ils n’auraient possibilité de gagner la côte qu’à la condition d’être hors du pénitencier… Or, pendant la journée prochaine, au cours des travaux, est-ce que Karl et Pieter Kip ne trouveraient pas enfin l’occasion de s’approcher des Irlandais, puisque son frère et lui jouissaient d’une certaine liberté pour procéder au marquage des arbres?…

Vers six heures du soir, après une journée pluvieuse, le ciel se rasséréna au moment où le soleil allait disparaître. Un vent vif relevait les nuages. Les convicts purent sortir quelques instants des préaux, avant de regagner leurs dortoirs, et, sous la conduite des constables, ils se dispersèrent à travers les cours.

Peut-être l’occasion de rencontrer O’Brien ou Macarthy allait-elle enfin s’offrir?… C’était Pieter Kip qui possédait le billet, c’était lui qui tenterait de le remettre aux deux fenians.

A sept heures, réglementairement, les convicts regagnaient les dortoirs par chambrées de cinquante environ. Puis, l’appel fait, on les enfermait jusqu’au lendemain, et les frères Kip réintégraient leur cellule.

Divers groupes s’étaient formés ça et là, suivant cette camaraderie du bagne, cette attraction des condamnés les uns pour les autres. Ce n’est point du passé qu’ils causent entre eux… à quoi bon?… ni du présent… que pourraient-ils y changer?… mais plutôt de l’avenir! et, dans cet avenir, qu’entre voient-ils?…. Quelque adoucissement du régime pénitentiaire, parfois une remise de leur peine, peut-être aussi la réussite d’une évasion?…

On le sait, les frères Kip et les deux Irlandais ne se fréquentaient pas d’habitude. Depuis le jour où O’Brien et Macarthy avaient reçu avec une froideur voulue les remerciements de Karl et de Pieter Kip, ils ne s’étaient jamais adressé la parole. Aussi, n’étant point réunis dans les escouades de travail, ne pouvaient-ils guère se rencontrer que pendant les matinées et les après-midi du dimanche et des jours fériés.

Cependant l’heure s’avançait. Il importait que les Irlandais fussent seuls à l’instant où leur serait remis le billet de Walter, et, précisément, Farnham, rôdant autour d’eux, semblait ne point les quitter du regard.

Sans doute, il y avait tout lieu de croire que Farnham était dans le secret de la tentative et qu’il devait accompagner les prisonniers dans leur fuite. Mais, enfin, si cette hypothèse reposait sur une erreur, si Farnham surprenait les frères Kip en conversation avec les fenians, tout serait perdu… Et, cependant, non!… Pieter Kip ne s’y trompait pas… Des regards de connivence s’échangeaient entre ces trois hommes, des regards où l’impatience le disputait à l’inquiétude!… Leur trouble ne leur permettait même pas de rester en place.

A cet instant, appelé pair le chef des constables, Farnham dut, sur un ordre qu’il reçut, quitter la cour. En passant, il n’avait pas même pu dire un mot à ses compatriotes, dont les appréhensions redoublèrent. Dans la disposition d’esprit où ils se trouvaient, tout leur paraissait suspect. Que voulait-on à Farnham?… Qui l’avait fait appeler?… Était-ce le capitaine-commandant à propos du billet?… Sa complicité était-elle découverte?…

En proie à une émotion qu’ils ne parvenaient pas à dissimuler, O’Brien et Macarthy firent quelques pas en se dirigeant vers la porte de la cour, comme pour guetter la rentrée de Farnham, se demandant s’ils n’allaient pas être appelés à leur tour…

A l’endroit sombre et désert où ils s’étaient arrêtés, il semblait qu’il n’y eût aucun risque ni d’être vu, ni d’être entendu…

Pieter Kip s’avança d’un pas rapide, rejoignit les Irlandais, et d’un mouvement prompt saisit la main d’O’Brien que celui-ci voulut tout d’abord retirer…

A l’instant, O’Brien sentit qu’un papier se glissait entre ses doigts, tandis que Pieter Kip disait à voix basse:

«C’est un billet qui vous concerne… Hier, je l’ai ramassé près de la route au pied d’un arbre… Personne n’en a eu connaissance que mon frère et moi… Je n’ai pu vous le remettre plus tôt… Mais il est encore temps… Ce n’est que pour demain… Vous verrez ce que vous avez à faire!»

O’Brien avait compris, mais telle était son émotion qu’il ne put répondre.

Et alors, Karl Kip, qui venait de s’approcher, se penchant entre Macarthy et lui, ajouta:

«Nous ne sommes pas des assassins, messieurs, et vous voyez que nous ne sommes pas des traîtres!»

 

 

Chapitre XII

La pointe Saint-James

 

e lendemain soir, un peu après sept heures, à quelques minutes d’intervalle, trois éclairs illuminèrent successivement la haute muraille du pénitencier, en arrière de Port-Arthur. Trois violentes détonations les avaient suivis. C’était le canon d’alarme dont les éclats, propagés à la surface de la presqu’île de Tasman, allaient la mettre tout entière en éveil. Les postes se relieraient entre eux par des patrouilles, les chiens seraient tenus à bout de chaîne le long des palissades de l’isthme d’Eagle-Hawk-Neck. Aucun hallier, aucun fourré de la forêt n’échapperait aux recherches des constatées.

Ces trois coups de canon signalaient une évasion qui venait d’être à l’instant constatée, et des mesures furent immédiatement prises pour empêcher les fugitifs de quitter la presqu’île.

D’ailleurs, le temps était si mauvais qu’il serait impossible de s’échapper par mer. Aucune embarcation n’aurait pu accoster le littoral, aucun bâtiment s’approcher de la côte. Donc, puisqu’ils ne pourraient franchir les palissades de l’isthme, les évadés seraient contraints de se cacher dans la forêt, et vraisemblablement ne tarderaient pas à être ramenés au bagne.

En effet, il ventait un fort coup de vent de sud-ouest, qui démontait la mer dans Storm-Bay et au large de la presqu’île.

Ce soir-là, après la rentrée au pénitencier, on avait constaté l’absence de deux déportés de la cinquième escouade. Tandis qu’il les ramenait à Port-Arthur, le chef des constables, qui se tenait en tête de la colonne, ne s’était pas aperçu de leur disparition, cette cinquième escouade étant sous la surveillance de Farnham que personne ne soupçonnait.

C’est donc à l’appel du soir que l’on connut l’évasion, et le capitaine-commandant fut aussitôt informé.

Comme il s’agissait des Irlandais O’Brien et Macarthy, deux condamnés politiques, il était probable que le concours de quelques amis du dehors leur avait été assuré. Mais dans quelles conditions s’était effectuée cette évasion?… Les fugitifs avaient-ils déjà pu quitter l’île?… Se cachaient-ils encore en un endroit convenu?… C’est ce que les recherches allaient peut-être apprendre, maintenant que les trois coups de canon venaient de mettre sur pied tout le personnel de la presqu’île.

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Les dogues de Port-Arthur

Ainsi qu’il a été dit, il était inadmissible qu’O’Brien et Macarthy se fussent échappés sur une embarcation, étant donné l’état de la mer. Aussi, sur l’ordre de M. Skirtle, un détachement de constables se porta-t-il immédiatement vers l’isthme, que l’on surveillait depuis les trois coups de canon. On s’était assuré que les dogues des palissades faisaient bonne garde, et, quant aux autres chiens, ils furent aussitôt lâchés sur les grèves de Eagle-Hawk-Neck.

Une tentative d’évasion a toujours chez le personnel d’un pénitencier un retentissement considérable. Les déportés de Port-Arthur n’ignoraient plus que deux de leurs compagnons venaient de s’évader, ni qu’il s’agissait des Irlandais O’Brien et Macarthy. Et combien cette tentative devait exciter l’envie de ces misérables! Eux, condamnés de droit commun, ils se mettaient au même rang que les condamnés politiques!… C’étaient des prisonniers comme eux, ces fenians, et ils avaient pu s’évader!… Avaient-ils réussi à quitter la presqu’île, à franchir les palissades de l’isthme?… Étaient-ils cachés dans la forêt, en attendant qu’un secours leur vînt du dehors?…

Ce qui se disait dans les dortoirs se disait aussi dans la cellule des frères Kip. Mais ceux-ci savaient ce qu’on ne savait pas: un navire devait recueillir les fugitifs… une embarcation devait les prendre sur la pointe de Saint-James… Or, l’embarcation s’y était-elle trouvée à l’heure dite?…

«Non… ce n’est pas possible!… affirma Karl Kip en répondant aux questions de son frère. Le vent souffle en rafale dans Storm-Bay !… Aucun canot ne pourrait accoster!… Un bâtiment, même un steamer, ne se hasarderait pas si près du littoral….

– Alors, observa Pieter Kip, ces malheureux seront obligés de passer la nuit sur la pointe?…

– La nuit et le lendemain, Pieter, puisque l’évasion ne peut se faire le jour… Et qui sait si cette tempête aura pris fin dans vingt-quatre heures?…»

Pendant ces longues heures, ni l’un ni l’autre des deux frères ne purent dormir. Tandis que la tourmente fouettait l’étroite fenêtre de leur cellule, ils écoutaient… Quelque bruit ne se produisait-il pas, un va-et-vient de constables indiquant que les deux Irlandais, arrêtés dans leur fuite, rentraient au pénitencier?…

Voici dans quelles conditions, ce jour-là, s’était effectuée l’évasion d’O’Brien et de Macarthy, avec la complicité de leur compatriote Farnham.

Il était près de six heures. Les escouades achevaient leur travail de défrichement. Déjà la forêt se perdait dans l’ombre. Encore cinq ou six minutes, le chef des constables donnerait l’ordre de reprendre le chemin de Port-Arthur.

A ce moment, les deux frères observèrent que Farnham, s’approchant des Irlandais, leur dit un mot à voix basse. Puis, ceux-ci le suivirent jusqu’à la limite de la clairière, où ils s’arrêtèrent devant un des arbres marqués pour l’abattage.

Le chef des constables ne s’inquiéta pas autrement de les voir s’éloigner dans cette direction sous la surveillance d’un constable, et ils restèrent en cet endroit jusqu’à l’heure où les escouades se formèrent en colonne pour regagner Port-Arthur.

Ainsi que cela a été dit, personne ne s’aperçut alors que ni O’Brien ni Macarthy ni Farnham n’avaient rejoint leurs compagnons. Ce fut seulement après l’appel fait dans la cour du pénitencier que l’on constata leur absence.

Profitant de l’obscurité croissante, les trois fugitifs avaient pu s’éloigner sans être vus. Afin d’éviter une patrouille qui retournait au poste voisin, ils durent se blottir au fond d’un fourré, en ayant soin de ne point se trahir par le cliquetis de la chaîne qu’O’Brien et Macarthy portaient au pied et à la ceinture.

La patrouille passée, tous trois se relevèrent; puis, s’arrêtant parfois, prêtant l’oreille au moindre bruit, ils parvinrent à gagner la crête de cette falaise, au pied de laquelle s’étendait la pointe de Saint-James.

L’obscurité enveloppait alors toute la presqu’île de Tasman, – obscurité d’autant plus profonde que des nuages très épais, poussés par le vent d’ouest, emplissaient l’espace.

Il était près de six heures et demie lorsque les fugitifs firent halte pour observer la baie.

«Pas de navire!» dit O’Brien.

Et, en effet, il semblait bien que la baie fût déserte, car, à défaut de sa silhouette, invisible dans l’ombre, un bâtiment eût été signalé par ses feux de bord.

«Farnham, demanda Macarthy, nous sommes bien à la falaise de Saint-James?…

– Oui…, déclara Farnham, mais je doute qu’une embarcation ait accosté!»

Et comment eussent-ils osé l’espérer, en entendant la mer mugir au large, tandis que l’embrun des lames, soulevé par la rafale, s’éparpillait jusqu’à la crête!…

Farnham et ses compagnons se portèrent alors vers la gauche, puis descendirent sur la grève, de manière à gagner l’extrémité de la pointe.

C’était une sorte de cap étroit, encombré de roches, troué de flaques, qui se prolongeait de deux à trois cents pieds et dont la courbure formait une petite crique ouverte vers le nord. Une embarcation y eût trouvé des eaux plus tranquilles si elle eût réussi à se dégager des récifs contre lesquels la mer brisait avec une extraordinaire violence.

Parvenus à cette extrémité, après avoir eu à lutter contre la tourmente, les fugitifs se mirent à l’abri d’une haute roche. Le billet apporté par Walter leur prescrivait de se trouver à cette date sur la pointe Saint-James, et ils y étaient, bien qu’ils n’eussent pas l’espoir d’être recueillis, ce soir-là du moins. D’ailleurs, les termes du billet prévoyaient ce retard, et leur mémoire les conservait mot pour mot:

«Si le temps n’a pas permis au navire de quitter la rade d’Hobart-Town et de traverser la baie, attendre qu’il arrive en vue de la pointe, et veiller depuis le coucher jusqu’au lever du soleil.»

Il n’y avait qu’à suivre ces prescriptions.

«Cherchons un abri, dit O’Brien, quelque trou de la falaise où nous puissions passer la nuit et la journée de demain…

– Sans nous éloigner de la pointe, fit observer Macarthy.

– Venez», répondit Farnham.

En prévision de mauvais temps, celui-ci avait eu soin de visiter cette grève sauvage et déserte pendant sa dernière sortie du dimanche. Peut-être à sa base la falaise offrirait-elle quelque anfractuosité où les trois fugitifs sauraient se cacher jusqu’à l’arrivée de l’embarcation?… Farnham ayant découvert cette anfractuosité dans un angle à l’amorce même de la pointe, y avait déposé quelques vivres, biscuits secs, viande conservée, achetés a Port-Arthur, plus une cruche qu’il remplit d’eau fraîche à un rio voisin.

Au milieu des ténèbres, sous le coup des aveuglantes rafales, il ne fut pas très aisé de retrouver cette excavation, et les fugitifs n’y parvinrent qu’après avoir traversé la grève, dont la déclivité était peu sensible.

«C’est là…», dit Farnham.

Et, en un instant, tous trois s’étaient introduits dans une cavité profonde au plus de cinq à six pieds, où ils seraient à l’abri de la tempête. Seulement, à mer haute, poussé par le vent qui battait de plein fouet, peut-être le flot s’étendrait-il jusqu’à son ouverture. Quant aux vivres, qui suffiraient pendant quarante-huit heures, Farnham les retrouva à leur place.

A peine ses deux compatriotes et lui s’étaient-ils installés qu’une détonation trois fois répétée, dominant les fracas de la tourmente, se fit entendre.

C’était le canon de Port-Arthur.

«L’évasion est connue!… s’écria Macarthy.

– Oui, on sait qu’ils sont évadés!… ajouta O’Brien.

– Mais ils ne sont pas pris…, dit Farnham.

– Et ils ne se laisseront pas prendre!…» déclara O’Brien.

Tout d’abord, il convenait que les deux Irlandais se délivrassent de leur chaîne, en cas qu’il fût nécessaire de fuir. Farnham s’était muni d’une lime qui servit à couper le maillon du pied.

Après six ans déjà passés dans ce bagne, O’Brien et Macarthy n’étaient plus rivés à ces lourdes entraves du galérien.

Il était évident que, pendant cette nuit, aucun canot n’atterrirait en un point quelconque de la côte. Et, d’ailleurs, comment un navire eût-il risqué de se mettre au plein sur cette formidable rangée de récifs qui s’étend du fond de Storm-Bay au cap Pillar?…

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Néanmoins, tant leur surexcitation était grande, les fugitifs ne résistèrent pas au besoin d’observer les approches de la pointe. Plusieurs fois, ne craignant pas d’être aperçus, ils quittèrent leur abri, ils se traînèrent sur la grève, cherchant en vain au milieu de cette obscurité un feu de navire!…

Puis, rentrés dans l’anfractuosité, ils s’entretenaient d’une situation, qui, le jour venu, serait assurément des plus dangereuses.

En effet, après avoir fouillé les environs de Port-Arthur, visité la forêt jusqu’à l’isthme, les constables n’étendraient-ils pas leurs recherches jusqu’au littoral?… Les chiens, habitués à se lancer sur la trace des convicts, ne découvriraient-ils pas ce trou où étaient blottis Farnham et ses compagnons?…

Et, tandis qu’ils envisageaient ces redoutables éventualités, le nom des frères Kip fut prononcé par O’Brien. Rappelant le service que les deux frères leur avaient rendu:

«Non, s’écria-t-il, non!… Ce ne sont pas des assassins!… Ils l’ont dit!… Je les crois!…

– Et ce sont de grands cœurs, ajouta Macarthy. En nous dénonçant, ils auraient peut-être pu espérer qu’on leur en tiendrait compte… et ils ne l’ont pas fait!…

– J’ai entendu plusieurs fois parler de cette affaire à Hobart-Town, reprit alors Farnham, cet assassinat du capitaine Gibson du James-Cook… Quelques personnes se sont intéressées aux frères Kip, et pourtant on ne croit pas qu’ils aient été injustement condamnés…

– Ils sont innocents!… ils le sont!… répétait O’Brien. Et quand je songe que j’ai refusé de leur serrer la main!… Ah! les pauvres gens!… Non! ils ne sont pas coupables, et, dans ce bagne de Port-Arthur, au milieu de ce monde de criminels, ils doivent souffrir… ce que nous-mêmes avons souffert!… Mais nous… c’était pour avoir voulu arracher notre pays aux oiseaux de proie de l’Angleterre!… Et, au dehors, des amis se sont occupés de préparer notre délivrance… Mais Karl et Pieter Kip… c’est pour la vie qu’ils sont enfermés là!… Ah! tenez, lorsqu’ils sont venus à nous, lorsqu’ils nous ont remis le billet trouvé par eux… j’aurais dû leur dire: «Fuyons ensemble!… Nos compatriotes vous accueilleront comme des frères!…»

La nuit s’avançait, toujours pluvieuse et glaciale. Les fugitifs souffraient du froid, et, cependant, ce n’était pas sans les plus vives appréhensions qu’ils attendaient le jour. Des aboiements qui arrivaient parfois à leur oreille indiquaient que les chiens avaient été lâchés à travers la presqu’île. Habitués à flairer de loin les convicts, à reconnaître l’accoutrement du bagne, ces animaux ne découvriraient-ils pas l’anfractuosité où se cachaient Farnham et ses compatriotes?…

Un peu après minuit, la grève était entièrement couverte par la marée montante sous la poussée des vents d’ouest. La mer se gonfla au point que la base de la falaise fut battue par le flot. Pendant une demi-heure, les fugitifs furent inondés jusqu’à mi-jambe. Heureusement, le niveau ne s’éleva pas au-delà, et le jusant entraîna les eaux malgré la résistance de la rafale.

Avant le lever du jour, la tempête montra une tendance à diminuer. Le vent peu à peu halait le nord, rendant la baie plus praticable. Farnham, O’Brien et Macarthy pouvaient donc espérer que la mer ne tarderait pas à tomber. Lorsque le jour revint, l’amélioration était sensible. Si les lames déferlaient encore au-delà des récifs, une embarcation aurait sans trop de peine accosté la pointe Saint-James à son revers.

D’ailleurs, il fallait attendre le soir avant de s’aventurer sur la grève.

Farnham fit trois parts des aliments qu’il avait apportés, le pain et la viande sèche. Il convenait de les ménager, en prévision de nouveaux retards au-delà de quarante-huit heures, dans l’impossibilité de les renouveler. Quant à l’eau douce, le soir même, il serait facile de remplir la cruche au ruisseau.

Une partie de la matinée s’écoula dans ces conditions et ne fut marquée par aucun incident. La tourmente prit décidément fin, et le soleil reparut entre les derniers nuages de l’est.

«Le navire, qui est en rade d’Hobart-Town, dit alors O’Brien, va pouvoir traverser Storm-Bay et il aura gagné la presqu’île dans la soirée…

– Mais, sans doute, répondit Macarthy, on va surveiller plus soigneusement la côte…

– Raisonnons, reprit O’Brien. Personne ne sait à Port-Arthur ni qu’un bâtiment est arrivé d’Amérique pour nous prendre à son bord, ni que rendez-vous nous a été donné à la pointe Saint-James… Dès lors, que doit-on supposer?… C’est que nous sommes cachés dans la forêt, et, les premiers jours du moins, c’est là que se continueront les recherches plutôt que sur le littoral…

– J’y pense, fit observer Farnham, et Walter?… C’est, il y a deux jours, samedi, que nous l’avons rencontré sur la route de Port-Arthur… Est-il donc retourné à Hobart-Town?… Cela me paraît probable… Après être revenu à bord du steamer, il aura informé le capitaine que nous serions à la pointe Saint-James dans la soirée de lundi…

– Assurément, répondit Macarthy, car, si Walter n’était pas retourné à Hobart-Town, il nous aurait rejoints cette nuit!… Au milieu de l’obscurité, il ne lui eût pas été difficile de dépister les patrouilles…

– Je suis de cet avis, déclara O’Brien, et, dès dimanche, Walter a dû quitter Port-Arthur sur un des vapeurs qui font le service de la baie…

– Et nous sommes certains, ajouta Farnham, qu’il pressera le départ du steamer… Aussi n’avons-nous plus qu’à patienter… Dès qu’il fera nuit, le canot accostera la pointe…

– Dieu le veuille!» répondit O’Brien.

Vers une heure de l’après-midi, se produisit une vive alerte. Des voix furent distinctement entendues sur le rebord de la falaise, à cent pieds à peine au-dessus de l’anfractuosité qui abritait les trois fugitifs. En même temps éclataient des aboiements de chiens surexcités par leurs maîtres!

«Les constables… les dogues! s’écria Farnham. Voilà le plus grand danger!»

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Il était à craindre, en effet, que ces animaux ne descendissent sur la grève, où les constables les suivraient par le sentier que Farnham avait pris la veille. Là, ces chiens se mettraient en quête… leur instinct les guiderait vers le bas de la falaise… ils finiraient par découvrir l’anfractuosité… Et quelle résistance O’Brien, Macarthy, Farnham, pourraient-ils opposer à une douzaine d’hommes armés, alors qu’eux étaient sans armes?… On aurait vite fait de les saisir, de les reconduire au pénitencier… Et ils ne savaient que trop quel sort les y attendait!… La double chaîne et le cachot pour O’Brien et Macarthy!… La mort pour Farnham, convaincu d’avoir favorisé leur fuite!

Tous trois restaient immobiles au fond de la cavité. En sortir n’était plus possible, sans être vu. Et, où se réfugier ailleurs que sur les dernières roches de la pointe?… Alors, pour ne pas retourner au bagne, ils n’auraient qu’à se jeter à la mer!… Oui! tout plutôt que de retomber entre les mains des constables!…

Cependant les voix arrivaient jusqu’à eux. Ils entendaient les propos échangés sur la crête de la falaise, les cris de ceux qui les poursuivaient, et auxquels se mêlait le furieux aboiement des dogues.

«Par ici… par ici!… répétait l’un.

– Lâchez les chiens, dit l’autre, et fouillons cette grève avant de retourner au poste…

– Et que seraient-ils venus faire ici?… fut-il répondu précisément par ce brutal chef d’escouade dont Farnham reconnut la voix. Ils n’ont pas pu se sauver à la nage, et c’est dans la forêt qu’il faut reprendre les recherches!»

O’Brien avait saisi la main de ses compagnons. Après cette observation de leur chef, il était probable que les constables allaient s’éloigner. Mais l’un d’eux de répondre:

«On peut toujours voir!… Descendons le sentier qui conduit à la grève… Qui sait si tous les trois ne sont pas cachés dans quelque trou?…»

Tous les trois?… On ne doutait donc pas à Port-Arthur que Farnham, complice des deux Irlandais, dans cette tentative d’évasion, ne fût alors avec eux?…

A présent, si les propos s’entendaient moins distinctement, preuve que les constables se dirigeaient vers le sentier, les hurlements des chiens se rapprochèrent.

Une heureuse circonstance allait peut-être empêcher les fugitifs d’être découverts. La mer, haute en ce moment, inondait la grève jusqu’au pied de la falaise, et les dernières ondulations du ressac baignaient l’excavation. Il eût été impossible d’apercevoir l’ouverture à moins de contourner le contrefort de ce côté. Quant à la pointe Saint-James, elle ne montrait plus que ses extrêmes roches sous l’écume du flot. Il faudrait au moins deux heures de jusant pour que la grève redevînt praticable. Aussi n’était-il pas probable que les constables s’attarderaient à cette place, étant pressés de se jeter sur une meilleure piste.

Cependant les chiens aboyaient plus violemment, et sans doute l’instinct les poussait le long de la falaise. L’un d’eux se lança même à travers le tourbillon des lames, mais les autres ne l’imitèrent point.

Presque aussitôt, d’ailleurs, le chef des constables donnait ordre de reprendre le sentier. Bientôt tout ce tumulte, tout ce bruit d’aboiements et de voix diminua. On n’entendit plus que le mugissement de la mer battant à grand fracas le pied de la falaise.

 

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1 Cette période de l’histoire irlandaise a déjà été traitée dans la série des Voyages extraordinaires avec le roman de P’tit Bonhomme.