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Jules Verne

 

La maison à vapeur

Voyage à travers l’Inde septentrionale

 

 

 

Première partie

(X-XII)

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 Chapitre X

Via Dolorosa

 

e royaume d’Oude était autrefois un des plus importants de la péninsule, et, aujourd’hui, c’est encore l’un des plus riches de l’Inde. Il eut des souverains, ceux-ci forts, ceux-là faibles. La faiblesse de l’un d’eux. Wajad-Ali-Schah, amena l’annexion de son royaume au domaine de la Compagnie, le 6 février 1857. On le voit, c’était quelques mois à peine avant le début de l’insurrection, et c’est précisément sur ce territoire que furent commis les plus affreux massacres, suivis des plus terribles représailles.

Deux noms de villes sont restés tristement célèbres depuis cette époque, Lucknow et Cawnpore.

Lucknow est la capitale, Cawnpore est l’une des principales cités de l’ancien royaume.

C’est à Cawnpore que voulait aller le colonel Munro, et c’est là que nous arrivâmes dans la matinée du 29 mai, après avoir suivi la rive droite du Gange, à travers une plaine plate où s’étalaient d’immenses champs d’indigotiers. Pendant deux jours, le Géant d’Acier avait marché avec une vitesse moyenne de trois lieues à l’heure, franchissant ainsi les deux cent cinquante kilomètres qui séparent Cawnpore d’Allahabad.

Nous étions alors à près de mille kilomètres de Calcutta, notre point de départ.

Cawnpore est une ville de soixante mille âmes environ. Elle occupe sur la rive droite du Gange une bande de terrain longue de cinq milles. Il s’y trouve un cantonnement militaire, dans lequel sont casernes sept mille hommes.

Le touriste chercherait en vain, dans cette cité, quelque monument digne d’attirer son attention, bien qu’elle soit de très ancienne origine et antérieure, dit-on, à l’ère chrétienne. Aucun sentiment de curiosité ne nous eût donc amenés à Cawnpore. La volonté seule de sir Edward Munro nous y avait conduits.

Dans la matinée du 30 mai, nous avions quitté notre campement. Banks, le capitaine Hod et moi, nous suivions le colonel et le sergent Mac Neil le long de cette voie douloureuse, dont sir Edward Munro avait voulu refaire une dernière fois les stations.

Voici ce qu’il faut savoir, et ce que je vais dire brièvement, en rapportant le récit que Banks m’avait fait.

«Cawnpore, qui était garnie de troupes très sûres au moment de l’annexion du royaume d’Oude, ne comptait plus au début de l’insurrection que deux cent cinquante soldats de l’armée royale contre trois régiments natifs d’infanterie, les 1er, 53e et 56e, deux régiments de cavalerie et une batterie d’artillerie de l’armée du Bengale. En outre, il s’y trouvait un nombre assez considérable d’Européens, employés, fonctionnaires, négociants, etc. plus, huit cent cinquante femmes et enfants du 32e régiment de l’armée royale, qui tenait garnison à Lucknow.

«Depuis plusieurs années, le colonel Munro habitait Cawnpore. Ce fut là qu’il connut la jeune fille dont il fit sa femme.

«Mis Laurence Honlay était une jeune Anglaise charmante, intelligente, d’un caractère plein d’élévation, d’un cœur noble, d’une nature héroïque, digne d’être aimée d’un homme comme le colonel, qui l’admirait et l’adorait. Elle habitait avec sa mère un bungalow aux environs de la ville, et ce fut là, en 1855, qu’Edward Munro l’épousa.

«Deux ans après son mariage, en 1857, lorsque les premiers actes de la révolte éclatèrent à Mirât, le colonel Munro dut rejoindre son régiment, sans perdre un jour. Il fut donc obligé de laisser sa femme et sa belle-mère à Cawnpore, en leur recommandant de faire immédiatement leurs préparatifs de départ pour Calcutta. Le colonel Munro pensait que Cawnpore n’était pas sûre, hélas! et les faits n’avaient par la suite que trop justifié ses pressentiments.

«Le départ de Mrs. Honlay et de lady Munro éprouva des retards qui eurent des conséquences funestes. Les malheureuses femmes furent surprises par les événements et ne purent quitter Cawnpore.

«La division était alors commandée par le général sir Hugh Wheeler, soldat droit et loyal, qui devait être bientôt victime des astucieuses manœuvres de Nana Sahib.

«Le nabab occupait alors, à dix milles de Cawnpore, son château de Bilhour, et, depuis longtemps, il affectait de vivre dans les meilleurs termes avec les Européens.

«Vous savez, mon cher Maucler, que les premières tentatives de l’insurrection se produisirent à Mirât et à Delhi. La nouvelle en arriva le 14 mai à Cawnpore. Ce jour même, le 1er régiment de Cipayes montrait des dispositions hostiles.

«Ce fut alors que Nana Sahib offrit au gouvernement ses bons offices. Le général Wheeler fut assez malavisé pour croire à la bonne foi de ce fourbe, dont les soldats particuliers vinrent aussitôt occuper les bâtiments de la Trésorerie.

«Le même jour, un régiment irrégulier de Cipayes, de passage à Cawnpore, massacrait ses officiers européens aux portes mêmes de la ville.

«Le danger apparut alors tel qu’il était, immense. Le général Wheeler donna ordre à tous les Européens de se réfugier dans la caserne où demeuraient les femmes et les enfants du 32e régiment de Lucknow, – caserne située au point le plus voisin de la route d’Allahabad, la seule par laquelle les secours pussent arriver.

C’est là que lady Munro et sa mère durent s’enfermer. Pendant toute la durée de cet emprisonnement, la jeune femme montra un dévouement sans bornes pour ses compagnons d’infortune. Elle les soigna de ses mains, elle les aida de sa bourse, elle les encouragea par son exemple et ses paroles, elle se montra ce qu’elle était, un grand cœur, et, comme je vous l’ai dit, une femme héroïque.

«Cependant, l’arsenal ne tarda pas à être confié à la garde des soldats de Nana Sahib.

«Le traître déploya alors le drapeau de l’insurrection, et, sur ses propres instances, le 7 juin, les Cipayes attaquèrent la caserne, qui ne comptait pas trois cents soldats valides pour la défendre.

«Ces braves se défendirent, cependant, sous le feu des assiégeants, sous la pluie de leurs projectiles, au milieu des maladies de toutes sortes, mourant de faim et de soif, sans vivres, car les approvisionnements étaient insuffisants, sans eau, car les puits furent bientôt taris.

«Cette résistance dura jusqu’au 27 juin.

«Nana Sahib proposa alors une capitulation, à laquelle le général Wheeler commit l’impardonnable faute de souscrire, malgré les adjurations de lady Munro, qui le suppliait de continuer la lutte.

«Par suite de cette capitulation, les hommes, femmes et enfants, cinq cents personnes environ, – lady Munro et sa mère étaient de ce nombre, – furent embarqués sur des bateaux qui devaient redescendre le Gange et les ramener à Allahabad.

«A peine ces bateaux sont-ils détachés de la rive, que le feu est ouvert par les Cipayes. Grêle de boulets et de mitraille! Les uns coulèrent, d’autres furent incendiés. L’une de ces embarcations parvint, cependant, à redescendre le fleuve pendant quelques milles.

«Lady Munro et sa mère étaient sur cette embarcation. Elles purent croire un instant qu’elles seraient sauvées. Mais les soldats du Nana les poursuivirent, les reprirent, les ramenèrent aux cantonnements.

«Là, on fit un choix entre les prisonniers. Tous les hommes furent immédiatement passés par les armes. Quant aux femmes et aux enfants, on les réunit aux autres enfants et femmes qui n’avaient pas été massacrés le 27 juin.

«C’était un total de deux cents victimes, auxquelles une longue agonie était réservée, et qui furent enfermées dans un bungalow, dont le nom, Bibi-Ghar, est resté tristement célèbre.

– Mais comment avez-vous connu ces horribles détails? demandai-je à Banks.

– Par un vieux sergent du 32e régiment de l’armée royale, me répondit l’ingénieur. Cet homme, échappé par miracle, fut recueilli par le rajah de Raïschwarah, l’une des provinces du royaume d’Oude, lequel le reçut, ainsi que quelques autres fugitifs, avec la plus grande humanité.

– Et lady Munro et sa mère, que devinrent-elles?

– Mon cher ami, me répondit Banks, nous n’avons plus le témoignage direct de ce qui s’est passé depuis cette date, mais il n’est que trop facile de le conjecturer. En effet, les Cipayes étaient maîtres de Cawnpore. Ils le furent jusqu’au 15 juillet, et pendant ces dix-neuf jours, dix-neuf siècles! les malheureuses victimes attendirent à chaque heure un secours qui ne devait arriver que trop tard.

«Depuis quelque temps déjà, le général Havelock, parti de Calcutta, marchait au secours de Cawnpore, et, après avoir battu les révoltés à plusieurs reprises, il y entrait le 17 juillet.

«Mais, deux jours avant, lorsque Nana Sahib apprit que les troupes royales avaient franchi la rivière de Pandou-Naddi, il résolut de signaler par d’épouvantables massacres les dernières heures de son occupation. Tout lui semblait permis vis-à-vis des envahisseurs de l’Inde!

«Quelques prisonniers, qui avaient partagé la captivité des prisonnières du Bibi-Ghar, furent amenés devant lui et égorgés sous ses yeux.

«Restait la foule des femmes et des enfants, et, dans cette foule, lady Munro et sa mère. Un peloton du 6e régiment de Cipayes reçut l’ordre de les fusiller à travers les fenêtres du Bibi-Ghar. L’exécution commença, mais, comme elle ne se faisait pas assez vite au gré du Nana, obligé de battre en retraite, ce prince sanguinaire mêla des bouchers musulmans aux soldats de sa garde… Ce fut la tuerie d’un abattoir!

«Le lendemain, morts ou vivants, enfants et femmes, étaient précipités dans un puits voisin, et, lorsque les soldats d’Havelock arrivèrent, ce puits, comblé de cadavres jusqu’à la margelle, fumait encore!

«Alors les représailles commencèrent. Un certain nombre de révoltés, complices de Nana Sahib, étaient tombés entre les mains du général Havelock. Celui-ci lança le terrible ordre du jour suivant, dont je n’oublierai jamais les termes:

«Le puits dans lequel repose la dépouille mortelle des pauvres femmes et des enfants massacrés par ordre du mécréant Nana Sahib sera comblé et couvert avec soin en forme de tombeau. Un détachement de soldats européens, commandé par un officier, remplira ce soir ce pieux devoir. La maison et les chambres où le massacre a eu lieu ne seront pas nettoyées ou blanchies par les compatriotes des victimes. Le brigadier entend que chaque goutte du sang innocent soit nettoyée ou léchée de la langue par les condamnés, avant l’exécution, proportionnellement à leur rang de caste et à la part qu’ils ont prise dans le massacre. En conséquence, après avoir entendu la lecture de la sentence de mort, tout condamné sera conduit à la maison du massacre et forcé de nettoyer une certaine partie du plancher. On prendra soin de rendre la tâche aussi révoltante que possible aux sentiments religieux du condamné, et le prévôt-maréchal n’épargnera pas la lanière, s’il en est besoin. La tâche accomplie, la sentence sera exécutée à la potence élevée près de la maison.»

«Tel fut, reprit Banks fort ému, cet ordre du jour. Il fut suivi dans toutes ses prescriptions. Mais les victimes n’étaient plus. Elles avaient été massacrées, mutilées, déchirées! Lorsque le colonel Munro, arrivé deux jours après, voulut essayer de reconnaître quelque reste de lady Munro et de sa mère, il ne retrouva rien… rien!»

Voilà ce que m’avait raconté Banks, avant notre arrivée à Cawnpore, et maintenant, c’était vers le lieu même où s’était accompli le hideux massacre que se dirigeait le colonel.

Mais, auparavant, il voulut revoir le bungalow où avait demeuré lady Munro, où elle avait passé sa jeunesse, cette demeure où il l’avait vue pour la dernière fois, le seuil sur lequel il avait reçu ses derniers embrassements.

Ce bungalow était bâti un peu en dehors des faubourgs de la ville, non loin de la ligne des cantonnements militaires. Des ruines, des pans de murs encore noircis, quelques arbres couchés à terre et desséchés, voilà tout ce qui restait de l’habitation. Le colonel n’avait pas permis que rien fût réparé. Le bungalow était tel, après six ans, que l’avait fait la main des incendiaires.

Nous passâmes une heure en ce lieu désolé. Sir Edward Munro allait silencieusement à travers ces ruines, desquelles tant de souvenirs sortaient pour lui. Sa pensée évoquait toute cette existence de bonheur que rien ne pouvait désormais lui rendre. Il revoyait la jeune fille, heureuse, dans cette maison où elle était née, où il l’avait connue, et, quelquefois, il fermait les yeux comme pour mieux la revoir!

Mais enfin, brusquement, comme s’il eût dû se faire violence à lui-même, il revint en arrière et nous entraîna au dehors.

Banks avait espéré que le colonel se bornerait peut-être à visiter ce bungalow… Mais non! Sir Edward Munro avait résolu d’épuiser jusqu’à la dernière les amertumes que lui réservait cette ville funeste! Après l’habitation de lady Munro, il voulut revoir la caserne où tant de victimes, auxquelles l’énergique femme s’était si héroïquement dévouée, avaient subi toutes les horreurs d’un siège.

Cette caserne était située dans la plaine, en dehors de la ville, et l’on bâtissait alors une église sur son emplacement, là où la population de Cawnpore avait dû chercher refuge. Pour nous y rendre, nous suivîmes une route macadamisée, ombragée par de beaux arbres.

C’est là que s’était accompli le premier acte de l’horrible tragédie. Là avaient vécu, souffert, agonisé, lady Munro et sa mère, jusqu’au moment où la capitulation remit aux mains de Nana Sahib cette troupe de victimes, déjà vouées à un épouvantable massacre, et que le traître avait promis de faire conduire saines et sauves à Allahabad.

Autour des constructions inachevées, on distinguait encore des restes de murailles en briques, vestiges de ces travaux de défense qui avaient été élevés par le général Wheeler.1

Le colonel Munro resta longtemps immobile et silencieux devant ces ruines. A son souvenir se présentaient plus vivement les affreuses scènes dont elles avaient été le théâtre. Après le bungalow où lady Munro avait vécu heureuse, la caserne dans laquelle elle avait souffert au delà de tout ce qu’on peut imaginer!

Il restait à visiter le Bibi-Ghar, cette demeure dont le Nana fit une prison, où se creusait ce puits au fond duquel les victimes avaient été confondues dans la mort.

Lorsque Banks vit le colonel se diriger de ce côté, il lui saisit le bras comme pour l’arrêter.

Sir Edward Munro le regarda bien en face, et, d’une voix horriblement calme:

«Marchons! dit-il.

– Munro! je t’en prie!…

– J’irai donc seul.»

Il n’y avait pas à résister.

Nous nous sommes alors dirigés vers le Bibi-Ghar, que précèdent des jardins bien dessinés et plantés de beaux arbres.

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Là s’élève une colonnade en style gothique, de forme octogonale. Elle entoure l’endroit où se creusait le puits, dont l’orifice est maintenant fermé par un revêtement de pierres. C’est une sorte de socle, qui supporte une statue de marbre blanc, l’Ange de la Pitié, l’un des derniers ouvrages dus au ciseau de sculpteur Marochetti.

Ce fut lord Canning, gouverneur général des Indes pondant la terrible insurrection de 1857, qui fit élever ce monument expiatoire, construit sur les dessins du colonel du génie Yule, et qu’il voulut même payer de ses propres deniers.

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Devant ce puits où les deux femmes, la mère et la fille, après avoir été frappées par les bouchers de Nana Sahib, avaient été précipitées, encore vivantes peut-être, sir Edward Munro ne put retenir ses larmes. Il tomba à genoux sur la pierre du monument.

Le sergent Mac Neil, près de lui, pleurait en silence.

Nous avions tous le cœur brisé, ne trouvant rien à dire pour consoler cette inconsolable douleur, espérant que sir Edward Munro épuiserait là les dernières larmes de ses yeux!

Ah! s’il eût été de ces premiers soldats de l’armée royale qui entrèrent à Cawnpore, qui pénétrèrent dans ce Bibi-Ghar, après l’effroyable massacre, il serait mort de douleur!

En effet, voici ce que rapporte un des officiers anglais, – récit qui a été recueilli par M. Rousselet:

«A peine entrés à Cawnpore, nous courûmes à la recherche des pauvres femmes que nous avions entre les mains de l’odieux Nana, mais bientôt nous apprîmes l’affreuse exécution. Torturés par une terrible soif de vengeance, et pénétrés du sentiment des épouvantables souffrances qu’avaient dû endurer les malheureuses victimes, nous sentions se réveiller en nous d’étranges et sauvages idées. Ardents et à moitié fous, nous courons vers le triste lieu du martyre. Le sang coagulé, mêlé de débris sans nom, couvrait le sol de la petite chambre où elles étaient enfermées et nous montait jusqu’aux chevilles. De longues tresses de cheveux longs et soyeux, des lambeaux de robes, de petits souliers d’enfants, des jouets, jonchaient ce sol mouillé. Les murs, barbouillés de sang, portaient les traces de l’horrible agonie. Je ramassai un petit livre de prières, dont la première page portait ces touchantes inscriptions: «27 juin, quitté les bateaux… 7 juillet, prisonniers du Nana… fatale journée.» Mais ce n’étaient point là les seules horreurs qui nous attendaient. Bien plus horrible encore était la vue du puits profond et étroit où étaient entassés les restes mutilés de ces tendres créatures!…»

Sir Edward Munro n’était pas là, aux premières heures où les soldats d’Havelock s’emparaient de la ville! Il n’arriva que deux jours après l’odieuse immolation! Et maintenant, il n’avait plus là devant les yeux que l’emplacement où s’ouvrait le funeste puits, tombeau sans nom des deux cents victimes de Nana Sahib!

Cette fois, Banks, aidé du sergent, parvint à l’entraîner de force.

Le colonel Munro ne devait jamais oublier ces deux mots que l’un des soldats d’Havelock avait tracés avec sa baïonnette sur la margelle du puits:

«Remember Cawnpore!

«Souviens-toi de Cawnpore.».

 

 

 

 Chapitre XI

Le changement de mousson

 

onze heures, nous étions de retour au campement, ayant, on le comprend, la plus grande hâte de quitter Cawnpore; mais quelques réparations à faire à la pompe d’alimentation de la machine ne permettaient pas de partir avant le lendemain matin.

Il me restait donc une demi-journée. Je ne crus pas pouvoir mieux l’employer qu’à visiter Lucknow. L’intention de Banks était de ne point passer par cette ville, dans laquelle le colonel Munro se serait retrouvé sur l’un des principaux théâtres de la guerre. Il avait raison! C’étaient encore là des souvenirs trop poignants pour lui.

Donc, à midi, après avoir quitté Steam-House, je pris le petit tronçon de railway qui relie Cawnpore à Lucknow. Le parcours ne dépasse pas une vingtaine de lieues, et j’arrivai en deux heures dans cette importante capitale du royaume d’Oude, dont je ne voulais prendre qu’une vue sommaire, – ce qu’on appelle une impression.

Je reconnus, du reste, la vérité de ce que j’avais entendu dire à propos des monuments de Lucknow, bâtis sous le règne des empereurs musulmans au XVIIe siècle.

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Ce fut un Français, un Lyonnais, nommé Martin, un simple soldat de l’armée de Lally-Tollendal f en 1730, devenu le favori du roi, qui fut le créateur, l’ordonnateur, on pourrait dire l’architecte de ces prétendues merveilles de la capitale de l’Oude. La résidence officielle des souverains, le Kaiser-bâgh, hétéroclite assemblage de tous les styles qui pouvaient sortir de l’imagination d’un caporal, n’est qu’une œuvre de surface. Rien au dedans, tout en dehors, mais ce dehors est à la fois indou, chinois, mauresque et… européen. Il en est de même d’un autre palais plus petit, le Farid Bâkch, qui est également l’ouvrage de Martin. Quant à l’Imâmbara, bâti au milieu de la forteresse par Kaïfiâtoulla, le premier architecte des Indes au XVIIe siècle, il est réellement superbe et produit un effet grandiose avec les mille clochetons qui hérissent ses courtines.

Je ne pouvais quitter Lucknow sans visiter le palais Constantin, qui est encore l’œuvre personnelle du caporal français, et porte le nom de palais de la Martinière. Je voulus voir aussi le jardin voisin, le Secunder Bâgh, où furent massacrés par centaines les Cipayes qui avaient violé la tombe de l’humble soldat avant d’abandonner la ville.

Il faut ajouter que le nom de Martin n’est pas le seul nom français qui soit en honneur à Lucknow. Un ancien sous-officier de chasseurs d’Afrique, appelé Duprat, se distingua tellement par sa bravoure pendant la période insurrectionnelle, que les révoltés lui offrirent de se mettre à leur tête. Duprat refusa noblement, malgré les richesses qui lui furent promises, malgré les menaces dont on l’accabla. Il resta fidèle aux Anglais. Mais, particulièrement désigné aux coups des Cipayes qui n’avaient pu faire de lui un traître, il fut tué dans une rencontre: «Chien d’infidèle, avaient dit les révoltés, nous t’aurons malgré toi!» Ils l’eurent, mort.

Les noms de ces deux soldats français avaient donc été unis dans les même représailles. Les Cipayes, qui avaient violé la tombe de l’un et creusé la tombe de l’autre, furent massacrés sans pitié.

Enfin, après avoir admiré les parcs superbes qui font à cette grande cité de cinq cent mille habitants comme une ceinture de verdure et de fleurs, après avoir parcouru à dos d’éléphant ses rues principales et son magnifique boulevard du Hazrat Gaudj, je repris le railway et revins le soir même à Cawnpore.

Le lendemain, 31 mai, dès l’aube, nous étions enroule.

«Enfin, s’écria le capitaine Hod, c’en est donc fini avec les Allahabad, les Cawnpore, les Lucknow et autres villes, dont je me soucie comme d’une cartouche vide!

– Oui, c’est fini, Hod, répondit Banks, et maintenant, nous allons marcher directement vers le nord, de manière à rejoindre presque en droite ligne la base de l’Himalaya.

– Bravo! reprit le capitaine. Ce que j’appelle l’Inde par excellence, ce ne sont pas les provinces hérissées de villes ou peuplées d’Indous, c’est le pays où vivent en liberté mes amis les éléphants, les lions, les tigres, les panthères, les guépards, les ours, les buffles, les serpents! Là est la seule partie véritablement habitable de la péninsule! Vous verrez cela, Maucler, et vous n’aurez pas à regretter les merveilles de la vallée du Gange!

– Je ne regretterai rien en votre compagnie, mon cher capitaine, répondis-je.

– Cependant, dit Banks, il y a encore dans le nord-ouest d’autres villes très intéressantes, Delhi, Agra, Lahore…

– Eh! ami Banks, s’écria Hod, qui a jamais entendu parler de ces misérables bourgades!

– Misérables bourgades! répliqua Banks, non pas, Hod, mais des cités magnifiques! Soyez tranquille, mon cher ami, ajouta l’ingénieur en se retournant vers moi, nous tâcherons de vous montrer cela, sans déranger les plans de campagne du capitaine.

– A la bonne heure, Banks, répondit Hod, mais c’est d’aujourd’hui seulement que notre voyage va commencer!»

Puis, d’une voix forte:

«Fox?» cria-t-il.

Le brosseur accourut.

«Présent! mon capitaine, dit-il.

– Fox, que les fusils, les carabines et les revolvers soient en état!

– Ils le sont.

– Visite les batteries.

– Elles sont visitées.

– Prépare les cartouches.

– Elles sont préparées.

– Tout est prêt?

– Tout est prêt.

– Que ce soit encore plus prêt, si c’est possible!

– Ce le sera.

– Le trente-huitième ne tardera pas à prendre rang sur cette liste qui fait ta gloire, Fox!

– Le trente-huitième! s’écria le brosseur, dont un rapide éclair alluma l’œil. Je vais lui préparer une bonne petite balle explosive dont il n’aura pas lieu de se plaindre!

– Va, Fox, va!»

Fox salua militairement, fit demi-tour et alla s’enfermer dans son arsenal.

Voici maintenant quel est l’itinéraire de cette seconde partie de notre voyage, – itinéraire qui ne doit point être modifié, à moins d’événements impossibles à prévoir.

Pendant soixante-quinze kilomètres environ, cet itinéraire remonte le cours du Gange en se dirigeant vers le nord-ouest; mais, à partir de ce point, il se redresse, court droit au nord entre un des affluents du grand fleuve et un autre affluent important de la Goutmi. Il évite ainsi un certain nombre de cours d’eau, qui se dispersent à droite et à gauche, et, par Biswah, il s’élève obliquement jusqu’aux premières ondulations des montagnes du Népaul, à travers la partie occidentale du royaume d’Oude et du Rokilkhande.

Ce parcours avait été judicieusement choisi par l’ingénieur, de manière à tourner toutes difficultés. Si le charbon devenait plus difficile à trouver dans le nord de l’Indoustan, le bois ne devait jamais faire défaut. Quant à notre Géant d’Acier, il pourrait aisément circuler, sous n’importe quelle allure, le long de ces routes si bien entretenues, à travers les plus belles forêts de la péninsule indienne.

Quatre-vingts kilomètres environ nous séparaient de la petite ville de Biswah. Il fut convenu que nous les franchirions avec une vitesse très modérée, – en six jours. Cela permettait de s’arrêter lorsque le site plairait, et les chasseurs de l’expédition auraient le temps d’accomplir leurs prouesses. D’ailleurs, le capitaine Hod et le brosseur Fox, auxquels Goûmi se joignait volontiers, pourraient facilement battre l’estrade, tandis que le Géant d’Acier s’en irait à pas comptés. Il ne m’était pas défendu de les accompagner dans leurs battues, bien que je fusse un chasseur peu expérimenté, et je me joignis à eux quelquefois.

Je dois dire que depuis ce moment où notre voyage entra dans une nouvelle phase, le colonel Munro se tint un peu moins à l’écart. Il me parut devenir plus sociable, en dehors de la ligne des villes, au milieu des forêts et des plaines, loin de la vallée du Gange que nous venions de parcourir. Dans ces conditions, il semblait retrouver le calme de cette existence qu’il menait à Calcutta. Et cependant, pouvait-il oublier que sa maison roulante s’élevait vers ce nord de l’Inde, où l’attirait quelque fatalité irrésistible! Quoi qu’il en soit, sa conversation était plus animée pendant les repas, pendant la sieste, et souvent même, aux heures de halte, elle se prolongeait fort avant dans ces belles nuits que la saison chaude nous donnait encore. Quant à Mac Neil, depuis la visite au puits de Cawnpore, il me paraissait plus sombre que d’habitude. La vue du Bibi-Ghar avait-elle donc ravivé en lui une haine qu’il espérait encore assouvir?

«Nana Sahib, me dit-il un jour, non, monsieur, non! il n’est pas possible qu’ils nous l’aient tué!»

La première journée se passa sans incidents qui vaillent la peine d’être rapportés. Ni le capitaine Hod ni Fox n’eurent l’occasion de mettre en joue le moindre animal. C’était désolant, et même assez extraordinaire pour qu’on pût se demander si l’apparition du Géant d’Acier ne tenait pas à distance les terribles fauves de ces plaines. En effet, on côtoya quelques jungles, qui sont les repaires habituels des tigres et autres carnassiers de la race féline. Pas un ne se montra. Las deux chasseurs s’étaient cependant écartés d’un ou deux milles sur les flancs de notre convoi. Ils durent donc se résigner à emmener Black et Phann, pour chasser le menu gibier, dont monsieur Parazard réclamait sa fourniture quotidienne. Il n’entendait pas raison là-dessus, notre chef noir, et lorsque le brosseur lui parlait de tigres, de guépards ou autres bêtes peu comestibles, il haussait dédaigneusement les épaules en disant:

«Est-ce que cela se mange!»

Ce soir-là, nous campâmes à l’abri d’un groupe d’énormes banians. Cette nuit fut aussi tranquille que le jour avait été calme. Le silence ne fut pas même troublé par des hurlements de fauves. Notre éléphant reposait, cependant. Ses hennissements ne se faisaient plus entendre. Les feux du campement étaient éteints, et, pour satisfaire le capitaine, Banks n’avait pas même établi le courant électrique, qui changeait les yeux du Géant d’Acier en deux puissants fanaux. Mais rien!

Il en fut de même pendant les journées du 1er et du 2 juin. C’était désespérant.

«On m’a changé mon royaume d’Oude! répétait le capitaine Hod. On l’a transporté en pleine Europe! Il n’y a pas plus de tigres ici que dans les basses terres d’Écosse!

– Il est possible, mon cher Hod, répondit le colonel Munro, que des battues aient été récemment faites sur ces territoires, et que les animaux aient émigré en masse. Mais ne vous désespérez pas, et attendez que nous soyons aux pieds des montagnes du Népaul. Vous aurez là de quoi exercer utilement vos instincts de chasseur.

– Il faut l’espérer, mon colonel, répondit Hod en secouant la tête, sans quoi nous n’aurions plus qu’à refondre nos balles pour en faire du petit plomb!»

La journée du 3 juin fut une des plus chaudes que nous eussions encore endurées. Si la route n’avait pas été ombragée par de grands arbres, je crois que nous aurions littéralement cuit dans notre demeure roulante. Le thermomètre monta à quarante-sept degrés à l’ombre, et il n’y avait pas un souffle de vent. Il était donc possible que, par une pareille température, dans cette atmosphère de feu, les carnassiers ne songeassent point à quitter leurs tanières, même pendant la nuit.

Le lendemain, 3 juin, au lever du soleil, l’horizon, pour la première fois, se montra assez brumeux dans l’ouest. Nous eûmes alors le magnifique spectacle de l’un de ces phénomènes de mirage que, dans certaines parties de l’Inde, on appelle «seekote», ou châteaux aériens, et, dans d’autres, «dessasur», ou illusion.

Ce n’était point une prétendue nappe d’eau avec ses curieux effets de réfraction, qui se développait devant nos regards, c’était toute une chaîne de collines peu élevées, chargée des plus fantastiques châteaux du monde, quelque chose comme les hauteurs d’une vallée du Rhin, avec leurs antiques repaires de burgraves. Nous nous trouvions en un instant transportés, non seulement dans la portion romane de la vieille Europe, mais à cinq ou six cents ans en arrière, en plein moyen âge.

Ce phénomène, dont la netteté était surprenante, nous donnait le sentiment d’une réalité absolue. Aussi, le Géant d’Acier, avec tout l’attirail de la machinerie moderne, marchant vers une ville du onzième siècle, me semblait-il beaucoup plus dépaysé que lorsqu’il courait, tout empanaché de vapeurs, le pays de Vishnou et de Brahma.

«Merci, dame nature! s’écria le capitaine Hod. Après tant de minarets et de coupoles, après tant de mosquées et de pagodes, voici donc quelque vieille cité de l’époque féodale, avec les merveilles romanes ou gothiques qu’elle déploie à mes yeux!

– Quel poète, ce matin, que notre ami Hod! répondit Banks. A-t-il donc, avant déjeuner, avalé quelque ballade?

– Riez, Banks, plaisantez, moquez-vous! riposta le capitaine Hod, mais regardez! Voici les objets qui s’agrandissent aux premiers plans! Voici les arbrisseaux qui deviennent des arbres, les collines qui deviennent des montagnes, les…

– Les simples chats qui deviendraient des tigres, s’il y avait des chats, n’est-ce pas, Hod?

– Ah! Banks! ce ne serait pas à dédaigner!… Bon! s’écria le capitaine, voilà mes châteaux du Rhin qui s’effondrent, la ville qui s’écroule, et nous retombons dans le réel, un simple paysage du royaume d’Oude, que les fauves ne veulent même plus habiter!»

Le soleil, débordant l’horizon de l’est, venait de modifier instantanément les jeux de la réfraction. Les burgs, comme des châteaux de cartes, s’abattaient avec la colline qui se transformait en plaine.

«Eh bien, puisque le mirage a disparu, dit Banks, et qu’avec lui s’est dissipée toute la verve poétique du capitaine Hod, voulez-vous, mes amis, savoir ce que ce phénomène présage?

– Dites, ingénieur! s’écria le capitaine.

– Un très prochain changement de temps, répondit Banks. Du reste, nous voici dans les premiers jours de juin, qui provoquent des modifications climatériques. Le renversement de la mousson va amener la saison des pluies périodiques.

– Mon cher Banks, dis-je, nous sommes clos et couverts, n’est-il pas vrai? Eh bien, vienne la pluie! Fût-elle diluvienne, elle me paraît préférable à ces chaleurs….

– Vous serez satisfait, mon cher ami, répondit Banks. Je crois que la pluie n’est pas loin, et que nous verrons bientôt monter les premiers nuages du sud-ouest!»

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Banks ne se trompait pas. Vers le soir, l’horizon occidental commença à se charger de vapeurs, ce qui indiquait que la mousson, ainsi que cela arrive le plus souvent, allait s’établir pendant la nuit. C’était l’océan Indien qui nous envoyait, à travers la péninsule, ses brumes saturées d’électricité, comme autant de grosses outres du dieu Éole, qui contenaient l’ouragan et l’orage.

Quelques autres phénomènes, auxquels un Anglo-Indien n’eût pu se méprendre, s’étaient manifestés aussi pendant cette journée. Des volutes d’une poussière très ténue avaient tourbillonné sur la route pendant la marche du train. Le mouvement des roues, peu rapide d’ailleurs, – aussi bien les roues de notre moteur que celles des deux chars roulants, – auraient certainement pu soulever cette poussière, mais non pas avec une telle intensité. On eût dit un nuage de ces duvets que fait danser une machine électrique mise en mouvement. Le sol pouvait donc être comparé à un immense récepteur, dans lequel l’électricité se serait emmagasinée depuis plusieurs jours. En outre, cette poussière se teignait de reflets jaunâtres, du plus singulier effet, et dans chaque molécule brillait un petit centre lumineux. Il y avait eu des instants où tout notre appareil semblait marcher au milieu des flammes, – flammes sans chaleur, mais qui, ni par leur couleur ni par leur vivacité, ne rappelaient celles du feu Saint-Elme.

Storr nous raconta qu’il avait quelquefois vu des trains courir ainsi sur leurs rails au milieu d’une double haie de poussière lumineuse, et Banks confirma le dire du mécanicien. Pendant un quart d’heure, j’avais pu observer très exactement ce singulier phénomène à travers les hublots de la tourelle, d’où je dominais la route sur un parcours de cinq à six kilomètres. Le chemin, sans arbres, était poudreux, chauffé à blanc par les rayons verticaux du soleil. A ce moment, il me sembla que la chaleur de l’atmosphère dominait encore celle du foyer de la machine. C’était véritablement insoutenable, et, lorsque je vins respirer un air plus frais sous le battement d’ailes de la punka, j’étais à demi suffoqué.

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Le soir, vers sept heures, Steam-House s’arrêta. Le lieu de halte, choisi par Banks, fut la lisière d’une forêt de magnifiques banians, qui paraissait s’étendre à l’infini dans le nord. Une assez belle route la traversait, et nous promettait pour le lendemain un trajet plus facile sous de hauts et larges dômes de verdure.

Les banians, ces géants de la flore indoue, sont de véritables grands-pères, on pourrait dire des chefs de famille végétale, qu’entourent leurs enfants et petits-enfants. Ceux-ci, s’élançant d’une racine commune, montent droit autour du tronc principal, dont ils sont complètement dégagés, et vont se perdre dans la haute ramure paternelle. Ils ont vraiment l’air d’être couvés sous cet épais feuillage, comme les poussins sous les ailes de leur mère. De là le curieux aspect que présentent ces forêts plusieurs fois séculaires. Les vieux arbres ressemblent à des piliers isolés, supportant l’immense voûte, dont les fines nervures s’appuient sur de jeunes banians, qui deviendront piliers à leur tour.

Ce soir-là, le campement fut organisé plus complètement qu’à l’ordinaire. En effet, si la journée du lendemain devait être aussi chaude que celle-ci l’avait été, Banks se proposait de prolonger la halte, quitte à voyager pendant la nuit.

Le colonel Munro ne demandait pas mieux que de passer quelques heures dans cette belle forêt, si ombreuse, si calme. Tous s’étaient rangés à son avis, les uns parce qu’ils avaient véritablement besoin de repos, les autres parce qu’il voulaient essayer de rencontrer enfin quelque animal, digne du coup de fusil d’un Anderson ou d’un Gérard. On devine quels étaient ces derniers.

«Fox, Goûmi, il n’est que sept heures! cria le capitaine Hod, Un tour dans la forêt, avant que la nuit ne soit tout à fait venue! – Nous accompagnerez-vous, Maucler?

– Mon cher Hod, dit Banks, avant que je n’eusse pu répondre, vous feriez mieux de ne pas vous éloigner du campement. Les menaces du ciel sont sérieuses. Que l’orage se déchaîne, vous aurez peut-être quelque peine à nous rejoindre. Demain, si nous restons à notre lieu de halte, vous irez….

– Demain, il fera jour, répondit le capitaine Hod, et l’heure est propice pour tenter l’aventure!

– Je le sais, Hod, mais la nuit qui se prépare n’est vraiment pas rassurante. En tout cas, si vous tenez absolument à partir, ne vous éloignez pas. Dans une heure il fera déjà très noir, et vous pourriez être fort embarrassés pour retrouver le campement.

– Soyez tranquille, Banks. Il est sept heures à peine, et je ne demande à mon colonel qu’une permission de dix heures.

– Allez donc, mon cher Hod, répondit sir Edward Munro, mais tenez compte des recommandations de Banks.

– Oui, mon colonel.»

Le capitaine Hod, Fox et Goûmi, armés d’excellentes carabines de chasse, quittèrent le campement et disparurent sous les hauts banians qui bordaient la droite de la route.

J’avais été si fatigué par la chaleur, pendant cette journée, que je préférai rester à Steam-House.

Cependant, par ordre de Banks, les feux, au lieu d’être complètement éteints, furent seulement repoussés au fond du foyer, de manière à conserver une ou deux atmosphères de pression dans la chaudière. L’ingénieur voulait être, le cas échéant, prêt à tout événement.

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Storr et Kâlouth s’occupèrent alors de refaire le combustible et l’eau. Un petit ruisseau, qui coulait sur la gauche de la route, leur fournit le liquide nécessaire, et les arbres voisins le bois dont ils avaient besoin pour charger le tender. Pendant ce temps, monsieur Parazard vaquait à ses occupations habituelles, et, tout en desservant les restes du dîner du jour, il méditait le menu du dîner du lendemain.

Il faisait encore assez clair. Le colonel Munro, Banks, le sergent Mac Neil et moi, nous allâmes faire la sieste sur le bord du ruisseau. Le courant de cette eau limpide rafraîchissait l’atmosphère, qui était réellement étouffante, même à cette heure. Le soleil n’était pas encore couché. Sa lumière, par opposition, teintait d’une couleur d’encre bleue la masse des vapeurs, que l’on voyait s’accumuler peu à peu au zénith, à travers les grandes déchirures du feuillage. C’étaient des nuages lourds, épais, condensés, dont aucun vent ne semblait provoquer la marche, et qui paraissaient avoir leur moteur en eux-mêmes.

Notre causerie dura jusqu’à huit heures environ. De temps en temps, Banks se levait et allait prendre une vue plus étendue de l’horizon, en s’avançant jusqu’à la lisière de la forêt qui coupait brusquement la plaine, à moins d’un quart de mille du campement. Lorsqu’il revenait, il hochait la tête d’un air peu rassuré.

La dernière fois, nous l’avions accompagné. Déjà l’obscurité commençait à se faire sous le couvert des banians. Arrivés à la lisière, je vis qu’une immense plaine s’étendait vers l’ouest jusqu’à une série de petites collines vaguement profilées, qui se confondaient déjà avec les nuages.

L’aspect du ciel était alors terrible dans son calme. Aucun souffle de vent n’agitait les hautes feuilles des arbres. Ce n’était pas le repos de la nature endormie, que les poètes ont si souvent chanté; c’était, au contraire, un sommeil pesant et maladif. Il semblait qu’il y eût comme une tension contenue de l’atmosphère. Je ne puis mieux comparer l’espace qu’à la boîte à vapeur d’une chaudière, lorsque le fluide trop comprimé est prêt à faire explosion.

L’explosion était imminente.

Les nuages orageux, en effet, étaient très élevés, ainsi que cela se produit généralement au-dessus des plaines, et ils présentaient de larges contours curvilignes, très nettement arrêtés. Ils semblaient même se gonfler, diminuer de nombre et augmenter de grandeur, tout en restant attachés à la même base. Évidemment, avant peu, ils se seraient tous fondus en une seule masse, qui accroîtrait la densité du nuage unique. Déjà les petites nuées additionnelles, subissant une sorte d’influence attractive, heurtées, repoussées, écrasées les unes contre les autres, se perdaient confusément dans l’ensemble.

Vers huit heures et demie, un éclair en zig-zag, à angles très aigus, déchira la masse sombre sur une longueur de deux mille cinq cents à trois mille mètres.

Soixante-cinq secondes après, un coup de tonnerre éclatait et prolongeait ses roulements sourds, spéciaux à la nature de ce genre d’éclairs, qui durèrent environ, quinze secondes.

«Vingt et un kilomètres, dit Banks, après avoir consulté sa montre. C’est presque la distance maximum à laquelle le tonnerre peut se faire entendre. Mais l’orage, une fois déchaîné, viendra vite, et il ne faut pas l’attendre. Rentrons, mes amis.

– Et le capitaine Hod? dit le sergent Mac Neil.

– Le tonnerre lui donne l’ordre de revenir, répondit Banks. J’espère qu’il obéira.»

Cinq minutes après, nous étions de retour au campement, et nous prenions place sous la vérandah du salon.

 

 

 

Chapitre XII

Triples feux

 

’Inde partage avec certains territoires du Brésil, – celui de Rio-Janeiro entre autres, – le privilège d’être de tous les pays du globe le plus troublé par les orages. Si en France, on Angleterre, en Allemagne, dans cette partie moyenne de l’Europe, on n’estime pas à plus de vingt par an le nombre des jours où les éclats du tonnerre se font entendre, il convient de savoir que, dans la péninsule indienne, ce nombre s’élève annuellement au delà de cinquante.

Voilà pour la météorologie générale. Dans ce cas particulier, en raison des circonstances dans lesquelles il se produisait, nous devions attendre un orage d’une violence extrême.

Dès que nous fûmes rentrés à Steam-House, je consultai le baromètre. Une baisse de deux pouces s’était subitement faite dans la colonne mercurielle, – de vingt-neuf à vingt-sept pouces.2

Je le fis observer au colonel Munro.

«Je suis inquiet de l’absence du capitaine Hod et de ses compagnons, me répondit-il. L’orage est imminent, la nuit vient, les ténèbres s’accroissent. Des chasseurs s’éloignent toujours plus qu’ils ne le promettent et même plus qu’ils ne le veulent. Comment retrouveront-ils leur chemin dans cette profonde obscurité?

– Les enragés! dit Banks. Il a été impossible de leur faire entendre raison! Très certainement, ils auraient mieux fait de ne pas partir!

– Sans doute, Banks, mais ils sont partis, répondit le colonel Munro, et il faut tout faire pour qu’ils reviennent.

– N’y a-t-il pas un moyen de signaler l’endroit où nous sommes? demandai-je à l’ingénieur.

– Si, répondit Banks, en allumant nos fanaux électriques, qui sont d’une grande puissance éclairante et se voient de très loin. Je vais établir le courant.

– Excellente idée, Banks.

– Voulez-vous que j’aille à la recherche du capitaine Hod? demanda le sergent.

– Non, mon vieux Neil, répondit le colonel Munro, tu ne le retrouverais pas et tu t’égarerais à ton tour.»

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Banks se mit en mesure d’utiliser les feux dont il disposait. Les éléments de la pile furent mis en activité, le courant établi, et bientôt les deux yeux du Géant d’Acier, comme deux phares électriques, projetaient leur faisceau lumineux à travers le sombre dessous des banians. Il est certain que, dans cette nuit obscure, la portée de ces feux devait être très considérable et pouvait guider nos chasseurs.

En ce moment, une sorte d’ouragan, d’une violence extrême, se déchaîna. Il déchira la cime des arbres, obliqua vers le sol et siffla à travers les colonnettes des banians, comme s’il eût traversé les tuyaux sonores d’un buffet d’orgues.

Ce fut subit.

Une grêle de branches mortes, une averse de feuilles arrachées, cribla la route. Les toitures de Steam-House résonnèrent lamentablement sous cette projection qui produisait un roulement continu.

Il fallut nous mettre à l’abri dans le salon et fermer toutes les fenêtres. La pluie ne tombait pas encore.

«C’est une espèce de «tofan», dit Banks.

Les Indous donnent ce nom aux ouragans impétueux et soudains, qui dévastent plus particulièrement les régions montagneuses et sont fort redoutés dans le pays.

«Storr! cria Banks au mécanicien, as-tu soigneusement clos les embrasures de la tourelle?

– Oui, monsieur Banks, répondit le mécanicien. Il n’y a rien à craindre de ce côté.

– Où est Kâlouth?

– Il finit d’arrimer le combustible dans le tender.

– Demain, répondit l’ingénieur, nous n’aurons plus que la peine de ramasser le bois! Le vent se fait bûcheron, et il nous épargne de la besogne! Maintiens ta pression, Storr, et reviens te mettre à l’abri.

– A l’instant, monsieur.

– Tes bâches sont pleines, Kâlouth? demanda Banks.

– Oui, monsieur Banks, répondit le chauffeur. La réserve d’eau est maintenant complète.

– Bien! Rentre! rentre!»

Le mécanicien et le chauffeur eurent bientôt pris place dans la seconde voiture.

Les éclairs étaient fréquents alors, et l’explosion des nuées électriques faisait entendre un roulement sourd. Le tofan n’avait pas rafraîchi l’atmosphère. C’était un vent torride, un souffle embrasé, qui brûlait comme s’il fût sorti de la gueule d’un four.

Sir Edward Munro, Banks, Mac Neil et moi, nous ne quittions le salon que pour aller sous la vérandah. En regardant la haute ramure des banians, on la voyait se dessiner comme une fine guipure noire sur le fond ignescent du ciel. Pas d’éclair qui ne fût suivi, à quelques secondes près, des éclats du tonnerre. Un écho n’avait pas le temps de s’éteindre, qu’un nouveau coup de foudre était répercuté par lui. Aussi, une basse profonde se déroulait-elle sans discontinuer, pendant que sur cette basse se détachaient ces détonations sèches que Lucrèce a si justement comparées à l’aigre cri du papier qui se déchire.

«Comment l’orage ne les a-t-il pas ramenés encore? disait le colonel Munro.

– Peut-être, répondit le sergent, le capitaine Hod et ses compagnons auront-ils trouvé un abri dans la forêt, dans le creux de quelque arbre ou de quelque rocher, et ne nous rejoindront-ils que demain matin! Le campement sera toujours là pour les recevoir!»

Banks secoua la tête en homme qui n’est pas rassuré. Il ne semblait pas partager l’avis de Mac Neil.

En ce moment, – il était près de neuf heures, – la pluie commença à tomber avec une violence extrême. Elle était mélangée d’énormes grêlons, qui nous lapidaient et crépitaient sur la toiture sonore de Steam-House. C’était comme un roulement sec de tambours. Il eût été impossible de s’entendre parler, quand bien même les éclats du tonnerre n’auraient pas rempli l’espace. Les feuilles des banians, hachées par cette grêle, tourbillonnaient da toutes parts.

Banks, ne pouvant se faire entendre au milieu de cet assourdissant tumulte, tendit alors le bras et nous montra les grêlons que frappaient les flancs du Géant d’Acier.

C’était à ne pas le croire! Tout scintillait au contact de ces corps durs. On eût dit que ce qui tombait des nuages était de véritables gouttes d’un métal en fusion, qui, en choquant la tôle, renvoyaient un jet lumineux. Ce phénomène indiquait à quel point l’atmosphère était saturée d’électricité. La matière fulminante la traversait incessamment, au point que tout l’espace semblait être en feu.

Banks, d’un geste, nous fit rentrer dans le salon et ferma la porte qui s’ouvrait sur la vérandah. Il y avait certainement danger à s’exposer, en plein air, au choc des effluences électriques.

Nous nous trouvions à l’intérieur, dans une obscurité que rendait plus complète la fulguration du dehors. Quel fut notre étonneraient, lorsque nous vîmes que notre salive elle-même était lumineuse! Il fallait que nous fussions imprégnés du fluide ambiant à un point extraordinaire.

«Nous crachions du feu», pour employer l’expression qui a servi à caractériser ce phénomène, rarement observé, toujours effrayant. En vérité, au milieu de cette déflagration continue, feu au dedans, feu au dehors, dans le fracas de ces roulements accentués par de grands éclats de foudre, le cœur le plus ferme ne pouvait s’empêcher de battre plus rapidement.

«Et eux! dit le colonel Munro.

– Eux!… oui!… eux!» répondit Banks.

C’était horriblement inquiétant. Nous ne pouvions rien faire pour venir en aide au capitaine Hod et à ses compagnons, très sérieusement menacés.

En effet, s’ils avaient trouvé quelque abri, ce ne pouvait être que sous les arbres, et l’on sait, dans ces conditions, quels dangers on court pendant les orages. Au milieu de cette forêt si dense, comment auraient-ils pu se placer à cinq où six mètres de la verticale qui passe par l’extrémité des plus longues branches, – ainsi que cela est recommandé aux personnes qui se trouvent surprises dans le voisinage des arbres?

Toutes ces réflexions me venaient à l’esprit, lorsqu’un coup de tonnerre, plus sec que les autres, éclata soudain. Un intervalle d’une demi-seconde à peine l’avait séparé de l’éclair.

Steam-House en trembla et fut comme soulevée sur ses ressorts. Je crus que le train allait être culbuté.

En même temps, une odeur forte emplit l’espace, – odeur pénétrante des vapeurs nitreuses, – et très certainement, l’eau de pluie, recueillie pendant cette tourmente, eût contenu une grande quantité d’acide nitrique.

«La foudre est tombée… dit Mac Neil.

– Storr! Kâlouth! Parazard!» cria Banks.

Les trois hommes accoururent dans le salon. Par bonheur, aucun n’avait été frappé.

L’ingénieur repoussa alors la porte delà vérandah, et s’avança sur le balcon.

«Là!… voyez!…» dit-il.

Un énorme banian venait d’être foudroyé, à dix pas, à la gauche de la route. Sous l’incessante lueur électrique, on y voyait alors comme en plein jour. L’immense tronc, que ses rejetons ne pouvaient plus soutenir, était tombé en travers sur les arbres voisins. Il était nettement décortiqué dans toute sa longueur, et une longue lanière d’écorce, que la rafale agitait comme un serpent, se tordait en cinglant l’air. Il fallait que la décortication se fût opérée de bas en haut, sous l’action d’un coup de foudre ascendant d’une extrême violence.

«Un peu plus, Steam-House était foudroyée! dit l’ingénieur. Restons, cependant. C’est encore un abri plus sûr que celui des arbres!

– Restons!» répondit le colonel Munro.

En ce moment, des cris se firent entendre. Étaient-ce nos compagnons qui revenaient enfin?

«C’est la voix de Parazard,» dit Storr.

En effet, le cuisinier, qui était sous la dernière vérandah, nous appelait à grands cris.

Nous allâmes aussitôt le rejoindre.

A moins de cent mètres, en arrière et sur la droite du campement, la forêt de banians était embrasée. Les plus hautes cimes des arbres disparaissaient déjà dans un rideau de flammes. L’incendie se développait avec une incroyable intensité et se dirigeait sur Steam-House plus rapidement qu’on ne l’aurait pu croire.

Le danger était imminent. Une longue sécheresse, l’élévation de la température pendant les trois mois de la saison chaude, avaient desséché arbres, arbustes, herbes. L’embrasement s’alimentait de tout ce combustible extrêmement inflammable. Ainsi que cela arrive fréquemment aux Indes, la forêt tout entière menaçait d’être dévorée.

En effet, on voyait le feu étendre son cercle d’embrasement et gagner de proche en proche. S’il atteignait le lieu du campement, en quelques minutes les deux chars seraient détruits, car leurs minces panneaux ne pouvaient les défendre du feu, comme font les épaisses parois de tôle d’un coffre-fort.

Nous restions silencieux devant ce danger. Le colonel Munro se croisait les bras. Puis:

«Banks, dit-il simplement, c’est à toi de nous tirer de là!

– Oui, Munro, répondit l’ingénieur, et puisque nous n’avons aucun moyen d’éteindre cet incendie, il faut le fuir!

– A pied? m’écriai-je,

– Non, avec notre train.

– Et le capitaine Hod, et ses compagnons? dit Mac Neil.

– Nous ne pouvons rien pour eux! S’ils ne sont pas de retour avant notre départ, nous partirons quand même!

– Il ne faut pas les abandonner! dit le colonel.

– Munro, répondit Banks, lorsque le train sera en sûreté, hors des atteintes du feu, nous reviendrons et nous battrons la foret jusqu’à ce que nous les ayons retrouvés!

– Fais donc, Banks, répondit le colonel Munro, qui dut se rendre à l’avis de l’ingénieur, en réalité le seul à suivre.

– Storr, dit Banks, à ta machine! Kâlouth, à ta chaudière, et pousse les feux! – Quelle pression au manomètre?

– Deux atmosphères, répondit le mécanicien.

– Il faut que, dans dix minutes, nous en ayons quatre! Allez! mes amis, allez!»

Le mécanicien et le chauffeur ne perdirent pas un instant. Bientôt des torrents de fumée noire jaillirent de la trompe de l’éléphant et se mêlèrent aux torrents de pluie, que le géant semblait braver. Aux éclairs qui embrasaient l’espace, il répondait par des tourbillons d’étincelles. Un jet de vapeur sifflait dans la cheminée, et le tirage artificiel activait la combustion du bois que Kâlouth entassait dans son fourneau.

Sir Edward Munro, Banks et moi, nous étions restés sous la vérandah d’arrière, observant les progrès de l’incendie à travers la forêt. Ils étaient rapides et effrayants. Les grands arbres s’effondraient dans cet immense foyer, les branches crépitaient comme des coups de revolver, les lianes se tordaient d’un tronc à l’autre, le feu se communiquait presque immédiatement à des foyers nouveaux. En cinq minutes, l’embrasement avait gagné cinquante mètres en avant, et les flammes, échevelées, on pourrait dire bâillonnées par la rafale, s’élevaient à une telle hauteur, que les éclairs les sillonnaient en tous sens.

«Il faut que dans cinq minutes nous ayons quitté la place! dit Banks, ou tout prendra feu!

– Il va vite, cet incendie! répondis-je.

– Nous irons plus vite que lui!

– Si Hod était là, si ses compagnons étaient de retour! dit sir Edward Munro.

– Des coups de sifflet! des coups de sifflet! s’écria Banks. Ils les entendront peut-être!»

Et, se précipitant vers la tourelle, il fit aussitôt retentir l’air de sons aigus, qui tranchaient sur les roulements profonds de la foudre, et devaient porter loin.

On peut se figurer cette situation, on ne saurait la dépeindre.

D’une part, nécessité de fuir au plus vite; de l’autre, obligation d’attendre ceux qui n’étaient pas de retour!

Banks était revenu sous la vérandah de l’arrière. La lisière de l’incendie se développait maintenant à moins de cinquante pieds de Steam-House. Une insoutenable chaleur se propageait, et l’air brûlant deviendrait bientôt irrespirable. De nombreuses flammèches tombaient déjà jusque sur notre train. Très heureusement, les torrentielles averses le protégeaient dans une certaine mesure, mais elles ne pourraient évidemment pas le défendre de l’attaque directe du feu.

La machine lançait toujours ses sifflets stridents. Ni Hod, ni Fox, ni Goûmi, ne reparaissaient.

En ce moment, le mécanicien rejoignit Banks.

«Nous sommes en pression, dit-il.

– Eh bien, en route, Storr! répondit Banks, mais pas trop vite!… Ce qu’il faut seulement pour nous tenir hors de portée de l’incendie!

– Attends, Banks, attends! dit le colonel Munro, qui ne pouvait se décider à quitter le campement.

– Encore trois minutes, Munro, répondit froidement Banks, mais pas davantage. Dans trois minutes, l’arrière du train commencera à prendre feu!»

Deux minutes s’écoulèrent. Il était maintenant impossible de rester sous la vérandah. La main même ne pouvait se poser sur les tôles brûlantes qui commençaient à se gondoler. Demeurer quelques instants de plus, c’était de la dernière imprudence!

«En route, Storr! cria Banks.

– Ah! s’écria le sergent.

– Eux!…» dis-je.

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Le capitaine Hod et Fox apparaissaient sur la droite de la route. Ils portaient dans leurs bras Goûmi, comme un corps inerte, et ils arrivèrent au marche-pied de l’arrière.

«Mort! s’écria Banks.

– Non, frappé de la foudre, qui a brisé son fusil dans sa main, répondit le capitaine Hod, et paralysé seulement de la jambe gauche!

– Dieu soit loué! dit le colonel Munro.

– Merci, Banks! ajouta le capitaine. Sans vos coups de sifflet, nous n’aurions pu retrouver le campement!

– En route! s’écria Banks, en route!»

Hod et Fox s’étaient jetés dans le train, et Goûmi, qui n’avait pas perdu l’usage de ses sens, fut déposé dans sa cabine.

«Quelle pression avons-nous? demanda Banks, qui venait de rejoindre le mécanicien.

– Près de cinq atmosphères,» répondit Storr.

– En route!» répéta Banks.

Il était dix heures et demie. Banks et Storr allèrent se placer dans la tourelle. Le régulateur fut ouvert, la vapeur se précipita dans les cylindres, les premiers hennissements se firent entendre, et le train s’avança à petite vitesse, au milieu de cette triple intensité de lumière, produite par l’incendie de la forêt, les feux électriques des fanaux, les fulgurations du ciel.

En quelques mots, le capitaine Hod nous raconta ce qui s’était passé pendant son excursion. Ses compagnons et lui n’avaient rencontré aucune trace d’animaux. Avec l’orage qui montait, l’obscurité se fit plus rapidement et surtout plus profondément qu’ils ne le pensaient. Ils furent donc surpris par le premier coup de tonnerre, lorsqu’ils se trouvaient déjà à plus de trois milles du campement. Alors ils voulurent revenir sur leurs pas; mais, quoi qu’ils fissent pour s’orienter, ils ne tardèrent pas à se perdre au milieu de ces groupes de banians qui se ressemblent, et sans qu’aucun sentier leur indiquât la direction à suivre.

L’orage éclata bientôt avec une extrême violence. A ce moment, tous trois se trouvaient hors de portée des feux électriques. Ils ne purent donc se diriger en droite ligne vers Steam-House. La grêle et la pluie tombaient à torrents. D’abris, point, si ce n’est l’insuffisant dôme des arbres, qui ne tarda pas à être criblé.

Soudain, un coup de tonnerre éclata dans un éclair intense. Goûmi tomba foudroyé près du capitaine Hod, aux pieds de Fox. Du fusil qu’il tenait à la main il ne restait plus que la crosse. Canon, batterie, sous-garde, il avait été instantanément dépouillé de tout ce qui était métal.

Ses compagnons le crurent mort. Il n’en était rien, heureusement; mais sa jambe gauche, bien qu’elle n’eût pas été directement atteinte par le fluide, était paralysée. Impossible au pauvre Goûmi de faire un pas. Il fallait donc le porter. En vain demanda-t-il qu’on le laissât, quitte à venir le reprendre plus tard. Ses compagnons n’y voulurent pas consentir, et, l’un le tenant par les épaules, l’autre par les pieds, ils s’aventurèrent tant bien que mal au milieu de l’obscure forêt.

Pendant deux heures, Hod et Fox errèrent au hasard, hésitant, s’arrêtant, reprenant leur marche, sans aucun point de repère qui pût leur indiquer la direction de Steam-House.

Heureusement, enfin, les coups de sifflet, plus perceptibles que n’eussent été des coups de fusil au milieu de ce fracas des éléments, retentirent dans la rafale. C’était la voix du Géant d’Acier.

Un quart d’heure après, tous trois arrivaient au moment où le lieu de halte allait être abandonné. Il n’était que temps!

Cependant, si le train courait sur la route large et unie de la forêt, l’incendie marchait aussi vite que lui. Ce qui rendait le danger plus menaçant, c’est que le vent avait varié, ainsi qu’il fait fréquemment pendant ces météores troublants des orages. Au lieu de souffler de flanc, il soufflait maintenant de l’arrière, et, par sa violence, activait tout cet embrasement, comme un ventilateur qui sature un foyer d’oxygène. Le feu gagnait visiblement. Les branches en ignition, les flammèches ardentes pleuvaient au milieu d’un nuage de cendres chaudes, soulevées du sol, comme si quelque cratère eût vomi dans l’espace des matières éruptives. Et véritablement, on ne pouvait mieux comparer cet incendie qu’à la marche d’un fleuve de lave, se déroulant à travers la campagne et dévorant tout sur son passage.

Banks vit cela. Il ne l’eût pas vu qu’il l’aurait senti au souffle torréfiant qui passait dans l’atmosphère.

La marche fut donc hâtée, bien qu’il y eût quelque danger à le faire sur ce chemin inconnu. Mais la route, alors envahie par les eaux du ciel, était si profondément ravinée, que la machine ne put être poussée autant que l’ingénieur l’aurait voulu.

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Vers onze heures et demie, nouvel éclat de tonnerre, qui fut terrible, nouveau coup de foudre! Un cri nous échappa. Nous crûmes que Banks et Storr avaient été foudroyés tous deux dans la tourelle d’où ils dirigeaient la marche du train.

Ce malheur nous avait été épargné. C’était notre éléphant qui venait d’être frappé par la décharge électrique à la pointe de l’une de ses longues oreilles pendantes.

Il n’en était résulté, heureusement, aucun dommage pour la machine, et il sembla que le Géant d’Acier voulût répondre aux coups de l’orage par ses hennissements plus précipités.

«Hurrah! cria le capitaine Hod, hurrah! Un éléphant d’os et de chair serait tombé sur le coup! Toi, tu braves la foudre, et rien ne peut t’arrêter! Hurrah! Géant d’Acier, hurrah!»

Pendant une demi-heure encore, le train maintint sa distance. Dans la crainte de heurter trop violemment quelque obstacle, Banks ne le lançait qu’à la vitesse nécessaire pour ne pas être atteint par le feu.

De la vérandah où le colonel Munro, Hod et moi avions pris place, nous voyions passer de grandes ombres, qui bondissaient dans les projections lumineuses de l’incendie et des éclairs. C’étaient enfin des fauves!

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Par précaution, le capitaine Hod saisit son fusil, car il était possible que ces bêtes effarées voulussent se jeter sur le train pour y chercher un abri ou un refuge.

Et, en effet, un énorme tigre le tenta; mais, en s’élançant d’un bond prodigieux, il fut pris par le cou entre deux rejetons de banians. L’arbre principal, se courbant alors sous la tempête, tendit ses rejetons comme deux immenses cordes, qui étranglèrent l’animal.

«Pauvre bête! dit Fox.

– Ces fauves-là, répondit le capitaine Hod indigné, c’est fait pour être tué par une honnête balle de carabine! Oui! pauvre bête!»

Vraiment, c’était bien là sa mauvaise chance, au capitaine Hod! Lorsqu’il cherchait des tigres, il n’en voyait pas, et, lorsqu’il ne les cherchait plus, ils lui passaient au vol, sans qu’il pût les tirer, ou ils s’étranglaient comme une souris dans les fils d’une souricière!

A une heure du matin, le danger, si grand qu’il eût été jusque-là, redoubla encore.

Sous l’influence de ces vents affolés, qui sautaient à tous les points du compas, l’incendie avait gagné l’avant de la route, et, maintenant, nous étions absolument cernés.

Cependant, l’orage avait beaucoup diminué de violence, ainsi que cela arrive presque invariablement, lorsque ces météores passent au-dessus d’une forêt, dont les arbres soutirent et épuisent peu à peu la matière électrique. Mais si les éclairs étaient plus rares, les coups de tonnerre plus espacés, si la pluie tombait avec moins de force, le vent courait toujours à la surface du sol avec une incroyable fureur.

Coûte que coûte, il fallut presser la marche du train, au risque de le heurter contre un obstacle, ou de le précipiter dans quelque large fondrière.

C’est ce que fit Banks, mais il le fit avec un sang-froid étonnant, les yeux collés aux verres lenticulaires de la tourelle, la main sur le régulateur, qu’elle ne quittait plus.

La route semblait encore être à demi ouverte entre deux haies de feu. Donc, nécessité de passer entre ces deux haies.

Banks s’y lança résolument avec une vitesse de six à sept milles à l’heure.

Je crus que nous y resterions, surtout lorsqu’il fallut franchir un endroit très restreint de la fournaise pendant un espace de cinquante mètres. Les roues du train crièrent sur les charbons ardents qui jonchaient le sol, et une atmosphère brûlante l’enveloppa tout entier!…

Nous avions passé!

Enfin, à deux heures du matin, l’extrême lisière du bois apparut dans la lueur des rares éclairs. Derrière nous se développait un vaste panorama de flammes. L’incendie ne devait s’éteindre qu’après avoir dévoré jusqu’au dernier banian de l’immense forêt.

Au jour, le train s’arrêta enfin; l’orage s’était entièrement dissipé, et l’on disposa un campement provisoire.

Notre éléphant, qui fut visité avec soin, avait la pointe de l’oreille droite percée de plusieurs trous, dont les rebarbes s’infléchissaient en directions inverses.

Certes, sous un tel coup de foudre, tout autre animal qu’un animal d’acier fût tombé pour ne plus se relever, et l’incendie eût rapidement dévoré le train en détresse!

A six heures du matin, après un repos très sommaire, la route était reprise, et, à midi, nous venions camper aux environs de Rewah.

 

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1 Depuis cette époque, l’église commémorative a été achevée. Sur les tablettes de marbre, des inscriptions rappellent la mémoire des ingénieurs du chemin de fer East-Indian qui moururent de maladie ou de leurs blessures pendant la grande insurrection de 1857, la mémoire des officiers, sergents et soldats du 34e régiment de l’armée royale tués au combat du 17 novembre devant Cawnpore, du capitaine Stuart Beatson, des officiers, hommes et femmes, du 32e régiment, morts pendant les sièges de Lucknow et de Cawnpore ou pendant l’insurrection, la mémoire enfin des martyrs du Bibi-Ghar, massacrés en juillet 1857.

2 Environ sept cent trente millimètres.