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Jules Verne

 

NORD CONTRE SUD

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

85 dessins par Benett et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre IV

La famille Burbank

 

l était sept heures et quelques minutes, lorsque James Burbank et Edward Carrol montèrent les marches du perron sur lequel s’ouvrait la porte principale de Castle-House, du côté du Saint-John. Zermah, tenant la fillette par la main, le gravit après eux. Tous se trouvèrent dans le hall, sorte de grand vestibule, dont le fond, arrondi en dôme, contenait la double révolution du grand escalier qui desservait les étages supérieurs.

Mme Burbank était là, en compagnie de Perry, le régisseur général de la plantation.

«Il n’y a rien de nouveau à Jacksonville?

– Rien, mon ami.

– Et pas de nouvelles de Gilbert?

– Si… une lettre!

– Dieu soit loué!»

Telles furent les premières demandes et réponses échangées entre Mme Burbank et son mari.

James Burbank, après avoir embrassé sa femme et la petite Dy, décacheta la lettre qui venait de lui être remise.

Cette lettre n’avait point été ouverte en l’absence de James Burbank. Étant données la situation de celui qui l’écrivait et celle de sa famille en Floride, Mme Burbank avait voulu que son mari fût le premier à connaître ce qu’elle contenait.

«Cette lettre, sans doute, n’est pas venue par la poste? demanda James Burbank.

– Oh! non, monsieur James! répondit Perry. C’eût été trop imprudent de la part de M. Gilbert!

– Et qui s’est chargé de l’apporter?…

– Un homme de la Géorgie sur le dévouement duquel notre jeune lieutenant a cru pouvoir compter.

– Quel jour est arrivée cette lettre?

– Hier.

– Et l’homme?…

– Il est reparti le soir même.

– Bien payé de son service?…

– Oui, mon ami, bien payé, répondit Mme Burbank, mais par Gilbert, et il n’a rien voulu recevoir de notre part.»

Le hall était éclairé par deux lampes posées sur une table de marbre, devant un large divan. James Burbank alla s’asseoir près de cette table. Sa femme et sa fille prirent place auprès de lui. Edward Carrol, après avoir serré la main à sa sœur, s’était jeté dans un fauteuil.

Zermah et Perry se tenaient debout près de l’escalier. Tous deux étaient assez de la famille pour que la lettre pût être lue en leur présence.

James Burbank l’avait ouverte.

«Elle est du 3 février, dit-il.

– Déjà quatre jours de date! répondit Edward Carrol. C’est long dans les circonstances où nous sommes…

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– Lis donc, père, lis donc!»s’écria la petite fille avec une impatience bien naturelle à son âge.

Voici ce que disait cette lettre:

«A bord du Wabash, au mouillage d’Edisto.

3 février 1862.

Cher père,

Je commence par embrasser ma mère, ma petite sœur et toi. Je n’oublie pas non plus mon oncle Carrol, et, pour ne rien omettre, j’envoie à la bonne Zermah toutes les tendresses de son mari, mon brave et dévoué Mars. Nous allons tous les deux aussi bien que possible, et nous avons une fière envie d’être près de vous! Cela ne tardera pas, dût nous maudire monsieur Perry, qui, en voyant les progrès du Nord, doit pester comme un entêté esclavagiste qu’il est, le digne régisseur!»

«Voilà pour vous, Perry, dit Edward Carrol.

– Chacun a ses idées là-dessus!» répondit M. Perry, en homme qui n’entend point sacrifier les siennes.

James Burbank continua:

«Cette lettre vous arrivera par un homme dont je suis sûr, n’ayez aucune crainte à cet égard. Vous avez dû apprendre que l’escadre du commodore Dupont s’est emparée de la baie de Port-Royal et des îles voisines. Le Nord gagne donc peu à peu sur le Sud. Aussi est-il très probable que le gouvernement fédéral va chercher à occuper les principaux ports de la Floride. On parle d’une expédition que Dupont et Sherman feraient de concert vers la fin de ce mois. Très vraisemblablement alors, nous irions occuper la baie de Saint-Andrews. De là, on serait à portée de pénétrer dans l’État floridien.

Que j’ai hâte d’être là, cher père, et surtout avec notre flottille victorieuse! La situation de ma famille, au milieu de cette population esclavagiste, m’inquiète toujours. Mais le moment approche où nous pourrons faire hautement triompher les idées qui ont toujours eu cours à la plantation de Camdless-Bay.

Ah! si je pouvais m’échapper, ne fût-ce que vingt-quatre heures, comme j’irais vous voir! Non! Ce serait trop imprudent, pour vous comme pour moi, et mieux vaut prendre patience. Encore quelques semaines, et nous serons tous réunis à Castle-House!

Et maintenant je termine en me demandant si je n’ai oublié personne dans mes embrassades. Si, vraiment! J’ai oublié monsieur Stannard et ma charmante Alice qu’il me tarde tant de revoir! Toutes mes amitiés à son père, et à elle, plus que mes amitiés!…

Respectueusement et de tout cœur,

GILBERT BURBANK.»

James Burbank avait posé sur la table la lettre que Mme Burbank prit alors et porta à ses lèvres. Puis, la petite Dy mit franchement un gros baiser sur la signature de son frère.

«Brave garçon! dit Edward Carrol.

– Et brave Mars! ajouta Mme Burbank, en regardant Zermah, qui serrait la fillette dans ses bras.

– Il faudra prévenir Alice, ajouta Mme Burbank, que nous avons reçu une lettre de Gilbert.

– Oui! je lui écrirai, répondit James Burbank. D’ailleurs, dans quelques jours, je dois aller à Jacksonville, et je verrai Stannard. Depuis que Gilbert a écrit cette lettre, d’autres nouvelles ont pu venir au sujet de l’expédition projetée. Ah! qu’ils arrivent donc enfin, nos amis du Nord, et que la Floride rentre sous le drapeau de l’Union! Ici, notre situation finirait par n’être plus tenable!»

En effet, depuis que la guerre se rapprochait du Sud, une modification manifeste s’opérait en Floride sur la question qui mettait les États-Unis aux prises. Jusqu’à cette époque, l’esclavage ne s’était pas considérablement développé dans cette ancienne colonie espagnole qui n’avait pas pris part au mouvement avec la même ardeur que la Virginie ou les Carolines. Mais des meneurs s’étaient bientôt mis à la tête des partisans de l’esclavage. Maintenant, ces gens, prêts à l’émeute, ayant tout à gagner dans les troubles, dominaient les autorités à Saint-Augustine et principalement à Jacksonville, où ils s’appuyaient sur la plus vile populace. C’est pourquoi cette situation de James Burbank, dont on connaissait l’origine et les idées, pouvait à un certain moment devenir très inquiétante.

Il y avait près de vingt ans que James Burbank, après avoir quitté le New-Jersey où il possédait encore quelques propriétés, était venu s’établir à Camdless-Bay avec sa femme et son fils âgé de quatre ans. On sait combien la plantation avait prospéré, grâce à son intelligente activité et au concours d’Edward Carrol, son beau-frère. Aussi avait-il pour ce grand établissement qui lui venaitde ses ancêtres, un attachement inébranlable. C’était là qu’était né son second enfant, la petite Dy, quinze ans après son installation dans ce domaine.

James Burbank avait alors quarante-six ans. C’était un homme fortement constitué, habitué au travail, ne s’épargnant guère. On le savait d’un caractère énergique. Très attaché à ses opinions, il ne se gênait point de les faire hautement connaître. Grand, grisonnant à peine, il avait une figure un peu sévère, mais franche et encourageante. Avec la barbiche des Américains du Nord, sans favoris et sans moustache, c’était bien le type du yankee de la Nouvelle-Angleterre. Dans toute la plantation, on l’aimait, car il était bon, on lui obéissait, car il était juste. Ses noirs lui étaient profondément dévoués, et il attendait, non sans impatience, que les circonstances lui permissent de les affranchir. Son beau-frère, à peu près du même âge, s’occupait plus spécialement de la comptabilité de Camdless-Bay. Edward Carrol s’entendait parfaitement avec lui en toutes choses, et partageait sa manière de voir sur la question de l’esclavage.

Il n’y avait donc que le régisseur Perry qui fût d’un avis contraire au milieu de ce petit monde de Camdless-Bay. Il ne faudrait pas croire pourtant que ce digne homme maltraitât les esclaves. Bien au contraire. Il cherchait même à les rendre aussi heureux que le comportait leur condition.

«Mais, disait-il, il y a des contrées, dans les pays chauds, où les travaux de la terre ne peuvent être confiés qu’à des noirs. Or, des noirs qui ne seraient pas esclaves ne seraient plus des noirs!»

Telle était sa théorie qu’il discutait toutes les fois que l’occasion s’en présentait. On la lui passait volontiers, sans en jamais tenir compte. Mais, à voir le sort des armes qui favorisait les anti-esclavagistes, Perry ne dérageait plus. Il «s’en passerait de belles» à Camdless-Bay, quand M. Burbank aurait affranchi ses nègres.

On le répète, c’était un excellent homme, très courageux aussi. Et quand James Burbank et Edward Carrol avaient fait partie de ce détachement de la milice, nommé les «minute-men», les hommes-minutes, parce qu’ils devaient être prêts à partir à tout instant, il s’était bravement joint à eux contre les dernières bandes des Séminoles.

Mme Burbank, à cette époque, ne portait pas les trente-neuf ans de son âge. Elle était encore fort belle. Sa fille devait lui ressembler un jour. James Burbank avait trouvé en elle une compagnie aimante, affectueuse, à laquelle il devait pour une grande part le bonheur de sa vie. La généreuse femme n’existait que pour son mari, pour ses enfants qu’elle adorait et au sujet desquels elle éprouvait les plus vives craintes, étant données les circonstances qui allaient amener la guerre civile jusqu’en Floride. Et si Diana, ou mieux Dy, comme on l’appelait familièrement, fillette de six ans, gaie, caressante, tout heureuse de vivre, demeurait à Castle-House, près de sa mère, Gilbert n’y était plus. De là, d’incessantes angoisses que Mme Burbank ne pouvait pas toujours dissimuler.

Gilbert était un jeune homme, ayant alors vingt-quatre ans, dans lequel on retrouvait les qualités morales de son père avec un peu plus d’épanchement, et les qualités physiques avec un peu plus de grâce et de charme. Un hardi compagnon, d’ailleurs, très rompu à tous les exercices du corps, très habile aussi en équitation commeen navigation ou en chasse. A la grande terreur de sa mère, les immenses forêts et les marais du comté de Duval avaient été trop souvent le théâtre de ses exploits non moins que les criques et les passes du Saint-John, jusqu’à l’extrême bouche de Pablo. Aussi, Gilbert se trouvait-il naturellement entraîné et fait à toutes les fatigues du soldat, quand furent tirés les premiers coups de feu de la guerre de Sécession. Il comprit que son devoir l’appelait parmi les troupes fédérales et n’hésita pas. Il demanda à partir. Quelque chagrin que cela dût causer à sa femme, quelque danger même que pût comporter cette situation, James Burbank ne songea pas un instant à contrarier le désir de son fils. Il pensa, comme lui, que c’était là un devoir, et le devoir est au-dessus de tout.

Gilbert partit donc pour le Nord, mais son départ fut tenu aussi secret qui possible. Si l’on eût su, à Jacksonville que le fils de James Burbank avait pris du service dans l’armée nordiste, cela eût pu attirer des représailles sur Camdless-Bay. Le jeune homme avait été recommandé à des amis que son père avait encore dans l’État de New-Jersey. Ayant toujours montré du goût pour la mer, on lui procura facilement un engagement dans la marine fédérale. On avançait rapidement en ce temps-là, et comme Gilbert n’était pas de ceux qui restent en arrière, il marcha d’un bon pas. Le gouvernement de Washington avait les yeux sur ce jeune homme qui, dans la position où se trouvait sa famille, n’avait pas craint de venir lui offrir ses services. Gilbert se distingua à l’attaque du fort Sumter. Il était sur le Richmond, lorsque ce navire fut abordé par le Manassas à l’embouchure du Mississipi, et il contribua largement pour sapart à le dégager et à le reprendre. Après cette affaire, il fut promu enseigne, bien qu’il ne sortît pas de l’école navale d’Annapolis, pas plus que tous ces officiers improvisés qui furent empruntés au commerce. Avec son nouveau grade, il entra dans l’escadre du commodore Dupont, il assista aux brillantes affaires du fort Hatteras, puis à la prise des Sea-Islands. Depuis quelques semaines, il était lieutenant à bord d’une des canonnières du commodore Dupont qui allaient bientôt forcer les passes du Saint-John.

Oui! ce jeune homme, lui aussi, avait grande hâte que cette guerre sanglante prît fin! Il aimait, il était aimé. Son service terminé, il lui tardait de revenir à Camdless-Bay, où il devait épouser la fille de l’un des meilleurs amis de son père.

M. Stannard n’appartenait point à la classe des colons de la Floride. Resté veuf avec quelque fortune, il avait voulu se consacrer entièrement à l’éducation de sa fille. Il habitait Jacksonville, d’où il n’avait que trois à quatre milles de fleuve à remonter pour se rendre à Camdless-Bay. Depuis quinze ans, il ne se passait pas de semaine qu’il ne vînt rendre visite à la famille Burbank. On peut donc dire que Gilbert et Alice Stannard furent élevés ensemble. De là, un mariage projeté de longue date, maintenant décidé, qui devait assurer le bonheur des deux jeunes gens. Bien que Walter Stannard fût originaire du Sud, il était anti-esclavagiste, ainsi que quelques-uns de ses concitoyens en Floride; mais ceux-ci n’étaient pas assez nombreux pour tenir tête à la majorité des colons et des habitants de Jacksonville, dont les opinions tendaient à s’accuser chaque jour davantage en faveur du mouvement séparatiste. Il s’ensuivait que ceshonnêtes gens commençaient à être fort mal vus des meneurs du comté, des petits blancs surtout et de la populace, prête à les suivre dans tous les excès.

Walter Stannard était un Américain, de la Nouvelle-Orléans. Mme Stannard, d’origine française, morte fort jeune, avait légué à sa fille les qualités généreuses qui sont particulières au sang français. Au moment du départ de Gilbert, miss Alice avait montré une grande énergie, consolant et rassurant Mme Burbank. Bien qu’elle aimât Gilbert comme elle en était aimée, elle ne cessait de répéter à sa mère que partir était un devoir, que se battre pour cette cause, c’était se battre pour l’affranchissement d’une race humaine, et, en somme, pour la liberté. Miss Alice avait alors dix-neuf ans. C’était une jeune fille blonde aux yeux presque noirs, au teint chaud, d’une taille élégante, d’une physionomie distinguée. Peut-être était-elle un peu sérieuse, mais si mobile d’expression que le moindre sourire transformait son joli visage.

Véritablement, la famille Burbank ne serait pas connue dans tous ses membres les plus fidèles, si l’on omettait de peindre en quelques traits les deux serviteurs, Mars et Zermah.

On l’a vu par sa lettre, Gilbert n’était pas parti seul. Mars, le mari de Zermah, l’avait accompagné. Le jeune homme n’eût pas trouvé un compagnon plus dévoué à sa personne que cet esclave de Camdless-Bay, devenu libre en mettant le pied sur les territoires anti-esclavagistes. Mais, pour Mars, Gilbert était toujours son jeune maître, et il n’avait pas voulu le quitter, bien que le gouvernement fédéral eût déjà formé des bataillons noirs où il eût trouvé sa place.

Mars et Zermah n’étaient point de race nègre par leur naissance. C’étaient deux métis. Zermah avait pour frère cet héroïque esclave, Robert Small, qui, quatre mois plus tard, allait enlever aux confédérés, dans la baie même de Charlestown, un petit vapeur armé de deux canons dont il fit hommage à la flotte fédérale.

Zermah avait donc de qui tenir, Mars aussi. C’était un heureux ménage, que, pendant les premières années, l’odieux trafic de l’esclavage avait menacé plus d’une fois de briser. C’est même au moment où Mars et Zermah allaient être séparés l’un de l’autre par les hasards d’une vente, qu’ils étaient entrés à Camdless-Bay dans le personnel de la plantation.

Voici en quelles circonstances:

Zermah avait actuellement trente et un ans, Mars trente-cinq. Sept ans auparavant, ils s’étaient mariés alors qu’ils appartenaient à un certain colon nommé Tickborn, dont l’établissement se trouvait à une vingtaine de milles en amont de Camdless-Bay. Depuis quelques années, ce colon avait eu des rapports fréquents avec Texar. Celui-ci rendait souvent visite à la plantation où il trouvait bon accueil. Rien d’étonnant à cela, puisque Tickborn, en somme, ne jouissait d’aucune estime dans le comté. Son intelligence étant fort médiocre, ses affaires n’ayant point prospéré, il fut obligé de mettre en vente un lot de ses esclaves.

Précisément, à cette époque, Zermah, très maltraitée comme tout le personnel de la plantation Tickborn, venait de mettre au monde un pauvre petit être, dont elle fut presque aussitôt séparée. Pendant qu’elle expiait en prison une faute dont elle n’était même pas coupable, son enfant mourut entre ses bras. On juge ce que fut ladouleur de Zermah, ce que fut la colère de Mars. Mais que pouvaient ces malheureux contre un maître auquel leur chair appartenait, morte ou vivante, puisqu’il l’avait achetée?

Or, à ce chagrin allait s’en joindre un autre non moins terrible. En effet, le lendemain du jour où leur enfant était mort, Mars et Zermah, ayant été mis à l’encan, étaient menacés d’être séparés l’un de l’autre. Oui! cette consolation de se retrouver ensemble sous un nouveau maître, ils ne devaient même pas l’avoir. Un homme s’était présenté, qui offrait d’acheter Zermah, mais Zermah seule, bien qu’il ne possédât pas de plantation. Un caprice, sans doute! Et cet homme, c’était Texar. Son ami Tickborn allait donc passer contrat avec lui, quand, au dernier moment, il se produisit une surenchère de la part d’un nouvel acheteur.

C’était James Burbank qui assistait à cette vente publique des esclaves de Tickborn et s’était senti très touché du sort de la malheureuse métisse, suppliant en vain qu’on ne la séparât pas de son mari.

Précisément, James Burbank avait besoin d’une nourrice pour sa petite fille. Ayant appris qu’une des esclaves de Tickborn, dont l’enfant venait de mourir, se trouvait dans les conditions voulues, il ne songeait qu’à acheter la nourrice; mais, ému des pleurs de Zermah, il n’hésita pas à proposer de son mari et d’elle un prix supérieur à tous ceux qu’on avait offerts jusqu’alors.

Texar connaissait James Burbank, qui l’avait plusieurs fois déjà chassé de son domaine, comme un homme d’une réputation suspecte. C’est même de là que datait la haine que Texar avait vouée à toute la famille de Camdless-Bay.

Texar voulut donc lutter contre son riche concurrent: ce fut en vain. Il s’entêta. Il fit monter au double le prix que Tickborn demandait de la métisse et de son mari. Cela ne servit qu’à les faire payer très cher à James Burbank. Finalement, le couple lui fut adjugé.

Ainsi, non seulement Mars et Zermah ne seraient pas séparés l’un de l’autre, mais ils allaient entrer au service du plus généreux des colons de toute la Floride. Quel adoucissement ce fut à leur malheur, et avec quelle assurance ils pouvaient maintenant envisager l’avenir!

Zermah, six ans après, était encore dans toute la maturité de sa beauté de métisse. Nature énergique, cœur dévoué à ses maîtres, elle avait eu plus d’une fois l’occasion – elle devait l’avoir dans la suite – de leur prouver son dévouement. Mars était digne de la femme à laquelle l’acte charitable de James Burbank l’avait pour jamais rattaché. C’était un type remarquable de ces Africains, auxquels s’est largement mêlé le sang créole. Grand, robuste, d’un courage à toute épreuve, il devait rendre de véritables services à son nouveau maître.

D’ailleurs, ces deux nouveaux serviteurs, adjoints au personnel de la plantation ne furent pas traités en esclaves. Ils avaient été vite appréciés pour leur bonté et leur intelligence. Mars fut spécialement affecté au service du jeune Gilbert. Zermah devint la nourrice de Diana. Cette situation ne pouvait que les introduire plus profondément dans l’intimité de la famille.

Zermah ressentit d’ailleurs pour la petite fille un amour de mère, cet amour qu’elle ne pouvait plus reporter sur l’enfant qu’elle avait perdu. Dy le lui rendit bien, et l’affection de l’une avait toujours répondu aux soins maternels de l’autre. Aussi, Mme Burbank éprouvait-elle pour Zermah autant d’amitié que de reconnaissance.

Mêmes sentiments entre Gilbert et Mars. Adroit et vigoureux, le métis avait heureusement contribué à rendre son jeune maître habile à tous les exercices du corps. James Burbank ne pouvait que s’applaudir de l’avoir attaché à son fils.

Ainsi, en aucun temps, la situation de Zermah et de Mars n’avait été si heureuse, et cela, au sortir des mains d’un Tickborn, après avoir risqué de tomber dans celles d’un Texar. – Ils ne devaient jamais l’oublier.

 

 

Chapitre V

La Crique-Noire

 

e lendemain, aux premières lueurs de l’aube, un homme se promenait sur la berge de l’un des îlots perdus au fond de cette lagune de la Crique-Noire. C’était Texar. A quelques pas de lui, un Indien, assis dans le squif qui avait accosté la veille le Shannon, venait d’aborder. C’était Squambô.

Après quelques allées et venues, Texar s’arrêta devant un magnolier, amena à lui l’une des basses branches de l’arbre et en détacha une feuille avec sa tige. Puis, il tira de son carnet un petit billet qui ne contenait que trois ou quatre mots, écrits à l’encre. Ce billet, après l’avoir roulé menu, il l’introduisit dans la nervure inférieure de la feuille. Cela fut fait assez adroitement pour que cette feuille de magnolier n’eût rien perdu de son aspect habituel.

«Squambô! dit alors Texar.

– Maître? répondit l’Indien.

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– Va où tu sais.»

Squambô prit la feuille, il la posa à l’avant du squif, s’assit à l’arrière, manœuvra sa pagaie, contourna la pointe extrême de l’îlot et s’enfonça à travers une passe tortueuse, confusément engagée sous l’épaisse voûte des arbres.

Cette lagune était sillonnée par un labyrinthe de canaux, un enchevêtrement d’étroits lacets, remplis d’une eau noire, comparables à ceux qui s’entrecroisent dans certains «hortillonnages» de l’Europe. Personne, à moins de bien connaître les passes de ce profond déversoir où se perdaient les dérivations du Saint-John, n’aurait pu s’y diriger.

Cependant Squambô n’hésitait pas. Où l’on n’eût pas cru apercevoir une issue, il poussait hardiment son squif. Les basses branches qu’il écartait, retombaient après lui, et nul n’eût pu dire qu’une embarcation venait de passer en cet endroit.

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L’Indien s’enfonça de la sorte à travers de longs boyaux sinueux, moins larges, parfois, que ces saignées creusées pour assurer le drainage des prairies. Tout un monde d’oiseaux aquatiques s’envolait à son approche. De gluantes anguilles, à tête suspecte, se faufilaient sous les racines qui émergeaient des eaux. Squambô ne s’inquiétait guère de ces reptiles, non plus que des caïmans endormis qu’il pouvait réveiller en les heurtant dans leurs couches de vase. Il allait toujours, et, lorsque l’espace lui manquait pour se mouvoir, il se poussait par l’extrémité de sa pagaie, comme s’il se fût servi d’une gaffe.

S’il faisait grand jour déjà, si la lourde buée de la nuit commençait à s’évaporer aux premiers rayons du soleil, on ne pouvait le voir sous l’abri de cet impénétrable plafond de verdure. Même au plus fort du soleil, aucune lumière n’aurait pu le percer. D’ailleurs, ce fond marécageux n’avait besoin que d’une demi-obscurité, aussi bien pour les êtres grouillants, qui fourmillaient dans son liquide noirâtre, que pour les mille plantes aquatiques surnageant à sa surface.

Pendant une demi-heure, Squambô alla ainsi d’un îlot à l’autre. Lorsqu’il s’arrêta, c’est que son squif venait d’atteindre un des réduits extrêmes de la crique.

En cet endroit, où finissait la partie marécageuse de cette lagune, les arbres, moins serrés, moins touffus, laissaient enfin passer la lumière du jour. Au-delà s’étendait une vaste prairie, bordée de forêts, peu élevée au-dessus du niveau du Saint-John. A peine cinq ou six arbres y poussaient isolément. Le pied, en s’appuyant sur ce sol bourbeux, éprouvait la sensation que lui eût donnée un matelas élastique. Quelques buissons de sassafras, à maigres feuilles, mélangées de petites baies violettes, traçaient à sa surface leurs capricieux zig-zags.

Après avoir amarré son squif à l’une des souches de la berge, Squambô prit terre. Les vapeurs de la nuit commençaient à se résoudre. La prairie, absolument déserte, sortait peu à peu du brouillard. Parmi les cinq ou six arbres, dont la silhouette se détachait confusément au-dessus, poussait un magnolier de moyenne taille.

L’Indien se dirigea vers cet arbre. Il l’atteignit en quelques minutes. Il en abaissa une des branches à l’extrémité de laquelle il fixa cette feuille que Texar lui avait remise. Puis, la branche, abandonnée à elle-même, remonta, et la feuille alla se perdre dans la ramure du magnolier.

Squambô revint alors vers le squif et reprit direction vers l’îlot où l’attendait son maître.

Cette Crique-Noire, ainsi nommée de la sombre couleur de ses eaux, pouvait couvrir une étendue d’environ cinq à six cents âcres. Alimentée par le Saint-John, c’était une sorte d’archipel absolument impénétrable à qui n’en connaissait pas les infinis détours. Une centaine d’îlots occupaient sa surface. Ni ponts, ni levées ne les reliaient entre eux. De longs cordons de lianes se tendaient de l’un à l’autre. Quelques hautes branches s’entrelaçaient au-dessus des milliers de bras qui les séparaient. Rien de plus. Cela n’était pas pour établir une communication facile entre les divers points de cette lagune.

Un de ces îlots, situé à peu près au centre du système, était le plus important par son étendue – une vingtaine d’âcres – et par son élévation – cinq à six pieds au-dessus de l’étiage moyen du Saint-John entre les plus basses et les plus hautes mers.

A une époque déjà reculée, cet îlot avait servi d’emplacement à un fortin, sorte de blockhaus, maintenant abandonné, du moins au point de vue militaire. Ses palissades, à demi rongées par la pourriture, se dressaient encore sous les grands arbres, magnoliers, cyprès, chênes-verts, noyers noirs, pins australs, enlacés de longues guirlandes de cobœas et autres interminables lianes.

Au-dedans de l’enceinte, l’œil découvrait enfin, sous un massif de verdure, les lignes géométriques de ce petit fortin, ou mieux, de ce poste d’observation, qui n’avait jamais été fait que pour loger un détachement d’une vingtaine d’hommes. Plusieurs meurtrières s’évidaient à travers ses murailles de bois. Des toits gazonnés le coiffaient d’une véritable carapace de terre. A l’intérieur, quelques chambres, ménagées au milieu d’un réduit central, attentaient à un magasin, destiné aux provisions et aux munitions. Pour pénétrer dans le fortin, il fallait d’abord franchir l’enceinte par une étroite poterne, puis traverser la cour plantée de quelques arbres, gravir enfin une dizaine de marches en terre, maintenues par des madriers. On trouvait alors l’unique porte, qui donnait accès au-dedans, et encore, à vrai dire, n’était-ce qu’une ancienne embrasure, modifiée à cet effet.

Telle était la retraite habituelle de Texar, retraite que personne ne connaissait. Là, caché à tous les yeux, il vivait avec ce Squambô, très dévoué à la personne de son maître, mais qui ne valait pas mieux que lui, et cinq ou six esclaves qui ne valaient pas mieux que l’Indien.

Il y avait loin, on le voit, de cet îlot de la Crique-Noire, aux riches établissements créés sur les deux rives du fleuve. L’existence même n’y eût point été assurée pour Texar ni pour ses compagnons, gens peu difficiles cependant. Quelques animaux domestiques, une demi-douzaine d’âcres, plantés de patates, d’ignames, de concombres, une vingtaine d’arbres à fruits, presque à l’état sauvage, c’était tout, sans compter la chasse dans les forêts voisines et la pêche sur les étangs de la lagune, dont le produit ne pouvait manquer en aucune saison. Mais, sans doute, les hôtes de la Crique-Noire possédaientd’autres ressources, dont Texar et Squambô avaient seuls le secret.

Quant à la sécurité du blockhaus, n’était-elle pas assurée par sa situation même, au centre de cet inaccessible repaire? D’ailleurs, qui eût cherché à l’attaquer et pourquoi? En tout cas, toute approche suspecte eût été immédiatement signalée par les aboiements des chiens de l’îlot, deux de ces limiers féroces, importés des Caraïbes, qui furent autrefois employés par les Espagnols à la chasse des nègres.

Voilà ce qu’était la demeure de Texar, et digne de lui. Voici maintenant ce qu’était l’homme.

Texar avait alors trente-cinq ans. Il était de taille moyenne, d’une constitution vigoureuse, trempée dans cette vie de grand air et d’aventures, qui avait toujours été la sienne. Espagnol de naissance, il ne démentait pas son origine. Sa chevelure était noire et rude, ses sourcils épais, ses yeux verdâtres, sa bouche large, avec des lèvres minces et rentrées, comme si elle eût été faite d’un coup de sabre, son nez court, percé de narines de fauve. Toute sa physionomie indiquait l’homme astucieux et violent. Autrefois, il portait sa barbe entière; mais, depuis deux ans, après qu’elle eut été à demi brûlée d’un coup de feu dans on ne sait quelle affaire, il l’avait rasée, et la dureté de ses traits n’en était que plus apparente.

Une douzaine d’années avant, cet aventurier était venu se fixer en Floride, et dans ce blockhaus abandonné, dont personne ne songeait à lui disputer la possession. D’où venait-il? on l’ignorait et il ne le disait point. Quelle avait été son existence antérieure? on ne le savait pas davantage. On prétendait, – et c’était vrai, – qu’il avait fait le métier de négrier et vendu des cargaisons de noirs dans les ports de la Géorgie et des Carolines.S’était-il enrichi à cet odieux trafic? Il n’y paraissait guère. En somme, il ne jouissait d’aucune estime, même dans un pays où ne manquent cependant point les gens de sa sorte.

Néanmoins, si Texar était fort connu, bien que ce ne fût pas à son avantage, cela ne l’empêchait pas d’exercer une réelle influence dans le comté, et particulièrement à Jacksonville. Il est vrai, c’était sur la partie la moins recommandable de la population du chef-lieu. Il y allait souvent pour des affaires, dont il ne parlait pas. Il s’y était fait un grand nombre d’amis parmi les petits blancs et les plus détestables sujets de la ville. On l’a bien vu, lorsqu’il était revenu de Saint-Augustine en compagnie d’une demi-douzaine d’individus d’allure équivoque. Son influence s’étendait aussi jusque chez certains colons de Saint-John. Il les visitait quelquefois, et, si on ne lui rendait pas ses visites, puisque personne ne connaissait sa retraite de la Crique-Noire, il avait accès dans certaines plantations des deux rives. La chasse était un prétexte naturel à ces relations, qui s’établissent facilement entre gens de même mœurs et de mêmes goûts.

D’autre part, cette influence s’était encore accrue depuis quelques années, grâce aux opinions dont Texar avait voulu se faire le plus ardent défenseur. A peine la question de l’esclavage avait-elle amené la scission entre les deux moitiés des États-Unis, que l’Espagnol s’était posé comme le plus opiniâtre, le plus résolu des esclavagistes. A l’entendre, aucun intérêt ne pouvait le guider, puisqu’il ne possédait qu’une demi-douzaine de noirs. C’était le principe même qu’il prétendait défendre. Par quels moyens? En faisant appel aux plus exécrables passions, en excitant la cupidité de la populace, eu la poussant au pillage, à l’incendie, même au meurtre, contre les habitants ou colons qui partageaient les idées du Nord. Et maintenant, ce dangereux aventurier ne tendait à rien de moins qu’à renverser les autorités civiles de Jacksonville, à remplacer des magistrats, modérés d’opinion, estimés pour leur caractère, par les plus forcenés de ses partisans. Devenu le maître du comté, par l’émeute, il aurait alors le champ libre pour exercer ses vengeances personnelles.

On comprend, dès lors, que James Burbank et quelques autres propriétaires de plantations n’eussent point négligé de surveiller les agissements d’un pareil homme, déjà très redoutable par ses mauvais instincts. De là, cette haine d’un côté, cette défiance de l’autre, que les prochains événements allaient encore accroître.

Au surplus, dans ce que l’on croyait savoir du passé de Texar, depuis qu’il avait cessé de faire la traite, il y avait des faits extrêmement suspects. Lors de la dernière invasion des Séminoles, tout semblait prouver qu’il avait eu des intelligences secrètes avec eux. Leur avait-il indiqué les coups à faire, quelles plantations il convenait d’attaquer? Les avait-il aidés dans leurs guet-apens et embûches? Cela ne put être mis en doute en plusieurs circonstances, et, à la suite d’une dernière invasion de ces Indiens, les magistrats durent poursuivre l’Espagnol, l’arrêter, le traduire en justice. Mais Texar invoqua un alibi – système de défense qui, plus tard, devait lui réussir encore – et il fut prouvé qu’il n’avait pu prendre part à l’attaque d’une ferme, située dans le comté de Duval, puisque, à ce moment, il se trouvait à Savannah, État de Géorgie, à quelques quarante milles vers le nord, en dehors de la Floride.

Pendant les années suivantes, plusieurs vols importants furent commis, soit dans les plantations, soit au préjudice de voyageurs, attaqués sur les routes floridiennes. Texar était-il auteur ou complice de ces crimes? Cette fois encore, on le soupçonna; mais faute de preuve, on ne put le mettre en jugement.

Enfin, une occasion se présenta où l’on crut avoir pris sur le fait le malfaiteur jusqu’alors insaisissable. C’était précisément l’affaire pour laquelle il avait été mandé la veille devant le juge de Saint-Augustine.

Huit jours auparavant, James Burbank, Edward Carrol et Walter Stannard revenaient de visiter une plantation voisine de Camdless-Bay, quand, vers sept heures du soir, à la tombée de la nuit, des cris de détresse arrivèrent jusqu’à eux. Ils se hâtèrent de courir vers l’endroit d’où venaient ces cris, et ils se trouvèrent devant les bâtiments d’une ferme isolée.

Ces bâtiments étaient en feu. La ferme avait été préalablement pillée par une demi-douzaine d’hommes, qui venaient de se disperser. Les auteurs du crime ne devaient pas être loin: on pouvait encore apercevoir deux de ces coquins qui s’enfuyaient à travers la forêt.

James Burbank et ses amis se jetèrent courageusement à leur poursuite, et précisément dans la direction de Camdless-Bay. Ce fut en vain. Les deux incendiaires parvinrent à s’échapper à travers le bois. Toutefois MM. Burbank, Carrol et Stannard avaient très certainement reconnu l’un d’eux: c’était l’Espagnol.

En outre – circonstance plus probante encore – au moment où cet individu disparaissait au tournant d’une des lisières de Camdless-Bay, Zermah, qui passait, avait failli être heurtée par lui. Pour elle aussi, c’était bien Texar qui fuyait à toutes jambes.

Il est facile de l’imaginer, cette affaire fit grand bruit dans le comté. Un vol, suivi d’incendie, c’est le crime qui doit être le plus redouté de ces colons, répartis sur une vaste étendue de territoire. James Burbank n’hésita donc point à porter une accusation formelle. Devant son affirmation, les autorités résolurent d’informer contre Texar.

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L’Espagnol fut amené à Saint-Augustine devant le recorder, afin d’être confronté avec les témoins. James Burbank, Walter Stannard, Edward Carrol, Zermah, furent unanimes à déclarer qu’ils avaient reconnu Texar dans l’individu qui fuyait de la ferme incendiée. Pour eux, il n’y avait pas d’erreur possible. Texar était l’un des auteurs du crime.

De son côté, l’Espagnol avait fait venir un certain nombre de témoins à Saint-Augustine. Or, ces témoins déclarèrent formellement que, ce soir-là, ils se trouvaient avec Texar, à Jacksonville, dans la «tienda» de Torillo, auberge assez mal famée mais fort connue. Texar ne les avait pas quittés de toute la soirée. Détail plus affirmatif encore, à l’heure où se commettait le crime, l’Espagnol avait eu précisément une dispute avec un des buveurs installés dans le cabaret de Torillo, – dispute qui avait été suivie de coups et menaces, pour lesquels il serait sans doute déposé une plainte contre lui.

Devant cette affirmation qu’on ne pouvait suspecter, – affirmation qui fut d’ailleurs reproduite par des personnes absolument étrangères à Texar, – le magistrat de Saint-Augustine ne put que clore l’enquête commencée et renvoyer le prévenu des fins de la plainte.

L’alibi avait donc été pleinement établi, cette fois encore, au profit de cet étrange personnage.

C’est après cette affaire et en compagnie de ses témoins que Texar était revenu de Saint Augustine, le soir du 7 février. On a vu quelle avait été son attitude à bord du Shannon, pendant que le steam-boat descendait le fleuve. Puis, sur le squif venu au-devant de lui, conduit par l’Indien Squambô, il avait regagné le fortin abandonné, où il eût été malaisé de le suivre. Quant à ce Squambô, Séminole intelligent, rusé, devenu le confident de Texar, celui-ci l’avait pris à son service, précisément après cette dernière expédition des Indiens à laquelle son nom fut mêlé – très justement.

Dans les dispositions d’esprit où il se trouvait vis-à-vis de James Burbank, l’Espagnol ne devait songer qu’à en tirer vengeance par tous les moyens possibles. Or, au milieu des conjonctures que pouvait faire naître quotidiennement la guerre, si Texar parvenait à renverser les autorités de Jacksonville, il deviendrait redoutable pour Camdless-Bay. Que le caractère énergique et résolu de James Burbank ne lui permît pas de trembler devant un tel homme, soit! Mais Mme Burbank n’avait que trop de raisons de craindre pour son mari et pour tous les siens.

Bien plus, cette honnête famille aurait certainement vécu dans des transes incessantes, si elle avait pu se douter de ceci: c’est que Texar soupçonnait Gilbert Burbank d’avoir été rejoindre l’armée du Nord. Comment l’avait-il appris, puisque ce départ s’était accompli secrètement? Par l’espionnage, sans doute, et, plus d’une fois, on verra que les espions s’empressaient à le servir.

En effet, puisque Texar avait lieu de croire que le fils de James Burbank servait dans les rangs des fédéraux, sous les ordres du commodore Dupont, n’aurait-on pas pu craindre qu’il cherchât à tendre quelque piègeau jeune lieutenant? Oui! Et s’il fût parvenu à l’attirer sur le territoire floridien, à s’emparer de sa personne, à le dénoncer, on devine quel eût été le sort de Gilbert entre les mains de ces sudistes, exaspérés par les progrès de l’armée du Nord.

Tel était l’état des choses au moment où commence cette histoire. Telles étaient la situation des fédéraux, arrivés presque aux frontières maritimes de la Floride, la position de la famille Burbank au milieu du comté de Duval, celle de Texar, non seulement à Jacksonville, mais dans toute l’étendue des territoires à esclaves. Si l’Espagnol parvenait à ses fins, si les autorités étaient renversées par ses partisans, il ne lui serait que trop facile de lancer sur Camdless-Bay une populace fanatisée contre les anti-esclavagistes.

Environ une heure après avoir quitté Texar, Squambô était de retour à l’îlot central. Il tira son squif sur la berge, franchit l’enceinte, monta l’escalier du blockhaus.

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«C’est fait? lui demanda Texar.

– C’est fait, maître!

– Et… rien?…

– Rien.»

 

 

Chapitre VI

Jacksonville

 

ui, Zermah, oui, vous avez été créée et mise au monde pour être esclave! repritle régisseur, réenfourchant son dada favori. Oui! esclave, et nullement pour être une créature libre.

– Ce n’est pas mon avis, répondit Zermah d’un ton calme, sans y mettre aucune animation, tant elle était faite à ces discussions avec le régisseur de Camdless-Bay.

– C’est possible, Zermah! Quoi qu’il en soit, vous finirez par vous ranger à cette opinion qu’il n’y a aucune égalité qui puisse s’établir entre les blancs et les noirs.

– Elle est tout établie, monsieur Perry, et elle l’a toujours été par la nature même.

– Vous vous trompez, Zermah, et la preuve, c’est que les blancs sont dix fois, vingt fois, que dis-je? cent fois plus nombreux que les noirs à la surface de la terre!

– Et c’est pour cela qu’ils les ont réduits en esclavage, répondit Zermah. Ils avaient la force, ils en ont abusé. Mais si les noirs eussent été en majorité dans ce monde, ce seraient les blancs dont ils auraient fait leurs esclaves!… Ou plutôt non! Ils eussent certainement montré plus de justice et surtout moins de cruauté!»

Il ne faudrait pas se figurer que cette conversation, parfaitement oiseuse, empêchât Zermah et le régisseur de vivre en bon accord. En ce moment, d’ailleurs, ils n’avaient pas autre chose à faire que de causer. Seulement, il est permis de croire qu’ils auraient pu traiter un sujet plus utile, et il en eût été ainsi, sans doute, sans la manie du régisseur à toujours discuter la question de l’esclavage.

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Tous deux étaient assis à l’arrière de l’une des embarcations de Camdless-Bay, manœuvrée par quatre mariniers de la plantation. Ils traversaient obliquement le fleuve, en profitant de la marée descendante, et se rendaient à Jacksonville. Le régisseur avait quelques affaires à traiter pour le compte de James Burbank, et Zermah allait acheter divers objets de toilette pour la petite Dy.

On était au 10 février. Depuis trois jours, James Burbank était revenu à Castle-House, et Texar à la Crique-Noire, après l’affaire de Saint-Augustine.

Il va de soi que, le lendemain même, M. Stannard et sa fille avaient reçu un petit mot envoyé de Camdless-Bay, qui leur faisait sommairement connaître ce que marquait la dernière lettre de Gilbert. Ces nouvelles n’arrivaient pas trop tôt pour rassurer miss Alice, dontla vie se passait dans une continuelle inquiétude depuis le début de cette lutte acharnée entre le Sud et le Nord des États-Unis.

L’embarcation, gréée d’une voile latine, filait rapidement. Avant un quart d’heure, elle serait au port de Jacksonville. Le régisseur n’avait donc plus que peu de temps pour finir de développer sa thèse favorite, et il ne s’en fit pas faute.

«Non, Zermah, reprit-il, non! La majorité, assurée aux noirs, n’eût rien changé à l’état des choses. Et, je dis plus, quels que soient les résultats de la guerre, on en reviendra toujours à l’esclavage, parce qu’il faut des esclaves pour le service des plantations.

– Ce n’est pas le sentiment de monsieur Burbank, vous le savez bien, répondit Zermah.

– Je le sais, mais j’ose dire que monsieur Burbank se trompe, sauf le respect que j’ai pour lui. Un noir doit faire partie du domaine au même titre que les animaux ou les instruments de culture. Si un cheval pouvait s’en aller lorsqu’il lui plaît, si une charrue avait le droit de se mettre, quand il lui convient, en d’autres mains que celles de son propriétaire, il n’y aurait plus d’exploitation possible. Que monsieur Burbank affranchisse ses esclaves, et il verra ce que deviendra Camdless-Bay!

– Il l’aurait déjà fait, répondit Zermah, si les circonstances le lui eussent permis, vous ne l’ignorez pas, monsieur Perry. Et voulez-vous savoir ce qui serait arrivé si l’affranchissement des esclaves avait été proclamé à Camdless-Bay? Pas un seul noir n’eût quitté la plantation, et rien n’aurait été changé, si ce n’est le droit de les traiter comme des bêtes de somme. Or, comme vous n’avez jamais usé de ce droit-là, après l’émancipation, Camdless-Bay serait restée ce qu’elle était avant.

– Croyez-vous, par hasard, m’avoir converti à vos idées, Zermah? demanda le régisseur.

– En aucune façon, monsieur. D’ailleurs, ce serait inutile et pour une raison bien simple.

– Laquelle?

– C’est qu’au fond, vous pensez là-dessus exactement comme monsieur Burbank, monsieur Carrol, monsieur Stannard, comme tous ceux qui ont le cœur généreux et l’esprit juste.

– Jamais, Zermah, jamais! Et je prétends même que ce que j’en dis, c’est dans l’intérêt des noirs! Si on les livre à leur seule volonté, ils dépériront, et la race en sera bientôt perdue.

– Je n’en crois rien, monsieur Perry, quoique vous puissiez dire. En tout cas, mieux vaut que la race périsse que d’être vouée à la perpétuelle dégradation de l’esclavage!»

Le régisseur eût bien voulu répondre, et on se doute qu’il n’était point à bout d’arguments. Mais la voile venait d’être amenée, et l’embarcation se rangea près de l’estacade de bois. Là, elle devait attendre le retour de Zermah et du régisseur. Tous deux débarquèrent aussitôt pour aller chacun à ses affaires.

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Jacksonville est située sur la rive gauche du Saint-John, à la limite d’une vaste plaine assez basse, entourée d’un horizon de magnifiques forêts, qui lui font un cadre toujours verdoyant. Des champs de maïs et de cannes à sucre, des rizières, plus particulièrement à la limite du fleuve, occupent une partie de ce territoire.

Il y avait une dizaine d’années, Jacksonville n’était encore qu’un gros village, avec un faubourg, dont les cases de torchis ou de roseaux ne servaient qu’au logement de la population noire. A l’époque actuelle, le village commençait à se faire ville, autant par ses maisons plus confortables, ses rues mieux tracées et mieux entretenues, que par le nombre de ses habitants, qui avait doublé. L’année suivante, ce chef-lieu du comté de Duval allait gagner encore, en se reliant par un chemin de fer à Thalassee, la capitale de la Floride.

Déjà, le régisseur et Zermah avaient pu le remarquer, une assez grande animation régnait dans la ville. Quelques centaines d’habitants, les uns, sudistes d’origine américaine, les autres, des mulâtres et des métis d’origine espagnole, attendaient l’arrivée d’un steam-boat, dont la fumée apparaissait, en aval du fleuve, au-dessus d’une pointe basse du Saint-John. Quelques-uns même, afin d’entrer plus rapidement en communication avec ce vapeur, s’étaient jetés dans les chaloupes du port, tandis que d’autres avaient pris place sur ces grands dogres à un mât, qui fréquentent habituellement les eaux de Jacksonville.

En effet, depuis la veille, il était venu de graves nouvelles du théâtre de la guerre. Les projets d’opérations, indiqués dans la lettre de Gilbert Burbank, étaient en partie connus. On n’ignorait pas que la flottille du commodore Dupont devait très prochainement appareiller, et que le général Sherman se proposait de l’accompagner avec des troupes de débarquement. De quel côté se dirigerait cette expédition? on ne le savait pas d’une façon positive, bien que tout donnât à penser qu’elle avait le Saint-John et le littoral floridien pour objectif. Après la Géorgie, la Floride était donc directement menacée d’une invasion de l’armée fédérale.

Lorsque le steam-boat, qui venait de Fernandina, eut accosté l’estacade de Jacksonville, ses passagers ne purent que confirmer ces nouvelles. Ils ajoutèrent même que, très vraisemblablement, ce serait dans la baie de Saint-Andrews que le commodore Dupont viendrait mouiller, en attendant un moment favorable pour forcer les passes de l’île Amélia et l’estuaire du Saint-John.

Aussitôt les groupes se répandirent dans la ville, faisant bruyamment envoler nombre de ces gros urubus, qui sont uniquement chargés du nettoyage des rues. On criait, on se démenait. «Résistance aux nordistes! Mort aux nordistes!» Telles étaient les excitations féroces que des meneurs, à la dévotion de Texar, jetaient à la population déjà très animée. Il y eut des démonstrations sur la grande place, devant Court-House, la maison de justice, et jusque dans l’église épiscopale. Les autorités allaient avoir quelque peine à calmer cette effervescence, bien que les habitants de Jacksonville, on l’a déjà fait remarquer, fussent divisés, du moins sur la question de l’esclavage. Mais, en ces temps de trouble, les plus bruyants comme les plus emportés font toujours la loi, et les modérés finissent inévitablement par subir leurs dominations.

Ce fut, bien entendu, dans les cabarets, dans les tiendas, que les gosiers, sous l’influence de liqueurs fortes, hurlèrent avec le plus de violence. Les manœuvriers en chambre y développèrent leurs plans pour opposer une invincible résistance à l’invasion!

«Il faut diriger les milices sur Fernandina! disait l’un.

– Il faut couler des navires dans les passes du Saint-John! répondait l’autre.

– Il faut construire des fortifications en terre autour de la ville et les armer de bouches à feu!

– Il faut demander du secours par la voie du chemin de fer de Fernandina à Keys!

– Il faut éteindre le feu du phare de Pablo, pour empêcher la flottille d’entrer de nuit dans les bouches!

– Il faut semer des torpilles au milieu du fleuve!»

Cet engin, presque nouveau dans la guerre de Sécession, on en avait entendu parler, et, sans trop savoir comment il fonctionnait, il convenait évidemment d’en faire usage.

«Avant tout, dit un des plus enragés orateurs de la tienda de Torillo, il faut mettre en prison tous les nordistes de la ville, et tous ceux des sudistes qui pensent comme eux!»

Il aurait été bien étonnant que personne n’eût songé à émettre cette proposition, l’ultima ratio des sectaires en tous pays. Aussi fut-elle couverte de hurrahs. Heureusement pour les honnêtes gens de Jacksonville, les magistrats devaient hésiter quelque temps encore avant de se rendre à ce vœu populaire.

En courant les rues, Zermah avait observé tout ce qui se passait, afin d’en informer son maître, directement menacé par ce mouvement. Si on arrivait à des mesures de violence, ces mesures ne s’arrêteraient pas à la ville. Elles s’étendraient au-delà, jusqu’aux plantations du comté. Certainement, Camdless-Bay serait visée une des premières. C’est pourquoi la métisse, voulant se procurer des renseignements plus précis, se rendit à la maison que M. Stannard occupait en dehors du faubourg.

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C’était une charmante et confortable habitation, agréablement située dans une sorte d’oasis de verdureque la hache des défricheurs avait réservée en ce coin de la plaine. Par les soins de miss Alice, à l’intérieur comme à l’extérieur, la maison était tenue d’une manière irréprochable. On sentait déjà une intelligente et dévouée ménagère dans cette jeune fille, que la mort de sa mère avait appelée de bonne heure à diriger le personnel de Walter Stannard.

Zermah fut reçue avec grand empressement par la jeune fille. Miss Alice lui parla tout d’abord de la lettre de Gilbert. Zermah put lui en redire les termes presque exacts.

«Oui! il n’est plus loin, maintenant! dit miss Alice. Mais dans quelles conditions va-t-il revenir en Floride? Et quels dangers peuvent encore le menacer jusqu’à la fin de cette expédition?

– Des dangers, Alice, répondit M. Stannard. Rassure-toi! Gilbert en a affronté de plus grands pendant la croisière sur les côtes de Géorgie, et principalement dans l’affaire de Port-Royal. J’imagine, moi, que la résistance des Floridiens ne sera ni terrible ni de longue durée. Que peuvent-ils faire avec ce Saint-John, qui va permettre aux canonnières de remonter jusqu’au cœur des comtés? Toute défense me paraît devoir être malaisée sinon impossible.

– Puissiez-vous dire vrai, mon père, dit Alice, et fasse le ciel que cette sanglante guerre se termine enfin!

– Elle ne peut se terminer que par l’écrasement du Sud, répliqua M. Stannard. Cela sera long, sans doute, et je crains bien que Jefferson Davis, ses généraux, Lee, Johnston, Beauregard, ne résistent longtemps encore dans les États du centre. Non! Les troupes fédérales n’auront pas facilement raison des confédérés. Quant àla Floride, il ne leur sera pas difficile de s’en emparer. Malheureusement, ce n’est pas sa possession qui leur assurera la victoire définitive.

– Pourvu que Gilbert ne fasse pas d’imprudences! dit miss Alice en joignant les mains. S’il cédait au désir de revoir sa famille pendant quelques heures, se sachant si près d’elle…

– D’elle et de vous, miss Alice, répondit Zermah, car n’êtes-vous pas déjà de la famille Burbank?

– Oui, Zermah, par le cœur!

– Non, Alice, ne crains rien, dit M. Stannard. Gilbert est trop raisonnable pour s’exposer ainsi, surtout quand il suffira de quelques jours au commodore Dupont pour occuper la Floride. Ce serait une témérité sans excuses que de se hasarder dans ce pays, tant que les fédéraux n’en seront pas les maîtres…

– Surtout maintenant que les esprits sont plus portés que jamais à la violence! répondit Zermah.

– En effet, ce matin, la ville est en effervescence, reprit M. Stannard. Je les ai vus, je les ai entendus, ces meneurs! Texar ne les quitte pas depuis huit à dix jours. Il les pousse, il les excite, et ces malfaiteurs finiront par soulever la basse population, non seulement contre les magistrats, mais aussi contre ceux des habitants qui ne partagent pas leur manière de voir.

– Ne pensez-vous pas, monsieur Stannard, dit alors Zermah, que vous feriez bien de quitter Jacksonville, au moins pendant quelque temps? Il serait prudent de n’y revenir qu’après l’arrivée des troupes fédérales en Floride. Monsieur Burbank m’a chargé de vous le répéter, il serait heureux de voir miss Alice et vous à Castle-House.

– Oui!… je sais… répondit M. Stannard. Je n’ai point oublié l’offre de Burbank… En réalité, Castle-House est-il plus sûr que Jacksonville? Si ces aventuriers, ces gens sans aveu, ces enragés, deviennent les maîtres ici, ne se répandront-ils pas sur la campagne, et les plantations seront-elles à l’abri de leurs ravages?

– Monsieur Stannard, fit observer Zermah, en cas de danger, il me semble préférable d’être réunis…

– Zermah a raison, mon père. Il vaudrait mieux être tous ensemble à Camdless-Bay.

– Sans doute, Alice, répondit M. Stannard. Je ne refuse pas la proposition de Burbank. Mais je ne crois pas que le danger soit si pressant. Zermah préviendra nos amis que j’ai besoin de quelques jours encore pour mettre ordre à mes affaires, et, alors, nous irons demander l’hospitalité à Castle-House…

– Et, lorsque monsieur Gilbert arrivera, dit Zermah, au moins trouvera-t-il là tous ceux qu’il aime!»

Zermah prit congé de Walter Stannard et de sa fille. Puis, au milieu de l’agitation populaire qui ne cessait de s’accroître, elle regagna le quartier du port et les quais, où l’attendait le régisseur. Tous deux s’embarquèrent pour traverser le fleuve, et M. Perry reprit sa conversation habituelle au point précis où il l’avait laissée.

En disant que le danger n’était pas imminent, peut-être M. Stannard se trompait-il? Les événements allaient se précipiter, et Jacksonville devait en ressentir promptement le contrecoup.

Cependant le gouvernement fédéral agissait toujours avec une certaine circonspection dans le but de ménager les intérêts du Sud. Il ne voulait procéder que par mesures successives. Deux ans après le début des hostilités, le prudent Abraham Lincoln n’avait pas encore décrété l’abolition de l’esclavage sur tout le territoire des États-Unis. Plusieurs mois devaient s’écouler encore, avant qu’un message du président proposât de résoudre la question par le rachat et l’émancipation graduelle des noirs, avant que l’abolition fût proclamée, avant, enfin, qu’eut été votée l’ouverture d’un crédit de cinq millions de francs, avec l’autorisation d’accorder, à titre d’indemnité, quinze cents francs par tête d’esclave affranchi. Si quelques-uns des généraux du Nord s’étaient cru autorisés à supprimer la servitude dans les pays envahis par leur armées, ils avaient été désavoués jusqu’alors. C’est que l’opinion n’était pas unanime encore sur cette question, et l’on citait même certains chefs militaires des Unionistes qui ne trouvaient cette mesure ni logique ni opportune.

Entre temps, des faits de guerre continuaient à se produire, et plus particulièrement au désavantage des confédérés. Le général Price, à la date du 12 février, avait dû évacuer l’Arkansas avec le contingent des milices missouriennes. On a vu que le fort Henry avait été pris et occupé par les fédéraux. Maintenant, ceux-ci s’attaquaient au fort Donelson, défendu par une artillerie puissante, et couvert par quatre kilomètres d’ouvrages extérieurs qui comprenaient la petite ville de Dover. Cependant, malgré le froid et la neige, doublement menacé du côté de la terre par les quinze mille hommes du général Grant, du côté du fleuve par les canonnières du commodore Foote, ce fort tombait le 14 février, au pouvoir des fédéraux avec toute une division sudiste, hommes et matériel.

C’était là un échec considérable pour les confédérés.L’effet produit par cette défaite fut immense. Comme conséquence immédiate, il allait amener la retraite du général Johnston, qui dut abandonner l’importante cité de Nashville sur le Cumberland. Les habitants, pris de panique, la quittèrent après lui, et, quelques jours après, ce fut aussi le sort de Columbus. Tout l’état du Kentucky était alors rentré sous la domination du gouvernement fédéral.

On imagine aisément avec quels sentiments de colère, avec quelles idées de vengeance, ces événements firent accueillis en Floride. Les autorités eussent été impuissantes à calmer le mouvement qui se propagea jusque dans les hameaux les plus lointains des comtés. Le péril grandissait, on peut le dire, d’heure en heure, pour quiconque ne partageait pas les opinions du Sud et ne s’associait pas à ses projets de résistance contre les armées fédérales. A Thalassee, à Saint-Augustine, il y eut des troubles dont la répression ne laissa pas d’être difficile. Ce fut à Jacksonville, principalement, que le soulèvement de la populace menaça de dégénérer en actes de la plus inqualifiable violence.

Dans ces circonstances, on le comprend, la situation de Camdless-Bay allait devenir de plus en plus inquiétante. Cependant, avec son personnel qui lui était dévoué, James Burbank pourrait résister peut-être, du moins aux premières attaques qui seraient dirigées contre la plantation, bien qu’il fût très difficile, à cette époque, de se procurer des munitions et des armes en quantité suffisante. Mais, à Jacksonville, M. Stannard, directement menacé, avait lieu de craindre pour la sécurité de son habitation, pour sa fille, pour lui-même, pour tous les siens.

James Burbank, connaissant les dangers de cette situation, lui écrivit lettres sur lettres. Il lui envoya plusieurs messagers pour le prier de venir le rejoindre sans retard à Castle-House. Là, on serait relativement en sûreté, et s’il fallait chercher une autre retraite, s’il fallait s’enfoncer dans l’intérieur du pays jusqu’au moment où les fédéraux en auraient assuré la tranquillité par leur présence, il serait plus facile de le faire.

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Ainsi sollicité, Walter Stannard résolut d’abandonner momentanément Jacksonville et de se réfugier à Camdless-Bay. Il partit dans la matinée du 23, aussi secrètement que possible, sans avoir rien laissé pressentir de ses projets. Une embarcation l’attendait au fond d’une petite crique du Saint-John, à un mille en amont. Miss Alice et lui s’y embarquèrent, traversèrent rapidement le fleuve, et arrivèrent au petit port, où ils trouvèrent la famille Burbank.

Il est facile d’imaginer quel accueil leur fut fait. Déjà miss Alice n’était-elle pas une fille pour Mme Burbank? Tous se trouvaient maintenant réunis. Ces mauvais jours, on les passerait ensemble, avec plus de sécurité et surtout avec de moindres angoisses.

En somme, il n’était que temps de quitter Jacksonville. Le lendemain, la maison de M. Stannard fut attaquée par une bande de malfaiteurs, qui abritaient leurs violences sous un prétendu patriotisme local. Les autorités eurent grand-peine à en empêcher le pillage, comme à préserver quelques autres habitations, qui appartenaient à d’honnêtes citoyens, opposés aux idées séparatistes. Évidemment, l’heure approchait où ces magistrats seraient débordés et remplacés par des chefs d’émeute. Ceux-ci, loin de réprimer les violences, les provoqueraient au contraire.

Et, en effet, ainsi que M. Stannard l’avait dit à Zermah, Texar s’était décidé, depuis quelques jours, à quitter sa retraite inconnue pour venir à Jacksonville. Là, il avait retrouvé ses compagnons habituels, recrutés parmi les plus détestables sectaires de la population floridienne, venus des diverses plantations situées sur les deux rives du fleuve. Ces forcenés prétendaient imposer leurs volontés dans les villes comme dans la campagne. Ils correspondaient avec la plupart de leurs adhérents des divers comtés de la Floride. En mettant en avant la question de l’esclavage, ils gagnaient chaque jour du terrain. Quelque temps encore, à Jacksonville comme à Saint-Augustine, où affluaient déjà tous les nomades, tous les aventuriers, tous les coureurs de bois, qui sont en grand nombre dans le pays, ils seraient les maîtres, ils disposeraient de l’autorité, ils concentreraient entre leurs mains les pouvoirs militaires et civils. Les milices, les troupes régulières, ne tarderaient pas à faire cause commune avec ces violents – ce qui arrive fatalement à ces époques de trouble où la violence est à l’ordre du jour.

James Burbank n’ignorait rien de ce qui se passait au-dehors. Plusieurs de ses affidés, dont il était sûr, le tenaient au courant des mouvements qui se préparaient à Jacksonville. Il savait que Texar y avait reparu, que sa détestable influence s’étendait sur la basse population, comme lui d’origine espagnole. Un pareil homme à la tête de la ville, c’était une menace directe contre Camdless-Bay. Aussi, James Burbank se préparait-il à tout événement, soit pour une résistance, si elle était possible, soit pour une retraite, s’il fallait abandonner Castle-House à l’incendie et au pillage. Avant tout, pourvoir à la sécurité de sa famille et de ses amis, c’était sa première, sa constante préoccupation.

Pendant ces quelques jours, Zermah montra un dévouement sans bornes. A toute heure, elle surveillait les abords de la plantation, principalement du côté du fleuve. Quelques esclaves, choisis par elle parmi les plus intelligents et les meilleurs, demeuraient jour et nuit aux postes qu’elle leur avait assignés. Toute tentative contre le domaine eût été signalée aussitôt. La famille Burbank ne pouvait être prise au dépourvu, sans avoir le temps de se réfugier à Castle-House.

Mais, ce n’était pas par une attaque directe et à main armée que James Burbank devait être inquiété tout d’abord. Tant que l’autorité ne serait pas aux mains de Texar et des siens, on devait y mettre plus de formes. C’est ainsi que, sous la pression de l’opinion publique, les magistrats furent amenés à prendre une mesure, qui allait donner une sorte de satisfaction aux partisans de l’esclavage, acharnés contre les gens du Nord.

James Burbank était le plus important des colons de la Floride, le plus riche aussi de tous ceux dont on ne connaissait que trop les opinions libérales. Ce fut donc lui que l’on visa tout d’abord, lui qui fut mis en demeure de s’expliquer sur ses idées personnelles d’affranchissement au milieu d’un territoire à esclaves.

Le 26, dans la soirée, un planton, expédié de Jacksonville, arriva à Camdless-Bay, et remit un pli à l’adresse de James Burbank.

Voici ce que contenait ce pli:

«Ordre à M. James Burbank de se présenter en personne demain, 27 février, à onze heures du matin, à Court-Justice, devant les autorités de Jacksonville.»

Rien de plus.

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