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Jules Verne

 

LE PAYS DES FOURRURES

 

(Chapitre I-V)

 

 

illustré par Férat & de Beaurepaire

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre I

Un fort flottant

 

e fort Espérance, fondé par le lieutenant Jasper Hobson sur les limites de la mer polaire, avait dérivé! Le courageux agent de la Compagnie méritait-il un reproche quelconque? Non. Tout autre y eût été trompé comme lui. Aucune prévision humaine ne pouvait le mettre en garde contre une telle éventualité. Il avait cru bâtir sur le roc et n’avait pas même bâti sur le sable! Cette portion de territoire, formant la presqu’île Victoria, que les cartes les plus exactes de l’Amérique anglaise rattachaient au continent américain, s’en était brusquement séparée. Cette presqu’île n’était, par le fait, qu’un immense glaçon d’une superficie de cent cinquante milles carrés, dont les alluvions successives avaient fait en apparence un terrain solide, auquel ne manquaient ni la végétation, ni l’humus. Liée au littoral depuis des milliers de siècles, sans doute le tremblement de terre du 8 janvier avait rompu ses liens, et la presqu’île s’était faite île, mais île errante et vagabonde que, depuis trois mois, les courants entraînaient sur l’océan Arctique!

Oui! ce n’était qu’un glaçon qui emportait ainsi le fort Espérance et ses habitants! Jasper Hobson avait immédiatement compris qu’on ne pouvait expliquer autrement ce déplacement de la latitude observée. L’isthme, c’est-à-dire la langue de terre qui réunissait la presqu’île Victoria au continent, s’était évidemment brisé sous l’effort d’une convulsion souterraine, provoquée par l’éruption volcanique, quelques mois auparavant. Tant que dura l’hiver boréal, tant que la mer demeura solidifiée sous le froid intense, cette rupture n’amena aucun changement dans la position géographique de la presqu’île. Mais, la débâcle venue, quand les glaçons se fondirent sous les rayons solaires, lorsque la banquise, repoussée au large, eut reculé derrière les limites de l’horizon, quand la mer fut libre enfin, ce territoire, reposant sur sa base glacée, s’en alla en dérive avec ses bois, ses falaises, son promontoire, son lagon intérieur, son littoral, sous l’influence de quelque courant inconnu. Depuis plusieurs mois, il était ainsi entraîné, sans que les hiverneurs, qui, pendant leurs chasses, ne s’étaient point éloignés du fort Espérance, eussent pu s’en apercevoir. Aucun point de repère, des brumes épaisses arrêtant le regard à quelques milles, une immobilité apparente du sol, rien ne pouvait indiquer ni au lieutenant Hobson, ni à ses compagnons, que de continentaux ils fussent devenus insulaires. Il était même remarquable que l’orientation de la presqu’île n’eût pas changé, malgré son déplacement, ce qui tenait sans doute à son étendue et à la direction rectiligne du courant qu’elle suivait. En effet, si les points cardinaux se fussent modifiés par rapport au cap Bathurst, si l’île eût tourné sur elle-même, si le soleil et la lune se fussent levés ou couchés sur un horizon nouveau, Jasper Hobson, Thomas Black, Mrs. Paulina Barnett ou tout autre eussent compris ce qui s’était passé. Mais, par une raison quelconque, le déplacement s’était accompli jusqu’alors suivant un des parallèles du globe, et, quoiqu’il fût rapide, on ne le sentait pas.

Jasper Hobson, bien qu’il ne doutât pas du courage, du sang-froid, de l’énergie morale de ses compagnons, ne voulut cependant pas leur faire connaître la vérité. Il serait toujours temps de leur exposer la nouvelle situation qui leur était faite, quand on l’aurait étudiée avec soin. Très heureusement, ces braves gens, soldats ou ouvriers, s’entendaient peu aux observations astronomiques, ni aux questions de longitude ou de latitude, et du changement accompli depuis quelques mois dans les coordonnées de la presqu’île, ils ne pouvaient tirer les conséquences qui préoccupaient si justement Jasper Hobson.

Le lieutenant, résolu à se taire tant qu’il le pourrait et à cacher une situation à laquelle il n’y avait présentement aucun remède, rappela toute son énergie. Par un suprême effort de volonté, qui n’échappa point à Mrs. Paulina Barnett, il redevint maître de lui-même, et il s’employa à consoler de son mieux l’infortuné Thomas Black, qui, lui, se lamentait et s’arrachait les cheveux.

Car l’astronome ne se doutait en aucune façon du phénomène dont il était victime. N’ayant pas, comme le lieutenant, observé les étrangetés de ce territoire, il ne pouvait rien comprendre, rien imaginer en dehors de ce fait si malencontreux, à savoir: que, ce jour-là, à l’heure indiquée, la lune n’avait point occulté entièrement le soleil. Mais que devait-il naturellement penser? Que, à la honte des observatoires, les éphémérides étaient fausses, et que cette éclipse tant désirée, son éclipse à lui, Thomas Black, qu’il était venu chercher si loin et au prix de tant de fatigues, n’avait jamais dû être «totale» pour cette zone du sphéroïde terrestre, comprise sur le soixante-dixième parallèle! Non! jamais il n’eût admis cela! Jamais! Aussi son désappointement était-il grand, et il devait l’être. Mais Thomas Black allait bientôt apprendre la vérité.

Cependant, Jasper Hobson, laissant croire à ses compagnons que l’incident de l’éclipse manquée ne pouvait intéresser que l’astronome et ne les concernait en rien, les avait engagés à reprendre leurs travaux, ce qu’ils il allaient faire. Mais, au moment où ils se préparaient à quitter le sommet du cap Bathurst, afin de rentrer dans la factorerie, le caporal Joliffe, s’arrêtant soudain:

«Mon lieutenant, dit-il en s’approchant, la main au bonnet, pourrais-je vous faire une simple question?

– Sans doute, caporal, répondit Jasper Hobson, qui ne savait trop où son subordonné voulait en venir. Voyons, parlez!»

Mais le caporal ne parlait pas. Il hésitait. Sa petite femme le poussa du coude.

«Eh bien, mon lieutenant, reprit le caporal, c’est à propos de ce 70° de latitude. Si j’ai bien compris, nous ne sommes pas où vous croyiez être…»

Le lieutenant fronça le sourcil.

«En effet, répondit-il évasivement… nous nous étions trompés dans nos calculs… notre première observation a été fausse. Mais pourquoi… en quoi cela peut-il vous préoccuper?

– C’est à cause de la paie, mon lieutenant, répondit le caporal, qui prit un air très malin. Vous savez bien, la double paie promise par la Compagnie…»

Jasper Hobson respira. En effet, ses hommes, on s’en souvient, avaient droit à une solde plus élevée, s’ils parvenaient à s’établir sur le 70ème parallèle ou au-dessus. Le caporal Joliffe, toujours intéressé, n’avait vu en tout cela qu’une question d’argent, et il pouvait craindre que la prime ne fût point encore acquise.

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«Rassurez-vous, caporal, répondit Jasper Hobson en souriant, et rassurez aussi vos braves camarades. Notre erreur, qui est vraiment inexplicable, ne vous portera heureusement aucun préjudice. Nous ne sommes pas au-dessous, mais au-dessus du 70ème parallèle, et, par conséquent, vous serez payés double.

– Merci, mon lieutenant, dit le caporal, dont le visage rayonna, merci. Ce n’est pas que l’on tienne à l’argent, mais c’est ce maudit argent qui vous tient.»

Sur cette réflexion, le caporal Joliffe et ses compagnons se retirèrent sans soupçonner en aucune façon la terrible et étrange modification qui s’était accomplie dans la nature et la situation de ce territoire.

Le sergent Long se disposait aussi à redescendre vers la factorerie, quand Jasper Hobson, l’arrêtant, lui dit:

«Restez, sergent Long.»

Le sous-officier fit demi-tour sur ses talons et attendit que le lieutenant lui adressât la parole.

Les seules personnes qui occupaient alors le sommet du promontoire étaient Mrs. Paulina Barnett, Madge, Thomas Black, le lieutenant et le sergent.

Depuis l’incident de l’éclipse, la voyageuse n’avait pas prononcé une parole. Elle interrogeait du regard Jasper Hobson, qui semblait l’éviter. Le visage de la courageuse femme montrait plus de surprise que d’inquiétude. Avait-elle compris? L’éclaircissement s’était-il brusquement fait à ses yeux comme aux yeux du lieutenant Hobson? Connaissait-elle la situation, et son esprit pratique en avait-il déduit les conséquences? Quoi qu’il en fût, elle se taisait et demeurait appuyée sur Madge, dont le bras entourait sa taille.

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Quant à l’astronome, il allait et venait. Il ne pouvait tenir en place. Ses cheveux étaient hérissés. Il gesticulait. Il frappait dans ses mains et les laissait retomber. Des interjections de désespoir s’échappaient de ses lèvres. Il montrait le poing au soleil! Il le regardait en face, au risque de se brûler les yeux!

Enfin, après quelques minutes, son agitation intérieure se calma. Il sentit qu’il pourrait parler, et, les bras croisés, l’oeil enflammé, la face colère, le front menaçant, il vint se planter carrément devant le lieutenant Hobson.

«À nous deux! s’écria-t-il, à nous deux, monsieur l’agent de la Compagnie de la baie d’Hudson!»

Cette appellation, ce ton, cette pose ressemblaient singulièrement à une provocation. Jasper Hobson ne voulut point s’y arrêter, et il se contenta de regarder le pauvre homme, dont il comprenait bien le désappointement immense.

«Monsieur Hobson, dit Thomas Black avec l’accent d’une irritation mal contenue, m’apprendrez-vous ce que cela signifie, s’il vous plaît? Est-ce une mystification provenant de votre fait? Dans ce cas, monsieur, elle frapperait plus haut que moi, entendez-vous, et vous pourriez avoir à vous en repentir!

– Que voulez-vous dire, monsieur Black? demanda tranquillement Jasper Hobson.

– Je veux dire, monsieur, reprit l’astronome, que vous vous étiez engagé à conduire votre détachement sur la limite du 70ème degré de latitude…

– Ou au-delà, répondit Jasper Hobson.

– Au-delà, monsieur, s’écria Thomas Black. Eh! qu’avais-je à faire au-delà? Pour observer cette éclipse totale de soleil, je ne devais pas m’écarter de la ligne d’ombre circulaire que délimitait, en cette partie de l’Amérique anglaise, le 70ème parallèle, et nous voilà à 30 au-dessus!

– Eh bien, monsieur Black, répondit Jasper Hobson du ton le plus tranquille, nous nous sommes trompés, voilà tout.

– Voilà tout! s’écria l’astronome, que le calme du lieutenant exaspérait.

– Je vous ferai d’ailleurs observer, reprit Jasper Hobson, que si je me suis trompé, vous avez partagé mon erreur, vous, monsieur Black, car, à notre arrivée au cap Bathurst, c’est ensemble, vous avec vos instruments, moi avec les miens, que nous avons relevé sa situation en latitude. Vous ne pouvez donc me rendre responsable d’une erreur d’observation que vous avez commise pour votre part!»

À cette réponse, Thomas Black fut aplati, et, malgré sa profonde irritation, ne sut que répliquer. Pas d’excuse admissible! S’il y avait eu faute, il était coupable, lui aussi. Et, dans l’Europe savante, à l’observatoire de Greenwich, que penserait-on d’un astronome assez maladroit pour se tromper dans une observation de latitude? Un Thomas Black commettre une erreur de trois degrés en prenant la hauteur du soleil, et en quelles circonstances? Quand la détermination exacte d’un parallèle devait le mettre à même d’observer une éclipse totale, dans des conditions qui ne devaient plus se reproduire avant longtemps! Thomas Black était un savant déshonoré!

«Mais comment, s’écria-t-il en s’arrachant encore une fois les cheveux, comment ai-je pu me tromper ainsi? Mais je ne sais donc plus manier un sextant! Je ne sais donc plus calculer un angle! Je suis donc aveugle! S’il en est ainsi, je n’ai plus qu’à me précipiter du haut de ce promontoire, la tête la première!…

– Monsieur Black, dit alors Jasper Hobson d’une voix grave, ne vous accusez pas, vous n’avez commis aucune erreur d’observation, vous n’avez aucun reproche à vous faire!

– Alors, vous seul…

– Je ne suis pas plus coupable que vous, monsieur Black. Veuillez m’écouter, je vous en prie, vous aussi, madame, ajouta-t-il en se retournant vers Mrs. Paulina Barnett; vous aussi, Madge, vous aussi, sergent Long. Je ne vous demande qu’une chose, le secret le plus absolu sur ce que je vais vous apprendre. Il est inutile d’effrayer, de désespérer peut-être nos compagnons d’hivernage.»

Mrs. Paulina Barnett, sa compagne, le sergent, Thomas Black, s’étaient rapprochés du lieutenant. Ils ne répondirent pas, mais il y eut comme un consentement tacite à garder le secret sur la révélation qui allait leur être faite.

«Mes amis, dit Jasper Hobson, quand, il y a un an, arrivés en ce point de l’Amérique anglaise, nous avons relevé la position du cap Bathurst, ce cap se trouvait situé exactement sur le 70ème parallèle, et si maintenant il se trouve au-delà du 72ème degré de latitude, c’est-à-dire à 3° plus au nord, c’est qu’il a dérivé.

– Dérivé! s’écria Thomas Black. À d’autres, monsieur! Depuis quand un cap dérive-t-il?

– Cela est pourtant ainsi, monsieur Black; répondit gravement le lieutenant Hobson. Toute cette presqu’île Victoria n’est plus qu’une île de glace. Le tremblement de terre l’a détachée du littoral américain, et maintenant un des grands courants arctiques l’entraîne!…

– Où? demanda le sergent Long.

– Où il plaira à Dieu!» répondit Jasper Hobson.

Les compagnons du lieutenant demeurèrent silencieux. Leurs regards se portèrent involontairement vers le sud, au-delà des vastes plaines, du côté de l’isthme rompu, mais de la place qu’ils occupaient, sauf vers le nord, ils ne pouvaient apercevoir l’horizon de mer qui maintenant les entourait de toutes parts. Si le cap Bathurst eût mesuré quelques centaines de pieds de plus au-dessus du niveau de l’Océan, le périmètre de leur domaine serait nettement apparu à leurs yeux, et ils auraient vu qu’il s’était changé en île.

Une vive émotion leur serra le coeur, à la vue du fort Espérance et de ses habitants, entraînés au large de toute terre, et devenus avec lui le jouet des vents et des flots.

«Ainsi, monsieur Hobson, dit alors Mrs. Paulina Barnett, ainsi s’expliquent toutes les singularités inexplicables que vous aviez observées sur ce territoire?

– Oui, madame, répondit le lieutenant, tout s’explique. Cette presqu’île Victoria, île maintenant, que nous croyions, que nous devions croire inébranlablement fixée sur sa base, n’était qu’un vaste glaçon, soudé depuis des siècles au continent américain. Peu à peu, le vent y a jeté la terre, le sable, et semé ces germes qui ont produit les bois et les mousses. Les nuages lui ont versé l’eau douce du lagon et de la petite rivière. La végétation l’a transformée! Mais sous ce lac, sous cette terre, sous ce sable, sous nos pieds enfin, il existe un sol de glace qui flotte sur la mer, en raison de sa légèreté spécifique. Oui! c’est un glaçon qui nous porte et qui nous emporte, et voilà pourquoi, depuis que nous l’habitons, nous n’avons trouvé ni un caillou, ni une pierre à sa surface! Voilà pourquoi ses rivages étaient coupés à pic, pourquoi, lorsque nous avons creusé le piège à rennes, la glace est apparue à dix pieds au-dessous du sol, pourquoi, enfin, la marée était insensible sur ce littoral, puisque le flux et le reflux soulevaient et abaissaient toute la presqu’île avec eux!

– Tout s’explique, en effet, monsieur Hobson, répondit Mrs. Paulina Barnett, et vos pressentiments ne vous ont pas trompé. Je vous demanderai, cependant, à propos de ces marées, pourquoi, nulles maintenant, elles étaient encore légèrement sensibles à notre arrivée au cap Bathurst?

– Précisément, madame, répondit le lieutenant Hobson, parce que, à notre arrivée, la presqu’île tenait encore par son isthme flexible au continent américain. Elle opposait ainsi une certaine résistance au flux, et, sur son littoral du nord, la surface des eaux se déplaçait de deux pieds environ, au lieu des vingt pieds qu’elle aurait dû marquer au-dessus de l’étiage. Aussi, du moment que la rupture a été produite par le tremblement de terre, du moment que la presqu’île, libre tout entière, a pu monter et descendre avec le flot et le jusant, la marée est devenue absolument nulle, et c’est ce que nous avons constaté ensemble, il y a quelques jours, au moment de la nouvelle lune!»

Thomas Black, malgré son désespoir bien naturel, avait écouté avec un extrême intérêt les explications de Jasper Hobson. Les conséquences émises par le lieutenant durent lui paraître absolument justes, mais, furieux qu’un pareil phénomène, si rare, si inattendu, si «absurde» – ainsi disait-il –, se fût précisément produit pour lui faire manquer l’observation de son éclipse, il ne dit pas un mot, et demeura sombre et, pour ainsi dire, tout honteux.

«Pauvre monsieur Black! dit alors Mrs. Paulina Barnett, il faut convenir que jamais astronome, depuis que le monde existe, ne s’est vu exposé à pareille mésaventure!

– En tout cas, madame, répondit Jasper Hobson, il n’y a aucunement de notre faute! On ne pourra rien reprocher, ni à vous, ni à moi. La nature a tout fait, et elle est la seule coupable! Le tremblement de terre a brisé le lien qui rattachait la presqu’île au continent, et nous sommes bien réellement emportés sur une île flottante. Et cela explique encore pourquoi les animaux à fourrures et autres, emprisonnés comme nous sur ce territoire, sont si nombreux aux environs du fort!

– Et pourquoi, dit Madge, nous n’avons pas eu, depuis la belle saison, la visite de ces concurrents dont vous redoutiez la présence, monsieur Hobson!

– Et pourquoi, ajouta le sergent, le détachement envoyé par le capitaine Craventy n’a pu arriver jusqu’au cap Bathurst!

– Et pourquoi, enfin, dit Mrs. Paulina Barnett, en regardant le lieutenant, je dois renoncer à tout espoir, pour cette année du moins, de retourner en Europe!»

La voyageuse avait fait cette dernière réflexion d’un ton qui prouvait qu’elle se résignait à son sort beaucoup plus philosophiquement qu’on ne l’aurait supposé. Elle semblait avoir pris soudain son parti de cette étrange situation, qui lui réservait, sans doute, une série d’observations intéressantes. D’ailleurs, quand elle se fût désespérée, quand tous ses compagnons se seraient plaints, quand ils auraient récriminé, pouvaient-ils empêcher ce qui était? pouvaient-ils enrayer la course de l’île errante? pouvaient-ils, par une manoeuvre quelconque, la rattacher à un continent? Non. Dieu seul disposait de l’avenir du fort Espérance. Il fallait donc se soumettre à sa volonté.

 

 

Chapitre II

Où l’on est

 

a situation nouvelle, imprévue, créée aux agents de la Compagnie, voulait être étudiée avec le plus grand soin, et c’est ce que Jasper Hobson avait hâte de faire, la carte sous les yeux. Mais il fallait nécessairement attendre au lendemain, afin de relever la position en longitude de l’île Victoria – c’est le nom qui lui fut conservé –, comme elle venait de l’être en latitude. Pour faire ce calcul, il était nécessaire de prendre deux hauteurs du soleil, avant et après midi, et de mesurer deux angles horaires.

À deux heures du soir, le lieutenant Hobson et Thomas Black relevèrent au sextant l’élévation du soleil au-dessus de l’horizon. Le lendemain, ils comptaient, vers dix heures du matin, recommencer la même opération, afin de déduire des deux hauteurs la longitude du point alors occupé par l’île sur l’Océan polaire.

Mais ils ne redescendirent pas immédiatement au fort, et la conversation continua assez longtemps entre Jasper Hobson, l’astronome, le sergent, Mrs. Paulina Barnett et Madge. Cette dernière ne songeait guère à elle, étant toute résignée aux volontés de la Providence. Quant à sa maîtresse, sa «fille Paulina», elle ne pouvait la regarder sans émotion, songeant aux épreuves et peut-être aux catastrophes que l’avenir lui réservait. Madge était prête à donner sa vie pour Paulina, mais ce sacrifice sauverait-il celle qu’elle aimait plus que tout au monde? En tout cas, elle le savait, Mrs. Paulina Barnett n’était pas femme à se laisser abattre. Cette âme vaillante envisageait déjà l’avenir sans terreur, et, il faut le dire, elle n’aurait encore eu aucune raison de désespérer.

En effet, il n’y avait pas péril imminent pour les habitants du fort Espérance, et même tout portait à croire qu’une catastrophe suprême serait conjurée. C’est ce que Jasper Hobson expliqua clairement à ses compagnons.

Deux dangers menaçaient l’île flottante, au large du continent américain, deux seulement:

Ou elle serait entraînée par les courants de la mer libre jusqu’à ces hautes latitudes polaires, d’où l’on ne revient pas.

Ou les courants l’emporteraient au sud, peut-être à travers le détroit de Behring, et jusque dans l’océan Pacifique.

Dans le premier cas, les hiverneurs, pris par les glaces, barrés par l’infranchissable banquise, n’ayant plus aucune communication possible avec leurs semblables, périraient de froid ou de faim dans les solitudes hyperboréennes.

Dans le second cas, l’île Victoria, repoussée par les courants jusque dans les eaux plus chaudes du Pacifique, fondrait peu à peu par sa base et s’abîmerait sous les pieds de ses habitants.

Dans cette double hypothèse, c’était la perte inévitable du lieutenant Jasper Hobson, de tous ses compagnons et de la factorerie élevée au prix de tant de fatigues.

Mais ces deux cas se présenteraient-ils l’un ou l’autre? Non. Ce n’était pas probable.

En effet, la saison d’été était fort avancée. Avant trois mois, la mer serait solidifiée sous les premiers froids du pôle. Le champ de glace s’établirait sur toute la mer, et, au moyen des traîneaux, on pourrait gagner la terre la plus rapprochée, soit l’Amérique russe, si l’île s’était maintenue dans l’est, soit la côte d’Asie, si, au contraire, elle avait été repoussée dans l’ouest.

«Car, ajoutait Jasper Hobson, nous ne sommes aucunement maîtres de notre île flottante. N’ayant point de voile à hisser comme sur un navire, nous ne pouvons lui imprimer une direction. Où elle nous mènera, nous irons.»

L’argumentation du lieutenant Hobson, très claire, très nette, fut admise sans contestation. Il était certain que les grands froids de l’hiver souderaient au vaste icefield l’île Victoria, et il était présumable même qu’elle ne dériverait ni trop au nord ni trop au sud. Or, quelques cents milles à franchir sur les champs de glace n’étaient pas pour embarrasser ces hommes courageux et résolus, habitués aux climats polaires et aux longues excursions des contrées arctiques. Ce serait, il est vrai, abandonner ce fort Espérance, objet de tous leurs soins, ce serait perdre le bénéfice de tant de travaux menés à bonne fin, mais qu’y faire? La factorerie, établie sur ce sol mouvant, ne devait plus rendre aucun service à la Compagnie de la baie d’Hudson. D’ailleurs, un jour ou l’autre, tôt ou tard, un effondrement de l’île l’entraînerait au fond de l’Océan. Il fallait donc l’abandonner, dès que les circonstances le permettraient.

La seule chance défavorable – et le lieutenant insista particulièrement sur ce point –, c’était que pendant huit, à neuf semaines encore, avant la solidification de la mer Arctique, l’île Victoria fût entraînée trop au nord ou trop au sud. Et l’on voit, en effet, dans les récits des hiverneurs, des exemples de dérives qui se sont accomplies sur un très long espace et sans qu’on ait pu les enrayer.

Tout dépendait donc des courants inconnus qui s’établissaient à l’ouvert du détroit de Behring, et il importait de relever avec soin leur direction sur la carte de l’océan Arctique. Jasper Hobson possédait une de ces cartes, et il pria Mrs. Paulina Barnett, Madge, l’astronome et le sergent de le suivre dans sa chambre; mais avant de quitter le sommet du cap Bathurst, il leur recommanda encore une fois le secret le plus absolu sur la situation actuelle.

«La situation n’est pas désespérée, tant s’en faut, ajouta-t-il, et, par conséquent, je trouve inutile de jeter le trouble dans l’esprit de nos compagnons, qui ne feraient peut-être pas comme nous la part des bonnes et des mauvaises chances.

– Cependant, fit observer Mrs. Paulina Barnett, ne serait-il pas prudent de construire dès maintenant une embarcation assez grande pour nous contenir tous, et qui pût tenir la mer pendant une traversée de quelques centaines de milles?

– Cela sera prudent, en effet, répondit le lieutenant Hobson, et nous le ferons. J’imaginerai quelque prétexte pour commencer ce travail sans retard, et je donnerai des ordres en conséquence au maître charpentier pour qu’il procède à la construction d’une embarcation solide. Mais, pour moi, ce mode de rapatriement ne devra être qu’un pis aller. L’important, c’est d’éviter de se trouver sur l’île au moment de la dislocation des glaces, et nous devrons tout faire pour gagner à pied le continent, dès que l’Océan aura été solidifié par l’hiver.»

C’était, en effet, la meilleure façon de procéder. Il fallait au moins trois mois pour qu’une embarcation de trente à trente-cinq tonneaux fût construite, et, à ce moment, on ne pourrait s’en servir, puisque la mer ne serait plus libre. Mais si alors le lieutenant pouvait rapatrier la petite colonie en la guidant à travers le champ de glace jusqu’au continent, ce serait un heureux dénouement de la situation, car embarquer tout son monde à l’époque de la débâcle serait un expédient fort périlleux. C’était donc avec raison que Jasper Hobson regardait ce bateau projeté comme un pis aller, et son opinion fut partagée de tous.

Le secret fut de nouveau promis au lieutenant Hobson, qui était le meilleur juge de la question; et quelques minutes plus tard, après avoir quitté le cap Bathurst, les deux femmes et les trois hommes s’attablaient dans la grande salle du fort Espérance, salle alors inoccupée, car chacun vaquait aux travaux du dehors.

Une excellente carte des courants atmosphériques et océaniques fut apportée par le lieutenant, et l’on procéda à un examen minutieux de cette portion de la mer Glaciale qui s’étend depuis le cap Bathurst jusqu’au détroit de Behring.

Deux courants principaux divisent ces parages dangereux compris entre le Cercle polaire et cette zone peu connue, appelée «passage du nord-ouest», depuis l’audacieuse découverte de Mac Clure, – du moins les observations hydrographiques n’en désignent pas d’autres.

L’un porte le nom de courant du Kamtchatka. Après avoir pris naissance au large de la presqu’île de ce nom, il suit la côte asiatique et traverse le détroit de Behring en touchant le cap Oriental, pointe avancée du pays des Tchouktchis. Sa direction générale du sud au nord s’infléchit brusquement à six cents milles environ au-delà du détroit, et il se développe franchement vers l’est, à peu près suivant le parallèle du passage de Mac Clure, qu’il tend sans doute à rendre praticable pendant les quelques mois de la saison chaude.

L’autre courant, nommé courant de Behring, se dirige en sens contraire. Après avoir prolongé la côte américaine de l’est à l’ouest et à cent milles au plus du littoral, il va, pour ainsi dire, heurter le courant du Kamtchatka, à l’ouvert du détroit, puis, descendant au sud et se rapprochant des rivages de l’Amérique russe, il finit par se briser à travers la mer de Behring sur cette espèce de digue circulaire des îles Aléoutiennes.

Cette carte donnait fort exactement le résumé des observations nautiques les plus récentes. On pouvait donc s’y fier.

Jasper Hobson l’examina attentivement avant de se prononcer. Puis, après avoir passé la main sur son front, comme s’il eût voulu chasser quelque fâcheux pressentiment:

«Il faut espérer, mes amis, dit-il, que la fatalité ne nous entraînera pas jusqu’à ces lointains parages. Notre île errante courrait le risque de n’en plus jamais sortir.

– Et pourquoi, monsieur Hobson? demanda vivement Mrs. Paulina Barnett.

– Pourquoi, madame? répondit le lieutenant. Regardez bien cette portion de l’océan Arctique, et vous allez facilement le comprendre. Deux courants, dangereux pour nous, y coulent en sens inverse. Au point où ils se rencontrent, l’île serait forcément immobilisée, et à une grande distance de toute terre. En ce point précis, elle hivernerait pendant la mauvaise saison, et quand la débâcle des glaces se produirait, ou elle suivrait le courant du Kamtchatka jusqu’au milieu des contrées perdues du nord-ouest, ou elle subirait l’influence du courant de Behring et irait s’abîmer dans les profondeurs du Pacifique.

– Cela n’arrivera pas, monsieur le lieutenant, dit Madge avec l’accent d’une foi sincère, Dieu ne le permettra pas.

– Mais, reprit Mrs. Paulina Barnett, je ne puis imaginer sur quelle partie de la mer polaire nous flottons en ce moment, car je ne vois au large du cap Bathurst que ce dangereux courant du Kamtchatka qui porte directement vers le nord-ouest. N’est-il pas à craindre qu’il ne nous ait saisis dans son cours, et que nous ne fassions route vers les terres de la Géorgie septentrionale?

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– Je ne le pense pas, répondit Jasper Hobson, après un moment de réflexion.

– Pourquoi n’en serait-il pas ainsi?

– Parce que ce courant est rapide, madame, et que depuis trois mois, si nous l’avions suivi, nous aurions quelque côte en vue, – ce qui n’est pas.

– Où supposez-vous que nous nous trouvions alors? demanda la voyageuse.

– Mais sans doute, répondit Jasper Hobson, entre ce courant du Kamtchatka et le littoral, probablement dans une sorte de vaste remous qui doit exister sur la côte.

– Cela ne peut être, monsieur Hobson, répondit vivement Mrs. Paulina Barnett.

– Cela ne peut être? répéta le lieutenant. Et pour quelle raison, madame?

– Parce que l’île Victoria, prise dans un remous, et, par conséquent, sans direction fixe, eût certainement obéi à un mouvement de rotation quelconque. Or, puisque son orientation n’a pas changé depuis trois mois, c’est que cela n’est pas.

– Vous avez raison, madame, répondit Jasper Hobson. Vous comprenez parfaitement ces choses et je n’ai rien à répondre à votre observation, – à moins toutefois qu’il n’existe quelque courant inconnu qui ne soit point encore porté sur cette carte. Vraiment, cette incertitude est affreuse. Je voudrais être à demain pour être définitivement fixé sur la situation de l’île.

– Demain arrivera», répondit Madge.

Il n’y avait donc plus qu’à attendre. On se sépara. Chacun reprit ses occupations habituelles. Le sergent Long prévint ses compagnons que le départ pour le fort Reliance, fixé au lendemain, n’aurait pas lieu. Il leur donna pour raison que, toute réflexion faite, la saison était trop avancée pour permettre d’atteindre la factorerie avant les grands froids, que l’astronome se décidait à subir un nouvel hivernage, afin de compléter ses observations météorologiques, que le ravitaillement du fort Espérance n’était pas indispensable, etc., – toutes choses dont ces braves gens se préoccupaient peu.

Une recommandation spéciale fut faite aux chasseurs par le lieutenant Hobson, la recommandation d’épargner désormais les animaux à fourrures, dont il n’avait que faire, mais de se rabattre sur le gibier comestible, afin de renouveler les réserves de la factorerie. Il leur défendit aussi de s’éloigner du fort de plus de deux milles, ne voulant pas que Marbre, Sabine ou autres chasseurs se trouvassent inopinément en face d’un horizon de mer, là où se développait, il y a quelques mois, l’isthme qui réunissait la presqu’île Victoria au continent américain. Cette disparition de l’étroite langue de terre eût, en effet, dévoilé la situation.

Cette journée parut interminable au lieutenant Hobson. Il retourna plusieurs fois au sommet du cap Bathurst, seul ou accompagné de Mrs. Paulina Barnett. La voyageuse, âme vigoureusement trempée, ne s’effrayait aucunement. L’avenir ne lui paraissait pas redoutable. Elle plaisanta même en disant à Jasper Hobson que cette île errante, qui les portait alors, était peut-être le vrai véhicule pour aller au pôle Nord! Avec un courant favorable, pourquoi n’atteindrait-on pas cet inaccessible point du globe?

Le lieutenant Hobson hochait la tête en écoutant sa compagne développer cette théorie, mais ses yeux ne quittaient point l’horizon et cherchaient si quelque terre, connue ou inconnue, n’apparaîtrait pas au loin. Mais le ciel et l’eau se confondaient inséparablement sur une ligne circulaire dont rien ne troublait la netteté, – ce qui confirmait Jasper Hobson dans cette pensée que l’île Victoria dérivait plutôt vers l’ouest qu’en toute autre direction.

«Monsieur Hobson, lui demanda Mrs. Paulina Barnett, est-ce que vous n’avez pas l’intention de faire le tour de notre île, et cela le plus tôt possible?

– Si vraiment, madame, répondit le lieutenant Hobson. Dès que j’aurai relevé sa situation, je compte en reconnaître la forme et l’étendue. C’est une mesure indispensable pour apprécier dans l’avenir les modifications qui se produiraient. Mais il y a toute apparence qu’elle s’est rompue à l’isthme même, et que, par conséquent, la presqu’île tout entière s’est transformée en île par cette rupture.

– Singulière destinée que la nôtre, monsieur Hobson! reprit Mrs. Paulina Barnett. D’autres reviennent de leurs voyages, après avoir ajouté quelques nouvelles terres au contingent géographique! Nous, au contraire, nous l’aurons amoindri, en rayant de la carte cette prétendue presqu’île Victoria!»

Le lendemain, 18 juillet, à dix heures du matin, par un ciel pur, Jasper Hobson prit une bonne hauteur du soleil. Puis, chiffrant ce résultat et celui de l’observation de la veille, il détermina mathématiquement la longitude du lieu.

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Pendant l’opération, l’astronome n’avait pas même paru. Il boudait dans sa chambre, – comme un grand enfant qu’il était, d’ailleurs, en dehors de la vie scientifique.

L’île se trouvait alors par 157° 37’ de longitude, à l’ouest du méridien de Greenwich.

La latitude obtenue la veille, au midi qui suivit l’éclipse, était, on le sait, de 73° 7’ 20”.

Le point fut reporté sur la carte, en présence de Mrs. Paulina Barnett et du sergent Long.

Il y eut là un moment d’extrême anxiété, et voici quel fut le résultat du pointage.

En ce moment, l’île errante se trouvait reportée dans l’ouest, ainsi que l’avait prévu le lieutenant Hobson, mais un courant non marqué sur la carte, un courant inconnu des hydrographes de ces côtes, l’entraînait évidemment vers le détroit de Behring. Tous les dangers pressentis par Jasper Hobson étaient donc à craindre, si, avant l’hiver, l’île Victoria n’était pas ramenée au littoral.

«Mais à quelle distance exacte sommes-nous du continent américain? demanda la voyageuse. Voilà, pour l’instant, quelle est la question intéressante.»

Jasper Hobson prit son compas et mesura avec soin la plus étroite portion de mer, laissée sur la carte entre le littoral et le 73ème parallèle.

«Nous sommes actuellement à plus de deux cent cinquante milles de cette extrémité nord de l’Amérique russe, formée par la pointe Barrow, répondit-il.

– Il faudrait savoir alors de combien de milles l’île a dérivé depuis la position occupée autrefois par le cap Bathurst? demanda le sergent Long.

– De sept cents milles au moins, répondit Jasper Hobson, après avoir à nouveau consulté la carte.

– Et à quelle époque, à peu près, peut-on admettre que la dérive ait commencé?

– Sans doute vers la fin d’avril, répondit le lieutenant Hobson. À cette époque, en effet, l’icefield s’est désagrégé, et les glaçons que le soleil ne fondait pas ont été entraînés vers le nord. On peut donc admettre que l’île Victoria, sollicitée par ce courant parallèle au littoral, dérive vers l’ouest depuis trois mois environ, ce qui donnerait une moyenne de neuf à dix milles par jour.

– Mais n’est-ce point une vitesse considérable? demanda Mrs. Paulina Barnett.

– Considérable en effet, répondit Jasper Hobson, et vous jugez jusqu’où nous pouvons être entraînés pendant les deux mois d’été qui laisseront libre encore cette portion de l’océan Arctique!»

Le lieutenant, Mrs. Paulina Barnett et le sergent Long demeurèrent silencieux pendant quelques instants. Leurs yeux ne quittaient pas la carte de ces régions polaires qui se défendent si obstinément contre les investigations de l’homme, et vers lesquelles ils se sentaient irrésistiblement emportés!

«Ainsi, dans cette situation, nous n’avons rien à faire, rien à tenter? demanda la voyageuse.

– Rien, madame, répondit le lieutenant Hobson, rien. Il faut attendre, il faut appeler de tous nos voeux cet hiver arctique, si généralement, si justement redouté des navigateurs, et qui seul peut nous sauver. L’hiver, c’est la glace, madame, et la glace, c’est notre ancre de salut, notre ancre de miséricorde, la seule qui puisse arrêter la marche de l’île errante.»

 

 

Chapitre III

Le tour de l’île

 

compter de ce jour, il fut décidé que le point serait fait, ainsi que cela se pratique à bord d’un navire, toutes les fois que l’état de l’atmosphère rendrait cette opération possible. Cette île Victoria, n’était-ce pas, désormais, un vaisseau désemparé, errant à l’aventure, sans voiles, sans gouvernail?

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Le lendemain, après le relèvement, Jasper Hobson constata que l’île, sans avoir changé sa direction en latitude, s’était encore portée de quelques milles plus à l’ouest. Ordre fut donné au charpentier Mac Nap de procéder à la construction d’une vaste embarcation. Jasper Hobson donna pour prétexte qu’il voulait, l’été prochain, opérer une reconnaissance du littoral jusqu’à l’Amérique russe. Le charpentier, sans en demander davantage, s’occupa donc de choisir ses bois, et il prit pour chantier la grève située au pied du cap Bathurst, de manière à pouvoir lancer facilement son bateau à la mer.

Ce jour-là même, le lieutenant Hobson aurait voulu mettre à exécution ce projet qu’il avait formé de reconnaître ce territoire sur lequel ses compagnons et lui étaient emprisonnés maintenant. Des changements considérables pouvaient se produire dans la configuration de cette île de glace, exposée à l’influence de la température variable des eaux, et il importait d’en déterminer la forme actuelle, sa superficie, et même son épaisseur en de certains endroits. La ligne de rupture, très vraisemblablement l’isthme, devait être examinée avec soin, et sur cette cassure neuve encore, peut-être distinguerait-on ces couches stratifiées de glace et de terre qui constituaient le sol de l’île.

Mais, ce jour-là, l’atmosphère s’embruma subitement, et une forte bourrasque, accompagnée de brumailles, se déclara dans l’après-dîner. Bientôt le ciel se chargea et la pluie tomba à torrents. Une grosse grêle crépita sur le toit de la maison, et même quelques coups d’un tonnerre éloigné se firent entendre, – phénomène qui a été rarement observé sous des latitudes aussi hautes.

Le lieutenant Hobson dut retarder son voyage, et attendre que le trouble des éléments se fût apaisé. Mais pendant les journées des 20, 21 et 22 juillet, l’état du ciel ne se modifia pas. La tempête fut violente, le ciel se chargea, et les lames battirent le littoral avec un fracas assourdissant. Des avalanches liquides heurtaient le cap Bathurst, et si violemment que l’on pouvait craindre pour sa solidité, désormais fort problématique, puisqu’il ne se composait que d’une agrégation de terre et de sable sans base assurée. Ils étaient à plaindre, les navires exposés en mer à ce terrible coup de vent! Mais l’île errante ne ressentait rien de ces agitations des eaux, et son énorme masse la rendait indifférente aux colères de l’Océan.

Pendant la nuit du 22 au 23 juillet, la tempête s’apaisa subitement. Une forte brise, venant du nord-est, chassa les dernières brumes accumulées sur l’horizon. Le baromètre avait remonté de quelques lignes, et les conditions atmosphériques parurent favorables au lieutenant Hobson pour entreprendre son voyage.

Mrs. Paulina Barnett et le sergent Long devaient l’accompagner dans cette reconnaissance. Il s’agissait d’une absence d’un à deux jours, qui ne pouvait étonner les habitants de la factorerie, et on se munit en conséquence d’une certaine quantité de viande sèche, de biscuit et de quelques flacons de brandevin, qui ne chargerait pas trop le havresac des explorateurs. Les jours étaient très longs alors, et le soleil n’abandonnait l’horizon que pendant quelques heures.

Aucune rencontre d’animal dangereux n’était probablement à craindre. Les ours, guidés par leur instinct, semblaient avoir abandonné l’île Victoria, alors qu’elle était encore presqu’île. Cependant, par précaution, Jasper Hobson, le sergent et Mrs. Paulina Barnett elle-même s’armèrent de fusils. En outre, le lieutenant et le sous-officier portaient la hachette et le couteau à neige, qui n’abandonnent jamais un voyageur des régions polaires.

Pendant l’absence du lieutenant Hobson et du sergent Long, le commandement du fort revenait hiérarchiquement au caporal Joliffe, c’est-à-dire à sa petite femme, et Jasper Hobson savait bien qu’il pouvait se fier à celle-ci. Quant à Thomas Black, on ne pouvait plus compter sur lui, pas même pour se joindre aux explorateurs. Toutefois, l’astronome promit de surveiller avec soin les parages du nord, pendant l’absence du lieutenant, et de noter les changements qui pourraient se produire, soit en mer, soit dans l’orientation de l’île.

Mrs. Paulina Barnett avait bien essayé de raisonner le pauvre savant, mais il ne voulut entendre à rien. Il se considérait, non sans raison, comme un mystifié de la nature, et il ne pardonnerait jamais à la nature une pareille mystification.

Après quelques bonnes poignées de main échangées en guise d’adieu, Mrs. Paulina Barnett et ses deux compagnons quittèrent la maison du fort, franchirent la poterne, et se dirigeant vers l’ouest, ils suivirent la courbe allongée formée par le littoral depuis le cap Bathurst jusqu’au cap Esquimau.

Il était huit heures du matin. Les obliques rayons du soleil animaient la côte, en la piquant de lueurs fauves. Les dernières houles de la mer tombaient peu à peu. Les oiseaux, dispersés par la tempête, ptarmigans, guillemots, puffins, pétrels, étaient revenus par milliers. Des bandes de canards se hâtaient de regagner les bords du lac Barnett, courant sans le savoir au-devant du pot-au-feu de Mrs. Joliffe. Quelques lièvres polaires, des martres, des rats musqués, des hermines, se levaient devant les voyageurs, et s’enfuyaient, mais sans trop de hâte. Les animaux se sentaient évidemment portés à rechercher la société de l’homme, par le pressentiment d’un danger commun.

«Ils savent bien que la mer les entoure, dit Jasper Hobson, et qu’ils ne peuvent plus quitter cette île!

– Ces rongeurs, lièvres ou autres, demanda Mrs. Paulina Barnett, n’ont-ils pas l’habitude, avant l’hiver, d’aller chercher au sud des climats plus doux?

– Oui, madame, répondit Jasper Hobson; mais, cette fois, à moins qu’ils ne puissent s’enfuir à travers les champs de glace, ils devront rester emprisonnés comme nous, et il est à craindre que, pendant l’hiver, la plupart ne meurent de froid ou de faim.

– J’aime à croire, dit le sergent Long, que ces bêtes-là nous rendront le service de nous alimenter, et il est fort heureux pour la colonie qu’elles n’aient point eu l’instinct de s’enfuir avant la rupture de l’isthme.

– Mais les oiseaux nous abandonneront sans doute? demanda Mrs. Paulina Barnett.

– Oui, madame, répondit Jasper Hobson. Tous ces échantillons de l’espèce volatile fuiront avec les premiers froids. Ils peuvent traverser, eux, de larges espaces sans se fatiguer, et, plus heureux que nous, ils sauront bien regagner la terre ferme.

– Eh bien, pourquoi ne nous serviraient-ils pas de messagers? répondit la voyageuse.

– C’est une idée, madame, et une excellente idée, dit le lieutenant Hobson. Rien ne nous empêchera de prendre quelques centaines de ces oiseaux et de leur attacher au cou un papier sur lequel sera mentionné le secret de notre situation. Déjà John Ross, en 1848, essaya, par un moyen analogue, de faire connaître la présence de ses navires, l’Entreprise et l’Investigator, dans les mers polaires, aux survivants de l’expédition Franklin. Il prit dans des pièges quelques centaines de renards blancs, il leur riva au cou un collier de cuivre sur lequel étaient gravées les mentions nécessaires, puis il les lâcha en toutes directions.

– Peut-être quelques-uns de ces messagers sont-ils tombés entre les mains des naufragés? dit Mrs. Paulina Barnett.

– Peut-être, répondit Jasper Hobson. En tout cas, je me rappelle qu’un de ces renards, vieux déjà, fut pris par le capitaine Hatteras pendant son voyage de découverte, et ce renard portait encore au cou un collier à demi usé et perdu au milieu de sa blanche fourrure. Quant à nous, ce que nous ne pouvons faire avec des quadrupèdes, nous le ferons avec des oiseaux!»

Tout en causant ainsi, en formant des projets pour l’avenir, les deux explorateurs et leur compagne suivaient le littoral de l’île. Ils n’y remarquèrent aucun changement. C’étaient toujours ces mêmes rivages, très accores, recouverts de terre et de sable, mais ces rivages ne présentaient aucune cassure nouvelle qui pût faire supposer que le périmètre de l’île se fût récemment modifié. Toutefois, il était à craindre que l’énorme glaçon, en traversant des courants plus chauds, ne s’usât par sa base et ne diminuât d’épaisseur, hypothèse qui inquiétait très justement Jasper Hobson.

À onze heures du matin, les explorateurs avaient franchi les huit milles qui séparaient le cap Bathurst du cap Esquimau. Ils retrouvèrent sur ce point les traces du campement qu’avait occupé la famille de Kalumah. Des maisons de neige, il ne restait naturellement plus rien; mais les cendres refroidies et les ossements de phoques attestaient encore le passage des Esquimaux.

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Mrs. Paulina Barnett, Jasper Hobson et le sergent Long firent halte en cet endroit, leur intention étant de passer les courtes heures de nuit à la baie des Morses, qu’ils comptaient atteindre quelques heures plus tard. Ils déjeunèrent, assis sur une légère extumescence du sol, recouverte d’une herbe maigre et rare. Devant leurs yeux se développait un bel horizon de mer, tracé avec une grande netteté. Ni une voile, ni un iceberg n’animait cet immense désert d’eau.

«Est-ce que vous seriez très surpris, monsieur Hobson, demanda Mrs. Paulina Barnett, si quelque bâtiment se montrait à nos yeux en ce moment?

– Très surpris, non, madame, répondit le lieutenant Hobson, mais je le serais agréablement, je l’avoue. Pendant la belle saison, il n’est pas rare que les baleiniers de Behring s’avancent jusqu’à cette latitude, surtout depuis que l’océan Arctique est devenu le vivier des cachalots et des baleines. Mais nous sommes au 23 juillet, et l’été est déjà bien avancé. Toute la flottille de pêche se trouve, sans doute, en ce moment dans le golfe Kotzebue, à l’entrée du détroit. Les baleiniers défient, et avec raison, des surprises de la mer Arctique. Ils redoutent les glaces et ont souci de ne point se laisser enfermer par elles. Or, précisément, ces icebergs, ces icestreams, cette banquise qu’ils craignent tant, ces glaces enfin, ce sont elles que nous appelons de tous nos voeux!

– Elles viendront, mon lieutenant, répondit le sergent Long, ayons patience, et avant deux mois les lames du large ne battront plus le cap Esquimau.

– Le cap Esquimau! dit en souriant Mrs. Paulina Barnett, mais ce nom, cette dénomination, ainsi que toutes celles que nous avons données aux anses et aux pointes de la presqu’île, sont peut-être un peu bien aventurés! Nous avons déjà perdu le port Barnett, la Paulina-river, qui sait si le cap Esquimau et la baie des Morses ne disparaîtront pas à leur tour?

– Ils disparaîtront aussi, madame, répondit Jasper Hobson, et, après eux, l’île Victoria tout entière, puisque rien ne la rattache plus au continent et qu’elle est fatalement condamnée à périr! Ce résultat est inévitable, et nous nous serons inutilement mis en frais de nomenclature géographique! Mais, en tout cas, nos dénominations n’avaient point encore été adoptées par la Société royale, et l’honorable Roderick Murchison1 n’aura aucun nom à effacer de ses cartes.

– Si, un seul! dit le sergent.

– Lequel? demanda Jasper Hobson.

– Le cap Bathurst, répondit le sergent.

– En effet, vous avez raison, le cap Bathurst est maintenant à rayer de la cartographie polaire!»

Deux heures de repos avaient suffi aux explorateurs. À une heure après midi, ils se disposèrent à continuer leur voyage.

Au moment de partir, Jasper Hobson, du haut du cap Esquimau, porta un dernier regard sur la mer environnante. Puis, n’ayant rien vu qui pût solliciter son attention, il redescendit et rejoignit Mrs. Paulina Barnett, qui l’attendait près du sergent.

«Madame, lui demanda-t-il, vous n’avez point oublié la famille d’indigènes que nous rencontrâmes ici même, quelque temps avant la fin de l’hiver?

– Non, monsieur Hobson, répondit la voyageuse, et j’ai conservé de cette bonne petite Kalumah un excellent souvenir. Elle a même promis de venir nous revoir au fort Espérance, promesse qu’il lui sera maintenant impossible de remplir. Mais à quel propos me faites-vous cette question?

– Parce que je me rappelle un fait, madame, un fait auquel je n’ai pas attaché assez d’importance alors, et qui me revient maintenant à l’esprit.

– Et lequel?

– Vous souvenez-vous de cette sorte d’étonnement inquiet que ces Esquimaux manifestèrent en voyant que nous avions fondé une factorerie au pied du cap Bathurst?

– Parfaitement, monsieur Hobson.

– Vous rappelez-vous aussi que j’ai insisté à cet égard pour comprendre, pour deviner la pensée de ces indigènes, mais que je n’ai pu y parvenir?

– En effet.

– Eh bien, maintenant, dit le lieutenant Hobson, je m’explique leurs hochements de tête. Ces Esquimaux, par tradition, par expérience, enfin par une raison quelconque, connaissaient la nature et l’origine de la presqu’île Victoria. Ils savaient que nous n’avions pas bâti sur un terrain solide. Mais, sans doute, les choses étant ainsi depuis des siècles, ils n’ont pas cru le danger imminent, et c’est pourquoi ils ne se sont pas expliqués d’une façon plus catégorique.

– Cela doit être, monsieur Hobson, répondit Mrs. Paulina Barnett, mais très certainement Kalumah ignorait ce que soupçonnaient ses compagnons, car, si elle l’avait su, la pauvre enfant n’aurait pas hésité à nous l’apprendre.»

Sur ce point, le lieutenant Hobson partagea l’opinion de Mrs. Paulina Barnett.

«Il faut avouer que c’est une bien grande fatalité, dit alors le sergent, que nous soyons venus nous installer sur cette presqu’île, précisément à l’époque où elle allait se détacher du continent pour courir les mers! Car enfin, mon lieutenant, il y avait longtemps, bien longtemps que les choses étaient en cet état! Des siècles peut-être!

– Vous pouvez dire des milliers et des milliers d’années, sergent Long, répondit Jasper Hobson. Songez donc que la terre végétale que nous foulons en ce moment a été apportée par les vents parcelle par parcelle, que ce sable a volé jusqu’ici grain à grain! Pensez au temps qu’il a fallu à ces semences de sapins, de bouleaux, d’arbousiers pour se multiplier, pour devenir des arbrisseaux et des arbres! Peut-être ce glaçon qui nous porte était-il formé et soudé au continent avant même l’apparition de l’homme sur la terre!

– Eh bien, s’écria le sergent Long, il aurait bien dû attendre encore quelques siècles avant de s’en aller à la dérive, ce glaçon capricieux! Cela nous eût épargné bien des inquiétudes et, peut-être, bien des dangers!»

Cette très juste réflexion du sergent Long termina la conversation, et on se remit en route.

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Depuis le cap Esquimau jusqu’à la baie des Morses, la côte courait à peu près nord et sud, suivant la projection du 127ème méridien. En arrièrmuraile, on apercevait, à une distance de quatre à cinq milles, l’extrémité pointue du lagon, qui réverbérait les rayons du soleil, et un peu au-delà, les dernières rampes boisées dont la verdure encadrait ses eaux. Quelques aigles-siffleurs passaient dans l’air avec de grands battements d’aile. De nombreux animaux à fourrures, des martres, des visons, des hermines, tapis derrière quelques excroissances sablonneuses ou cachés entre les maigres buissons d’arbousiers et de saules, regardaient les voyageurs. Ils semblaient comprendre qu’ils n’avaient aucun coup de fusil à redouter. Jasper Hobson entrevit aussi quelques castors, errant à l’aventure et fort désorientés, sans doute, depuis la disparition de la petite rivière. Sans huttes pour s’abriter, sans cours d’eau pour y construire leur village, ils étaient destinés à périr par le froid, dès que les grandes gelées se feraient sentir. Le sergent Long reconnut également une bande de loups qui couraient à travers la plaine.

On pouvait donc croire que tous les animaux de la ménagerie polaire étaient emprisonnés sur l’île flottante, et que les carnassiers, lorsque l’hiver les aurait affamés – puisqu’il leur était interdit d’aller chercher leur nourriture sous un climat plus doux –, deviendraient évidemment redoutables pour les hôtes du fort Espérance.

Seuls – et il ne fallait pas s’en plaindre –, les ours blancs semblaient manquer à la faune de l’île. Toutefois, le sergent crut apercevoir confusément, à travers un bouquet de bouleaux, une masse blanche, énorme, qui se mouvait lentement; mais, après un examen plus rigoureux, il fut porté à croire qu’il s’était trompé.

Cette partie du littoral, qui confinait à la baie des Morses, était généralement peu élevée au-dessus du niveau de la mer. Quelques portions même affleuraient la nappe liquide, et les dernières ondulations des lames couraient en écumant à leur surface, comme si elles se fussent développées sur une grève. Il était à craindre qu’en cette partie de l’île, le sol ne se fût abaissé depuis quelque temps seulement, mais les points de contrôle manquaient et ne permettaient pas de reconnaître cette modification et d’en déterminer l’importance. Jasper Hobson regretta de n’avoir pas, avant son départ, établi des repères aux environs du cap Bathurst, qui lui eussent permis de noter les divers abaissements et affaissements du littoral. Il se promit de prendre cette précaution à son retour.

Cette exploration, on le comprend, ne permettait, ni au lieutenant, ni au sergent, ni à la voyageuse, de marcher rapidement. Souvent on s’arrêtait, on examinait le sol, on recherchait si quelque fracture ne menaçait pas de se produire sur le rivage, et parfois les explorateurs durent se porter jusqu’à un demi-mille à l’intérieur de l’île. En de certains points, le sergent prit la précaution de planter des branches de saule ou de bouleau, qui devaient servir de jalons pour l’avenir, surtout en ces portions plus profondément affouillées, et dont la solidité semblait problématique. Il serait, dès lors, aisé de reconnaître les changements qui pourraient se produire.

Cependant on avançait, et, vers trois heures après midi, la baie des Morses ne se trouvait plus qu’à trois milles dans le sud. Jasper Hobson put déjà faire observer à Mrs. Paulina Barnett la modification apportée par la rupture de l’isthme, modification très importante, en effet.

Autrefois, l’horizon, dans le sud-ouest, était barré par une très longue ligne de côtes, légèrement arrondie, formant le littoral de la vaste baie Liverpool. Maintenant, c’était une ligne d’eau qui fermait cet horizon. Le continent avait disparu. L’île Victoria se terminait là par un angle brusque, à l’endroit même où la fracture avait dû se faire. On sentait que, cet angle tourné, l’immense mer apparaîtrait aux regards, baignant la partie méridionale de l’île sur toute cette ligne, solide autrefois, qui s’étendait de la baie des Morses à la baie Washburn.

Mrs. Paulina Barnett ne considéra pas ce nouvel aspect sans une certaine émotion. Elle s’attendait à cela, et pourtant son coeur battit fort. Elle cherchait des yeux ce continent qui manquait à l’horizon, ce continent qui maintenant restait à plus de deux cents milles en arrière, et elle sentit bien qu’elle ne foulait plus du pied la terre américaine. Pour tous ceux qui ont l’âme sensible, il est inutile d’insister sur ce point, et on doit dire que Jasper Hobson et le sergent lui-même partagèrent l’émotion de leur compagne.

Tous pressèrent le pas, afin d’atteindre l’angle brusque qui fermait encore le sud. Le sol remontait un peu sur cette portion de littoral. La couche de terre et de sable était plus épaisse, ce qui s’expliquait par la proximité de cette partie du vrai continent qui autrefois jouxtait l’île et ne faisait qu’un même territoire avec elle. L’épaisseur de la croûte glacée et de la couche de terre à cette jonction, probablement accrue à chaque siècle, démontrait pourquoi l’isthme avait dû résister, tant qu’un phénomène géologique n’en avait pas provoqué la rupture. Le tremblement de terre du 8 janvier n’avait agité que le continent américain, mais la secousse avait suffi à casser la presqu’île, livrée désormais à tous les caprices de l’Océan.

Enfin, à quatre heures, l’angle fut atteint. La baie des Morses, formée par une échancrure de la terre ferme, n’existait plus. Elle était restée attachée au continent.

«Par ma foi, madame, dit gravement le sergent Long à la voyageuse, il est heureux pour vous que nous ne lui ayons pas donné le nom de baie Paulina Barnett!

– En effet, répondit Mrs. Paulina Barnett, et je commence à croire que je suis une triste marraine en nomenclature géographique!»

 

 

Chapitre IV

Un campement de nuit.

 

insi, Jasper Hobson ne s’était pas trompé sur la question du point de rupture. C’était l’isthme qui avait cédé aux secousses du tremblement de terre. Aucune trace du continent américain, plus de falaises, plus de volcans dans l’ouest de l’île. La mer partout.

L’angle, formé au sud-ouest de l’île par le détachement du glaçon, dessinait maintenant un cap assez aigu qui, rongé par les eaux plus chaudes, exposé à tous les chocs, ne pouvait évidemment échapper à une destruction prochaine.

Les explorateurs reprirent donc leur marche, en prolongeant la ligne rompue qui, presque droite, courait à peu près ouest et est. La cassure était nette, comme si elle eût été produite par un instrument tranchant. On pouvait, en de certains endroits, observer la disposition du sol. Cette berge, mi-partie glace, mi-partie terre et sable, émergeait d’une dizaine de pieds. Elle était absolument accore, sans talus, et quelques portions, quelques tranches plus fraîches, attestaient des éboulements récents. Le sergent Long signala même deux ou trois petits glaçons détachés de la rive, qui achevaient de se dissoudre au large. On sentait que, dans ses mouvements de ressac, l’eau plus chaude rongeait plus facilement cette lisière nouvelle, que le temps n’avait pas encore revêtu, comme le reste du littoral, d’une sorte de mortier de neige et de sable. Aussi, cet état de choses était-il rien moins que rassurant.

Mrs. Paulina Barnett, le lieutenant Hobson et le sergent Long, avant de prendre du repos, voulurent achever l’examen de cette arête méridionale de l’île. Le soleil, suivant un arc très allongé, ne devait pas se coucher avant onze heures du soir, et par conséquent, le jour ne manquait pas. Le disque brillant se traînait avec lenteur sur l’horizon de l’ouest, et ses obliques rayons projetaient démesurément devant leurs pas les ombres des explorateurs. À de certains instants, la conversation de ceux-ci s’animait, puis, pendant de longs intervalles, ils restaient silencieux, interrogeant la mer, songeant à l’avenir.

L’intention de Jasper Hobson était de camper, pendant la nuit, à la baie Washburn. Rendu à ce point, il aurait fait environ dix-huit milles, c’est-à-dire, si ses hypothèses étaient justes, la moitié de son voyage circulaire. Puis, après quelques heures de repos, quand sa compagne serait remise de ses fatigues, il comptait reprendre, par le rivage occidental, la route du fort Espérance.

Aucun incident ne marqua cette exploration du nouveau littoral, compris entre la baie des Morses et la baie Washburn. À sept heures du soir, Jasper Hobson était arrivé au lieu de campement dont il avait fait choix. De ce côté, même modification. De la baie Washburn, il ne restait plus que la courbe allongée, formée par la côte de l’île, et qui, autrefois, la délimitait au nord. Elle s’étendait sans altération jusqu’à ce cap qu’on avait nommé cap Michel, et sur une longueur de sept milles. Cette portion de l’île ne semblait avoir souffert aucunement de la rupture de l’isthme. Les taillis de pins et de bouleaux, qui se massaient un peu en arrière, étaient feuillus et verdoyants à cette époque de l’année. On voyait encore une assez grande quantité d’animaux à fourrures bondir à travers la plaine.

Mrs. Paulina Barnett et ses deux compagnons de route s’arrêtèrent en cet endroit. Si leurs regards étaient bornés au nord, du moins, dans le sud, pouvaient-ils embrasser une moitié de l’horizon. Le soleil traçait un arc tellement ouvert que ses rayons, arrêtés par le relief du sol plus accusé vers l’ouest, n’arrivaient plus jusqu’aux rivages de la baie Washburn. Mais ce n’était pas encore la nuit, pas même le crépuscule, puisque l’astre radieux n’avait pas disparu.

«Mon lieutenant, dit alors le sergent Long du ton le plus sérieux du monde, si, par miracle, une cloche venait à sonner en ce moment, que croyez-vous qu’elle sonnerait?

– L’heure du souper, sergent, répondit Jasper Hobson. Je pense, madame, que vous êtes de mon avis?

– Entièrement, répondit la voyageuse, et puisque nous n’avons qu’à nous asseoir pour être attablés, asseyons-nous. Voici un tapis de mousse, – un peu usé, il faut bien le dire, – mais que la Providence semble avoir étendu pour nous.»

Le sac aux provisions fut ouvert. De la viande sèche, un pâté de lièvres, tiré de l’officine de Mrs. Joliffe, quelque peu de biscuit, formèrent le menu du souper.

Ce repas terminé un quart d’heure après, Jasper Hobson retourna vers l’angle sud-est de l’île, pendant que Mrs. Paulina Barnett demeurait assise au pied d’un maigre sapin à demi ébranché, et que le sergent Long préparait le campement pour la nuit.

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Le lieutenant Hobson voulait examiner la structure du glaçon qui formait l’île, et reconnaître, s’il était possible, son mode de fondation. Une petite berge, produite par un éboulement, lui permit de descendre jusqu’au niveau de la mer, et, de là, il put observer la muraille accore qui formait le littoral.

En cet endroit, le sol s’élevait de trois pieds à peine au-dessus de l’eau. Il se composait, à sa partie supérieure, d’une assez mince couche de terre et de sable, mélangée d’une poussière de coquillages. Sa partie inférieure consistait en une glace compacte, très dure et comme métallisée, qui supportait ainsi l’humus de l’île.

Cette couche de glace ne dépassait que d’un pied seulement le niveau de la mer. On voyait nettement, sur cette coupure nouvellement faite, les stratifications qui divisaient uniformément l’icefield. Ces nappes horizontales semblaient indiquer que les gelées successives qui les avaient faites s’étaient produites dans des eaux relativement tranquilles.

On sait que la congélation s’opère par la partie supérieure des liquides; puis, si le froid persévère, l’épaisseur de la carapace solide s’accroît en allant de haut en bas. Du moins, il en est ainsi pour les eaux tranquilles. Au contraire, pour les eaux courantes, on a reconnu qu’il se formait des glaces de fond, lesquelles montaient ensuite à la surface.

Mais, pour ce glaçon, base de l’île Victoria, il n’était pas douteux que, sur le rivage du continent américain, il ne se fût constitué en eaux calmes. Sa congélation s’était évidemment faite par sa partie supérieure, et, en bonne logique, on devait nécessairement admettre que le dégel s’opérerait par sa surface inférieure. Le glaçon diminuerait d’épaisseur, quand il serait dissous par des eaux plus chaudes, et alors le niveau général de l’île s’abaisserait d’autant par rapport à la surface de la mer.

C’était là le grand danger.

Jasper Hobson, on vient de le dire, avait observé que la couche solidifiée de l’île, le glaçon proprement dit, ne s’élevait que d’un pied environ au-dessus du niveau de la mer. Or, on sait que tout au plus les quatre cinquièmes d’une glace flottante sont immergés. Un icefield, un iceberg, pour un pied qu’ils ont au-dessus de l’eau, en ont quatre au-dessous. Cependant, il faut dire que, suivant leur mode de formation ou leur origine, la densité, ou, si l’on veut, le poids spécifique des glaces flottantes est variable. Celles qui proviennent de l’eau de mer, poreuses, opaques, teintes de bleu ou de vert, suivant les rayons lumineux qui les traversent, sont plus légères que les glaces formées d’eau douce. Leur surface saillante s’élève donc un peu plus au-dessus du niveau océanique. Or, il était certain que la base de l’île Victoria était un glaçon d’eau de mer. Donc, tout considéré, Jasper Hobson fut amené à conclure, en tenant compte du poids de la couche minérale et végétale qui recouvrait le glaçon, que son épaisseur au-dessous du niveau de la mer devait être de quatre à cinq pieds environ. Quant aux divers reliefs de l’île, aux éminences, aux extumescences du sol, ils n’affectaient évidemment que sa surface terreuse et sableuse, et on devait admettre que, d’une façon générale, l’île errante n’était pas immergée de plus de cinq pieds.

Cette observation rendit Jasper Hobson fort soucieux. Cinq pieds seulement! Mais, sans compter les causes de dissolution auxquelles cet icefield pouvait être soumis, le moindre choc n’amènerait-il pas une rupture à sa surface? Une violente agitation des eaux, provoquée par une tempête, par un coup de vent, ne pouvait-elle entraîner la dislocation du champ de glaces, sa rupture en glaçons et bientôt sa décomposition complète? Ah! l’hiver, le froid, la colonne mercurielle gelée dans sa cuvette de verre, voilà ce que le lieutenant Hobson appelait de tous ses voeux! Seul, le terrible froid des contrées polaires, le froid d’un hiver arctique, pourrait consolider, épaissir la base de l’île, en même temps qu’il établirait une voie de communication entre elle et le continent.

Le lieutenant Hobson revint au lieu de halte. Le sergent Long s’occupait d’organiser la couchée, car il n’avait pas l’intention de passer la nuit à la belle étoile, ce à quoi la voyageuse se fût pourtant résignée. Il fit connaître à Jasper Hobson son intention de creuser dans le sol une maison de glace, assez large pour contenir trois personnes, sorte de «snow-house», qui les préserverait fort bien du froid de la nuit.

«Dans le pays des Esquimaux, dit-il, rien de plus sage que de se conduire en Esquimau.»

Jasper Hobson approuva, mais il recommanda à son sergent de ne pas trop profondément fouiller dans le sol de glace, qui ne devait pas mesurer plus de cinq pieds d’épaisseur.

Le sergent Long se mit à la besogne. Sa hachette et son couteau à neige aidant, il eut bientôt déblayé la terre et creusé une sorte de couloir en pente douce qui aboutissait directement à la carapace glacée. Puis il s’attaqua à cette masse friable, que le sable et la terre recouvraient depuis de longs siècles.

Il ne fallait pas plus d’une heure pour creuser cette retraite souterraine, ou plutôt ce terrier à parois de glace, très propre à conserver la chaleur, et, par conséquent, d’une habitabilité suffisante pour quelques heures de nuit.

Tandis que le sergent Long travaillait comme un termite, le lieutenant Hobson, ayant rejoint sa compagne, lui communiquait le résultat de ses observations sur la constitution physique de l’île Victoria. Il ne lui cacha pas les craintes sérieuses que cet examen laissait dans son esprit. Le peu d’épaisseur du glaçon, suivant lui, devait provoquer avant peu des failles à sa surface, puis des ruptures impossibles à prévoir, et par conséquent impossibles à empêcher. L’île errante pouvait, à chaque instant, ou s’immerger peu à peu par changement de pesanteur spécifique, ou se diviser en îlots plus ou moins nombreux dont la durée serait nécessairement éphémère. Sa conclusion fut, qu’autant que possible, les hôtes du fort Espérance ne devaient pas s’éloigner de la factorerie et rester réunis sur le même point afin de partager ensemble les mêmes chances.

Jasper Hobson en était là de sa conversation, quand des cris se firent entendre.

Mrs. Paulina Barnett et lui se levèrent aussitôt. Ils regardèrent autour d’eux, vers le taillis, sur la plaine, en mer.

Personne.

Cependant, les cris redoublaient.

«Le sergent! le sergent!» dit Jasper Hobson.

Et, suivi de Mrs. Paulina Barnett, il se précipita vers le campement.

À peine fut-il arrivé à l’ouverture béante de la maison de neige, qu’il aperçut le sergent Long, cramponné des deux mains à son couteau qu’il avait enfoncé dans la paroi de glace, et appelant, d’ailleurs, d’une voix forte, mais avec le plus grand sang-froid.

On ne voyait plus que la tête et les bras du sergent. Pendant qu’il creusait, le sol glacé avait soudain manqué sous lui, et il avait été plongé dans l’eau jusqu’à la ceinture.

Jasper Hobson se contenta de dire:

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«Tenez bon!»

Et, se couchant sur l’entaille, il arriva au bord du trou. Puis il tendit la main au sergent qui, sûr de ce point d’appui, parvint à sortir de l’excavation.

«Mon Dieu, sergent Long! s’écria Mrs. Paulina Barnett, que vous est-il donc arrivé?

– Il m’est arrivé, madame, répondit Long, en se secouant comme un barbet mouillé, que ce sol de glace a cédé sous moi et que j’ai pris un bain forcé.

– Mais, demanda Jasper Hobson, vous n’avez donc pas tenu compte de ma recommandation de ne pas creuser trop profondément au-dessous de la couche de terre?

– Faites excuse, mon lieutenant. Vous pouvez voir que c’est à peine si j’ai entamé de quinze pouces le sol de glace. Seulement, il faut croire qu’il existait en dessous une boursouflure, qu’il y avait là comme une sorte de caverne. La glace ne reposait pas sur l’eau, et je suis passé comme au travers d’un plafond qui se fend. Si je n’avais pu m’accrocher à mon couteau, je m’en allais tout bêtement sous l’île, et c’eût été fâcheux, n’est-il pas vrai, madame?

– Très fâcheux, brave sergent!» répondit la voyageuse, en tendant la main au digne homme.

L’explication donnée par le sergent Long était exacte. En cet endroit, par une raison quelconque, sans doute par suite d’un emmagasinage d’air, la glace avait formé voûte au-dessus de l’eau, et, par conséquent, sa paroi peu épaisse, amincie encore par le couteau à neige, n’avait pas tardé à se rompre sous le poids du sergent.

Cette disposition qui, sans doute, se reproduisait en mainte partie du champ de glace, n’était point rassurante. Où serait-on jamais certain de poser le pied sur un terrain solide? Le sol ne pouvait-il à chaque pas céder à la pression? Et quand on songeait que sous cette mince couche de terre et de glace se creusaient les gouffres de l’Océan, quel coeur ne se serait pas serré, si énergique qu’il fût!

Cependant le sergent Long, se préoccupant peu du bain qu’il venait de prendre, voulait reprendre en un autre endroit son travail de mineur. Mais, cette fois, Mrs. Paulina Barnett n’y voulut pas consentir. Une nuit à passer en plein air ne l’embarrassait pas. L’abri du taillis voisin lui suffirait aussi bien qu’à ses compagnons, et elle s’opposa absolument à ce que le sergent Long recommençât son opération. Celui-ci dut se résigner et obéir.

Le campement fut donc reporté à une centaine de pieds en arrière du littoral, sur une petite extumescence où poussaient quelques bouquets isolés de pins et de bouleaux, dont l’agglomération ne méritait certainement pas la qualification de taillis. Un feu pétillant de branches mortes fut allumé vers dix heures du soir, au moment où le soleil rasait les bords de cet horizon au-dessous duquel il n’allait disparaître que pendant quelques heures.

Le sergent Long eut là une belle occasion de sécher ses jambes, et il ne la manqua pas. Jasper Hobson et lui causèrent jusqu’au moment où le crépuscule remplaça la lumière du jour. Mrs. Paulina Barnett prenait de temps en temps part à la conversation et cherchait à distraire le lieutenant de ses idées un peu sombres. Cette belle nuit, très étoilée au zénith, comme toutes les nuits polaires, était propice d’ailleurs à un apaisement de l’esprit. Le vent murmurait à travers les sapins. La mer semblait dormir sur le littoral. Une houle très allongée gonflait à peine sa surface et venait expirer sans bruit à la lisière de l’île. Pas un cri d’oiseau dans l’air, pas un vagissement sur la plaine. Quelques crépitements des souches de sapins s’épanouissant en flammes résineuses, puis, à de certains intervalles, le murmure des voix qui s’envolaient dans l’espace, troublaient seuls, en le faisant paraître sublime, ce silence de la nuit.

«Qui pourrait croire, dit Mrs. Paulina Barnett, que nous sommes ainsi emportés à la surface de l’Océan! En vérité, monsieur Hobson, il me faut un certain effort pour me rendre à l’évidence, car cette mer nous paraît absolument immobile, et, cependant, elle nous entraîne avec une irrésistible puissance!

– Oui, madame, répondit Jasper Hobson, et j’avouerai que si le plancher de notre véhicule était solide, si la carène ne devait pas tôt ou tard manquer au bâtiment, si sa coque ne devait pas s’entrouvrir un jour ou l’autre, et enfin si je savais où il me mène, j’aurais quelque plaisir à flotter ainsi sur cet Océan.

– En effet, monsieur Hobson, reprit la voyageuse, est-il un mode de locomotion plus agréable que le nôtre? Nous ne nous sentons pas aller. Notre île a précisément la même vitesse que celle du courant qui l’emporte. N’est-ce pas le même phénomène que celui qui accompagne un ballon dans l’air? Puis, quel charme ce serait de voyager ainsi avec sa maison, son jardin, son parc, son pays lui-même! Une île errante, mais j’entends une véritable île, avec une base solide, insubmersible, ce serait véritablement le plus confortable et le plus merveilleux véhicule que l’on pût imaginer. On a fait des jardins suspendus, dit-on? Pourquoi, un jour, ne ferait-on pas des parcs flottants qui nous transporteraient à tous les points du monde? Leur grandeur les rendrait absolument insensibles à la houle. Ils n’auraient rien à craindre des tempêtes. Peut-être même, par les vents favorables, pourrait-on les diriger avec de grandes voiles tendues à la brise? Et puis, quels miracles de végétation surprendraient les regards des passagers, quand des zones tempérées ils seraient passés sous les zones tropicales! J’imagine même qu’avec d’habiles pilotes, bien instruits des courants, on saurait se maintenir sous des latitudes choisies et jouir à son gré d’un printemps éternel!»

Jasper Hobson ne pouvait que sourire aux rêveries de l’enthousiaste Paulina Barnett. L’audacieuse femme se laissait entraîner avec tant de grâce, elle ressemblait si bien à cette île Victoria qui marchait sans aucunement trahir sa marche! Certes, étant donnée la situation, on pouvait ne pas se plaindre de cette étrange façon de courir les mers, mais à la condition, toutefois, que l’île ne menaçât point à chaque instant de fondre et de s’effondrer dans l’abîme.

La nuit se passa. On dormit quelques heures. Au réveil, on déjeuna, et chacun trouva le déjeuner excellent. Des broussailles bien flambantes ranimèrent les jambes des dormeurs, un peu engourdis par le froid de la nuit.

À six heures du matin, Mrs. Paulina Barnett, Jasper Hobson et le sergent Long se remettaient en route.

La côte, depuis le cap Michel jusqu’à l’ancien port Barnett, se dirigeait presque en droite ligne du sud au nord, sur une longueur de onze milles environ. Elle n’offrait aucune particularité et ne semblait pas avoir souffert depuis la rupture de l’isthme. C’était une lisière généralement basse, peu ondulée. Le sergent Long, sur l’ordre du lieutenant, plaça quelques repères en arrière du littoral, qui permettraient plus tard d’en reconnaître les modifications.

Le lieutenant Hobson désirait, et pour cause, rallier le fort Espérance le soir même. De son côté, Mrs. Paulina Barnett avait hâte de revoir ses compagnons, ses amis, et, dans les conditions où ils se trouvaient, il ne fallait pas prolonger l’absence du chef de la factorerie.

On marcha donc vite, en coupant par une ligne oblique, et, à midi, on tournait le petit promontoire qui défendait autrefois le port Barnett contre les vents de l’est.

De ce point au fort Espérance il ne fallait plus compter qu’une huitaine de milles. Avant quatre heures du soir, ces huit milles étaient franchis, et le retour des explorateurs était salué par les hurrahs du caporal Joliffe.

 

 

Chapitre V

Du 25 juillet au 20 août

 

e premier soin de Jasper Hobson, en rentrant au fort, fut d’interroger Thomas Black sur l’état de la petite colonie. Aucun changement n’avait eu lieu depuis vingt-quatre heures. Mais l’île, ainsi que le démontra une observation subséquente, s’était abaissée d’un degré en latitude, c’est-à-dire qu’elle avait dérivé vers le sud, tout en gagnant dans l’ouest. Elle se trouvait alors à la hauteur du cap des Glaces, petite pointe de la Géorgie occidentale, et à deux cents milles de la côte américaine. La vitesse du courant, en ces parages, semblait être un peu moins forte que dans la partie orientale de la mer Arctique, mais l’île se déplaçait toujours, et, au grand ennui de Jasper Hobson, elle gagnait du côté du détroit de Behring. On n’était encore qu’au 24 juillet, et il suffisait d’un courant un peu rapide pour l’entraîner, en moins d’un mois, à travers le détroit et jusque dans les flots échauffés du Pacifique, où elle fondrait «comme un morceau de sucre dans un verre d’eau».

Mrs. Paulina Barnett fit connaître à Madge le résultat de son exploration autour de l’île; elle lui indiqua la disposition des couches stratifiées sur la partie rompue de l’isthme, l’épaisseur de l’icefield évaluée à cinq pieds au-dessous du niveau de la mer, l’incident du sergent Long et son bain involontaire, enfin toutes ces raisons qui pouvaient amener à chaque instant la rupture ou l’affaissement du glaçon.

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Cependant, l’idée d’une sécurité complète régnait dans la factorerie. Jamais la pensée ne fût venue à ces braves gens que le fort Espérance flottait sur un abîme, et que la vie de ses habitants était à chaque minute en danger. Ils étaient tous bien portants. Le temps était beau, le climat sain et vivifiant. Hommes et femmes rivalisaient de bonne humeur et de belle santé. Le bébé Michel venait à ravir; il commençait à faire de petits pas dans l’enceinte du fort, et le caporal Joliffe, qui en raffolait, voulait déjà lui apprendre le maniement du mousqueton et les premiers principes de l’école du soldat. Ah! si Mrs. Joliffe lui eût donné un pareil fils, quel guerrier il en eût fait! Mais l’intéressante famille Joliffe ne prospérait pas, et le ciel, jusqu’alors du moins, lui refusait une bénédiction qu’elle implorait chaque jour.

Quant aux soldats, ils ne manquaient pas de besogne. Mac Nap, le charpentier, et ses ouvriers, Petersen, Belcher, Garry, Pond, Hope, travaillaient avec ardeur à la construction du bateau, opération longue et difficile, qui devait durer plusieurs mois. Mais, comme cette embarcation ne pourrait être utilisée qu’à l’été prochain, après la débâcle des glaces, on ne négligea pas pour elle les travaux plus spécialement relatifs à la factorerie. Jasper Hobson laissait faire, comme si la durée du fort eût été assurée pour un temps illimité. Il persistait à tenir ses hommes dans l’ignorance de leur situation. Plusieurs fois, cette question assez grave avait été traitée par ce qu’on pourrait appeler «l’état-major» du fort Espérance. Mrs. Paulina Barnett et Madge ne partageaient pas absolument les idées du lieutenant à ce sujet. Il leur semblait que leurs compagnons, énergiques et résolus, n’étaient pas gens à désespérer, et qu’en tout cas, le coup serait certainement plus rude, lorsque les dangers de la situation se seraient tellement accrus qu’on ne pourrait plus les leur cacher. Mais, malgré la valeur de cet argument, Jasper Hobson ne se rendit pas, et on doit dire que, sur cette question, il fut soutenu par le sergent Long. Peut-être, après tout, avaient-ils raison tous deux, ayant pour eux l’expérience des choses et des hommes.

Aussi les travaux d’appropriation et de défense du fort furent-ils continués. L’enceinte palissadée, renforcée de nouveaux pieux et surélevée en maint endroit, forma une circonvallation très sérieusement défensive, Maître Mac Nap exécuta même un des projets qui lui tenaient le plus au coeur, et que son chef approuva. Aux angles qui formaient saillant sur le lac, il éleva deux petites poivrières aiguës qui complétaient l’oeuvre, et le caporal Joliffe soupirait après le moment où il irait y relever les sentinelles. Cela donnait à l’ensemble des constructions un aspect militaire qui le réjouissait.

La palissade entièrement achevée, Mac Nap, se rappelant les rigueurs du dernier hiver, construisit un nouveau hangar à bois sur le flanc même de la maison principale, à droite, de telle sorte qu’on pouvait communiquer avec ce hangar bien clos, par une porte intérieure, sans être obligé de s’aventurer au-dehors. De cette façon, le combustible serait toujours sous la main des consommateurs. Sur le flanc gauche, le charpentier bâtit, en retour, une vaste salle destinée au logement des soldats, de façon à débarrasser du lit de camp la salle commune. Cette salle fut uniquement consacrée, désormais, aux repas, aux jeux, au travail. Le nouveau logement, depuis lors, servit exclusivement d’habitation aux trois ménages qui furent établis dans des chambres particulières, et aux autres soldats de la colonie. Un magasin spécial, destiné aux fourrures, fut également élevé en arrière de la maison, près de la poudrière, ce qui laissa libre tout le grenier, dont les chevrons et les fermes furent assujettis au moyen de crampons de fer, de manière à défier toute agression.

Mac Nap avait aussi l’intention de construire une petite chapelle en bois. Cet édifice était compris dans les plans primitifs de Jasper Hobson et devait compléter l’ensemble de la factorerie. Mais son érection fut remise à la prochaine saison d’été.

Avec quel soin, quel zèle, quelle activité le lieutenant Hobson aurait autrefois suivi tous ces détails de son établissement! S’il eût bâti sur un terrain solide, avec quel plaisir il aurait vu ces maisons, ces hangars, ces magasins, s’élever autour de lui! Et ce projet, désormais inutile, qu’il avait formé de couronner le cap Bathurst par un ouvrage qui eût assuré la sécurité du fort Espérance! Le fort Espérance! Ce nom, maintenant, lui serrait le coeur! Le cap Bathurst avait pour jamais quitté le continent américain, et le fort Espérance se fût plus justement appelé le fort Sans-Espoir!

Ces divers travaux occupèrent la saison tout entière, et les bras ne chômèrent pas. La construction du bateau marchait régulièrement. D’après les plans de Mac Nap, il devait jauger une trentaine de tonneaux, et cette capacité serait suffisante pour qu’il pût, dans la belle saison, transporter une vingtaine de passagers pendant quelques centaines de milles. Le charpentier avait heureusement trouvé quelques bois courbes qui lui avaient permis d’établir les premiers couples de l’embarcation, et bientôt l’étrave et l’étambot, fixés à la quille, se dressèrent sur le chantier disposé au pied du cap Bathurst.

Tandis que les charpentiers maniaient la hache, la scie, l’herminette, les chasseurs faisaient la chasse au gibier domestique, rennes et lièvres polaires, qui abondaient aux environs de la factorerie. Le lieutenant avait, d’ailleurs, enjoint à Sabine et à Marbre de ne point s’éloigner, leur donnant pour raison que tant que l’établissement ne serait pas achevé, il ne voulait pas laisser aux alentours des traces qui pussent attirer quelque parti ennemi. La vérité est que Jasper Hobson ne voulait pas laisser soupçonner les changements survenus à la presqu’île.

Il arriva même un jour que Marbre, ayant demandé si le moment n’était pas venu d’aller à la baie des Morses et de recommencer la chasse aux amphibies, dont la graisse fournissait un excellent combustible, Jasper Hobson répondit vivement:

«Non, c’est inutile, Marbre!»

Le lieutenant Hobson savait bien que la baie des Morses était restée à plus de deux cents milles dans le sud et que les amphibies ne fréquentaient plus les rivages de l’île!

Il ne faudrait pas croire, on le répète, que Jasper Hobson considérât la situation comme désespérée. Loin de là, et plus d’une fois il s’en était franchement expliqué, soit avec Mrs. Paulina Barnett, soit avec le sergent Long. Il affirmait, de la façon la plus catégorique, que l’île résisterait jusqu’au moment où les froids de l’hiver viendraient à la fois épaissir sa couche de glace et l’arrêter dans sa marche.

En effet, après son voyage d’exploration, Jasper Hobson avait exactement relevé le périmètre de son nouveau domaine. L’île mesurait plus de quarante milles de tour,2 ce qui lui attribuait une superficie de cent quarante milles carrés au moins. Pour donner un terme de comparaison, l’île Victoria était un peu plus grande encore que l’île Sainte-Hélène. Son périmètre égalait à peu près celui de Paris, à la ligne des fortifications. Au cas même où elle se fût divisée en fragments, les fragments pouvaient encore conserver une grande étendue qui les aurait rendus habitables pendant quelque temps.

À Mrs. Paulina Barnett, qui s’étonnait qu’un champ de glace eût une telle superficie, le lieutenant Hobson répondait par les observations mêmes des navigateurs arctiques. Il n’était pas rare que Parry, Penny, Franklin, dans les traversées des mers polaires, eussent rencontré des icefields, longs de cent milles et larges de cinquante. Le capitaine Kellet abandonna même son navire sur un champ de glace qui ne mesurait pas moins de trois cents milles carrés. Qu’était, en comparaison, l’île Victoria?

Cependant, sa grandeur devait être suffisante pour qu’elle résistât jusqu’aux froids de l’hiver, avant que les courants d’eau plus chaude eussent dissous sa base. Jasper Hobson ne faisait aucun doute à cet égard, et, il faut le dire, il n’était désespéré que de voir tant de peines inutiles, tant d’efforts perdus, tant de plans détruits, et son rêve, si prêt à se réaliser, tout à vau-l’eau. On conçoit qu’il ne pût prendre aucun intérêt aux travaux actuels. Il laissait faire, voilà tout!

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Mrs. Paulina Barnett, elle, faisait, suivant l’expression usitée, contre fortune bon coeur. Elle encourageait le travail de ses compagnes et y participait même, comme si l’avenir lui eût appartenu. Ainsi, voyant avec quel intérêt Mrs. Joliffe s’occupait de ses semailles, elle l’aidait journellement par ses conseils. L’oseille et les chochléarias avaient fourni une belle récolte, et cela grâce au caporal, qui, avec le sérieux et la ténacité d’un mannequin, défendait les terrains ensemencés contre des milliers d’oiseaux de toutes sortes.

La domestication des rennes avait parfaitement réussi. Plusieurs femelles avaient mis bas, et le petit Michel fut même en partie nourri avec du lait de renne. Le total du troupeau s’élevait alors à une trentaine de têtes. On menait paître ces animaux sur les parties gazonneuses du cap Bathurst, et on faisait provision de l’herbe courte et sèche, qui tapissait les talus, pour les besoins de l’hiver. Ces rennes, déjà très familiarisés avec les gens du fort, très faciles d’ailleurs à domestiquer, ne s’éloignaient pas de l’enceinte, et quelques-uns avaient été employés au tirage des traîneaux pour le transport du bois.

En outre, un certain nombre de leurs congénères, qui erraient aux alentours de la factorerie, se laissèrent prendre au traquenard creusé à mi-chemin du fort et du port Barnett. On se rappelle que, l’année précédente, ce traquenard avait servi à la capture d’un ours gigantesque. Pendant cette saison, ce furent des rennes qui tombèrent fréquemment dans ce piège. La chair de ceux-ci fut salée, séchée et conservée pour l’alimentation future. On prit au moins une vingtaine de ces ruminants, que l’hiver devait bientôt ramener vers des régions moins élevées en latitude.

Mais, un jour, par suite de la conformation du sol, le traquenard fut mis hors d’usage, et, le 5 août, le chasseur Marbre, revenant de le visiter, aborda Jasper Hobson, en lui disant d’un ton assez singulier:

«Je reviens de faire ma visite quotidienne au traquenard, mon lieutenant.

– Eh bien, Marbre, répondit Jasper Hobson, j’espère que vous aurez été aussi heureux aujourd’hui qu’hier, et qu’un couple de rennes aura donné dans votre piège?

– Non, mon lieutenant… non… répondit Marbre avec un certain embarras.

– Quoi! votre traquenard n’a pas fourni son contingent habituel?

– Non, et si quelque bête était tombée dans notre fosse, elle s’y serait certainement noyée.

– Noyée! s’écria le lieutenant, en regardant le chasseur d’un oeil inquiet.

– Oui, mon lieutenant, répondit Marbre, qui observait attentivement son chef, la fosse est remplie d’eau.

– Bon, répondit Jasper Hobson, du ton d’un homme qui n’attachait aucune importance à ce fait, vous savez que cette fosse était en partie creusée dans la glace. Les parois auront fondu aux rayons du soleil, et alors…

– Je vous demande pardon de vous interrompre, mon lieutenant, répondit Marbre, mais cette eau ne peut aucunement provenir de la fusion de la glace.

– Pourquoi, Marbre?

– Parce que, si la glace l’avait produite, cette eau serait douce, comme vous me l’avez expliqué dans le temps, et qu’au contraire, l’eau qui remplit notre fosse est salée!»

Si maître de lui qu’il fût, Jasper Hobson pâlit légèrement et ne répondit rien.

«D’ailleurs, ajouta le chasseur, j’ai voulu sonder la fosse pour reconnaître la hauteur de l’eau, et, à ma grande surprise, je vous l’avoue, je n’ai point trouvé de fond.

– Eh bien, Marbre, que voulez-vous? répondit vivement Jasper Hobson, il n’y a pas là de quoi s’étonner. Quelque fracture du sol aura établi une communication entre le traquenard et la mer! Cela arrive quelquefois… même dans les terrains les plus solides! Ainsi, ne vous inquiétez pas, mon brave chasseur. Renoncez, pour le moment, à employer le traquenard, et contentez-vous de tendre des trappes aux environs du fort.»

Marbre porta la main à son front, en guise de salut, et, tournant sur ses talons, il quitta le lieutenant, non sans avoir jeté sur son chef un singulier regard.

Jasper Hobson demeura pensif pendant quelques instants. C’était une grave nouvelle que venait de lui apprendre le chasseur Marbre. Il était évident que le fond de la fosse, successivement aminci par les eaux plus chaudes, avait crevé, et que la surface de la mer formait maintenant le fond du traquenard.

Jasper Hobson alla trouver le sergent Long et lui fit connaître cet incident. Tous deux, sans être aperçus de leurs compagnons, se rendirent sur le rivage, au pied du cap Bathurst, à cet endroit du littoral où ils avaient établi des marques et des repères.

Ils les consultèrent.

Depuis leur dernière observation, le niveau de l’île flottante s’était abaissé de six pouces!

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«Nous nous enfonçons peu à peu! murmura le sergent Long. Le champ de glace s’use par-dessous!

– Oh! l’hiver! l’hiver!» s’écria Jasper Hobson, en frappant du pied ce sol maudit. Mais aucun symptôme n’annonçait encore l’approche de la saison froide. Le thermomètre se maintenait, en moyenne, à 59° Fahrenheit (15° centig. au-dessus de zéro), et pendant les quelques heures que durait la nuit, la colonne mercurielle s’abaissait à peine de trois à quatre degrés.

Les préparatifs du prochain hivernage furent continués avec beaucoup de zèle. On ne manquait de rien, et véritablement, bien que le fort Espérance n’eût pas été ravitaillé par le détachement du capitaine Craventy, on pouvait attendre en toute sécurité les longues heures de la nuit arctique. Seules, les munitions durent être ménagées. Quant aux spiritueux, dont on faisait d’ailleurs une consommation peu importante, et au biscuit, qui ne pouvait être remplacé, il en restait encore une réserve assez considérable. Mais la venaison fraîche et la viande conservée se renouvelaient sans cesse, et cette alimentation, abondante et saine, à laquelle se joignaient quelques plantes antiscorbutiques, maintenait en excellente santé tous les membres de la petite colonie.

D’importantes coupes de bois furent faites dans la futaie qui bordait la côte orientale du lac Barnett. Nombre de bouleaux, de pins et de sapins tombèrent sous la hache de Mac Nap, et ce furent les rennes domestiques qui charrièrent tout ce combustible au magasin. Le charpentier n’épargnait pas la petite forêt, tout en aménageant convenablement ses abatis. Il devait penser, d’ailleurs, que le bois ne manquerait pas sur cette île, qu’il regardait encore comme une presqu’île. En effet, toute la portion du territoire avoisinant le cap Michel était riche en essences diverses.

Aussi, maître Mac Nap s’extasiait-il souvent et félicitait-il son lieutenant d’avoir découvert ce territoire béni du ciel, sur lequel le nouvel établissement ne pouvait que prospérer. Du bois, du gibier, des animaux à fourrures qui s’empilaient d’eux-mêmes dans les magasins de la Compagnie! Un lagon pour pêcher, et dont les produits variaient agréablement l’ordinaire! De l’herbe pour les animaux, et «une double paie pour les gens», eût certainement ajouté le caporal Joliffe! N’était-il pas, ce cap Bathurst, un bout de terre privilégiée, dont on ne trouverait pas l’équivalent sur tout le domaine du continent arctique! Ah! certes, le lieutenant Hobson avait eu la main heureuse, et il fallait en remercier la Providence, car ce territoire devait être unique au monde.

Unique au monde! Honnête Mac Nap! Il ne savait pas si bien dire, ni quelles angoisses il éveillait dans le coeur de son lieutenant, quand il parlait ainsi!

On pense bien que, dans la petite colonie, la confection des vêtements d’hiver ne fut pas négligée. Mrs. Paulina Barnett et Madge, Mrs. Raë et Mac Nap, et Mrs. Joliffe, quand ses fourneaux lui laissaient quelque répit, travaillaient assidûment. La voyageuse savait qu’il faudrait quitter le fort, et, en prévision d’un long trajet sur les glaces, quand, en plein hiver, il s’agirait de regagner le continent américain, elle voulait que chacun fût solidement et chaudement vêtu. Ce serait un terrible froid à affronter pendant la longue nuit polaire, et à braver durant bien des jours, si l’île Victoria ne s’immobilisait qu’à une grande distance du littoral! Pour franchir ainsi des centaines de milles, dans ces conditions, il ne fallait négliger ni le vêtement, ni la chaussure. Aussi, Mrs. Paulina Barnett et Madge donnèrent-elles tous leurs soins aux confections. Comme on le pense bien, les fourrures, qu’il serait vraisemblablement impossible de sauver, furent employées sous toutes les formes. On les ajustait en double, de manière que le vêtement présentât le poil à l’intérieur comme à l’extérieur. Et il était certain que, le moment venu, ces dignes femmes de soldats et les soldats eux-mêmes, aussi bien que leurs officiers, seraient vêtus de pelleteries du plus haut prix, que leur eussent enviées les plus riches ladies ou les plus opulentes princesses russes. Sans doute, Mrs. Raë, Mrs. Mac Nap et Mrs. Joliffe s’étonnèrent un peu de l’emploi qui était fait des richesses de la Compagnie. Mais l’ordre du lieutenant Hobson était formel. D’ailleurs, les martres, les visons, les rats musqués, les castors, les renards même pullulaient sur le territoire, et les fourrures ainsi dépensées seraient remplacées facilement, quand on le voudrait, avec quelques coups de fusil ou de trappe. Au surplus, lorsque Mrs. Mac Nap vit le délicieux vêtement d’hermine que Madge avait confectionné pour son bébé, vraiment elle ne trouva plus la chose extraordinaire!

Ainsi s’écoulèrent les journées jusque dans la moitié du mois d’août. Le temps avait toujours été beau, le ciel quelquefois brumeux, mais le soleil avait vite fait de boire ces brumes.

Chaque jour, le lieutenant Jasper Hobson faisait le point, en ayant soin toutefois de s’éloigner du fort, afin de ne point éveiller les soupçons de ses compagnons par ces observations quotidiennes. Il visitait aussi les diverses parties de l’île, et, fort heureusement, il n’y remarqua aucune modification importante.

Au 16 août, l’île Victoria se trouvait, en longitude, par 167° 27’, et, en latitude, par 70° 49’. Elle s’était donc un peu reportée au sud depuis quelque temps, mais sans, pour cela, s’être rapprochée de la côte, qui, se recourbant, dans cette direction lui restait encore à plus de deux cents milles dans le sud-est.

Quant au chemin parcouru par l’île depuis la rupture de l’isthme ou plutôt depuis la dernière débâcle des glaces, on pouvait l’estimer déjà à onze ou douze cents milles vers l’ouest.

Mais qu’était-ce que ce parcours comparé à l’étendue de la mer immense? N’avait-on pas vu déjà des bâtiments dériver, sous l’action des courants, pendant des milliers de milles, tels que le navire anglais Resolute, le brick américain Advance, et enfin le Fox, qui, sur un espace de plusieurs degrés, furent emportés avec leurs champs de glace, jusqu’au moment où l’hiver les arrêta dans leur marche!

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1 Alors président de la Société.

2 Environ 52 kilomètres ou 13 lieues.