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Jules Verne

 

LE PAYS DES FOURRURES

 

(Chapitre XXI-XXIV)

 

 

illustré par Férat & de Beaurepaire

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre XXI

Où l’île se fait îlot

 

rois heures plus tard, les derniers morceaux de la banquise avaient déjà disparu au-dessous l’horizon. Cette disparition si rapide prouvait que, maintenant, l’île demeurait presque stationnaire. C’est que toute la force du courant résidait dans les couches basses, et non à la surface de la mer.

Du reste, le point fut fait à midi, et donna un relèvement exact. Vingt-quatre heures après, le nouveau point constatait que l’île Victoria ne s’était pas déplacée d’un mille!

Restait donc une chance de salut, une seule: c’est qu’un navire, quelque baleinier, passant en ces parages, recueillît les naufragés, soit qu’ils fussent encore sur l’île, soit que le radeau l’eût remplacée après sa dissolution.

L’île se trouvait alors par 54° 33’ de latitude et 177° 19’ de longitude, à plusieurs centaines de milles de la terre la plus rapprochée, c’est-à-dire des Aléoutiennes.

Le lieutenant Hobson, pendant cette journée, rassembla ses compagnons et leur demanda une dernière fois ce qu’il convenait de faire.

Tous furent du même avis: demeurer encore et toujours sur l’île tant qu’elle ne s’effondrerait pas, car sa grandeur la rendait insensible à l’état de la mer; puis, quand elle menacerait définitivement de se dissoudre, embarquer toute la petite colonie sur le radeau, et attendre!

Attendre!

Le radeau était alors achevé. Mac Nap y avait construit une vaste cabane, sorte de rouffle, dans lequel tout le personnel du fort pouvait se mettre à l’abri. Un mât avait été préparé, que l’on pourrait dresser en cas de besoin, et les voiles qui devaient servir au bateau étaient prêtes depuis longtemps. L’appareil était solide, et si le vent soufflait du bon côté, si la mer n’était pas trop mauvaise, peut-être cet assemblage de poutres et de planches sauverait-il la colonie tout entière.

«Rien, dit Mrs. Paulina Barnett, rien n’est impossible à celui qui dispose des vents et des flots!»

Jasper Hobson avait fait l’inventaire des vivres. La réserve était peu abondante, car les dégâts produits par l’avalanche l’avaient singulièrement diminuée, mais ruminants et rongeurs ne manquaient pas, et l’île, toute verdoyante de mousses et d’arbustes, les nourrissait sans peine. Il parut nécessaire d’augmenter les provisions de viande conservée, et les chasseurs tuèrent des rennes et des lièvres.

En somme, la santé des colons était bonne. Ils avaient peu souffert de ce dernier hiver, si modéré, et les épreuves morales n’avaient point encore entamé leur vigueur physique. Mais, il faut le dire, ils ne voyaient pas sans une extrême appréhension, sans de sinistres pressentiments, le moment où ils abandonneraient leur île Victoria, ou, pour parler plus exactement, le moment où cette île les abandonnerait eux-mêmes. Ils s’effrayaient à la pensée de flotter à la surface de cette immense mer, sur un plancher de bois qui serait soumis à tous les caprices de la houle. Même par les temps moyens, les lames y embarqueraient et rendraient la situation très pénible. Qu’on le remarque aussi, ces hommes n’étaient point des marins, des habitués de la mer, qui ne craignent pas de se fier à quelques planches, c’étaient des soldats, accoutumés aux solides territoires de la Compagnie. Leur île était fragile, elle ne reposait que sur un mince champ de glace, mais enfin, sur cette glace, il y avait de la terre, et, sur cette terre, une verdoyante végétation, des arbustes, des arbres; les animaux l’habitaient avec eux; elle était absolument indifférente à la mer, et on pouvait la croire immobile. Oui! ils l’aimaient cette île Victoria, sur laquelle ils vivaient depuis près de deux ans, cette île qu’ils avaient si souvent parcourue en toutes ses parties, qu’ils avaient ensemencée, et qui, en somme, avait résisté jusqu’alors à tant de cataclysmes! Oui! ils ne la quitteraient pas sans regret, et ils ne le feraient qu’au moment où elle leur manquerait sous les pieds.

Ces dispositions, le lieutenant Hobson les connaissait, et il les trouvait bien naturelles. Il savait avec quelle répugnance ses compagnons s’embarqueraient sur le radeau, mais les événements allaient se précipiter, et sur ces eaux chaudes, l’île ne pouvait tarder à se dissoudre. En effet, de graves symptômes apparurent, qu’on ne devait pas négliger.

Voici ce qu’était ce radeau. Carré, il mesurait trente pieds sur chaque face, ce qui lui donnait une superficie de mille pieds. Sa plate-forme s’élevait de deux pieds au-dessus de l’eau, et ses parois le défendaient tout autour contre les petites lames, mais il était bien évident qu’une houle un peu forte passerait par-dessus cette insuffisante barrière. Au milieu du radeau, le maître charpentier avait construit un véritable rouffle, qui pouvait contenir une vingtaine de personnes. Autour étaient établis de grands coffres destinés aux provisions et les pièces à eau, le tout solidement fixé à la plate-forme au moyen de chevilles de fer. Le mât, haut d’une trentaine de pieds, s’appuyait au rouffle, et était soutenu par des haubans qui se rattachaient aux coins de l’appareil. Ce mât devait porter une voile carrée, qui ne pouvait évidemment servir que vent arrière. Toute autre allure était nécessairement interdite à cet appareil nautique, auquel une sorte de gouvernail, très insuffisant sans doute, avait été adapté.

Tel était le radeau du maître charpentier, sur lequel devaient se réfugier vingt personnes, vingt et une en comptant le petit enfant de Mac Nap. Il flottait tranquillement sur les eaux du lagon, retenu au rivage par une forte amarre. Certes, il avait été construit avec plus de soin que n’en peuvent mettre des naufragés surpris en mer par la destruction soudaine de leur navire, il était plus solide et mieux aménagé, mais enfin ce n’était qu’un radeau.

Le 1er juin, un nouvel incident se produisit. Le soldat Hope était allé puiser de l’eau au lagon pour les besoins de la cuisine. Mrs. Joliffe, goûtant cette eau, la trouva salée. Elle rappela Hope, lui disant qu’elle avait demandé de l’eau douce, et non de l’eau de mer.

Hope répondit qu’il avait puisé cette eau au lagon. De là une sorte de discussion, au milieu de laquelle intervint le lieutenant. En entendant les affirmations du soldat Hope, il pâlit, puis il se dirigea rapidement vers le lagon…

Les eaux en étaient absolument salées! Il était évident que le fond du lagon s’était crevé, et que la mer y avait fait irruption.

Ce fait aussitôt connu, une même crainte bouleversa les esprits tout d’abord.

«Plus d’eau douce!» s’écrièrent ces pauvres gens.

Et en effet, après la rivière Paulina, le lac Barnett venait de disparaître à son tour!

Mais le lieutenant Hobson se hâta de rassurer ses compagnons à l’endroit de l’eau potable.

«Nous ne manquons pas de glace, mes amis, dit-il. Ne craignez rien. Il suffira de faire fondre quelques morceaux de notre île, et j’aime à croire que nous ne la boirons pas tout entière», ajouta-t-il en essayant de sourire.

En effet, l’eau salée, qu’elle se vaporise ou qu’elle se solidifie, abandonne complètement le sel qu’elle contient en dissolution. On déterra donc, si on peut employer cette expression, quelques blocs de glace, et on les fit fondre, non seulement pour les besoins journaliers, mais aussi pour remplir les pièces à eau disposées sur le radeau.

Cependant, il ne fallait pas négliger ce nouvel avertissement que la nature venait de donner. L’île se dissolvait évidemment à sa base, et cet envahissement de la mer par le fond du lagon le prouvait surabondamment. Le sol pouvait donc à chaque instant s’effondrer, et Jasper Hobson ne permit plus à ses hommes de s’éloigner, car ils auraient risqués d’être entraînés au large.

Il semblait aussi que les animaux eussent le pressentiment d’un danger très prochain. Ils se massaient autour de l’ancienne factorerie. Depuis la disparition de l’eau douce, on les voyait venir lécher les blocs de glace retirés du sol. Ils semblaient inquiets, quelques-uns paraissaient pris de folie, les loups surtout, qui arrivaient en bandes échevelées, puis disparaissaient en poussant de rauques aboiements. Les animaux à fourrures restaient parqués autour du puits circulaire qui remplaçait la maison engloutie. On en comptait plusieurs centaines de différentes espèces. L’ours rôdait aux environs, aussi inoffensif aux animaux qu’aux hommes. Il était évidemment très inquiet, par instinct, et il eût volontiers demandé protection contre ce danger qu’il pressentait et ne pouvait détourner.

Les oiseaux, très nombreux jusqu’alors, parurent aussi diminuer peu à peu. Pendant ces derniers jours, des bandes considérables de grands volateurs, de ceux auxquels la puissance de leurs ailes permettent de traverser les larges espaces, les cygnes entre autres, émigrèrent vers le sud, là où ils devaient rencontrer les premières terres des Aléoutiennes qui leur offraient un abri sûr. Ce départ fut observé et remarqué par Mrs. Paulina Barnett, et Madge, qui erraient, à ce moment, sur le littoral. Elles en tirèrent un fâcheux pronostic.

«Ces oiseaux trouvent sur l’île une nourriture suffisante, dit Mrs. Paulina Barnett et cependant ils s’en vont! Ce n’est pas sans motif, ma pauvre Madge!

– Oui, répondit Madge, c’est leur intérêt qui les guide. Mais s’ils nous avertissent, nous devons profiter de l’avertissement. Je trouve aussi que les autres animaux paraissent être plus inquiets que de coutume.»

Ce jour-là, Jasper Hobson résolut de faire transporter sur le radeau la plus grande partie des vivres et des effets de campement. Il fut décidé aussi que tout le monde s’y embarquerait.

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Mais, précisément, la mer était mauvaise, et sur cette petite Méditerranée, formée maintenant par les eaux mêmes de Behring à l’intérieur du lagon, toutes les agitations de la houle se reproduisaient et même avec une grande intensité. Les lames, enfermées dans cet espace relativement restreint, heurtaient le rivage accore, et s’y brisaient avec fureur. C’était comme une tempête sur ce lac, ou plutôt sur cet abîme profond comme la mer environnante. Le radeau était violemment agité, et de forts paquets d’eau y embarquaient sans cesse. On fut même obligé de suspendre l’embarquement des effets et des vivres.

On comprend bien que, dans cet état de choses, le lieutenant Hobson n’insista pas vis-à-vis de ses compagnons. Autant valait passer encore une nuit tranquille à terre. Le lendemain, si la mer se calmait, on achèverait l’embarquement.

La proposition ne fut donc point faite aux soldats et aux femmes de quitter leur logement et d’abandonner l’île, car c’était véritablement l’abandonner que se réfugier sur le radeau.

Du reste, la nuit fut meilleure qu’on ne l’aurait espéré. Le vent vint à se calmer. La mer s’apaisa peu à peu. Ce n’était qu’un orage qui avait passé, avec cette rapidité spéciale aux météores électriques. À huit heures du soir, la houle était presque entièrement tombée, et les lames ne formaient plus qu’un clapotis peu sensible à l’intérieur du lagon.

Certainement, l’île ne pouvait échapper à une dissolution imminente, mais enfin il valait mieux qu’elle ne fût pas brisée subitement par une tempête, et c’est ce qui pouvait arriver d’un instant à l’autre, quand la mer se soulevait en montagnes autour d’elle.

À l’orage avait succédé une légère brume qui menaçait de s’épaissir dans la nuit. Elle venait du nord, et, par conséquent, suivant la nouvelle orientation, elle couvrait la plus grande partie de l’île!

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Avant de se coucher, Jasper Hobson visita les amarres du radeau qui étaient tournées à de forts troncs de bouleaux. Par surcroît de précaution, on leur donna un tour de plus. D’ailleurs, le pis qui pût arriver, c’était que le radeau fût emporté à la dérive sur le lagon, et le lagon n’était pas si grand qu’il pût s’y perdre.

 

 

Chapitre XXII

Les quatre jours qui suivent

 

a nuit fut calme. Le lieutenant Hobson se leva, et, décidé à ordonner l’embarquement de la petite colonie pour le jour même, il se dirigea vers le lagon.

La brume était encore épaisse. Mais au-dessus de ce brouillard, on sentait déjà les rayons du soleil. Le ciel avait été nettoyé par l’orage de la veille, et la journée promettait d’être chaude.

Lorsque Jasper Hobson arriva sur les bords du lagon, il ne put en distinguer la surface, qui était encore cachée par de grosses volutes de brumes.

À ce moment, Mrs. Paulina Barnett, Madge et quelques autres venaient le rejoindre sur le rivage.

La brume commençait alors à se lever. Elle reculait vers le fond du lagon et en découvrait peu à peu la surface. Cependant, le radeau n’apparaissait pas encore.

Enfin, un coup de brise enleva tout le brouillard…

Il n’y avait pas de radeau! Il n’y avait plus de lac. C’était l’immense mer qui s’étendait devant les regards.

Le lieutenant Hobson ne put retenir un geste de désespoir, et quand ses compagnons et lui se retournèrent, quand leurs yeux se portèrent à tous les points de l’horizon, un cri leur échappa!… Leur île n’était plus qu’un îlot!

Pendant la nuit, les six septièmes de l’ancien territoire du cap Bathurst s’étaient détachés sans bruit, sans convulsion, usés, rongés par le flot. Ils s’étaient abîmés dans la mer, et le radeau, trouvant une issue, avait dérivé au large, sans que ceux qui avaient mis en lui leur dernière chance pussent même l’apercevoir sur cette mer déserte!

Les naufragés, suspendus sur un abîme prêt à les engloutir, sans ressources, sans aucun moyen de salut, furent terrassés par le désespoir. De ces soldats, quelques-uns, comme fous, voulurent se précipiter à la mer. Mrs. Paulina Barnett se jeta au-devant d’eux. Ils revinrent. Quelques-uns pleuraient.

On voit maintenant quelle était la situation des naufragés, et s’ils pouvaient conserver quelque espoir! Que l’on juge aussi de la position du lieutenant au milieu de ces infortunés à demi affolés. Vingt et une personnes emportées sur un îlot de glace, qui ne pouvait tarder à se fondre sous leurs pieds! Avec cette vaste portion de l’île maintenant engloutie, avaient disparu les collines boisées. Donc, plus un arbre. En fait de bois, il ne restait plus que les quelques planches du logement, absolument insuffisantes pour la construction d’un nouveau radeau, qui pût suffire au transport de la colonie. La vie des naufragés était donc strictement limitée à la durée de l’îlot, c’est-à-dire à quelques jours au plus, car on était au mois de juin, et la température moyenne dépassait 68° Fahrenheit (20° centig. au-dessus de zéro).

Pendant cette journée, le lieutenant Hobson crut devoir encore faire une reconnaissance de l’îlot. Peut-être conviendrait-il de se réfugier sur un autre point, auquel son épaisseur assurerait une durée plus longue. Mrs. Paulina Barnett et Madge l’accompagnèrent dans cette excursion.

«Espères-tu toujours? demanda Mrs. Paulina Barnett à sa fidèle compagne.

– Toujours!» répondit Madge.

Mrs. Paulina Barnett ne répondit pas. Jasper Hobson et elle marchaient d’un pas rapide, en suivant le littoral. Toute la côte avait été respectée depuis le cap Bathurst jusqu’au cap Esquimau, c’est-à-dire sur une longueur de huit milles. C’était au cap Esquimau que la fracture s’était opérée, suivant une ligne courbe qui rejoignait la pointe extrême du lagon, dirigée vers l’intérieur de l’île. De cette pointe, le nouveau littoral se composait du rivage même du lagon, que baignaient maintenant les eaux de la mer. Vers la partie supérieure du lagon, une autre cassure se prolongeait jusqu’au littoral compris entre le cap Bathurst et l’ancien port Barnett. L’îlot représentait donc une bande oblongue, d’une largeur moyenne d’un mille seulement.

Des cent quarante milles carrés qui formaient autrefois la superficie totale de l’île, il n’en restait pas vingt!

Le lieutenant Hobson observa avec une extrême attention la nouvelle conformation de l’îlot et reconnut que sa portion la plus épaisse était encore l’emplacement de l’ancienne factorerie. Il lui parut donc convenable de ne point abandonner le campement actuel, et c’était aussi celui que les animaux, par instinct, avaient conservé.

Toutefois, on remarqua qu’une notable quantité de ces ruminants et de ces rongeurs et le plus grand nombre des chiens qui erraient à l’aventure, avaient disparu avec la plus grande partie de l’île. Mais il en restait encore un certain nombre, principalement des rongeurs. L’ours, affolé, errait sur l’îlot et en faisait incessamment le tour, comme un fauve enfermé dans une cage.

Vers cinq heures du soir, le lieutenant Hobson et ses deux compagnes étaient rentrés au logement. Là, hommes et femmes, tous se trouvèrent réunis, silencieux, ne voulant plus rien voir, ne voulant plus rien entendre. Mrs. Joliffe s’occupait de préparer quelque nourriture. Le chasseur Sabine, moins accablé que ses compagnons, allait et venait, cherchant à obtenir un peu de venaison fraîche. Quant à l’astronome, il s’était assis à l’écart et jetait sur la mer un regard vague et presque indifférent! Il semblait que rien ne pût l’étonner!

Jasper Hobson apprit à ses compagnons les résultats de son excursion. Il leur dit que le campement actuel offrait une sécurité plus grande que tout autre point du littoral, et il recommanda même de ne plus s’en éloigner, car des traces d’une prochaine rupture se manifestaient déjà, à mi-chemin du campement et du cap Esquimau. Il était donc probable que la superficie de l’îlot ne tarderait pas à être considérablement réduite. Et rien, rien à faire!

La journée fut réellement chaude. Les glaçons, déterrés pour fournir l’eau potable, se dissolvaient sans qu’il fût nécessaire d’employer le feu. Sur les parties accores du rivage, la croûte glacée s’en allait en minces filets qui tombaient à la mer. Il était visible que, d’une manière générale, le niveau moyen de l’îlot s’était abaissé. Les eaux tièdes rongeaient incessamment sa base.

On ne dormit guère au campement pendant la nuit suivante. Qui aurait pu trouver quelque sommeil en songeant qu’à tout instant l’abîme pouvait s’ouvrir, qui, si ce n’est ce petit enfant qui souriait à sa mère, et que sa mère ne voulait plus abandonner un instant?

Le lendemain, 4 juin, le soleil reparut au-dessus de l’horizon dans un ciel sans nuages. Aucun changement ne s’était produit pendant la nuit. La conformation de l’îlot n’avait point été altérée.

Ce jour-là, un renard bleu, effaré, se réfugia dans le logement et n’en voulut plus sortir. On peut dire que les martres, les hermines, les lièvres polaires, les rats musqués, les castors fourmillaient sur l’emplacement de l’ancienne factorerie. C’était comme un troupeau d’animaux domestiques. Les bandes de loups manquaient seules à la faune polaire. Ces carnassiers, dispersés sur la partie opposée de l’île au moment de la rupture, avaient été évidemment engloutis avec elle. Comme par un pressentiment, l’ours ne s’éloignait plus du cap Bathurst, et les animaux à fourrures, trop inquiets, ne semblaient même pas s’apercevoir de sa présence. Les naufragés eux-mêmes, familiarisés avec le gigantesque animal, le laissaient aller et venir, sans s’en préoccuper. Le danger commun, pressenti de tous, avait mis au même niveau les instincts et les intelligences.

Quelques moments avant midi, les naufragés éprouvèrent une émotion bien vive, qui ne devait aboutir qu’à une déception.

Le chasseur Sabine, monté sur le point culminant de l’îlot, et qui observait la mer depuis quelques instants, fit entendre ces cris:

«Un navire! un navire!»

Tous, comme galvanisés, se précipitèrent vers le chasseur. Le lieutenant Hobson l’interrogeait du regard.

Sabine montra dans l’est une sorte de vapeur blanche qui pointait à l’horizon. Chacun regarda sans oser prononcer une parole. Tous virent ce navire dont la silhouette s’accentuait de plus en plus. Personne n’osa prononcer une parole!

C’était bien un bâtiment, un baleinier sans doute. On ne pouvait s’y tromper, et, au bout d’une heure, sa carène était visible.

Malheureusement, ce navire apparaissait dans l’est, c’est-à-dire à l’opposé du point où le radeau entraîné avait dû se diriger. Ce baleinier, le hasard seul l’envoyait dans ces parages, et, puisqu’il n’avait point communiqué avec le radeau, on ne pouvait admettre qu’il fût à la recherche des naufragés, ni qu’il soupçonnât leur présence.

Maintenant, ce navire apercevrait-il l’îlot, peu élevé au-dessus de la surface de la mer? Sa direction l’en rapprocherait-il? Distinguerait-il les signaux qui lui seraient faits? En plein jour, et par ce beau soleil, c’était peu probable! La nuit, en brûlant les quelques planches du logement, on aurait pu entretenir un feu visible à une grande distance. Mais le navire n’aurait-il pas disparu avant l’arrivée de la nuit? En tout cas, des signaux furent faits, des coups de feu furent tirés.

Cependant, ce navire s’approchait! On reconnaissait en ce bâtiment un long trois-mâts, évidemment un baleinier de New-Arkhangel, qui, après avoir doublé la presqu’île d’Alaska, se dirigeait vers le détroit de Behring. Il était au vent de l’îlot, et, tribord amure, sous ses basses voiles, ses huniers et ses perroquets, il s’élevait vers le nord. Un marin eût reconnu à son orientation que ce navire ne laissait pas porter sur l’îlot. Mais peut-être l’apercevrait-il?

«S’il l’aperçoit, murmura le lieutenant Hobson à l’oreille du sergent Long, s’il l’aperçoit, il s’enfuira au contraire!»

Jasper Hobson avait raison de parler ainsi. Les navires ne redoutent rien tant, dans ces parages, que l’approche des icebergs et des îles de glace! Ce sont des écueils errants contre lesquels ils craignent de se briser, surtout pendant la nuit. Aussi se hâtent-ils de changer leur direction, dès qu’ils les aperçoivent.

Ce navire n’agirait-il pas ainsi, dès qu’il aurait connaissance de l’îlot? C’était probable.

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Par quelles alternatives d’espoir et de désespoir les naufragés passèrent, cela ne saurait se peindre. Jusqu’à deux heures du soir, ils purent croire que la Providence prenait enfin pitié d’eux, que le secours leur arrivait, que le salut était là! Le navire s’était toujours approché par une ligne oblique. Il n’était pas à six milles de l’îlot. On multiplia les signaux, on tira des coups de fusil, on produisit même une grosse fumée en brûlant quelques planches du logement…

Ce fut en vain. Ou le bâtiment ne vit rien, ou il se hâta de fuir l’îlot dès qu’il l’aperçut.

À deux heures et demie, il lofait légèrement et s’éloignait dans le nord-est.

Une heure après, il n’apparaissait plus que comme une vapeur blanche, et bientôt il avait entièrement disparu.

Un des soldats, Kellet, poussa alors des rires extravagants. Puis il se roula sur le sol. On dut croire qu’il devenait fou.

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Mrs. Paulina Barnett avait regardé Madge, bien en face, comme pour lui demander si elle espérait encore!

Madge avait détourné la tête!…

Le soir de ce jour néfaste, un craquement se fit entendre. C’était toute la plus grande partie de l’îlot qui se détachait et s’abîmait dans la mer. Des cris terribles d’animaux éclatèrent dans l’ombre. L’îlot était réduit à cette pointe qui s’étendait depuis l’emplacement de la maison engloutie jusqu’au cap Bathurst!

Ce n’était plus qu’un glaçon!

 

 

Chapitre XXIII

Sur un glaçon

 

n glaçon! Un glaçon irrégulier, en forme de triangle, mesurant cent pieds à sa base, cent cinquante pieds à peine sur son plus grand côté! Et sur ce glaçon, vingt et un êtres humains, une centaine d’animaux à fourrures, quelques chiens, un ours gigantesque, en ce moment accroupi à la pointe extrême!

Oui! tous les malheureux naufragés étaient là! L’abîme n’en avait pas encore pris un seul. La rupture s’était opérée au moment où ils étaient réunis dans le logement. Le sort les avait encore sauvés, voulant sans doute qu’ils périssent tous ensemble!

Quelle nuit, une nuit sans sommeil! On ne parlait pas. On ne bougeait pas. Peut-être le moindre mouvement, la plus légère secousse eût-elle suffi à rompre la base de glace!

Aux quelques morceaux de viande sèche que distribua Mrs. Joliffe, personne ne put ou ne voulut toucher. À quoi bon?

La plupart de ces infortunés passèrent la nuit en plein air. Ils aimaient mieux cela, être engloutis librement, et non dans une étroite cabane de planches!

Le lendemain, 5 juin, un brillant soleil se leva sur ce groupe de désespérés. Ils se parlaient à peine. Ils cherchaient à se fuir. Quelques-uns regardaient d’un oeil troublé l’horizon circulaire, dont ce misérable glaçon formait le centre.

La mer était absolument déserte. Pas une voile, pas même une île de glace, ni un îlot. Ce glaçon, sans doute, était le dernier qui flottât sur la mer de Behring!

La température s’élevait sans cesse. Le vent ne soufflait plus. Un calme terrible régnait dans l’atmosphère. De longues ondulations soulevaient doucement ce dernier morceau de terre et de glace qui restait de l’île Victoria. Il montait et descendait sans se déplacer, comme une épave, et ce n’était plus qu’une épave, en effet!

Mais une épave, un reste de carcasse, le tronçon d’un mât, une hune brisée, quelques planches, cela résiste, cela surnage, cela ne peut fondre! Tandis qu’un glaçon, de l’eau solidifiée, qu’un rayon de soleil va dissoudre!

Ce glaçon – et cela explique qu’il eût résisté jusqu’alors – formait la portion la plus épaisse de l’ancienne île. Une calotte de terre et de verdure le recouvrait, et il était supposable que sa croûte glacée mesurait une épaisseur assez grande. Les longs froids de la mer polaire avaient dû le «nourrir en glace», quand, autrefois, et pendant des périodes séculaires, ce cap Bathurst faisait la pointe la plus avancée du continent américain.

En ce moment, ce glaçon s’élevait encore en moyenne de cinq à six pieds au-dessus du niveau de la mer. On pouvait donc admettre que sa base avait une épaisseur à peu près égale. Si donc, sur ces eaux tranquilles, il ne courait pas le risque de se briser, du moins devait-il peu à peu se réduire en eau. On le voyait bien à ses bords qui s’usaient rapidement sous la langue des longues lames, et, presque incessamment, quelque morceau de terre, avec sa verdoyante végétation, s’écroulait dans les flots.

Un écroulement de cette nature eut lieu ce jour même, vers une heure du soir, dans la partie du sol occupée par le logement, qui se trouvait tout à fait sur la lisière du glaçon. Le logement était heureusement vide, mais on ne put sauver que quelques-unes des planches qui le formaient et deux ou trois poutrelles de la toiture. La plupart des ustensiles et les instruments d’astronomie furent perdus! Toute la petite colonie dut se réfugier alors sur la partie la plus élevée du sol, ou rien ne la défendait des intempéries de l’air.

Là se trouvaient encore quelques outils, les pompes, et le réservoir à air que Jasper Hobson utilisa en y recueillant quelques gallons d’une pluie qui tomba en abondance. Il ne fallait plus, en effet, emprunter au sol déjà si réduit la glace qui fournissait jusqu’alors l’eau potable. Il n’était pas une parcelle de ce glaçon qui ne fût à ménager.

Vers quatre heures, le soldat Kellet, celui-là même qui avait donné déjà quelques signes de folie, vint trouver Mrs. Paulina Barnett et lui dit d’un ton calme:

«Madame, je vais me noyer.

– Kellet? s’écria la voyageuse.

– Je vous dis que je vais me noyer, reprit le soldat. J’ai bien réfléchi. Il n’y a pas moyen de s’en tirer. J’aime mieux en finir volontairement.

– Kellet, répondit Mrs. Paulina Barnett, en prenant la main du soldat, dont le regard était étrangement clair, Kellet, vous ne ferez pas cela!

– Si, madame, et comme vous avez toujours été bonne pour nous autres, je n’ai pas voulu mourir sans vous dire adieu. Adieu, madame!»

Et Kellet se dirigea vers la mer. Mrs. Paulina Barnett, épouvantée, s’attacha à lui. Jasper Hobson et le sergent accoururent à ses cris. Ils se joignirent à elle pour détourner Kellet d’accomplir son dessein. Mais le malheureux, pris par cette idée fixe, se contentait de secouer négativement la tête.

Pouvait-on faire entendre raison à cet esprit égaré? Non. Et cependant l’exemple de ce fou se jetant à la mer aurait pu être contagieux. Qui sait si quelques-uns des compagnons de Kellet, démoralisés au dernier degré, ne l’auraient pas suivi dans le suicide? Il fallait à tout prix arrêter ce malheureux prêt à se tuer.

«Kellet, dit alors Mrs. Paulina Barnett, en lui parlant doucement, souriant presque, vous avez de la bonne et franche amitié pour moi?

– Oui, madame, répondit Kellet avec calme.

– Eh bien, Kellet, si vous le voulez, nous mourrons ensemble… mais pas aujourd’hui.

– Madame!…

– Non, mon brave Kellet, je ne suis pas prête…, demain seulement… demain, voulez-vous…»

Le soldat regarda plus fixement que jamais la courageuse femme. Il sembla hésiter un instant, jeta un regard d’envie féroce sur cette mer étincelante, puis, passant sa main sur ses yeux:

«Demain!» dit-il.

Et ce seul mot prononcé, il alla d’un pas tranquille reprendre sa place parmi ses compagnons.

«Pauvre malheureux! murmura Mrs. Paulina Barnett, je lui ai demandé d’attendre à demain, et d’ici là, qui sait si nous ne serons pas tous engloutis…!»

Cette nuit, Jasper Hobson la passa immobile sur la grève. Il se demandait s’il n’y aurait pas un moyen quelconque d’arrêter la dissolution de l’îlot, si on ne pouvait parvenir à le conserver jusqu’au moment où il serait en vue d’une terre quelconque.

Mrs. Paulina Barnett et Madge ne se quittaient plus d’un seul instant. Kalumah était couchée comme un chien auprès de sa maîtresse et cherchait à la réchauffer. Mrs. Mac Nap, enveloppée de quelques pelleteries, restes de la riche moisson du fort Espérance, s’était assoupie, son petit enfant sur son sein.

Les étoiles resplendissaient avec une incomparable pureté. Les naufragés, étendus çà et là, ne bougeaient pas plus que s’ils n’eussent été que des cadavres abandonnés sur une épave. Nul bruit ne troublait ce repos terrible. Seulement, on entendait la lame qui rongeait le glaçon, et de petits éboulements se faisaient, dont le bruit sec marquait sa dégradation.

Parfois, le sergent Long se levait. Il regardait autour de lui, cherchant à fouiller cette ombre; puis, un instant après, il reprenait sa position horizontale. À l’extrémité du glaçon, l’ours formait comme une grosse boule de neige blanche qui ne remuait pas.

Encore cette nuit écoulée, et sans qu’aucun incident eût modifié la situation! Les basses brumes du matin se nuancèrent, vers l’orient, de teintes un peu fauves. Quelques nuages se fondirent au zénith, et bientôt les rayons du soleil glissèrent à la surface des eaux.

Le premier soin du lieutenant fut d’explorer le glaçon du regard. Son périmètre s’était encore réduit, mais, circonstance plus grave, sa hauteur moyenne au-dessus du niveau de la mer avait sensiblement diminué. Les ondulations de la mer, si faibles qu’elles fussent, suffisaient à le couvrir en partie. Seul le sommet du monticule échappait à leur atteinte.

Le sergent Long avait, de son côté, observé les changements qui s’étaient produits pendant la nuit. Les progrès de la dissolution étaient si évidents qu’il ne lui restait plus aucun espoir.

Mrs. Paulina Barnett alla trouver le lieutenant Hobson.

«Ce sera pour aujourd’hui? lui demanda-t-elle.

– Oui, madame, répondit le lieutenant, et vous tiendrez la promesse que vous avez faite à Kellet!

– Monsieur Jasper, dit gravement la voyageuse, avons-nous fait tout ce que nous devions faire?

– Oui, madame.

– Eh bien, que la volonté de Dieu s’accomplisse!»

Cependant, pendant cette journée, une dernière tentative désespérée devait être faite. Une brise assez forte s’était levée et venait du large, c’est-à-dire qu’elle portait vers le sud-est, précisément dans cette direction où se trouvaient les terres les plus rapprochées des Aléoutiennes. À quelle distance? on ne pouvait le dire, depuis que, faute d’instruments, la situation du glaçon n’avait pu être relevée. Mais il ne devait pas avoir dérivé considérablement, à moins que quelque courant ne l’eût saisi, car il n’offrait aucune prise au vent.

Toutefois, il y avait là un doute. Si, par impossible, ce glaçon eût été plus près de terre que les naufragés ne le supposaient! Si un courant dont on ne pouvait constater la direction l’avait rapproché de ces Aléoutiennes tant désirées! Le vent portait alors vers ces îles, et il pouvait rapidement déplacer le glaçon, si on lui donnait prise. Le glaçon n’eût-il plus que quelques heures à flotter, en quelques heures la terre pouvait apparaître peut-être, ou sinon elle, du moins un de ces navires de cabotage ou de pêche qui ne s’élèvent jamais au large.

Une idée, d’abord confuse dans l’esprit du lieutenant Hobson, prit bientôt une étrange fixité. Pourquoi n’établirait-on pas une voile sur ce glaçon comme sur un radeau ordinaire? Cela était facile, en effet.

Jasper Hobson communiqua son idée au charpentier.

«Vous avez raison, répondit Mac Nap. Toutes voiles dehors.»

Ce projet, quelque peu de chances qu’il eût de réussir, ranima ces infortunés. Pouvait-il en être autrement? Ne devaient-ils pas se raccrocher à tout ce qui ressemblait à un espoir?

Tous se mirent à l’oeuvre, même Kellet, qui n’avait pas encore rappelé à Mrs. Paulina Barnett sa promesse.

Une poutrelle, formant autrefois le faîte du logement des soldats, fut dressée et fortement enfoncée dans la terre et le sable dont se composait le monticule. Des cordes, disposées comme des haubans et un étai, l’assujettirent solidement. Une vergue, faite d’une forte perche, reçut en guise de voile les draps et couvertures qui garnissaient les dernières couchettes, et fut hissée au haut du mât. La voile, ou plutôt cet assemblage de voiles, convenablement orientée, se gonfla sous une brise maniable, et au sillage qu’il laissait derrière lui, il fut bientôt évident que le glaçon se déplaçait plus rapidement dans la direction du sud-est.

C’était un succès. Une sorte de revivification se fit dans ces esprits abattus. Ce n’était plus l’immobilité, c’était la marche, et ils s’enivraient de cette vitesse, si médiocre qu’elle fût. Le charpentier était particulièrement satisfait de ce résultat. Tous, d’ailleurs, comme autant de vigies, fouillaient l’horizon du regard, et si on leur eût dit que la terre ne devait pas apparaître à leurs yeux, ils n’auraient pas voulu le croire!

Il devait en être ainsi cependant.

Pendant trois heures, le glaçon marcha sur les eaux assez calmes de la mer. Il ne résistait point au vent ni à la houle, au contraire, et les lames le portaient, loin de lui faire obstacle. Mais l’horizon se traçait toujours circulairement, sans qu’aucun point en altérât la netteté. Ces infortunés espéraient toujours.

Vers trois heures après midi, le lieutenant Hobson prit le sergent Long à part et lui dit:

«Nous marchons, mais c’est aux dépens de la solidité et de la dureté de notre îlot.

– Que voulez-vous dire, mon lieutenant?

– Je veux dire que le glaçon s’use rapidement au frottement des eaux accru par sa vitesse, il s’éraille, il se casse, et, depuis que nous avons mis à la voile, il a diminué d’un tiers.

– Vous êtes certain…

– Absolument certain, Long. Le glaçon s’allonge, il s’efflanque. Voyez, la mer n’est plus à dix pieds du monticule.»

Le lieutenant Hobson disait vrai, et avec ce glaçon, rapidement entraîné, il ne pouvait en être autrement.

«Sergent, demanda alors Jasper Hobson, êtes-vous d’avis de suspendre notre marche?

– Je pense, répondit le sergent Long, après un instant de réflexion, je pense que nous devons consulter nos compagnons. Maintenant, la responsabilité de nos décisions doit appartenir à tous.»

Le lieutenant fit un signe affirmatif. Tous deux reprirent leur place sur le monticule, et Jasper Hobson fit connaître la situation.

«Cette vitesse, dit-il, use rapidement le glaçon qui nous porte. Elle hâtera peut-être de quelques heures l’inévitable catastrophe. Décidez, mes amis. Voulez-vous continuer de marcher en avant?

– En avant!»

Ce fut le mot prononcé d’une commune voix par tous ces infortunés.

La navigation continua donc, et cette résolution des naufragés devait avoir d’incalculables conséquences.

À six heures du soir, Madge se leva et, montrant un point dans le sud-est:

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«Terre!» dit-elle.

Tous se levèrent, électrisés. Une terre, en effet, se levait dans le sud-est, à douze milles du glaçon.

«De la toile! de la toile!» s’écria le lieutenant Hobson.

On le comprit. La surface de voilure fut accrue. On installa sur les haubans des sortes de bonnettes au moyen de vêtements, de fourrures, de tout ce qui pouvait donner prise au vent.

La vitesse fut accrue, d’autant plus que la brise fraîchissait. Mais le glaçon fondait de toutes parts. On le sentait tressaillir. Il pouvait s’ouvrir à chaque instant.

On n’y voulait pas songer. L’espoir entraînait. Le salut était là-bas, sur ce continent. On l’appelait, on lui faisait des signaux! C’était un délire.

À sept heures et demie, le glaçon s’était considérablement rapproché de la côte. Mais il fondait à vue d’oeil, il s’enfonçait aussi, l’eau l’ameurait, les lames le balayaient et emportaient peu à peu les animaux affolés de terreur. À chaque instant, on devait craindre que le glaçon ne s’abîmât sous les flots! Il fallut l’alléger comme un navire qui coule. Puis on étendit avec soin le peu de terre et de sable qui restait sur la surface glacée, vers ses bords surtout, de manière à les préserver de l’action directe des rayons solaires! On y plaça aussi des fourrures, qui, de leur nature, conduisent mal la chaleur. Enfin, ces hommes énergiques employèrent tous les moyens imaginables pour retarder la catastrophe suprême. Mais tout cela était insuffisant. Des craquements couraient à l’intérieur du glaçon, et des fentes se dessinaient à sa surface. On sentait qu’il ne tarderait pas à s’entrouvrir.

La nuit arrivait, et ces malheureux ne savaient plus que faire! Comment accroître la vitesse du glaçon. Quelques-uns pagayaient avec des planches. La côte était encore à quatre milles au vent.

La nuit arriva. Une nuit sombre, sans lune.

«Allons! un signal, mes amis, s’écria le lieutenant Hobson, soutenu par une énergie héroïque. Peut-être nous verra-t-on!»

De tout ce qui restait d’objets combustibles, deux ou trois planches, une poutrelle, on fit un bûcher et on y mit le feu. Une grande flamme monta dans la demi-obscurité…

Mais le glaçon fondait de plus en plus, et, en même temps, il s’engloutissait. Bientôt, il n’y eut plus que le monticule de terre qui émergeât! Là, tous s’étaient réfugiés, en proie aux angoisses de l’épouvante, et, avec eux, ceux des animaux, en bien petit nombre, que la mer n’avait pas encore dévorés! L’ours poussait des rugissements formidables.

L’eau montait toujours. Rien ne prouvait que les naufragés eussent été aperçus. Certainement, un quart d’heure ne se passerait pas avant qu’ils fussent engloutis…

N’y avait-il donc pas un moyen de prolonger la durée de ce glaçon? Trois heures seulement, trois heures encore, et on atteindrait peut-être cette terre qui n’était pas à trois milles sous le vent! Mais que faire? que faire?

«Ah! s’écria Jasper Hobson, un moyen, un seul pour empêcher ce glaçon de se dissoudre. Je donnerais ma vie pour le trouver! Oui! ma vie!»

En ce moment, quelqu’un dit d’une voix brève:

«Il y en a un!»

C’était Thomas Black qui parlait! C’était l’astronome qui, depuis si longtemps, n’avait plus ouvert la bouche, pour ainsi dire, et qui ne semblait plus compter comme un vivant parmi tous ces êtres voués à la mort! Et la première parole qu’il prononçait, c’était pour dire: «Oui, il y a un moyen d’empêcher ce glaçon de se dissoudre! Il y a encore un moyen de nous sauver!»

Jasper Hobson s’était précipité vers Thomas Black. Ses compagnons et lui interrogeaient l’astronome du regard. Ils croyaient avoir mal entendu.

«Et ce moyen? demanda le lieutenant Hobson.

– Aux pompes!» répondit seulement Thomas Black.

Thomas Black était-il fou? Prenait-il le glaçon pour un navire qui sombre avec dix pieds d’eau dans sa cale?

Cependant, il y avait bien là, en effet, les pompes d’aération et aussi le réservoir à air qui servait alors de charnier pour l’eau potable! Mais en quoi ces pompes pouvaient-elles être utiles? Comment serviraient-elles à durcir les arêtes de ce glaçon qui fondait de toutes parts?

«Il est fou! dit le sergent Long.

– Aux pompes! répéta l’astronome. Remplissez d’air le réservoir!

– Faisons ce qu’il dit!» s’écria Mrs. Paulina Barnett.

Les pompes furent emmanchées au réservoir, dont le couvercle fut rapidement fermé et boulonné. Les pompes fonctionnèrent aussitôt, et l’air fut emmagasiné dans le réservoir sous une pression de plusieurs atmosphères. Puis, Thomas Black prenant un des tuyaux de cuir soudés au réservoir, et qui, une fois le robinet ouvert, pouvait donner passage à l’air comprimé, il le promena sur les bords du glaçon, partout où la chaleur le dissolvait.

Quel effet se produisit, à l’étonnement de tous! Partout où cet air était projeté par la main de l’astronome, le dégel s’arrêtait, les fentes se raccordaient, la congélation se refaisait!

«Hurrah! hurrah!» s’écrièrent tous ces infortunés.

C’était un travail fatigant que la manoeuvre des pompes, mais les bras ne manquaient pas! On se relayait. Les arêtes du glaçon se revivifiaient comme si elles étaient soumises à un froid excessif.

«Vous nous sauvez, monsieur Black, dit Jasper Hobson..

– Mais rien de plus naturel!» répondit simplement l’astronome.

Rien n’était plus naturel, en effet, et voici l’effet physique qui se produisait en ce moment.

La recongélation du glaçon se refaisait pour deux motifs: d’abord, sous la pression de l’air, l’eau, en se volatilisant à la surface du glaçon, produisait un froid rigoureux; puis, cet air comprimé, pour se détendre, empruntait sa chaleur à la surface dégelée, et celle-ci se recongelait immédiatement. Partout où une fracture allait se produire, le froid, provoqué par la détente de l’air, en cimentait les bords, et, grâce à ce moyen suprême, le glaçon reprenait peu à peu sa solidité première.

Et ce fut ainsi pendant plusieurs heures! Les naufragés, remplis d’un immense espoir, travaillaient avec une ardeur que rien n’eût arrêtée!

On approchait de terre.

Quand on ne fut plus qu’à un quart de mille de la côte, l’ours se jeta à la nage, et il atteignit bientôt le rivage et disparut.

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Quelques instants après, le glaçon s’échouait sur une grève. Les quelques animaux qui l’occupaient encore prenaient la fuite dans l’ombre. Puis les naufragés débarquaient, tombaient à genoux et remerciaient le Ciel de leur miraculeuse délivrance.

 

 

Chapitre XXIV

Conclusion

 

’était à l’extrémité de la mer de Behring, sur la dernière des Aléoutiennes, l’île Blejinic, que tout le personnel du fort Espérance avait pris terre, après avoir franchi plus de dix-huit cents milles depuis la débâcle des glaces! Des pêcheurs aléoutiens, accourus à leur secours, les accueillirent hospitalièrement. Bientôt même, le lieutenant Hobson et les siens furent mis en relation avec les agents anglais du continent, qui appartenaient à la Compagnie de la baie d’Hudson.

Il est inutile de faire ressortir, après ce récit détaillé, le courage de tous ces braves gens, bien dignes de leur chef, et l’énergie qu’ils avaient montrée pendant cette longue série d’épreuves. Le coeur ne leur avait pas manqué, ni à ces hommes ni à ces femmes, auxquels la vaillante Paulina Barnett avait toujours donné l’exemple de l’énergie dans la détresse, et de la résignation aux volontés du Ciel. Tous avaient lutté jusqu’au bout et n’avaient pas permis au désespoir de les abattre; même quand ils virent ce continent, sur lequel ils avaient fondé le fort Espérance, se changer en île errante, cette île en îlot, cet îlot en glaçon, non pas même enfin, quand ce glaçon se fondit sous la double action des eaux chaudes et des rayons solaires! Si la tentative de la Compagnie était à reprendre, si le nouveau fort avait péri, nul ne pouvait le reprocher à Jasper Hobson ni à ses compagnons, qui avaient été soumis à des éventualités en dehors des prévisions humaines. En tout cas, des dix-neuf personnes confiées au lieutenant, pas une ne manquait au retour, et même la petite colonie s’était accrue de deux nouveaux membres, la jeune Esquimaude Kalumah et l’enfant du charpentier Mac Nap, le filleul de Mrs. Paulina Barnett.

Six jours après le sauvetage, les naufragés arrivaient à New-Arkhangel, la capitale de l’Amérique russe.

Là, tous ces amis, qui avaient été si étroitement attachés les uns aux autres par le danger commun, allaient se séparer pour jamais, peut-être! Jasper Hobson et les siens devaient regagner le fort Reliance à travers les territoires de la Compagnie, tandis que Mrs. Paulina Barnett, Kalumah qui ne voulait plus se séparer d’elle, Madge et Thomas Black comptaient retourner en Europe par San Francisco et les États-Unis.

Mais avant de se séparer, le lieutenant Hobson, devant tous ses compagnons réunis, la voix émue, parla en ces termes à la voyageuse:

«Madame, soyez bénie pour tout le bien que vous avez fait parmi nous! Vous avez été notre foi, notre consolation, l’âme de notre petit monde! Je vous en remercie au nom de tous!»

Trois hurrahs éclatèrent en l’honneur de Mrs. Paulina Barnett. Puis chacun des soldats voulut serrer la main de la vaillante voyageuse. Chacune des femmes l’embrassa avec effusion.

Quant au lieutenant Hobson, qui avait conçu pour Mrs. Paulina Barnett une affection si sincère, ce fut le coeur bien gros qu’il lui donna la dernière poignée de main.

«Est-ce qu’il est possible que nous ne nous revoyions pas un jour? dit-il.

– Non, Jasper Hobson, répondit la voyageuse, non, ce n’est pas possible! Et si vous ne venez pas en Europe, c’est moi qui reviendrai vous retrouver ici… ici ou dans la nouvelle factorerie que vous fonderez un jour…»

En ce moment, Thomas Black, qui, depuis qu’il venait de reprendre pied sur la terre ferme, avait retrouvé la parole, s’avança:

«Oui, nous nous reverrons… dans vingt-six ans! dit-il de l’air le plus convaincu du monde. Mes amis, j’ai manqué l’éclipse de 1860, mais je ne manquerai pas celle qui se reproduira dans les mêmes conditions et aux mêmes lieux, en 1896. Donc dans vingt-six ans, à vous chère madame, et à vous, mon brave lieutenant, je donne de nouveau rendez-vous aux limites de la mer polaire.»

FIN DE LA DEUXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE

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