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Jules Verne

 

p'tit bonhomme

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

85illustrations par L. Benett

12 grandes gravures en chromotypographie et une carte en couleur

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

les Premières pas

 

 

Chapitre IV

L’enterrement d’une mouette.

 

u cours de cette pénible existence, dans ce milieu dégradant des déguenillés, P’tit-Bonhomme ne faisait-il pas parfois un retour en arrière? Qu’un enfant, heureux des soins qui l’entourent, des caresses qu’on lui prodigue, se livre tout entier au bonheur de vivre, sans le souci de ce qu’il a été ni de ce qu’il sera, qu’il s’abandonne à l’épanouissement de son jeune âge, cela se conçoit, cela doit être. Hélas! il n’en va pas ainsi lorsque le passé n’a été que souffrances. L’avenir apparaît sous le plus sombre aspect. On regarde en avant, après avoir regardé en arrière.

Et s’il remontait d’une année ou deux, que revoyait-il, P’tit-Bonhomme? Ce Thornpipe, brute et brutal, ce gueux sans pitié, qu’il craignait parfois de rencontrer au coin d’une rue, ou sur une grande route, ouvrant ses larges mains pour le ressaisir. Puis un souvenir vague et terrifiant lui revenait, celui de cette cruelle femme qui le maltraitait, et aussi l’image consolante de cette fillette qui le berçait sur ses genoux.

«Je crois bien me rappeler qu’elle se nommait Sissy1, dit-il un jour à son compagnon.

– Què joli nom!» répondit Grip.

Au vrai, Grip était persuadé que cette Sissy ne devait exister que dans l’imagination de l’enfant, car on n’avait jamais pu avoir de renseignements sur elle. Mais, quand il semblait douter de son existence, P’tit-Bonhomme avait envie de se fâcher. Oui! il la revoyait en pensée… Est-ce qu’il ne la retrouverait pas un jour?… Qu’était-elle devenue?… Vivait-elle encore chez cette mégère… loin de lui?… Des milles et des milles les séparaient-ils l’un de l’autre?… Elle l’aimait bien et il l’aimait aussi… C’était la première affection qu’il eût éprouvée avant d’avoir rencontré Grip, et il parlait d’elle comme d’une grande fille… Elle était bonne et douce, elle le caressait, elle essuyait ses larmes, elle lui donnait des baisers, elle partageait ses pommes de terre avec lui…

«J’aurais bien voulu la défendre, lorsque la vilaine femme la battait! disait P’tit-Bonhomme.

– Moi aussi, et j’ crois qu’ j’aurais cogné dur!» répondait Grip pour faire plaisir à l’enfant.

D’ailleurs, si ce brave garçon ne se défendait guère, quand on l’attaquait, il savait au besoin défendre les autres, et il l’avait déjà prouvé, le cas se présentant de mettre à la raison cette mauvaise engeance acharnée contre son protégé.

Une fois, pendant les premiers mois de son séjour à la ragged-school, attiré par les cloches du dimanche, P’tit-Bonhomme était entré dans la cathédrale de Galway. Nous avouerons que le hasard seul l’y avait conduit, car les touristes eux-mêmes ont quelque peine à la découvrir, perdue qu’elle est au milieu d’un labyrinthe de rues fangeuses et étroites.

L’enfant était là, honteux et craintif. Certainement, si le redoutable bedeau l’eût aperçu, presque nu sous ses haillons, il ne lui aurait pas permis de rester dans l’église. Il fut très étonné et très charmé de ce qu’il entendit, les chants de l’office, l’accompagnement de l’orgue, et de ce qu’il vit, le prêtre à l’autel avec ses ornements d’or, et ces longues chandelles qu’étaient pour lui les cierges allumés en plein jour.

P’tit-Bonhomme n’avait pas oublié que le curé de Westport lui avait quelquefois parlé de Dieu, – Dieu qui est le père à tous. Il se rappelait même que, lorsque le montreur de marionnettes prononçait le nom de Dieu, c’était pour le mêler à ses horribles jurons, et cela troublait sa pensée au milieu des cérémonies religieuses. Et pourtant, sous les voûtes de cette cathédrale, caché derrière un pilier, il éprouvait une sorte de curiosité, regardant les prêtres comme il eût regardé des soldats. Puis, tandis que toute l’assemblée se courbait pendant l’élévation aux tintements de la sonnette, il s’en alla, avant d’avoir été aperçu, glissant sur les dalles sans plus de bruit qu’une souris qui regagne son trou.

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Lorsque P’tit-Bonhomme revint de l’église, il n’en dit rien à personne, – pas même à Grip, lequel d’ailleurs n’avait qu’une très vague idée de ce que signifiaient ces pompes de la messe et des vêpres. Toutefois, après une seconde visite, s’étant trouvé seul avec la Kriss, il se hasarda à lui demander ce que c’était que Dieu.

«Dieu?… répondit la vieille femme en roulant des yeux terribles au milieu des bouffées nauséabondes qui s’échappaient de sa pipe de terre noire.

– Oui… Dieu?…

– Dieu, dit-elle, c’est le frère du diable, à qui il envoie ces gueux d’enfants qui ne sont pas sages pour les brûler dans son feu d’enfer!»

A cette réponse, P’tit-Bonhomme devint pâle, et, bien qu’il eût grande envie de savoir où était cet enfer rempli de flammes et d’enfants, il n’osa pas interroger Kriss à ce sujet.

Mais il ne cessa de songer à ce Dieu dont l’unique occupation semblait être de punir des bébés, et de quelle horrible façon, s’il fallait s’en rapporter au dire de Kriss.

Un jour, cependant, très anxieux, il voulut en causer avec son ami Grip.

«Grip, lui demanda-t-il, as-tu entendu quelquefois parler de l’enfer?

– Quèqu’fois, p’tit:

– Où se trouve-t-il, l’enfer?

– J’ sais pas.

– Dis donc… si on y brûle les enfants qui sont méchants, on y brûlera Carker?…

– Oui… et à grand feu!

– Moi… Grip… je ne suis pas méchant, dis?

– Toi?… méchant?… Non… j’crois pas!

– Alors, je ne serai pas brûlé?…

– Pas même d’un ch’veu!

– Ni toi, Grip?…

– Ni moi… bien sûr!»

Et Grip crut bon d’ajouter qu’il n’en valait pas la peine, étant si maigre qu’il n’eût fait qu’une flambée.

Voilà tout ce que P’tit-Bonhomme savait de Dieu, tout ce qu’il avait appris du catéchisme. Et pourtant, dans la simplicité, dans la naïveté de son âge, il sentait confusément ce qui était bien et ce qui était mal. Mais, s’il ne devait pas être puni suivant les préceptes de la vieille femme de la ragged-school, il risquait fort de l’être suivant les préceptes de M. O’Bodkins.

En effet, M. O’Bodkins n’était guère content. P’tit-Bonhomme ne figurait pas sur ses livres à la colonne des recettes tout en figurant à la colonne des dépenses. Voilà un gamin qui coûtait… Oh! pas grand’chose, M. O’Bodkins! – et qui ne produisait pas! Au moins les autres, mendiant et rapinant, subvenaient-ils en partie aux frais de logement et de nourriture, tandis que cet enfant ne rapportait rien.

Un jour, M. O’Bodkins lui en fit de très vifs reproches, en dardant sur lui un regard sévère à travers ses lunettes.

P’tit-Bonhomme eut assez de force pour ne point pleurer, en recevant cette admonestation que M. O’Bodkins lui adressait au double titre de comptable et de directeur.

«Tu ne veux rien faire?… lui dit-il.

– Si, monsieur, répliqua l’enfant. Dites-moi… que voulez-vous que je fasse?

– Quelque chose qui paye ce que tu coûtes!

– Je voudrais bien, mais je ne sais pas.

– On suit les gens dans la rue… on leur demande des commissions…

– Je suis trop petit, et on ne veut pas.

– Alors, on cherche dans les tas, au coin des bornes! Il y a toujours quelque chose à trouver…

– Les chiens me mordent, et je ne suis pas assez fort… Je ne peux pas les chasser!

– Vraiment!… As-tu des mains?…

– Oui.

– Et as-tu des jambes?

– Oui.

– Eh bien, cours sur les routes après les voitures, et attrape des coppers, puisque tu ne peux pas faire autre chose!

– Demander des coppers!»

Et P’tit-Bonhomme eut un haut-le-cœur, tant cette proposition révolta sa fierté naturelle. Sa fierté! oui! c’est le mot, et il rougissait à la pensée de tendre la main.

«Je ne pourrais pas, monsieur O’Bodkins! dit-il.

– Ah! tu ne pourrais pas?…

– Non!

– Et pourras-tu vivre sans manger?,.. Non! n’est-ce pas!… Je te préviens pourtant qu’un jour ou l’autre, je te mettrai à ce régime-là, si tu n’imagines pas un moyen de gagner ta vie!… Et maintenant, file!»

Gagner sa vie… à quatre ans et quelques mois! Il est vrai qu’il la gagnait déjà chez le montreur de marionnettes, et de quelle façon! L’enfant «fila» très accablé. Et qui l’eût vu dans un coin, les bras croisés, la tête basse, aurait été pris de pitié. Quel fardeau était la vie pour ce pauvre petit être!

Ces petiots, quand ils ne sont pas abrutis par la misère dès le bas âge, on ne saurait s’imaginer ce qu’ils souffrent, et on ne s’apitoiera jamais assez sur leur sort!

Et puis, après les admonestations de M. O’Bodkins, venaient les excitations des polissons de l’école.

Cela les enrageait de sentir ce garçon plus honnête qu’eux. Ils avaient plaisir à le pousser au mal, et ne lui épargnaient ni les perfides conseils ni les coups.

Carker, surtout, ne tarissait pas à cet égard, et il y mettait un acharnement qui s’expliquait par sa perversité.

«Tu ne veux pas demander la charité? lui dit-il un jour.

– Non, répondit d’une voix ferme P’tit-Bonhomme.

– Eh bien, sotte bête, on ne demande pas… on prend!

– Prendre?…

– Oui!… Quand on voit un monsieur bien mis, avec un mouchoir qui sort de sa poche, on s’approche, on tire adroitement le mouchoir, et il vient tout seul.

– Laisse-moi, Carker!

– Et quelquefois, il y a un porte-monnaie qui arrive avec le mouchoir…

– C’est voler, cela!

– Et ce n’est pas des coppers qu’on trouve dans ces porte-monnaies de riches, ce sont des shillings, des couronnes, et aussi des pièces d’or, et on les rapporte, on les partage avec les camarades, mauvais propre à rien!

– Oui, dit un autre, et on fait la nique aux policemen en s’ensauvant.

– Ensuite, ajouta Carker, quand on irait en prison, qu’est-ce que ça fait? On y est aussi bien qu’ici – et même mieux. On vous y donne du pain, de la soupe aux pommes de terre, et on mange tout son content.

– Je ne veux pas… je neveux pas!» répétait l’enfant, en se débattant au milieu de ces vauriens, qui se le renvoyaient de l’un à l’autre comme une balle.

Grip, étant entré dans la salle, se hâta de l’arracher des mains de la bande.

«Allez-vous m’ laisser ce p’tit tranquille!» s’écria-t-il en serrant les poings.

Cette fois, il était vraiment en colère, Grip.

«Tu sais, dit-il à Carker, j’ tape pas souvent, n’est-ce pas, mais quand je m’ mets à taper…»

Après que ces garnements eurent laissé leur victime, quel regard ils lui jetèrent, comme ils se promirent de recommencer, dès que Grip ne serait plus là, et même, à la prochaine occasion, de «leur faire leur affaire» à tous les deux!

«Bien sûr, Carker, tu seras brûlé! dit P’tit-Bonhomme, non sans une certaine commisération.

– Brûlé?…

– Oui… en enfer… si tu continues à être méchant!»

Réponse qui excita lés railleries de toute cette bande de mécréants. Que voulez-vous? le rôtissement de Carker, c’était une idée fixe chez P’tit-Bonhomme.

Toutefois, il était à craindre que l’intervention de Grip en sa faveur ne produisît pas d’heureux résultats. Carker et les autres étaient décidés à se venger du surveillant et de son protégé.

Dans les coins, les pires garnements de la ragged-school tenaient des conciliabules qui ne présageaient rien de bon. Aussi Grip ne cessait-il de les surveiller, ne quittant notre garçonnet que le moins possible. La nuit, il le faisait monter jusqu’au galetas qu’il occupait sous les bardeaux de la toiture. Là, dans ce réduit bien froid, bien misérable, P’tit-Bonhomme était du moins à l’abri des mauvais conseils et des mauvais traitements.

Un jour, Grip et lui étaient allés se promener sur la grève de Salthill, où ils prenaient quelquefois plaisir à se baigner. Grip, qui savait nager, donnait des leçons à P’tit-Bonhomme. Ah! que celui-ci était heureux de se plonger dans cette eau limpide sur laquelle naviguaient de beaux navires, loin, bien loin, et dont il voyait les voiles blanches s’effacer à l’horizon.

Tous deux s’ébattaient au milieu des longues lames qui grondaient sur la grève. Grip, tenant l’enfant par les épaules, lui indiquait les premiers mouvements.

Soudain, de véritables hurlements de chacals se firent entendre du côté des rochers, et on vit apparaître les déguenillés de la ragged-school.

Ils étaient une douzaine, des plus vicieux, des plus féroces, Carker à leur tête.

S’ils criaient, s’ils vociféraient de la sorte, c’est qu’ils venaient d’apercevoir une mouette, blessée à l’aile, qui essayait de s’enfuir. Et peut-être y fût-elle parvenue, si Carker ne lui eût lancé une pierre dont il l’atteignit.

P’tit-Bonhomme poussa un cri à faire croire que c’était lui qui avait reçu le coup.

«Pauvre mouette… pauvre mouette!» répétait-il.

Une grosse colère saisit Grip, et probablement allait-il infliger à Carker une correction dont celui-ci se souviendrait, lorsqu’il vit l’enfant s’élancer sur la grève, au milieu de la bande, en demandant grâce pour l’oiseau.

«Carker… je t’en prie… répétait-il, bats-moi… bats-moi… mais pas la mouette!… pas la mouette!»

Quelle bordée de sarcasmes l’accueillirent, lorsqu’on le vit se traîner sur le sable, tout nu, ses membres si grêles, ses côtes qui faisaient saillie sous la peau! Et toujours il criait:

«Grâce… Carker… grâce pour la mouette!»

Personne ne l’écoutait. On se riait de ses supplications. La bande poursuivait l’oiseau, qui essayait en vain à s’élever de terre, sautillant gauchement d’une patte sur l’autre, et tâchant de gagner un abri entre les roches.

Efforts inutiles.

«Lâches… lâches!» criait P’tit-Bonhomme.

Carker avait saisi la mouette par une aile, et, la faisant tournoyer, il la lança en l’air. Elle retomba sur le sable. Un autre la ramassa et l’envoya sur les galets.

«Grip… Grip!… répétait P’tit-Bonhomme, défends-la… défends-la!…»

Grip se précipita sur ces gueux pour leur arracher l’oiseau… il était trop tard. Carker venait d’écraser sous son talon la tête de la mouette.

Et les rires de reprendre de plus belle au milieu d’un concert de hurrahs frénétiques.

P’tit-Bonhomme était outré. La colère le prit alors, – une colère aveuglante, – et n’y tenant plus, il ramassa un galet et le jeta de toutes ses forces contre Carker, lequel le reçut en pleine poitrine.

«Ah! tu vas me l’payer!» s’écria Carker.

Et, avant que Grip eût pu l’en empêcher, il se précipita sur le jeune garçon, il l’entraîna au bord de la grève, l’accablant de coups. Puis, tandis que les autres retenaient Grip par les bras, par les jambes, il enfonça la tête de P’tit-Bonhomme sous les lames au risque de l’asphyxier.

Étant parvenu à se débarrasser à coup de taloches de ces garnements dont la plupart roulèrent sur le sable en hurlant, Grip courut vers Carker, qui s’enfuit avec toute la bande.

En se retirant, les lames auraient entraîné P’tit-Bonhomme, si Grip ne l’eût saisi et ramené à demi évanoui.

Après l’avoir frotté vigoureusement, Grip ne tarda pas à le remettre sur pied. L’ayant rhabillé de ses haillons, et le prenant par la main:

«Viens… viens!» lui dit-il.

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P’tit-Bonhomme remonta du côté des roches. Là, apercevant l’oiseau écrasé, il s’agenouilla, des larmes lui mouillèrent les yeux, et, creusant un trou dans le sable, il l’y enterra.

Et, lui-même, qu’était-il, si ce n’est un oiseau abandonné… une pauvre mouette humaine !

 

 

Chapitre V

Encore la ragged-school.

 

n rentrant à l’école, Grip crut devoir attirer l’attention de M. O’Bodkins sur la conduite de Carker et des autres. Ce ne fut point pour parler des tours qu’on lui jouait et dont il ne s’apercevait même pas la plupart du temps. Non! il s’agissait de P’tit-Bonhomme et des mauvais traitements auxquels il était en butte. Cette fois, cela avait été poussé si loin que, sans l’intervention de Grip, il y aurait maintenant un cadavre d’enfant que les lames rouleraient sur la grève de Salthill.

Pour toute réponse, Grip n’obtint qu’un hochement de tête de M. O’Bodkins. Il aurait dû le comprendre, c’étaient de ces choses qui ne regardent point la comptabilité. Que diable! le grand-livre ne peut avoir une colonne pour les taloches et une autre pour les coups de pied! Cela ne saurait pas plus s’additionner, en bonne arithmétique, que trois cailloux et cinq chardonnerets. Sans doute M. O’Bodkins avait comme directeur le devoir de s’inquiéter des agissements de ses pensionnaires; mais, comme comptable, il se borna à envoyer promener le surveillant de l’école.

A partir de ce jour, Grip résolut de ne plus perdre de vue son protégé, de ne jamais le laisser seul dans la grande salle, et, quand il sortait, il prenait soin de l’enfermer au fond de son galetas, où du moins l’enfant se trouvait en sûreté.

Les derniers mois de l’été s’écoulèrent. Septembre arriva. C’est déjà l’hiver pour les districts des comtés du nord, et l’hiver de la haute Irlande est fait d’une succession ininterrompue de neiges, de bises, de rafales, de brouillards, venus des plaines glacées de l’Amérique septentrionale, et que les vents de l’Atlantique précipitent sur l’Europe.

Un temps âpre et rude aux riverains de cette baie de Galway, enserrée dans son écran de montagnes comme entre les parois d’une glacière. Des jours bien courts et des nuits bien longues à passer pour ceux dont le foyer n’a ni houille ni tourbe. Ne vous étonnez pas si la température est basse alors à l’intérieur de la ragged-school, sauf peut-être dans la chambre de M. O’Bodkins. Est-ce que si le directeur-comptable n’était pas au chaud, son encre resterait liquide en son encrier?… Est-ce que ses paraphes ne seraient pas gelés avant qu’il eût pu achever leur fioriture?

C’était ou jamais le moment d’aller ramasser par les rues, sur les routes, tout ce qui est susceptible de se combiner avec l’oxygène pour produire de la chaleur. Médiocre ressource, il faut le reconnaître, lorsqu’on en est réduit aux branches tombées des arbres, aux escarbilles abandonnées à la porte des maisons, aux cassures de charbon que les pauvres se disputent sur les quais de déchargement du port. Les pensionnaires de l’école s’occupaient donc à cette récolte, et combien les glaneurs étaient nombreux!

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Notre petit garçon prenait sa part de ce pénible travail. Chaque jour, il rapportait un peu de combustible. Ce n’était pas mendier, cela. Aussi, tant bien que mal, l’âtre brillait-il de vilaines flammes fumeuses dont il fallait se contenter. Toute l’école, gelée sous ses haillons, se pressait autour du foyer, – les plus grands aux bonnes places, cela va de soi, tandis que le souper essayait de cuire dans la marmite. Et quel souper!… Des croûtes de pain, des pommes de terre de rebut, quelques os auxquels adhéraient encore des bribes de chair, une abominable soupe, où les taches de graisse remplaçaient les yeux du bouillon gras.

Il va sans dire que, devant le feu, il n’y avait jamais une place pour P’tit-Bonhomme, et rarement une écuelle de ce liquide que la vieille réservait aux plus grands. Ceux-ci se jetaient dessus comme des chiens affamés, et n’hésitaient pas à montrer les crocs pour défendre leur maigre portion.

Heureusement, Grip s’empressait d’emmener l’enfant dans son trou, et il lui donnait le meilleur de ce qui lui revenait pour sa part de la réfection quotidienne. Sans doute, il n’y avait pas de feu là haut. Cependant, en se blottissant sous la paille, en se serrant l’un contre l’autre, tous deux parvenaient à se garantir du froid, puis à s’endormir, et le sommeil, peut-être cela réchauffe-t-il?… Il faut l’espérer du moins.

Un jour, Grip eut un vrai coup de fortune. Il était en promenade et filait le long de la principale rue de Galway, lorsqu’un voyageur qui rentrait à Royal-Hôtel, le pria de lui porter une lettre au Post-Office. Grip s’empressa de faire la commission et, pour sa peine, il reçut un beau shilling tout neuf. Certes, ce n’était pas un gros capital qui lui arrivait sous cette forme, et il n’aurait pas à se creuser la tête pour décider s’il le placerait en rentes sur l’État ou en valeurs industrielles. Non! le placement tout indiqué se ferait en nature, beaucoup dans l’estomac de P’tit-Bonhomme, un peu dans le sien. Il acheta donc une portion de charcuterie variée qui dura trois jours, et dont on se régala en cachette de Carker et des autres. On le pense bien, Grip entendait ne rien partager avec ceux qui ne partageaient jamais avec lui.

En outre, – ce qui rendit particulièrement heureuse la rencontre de Grip et du voyageur de Royal-Hôtel, c’est que ce digne gentleman, le voyant si mal vêtu, se défit en sa faveur d’un tricot de laine qui était en bon état.

Ne croyez pas que Grip eût songé à le garder pour son usage personnel. Non! il ne pensa qu’à P’tit-Bonhomme. Ce serait «fameux» d’avoir ce bon tricot sous ses haillons.

«Il s’ra là-d’dans comme un mouton sous sa laine!» se dit le brave cœur.

Mais le mouton ne voulut point que Grip se dépouillât de sa toison à son profit. Il y eut discussion. Enfin les choses purent s’arranger à la satisfaction commune.

En effet, le gentleman était gros, et son tricot eût fait deux fois le tour du corps de Grip. Le gentleman était grand, et son tricot eût enveloppé P’tit-Bonhomme de la tête aux pieds. Donc, en gagnant sur la hauteur et la largeur, il ne serait pas impossible d’ajuster le tricot à l’avantage des deux amis. Demander à cette vieille ivrognesse de Kriss de découdre et de recoudre, autant lui demander de renoncer à sa pipe. Aussi, s’enfermant dans le galetas, Grip se mit-il à l’œuvre en y concentrant toute son intelligence. Après avoir pris mesure sur l’enfant, il travailla si adroitement qu’il parvint à confectionner une bonne veste de laine. Quant à lui, il se trouva pourvu d’un gilet – sans manches, il est vrai – mais enfin un gilet, c’est déjà quelque chose.

Il va de soi que recommandation fut faite à P’tit-Bonhomme de cacher sa veste sous ses loques, afin que les autres ne pussent la voir. Plutôt que de la lui laisser, ils l’auraient mise en morceaux. C’est ce qu’il fit, et s’il apprécia l’excellente chaleur de ce tricot pendant les grands froids de l’hiver, nous le laissons à penser.

A la suite d’un mois d’octobre excessivement pluvieux, novembre déchaîna sur le comté une bise glaciale qui condensa en neige toute l’humidité de l’atmosphère. La couche blanche dépassa l’épaisseur de deux pieds dans les rues de Galway. La récolte quotidienne de houille et de tourbe s’en ressentit. On gelait rudement dans la ragged-school, et si le foyer manquait de combustible, l’estomac, qui est un foyer, en manquait également, car on n’y faisait pas de feu tous les jours.

Il fallait bien, néanmoins, au milieu de ces tempêtes de neige, à travers les courants glacés, le long des rues, sur les routes, que les déguenillés cherchassent à pourvoir aux besoins de l’école. Maintenant, on ne trouvait plus rien à ramasser entre les pavés. L’unique ressource, c’était d’aller de porte en porte. Certes, la paroisse faisait ce qu’elle pouvait pour ses pauvres; mais, sans parler de la ragged-school, nombre d’établissements de charité se réclamaient d’elle en ce temps de misère.

Les enfants étaient dès lors réduits à quêter d’une maison à l’autre, et quand toute pitié n’y était pas éteinte, on ne leur faisait pas mauvais accueil. Le plus souvent, il est vrai, avec quelle brutalité on les recevait, avec quelles menaces en cas qu’ils s’aviseraient de revenir, et ils rentraient alors les mains vides…

P’tit-Bonhomme n’avait pu se refuser à suivre l’exemple de ses compagnons. Et pourtant, lorsqu’il s’arrêtait devant une porte, après en avoir soulevé le marteau, il lui semblait que ce marteau retombait d’un grand coup sur sa poitrine. Alors, au lieu de tendre la main, il demandait si l’on n’avait pas quelque commission à lui donner. Il s’épargnait du moins la honte de mendier… Une commission à ce gamin de cinq ans, on savait ce que cela voulait dire, et parfois, on lui jetait un morceau de pain… qu’il prenait en pleurant. Que voulez-vous?… la faim.

Avec décembre, le froid devint très rigoureux et très humide. La neige ne cessait de tomber à gros flocons. C’est à peine si l’on pouvait reconnaître son chemin à travers les rues. A trois heures de l’après-midi, il fallait allumer le gaz, et la lumière jaunâtre des becs ne parvenait point à percer l’amas des brumes, comme si elle eût perdu tout pouvoir éclairant. Ni voitures ni charrettes en circulation. De rares passants se hâtant vers leur logis. Et P’tit-Bonhomme, avec les yeux brûlés par le froid, les mains et la figure bleuies sous les morsures de la bise, courait en serrant étroitement ses loques blanches de neige…

Enfin ce pénible hiver s’acheva. Les premiers mois de l’année 1877 furent moins durs. L’été fit une précoce apparition. Il y eut d’assez fortes chaleurs dès le mois de juin.

Le 17 août, P’tit-Bonhomme – il avait alors, cinq ans et demi – eut la bonne chance d’une trouvaille, qui allait avoir des conséquences très inattendues.

A sept heures du soir, il suivait une des ruelles aboutissant au pont du Claddagh, et revenait à la ragged-school, certain d’y être fort mal reçu, car sa tournée n’avait point été fructueuse. Si Grip n’avait pas quelque vieille croûte en réserve, tous deux devraient se passer de souper ce soir-là. Ce ne serait pas la première fois, d’ailleurs, et de s’attendre à manger tous les jours, à heure fixe, c’eût été de la présomption. Que les riches aient de ces habitudes, rien de mieux, puisque c’est dans leurs moyens. Mais un pauvre diable, ça mange quand ça peut, et «ça n’ mang’ pas, quand ça n’ peut pas!» disait Grip, très habitué à se nourrir de maximes philosophiques.

Or, voilà qu’à deux cents pas de l’école, P’tit-Bonhomme buta et s’étendit de tout son long sur le pavé. Comme il n’était point tombé de haut, il ne se fît aucun mal. Mais, au moment où il s’étalait, un objet, heurté par son pied, avait roulé devant lui. C’était une grosse bouteille de grès, qui ne s’était pas cassée, – par bonheur, car il aurait pu être blessé grièvement.

Notre petit garçon se releva, et, en cherchant autour de lui, finit par retrouver cette bouteille, dont la contenance pouvait être de deux à trois gallons. Un bouchon de liège fermait son goulot, et il suffisait de l’enlever avec la main pour savoir ce que contenait ladite bouteille.

P’tit-Bonhomme la déboucha donc, et il lui sembla qu’elle était pleine de gin.

Ma foi, il y aurait là de quoi satisfaire tous les déguenillés, et, ce jour-là, P’tit-Bonhomme put être assuré qu’on lui ferait un excellent accueil.

Personne dans la ruelle, aucun passant ne l’avait vu, et deux cents pas le séparaient de la ragged-school.

Mais alors des idées lui vinrent, – des idées qui ne seraient venues ni à Carker ni aux autres. Elle ne lui appartenait pas, cette bouteille. Ce n’était point un don de charité, ce n’était pas un débris jeté aux ordures, c’était un objet perdu. Sans doute, de retrouver son propriétaire, cela ne laisserait pas d’être assez difficile. N’importe, sa conscience lui disait qu’il n’avait pas le droit de disposer de la chose d’autrui. Il savait cela d’instinct, car Thornpipe pas plus que M. O’Bodkins ne lui avaient jamais enseigné ce que c’est que d’être honnête. Heureusement, il y a de ces cœurs d’enfant où c’est écrit tout de même.

P’tit-Bonhomme, assez embarrassé de sa trouvaille, prit la résolution de consulter Grip. Bien sûr, Grip parviendrait à opérer la restitution. L’essentiel, c’était d’introduire la bouteille dans le galetas sans être vudes vauriens, car ils ne s’inquiéteraient guère de la rendre à qui elle appartenait. Deux ou trois gallons de gin!… Quelle aubaine!… La nuit venue, il n’en resterait pas une goutte… Pour ce qui concerne Grip, P’tit-Bonhomme en répondait comme de lui. Il ne toucherait pas à la bouteille, il la cacherait sous la paille, et, le lendemain, il prendrait des informations dans le quartier. S’il le fallait, tous deux iraient de maison en maison, ils frapperaient aux portes: ce ne serait pas pour mendier, cette fois.

P’tit-Bonhomme se dirigea alors vers l’école, en essayant, non sans peine, de cacher la bouteille qui faisait une grosse bosse sous ses haillons.

Par malechance, lorsqu’il fut arrivé devant la porte, voici que Carker sortit brusquement, et il ne put éviter le choc. D’ailleurs Carker l’ayant reconnu et le voyant seul, trouva l’occasion bonne pour lui payer l’arriéré qu’il lui devait depuis l’intervention de Grip sur la grève de Salthill.

Il se jeta donc sur P’tit-Bonhomme, et, ayant senti la bouteille sous ses loques, il la lui arracha.

«Eh! qu’est-ce que ça? s’écria-t-il.

– Ça!… ce n’est pas à toi!

– Alors… c’est à toi?

– Non… ce n’est pas à moi!»

Et P’tit-Bonhomme voulut repousser Carker, lequel, d’an coup de pied, l’envoya rouler à trois pas.

S’emparer de la bouteille, puis rentrer dans la salle, c’est ce que Carker eut fait en un instant, et P’tit-Bonhomme ne put que le suivre en pleurant de rage.

Il essaya encore de protester; mais Grip n’étant pas là pour lui venir en aide, ce qu’il reçut de taloches, de coups de pieds, de coups de dents même!… Jusqu’à la vieille Kriss qui s’en mêla, dès qu’elle eut aperçu la bouteille.

«Du gin, s’écria-t-elle, du bon gin, et il y en aura pour tout le monde!»

Assurément P’tit-Bonhomme eût mieux fait de laisser cette bouteille dans la rue, où son propriétaire la cherchait peut-être à cette heure, car, enfin, deux ou trois gallons de gin, ça vaut des shillings et même plus d’une demi-couronne. Il aurait dû se dire qu’il lui serait impossible de remonter au galetas de Grip sans être vu. Maintenant, il était trop tard.

Quant à s’adresser à M. O’Bodkins, à lui raconter ce qui venait de se passer, il aurait été bien accueilli. Aller au cabinet du directeur, entr’ouvrir sa porte si peu que ce fût, risquer de le déranger au plus fort de ses calculs… Et puis, qu’en serait-il résulté? M. O’Bodkins aurait fait apporter la bouteille, et ce qui entrait dans son bureau n’en sortait guère.

P’tit-Bonhomme ne pouvait rien, et il se hâta de rejoindre Grip au galetas, afin de tout lui dire.

«Grip, demanda-t-il, ce n’est pas à soi, n’est-ce pas, une bouteille qu’on trouve?…

– Non… j’crois pas, répondit Grip. Est-ce que t’as trouvé une bouteille?…

– Oui… j’avais l’intention de te la donner, et, demain, nous aurions été savoir dans le quartier…

– A qui qu’elle appartient?… dit Grip.

– Oui, et peut-être en cherchant…

– Et ils te l’ont prise, c’te bouteille?…

– C’est Carker!… J’ai essayé de l’empêcher… et alors les autres… Si tu descendais, Grip?…

– Je vais descendre, et nous verrons à qui qu’elle rest’ra, la bouteille!…»

Mais lorsque Grip voulut sortir, il ne le put. La porte était fermée à l’extérieur.

Cette porte, vigoureusement secouée, résista, à la grande joie de la bande, qui criait d’en bas:

«Eh! Grip!…

– Eh! P’tit-Bonhomme!.,.

– A leur santé!»

Grip, ne pouvant enfoncer la porte, se résigna suivant son habitude, s’efforçant de calmer son compagnon très en colère.

«Bon! dit-il, laissons-les, ces bêtes!

– Oh! n’être pas le plus fort!

– A quoi qu’ ça servirait!… Tiens, p’tit, v’là des pommes de terre que je t’ai gardées… Mange…

– Je n’ai pas faim, Grip!

– Mange tout d’même, et puis on s’fourr’ra sous la paille pour dormir.»

C’était ce qu’il y aurait de mieux à faire, après un souper, hélas! si maigre.

Si Carker avait fermé la porte du galetas, c’est qu’il ne tenait pas à être dérangé ce soir-là. Grip sous les verrous, on serait à son aise pour fêter la bouteille de gin, et Kriss ne s’y opposerait pas, pourvu qu’on lui réservât sa part.

Et alors la liqueur circula dans les tasses. Quels cris, quels hurlements! Il ne leur en fallait pas beaucoup, à ces vauriens, pour les griser, sauf Carker peut-être, qui avait déjà l’habitude des boissons alcooliques.

C’est ce qui ne tarda pas d’arriver. La bouteille n’était pas à demi vide, quoique Kriss y eût puisé à même, que l’ignoble bande était plongée dans l’ivresse. Et ce tumulte, ce vacarme, ne suffirent pas à tirer M. O’Bodkins de son indifférence accoutumée. Que lui importait ce qui se passait en bas, lorsqu’il était en haut devant ses cartons et ses livres?… La trompette du jugement dernier n’aurait pu l’en distraire.

Et pourtant, il allait bientôt être brusquement arraché de son bureau, – non sans grand dommage pour sa chère comptabilité.

Après avoir absorbé un gallon et demi de gin, des trois que contenait la bouteille, la plupart des garnements étaient tombés sur leur paille, pour ne pas dire leur fumier. Et là, ils se fussent endormis, s’il ne fût venu à Carker l’idée de faire un brûlot.

Un brûlot, c’est un punch. Au lieu de rhum, on met du gin dans une casserole, on l’allume, il flambe, et on le boit tout brûlant.

C’est ce qu’imagina Carker, pour le plus vif plaisir de la vieille Kriss et de deux ou trois autres qui résistaient encore. Certes, il manquait certains ingrédients à ce brûlot, mais les pensionnaires de la ragged-school n’étaient point exigeants.

Lorsque le gin eut été versé dans la marmite, – l’unique ustensile que la vieille Kriss eût à sa disposition, – Carker prit une allumette, et alluma le brûlot.

Dès que la flamme bleuâtre eut éclairé la salle, ceux de ces déguenillés qui pouvaient se tenir sur leurs jambes, commencèrent une ronde bruyante autour de la marmite. Qui eût passé en ce moment dans la sue, aurait cru qu’une légion de diables avait envahi l’école. Il est vrai, ce quartier est désert aux premières heures de la nuit.

Soudain une vaste lueur apparut à l’intérieur de la maison. Un faux pas ayant renversé le récipient, d’où débordaient les vapeurs enflammées du gin, le liquide se répandit sur la paille, en gagnant jusqu’aux derniers recoins de la salle. En un instant, le feu fut partout, comme s’il eût fusé d’un tas de pièces d’artifices. Ceux qui étaient valides et ceux qui furent tirés de leur ivresse par les crépitements de l’incendie n’eurent que le temps d’ouvrir la porte, d’entraîner la vieille Kriss et de se jeter dans la rue.

En ce moment, Grip et P’tit-Bonhomme, qui venaient de s’éveiller, cherchèrent vainement à s’enfuir hors du galetas, que remplissait une fumée suffocante.

Déjà, d’ailleurs, le reflet des flammes avait été aperçu. Quelques habitants, munis de seaux et d’échelles, accouraient. Très heureusement, la ragged-school était isolée, et le vent, portant à l’opposé, ne menaçait point les maisons d’en face.

Mais, s’il y avait peu d’espoir de sauver cette antique cassine, il fallait songer à ceux qui s’y trouvaient, et auxquels la flamme fermait toute issue.

Alors s’ouvrit une fenêtre de l’étage qui donnait sur la rue.

C’était la fenêtre du cabinet de M. O’Bodkins, que l’incendie allait bientôt atteindre. Le directeur apparut tout effaré, s’arrachant les cheveux.

Ne croyez pas qu’il s’inquiétait de savoir si ses pensionnaires étaient en sûreté… il ne songeait même pas à lui, ni au danger qu’il courait…

«Mes livres… mes livres!» criait-il en agitant désespérément les bras.

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Et, après avoir essayé de descendre par l’escalier de son cabinet dont les marches crépitaient sous la lèche des flammes, il se décida à jeter par la fenêtre ses registres, ses cartons, ses ustensiles de bureau. Aussitôt les garnements de se précipiter dessus, de les piétiner, d’éparpiller les feuillets que le vent dispersait, tandis que M. O’Bodkins se décidait enfin à se sauver par une échelle dressée contre la muraille.

Mais ce que le directeur avait pu faire, Grip et l’enfant ne le pouvaient pas. Le galetas ne prenait jour que par une étroite lucarne, et l’escalier qui le desservait s’effondrait marche à marche au milieu de la fournaise. La déflagration des murs de paillis commençait, et les flammèches, retombant en pluie sur le toit de chaume, allaient bientôt faire de la ragged-school un large brasier.

Les cris de Grip dominèrent alors le fracas de l’incendie.

«Il y a donc du monde dans ce grenier?» demanda quelqu’un qui venait d’arriver sur le théâtre de la catastrophe.

C’était une dame en costume de voyage. Après avoir laissé sa voiture au tournant de la rue, elle était accourue de ce côté avec sa femme de chambre.

En réalité, le sinistre s’était propagé si rapidement qu’il n’existait plus aucun moyen de s’en rendre maître. Aussi, depuis que le directeur avait été sauvé, avait-on cessé de combattre le feu, croyant qu’il ne se trouvait plus personne dans la maison.

«Du secours… du secours à ceux qui sont là!» s’écria de nouveau la voyageuse, en faisant de grands gestes dramatiques. Des échelles, mes amis, des échelles… et des sauveteurs!»

Mais comment appliquer des échelles contre ces murs qui menaçaient de s’écrouler? Comment atteindre le galetas sur un toit enveloppé d’une fumée épaisse, et dont le chaume pétillait comme une meule livrée aux flammes?

«Qui donc est dans ce grenier?… demanda-t-on à M. O’Bodkins, occupé à ramasser ses registres.

– Qui?… je ne sais…» répondit le directeur éperdu, n’ayant conscience que de son propre désastre.

Puis, la mémoire lui revenant:

«Ah!… si… deux… Grip et P’tit-Bonhomme…

– Les malheureux! s’écria la dame. Mon or, mes bijoux, tout ce que je possède, à qui les sauvera!»

Il était maintenant impossible de pénétrer à l’intérieur de l’école. Une gerbe écarlate se projetait à travers les murs. Le dedans flambait, crépitait, s’écroulait. Encore quelques instants, et sous le souffle de la rafale, qui tordait les flammes comme l’étamine d’un pavillon, la ragged-school ne serait plus qu’une caverne de feu, un tourbillon de vapeurs incandescentes.

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Soudain le toit de chaume creva à la hauteur de la lucarne. Grip était parvenu à le déchirer, à briser les bardeaux, au moment où l’incendie faisait craquer le plancher du galetas. Il se hissa alors sur les traverses du faîtage, et il tira après lui le jeune garçon à demi-suffoqué. Puis, ayant gagné la partie du mur qui formait pignon à droite, il se laissa glisser sur l’arête, tenant toujours P’tit-Bonhomme entre ses bras.

En ce moment, il se produisit une violente poussée de flammes fuligineuses, éructées de la toiture, en faisant jaillir des milliers d’étincelles.

«Sauvez-le… cria Grip, sauvez-le!»

Et il lança l’enfant du côté de la rue, où, par bonheur, un homme le reçut dans ses bras, avant qu’il se fût brisé sur le sol.

Grip, se jetant à son tour, roula presque asphyxié au pied d’un pan de muraille, qui s’abattit d’un bloc.

Alors la voyageuse s’avançant vers l’homme qui tenait P’tit-Bonhomme, lui demanda d’une voix tremblante d’émotion:

«A qui est cette innocente créature?…

– A personne!… Ce n’est qu’un enfant trouvé… lui répondit cet homme.

– Eh bien… il est à moi… à moi!… s’écria-t-elle en le prenant, en le serrant sur sa poitrine.

– Madame… fît observer la femme de chambre.

– Tais-toi… Élisa… tais-toi!… C’est un ange qui m’est tombé du ciel!»

Comme l’ange n’avait ni parents ni famille, autant valait le laisser aux mains de cette belle dame, douée d’un cœur si généreux, et ce furent des hurrahs qui la saluèrent, au moment où s’écroulaient, au milieu d’une gerbe de flammeroles, le derniers restes de la ragged-school.

 

 

Chapitre VI

Limerick.

 

uelle était cette femme charitable, qui venait d’entrer en scène de cette façon quelque peu mélodramatique? On l’aurait vue se précipitant au milieu des flammes, sacrifiant sa vie pour arracher cette frêle victime à la mort, que personne ne s’en fût étonné, tant elle y mettait de conviction scénique. En vérité, il eût été sien, cet enfant, qu’elle ne l’aurait pas entouré plus étroitement de ses bras, tandis qu’elle l’emportait vers sa voiture. En vain sa femme de chambre avait-elle voulu la décharger de ce précieux fardeau… Jamais… jamais!

» Non, Élisa, laisse-le! répétait-elle d’une voix vibrante. Il est à moi… Le ciel m’a permis de le retirer des ruines de cette maison en flammes… Merci, merci, mon Dieu!… Ah! le chéri!… le chéri!»

Le chéri était à demi suffoqué, la respiration incomplète, la bouche haletante, les yeux fermés. Il lui aurait fallu de l’air, le grand air, et, après avoir été presque étouffé par les fumées de l’incendie, il risquait de l’être par les tourbillons de tendresse dont l’enveloppait sa libératrice.

«A la gare, dit-elle au cocher, lorsqu’elle eut rejoint sa voiture, à la gare!… Une guinée… si nous ne manquons pas le train de neuf heures quarante-sept!»

Le cocher ne pouvait être insensible à cette promesse, – en Irlande, le pourboire n’étant rien de moins qu’une institution sociale. Aussi mit-il au trot le cheval de son «growler», appellation qui s’applique à ces antiques et inconfortables véhicules.

Mais enfin quelle était cette providentielle voyageuse? Par une extraordinaire bonne chance, P’tit-Bonhomme était-il tombé entre des mains qui ne l’abandonneraient plus?

Miss Anna Waston, premier grand rôle de drame du théâtre de Drury-Lane, une sorte de Sarah Bernhardt en tournée, qui donnait actuellement des représentations au théâtre de Limerick, comté de Limerick, province de Munster. Elle venait d’achever un voyage d’agrément de quelques jours à travers le comté de Galway, accompagnée de sa femme de chambre, – autant dire une amie aussi grognonne que dévouée, la sèche Élisa Corbett.

Excellente fille, cette comédienne, très goûtée du public des mélodrames, toujours en scène même après le baisser du rideau, toujours prête à s’emballer dans les questions de sentiment, ayant le cœur sur la main, la main ouverte comme le cœur, néanmoins très sérieuse en ce qui concernait son art, intraitable dans les cas où une maladresse pouvait le compromettre, et à cheval sur les questions de cachets et de vedette.

Miss Anna Waston, fort connue dans tous les comtés du Royaume-Uni, n’attendait que l’occasion d’aller se faire applaudir en Amérique, aux Indes, en Australie, c’est-à-dire partout où la langue anglaise est parlée, car elles avait trop de fierté pour s’abaisser à n’être qu’une poupée de pantomime sur des théâtres où elle n’aurait pu être comprise.

Depuis trois jours, désireuse de se remettre des incessantes fatigues que lui imposait le drame moderne dans lequel elle ne cessait de mourir au dernier acte, elle était venue respirer l’air pur et fortifiant de la baie de Galway. Son voyage achevé, elle se dirigeait, ce soir-là, vers la gare pour prendre le train de Limerick, où elle devait jouer le lendemain, lorsque des cris de détresse, une intense réverbération de flammes, avaient attiré son attention. C’était la ragged-school qui brûlait.

Un incendie?… Comment résister au désir de voir un de ces incendies «nature», qui ressemblent si peu à ces incendies de théâtre au lycopode? Sur son ordre et malgré les observations d’Élisa, la voiture s’était arrêtée à l’extrémité de la rue, et miss Anna Waston avait assisté aux diverses péripéties de ce spectacle, bien supérieur à ceux que les pompiers de service regardent d’un œil attentif et souriant. Cette fois, les praticables s’effondraient en se tordant, les dessous flambaient pour tout de bon. En outre, cela n’avait pas manqué d’intérêt. La situation s’était corsée comme dans une pièce bien conduite. Deux créatures humaines sont enfermées au fond d’un galetas, dont l’escalier est dévoré par les flammes, et qui n’a plus d’issues… Deux garçons, un grand et un petit… Peut-être une fillette eût-elle mieux valu?… Et alors, les cris poussés par miss Anna Waston… Elle se serait élancée à leur secours, n’eût été son cache-poussière qui aurait pu donner un nouvel aliment à l’incendie… D’ailleurs, la toiture vient de se crever autour de la lucarne… Les deux malheureux ont apparu au milieu des vapeurs, le grand portant le petit… Ah! le grand, quel héros, et comme il se pose en artiste!… Quelle science du geste, quelle vérité d’expression!… Pauvre Grip! il ne se doute guère qu’il a produit tant d’effet… Quant à l’autre, «le nice boy!… le nice boy!» le gentil! répète miss Anna Waston, c’est un ange qui traverse les flammes d’un enfer!… Vrai, P’tit-Bonhomme, c’est bien la première fois que tu auras été comparé à un chérubin, ou à tout autre échantillon de la bambinerie céleste!

Oui! cette mise en scène, miss Anna Waston en avait saisi les moindres détails. Comme au théâtre, elle s’était écriée: «Mon or, mes bijoux, et tout ce que je possède à qui les sauvera!» Mais personne n’avait pu s’élancer le long des murs chancelants, sur la toiture croûlante… Enfin le chérubin avait été recueilli entre des bras ouverts à point pour le recevoir… puis, de ces bras, il avait passé dans ceux de miss Anna Waston… Et, à présent, P’tit-Bonhomme possédait une mère, et même la foule assurait que ce devait être une grande dame qui venait de reconnaître son fils au milieu de l’incendie de la ragged-school.

Après avoir salué, en s’inclinant, le public qui l’applaudissait, miss Anna Waston avait disparu, emportant son trésor, malgré tout ce que lui disait sa femme de chambre. Que voulez-vous? Il ne faut pas demander à une comédienne, âgée de vingt-neuf ans, à la chevelure ardente, à la coloration chaude, aux regards dramatiques, – et tant soit peu écervelée, – de maîtriser ses sentiments, de se maintenir en une juste mesure, comme le faisait Élisa Corbett, à l’âge de trente-sept ans, une blonde, froide et fade, depuis plusieurs années au service de sa fantasque maîtresse. Il est vrai, la caractéristique de l’actrice était de se croire toujours en représentation sur un théâtre, aux prises avec les péripéties de son répertoire. Pour elle, les circonstances les plus ordinaires de la vie étaient des «situations», et lorsque la situation est là…

Il va sans dire que la voiture étant arrivée à temps à la gare, le cocher reçut la guinée promise. Et maintenant, miss Anna Waston, seule avec Élisa, au fond d’un compartiment de première classe, pouvait s’abandonner à toutes ces effusions dont le cœur d’une véritable mère eût été rempli.

«C’est mon enfant!… mon sang… ma vie! répétait-elle. On ne me l’arrachera pas!»

Entre nous, qui eût pu songer à lui arracher ce petit abandonné, sans famille?

Et Élisa de se dire:

«Nous verrons ce que cela durera!»

Le train roulait alors à petite vitesse vers Artheury-jonction, en traversant le comté de Galway qu’il met en communication avec la capitale de l’Irlande. Pendant cette première partie du trajet – une douzaine de milles – P’tit-Bonhomme n’avait point repris connaissance, malgré les soins assidus et les phrases traditionnelles de le comédienne.

Miss Anna Waston s’était d’abord occupée de le déshabiller. L’ayant débarrassé de ses loques souillées de fumée, à l’exception du tricot de laine qui était en assez bon état, elle lui avait fait une chemise d’une de ses camisoles tirée du sac de voyage, une veste d’un corsage de drap, une couverture de son châle. Mais l’enfant ne semblait pas s’apercevoir qu’il fût enveloppé de vêtements bien chauds, et pressé sur un cœur encore plus chaud que n’étaient les vêtements.

Enfin, à la jonction, une partie du train fut détachée, et dirigée sur Kilkree qui est à la limite du comté de Galway, où il y eut une halte d’une demi-heure. Pendant ce temps-là P’tit-Bonhomme n’avait pas encore repris ses sens.

«Élisa… Élisa… s’écria miss Anna Waston, il faut voir s’il n’y a pas un médecin dans le train!»

Élisa s’informa, bien qu’elle assurât sa maîtresse que ça n’en valait pas la peine.

Il n’y avait pas de médecin.

«Ah! ces monstres… répondit miss Anna Waston, ils ne sont jamais où ils devraient être!

– Voyons, madame, il n’a rien, ce gamin!… Il finira par revenir à lui, si vous ne l’étouffez pas…

–Tu crois, Élisa?… Le cher bébé!… Que veux-tu?.. Je ne sais pas, moi!.. Je n’ai jamais eu d’enfant!… Ah! si j’avais pu le nourrir de mon lait!»

Cela était impossible, et d’ailleurs, P’tit-Bonhomme était d’un âge où l’on éprouve le besoin d’une alimentation plus substantielle. Miss Anna Waston en fut donc pour ses regrets d’insuffisance maternelle.

Le train traversa le comté de Clare, – cette presqu’île jetée entre la baie de Galway au nord et le long estuaire du Shannon au sud – un comté dont on ferait une île en creusant un canal d’une trentaine de milles à la base des monts Sliève-Sughty. La nuit était sombre, l’atmosphère tumultueuse, balayée par les rafales de l’ouest. N’était-ce pas le ciel de la situation?…

«Il ne revient pasà lui, cet ange? ne cessait de s’écrier miss Anna Waston.

– Voulez-vous que je vous dise, madame?…

– Dis, Élisa, dis, de grâce!…

– Eh bien… je crois qu’il dort!»

Et c’était vrai.

On traversa Dromor, Ennis qui est la capitale du comté, où le train arriva vers minuit, puis Clare, puis New-Market, puis Six-Miles, la frontière enfin, et, à cinq heures du matin, le train entrait en gare de Limerick.

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Non seulement P’tit-Bonhomme avait dormi pendant tout le trajet, mais miss Anna Waston avait fini par succomber au sommeil, et, lorsqu’elle se réveilla, elle s’aperçut que son protégé la regardait en ouvrant de grands yeux.

Et, alors, de l’embrasser en répétant:

«Il vit!… il vit!… Dieu, qui me l’a donné, n’aurait pas eu la cruauté de me le reprendre!»

Élisa voulut bien convenir que Dieu n’aurait pu être cruel à ce point, et voilà comment il advint que notre petit garçon passa presque sans transition du galetas de la ragged-school au bel appartement que miss Anna Waston, en représentation au théâtre de Limerick, occupait à Royal-George-Hôtel.

Un comté qui a vaillamment marqué dans l’histoire de l’Irlande, ce comté de Limerick où s’organisa la résistance des catholiques contre l’Angleterre protestante. Sa capitale, fidèle à la dynastie jacobite, tint tête au redoutable Cromwel, subit un siège mémorable, puis, abattue par la famine et les maladies, noyée dans le sang des exécutions, finit par succomber. Là fut signé le traité qui porte son nom, lequel assurait aux catholiques irlandais l’égalité des droits civils et le libre exercice de leur culte. Il est vrai, ces dispositions furent outrageusement violées par Guillaume d’Orange. Il fallut reprendre les armes, après de longues et cruelles exactions; mais, malgré leur valeur, et bien que la Révolution française eût envoyé Hoche à leur secours, les Irlandais, qui se battaient «la corde au cou», comme ils disaient, furent vaincus à Ballinamach.

En 1829, les droits des catholiques se virent enfin reconnus, grâce au grand O’Connell, qui prit en main le drapeau de l’indépendance et obtint ou plutôt imposa le bill d’émancipation au gouvernement de la Grande-Bretagne.

Et, puisque ce roman a choisi l’Irlande pour théâtre, qu’il nous soit permis de rappeler ces quelques phrases inoubliables, jetées alors à la face des hommes d’État de l’Angleterre. Que l’on veuille bien ne point les considérer comme un hors-d’œuvre; elles sont gravées au cœur des Irlandais, et on en sentira l’influence en quelques épisodes de cette histoire.

«Jamais ministère ne fut plus indigne! s’est écrié un jour O’Connell. Stanley est un whig renégat; sir James Graham, quelque chose de pire encore; sir Robert Peel, un drapeau bariolé de cinq cents couleurs, et pas bon teint, aujourd’hui orange, demain vert, le surlendemain ni l’une ni l’autre de ces couleurs, mais il faut prendre garde que ce drapeau soit jamais teint de sang!… Quant à ce pauvre diable de Wellington, rien de plus absurde que d’avoir édifié cet homme-là en Angleterre. L’historien Alison n’a-t-il pas démontré qu’il avait été surpris à Waterloo? Heureusement pour lui, il avait alors des troupes déterminées, il avait des soldats irlandais! Les Irlandais ont été dévoués à la maison de Brunswick, lorsqu’elle était leur ennemie, fidèles à Georges III qui les trahissait, fidèles à Georges IV qui poussait des cris de rage en accordant l’émancipation, fidèles au vieux Guillaume, à qui le ministère prêtait un discours intolérable et sanguinaire contre l’Irlande, fidèles à la reine enfin! Aussi, aux Anglais l’Angleterre, aux Écossais l’Écosse, – aux Irlandais l’Irlande !» Nobles paroles!… On verra bientôt comment s’est réalisé le vœu d’O’Connell, et si le sol de l’Irlande est aux Irlandais.

Limerick est encore l’une des principales cités de l’Ile-Émeraude, bien qu’elle soit descendue du troisième au quatrième rang, depuis que Tralee lui a pris une partie de son commerce. Elle possède une population de trente mille habitants. Ses rues sont régulières, larges, droites, tracées à l’américaine; ses boutiques, ses magasins, ses hôtels, ses édifices publics, s’élèvent sur des places spacieuses. Mais vient-on à franchir le pont de Thomond, quand on a salué la pierre sur laquelle fut signé le traité d’émancipation, on trouve la partie de la ville restée obstinément irlandaise, avec ses misères et les ruines du siège, les remparts effondrés, l’emplacement de cette «batterie noire» que les intrépides femmes, comme autant de Jeanne Hachette, défendirent jusqu’à la mort contre les orangistes. Rien de plus attristant, de plus lamentable que ce contraste!

Évidemment, Limerick est située de manière à devenir un important centre industriel et commercial. Le Shannon, le «fleuve d’azur», lui offre un de ces chemins qui marchent comme la Clyde, la Tamise ou la Mersey. Par malheur, si Londres, Glasgow et Liverpool utilisent leur fleuve, Limerick laisse le sien à peu près sans emploi. A peine quelques barques animent-elles ces eaux paresseuses, qui se contentent de baigner les beaux quartiers de la ville et d’arroser les gras pâturages de leur vallée. Les émigrants irlandais devraient bien emporter le Shannon en Amérique. Soyez sûr que les Américains sauraient en faire bon usage.

Si toute l’industrie de Limerick se borne à fabriquer des jambons, ce n’en est pas moins une agréable cité, où la partie féminine de la population est remarquablement belle, – et il était facile de le constater pendant les représentations de miss Anna Waston.

Avouons-le, ce ne sont pas ces comédiennes d’une personnalité si bruyante qui réclament un mur pour la vie privée. Non! elles feront plutôt monter le loyer des maisons de verre, le jour où les architectes sauront en construire. Après tout, miss Anna Waston n’avait point à cacher ce qui s’était passé à Galway. Dès le lendemain de son arrivée, on ne cessait de parler, dans les salons de Limerick, de la ragged-school. Le bruit courut que l’héroïne de tant de drames s’était jetée au milieu des flammes pour sauver un petit être, et elle ne le démentit pas trop. Peut-être le croyait-elle, comme ces hâbleurs qui finissent par ajouter foi à leurs hâbleries. Ce qui était certain, c’est qu’elle avait ramené un enfant à Royal-George-Hôtel, un enfant qu’elle voulait adopter, un orphelin auquel elle donnerait son nom, puisqu’il n’en avait pas, – non! pas même un nom de baptême.

«P’tit-Bonhomme!» avait-il répondu, lorsqu’elle lui avait demandé comment il s’appelait.

Eh bien, P’tit-Bonhomme, lui allait. Elle n’aurait pas mieux trouvé. Cela valait bien Édouard, Arthur ou Mortimer. Et, d’ailleurs, elle lui prodiguerait les «baby», les «bebery», les «babiskly», et autres équivalents maternels usités en Angleterre.

Nous conviendrons que notre héros ne comprenait rien à tout cela. Il se laissait faire, n’étant point habitué aux caresses, et on le caressait, ni aux baisers, et on l’embrassait, ni aux beaux habits, et il fut habillé à la mode, ni aux chaussures, et on lui mit des bottines neuves, ni aux frisures, et ses cheveux furent disposés en boucles, ni à la bonne nourriture, et on le nourrissait royalement, ni aux friandises, et on l’en accablait.

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Il va de soi que les amis et amies de la comédienne affluèrent à l’appartement deRoyal-George-Hôtel. Ce qu’elle reçut de compliments, et avec quelle bonne grâce elle les acceptait! On reprenait l’histoire de la ragged-school. Après vingt minutes de récit, il était rare que le feu n’eût pas dévoré la ville de Galway tout entière. On ne pouvait comparer à ce sinistre que le fameux incendie qui détruisit une grande partie de la capitale du Royaume-Uni et dont témoigne le «Fire-Monument» élevé à quelques pas de London-Bridge.

On l’imagine sans peine, l’enfant n’était pas oublié pendant ces visites, et miss Anna Waston en jouait d’une façon supérieure. Pourtant, il se souvenait, il se rappelait que, s’il n’avait jamais été autant choyé, on l’avait aimé du moins. Aussi un jour demanda-t-il:

«Où donc est Grip?…

– Qu’est-ce que Grip, mon babish?» répondit miss Anna Waston.

Elle sut alors ce qu’était Grip. Certainement, sans lui, P’tit-Bonhomme eût péri dans les flammes… Si Grip ne se fût dévoué pour le sauver au risque de sa propre vie, c’est un cadavre d’enfant qu’on eût retrouvé sous les décombres de l’école. Cela était bien… très bien de la part de Grip. Cependant, son héroïsme – on acceptait ce mot, – ne pouvait diminuer en rien la part qui revenait à miss Anna Waston dans le sauvetage… Admettez que cette admirable femme ne se fût pas providentiellement trouvée sur le théâtre de l’incendie où serait aujourd’hui P’tit-Bonhomme?… Qui l’aurait recueilli?… En quel bouge l’eût-on renfermé avec les autres déguenillés de la ragged-school?

La vérité est que personne ne s’était informé de Grip. On ne savait rien à son sujet, et on ne tenait guère à en savoir davantage; P’tit-Bonhomme finirait par l’oublier, il n’en parlerait plus. On se trompait, et l’image de celui qui l’avait nourri et protégé ne s’effacerait jamais de son cœur.

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Et pourtant, que de distractions l’enfant adoptif de la comédienne rencontrait dans sa nouvelle existence! Il accompagnait miss Anna Waston pendant ses promenades, assis près d’elle, sur le coussin de sa voiture, au milieu des beaux quartiers de Limerick, à l’heure où le monde élégant pouvait la voir passer. Jamais bébé n’avait été plus attifé, plus enrubanné, plus décoratif, si l’on veut permettre cette expression. Et que de costumes variés, qui lui eussent fait une riche garde-robe d’acteur! Tantôt, c’était un Écossais, avec plaid, toque et philabegg, tantôt un page avec maillot gris et justaucorps écarlate, ou bien un mousse de fantaisie avec vareuse bouffante et béret rejeté en arrière. Au vrai, il avait remplacé le carlin de sa maîtresse, une bête hargneuse et mordante, et, s’il eût été plus petit, peut-être l’aurait-elle fourré dans son manchon, en ne laissant passer que sa tête toute frisottée. Et, en outre des promenades à travers la ville, ces excursions jusqu’aux stations balnéaires des environs de Kilkree, avec ses magnifiques falaises sur la côte de Clare, Miltow-Malbay, citée pour ses redoutables roches qui déchiquetèrent jadis une partie de l’invincible Armada!… Là, P’tit-Bonhomme était exhibé comme un phénomène sous cette désignation: «l’ange sauvé des flammes!»

Une ou deux fois, on le conduisit au théâtre. Il fallait le voir en baby du grand monde, ganté de frais – des gants à ce garçonnet! – trônant au premier rang d’une loge sous l’œil sévère d’Élisa, osant à peine remuer, et luttant contre le sommeil jusqu’à la fin de la représentation. S’il ne comprenait pas grand’chose aux pièces, il croyait cependant que tout ce qu’il voyait était réel, non imaginaire. Aussi, lorsque miss Anna Waston apparaissait en costume de reine, avec diadème et manteau royal, puis en femme du peuple, portant cornette et tablier, ou même en pauvresse, vêtue de haillons à volants et coiffée du chapeau à fleurs des mendiantes anglaises, il ne pouvait croire que ce fût elle qu’il retrouvait à Royal-George-Hôtel. De là, le profond trouble de son imagination enfantine. Il ne savait plus que penser. Il en rêvait la nuit, comme si le sombre drame eût continué, et alors c’étaient des cauchemars effrayants, auxquels se mêlaient le montreur de marionnettes, ce gueux de Carker, les autres mauvais garnements de l’école! Il se réveillait, trempé de sueur, et n’osait appeler…

On sait combien les Irlandais sont passionnés pour les exercices de sport, et en particulier pour les courses de chevaux. Ces jours-là, il y a un envahissement de Limerick, de ses places, de ses rues, de ses hôtels, par la «gentry» des environs, et les fermiers qui désertent leurs fermes, et les misérables de toute espèce qui sont parvenus à économiser un shilling ou un demi-shilling pour le mettre sur un cheval.

Or, quinze jours après son arrivée, P’tit-Bonhomme eut l’occasion d’être exhibé au milieu d’un concours de ce genre. Quelle toilette il portait! On eût juré un bouquet plutôt qu’un bébé, tant il était fleuri de la tête aux pieds, – un bouquet que miss Anna Waston faisait admirer, on pourrait même dire respirer à ses amis et connaissances!

Enfin, il faut bien prendre cette créature pour ce qu’elle est, un peu extravagante, un peu détraquée, mais bonne et compatissante, quand elle trouvait le moyen de l’être avec quelque apparat. Si les attentions dont elle comblait l’enfant étaient visiblement théâtrales, si ses baisers ressemblaient aux baisers conventionnels de la scène qui ne viennent que des lèvres, ce n’était pas P’tit-Bonhomme qui eût été capable d’en saisir la différence. Et pourtant, il ne se sentait pas aimé comme il l’aurait voulu, et peut-être se disait-il, sans en avoir conscience, ce que ne cessait de répéter Élisa:

«Nous verrons bien ce que cela durera… en admettant que cela dure!»

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1 Abréviation familière du nom de Cécily.