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Jules Verne

 

p'tit bonhomme

 

(Chapitre IV-VI)

 

 

85illustrations par L. Benett

12 grandes gravures en chromotypographie et une carte en couleur

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Dernières étapes

 

 

Chapitre IV

Les lacs de Killarney.

 

e départ, ainsi qu’il avait été décidé en haut lieu, s’effectua dans la matinée du 3 août. Les deux domestiques, femme et valet de chambre de la marquise et du marquis, prirent place à l’intérieur de l’omnibus du château, qui transportait les bagages à la gare, distante de trois milles.

P’tit-Bonhomme les accompagnait, afin de surveiller plus spécialement ceux de son jeune maître, conformément aux ordres qu’il avait reçus. D’ailleurs, Marion et John étaient d’accord pour le laisser se tirer d’affaire comme il le pourrait, «cet enfant de rien et de personne», ainsi qu’on l’appelait à l’antichambre ou à l’office.

L’enfant de rien s’en tira très intelligemment, et les bagages du comte Ashton furent enregistrés par ses soins, dès que les tickets eurent été délivrés au guichet des voyageurs.

Vers midi, la calèche arriva, après avoir côtoyé la rivière Allo. Lord et lady Piborne en descendirent. Comme un certain nombre de personnes sortaient de la gare pour regarder ces augustes voyageurs – très respectueusement, cela va sans dire, – le comte Ashton ne pouvait manquer cette occasion de jouer de son groom. Il l’appela du nom de «boy», suivant l’habitude prise, puisqu’on ne lui en connaissait pas d’autre. Le boy s’avança vers la calèche et reçut en pleine poitrine la couverture de voyage. Il faillit s’étaler du coup, ce qui donna fort à rire aux assistants.

Le marquis, la marquise et leur fils se rendirent au compartiment qui leur avait été réservé dans un wagon de première classe. John et Marion s’installèrent sur la banquette d’un wagon de deuxième, sans inviter le groom à y monter avec eux. Celui-ci vint occuper un autre compartiment, qui était vide, n’ayant aucun regret d’être seul pour le début du voyage.

Le train partit aussitôt. On eût dit qu’il n’attendait que la venue des nobles châtelains de Trelingar.

Une fois déjà, P’tit-Bonhomme avait voyagé en chemin de fer entre les bras de miss Anna Waston; à peine s’en souvenait-il, ayant dormi tout le temps. Quant à ces voitures, accrochées l’une à l’autre, ces convois passant en grande vitesse, il avait vu cela autour de Galway et de Limerick. Aujourd’hui allait véritablement se réaliser son désir d’être traîné par une locomotive, ce puissant cheval d’acier et de cuivre, hennissant et lançant des tourbillons de vapeur. En outre, – ce qui excitait son admiration, – c’était non pas ces wagons pleins de voyageurs, mais ces fourgons bondés de marchandises que l’industrie et le commerce expédiaient d’une contrée à une autre.

P’tit-Bonhomme regardait par la portière, dont la vitre était baissée. Bien que le train ne marchât qu’à médiocre allure, cela lui paraissait quelque chose de tout à fait extraordinaire, ces maisons et ces arbres qui filaient en sens contraire le long de la voie, ces fils télégraphiques tendus d’un poteau à l’autre, et sur lesquels les dépêches courent plus rapidement encore que les objets ne disparaissaient, ces convois que le train croisait et dont il n’entrevoyait que la masse confuse et mugissante. Que d’impressions pour son imagination si sensible, où elles se gravaient ineffaçablement!

Pendant un certain nombre de milles, le train suivit la rive gauche de la rivière Blackwater à travers des sites pittoresques. Vers deux heures, après s’être arrêté à quelques stations intermédiaires, il fit une halte de vingt-cinq minutes à la gare de Millstreet.

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La noble famille ne descendit pas de son wagon-salon, où Marion fut appelée pour le service de sa maîtresse. John se tint près de la portière à la disposition de son maître. Le groom reçut du comte Ashton l’ordre de lui acheter quelque «machine amusante», facile à lire pendant une heure ou deux. Il se dirigea donc vers l’étalage de librairie de la gare, et s’il fut embarrassé, on le comprend de reste. Enfin, il est à présumer qu’il consulta plutôt son propre goût que celui du jeune Piborne. Aussi, de quelle rebuffade fut-il accueilli, lorsqu’il rapporta le Guide du touriste aux lacs de Killarney ! L’héritier de Trelingar-castle s’inquiétait bien d’étudier un itinéraire! Il se souciait, vraiment, de la région qu’il venait visiter! Il y allait parce qu’on l’y emmenait! Et le guide dut être remplacé par une feuille à caricatures ineptes avec légendes sans esprit, qui parurent faire ses délices.

Le départ de Millstreet eut lieu à deux heures et demie. P’tit-Bonhomme s’était réinstallé à la vitre du wagon. Le train s’engageait alors dans les défilés d’une contrée montagneuse, très variée de points de vue. Le temps était assez clair, avec un soleil pas trop mouillé, – ce qui est rare en Irlande. Lord Piborne pouvait se féliciter d’avoir une période de sécheresse pour cette excursion. L’ombrelle de la marquise lui serait plus utile que son waterproof. Cependant l’atmosphère n’était pas dépourvue de cette légère brume frissonnante, qui donne plus de charme aux cimes, en adoucissant leurs contours. P’tit-Bonhomme put contempler, vers le sud du railway, les hauts pics de cette partie du comté, le Caherbarnagh et le Pass, dont l’altitude atteint deux mille pieds. C’est aux environs de Killarney, en effet, que les poussées géologiques se sont le plus fortement produites en Irlande.

Le train ne tarda pas à franchir la limite mitoyenne entre les comtés de Cork et de Kerry. P’tit-Bonhomme, qui avait gardé le Guide refusé par son maître, suivait avec intérêt le tracé du chemin de fer. Quels souvenirs rappelait à sa mémoire ce nom de Kerry! A une vingtaine de milles vers le nord, s’étaient écoulées les plus chères années de son enfance, à cette ferme de Kerwan, maintenant abandonnée, d’où l’impitoyable middleman avait chassé la famille Mac Carthy!… Ses yeux se détournèrent du paysage. C’est en lui-même qu’il regardait, et cette douloureuse impression durait encore, lorsque le train s’arrêta en gare de Killarney.

C’est une chance qu’a cette petite bourgade, – chance partagée par quelques villes en Europe, – d’être située sur le bord d’un lac magnifique. Peut-être Killarney doit-elle sa vie heureuse et facile à ce chapelet de nappes liquides qui se déroule à ses pieds. Ce n’est point pour son palais où réside l’évêque catholique du comté, ni pour sa cathédrale, ni pour son asile d’aliénés, ni pour sa maison de religieuses, ni pour son couvent de franciscains, ni pour son work-house, que les touristes y affluent pendant la belle saison. Non! Si cette bourgade est le rendez-vous des excursionnistes, c’est qu’ils y sont attirés par les splendeurs naturelles de ses lacs. Qu’une commotion géologique vienne à les supprimer, que leurs eaux aillent se perdre dans les entrailles du sol, et Killarney aura vécu, – ce qui serait regrettable, surtout pour la famille des Kenmare, puisque cette cité fait partie de son immense domaine de quatre-vingt-dix mille hectares. Les hôtels n’y manquent point, sans compter ceux qui s’élèvent sur les bords du Lough-Leane, à moins d’un quart de mille.

Lord Piborne avait fait choix de l’un des meilleurs de l’endroit. Par malheur, cet hôtel était alors «boycotté». Ce néologisme irlandais vient du nom d’un certain capitaine Boycott, lequel avait réclamé l’assistance de la police pour engranger ses récoltes, les manouvriers du pays se refusant à travailler sur son domaine. Être mis en quarantaine, c’est précisément ce que signifie le mot boycotter. Et, si l’hôtel en question subissait la rigueur de cette mise en quarantaine, c’est que son propriétaire avait procédé par éviction contre quelques-uns de ses tenanciers. Il n’y avait donc plus chez lui ni gens de service, ni cuisiniers, et les fournisseurs n’auraient rien osé lui vendre.

Le marquis et la marquise Piborne durent se rendre à un autre hôtel, en remettant au lendemain leur départ pour les lacs. Après s’être occupé des bagages de son maître, le groom reçut ordre de se tenir à sa disposition pendant toute la soirée. De là, interdiction formelle de quitter l’antichambre, tandis que le jeune Piborne faisait le gentleman au milieu des touristes, qui lisaient, causaient ou jouaient dans le grand salon.

Le lendemain, une voiture attendait au bas du perron de l’établissement. C’était un large et confortable landau, pouvant se découvrir, avec siège derrière pour John et Marion, et siège devant, sur lequel le groom prendrait place près du cocher. Dans les coffres, on enferma le linge et les vêtements de rechange, des provisions en quantité suffisante pour parer aux diverses éventualités du voyage, retards possibles, insuffisance des hôtels, car il convenait que les repas de Leurs Seigneuries fussent partout et toujours assurés. Mais Elles n’avaient pas l’intention de monter dans cette voiture au départ de Killarney.

En effet, avec ce bon sens pratique dont lord Piborne se targuait habituellement, – même lors des discussions de la Chambre haute, – il avait divisé son itinéraire en deux parties distinctes: la première comprenait l’exploration des lacs et devait s’exécuter par eau; la seconde comportait l’exploration du comté jusqu’au littoral et devait s’exécuter par terre. Il suit de là que le landau ne serait appelé à transporter les nobles excursionnistes que pendant cette dernière partie du voyage. Aussi, se mit-il en route dès le matin, afin d’aller les attendre à Brandons-cottage, à l’extrémité des lacs Killarney, dont il aurait contourné les rives orientales. Or, comme, dans sa sagesse, lord Piborne avait fixé à trois jours la durée de la traversée des lacs, la femme de chambre, le valet de chambre et le groom ne pouvaient quitter leurs maîtres durant ces trois jours. Que l’on juge s’il fut satisfait, notre jeune garçon, à la pensée qu’il allait naviguer sur ces eaux resplendissantes!

Ce n’était pas la mer, il est vrai, – la mer immense, infinie, qui va d’un continent à l’autre. Il n’y avait là que des lacs, n’offrant au commerce aucun débouché, et dont la surface n’est sillonnée que par les embarcations des touristes. Mais enfin, même en ces conditions, cela était pour réjouir P’tit-Bonhomme. Hier, pour la seconde fois, il était monté en chemin de fer… Aujourd’hui, pour la première fois, il allait monter en bateau.

Pendant que John et Marion, suivis du groom, faisaient à pied le mille qui sépare Killarney de la rive septentrionale des lacs, une calèche y conduisait le marquis, la marquise et leur fils. Au coin d’une place, P’tit-Bonhomme entremit la cathédrale qu’il n’avait pas eu le temps de visiter. Peu de monde dans les rues, plutôt des flâneurs que des travailleurs. En effet, l’animation de Killarney est limitée aux quelques mois pendant lesquels dix à douze mille excursionnistes y affluent de tous les points du Royaume-Uni. Alors il semble que la population ne soit uniquement composée que de cochers et de bateliers, lesquels s’y disputent, sans trop l’injurier mais en l’exploitant sans vergogne, la clientèle de passage.

A l’appontement, une embarcation avec cinq hommes, quatre aux avirons, un à la barre, attendait Leurs Seigneuries. Des bancs rembourrés, un tendelet pour le cas où le soleil serait trop ardent ou la pluie trop persistante, assuraient le confort des passagers. Lord et lady Piborne s’installèrent sur ces bancs; le comte Ashton prit place à leur côté; les domestiques et le groom s’assirent à l’avant; l’amarre fut larguée, les avirons plongèrent simultanément et l’embarcation s’éloigna de la rive.

Les lacs de Killarney recouvrent vingt et un kilomètres superficiels de cette région lacustre. Ils sont au nombre de trois: le lac Supérieur, qui reçoit les eaux de la contrée recueillies par les rivières Grenshorn et Doogary; le lac Muckross ou Tore, où s’épanchent les eaux de l’Owengariff, après avoir suivi l’étroit canal du Lough-Range; le lac Inférieur, le Lough-Leane, qui se décharge par la Lawne et autres tributaires entraînés vers la baie Dingle, sur le littoral de l’Atlantique. Il faut observer que le courant des lacs s’établit du sud au nord, – ce qui explique pourquoi le lac Inférieur occupe une position septentrionale par rapport aux autres.

Vu en plan géométral, l’ensemble de ces trois bassins représente assez exactement un gros palmipède, pélican ou autre, ayant pour patte le canal du Lough-Range, pour griffe le lac Supérieur, pour corps le Muckross et le Lough-Leane. Comme l’embarcation s’était détachée de la rive nord du Lough-Leane, l’exploration se poursuivrait de l’aval à l’amont, le lac Inférieur d’abord, le lac Muckross ensuite, puis, en remontant par le canal du Lough-Range, le lac Supérieur. D’après le programme de lord Piborne, une journée devait être consacrée à la visite de chaque lac.

Au sud et à l’ouest de cette région, les plus hauts systèmes orographiques de la Verte Erin chevauchent jusqu’à cette admirable baie de Bantry, taillée dans la côte du comté de Cork. Là est le petit port de pêche Glengariff, dans lequel Hoche et ses quatorze mille hommes débarquèrent, en 1796, lorsque la République française les envoya au secours de ses frères d’Irlande.

Lough-Leane, le plus vaste des trois lacs, mesure cinq milles et demi de longueur et trois de largeur. Ses rives à l’est, dominées par les chaînes du Carn-Tual, sont encadrées de bois verdoyants, qui appartiennent pour la plupart au domaine de Muckross. A sa surface émergent un certain nombre d’îles, Brown, Lamb, Héron, Mouse, entre lesquelles l’île Ross est la plus importante, et Innisfallen la plus belle.

Ce fut vers celle-ci que l’embarcation se dirigea d’abord. Le temps était superbe, le soleil dispensait largement ses rayons dont il est trop souvent avare envers cette province. Une légère brise ridait la surface des eaux. P’tit-Bonhomme s’enivrait de ces salutaires effluves, en même temps que ses regards admiraient les sites enchanteurs qui se diversifiaient avec le déplacement du bateau. Il se fût bien gardé d’exprimer ses sentiments par des interjections intempestives. On l’eût prié de se taire.

Et, en vérité, lord et lady Piborne auraient pu s’étonner qu’un être sans éducation et sans naissance fût sensible à ces beautés naturelles, créées pour le plaisir des yeux aristocratiques. D’ailleurs, Leurs Seigneuries faisaient cette excursion, – on ne l’a pas oublié, – parce qu’il convenait que des gens de leur rang l’eussent faite, et, probablement, il n’en resterait rien dans leur souvenir. Quant au comte Ashton, voilà qui ne le touchait guère! Il avait emporté quelques lignes et il se promettait bien de pêcher, tandis que ses augustes parents iraient, par devoir, visiter les cottages ou les ruines des environs.

Ce fut là ce qui chagrina surtout P’tit-Bonhomme. En effet, lorsque l’embarcation accosta Innisfallen, le marquis et la marquise débarquèrent, et, à la proposition qu’ils adressèrent à leur fils de les accompagner:

«Merci, répondit ce charmant garçon, j’aime mieux pêcher pendant votre promenade!

– Pourtant, reprit lord Piborne, il y a là les vestiges d’une abbaye célèbre, et mon ami lord Kenmare, à qui appartient cette île, ne me pardonnerait pas…

– Si le comte préfère… dit nonchalamment la marquise.

– Certes… je préfère, répondit le comte Ashton, et mon groom restera pour me préparer mes hameçons.»

Le marquis et la marquise partirent donc, suivis de Marion et de John, et voilà pourquoi, à son vif déplaisir, obligé d’obéir aux caprices du jeune Piborne, P’tit-Bonhomme ne vit rien des curiosités archéologiques d’Innisfallen. Au surplus, le marquis et la marquise n’en rapportèrent aucune impression ni sérieuse ni durable. Que pouvaient dire à leur esprit indifférent ou blasé les beautés de ce monastère dont la fondation remonte au VIe siècle, la disposition des quatre édifices qui le composent, la chapelle romane avec les fines ciselures de son cintre, tout cet ensemble perdu sous une luxuriante verdure, au milieu des groupes de houx, d’ifs, de frênes, d’arbousiers, dont les plus remarquables échantillons semblent appartenir à cette île, «l’île des Saints», que Mlle de Bovet a si justement appelée le joyau de Killarney?

Mais, si le comte Ashton avait refusé d’accompagner Leurs Seigneuries pendant l’heure qu’ils consacrèrent à explorer Innisfallen, il ne faudrait pas croire qu’il eût perdu son temps. Sans doute, une belle truite lui avait échappé par sa faute, et son dépit s’était traduit par d’interminables reproches aussi peu mérités que grossiers envers son groom. Il est vrai, deux ou trois anguilles, ferrées par son hameçon, lui paraissaient bien préférables à ces ruines imbéciles, dont il ne se souciait en aucune façon.

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Et cela lui paraissait à tel point digne d’occuper ses loisirs, qu’il ne voulut même pas parcourir l’île Ross, où l’embarcation s’arrêta une heure plus tard. Il envoya de nouveau sa ligne dans ces eaux limpides, et P’tit-Bonhomme dut se tenir à sa disposition, tandis que lord et lady Piborne promenaient leur majestueuse indifférence sous les magnifiques ombrages de lord Kenmare.

Car elle fait partie du superbe domaine de ce nom, cette île de quatre-vingts hectares, que son propriétaire a réunie par une chaussée à la rive orientale du lac, non loin de son château, vieille forteresse féodale du XIVe siècle. Ce qui choqua peut-être le marquis et la marquise, c’est que l’île Ross et le parc sont libéralement ouverts aux habitants du pays, aux excursionnistes, à quiconque aime les tapis verdoyants, émaillés de menthes et d’asphodèles, entre les touffes arborescentes des azalées et des rhododendrons, sous la ramure d’arbres séculaires.

Après une exploration de deux heures, coupée de haltes fréquentes, Leurs Seigneuries revinrent au petit port où les attendait l’embarcation. Le comte Ashton était en train de morigéner son groom, auquel le marquis et la marquise n’hésitèrent pas à donner tort, sans daigner l’entendre. Et le tort de P’tit-Bonhomme venait de ce que la pêche avait été peu fructueuse, le poisson s’étant gardé de mordre aux hameçons du gentleman. De là, une mauvaise humeur qui devait persister jusqu’au soir.

On se rembarqua, et les bateliers se dirigèrent vers le milieu du lac, afin de visiter la murmurante cascade d’O’Sullivan, sur la rive occidentale, avant de gagner l’embouchure du Lough-Range, près de laquelle se trouvait Dinish-cottage, où lord Piborne comptait passer la nuit.

P’tit-Bonhomme avait repris sa place à l’avant, le cœur gonflé des injustices dont on l’accablait. Mais bientôt il les oublia, laissant son imagination l’entraîner sous ces eaux dormantes. N’avait-il pas lu, dans le Guide, cette curieuse légende relative aux lacs de Killarney? Là, jadis, se développait une heureuse vallée qu’une vanne protégeait contre le trop plein des cours d’eau du voisinage. Un jour, la jeune fille, gardienne de cette vanne, l’ayant, baissée par imprudence, les eaux se précipitèrent en torrents. Villages et habitants furent engloutis avec leur chef, le «thanist». Depuis cette époque, paraît-il, ils vivent au fond du lac, et, en prêtant l’oreille, on peut les entendre fêter leurs dimanches dans ce royaume des anguilles et des truites, sous les nappes immobiles du Lough-Leane.

Il était quatre heures, lorsque Leurs Seigneuries prirent terre à Dinish-cottage, près de la bouche du Lough-Range, sur sa rive gauche, au fond de la baie de Glena. Elles se disposèrent à y coucher dans des conditions assez acceptables. Mais, lorsque P’tit-Bonhomme fut congédié vers neuf heures, il reçut ordre formel de regagner sa chambre, et n’eut pas même alors quelques heures de liberté.

Le lendemain fut consacré à l’exploration du lac Muckross. Ce lac, long de deux milles et demi, sur une largeur moindre de moitié, n’est à vrai dire qu’un vaste étang, de forme régulière, au milieu d’un domaine que ses propriétaires n’habitent plus, et dont les magnifiques futaies ne perdent rien de leur charme pour être retournées à l’état de nature.

Cette fois, le comte Ashton daigna accompagner le marquis et la marquise. Et si le groom fut de la partie, c’est que son maître l’avait chargé de son fusil et de son carnier. Jadis, ces bois nourrissaient nombre de sangliers et de cochons sauvages. A présent ces animaux ont presque tous disparu, laissant la place aces grands daims rouges dont la race ne tardera pas à manquer aux forêts du Royaume-Uni.

Donc, le comte Ashton eût à coup sûr accompli quelque prouesse cynégétique, si ces daims, très défiants, eussent bien voulu venir à bonne portée. Grosse déception, et pourtant, deux des bateliers avaient fait le métier de rabatteurs, et P’tit-Bonhomme celui de chien de chasse. Aussi fut-il privé de voir la pittoresque cascade de Tore et une vieille abbaye de franciscains du XIIIe siècle, avec église et cloître en ruines, que Leurs Seigneuries eussent été mieux avisées de ne pas visiter.

En effet, ce cloître possède un if d’une venue extraordinaire, puisqu’il mesure quinze pieds de circonférence. Obéissant à je ne sais quelle fantaisie, peut-être pour conserver un souvenir de sa promenade à l’abbaye de Muckross, voici que la marquise eut l’idée de détacher une feuille de cet if. Déjà elle tendait la main vers l’arbre, lorsqu’elle fut arrêtée par un cri du guide:

«Que Votre Seigneurie prenne garde!…

– Prenne garde?… répéta lord Piborne.

– Sans doute, mylord! Si madame la marquise avait cueilli une de ces feuilles…

– Est-ce que cela est défendu par le propriétaire de Muckross-castle? demanda le marquis d’un ton hautain.

– Non, monsieur le marquis, répondit le guide. Mais quiconque cueille une de ces feuilles meurt dans l’année…

– Même une marquise?…

– Même une marquise!»

Et, là-dessus, lady Piborne d’être si impressionnée qu’elle faillit se trouver mal. Un instant de plus, et elle avait arraché la feuille fatale. C’est que l’on ajoute foi à ces légendes dans l’Ile Émeraude on y croit comme à l’Évangile chez ces descendants des antiques races non moins superstitieux que les Paddys des villes et des campagnes.

Lady Piborne revint donc toute troublée à Dinish-cottage, songeant au danger qu’elle avait couru. Aussi, bien qu’il ne fût que deux heures après-midi, lord Piborne voulut-il remettre au lendemain l’exploration du lac Supérieur.

Quant au jeune Ashton, il était on ne peut plus dépité de rentrer bredouille. Et, s’il était épuisé de fatigue, à quel point devait l’être son chien, – nous voulons dire son groom, – auquel il n’avait pas accordé un moment de répit. Mais les chiens ne se plaignent pas, et, d’ailleurs, P’tit-Bonhomme était trop fier pour se plaindre.

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Le lendemain, après déjeuner, Leurs Seigneuries prirent place dans l’embarcation. Les bateliers durent «souquer dur», comme eût dit Pat Mac Carthy, à la remontée du Lough-Range. L’étranglement de son embouchure forme des tourbillons et des remous. Il a des violences de torrent. Les passagers furent durement secoués, et, si ce fut un plaisir pour notre héros, lord et lady Piborne ne le partagèrent en aucune façon. Le marquis allait même donner l’ordre de revenir en arrière, tant la marquise paraissait épouvantée, et le comte Ashton mal à son aise. Mais quelques bons coups d’avirons permirent de franchir les brisants, et l’embarcation se retrouva sur une eau relativement calme, entre des rives agrémentées de nénuphars. A un mille et demi plus loin se dressait une montagne de dix-huit cents pieds, fréquentée des aigles, appelée Eagle’s Nest.

Les bateliers prévinrent Leurs Seigneuries que, si Leurs Seigneuries daignaient adresser la parole à cette montagne, celle-ci s’empresserait de leur répondre. Il y a là, en effet, des phénomènes de répercussion très admirés des touristes. Le marquis et la marquise regardèrent sans doute comme indigne d’eux d’entrer en conversation avec cet écho qui «ne leur avait pas été présenté». Mais le comte Ashton ne pouvait perdre une si belle occasion de lancer deux ou trois phrases ineptes, d’où il résulta qu’ayant finalement demandé qui il était:

«Un petit sot!» répondit l’Eagle’s Nest par la bouche de quelque promeneur, caché derrière d’épais bouquets de genévriers à mi-montagne.

Leurs Seigneuries, très mortifiées, déclarèrent que cet écho mal appris aurait été puni comme il le méritait pour son insolence, aux temps où les châtelains exerçaient haute et basse justice sur les domaines féodaux. Aussitôt les bateliers imprimèrent à l’embarcation une allure plus rapide, et, vers une heure, elle atteignait le lac Supérieur.

L’aire de ce lac est à peu près égale à celle du Muckross. Il affecte une forme plus irrégulière, ce qui en accroît les beautés. Au sud, se dressent les raides talus des Cromaglans. Au nord s’étagent les croupes du Tomie et de la Montagne-Pourpre, tapissée de bruyères incarnates. Sur la rive méridionale, c’est toute une futaie de ces beaux arbres qui ombragent la vallée de Killarney. Mais, quelque enchanteur que fût l’aspect de ce lac, Leurs Seigneuries s’y intéressèrent médiocrement, et, à l’exception de P’tit-Bonhomme, personne ne goûta de plaisir à cette exploration. Aussi lord Piborne donna-t-il l’ordre de se diriger vers l’embouchure de la Geanhmeen en gagnant Brandons-cottage, où l’on devait se reposer avant de visiter la région du littoral.

A la suite de tant de fatigues, il était naturel que Leurs Seigneuries eussent besoin de repos. Pour eux, dette traversée des lacs avait été l’équivalent d’une traversée de l’Océan. Les deux domestiques et le groom durent rester à l’hôtel, et là, si P’tit-Bonhomme ne reçut pas vingt ordres incohérents, c’est que le comte Ashton s’était profondément endormi au dix-neuvième.

Le lendemain, il fallut se lever de bonne heure, car l’itinéraire de lord Piborne comportait une assez longue étape. La marquise se fit prier. Marion lui trouvait le teint un peu pâle, la mine un peu défaite. De là, discussion sur la question de continuer le voyage ou de revenir le jour même à Trelingar-castle. Lady Piborne inclinait vers cette solution; mais lord Piborne, ayant fait valoir que leurs intimes amis, le duc de Francastar et la duchesse de Wersgalber avaient poussé leur excursion jusqu’à Valentia, il fut décidé, en dernier lieu, que l’itinéraire ne serait pas modifié. Grande satisfaction pour P’tit-Bonhomme, qui ne craignait rien tant que de rentrer au château sans avoir revu la mer.

Le landau était attelé dès neuf heures du matin. Le marquis et la marquise s’assirent au fond, le comte Ashton sur le devant. John et Marion occupaient le siège de derrière, et le groom prit place près du cocher. On laissa le landau découvert, quitte à le refermer en cas de mauvais temps. Enfin, les nobles voyageurs, dès qu’ils eurent reçu les respectueux hommages du personnel de Brandons-cottage, se mirent en route.

Pendant un quart de mille, les deux vigoureux chevaux suivirent la rive gauche du Doogary, l’un des affluents du lac Supérieur, puis ils s’engagèrent le long des rudes rampes de la chaîne des Gillyenddy-Reeks. La voiture ne marchait qu’au pas en s’élevant sur ces croupes abruptes. A chaque détour de ce lacet, de nouveaux sites s’offraient aux regards. P’tit-Bonhomme était probablement seul à les admirer. On traversait alors la partie la plus accidentée du comté de Kerry et même de toute l’Irlande. A neuf milles au sud-est, par delà les Gillyenddy-Reeks, le Carrantuohill effilait sa pointe perdue à trois mille pieds entre les nuages. Au bas des montagnes gisaient nombre de moraines éparses, un chaos de blocs erratiques, accumulés par la poussée lente et continue des glaciers.

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Au milieu du jour, laissant les monts Tomie et la Montagne-Pourpre à droite, le landau s’engagea sur la rampe d’une étroite coupée des Gillyenddy-Reeks. C’est une brèche célèbre dans le pays, la brèche de Dunloe, et le valeureux Roland n’a pas fendu d’un coup plus formidable le massif pyrénéen. Ça et là de jolis lacs variaient l’aspect de ces contrées sauvages, et, pour peu que cela eût intéressé Leurs Seigneuries, P’tit-Bonhomme aurait pu raconter les légendes du pays, car il avait eu le soin d’étudier son Guide avant de partir. Mais on n’y eût pris aucun agrément.

Au delà de cette brèche, le landau, d’une allure plus rapide, descendit les pentes du nord-ouest. Dès trois heures, il atteignit la rive droite de la Lawne, dont le lit sert de déversoir au trop plein des lacs de Killarney, en dirigeant leurs eaux sur la baie Dingle. Cette rivière fut côtoyée pendant quatre milles, et il était six heures, lorsque les voyageurs vinrent faire halte à la petite bourgade de Kilgobinet, fatigués par une étape de neuf milles.

Nuit calme dans un hôtel où le confortable, quelque peu insuffisant, fut remplacé par des égards multiples et des attentions respectueuses, reçus avec cette indifférence que donne l’habitude des hautes situations. Puis, à l’extrême inquiétude de P’tit-Bonhomme, nouvelles hésitations relatives à la direction que prendrait le landau au jour levant, soit à droite pour revenir à Killarney, soit à gauche pour gagner l’estuaire de la Valentia. Mais, l’hôtelier ayant affirmé que, deux mois auparavant, le prince et la princesse de Kardigan avaient parcouru cette dernière route, lord Piborne fît comprendre à lady Piborne qu’il convenait de suivre les traces de ces augustes personnages.

Départ de Kilgobinet à neuf heures du matin. Ce jour-là, le temps était pluvieux. Il fallut rabattre la capote du landau. Assis près du cocher, le groom ne pourrait guère s’abriter contre les rafales. Bah! il en avait reçu bien d’autres.

Notre jeune garçon ne perdit donc rien des sites qui méritaient d’être admirés, les chaînes embrumées de l’est, les longues et profondes déclivités de l’ouest, s’abaissant vers le littoral. Le sentiment des beautés de la nature se développait graduellement en son âme, et il ne devait pas en perdre le souvenir.

Dans l’après-midi, à mesure que les montagnes dominées par le Carrantuohill reculaient dans l’est, les monts Iveragh se levèrent à l’horizon opposé. Au delà, à s’en rapporter au Guide, une route plus facile descendait jusqu’au petit port de Cahersiveen.

Leurs Seigneuries atteignirent le soir la bourgade de Carramore, ayant fourni une étape d’une dizaine de milles. Comme cette région est fréquentée par les excursionnistes, les hôtels, convenablement tenus, n’y font point défaut, et il n’y eut pas lieu d’utiliser les réserves du landau.

Le lendemain, la voiture repartit par un temps pluvieux, un ciel sillonné de nuages rapides, que le vent de mer balayait à grands souffles. De larges trouées laissaient de temps à autre filtrer les rayons du soleil. P’tit-Bonhomme respirait à pleins poumons cet air imprégné de salures marines.

Un peu avant midi, le landau, tournant brusquement un coude, revint en ligne droite vers l’ouest. Après avoir franchi, non sans quelques bons coups de collier, une étroite passe des Iveragh, il n’eut plus qu’à rouler, en se maîtrisant du sabot, jusqu’à l’estuaire de la Valentia. Il n’était pas cinq heures de l’après-midi, lorsqu’il vint s’arrêter au terme du voyage, devant un hôtel de Cahersiveen.

«Qu’est-ce que Leurs Seigneuries ont bien pu voir de toute cette belle nature?» se demandait P’tit-Bonhomme.

Il ignorait que nombre de gens, – et des plus honorables, – ne voyagent que pour dire qu’ils ont voyagé.

La bourgade de Cahersiveen est accroupie sur la rive gauche de la Valentia, laquelle s’évase, en cet endroit, de manière à former vin port de relâche, auquel on a donné le nom de Valentia-harbour. Au delà, gît l’île de ce nom, l’un des points de l’Irlande le plus avancé vers l’ouest, au cap de Brag-Head. Quant à cette petite bourgade de Cahersiveen, aucun Irlandais ne pourra jamais oublier qu’elle est la ville natale du grand O’Connell.

Le lendemain, Leurs Seigneuries, s’entêtant à remplir jusqu’au bout leur programme d’excursionnistes, durent consacrer quelques heures à visiter l’île de Valentia. L’envie de tirer des mouettes ayant pris le comte Ashton, il en résulta que P’tit-Bonhomme reçut, à son extrême joie, l’ordre de l’accompagner.

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Un ferry-boat fait le service entre Cahersiveen et l’île, située à un mille en avant de l’estuaire. Lord Piborne, lady Piborne et leur suite s’embarquèrent après déjeuner, et le ferry-boat vint les déposer au petit port au fond duquel les bateaux de pêche vont s’abriter contre les violentes houles du large.

Très sauvage, très rude de contours, très âpre d’aspect, cette île n’est pas exempte de richesses minérales, car elle possède des ardoisières renommées. Il s’y trouve un village où se voient certaines maisons dont les murs et le toit sont faits chacun d’une seule ardoise. Les touristes peuvent séjourner dans ce village, s’ils en ont la fantaisie. Une excellente auberge leur assure la nourriture et le coucher. Mais pourquoi séjourneraient-ils? Lorsqu’ils ont visité, ainsi que le firent Leurs Seigneuries, le vieux fort en ruines qui fut construit par Cromwell, lorsqu’ils sont montés au phare qui éclaire les navires venus de la haute mer, quand ils ont admiré ces deux cônes qui émergent à quinze milles de là, ces Skelligs, dont les feux signalent ces redoutables parages, pourquoi s’attarderaient-ils à Valentia? Ce n’est, en somme, qu’une de ces îles comme on en compte par centaines sur la côte ouest de l’Irlande.

Oui, sans doute, mais Valentia jouit d’une triple célébrité personnelle.

Elle a servi de point de départ au travail de triangulation en vue de mesurer cet arc de cercle, qui se décrit à travers l’Europe jusqu’aux monts Ourals.

Elle est actuellement la station météorologique la plus avancée de l’ouest, et crânement placée pour recevoir les premiers coups des tempêtes américaines.

Enfin, il s’y trouve un bâtiment isolé, où furent conduits lord et lady Piborne. Là se rattache le premier câble transatlantique, qui fut immergé entre l’Ancien et le Nouveau Monde. En 1858, le capitaine Anderson le traîna dans le sillage du Great-Eastern, et il commença à fonctionner en 1866, – seul alors, en attendant que quatre nouveaux fils eussent relié l’Amérique à l’Europe.

C’est donc là que parvint le premier télégramme échangé d’un continent à l’autre, et adressé par le président des États-Unis Buchanan sous cette forme évangélique:

«Gloire à Dieu dans le ciel, et paix aux hommes de bonne volonté sur la terre!»

Pauvre Irlande! tu n’as point négligé de glorifier le Très-Haut, mais les hommes de bonne volonté t’assureront-ils jamais la paix sociale en te rendant l’indépendance?

 

 

Chapitre V

Chien de berger et chiens de chasse.

 

arti de Cahersiveen dès le matin du 11 août, en suivant la route du littoral, contiguë aux premières ramifications des monts Iveragh, après une halte à Kells, modeste bourgade sur la baie Dingle, le landau fit halte le soir au bourg de Killorglin. Le temps avait été mauvais, pluie et vent toute la journée. Il fut exécrable le lendemain. Grains et rafales, pour achever les trente milles qui séparent Valentia de Killarney, où Leurs Seigneuries, d’une humeur non moins exécrable que le temps, durent passer leur dernière nuit de voyage.

Le jour suivant, reprise du railway, et, vers trois heures, rentrée à Trelingar-castle, après une absence de dix jours.

Le marquis et la marquise en avaient fini avec l’excursion traditionnelle aux lacs de Killarney et à travers la région montagneuse du Kerry…

«Cela valait-il la peine de s’exposer à tant de fatigues! dit la marquise.

– Et à tant d’ennuis!» ajouta le marquis.

Quant à P’tit-Bonhomme, il rapportait de là plein sa tête de souvenirs.

Son premier soin fut de demander à Kat des nouvelles de Birk.

Birk se portait bien. Kat ne l’avait point oublié. Chaque soir, le chien était revenu à l’endroit où la lessiveuse le guettait d’ordinaire avec ce qu’elle lui avait mis de côté.

Le soir même, avant de remonter dans sa chambre, P’tit-Bonhomme alla du côté des annexes où Birk l’attendait. Il est facile d’imaginer ce que fut l’entrevue des deux amis, quelles caresses échangées de l’un à l’autre! Certes, Birk était maigre, efflanqué, il n’avait pas tous les jours mangé à sa faim; mais il n’y paraissait pas trop, et ses yeux brillaient du vif éclat de l’intelligence. Son maître lui promit de venir chaque soir, s’il le pouvait, et lui souhaita une bonne nuit. Birk, comprenant qu’il n’avait pas le droit d’être difficile, n’en exigeait pas davantage. D’ailleurs, il fallait être prudent. La présence de Birk aux abords de Trelingar-castle avait été remarquée, et les chiens avaient plusieurs fois donné l’éveil.

Le château reprit son existence habituelle, – l’existence végétative, qui convenait à des hôtes de si vieille souche. Le séjour devait s’y prolonger jusqu’à la dernière semaine de septembre, – époque à laquelle les Piborne avaient coutume de retourner à leurs quartiers d’hiver d’Édimbourg, puis de Londres, pour la session du Parlement. En attendant, le marquis et la marquise allaient se confiner dans leur fastidieuse grandeur. Les visites de voisinage recommenceraient avec une régularité affadissante. On parlerait du voyage de Killarney. Lord et lady Piborne mêleraient leurs impressions à celles des quelques amis qui avaient déjà fait cette excursion des lacs. Et il y avait lieu do se hâter, car tout cela était déjà confus et lointain dans la mémoire rebelle de la marquise, et elle ne se rappelait plus le nom de l’île, d’où partait le «cordon électrique», que l’Europe tirait pour sonner les États-Unis – comme elle sonnait John et Marion.

Cependant, cette vie monotone ne laissait pas, tant s’en faut, que d’être pénible pour P’tit-Bonhomme. Il était toujours en butte aux mauvais procédés de l’intendant Scarlett, qui voyait en lui son souffre-douleur. D’autre part, les caprices du comte Ashton ne lui donnaient pas une heure de loisir. A chaque instant, c’était un ordre à exécuter, une course à faire, puis des contre-ordres, qui obligeaient le jeune groom à de continuelles allées et venues. Il se sentait aux mains et aux jambes un fil tyrannique, qui le mettait sans cesse en mouvement. Dans l’antichambre comme à l’office, on riait de le voir ainsi appelé, renvoyé, commandé, décommandé. Il en éprouvait une profonde humiliation.

Aussi, le soir, lorsqu’il avait enfin pu regagner sa chambre, il s’abandonnait à réfléchir sur la situation que la misère l’avait contraint d’accepter. Où cela le mènerait-il d’être le groom du comte Ashton Piborne? A rien. Il était fait pour autre chose. N’être qu’un domestique, autant dire une machine à obéir, cela froissait son esprit indépendant, cela entravait cette ambition qu’il sentait en lui. Au moins, lorsqu’il vivait à la ferme, c’était sur le pied d’égalité. On le considérait comme l’enfant de la maison. Où étaient les caresses de Grand’mère, les affections de Martine et de Kitty, les encouragements de M. Martinet de ses fils? En vérité, il prisait plus les cailloux reçus chaque soir et enterrés là-bas sous les ruines, que les guinées dont ces Piborne payaient mensuellement son esclavage. Tandis qu’il vivait à Kerwan, il s’instruisait, il travaillait, il apprenait en vue de se suffire un jour… Ici, rien que cette besogne révoltante et sans avenir, cette soumission aux fantaisies d’un enfant gâté, vaniteux et ignorant. Il était toujours occupé à ranger, non des livres – il n’y en avait pas un seul – mais tout ce qui traînait en désordre dans l’appartement.

Et puis, c’était le cabriolet du jeune gentleman qui faisait soit désespoir. Oh! ce cabriolet! P’tit-Bonhomme ne pouvait le regarder sans horreur. Au risque de verser par maladresse en quelque fossé, il semblait que le comte Ashton prît plaisir à se lancer à travers les plus mauvais chemins, afin de mieux secouer son groom accroché aux courroies de la capote. Moins malheureux, lorsque le temps permettait de sortir avec le tilbury ou le dog-car – les autres véhicules du fils Piborne, – le groom était assis et dans un équilibre plus stable. Mais elles s’ouvrent si fréquemment, les cataractes du ciel sur l’Ile Émeraude!

Il était donc rare qu’un jour s’écoulât, sans que le supplice du cabriolet se fût produit, soit pour aller parader à Kanturk, soit pendant de longues promenades aux environs de Trelingar-castle. Le long de ces routes, couraient et gambadaient, pieds nus, écorchés par les cailloux, des bandes de gamins, à peine vêtus de guenilles, et criant d’une voix essoufflée: «coppers… coppers!» P’tit-Bonhomme sentait son cœur se gonfler. Il avait éprouvé ces misères, il y compatissait… Le comte Ashton accueillait ces déguenillés par des quolibets ou des injures, les menaçant de son fouet, lorsqu’ils s’approchaient… L’envie prenait alors à notre jeune garçon de jeter quelque menue pièce de cuivre… Il n’osait par crainte d’exciter la colère de son maître.

Une fois, cependant, la tentation fut trop forte. Une enfant de quatre ans, toute frêle, toute gentille avec ses boucles blondes, le regarda de ses jolis yeux bleus, en lui demandant un copper… Le copper fut lancé à la petite qui le ramassa, en poussant un cri de joie…

Ce cri, le comte Ashton l’entendit. Il saisissait son groom en flagrant délit de charité.

«Que t’es-tu permis là, boy?… demanda-t-il.

– Monsieur le comte… cette fillette… cela lui fait tant de plaisir… rien qu’un copper…

– Comme on t’en jetait, n’est-ce pas, lorsque tu courais les grandes routes?…

– Non… jamais!… s’écria P’tit-Bonhomme, se révoltant toujours quand on l’accusait d’avoir tendu la main.

– Pourquoi as-tu fait l’aumône à cette mendiante?…

– Elle me regardait… je la regardais…

– Je te défends de regarder les enfants qui trament sur les chemins… Tiens-le-toi pour dit!»

Et P’tit-Bonhomme dut obéir, mais combien exaspéré de cette dureté de cœur.

S’il fut ainsi contraint de renfermer en lui-même la commisération que lui inspiraient ces enfants, s’il ne se risqua plus à les gratifier de quelque copper, une occasion se présenta dans laquelle il ne put rester maître de son premier mouvement.

On était au 3 septembre. Le comte Ashton, ce jour-là, avait commandé son dog-car pour aller à Kanturk. P’tit-Bonhomme l’accompagnait comme d’habitude, dos à dos, cette fois, avec ordre de croiser les bras et de ne pas remuer plus qu’un mannequin.

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Le dog-car atteignit la bourgade sans accident. Là, superbes piaffements du cheval à la bouche écumante, et flatteuse admiration des badauds. Le jeune Piborne s’arrêta devant les principaux magasins. Son groom, debout à la tête de l’animal, ne le contenait pas sans peine, à l’ébahissement des gamins, qui enviaient ce jeune domestique si magnifiquement galonné.

Vers trois heures, après s’être offert à la contemplation de la bourgade, le comte Ashton reprit le chemin de Trelingar-castle. Il allait au pas, faisant caracoler son cheval. Sur la route défilait la bande habituelle des petits mendiants, avec les cris accoutumés de «coppers… coppers!…» Encouragés par l’allure modérée du dog-car, ils voulurent le suivre de près. Le cinglement du fouet les tint à distance, et ils finirent par rester en arrière.

Un seul persista. C’était un garçon de sept ans, à mine éveillée, intelligente, empreinte de gaîté, – bien irlandais de ce chef. Quoique la voiture ne marchât pas vite, il était obligé de courir pour se maintenir à côté. Ses petits pieds se meurtrissaient aux cailloux. Il s’entêtait tout de même, bravant les menaces du fouet. Il portait à la main une branche de myrtille, qu’il offrait en échange d’une aumône.

P’tit-Bonhomme, craignant quelque malheur, l’engageait en vain par signes à s’éloigner. L’enfant continuait à suivre le dog-car.

Il va de soi que le comte Ashton lui avait plusieurs fois crié de déguerpir. Loin de là, le gamin tenace restait près des roues, au risque d’être écrasé.

Il eût suffi de rendre la main pour que le cheval prît le trot. Mais le jeune Piborne ne l’entendait pas ainsi. Il lui convenait d’aller au pas, il irait au pas. Aussi, ennuyé de la présence de l’enfant, finit-il par lui lancer un coup de fouet.

La cinglante lanière, mal dirigée, s’accrocha au cou du petit, qui fut traîné pendant quelques secondes, à demi étranglé. Enfin, une dernière secousse le dégagea, et il roula sur le sol.

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P’tit-Bonhomme, sautant en bas du dog-car, courut vers l’enfant. Celui-ci, le cou cerclé d’une raie rouge, poussait des cris de douleur. L’indignation était montée au cœur de notre jeune garçon, et quelle féroce envie il éprouva de se jeter sur le comte Ashton, lequel aurait peut-être payé cher sa cruauté, quoique étant plus âgé que son groom…

«Viens ici, boy! lui cria-t-il, après avoir arrêté son cheval.

– Et cet enfant?…

– Viens ici, répéta le jeune Piborne, qui faisait tournoyer son fouet, viens… ou je t’en administre autant!»

Sans doute, il fut bien inspiré de ne pas mettre sa menace à exécution, car on ne sait trop ce qui serait arrivé. Toujours est-il que P’tit-Bonhomme eut assez de puissance sur lui-même pour se maîtriser, et, après avoir fourré quelques pence dans la poche du gamin, il revint derrière le dog-car.

«La première fois que tu te permettras de descendre sans ordre, dit le comte Ashton, je te corrigerai d’importance et je te chasserai ensuite!»

P’tit-Bonhomme ne répondit pas, bien qu’un éclair eût brillé dans ses yeux. Puis, le dog-car s’éloigna rapidement, laissant le petit pauvre sur la route, tout consolé et faisant tintinnabuler les pence dans sa main.

A partir de ce jour, il fut visible que ses mauvais instincts poussaient le comte Ashton à rendre la vie plus dure à son groom. Les vexations redoublèrent sur lui, aucune humiliation ne lui fut épargnée. Ce qu’il avait jadis éprouvé au physique, il l’éprouvait maintenant au moral, et, à tout prendre, il se sentait non moins malheureux qu’autrefois dans le cabin de la Hard ou sous le fouet de Thornpipe! La pensée de quitter Trelingar-castle lui venait souvent. S’en aller… où?… Rejoindre la famille Mac Carthy?… Il n’en avait eu aucune nouvelle, et que pourrait-elle pour lui, n’ayant plus ni feu ni lieu? Cependant il était résolu à ne point rester au service de l’héritier des Piborne.

D’ailleurs, il y avait une certaine éventualité qui ne laissait pas de le préoccuper très sérieusement.

Le moment approchait avec la fin de septembre, où le marquis, la marquise et leur fils avaient l’habitude de quitter le domaine de Trelingar. Le groom, obligé de les suivre en Angleterre et en Écosse, perdrait ainsi tout espoir de retrouver la famille Mac Carthy.

D’autre part, il y avait Birk. Que deviendrait Birk? Jamais il ne consentirait à abandonner Birk!

«Je le garderai, lui dit un jour l’obligeante Kat, et j’en aurai bien soin.

– Oui, car vous avez bon cœur, lui répondit P’tit-Bonhomme, et je pourrais vous le confier… en vous payant ce qu’il faudrait pour sa nourriture…

– Oh! s’écria Kat, je ne l’entends pas ainsi… J’ai de l’amitié pour ce pauvre chien…

– N’importe… il ne doit pas rester à votre charge. Mais, si je pars, je ne le verrai plus de tout l’hiver… et jamais peut-être…

– Pourquoi… mon enfant?… A ton retour…

– Mon retour, Kat?… Suis-je assuré de revenir au château, quand je l’aurai quitté?… Là-bas… où ils vont, qui sait s’ils ne me renverront pas… ou si je ne m’en irai pas… de moi-même…

– T’en aller?…

– Oui… au hasard… devant moi… comme j’ai toujours fait!

– Pauvre boy… pauvre boy!… répétait la bonne femme.

– Et je me demande, Kat, si le mieux ne serait pas de rompre tout de suite… d’abandonner le château avec Birk… de chercher du travail chez des fermiers… dans un village ou dans une ville… pas trop loin… du côté de la mer…

– Tu n’as pas encore onze ans!

– Non, Kat, pas encore!… Ah! si j’en avais seulement douze ou treize… je serais grand… j’aurais de bons bras… je trouverais de l’occupation… Que les années sont longues à venir, quand on est malheureux…

– Et longues à s’écouler!» aurait pu répondre la bonne Kat.

Ainsi réfléchissait P’tit-Bonhomme, et il ne savait à quel parti s’arrêter…

Une circonstance toute fortuite vint mettre un terme à son irrésolution.

Le 13 septembre arrivé, lord et lady Piborne ne devaient plus demeurer qu’une quinzaine da jours à Trelingar-castle. Déjà les préparatifs de départ étaient commencés. En songeant à la proposition de Kat relative à Birk, P’tit-Bonhomme eut lieu de se demander si l’intendant Scarlett demeurerait au château pendant l’hiver. Oui, il y restait comme régisseur du domaine. Or, il n’était pas sans avoir remarqué ce chien qui errait aux alentours, et jamais il n’autoriserait la lessiveuse à le conserver près d’elle. Kat serait donc obligée de nourrir Birk en secret, ainsi qu’elle l’avait fait jusqu’alors. Ah! si M. Scarlett avait su que ce chien appartenait au jeune groom, comme il se fût empressé d’en informer le comte Ashton, et avec quelle satisfaction celui-ci aurait cassé les reins de Birk, en admettant qu’il eût pu l’atteindre d’une balle!

Ce jour-là, Birk était venu rôder près des communs, dans l’après-midi, contrairement à ses habitudes. Le hasard, – fâcheux hasard, – voulut que l’un des chiens du comte Ashton, un pointer hargneux, fût allé vaguer sur la grande route.

Du plus loin qu’ils s’aperçurent, les deux animaux témoignèrent, par un sourd grognement, de leurs dispositions hostiles. Il y avait entre eux inimitié de race. Le chien-lord n’aurait dû éprouver que du dédain pour le chien-paysan; mais, étant d’un mauvais caractère, ce fut lui qui se montra le plus agressif. Dès qu’il eut vu Birk, immobile à la lisière du bois, il courut sur lui, la joue relevée, les crocs à découvert et très disposé à en faire usage.

Birk laissa le pointer s’approcher à demi-longueur, le regardant obliquement de manière à ne point être surpris, la queue basse, solidement arc-bouté sur ses jambes.

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Soudain, après deux ou trois aboiements de fureur, le pointer s’élança sur Birk et le mordit à la hanche. Ce qui devait arriver arriva: Birk sauta d’un coup à la gorge de son ennemi, qui fut boulé en un clin d’œil.

Cela ne se fit pas sans des hurlements terribles. Les deux autres chiens, qui se trouvaient dans la cour d’honneur, s’en mêlèrent. L’éveil fut donné, et le comte Ashton ne tarda pas à accourir, accompagné de l’intendant.

La grille franchie, il aperçut le pointer, qui râlait sous la dent de Birk.

Quel cri il poussa, sans oser porter secours à son chien, dont il craignait de partager le sort! Aussitôt que Birk l’eut vu, il acheva le pointer d’un coup de croc, puis, sans se hâter, rentra sous bois, derrière les halliers.

Le jeune Piborne, suivi de M. Scarlett, s’avança, et, lorsqu’ils furent sur le lieu du crime, ils n’y trouvèrent plus qu’un cadavre.

«Scarlett… Scarlett! s’écria le comte Ashton. Mon chien est étranglé!… Il a étranglé mon chien, cet animal!… Où est-il?… Venez… Nous le retrouverons… Je le tuerai!»

L’intendant ne tenait en aucune façon à poursuivre le meurtrier du pointer. Il n’eut point de peine, d’ailleurs, à retenir le jeune Piborne, qui ne redoutait pas moins que lui un retour offensif de ce redoutable Birk.

«Prenez garde, monsieur le comte, lui dit-il. Ne vous exposez pas à poursuivre cette bête féroce!… Les piqueurs la rattraperont un autre jour…

– Mais à qui appartient-il?

– A personne!… C’est un de ces chiens errants qui courent les grandes routes…

– Alors il s’échappera…

– Ce n’est pas probable, car, depuis plusieurs semaines, on le voit autour du château…

– Depuis plusieurs semaines, Scarlett!… Et on ne m’a pas prévenu, et on ne s’en est pas débarrassé… et cet animal m’a tué mon meilleur pointer!»

Il faut le reconnaître, ce garçon, si égoïste, si insensible, avait pour ses chiens une amitié que n’aurait pu lui inspirer aucune créature humaine. Le pointer était son favori, le compagnon de ses chasses, – destiné sans doute à périr de mort violente par quelque coup maladroit de son maître, – et la dent de Birk n’avait fait que hâter sa destinée.

Quoi qu’il en soit, très désolé, très furieux, méditant une vengeance éclatante, le comte Ashton rentra dans la cour du château, où il donna des ordres pour que le corps du pointer y fut rapporté.

Par une heureuse circonstance, P’tit-Bonhomme n’avait point été témoin de cette scène. Peut-être eût-il laissé échapper le secret de son intimité avec le meurtrier? Peut-être même, en l’apercevant, Birk fût-il accouru vers lui, non sans force démonstrations compromettantes. Mais il ne tarda pas à savoir ce qui s’était passé. Tout Trelingar-castle se remplit bientôt des lamentations de l’infortuné Ashton. Le marquis et la marquise essayèrent en vain de calmer l’héritier de leur nom. Celui-ci ne voulait rien entendre. Tant que la victime ne serait point vengée, il se refusait à toute consolation. Il n’éprouva aucun adoucissement à sa douleur, en voyant avec quelle exagération de respectabilité, par ordre de lord Piborne, on rendit les funèbres devoirs au défunt, en présence de la domesticité du château. Et, lorsque le chien eut été transporté dans un coin du parc, lorsque la dernière pelletée de terre eut recouvert sa dépouille, le comte Ashton rentra triste et sombre, remonta dans sa chambre, n’en voulut plus sortir de toute la soirée.

Il est aisé d’imaginer ce que durent être les inquiétudes de P’tit-Bonhomme. Avant de se coucher, il avait pu causer secrètement avec Kat, non moins anxieuse que lui au sujet de Birk.

«Il faut se défier, mon boy, lui dit-elle, et surtout prendre garde qu’on apprenne que c’est ton chien… Cela retomberait sur toi… et je ne sais ce qui surviendrait.»

P’tit-Bonhomme ne songeait guère à cette éventualité d’être rendu responsable de la mort du pointer. Il se disait que, maintenant, il serait difficile, sinon impossible, de continuer à s’occuper de Birk. Le chien ne pourrait plus s’approcher des communs que l’intendant ferait surveiller. Comment retrouverait-il Kat chaque soir?… Comment s’arrangerait-elle pour le nourrir en cachette?

Notre jeune garçon passa une mauvaise nuit, – une nuit sans sommeil, infiniment plus préoccupé de Birk que de lui-même. Aussi en vint-il à se demander s’il ne devrait pas abandonner, dès le lendemain, le service du comte Ashton. Ayant l’habitude de réfléchir, il examina la question de sang-froid, il en pesa le pour et le contre, et, finalement, décida de mettre à exécution le projet qui obsédait son esprit depuis quelques semaines.

Il ne put s’endormir que vers trois heures du matin. Lorsqu’il se réveilla, au grand jour, il sauta hors de son lit, très surpris de ne pas avoir été appelé comme à l’ordinaire par l’impérieux coup de sonnette de son maître.

Tout d’abord, dès qu’il eut ses idées très nettes, il jugea qu’il n’y avait pas lieu de revenir sur sa décision. Il partirait le jour même, en donnant pour raison qu’il se sentait impropre au service de groom. On n’avait aucun droit de le retenir, et, si sa demande lui valait quelque insulte, il y était résigné d’avance. Donc, en prévision d’une expulsion brutale et immédiate, il eut soin de revêtir ses habits de la ferme, usés mais propres, car il les avait conservés avec soin, puis la bourse qui contenait ses gages accumulés depuis trois mois. D’ailleurs, après avoir poliment exposé à lord Piborne sa résolution de quitter le château, son intention était de lui réclamer la quinzaine à laquelle il avait droit jusqu’au 15 septembre. Il tâcherait de faire ses adieux à la bonne Kat, sans la compromettre. Puis, dès qu’il aurait retrouvé Birk aux alentours, tous deux s’en iraient, aussi satisfaits l’un que l’autre de tourner le dos à Trelingar-castle.

Il était environ neuf heures, lorsque P’tit-Bonhomme descendit dans la cour. Son étonnement fut grand d’apprendre que le comte Ashton était sorti au lever du soleil. D’habitude, celui-ci avait recours à son groom pour s’habiller, – ce qui n’allait point sans force gourmandes et mauvais compliments.

Mais, à sa surprise se joignit bientôt une appréhension très justifiée, quand il s’aperçut que ni Bill, le piqueur, ni les pointers n’étaient au chenil.

En ce moment, Kat, qui se tenait sur la porte de la buanderie, lui fît, signe d’approcher et dit à voix basse;

«Le comte est parti avec Bill et les deux chiens… Ils vont donner la chasse à Birk!»

P’tit-Bonhomme ne put d’abord répondre, étranglé par l’émotion et aussi par la colère.

«Prends garde, mon boy! ajouta la lessiveuse. L’intendant nous observe, et il ne faut pas…

– Il ne faut pas que l’on tue Birk, s’écria-t-il enfin, et je saurai bien…»

M. Scarlett, qui avait surpris ce colloque, vint interpeller P’tit-Bonhomme d’une voix brusque.

«Qu’est-ce que tu dis, groom, demanda-t-il, et qu’est-ce que tu fais là?…»

Le groom, ne voulant pas entrer en discussion avec l’intendant, se contenta de répondre:

«Je désire parler à monsieur le comte.

– Tu lui parleras à son retour, répondit M. Scarlett, lorsqu’il aura attrapé ce maudit chien…

– Il ne l’attrapera pas, répondit P’tit-Bonhomme, qui s’efforçait de rester calme.

– Vraiment!

– Non, monsieur Scarlett… et s’il l’attrape, je vous dis qu’il ne le tuera pas!…

– Et pourquoi?…

– Parce que je l’en empêcherai!

– Toi?…

– Moi, monsieur Scarlett. Ce chien est mon chien, et je ne le laisserai pas tuer!»

Et, tandis que l’intendant restait abasourdi par cette réponse, P’tit-Bonhomme, s’élançant hors de la cour, eut bientôt franchi la lisière du bois.

Là, pendant une demi-heure, rampant entre les halliers, s’arrêtant pour surprendre quelque bruit qui le mettrait sur les traces du comte Ashton, P’tit-Bonhomme marcha à l’aventure. Le bois était silencieux, et des aboiements se fussent entendus de très loin. Rien n’indiquait donc si Birk avait été relancé comme un renard par les pointers du jeune Piborne, ni quelle direction il convenait de suivre afin de le retrouver.

Incertitude désespérante! Il était possible que Birk fût très loin déjà, au cas où les chiens lui donnaient la chasse. A plusieurs reprises, P’tit-Bonhomme cria: «Birk!… Birk!» espérant que le fidèle animal entendrait sa voix. Il ne se demandait même pas ce qu’il ferait pour empêcher le comte Ashton et son piqueur de tuer Birk, s’ils parvenaient à s’en emparer. Ce qu’il savait, c’est qu’il le défendrait, tant qu’il aurait la force de le défendre.

Enfin, tout en marchant au hasard, il s’était éloigné du château de deux bons milles, lorsque des aboiements retentirent à quelques centaines de pas, derrière un massif de grands arbres en bordure le long d’un vaste étang.

P’tit-Bonhomme s’arrêta, il avait reconnu les aboiements des pointers.

Nul doute que Birk ne fût traqué en ce moment, et peut-être aux prises avec les deux bêtes excitées par les cris du piqueur.

Bientôt même, ces paroles purent être assez distinctement entendues:

«Attention, monsieur le comte… nous le tenons!

– Oui, Bill… par ici… par ici!…

– Hardi… les chiens… hardi!» criait Bill.

P’tit-Bonhomme se précipita vers le massif au delà duquel se produisait ce tumulte. A peine avait-il fait vingt pas, que l’air fut ébranlé par une détonation.

«Manqué… manqué! s’écria le comte Ashton. A toi, Bill, à toi!… Ne le rate pas!…»

Un second coup de fusil éclata assez près pour que P’tit-Bonhomme pût en apercevoir la lumière à travers le feuillage.

«Il y est, cette fois!» cria Bill, pendant que les pointers aboyaient avec fureur.

P’tit-Bonhomme, – comme s’il avait été frappé par la balle du piqueur, – sentit ses jambes se dérober, et il allait tomber peut-être, lorsqu’il se produisit, à six pas de lui, un bruit de branches brisées, et, par une trouée du taillis, un chien apparut, le poil mouillé, la gueule écumante.

C’était Birk, une blessure au flanc, qui s’était précipité dans l’étang après le coup de fusil du piqueur.

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Birk reconnut son maître, lequel lui comprima le museau afin d’étouffer ses plaintes, et l’entraîna au plus épais d’un fourré. Mais les pointers n’allaient-ils pas les dépister tous deux?…

Non! Épuisés par la course, affaiblis par les morsures dues aux crocs de Birk, les pointers suivaient Bill. Les traces du groom et de Birk leur échappèrent. Et pourtant, ils passèrent si près du fourré que P’tit-Bonhomme put entendre le comte Ashton dire à son piqueur:

«Tu es sûr de l’avoir tué, Bill?

– Oui, monsieur le comte… d’une balle à la tête, au moment où il se jetait dans l’étang… L’eau est devenue toute rouge, et il est par le fond, en attendant qu’il remonte…

– J’aurais voulu l’avoir vivant!» s’écria le jeune Piborne.

Et, en effet, quel spectacle, digne de réjouir l’héritier du domaine de Trelingar, et comme sa vengeance eût été complète, s’il avait pu donner Birk en curée, le faire dévorer par ses chiens, aussi cruels que leur maître!

 

 

Chapitre VI

Dix-huit ans à deux.

 

’tit-Bonhomme respira comme il n’avait jamais peut-être respiré de sa vie, longuement, du bon air plein ses poumons, dès que le comte Ashton, son piqueur et ses chiens eurent disparu. Et il est permis d’affirmer que Birk en fit autant, lorsque P’tit-Bonhomme eut desserré les mains qui lui tenaient le museau, disant:

«N’aboie pas… n’aboie pas, Birk!»

Et Birk n’aboya pas.

C’était une chance, ce matin-là, que P’tit-Bonhomme, bien décidé à partir, eût revêtu ses anciens habits, rassemblé et ficelé son léger paquet, glissé sa bourse dans sa poche. Cela lui épargnait le désagrément de rentrer au château, où le comte Ashton no tarderait pas à apprendre à qui appartenait le meurtrier du pointer. De quelle façon le groom eût été reçu, on l’imagine. Il est vrai, à ne pas reparaître, il sacrifiait la quinzaine de gages qui lui était due et qu’il comptait réclamer. Mais il préférait se résigner à cet abandon. Il était hors de Trelingar-castle, loin du jeune Piborne et de l’intendant Scarlett. Son chien l’accompagnant, il n’en demandait pas davantage, et ne songeait qu’à s’éloigner au plus vite.

A combien se montait sa petite fortune? Exactement à quatre livres, dix-sept shillings et six pence. C’était la plus forte somme qu’il eût jamais possédée en propre. Il ne s’en exagérait pas l’importance, d’ailleurs, n’étant pas de ces enfants qui se seraient crus riches de se sentir la poche si bien garnie. Non! il savait qu’il verrait promptement la fin de son épargne, s’il n’y joignait la plus stricte économie, jusqu’à ce que l’occasion s’offrit de se placer quelque part – avec Birk, cela va de soi.

La blessure du brave animal n’était pas grave par bonheur, – une simple éraflure dont la guérison ne serait pas longue. En lui tirant dessus, le piqueur n’avait été guère plus adroit que le comte Ashton.

Les deux amis partirent d’un bon pas, dès qu’ils eurent rejoint la grande route au delà du bois, Birk frétillant de joie, P’tit-Bonhomme quelque peu soucieux de l’avenir.

Cependant, ce n’était pas au hasard qu’il allait. La pensée de se rendre à Kanturk ou à Newmarket lui était d’abord venue à l’esprit. Il connaissait ces deux bourgades, l’une pour l’avoir déjà habitée, l’autre pour y avoir accompagné maintes fois le jeune Piborne. Mais c’eût été s’exposer à des rencontres qu’il convenait d’éviter. Aussi, savait-il bien ce qu’il faisait, en redescendant vers le sud. D’une part, il s’éloignait de Trelingar-castle dans une direction où on ne cher obérait pas à le poursuivre; de l’autre, il se rapprochait du chef-lieu du comté de Cork, sur la baie de ce nom, l’une des plus fréquentées de la côte méridionale… De là partent des navires… des navires marchands… des grands… des vrais pour toutes les parties du monde… et non point des caboteurs du littoral, ni des barques de pêche comme à Westport ou à Galway… Cela attirait toujours notre jeune garçon, cet irrésistible instinct des choses du commerce.

Enfin l’essentiel était d’atteindre Cork, – ce qui exigerait un certain temps. Or, P’tit-Bonhomme avait mieux à songer qu’à dépenser son argent en voiture ou en railway, et il n’était pas impossible qu’il parvînt à gagner quelques shillings à travers les bourgades et les villages, comme entre Limerick et Newmarket. Sans doute, une trentaine de milles pour les jambes d’un enfant de onze ans, c’est une jolie trotte, et il y emploierait une huitaine de jours, pour peu qu’il fît halte dans les fermes.

Le temps était beau, déjà froid à cette époque, le chemin sans boue et sans poussière, excellentes conditions quand il s’agit d’un voyage à pied. Chapeau de feutre sur la tête, veste, gilet et pantalon de drap chaud, bons souliers avec guêtres de cuir, son paquet sous le bras, son couteau dans sa poche – cadeau de Grand’mère, – à la main un bâton qu’il venait de couper à une haie, P’tit-Bonhomme n’avait point l’air d’un pauvre. Aussi devait-il se garder des mauvaises rencontres. D’ailleurs, rien qu’en montrant ses crocs, Birk suffirait à éloigner les gens suspects.

Cette première journée de marche, avec un repos de deux heures, se chiffra par un trajet de cinq milles et une dépense d’un demi-shilling. Pour deux, un enfant et un chien, ce n’est pas énorme, et la pitance de lard et de pommes de terre est maigre à ce prix-là. Quant à regretter la cuisine de Trelingar-castle, P’tit-Bonhomme n’y songea pas un instant. Le soir venu, il coucha un peu au delà du bourg de Baunteer, dans une grange, avec la permission du fermier, et, le lendemain, après un déjeuner qui lui coûta quelques pence, il se remit gaillardement en marche.

Même temps à peu près, des éclaircies entre les nuages. Le chemin fut pénible, car il commençait à monter. Cette portion du comté de Cork présente un relief orographique d’une certaine importance. La route qui va de Kanturk au chef-lieu traverse le système compliqué des monts Boggeraghs. De là, des côtes raides, des crochets fréquents. P’tit-Bonhomme n’avait qu’à marcher droit devant lui, il ne risquait pas de s’égarer. D’ailleurs, il était dans sa nature de savoir s’orienter comme un Chinois ou un renard. Ce qui devait le rassurer, c’est que le chemin n’était pas désert. Quelques cultivateurs abandonnaient les champs et revenaient. Des charrettes se rendaient d’un village à l’autre. A la rigueur, on peut toujours s’informer de la direction. Toutefois, il préférait ne point attirer l’attention, et passer sans interroger personne.

Au bout d’une demi-douzaine de milles, enlevés d’un pas rapide, il atteignit Derry-Gounva, petite localité sise à l’endroit où la route coupe le massif des Boggeraghs. Là, dans une auberge, un voyageur qui était en train de souper lui adressa deux ou trois questions, d’où il venait, où il allait, quand il comptait repartir, et, très satisfait de ses réponses, lui proposa de partager son repas. Comme c’était de cordiale amitié, P’tit-Bonhomme accepta de bon cœur. Il se réconforta largement, et Birk ne fut point oublié par le généreux amphytrion. Il était fâcheux que ce digne Irlandais n’eût pas affaire à Cork, car il aurait offert une place dans sa voiture; mais il remontait vers le nord du comté.

Après une nuit tranquille à l’auberge, P’tit-Bonhomme quitta Derry-Gounva dès la pointe du jour, et s’engagea à travers le défilé des Boggeraghs.

La journée fut fatigante. Le vent soufflait avec rage, s’engouffrant entre les talus boisés. On eût dit qu’il venait du sud-ouest, bien qu’il suivît les détours du défilé, quelle que fût leur orientation. P’tit-Bonhomme le trouvait toujours debout à lui, sans avoir, comme un navire, la ressource de courir des bordées. Il fallait marcher contre la rafale, perdre parfois cinq ou six pas sur douze, s’aider des broussailles agraffées aux rocs, ramper au tournant de certains angles, enfin, s’éreinter beaucoup pour n’avancer que peu de chemin. En vérité, une charrette, un jaunting-car lui eût rendu un grand service. Il n’en rencontrait point. Cette portion des Boggeraghs est à peine fréquentée. On peut gagner les villages du pays sans se risquer dans ce dédale. De passants, P’tit-Bonhomme n’en vit guère, et encore allaient-ils dans une direction inverse.

Notre jeune garçon et son chien durent, à maintes reprises, s’étendre le long des buissons, au pied des arbres, pour prendre quelque repos. Pendant l’après-midi, en marchant d’un pas plus rapide, ils franchirent le point maximum d’altitude de la région. A relever le parcours sur une carte, le compas n’eût pas donné plus de quatre à cinq milles. Pénible étape. Mais le plus rude était accompli, et, en deux heures, l’extrémité orientale du défilé serait atteinte.

Il eût été imprudent, peut-être, de se hasarder après le coucher du soleil. Entre ces hauts talus, la nuit tombe rapidement. L’obscurité fut profonde dès six heures du soir. Mieux valait s’arrêter sur place, quoiqu’il n’y eût là ni ferme ni auberge. C’était un lieu très solitaire, un encaissement de la route, et P’tit-Bonhomme ne se sentait pas trop rassuré. Heureusement, Birk était un gardien vigilant et fidèle, et son maître pouvait se fier à lui.

Cette nuit-là, il n’eut pour tout abri qu’une étroite anfractuosité, creusée dans la paroi rocheuse du talus, et sur laquelle retombait un rideau de pariétaires. Il s’y glissa, il s’allongea sur un matelas de terre molle et sèche. Birk vint se coucher à ses pieds, et tous deux s’endormirent à la grâce de Dieu.

Le lendemain, on reprit sa course au petit jour. Temps incertain, humide et froid. Encore une étape de quinze milles, et Cork apparaîtrait à l’horizon. A huit heures, les défilés des monts Boggeraghs furent franchis. La pente s’accusait. On allait vite, mais on avait faim. Le bissac commençait à sonner le vide. Birk trottinait de droite et de gauche, le nez à terre, quêtant sa nourriture; puis il revenait, et semblait dire à son maître:

«Est-ce qu’on ne déjeune pas, ce matin?

– Bientôt,» lui répondait P’tit-Bonhomme.

En effet, vers dix heures, tous deux faisaient halte au hameau de Dix-Miles-House.

C’est un endroit où la bourse du jeune voyageur s’allégea, d’un shilling dans une modeste auberge, qui lui offrit le menu ordinaire des Irlandais, les pommes de terre, le lard et un gros morceau de ce fromage rouge appelé «cheddar». Birk, lui, eut une bonne pâtée, trempée de bouillon. Après le repas, le repos, et après le repos, reprise du voyage. Territoire toujours accidenté, cultivé de part et d’autre. Ça et là, des champs où le paysan achevait, tardive sous ce climat, la moisson des orges et des seigles.

P’tit-Bonhomme ne se trouvait plus seul sur la route. Il se croisait avec les gens de la campagne auxquels il souhaitait le bonjour, et qui le lui rendaient. Peu ou point d’enfants, – nous entendons de ceux qui n’ont pour toute occupation que de courir derrière les voitures, en mendiant. Cela tenait à ce que les touristes s’aventurent rarement en cette portion du comté, et qu’il n’y aurait aucun profit à y tendre la main. Il est vrai, si quelque gamin fût venu demander l’aumône à P’tit-Bonhomme, il en aurait obtenu un ou deux coppers. Le cas ne se présenta pas.

Vers trois heures de l’après-midi, on atteignit le point où la route commence à longer une rivière ou plutôt un rio sur une longueur de sept à huit milles. C’était la Dripsey, un affluent de la Lee, laquelle va se perdre dans une des extrêmes baies du sud-ouest.

S’il voulait ne point coucher, la nuit prochaine, à la belle étoile, il fallait que P’tit-Bonhomme poussât son étape jusqu’au gros bourg de Woodside, à trois ou quatre milles de Cork. Une fameuse étape à enlever avant la nuit ! Cela ne lui parut pas impossible, et Birk avait l’air d’être de cet avis.

«Allons, se dit-il, un dernier coup de collier. J’aurais le temps de me reposer là-bas.»

Le temps, oui! Ce n’est jamais le temps qui lui manquerait, ce serait l’argent… Bah! de quoi s’inquiétait-il? Il possédait quatre livres en bel or, sans compter ce qui lui restait de pence. Avec un pareil pécule, on va des semaines, et des semaines… cela fait bien des jours…

En route donc, et allonge les jambes, mon garçon! Le ciel est couvert, le vent a calmi. S’il se met à pleuvoir, n’avoir d’autre ressource que de se blottir sous quelque meule, ce n’est pas pour vous réjouir, alors qu’il y a de bons coins à vous attendre dans une des auberges de Woodside.

P’tit-Bonhomme et Birk hâtèrent le pas et, un peu avant six heures du soir, ils n’étaient plus qu’à trois milles de la bourgade, lorsque Birk, s’arrêtant, fit entendre un singulier grognement.

P’tit-Bonhomme s’arrêta aussi et regarda le long de la route: il ne vit rien.

«Qu’as-tu, Birk?»

Birk aboya de nouveau. Puis, s’élançant à droite, courut du côté de la rivière, dont la berge n’était distante que d’une vingtaine de pas.

«Il a soif, sans doute, pensa P’tit-Bonhomme, et, ma foi, il me donne l’envie de boire.»

Il se dirigeait vers la Dripsey, lorsque le chien, poussant un aboiement plus aigu, se précipita dans le courant.

P’tit-Bonhomme, très surpris, eut atteint la berge en quelques bonds, et il allait rappeler son chien…

Il y avait là un corps entraîné par le courant rapide – le corps d’un enfant. Le chien venait de le saisir par ses habits ou plutôt ses haillons. Mais la Dripsey est pleine de remous, qui rendent son cours très dangereux. Birk essayait de revenir à la berge… C’est à peine s’il gagnait, tandis que l’enfant se raccrochait convulsivement à sa fourrure.

P’tit-Bonhomme savait nager, – on se souvient que Grip le lui avait enseigné. Il n’hésita pas, et il commençait à se débarrasser de sa veste, lorsque, dans un dernier effort, Birk parvint à reprendre pied sur la berge.

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P’tit-Bonhomme n’eut plus qu’à se baisser, à saisir l’enfant par ses vêtements, à le déposer en lieu sûr, tandis que le chien se secouait en aboyant.

Cet enfant était un garçon – un garçon de six à sept ans au plus. Les yeux fermés, la tête ballottante, il avait perdu connaissance…

Quel fut l’étonnement de P’tit-Bonhomme, lorsqu’il eut écarté de sa figure sa chevelure toute mouillée?…

C’était le gamin que le comte Ashton, deux semaines avant, n’avait pas craint de frapper d’un coup de fouet sur la route de Trelingar-castle, – ce qui avait attiré au jeune groom de mauvais compliments pour son intervention charitable.

Depuis quinze jours, ce pauvre petit, continuant d’aller devant lui, vaguait sur les routes… Dans l’après-midi, il était arrivé en cet endroit, au bord de la Dripsey… il avait voulu se désaltérer… sans doute… le pied lui avait glissé… il était tombé dans le courant… et, faute de Birk entraîné par son instinct de sauveteur, il n’aurait pas tardé à disparaître au milieu des remous…

Il s’agissait de le rappeler à la vie, et c’est à cela que P’tit-Bonhomme employa tous ses soins.

Malheureuse et pitoyable créature! Sa figure allongée, son corps maigre et décharné, disaient tout ce qu’il avait souffert, – la fatigue, le froid, la faim. En le tâtant de la main, on sentait que son ventre était flasque comme un sac vidé. Par quel moyen lui faire reprendre connaissance? Ah! en le débarrassant de l’eau qu’il avait avalée, en opérant des pressions sur son estomac, en lui insufflant de l’air par la bouche… Oui… cela vint à l’idée de P’tit-Bonhomme… Quelques instants après, l’enfant respirait, il ouvrait les yeux, et ses lèvres laissaient échapper ces mots:

«J’ai faim… j’ai faim!»

I am hungry! c’est le cri de l’Irlandais, le cri de toute son existence, le dernier qu’il jette au moment de mourir!

P’tit-Bonhomme possédait encore quelques provisions. D’un peu de pain et de lard, il fit deux ou trois bouchées, il les introduisit entre les lèvres de l’enfant, et celui-ci les avala gloutonnement. Il fallut le modérer, il se fût étouffé. Ces choses entraient en lui comme l’air dans une bouteille où l’on aurait fait le vide.

Alors, se redressant, il sentit ses forces lui revenir. Ses regards se fixèrent sur P’tit-Bonhomme, il hésita, puis, le reconnaissant:

«Toi… toi?… murmura-t-il.

– Oui… Tu te rappelles?…

– Sur la route… je ne sais plus quand…

– Moi… je le sais… mon boy…

– Oh! ne m’abandonne pas!…

– Non… non!… Je te reconduirai… Où allais-tu?..,

– Devant… devant moi…

– Où demeures-tu?…

– Je ne sais pas… Nulle part…

– Comment es-tu tombé dans la rivière?… En voulant boire, sans doute?…

– Non.

– Tu auras glissé?

– Non… je suis tombé… exprès!

– Exprès?…

– Oui… oui… Maintenant je ne veux plus… si tu restes avec moi…

– Je resterai… je resterai!»

Et P’tit-Bonhomme eut des larmes plein les yeux. A sept ans, cette affreuse idée de mourir!… Le désespoir menant ce boy à la mort, le désespoir qui vient du dénuement, de l’abandon, de la faim!…

L’enfant avait refermé ses paupières. P’tit-Bonhomme se dit qu’il ne devait pas le presser de questions… Ce serait pour plus tard… Son histoire, il la connaissait d’ailleurs… C’était celle de tous ces pauvres êtres… c’était la sienne… A lui, du moins, doué d’une énergie peu commune, la pensée n’était jamais venue d’en finir ainsi avec ses misères!…

Il convenait d’aviser cependant. L’enfant n’était pas en état de faire quelques milles pour atteindre Woodside. P’tit-Bonhomme n’aurait pu le porter jusque-là. En outre, la, nuit s’approchait, et l’essentiel était de trouver un abri. Aux environs, on ne voyait ni une auberge ni une ferme. D’un côté de la route, la Dripsey, longue, sans un bateau, sans une barque. De l’autre, des bois qui s’étendaient à perte de vue sur la gauche. C’était donc en cet endroit qu’il fallait passer la nuit au pied d’un arbre, sur une litière d’herbes, près d’un feu de bois mort, si cela était nécessaire. Le soleil levé, lorsque les forces seraient revenues à l’enfant, tous deux ne seraient pas gênés de gagner Woodside et peut-être Cork. On avait suffisamment de quoi souper ce soir-là, tout en gardant quelques morceaux pour le déjeuner du lendemain.

P’tit-Bonhomme prit entre ses bras le boy que la fatigue avait endormi. Suivi de Birk, il traversa la route et s’enfonça d’une vingtaine de pas sous le bois, assez obscur déjà, entre ces gros hêtres séculaires, dont on compte des milliers dans cette partie de l’Irlande.

Quelle satisfaction il éprouva de rencontrer un de ces larges troncs, à demi courbé, creusé par la vieillesse! C’était une sorte de berceau, de nid si l’on veut, où il pourrait déposer son petit oiseau. Ce trou était rempli d’une poussière molle comme de la sciure, et en y ajoutant une brassée d’herbes, cela ferait un lit très convenable. Et même, il ne serait pas impossible de s’y blottir à deux, d’y reposer plus chaudement. Tout en dormant, l’enfant sentirait qu’il n’était plus seul.

Un instant encore et il était installé dans ce creux. Ses yeux ne se rouvrirent même pas, mais il respirait doucement et ne tarda pas à tomber dans un profond sommeil.

P’tit-Bonhomme s’occupa alors de faire sécher les vêtements que son protégé – le protégé de P’tit-Bonhomme! – devrait reprendre le lendemain. Ayant allumé un feu de bois sec, il tordit ces haillons, il les exposa à la flamme pétillante, puis il les étendit sur une basse branche du hêtre.

Le moment était venu de souper de pain, de pommes de terre, de cheddar. Le chien ne fut point oublié, et bien que sa part n’eût pas été très grosse, il ne se plaignait point. Son jeune maître alla s’étendre dans le creux du hêtre, et, les bras autour du petit, il finit par succomber au sommeil, tandis que Birk veillait sur le couple endormi.

Le lendemain, 18 septembre, l’enfant se réveilla le premier, tout étonné d’être couché dans un si bon lit. Birk lui adressa un jappement protecteur… Dame! est-ce qu’il n’était pas pour quelque chose dans son sauvetage?

P’tit-Bonhomme ouvrit les yeux presque aussitôt, et le boy se jeta à son cou en l’embrassant.

«Comment te nommes-tu? lui demanda-t-il.

– P’tit-Bonhomme. Et toi?…

– Bob.

– Eh bien, Bob, viens t’habiller.»

Bob ne se le fit point dire deux fois. Tout vaillant, à peine se souvenait-il qu’il s’était jeté la veille dans la rivière. Est-ce qu’il n’avait pas une famille, maintenant, un père qui ne l’abandonnerait pas, ou du moins un grand frère, qui l’avait déjà consolé en lui donnant une poignée de coppers sur la route de Trelingar-castle? Il se laissait aller à cette confiance du jeune âge, nuancée de cette familiarité naturelle qui distingue les enfants irlandais. D’autre part, il semblait à P’tit-Bonhomme que la rencontre de Bob lui avait créé de nouveaux devoirs – ceux de la paternité.

Et si Bob fut content, lorsqu’il eut une chemise blanche sous ses vêtements bien secs! Et quels yeux il ouvrit, – autant que la bouche, devant une miche de pain, un morceau de fromage, et une grosse pomme de terre, qui venait d’être réchauffée sous les cendres du foyer! Ce déjeuner à deux, ce fut peut-être le meilleur repas qu’il eût fait depuis sa naissance…

Sa naissance?… Il n’avait pas connu son père; mais, plus favorisé que P’tit-Bonhomme, il avait connu sa mère… morte de misère, – il y avait deux ans… trois ans… Bob ne pouvait dire au juste… Depuis, il avait été recueilli dans l’asile d’une ville, pas trop grande, dont il ignorait le nom… Plus tard, l’argent manquant, on avait fermé l’asile, et Bob s’était trouvé dans la rue, – sans savoir pourquoi, – il ne savait rien, Bob! – avec les autres enfants, la plupart n’ayant pas de famille. Alors il avait vécu sur les routes, couchant n’importe où, mangeant quand il pouvait, – il faisait ce qu’il pouvait, Bob! – jusqu’au jour où, après un jeûne de quarante huit heures, la pensée lui vint de mourir.

Telle était son histoire, qu’il raconta en mordant à même sa grosse pomme de terre, et cette histoire-là, ce n’était pas nouveau pour un ancien pensionnaire de la Hard, réduit à l’état de manivelle chez Thornpipe, un «élève» de la ragged-school!

Puis, au milieu de son bavardage, voici que la figure intelligente de Bob changea soudain, ses yeux si vifs s’éteignirent, il devint tout pâle.

«Qu’y a-t-il, lui demanda P’tit-Bonhomme.

– Tu ne vas pas me laisser seul!» murmura-t-il.

C’était là sa grande crainte.

«Non, Bob.

– Alors… tu m’emmènes?…

– Oui… où je vais!»

Où?… Bob ne tenait même pas à le savoir, pourvu que P’tit-Bonhomme l’emmenât avec lui.

«Mais ta maman… ton papa… à toi?…

– Je n’en ai pas…

– Ah! fit Bob, je t’aimerai bien!

– Moi aussi, mon boy, et nous tâcherons de nous arranger tous les deux.

– Oh! tu verras comme je cours après les voitures, s’écria Bob, et les coppers qu’on me jettera, je te les donnerai!»

Ce gamin n’avait jamais fait d’autre métier.

«Non, Bob, il ne faudra plus courir après les voitures.

– Pourquoi?,..

– Parce que ce n’est pas bien de mendier.

– Ah!… fit Bob, qui resta songeur.,

– Dis-moi, as-tu de bonnes jambes?

– Oui… mais pas grandes encore!

– Eh bien, nous allons faire une longue trotte aujourd’hui pour coucher ce soir à Cork.

– A Cork?…

– Oui… une belle ville de là-bas… avec des bateaux…

– Des bateaux… je sais…

– Et puis la mer?… As-tu vu la mer?…

– Non.

– Tu la verras! Ça s’étend loin, loin!… En route!…»

Et les voilà partis, précédés de Birk, qui gambadait en balançant sa queue.

Deux milles plus loin, la route abandonne les berges de la Dripsey, et longe celles de la Lee, qui va se jeter au fond de la baie de Cork. On rencontra plusieurs voitures de touristes, qui se dirigeaient vers la partie montagneuse du comté.

Et alors Bob, emporté par l’habitude, de courir en criant: «Copper… copper!»

P’tit-Bonhomme le rattrapa.

«Je t’ai dit de ne plus faire cela, lui répéta-t-il.

– Et pourquoi?…

– Parce que c’est très mal de demander l’aumône!

– Même quand c’est pour manger?…»

P’tit-Bonhomme ne répondit pas, et Bob fut très inquiet de son déjeuner jusqu’au moment où il se vit attablé dans une auberge de la route. Et, ma foi, pour six pence, tous trois se régalèrent, le grand frère, le petit frère et le chien.

Bob ne pouvait en croire ses yeux. P’tit-Bonhomme avait une bourse, et cette bourse contenait des shillings, et il en restait encore, lorsque l’écot eut été payé à l’aubergiste,

«Ces belles pièces-là, dit-il, d’où qu’elles viennent?

– Je les ai gagnées, Bob, en travaillant…

– En travaillant?… Moi aussi, je voudrais bien travailler… mais je ne sais pas…

– Je t’apprendrai, Bob.

– Tout de suite…

– Non… quand nous serons là-bas.»

Si l’on voulait arriver le soir même, il ne fallait pas perdre un instant. P’tit-Bonhomme et Bob se remirent en marche, et ils firent telle diligence qu’ils avaient atteint Woodside entre quatre et cinq heures du soir. Au lieu de s’arrêter dans une auberge de cette bourgade, puisqu’il n’y avait plus que trois milles, mieux valait pousser jusqu’à Cork.

«Tu n’es pas trop fatigué, mon boy? demanda P’tit-Bonhomme,

– Non… Ça va.. ça va !…» répondit l’enfant.

Et, après un nouveau repas qui leur redonna des forces, tous les doux continuèrent l’étape.

A six heures, ils atteignaient à l’entrée de l’un des faubourgs de la ville. Un hôtelier leur offrit un lit, et, l’un dans les bras de l’autre, ils s’endormirent.

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