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Jules Verne

 

le rayon-vert

 

 

(Chapitre XVI-XIX)

 

 

44 dessins et une carte, par L. Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XVI

Deux coups de fusil.

 

e lendemain, et pendant les premiers jours de septembre, on ne revit plus Aristobulus Ursiclos. Avait-il quitté Iona par le bateau des touristes, après avoir compris qu’il perdait son temps près de Miss Campbell? Personne n’aurait pu le dire. En tout cas, il faisait bien de ne pas se montrer. Ce n’était plus seulement de l’indifférence, c’était une sorte d’aversion qu’il inspirait à la jeune fille. Avoir dépoétisé son rayon, avoir matérialisé son rêve, avoir changé l’écharpe d’une Valkyrie en un brutal phénomène d’optique! Peut-être lui eût-elle tout pardonné, tout, excepté cela.

Les frères Melvill n’eurent pas même la permission d’aller s’enquérir de ce que devenait Aristobulus Ursiclos.

A quoi bon, d’ailleurs? Qu’auraient-ils pu lui dire et qu’espéraient-ils encore? Pouvaient-ils songer, désormais, à l’union projetée entre deux êtres aussi antipathiques, séparés par l’abîme qui se creuse entre la vulgaire prose et la sublime poésie, l’un avec sa manie de tout réduire à des formules scientifiques, l’autre ne vivant que dans l’idéal, qui dédaigne les causes et se contente des impressions!

Cependant, Partridge, poussé par dame Bess, apprit que ce «jeune vieux savant», ainsi qu’il le dénommait, n’avait point encore effectué son départ, et qu’il habitait toujours sa cabane de pêcheur, où il prenait solitairement ses repas.

En tout cas, l’important, c’est qu’on ne voyait plus Aristobulus Ursiclos. La vérité est que, lorsqu’il ne se confinait pas dans sa chambre, occupé, sans doute, de quelque haute spéculation scientifique, il s’en allait, son fusil sur le dos, à travers les basses grèves du littoral, et là sa mauvaise humeur se passait au milieu d’un véritable carnage de harles noirs ou de mouettes, qui n’y étaient pour rien. Conservait-il donc encore quelque espoir? Se disait-il que, la fantaisie du Rayon-Vert une fois satisfaite, Miss Campbell reviendrait à de meilleurs sentiments? C’est possible, après tout, étant donné sa personnalité.

Mais il lui arriva, un jour, une aventure assez désagréable, qui aurait pu très mal finir pour lui, sans l’intervention aussi généreuse qu’inattendue de son rival.

C’était dans l’après-midi du 2 septembre. Aristobulus Ursiclos était allé étudier les roches qui forment l’extrême pointe méridionale d’Iona. Une de ces masses granitiques, un «stack», attira plus spécialement son attention, si bien qu’il résolut de se hisser à son sommet. Or, il y avait quelque imprudence à le tenter, car la roche ne présentait guère que des surfaces glissantes, et le pied ne pouvait y trouver prise.

Cependant, Aristobulus Ursiclos ne voulut point en avoir le démenti. Il commença donc à grimper le long des parois, en s’aidant de quelques touffes végétales qui poussaient çà et là, et il put atteindre, non sans peine, le sommet de ce stack.

Une fois là, il se livra à son petit travail habituel de minéralogiste; mais, quand il voulut redescendre, cela devint plus difficile. En effet, après avoir soigneusement cherché sur quel côté de la paroi il convenait de se laisser glisser, le voilà qui se risque. A cet instant, le pied vint à lui manquer, il dévala sans pouvoir se retenir, et fût tombé dans les violentes lames du ressac, si une souche brisée ne l’eût retenu au milieu de sa chute.

Aristobulus Ursiclos se trouvait donc dans une situation tout à la fois dangereuse et ridicule. Il ne pouvait plus remonter, mais il ne pouvait plus redescendre.

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Une heure se passa ainsi, et on ne sait ce qui serait arrivé, si Olivier Sinclair, son havre-sac de peintre sur le dos, n’eût passé en ce moment et en cet endroit. Il entendit des cris; il s’arrêta. De voir Aristobulus Ursiclos accroché à trente pieds en l’air, s’agitant comme un de ces bonshommes d’osier suspendu à la devanture d’une taverne, cela lui prêta d’abord à rire; mais, ainsi qu’on le pense bien, il n’hésita pas à se risquer pour le tirer de là.

Cela ne se fit pas sans peine. Olivier Sinclair dut monter sur le sommet du stack, et il lui fallut rehisser le pendu, puis l’aider à redescendre de l’autre côté.

«Monsieur Sinclair, dit Aristobulus Ursiclos, dès qu’il fut en lieu sûr, j’avais mal calculé l’angle d’inclinaison que faisait cette paroi avec la verticale. De là, ce glissement et cette suspension…

– Monsieur Ursiclos, répondit Olivier Sinclair, je suis heureux que le hasard m’ait permis de vous venir en aide!

– Laissez-moi pourtant vous remercier…

– Cela n’en vaut pas la peine, monsieur. Vous en auriez certainement fait autant pour moi?

– Sans doute!

– Eh bien, à charge de revanche!»

Et les deux jeunes gens se séparèrent.

Olivier Sinclair ne crut point devoir parler de cet incident, qui n’avait pas autrement d’importance. Quant à Aristobulus Ursiclos, il n’en parla pas davantage: mais, au fond, comme il tenait beaucoup à sa peau, il sut gré à son rival de l’avoir tiré de ce mauvais pas.

Eh bien, et le fameux rayon? il faut convenir qu’il se faisait singulièrement prier! Cependant, il n’y avait plus de temps à perdre. La saison d’automne ne pouvait tarder à recouvrir le ciel de son voile de brumes. Alors, plus de ces soirées limpides, dont septembre se montre si avare sous les latitudes élevées. Plus de ces horizons nets, qui semblent plutôt tracés par le compas d’un géomètre que par le pinceau d’un artiste. Faudrait-il donc renoncer à voir le phénomène, cause de tant de déplacements? Serait-on obligé de remettre l’observation à l’année prochaine ou s’entêterait-on à la poursuite sous d’autres cieux?

En vérité, c’était une cause de dépit pour Miss Campbell autant que pour Olivier Sinclair. Tous deux enrageaient très sérieusement à voir l’horizon des Hébrides obscurci sous les vapeurs de la haute mer.

Ce fut ainsi pendant les quatre premiers jours de ce brumeux mois de septembre.

Chaque soir, Miss Campbell, Olivier Sinclair, le frère Sam, le frère Sib, dame Bess et Partridge, assis sur quelque roche que baignaient les petites ondulations de la marée, assistaient consciencieusement au coucher du soleil sur d’admirables fonds de lumière, plus splendides, sans doute, que si la pureté du ciel eût été parfaite.

Un artiste aurait battu des mains devant ces magnifiques apothéoses qui se développaient à la chute du jour, devant cette éblouissante gamme de couleurs, se dégradant d’un nuage à l’autre, depuis le violet du zénith jusqu’au rouge d’or de l’horizon, devant cette éblouissante cascade de feux rebondissant sur des roches aériennes; mais, ici, les roches étaient des nuages, et ces nuages, mordant le disque solaire, absorbaient avec ses derniers rayons celui que cherchait en vain l’œil des observateurs.

Alors, l’astre couché, tous se relevaient, désappointés, comme les spectateurs d’une féerie dont le dernier effet a manqué par la faute d’un machiniste; puis, prenant par le plus long, ils rentraient à l’auberge des Armes de Duncan.

«A demain! disait Miss Campbell.

– A demain! répondaient les deux oncles. Nous avons comme un pressentiment que demain…»

Et tous les soirs, les frères Melvill avaient un pressentiment, qui finissait invariablement par un mécompte.

Cependant la journée du 5 septembre débuta par une matinée superbe. Les vapeurs du levant se fondirent à la chaleur des premiers rayons solaires.

Le baromètre, dont l’aiguille, depuis quelques jours, marchait vers beau temps, montait encore et s’arrêtait à beau fixe. Il ne faisait plus assez chaud déjà pour que le ciel fût imprégné de cette buée tremblotante des brûlants jours de l’été. La sécheresse de l’atmosphère se sentait au niveau de la mer, comme on l’eût sentie sur une montagne, à quelque mille pieds d’altitude, dans un air raréfié.

Dire avec quelle anxiété tous suivirent les phases de cette journée, c’est impossible. Avec quelle palpitation de cœur ils observaient si quelque nue se levait dans l’espace, il faut renoncer à le rendre. Avec quelles angoisses, même, ils s’attachaient à la trajectoire décrite par le soleil dans sa marche diurne, ce serait témérité de vouloir l’exprimer.

Très heureusement, la brise, légère mais continue, venait de terre. En passant sur ces montagnes de l’est, en glissant à la surface des longues prairies de l’arrière-plan, elle ne devait pas se charger de ces humides molécules que dégagent de vastes étendues d’eau, et qu’apportent, avec le soir, les vents du large.

Mais combien ce jour fut long à passer! Miss Campbell ne pouvait tenir en place. Bravant l’ardeur caniculaire, elle allait et venait, tandis qu’Olivier Sinclair courait les hauteurs de l’île, afin d’interroger un horizon plus étendu. Les deux oncles en vidèrent toute une tabatière de compte à demi, et Partridge, comme s’il eût été de faction, restait dans l’attitude d’un garde champêtre préposé à la surveillance des plaines célestes.

Il avait été convenu que, ce jour-là, on dînerait à cinq heures, afin d’être en avance au poste d’observation. Le soleil ne devait disparaître qu’à six heures quarante-neuf, et on aurait tout le temps de le suivre jusqu’à son coucher.

«Je crois que nous le tenons, cette fois! dit le frère Sam, en se frottant les mains.

– Je le crois aussi!» répondit le frère Sib, qui se livra à la même pantomime.

Cependant, vers trois heures, il y eut une alerte. Un gros flocon de nuage, une ébauche de cumulus, se leva dans l’est, et, poussé par la brise de terre, s’avança vers l’Océan.

Ce fut Miss Campbell qui l’aperçut la première. Elle ne put retenir une exclamation de désappointement.

«Il est seul, ce nuage, et nous n’avons rien à craindre, dit l’un des oncles. Il ne tardera pas à se fondre…

– Ou il marchera plus vite que le soleil, répondit Olivier Sinclair, et disparaîtra sous l’horizon avant lui.

– Mais ce nuage n’est-il pas l’avant-coureur d’un banc de brumes? demanda Miss Campbell.

– Il faut le voir.»

Et Olivier Sinclair, tout courant, se rendit aux ruines du monastère. De là son regard put plonger vers l’est plus en arrière, par-dessus les montagnes de Mull.

Ces montagnes se profilaient avec une extrême netteté; leur crête ressemblait à une ligne tremblée, tracée au crayon, sur un fond d’une parfaite blancheur.

Il n’y avait pas d’autre vapeur dans le ciel, et le Ben More, bien découpé, ne s’empanachait d’aucune brume à trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer.

Olivier Sinclair revint, une demi-heure après, avec quelques rassurantes paroles. Ce nuage n’était qu’un enfant perdu de l’espace; il ne trouverait pas même à s’alimenter dans cette atmosphère asséchée, et périrait d’inanition en route.

Cependant le flocon blanchâtre avançait vers le zénith. Au grand déplaisir de tous, il suivait le chemin du soleil, il s’en approchait sous l’influence de la brise. En glissant à travers l’espace, sa structure se modifiait dans le remous du courant aérien. De la forme d’une tête de chien qu’il avait d’abord, il prit celle d’un poisson dessiné, comme une raie gigantesque, puis il se massa en boule, sombre au centre, éclatante sur ses bords, et, à ce moment, atteignit le disque solaire.

Un cri échappa à Miss Campbell, dont les deux bras se tendirent vers le ciel.

L’astre radieux, caché derrière cet écran de vapeurs, n’envoyait plus un seul de ses rayons à l’île. Iona, placée en dehors de la zone d’irradiation directe, venait de se voiler d’une grande ombre.

Mais bientôt la grande ombre se déplaça. Le soleil reparut dans tout son éclat. Le nuage s’abaissa vers l’horizon. Il ne devait pas même l’atteindre: une demi-heure après, il s’évanouissait, comme si quelque trouée se fût faite au ciel.

«Enfin, le voilà dissipé, s’écria la jeune fille, et puisse-t-il n’être suivi d’aucun autre!

– Non, rassurez-vous, Miss Campbell, répondit Olivier Sinclair. Si ce nuage a disparu si vite et de cette façon, c’est qu’il n’a pas rencontré d’autres vapeurs dans l’atmosphère, c’est que tout l’espace, vers l’ouest, est d’une pureté absolue.»

A six heures du soir, les observateurs, groupés en un endroit bien découvert, occupaient leur poste.

C’était à l’extrémité septentrionale de l’île, sur la crête supérieure de la colline de l’Abbé. De ce sommet, le regard pouvait circulairement embrasser, dans l’est, toute la portion élevée de l’île de Mull. Au nord, l’îlot de Staffa apparaissait comme une énorme carapace de tortue, échouée dans les eaux des Hébrides. Au-delà, Elva et Gometra se détachaient du littoral prolongé de la grande île. Vers l’ouest, le sud-ouest et le nord-ouest, se développait l’immense mer.

Le soleil s’abaissait rapidement par une trajectoire oblique. Le périmètre de l’horizon se dessinait d’un trait noir, qu’on eût cru tracé à l’encre de Chine. A l’opposé, toutes les fenêtres des maisons d’Iona s’enflammaient comme au reflet d’un incendie, dont les flammes auraient été des flammes d’or.

Miss Campbell et Olivier Sinclair, les frères Melvill, dame Bess et Partridge, saisis par ce sublime spectacle, restaient silencieux. Ils regardaient, en fermant à demi leurs paupières, ce disque qui se déformait, qui se gonflait parallèlement à la ligne d’eau, et prenait la forme d’une énorme montgolfière écarlate. Il n’y avait pas une seule vapeur au large.

«Je crois que nous le tenons, cette fois, redit le frère Sam.

– Je le crois aussi, répondit le frère Sib.

– Silence, mes oncles!…» s’écria Miss Campbell.

Et ils se turent, et ils retinrent leur respiration, comme s’ils eussent craint qu’elle ne se condensât sous la forme d’un léger nuage, qui aurait pu voiler le disque du soleil.

L’astre avait enfin mordu l’horizon de son bord inférieur. Il s’élargissait encore, comme s’il se fût empli intérieurement d’un lumineux fluide.

Tous aspiraient des yeux ses derniers rayons.

Tel Arago, installé dans les déserts de Palma, sur la côte d’Espagne, épiait le signal de feu qui devait apparaître au sommet de l’île d’Iviça, et lui permettre de fermer le dernier triangle de sa méridienne!

Enfin, un léger segment de l’arc supérieur, ce fut tout ce qui resta du disque à l’affleurement des eaux. Avant quinze secondes, le suprême rayon allait être lancé dans l’espace, et donnerait aux yeux, prêts à la recevoir, cette impression d’un vert paradisiaque!…

Soudain, deux détonations retentirent au milieu des roches du littoral, au-dessous de la colline. Une fumée s’éleva, et, entre ses volutes, se tendit tout un nuage d’oiseaux de mer, mouettes, goëlands, pétrels, effrayés par ces coups de fusil intempestifs.

Le nuage monta droit, puis, s’interposant comme un écran entre l’horizon et l’île, il passa devant l’astre mourant, au moment où celui-ci envoyait à la surface des eaux son dernier trait de lumière.

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A ce moment, sur une pointe de la falaise, on put apercevoir, son fusil fumant à la main, et suivant des yeux toute la volée d’oiseaux, l’inévitable Aristobulus Ursiclos.

«Ah! cette fois, c’en est assez! s’écria le frère Sib.

– C’en est trop! s’écria le frère Sam.

– J’aurais bien dû le laisser accroché à sa roche, se dit Olivier Sinclair. Au moins, il y serait encore.»

Miss Campbell, les lèvres serrées, les yeux fixes, ne prononça pas un seul mot.

Une fois de plus, et par la faute d’Aristobulus Ursiclos, elle avait manqué le Rayon-Vert!

 

 

Chapitre XVII

À bord de la «Clorinda».

 

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e lendemain, dès six heures du matin, un charmant yawl de quarante-cinq à cinquante tonneaux, le Clorinda, quittait le petit port d’Iona, et, sous une légère brise du nord-est, ses amures à tribord, s’élevait au plus près, gagnant la haute mer.

La Clorinda emportait Miss Campbell, Olivier Sinclair, le frère Sam, le frère Sib, dame Bess et Partridge.

Il va sans dire que le malencontreux Aristobulus Ursiclos n’était point à bord.

Voici ce qui avait été convenu et immédiatement exécuté, après l’aventure de la veille.

En quittant la colline de l’Abbé pour rentrer à l’auberge, Miss Campbell avait dit d’une voix brève:

«Mes oncles, puisque M. Aristobulus Ursiclos prétend rester quand même à Iona, nous laisserons Iona à M. Aristobulus Ursiclos. Une première fois à Oban, une seconde fois ici, c’est par sa faute que notre observation n’a pu se faire. Nous ne demeurerons pas un jour de plus où cet importun a le privilège d’exercer ses maladresses!»

A cette proposition aussi nettement formulée, les frères Melvill n’avaient rien trouvé à redire. Eux aussi, d’ailleurs, partageaient le mécontentement général et maudissaient Aristobulus Ursiclos. Décidément, la situation de leur prétendant était à jamais compromise. Rien ne lui ramènerait Miss Campbell. Il fallait, d’ores et déjà, renoncer à l’accomplissement d’un projet devenu irréalisable.

«Après tout, ainsi que le fit observer le frère Sam au frère Sib qu’il avait pris à part, les promesses imprudemment faites ne sont point des menottes de fer!»

Ce qui signifie, en d’autres termes, qu’on ne peut jamais être lié par un serment téméraire, et le frère Sib, d’un geste très net, avait donné son approbation complète à ce dicton écossais.

Au moment où s’échangeaient les adieux du soir dans la salle basse des Armes de Duncan:

«Nous partirons demain, dit Miss Campbell. Je ne resterai pas un jour de plus ici!

– C’est entendu, ma chère Helena, répondit le frère Sam; mais où irons-nous?

– Là où nous serons assurés de ne plus rencontrer ce M. Ursiclos! Il importe donc que personne ne sache ni que nous quittons Iona ni où nous allons.

– C’est convenu, répondit le frère Sib; mais, ma chère fille, comment partir et où aller?

– Quoi! s’écria Miss Campbell, nous ne trouverions pas le moyen, dès l’aube, de quitter cette île? Le littoral écossais ne nous offrirait pas un point inhabité, inhabitable même, où nous pourrions poursuivre en paix notre expérience?»

Certainement, à eux deux, les frères Melvill n’auraient pu répondre à cette double question, posée d’un ton qui n’admettait ni échappatoire ni faux-fuyant.

Olivier Sinclair était là, – heureusement:

«Miss Campbell, dit-il, tout peut s’arranger, voici comment. Il est près d’ici une île, ou plutôt un simple îlot, très convenable pour nos observations, et sur cet îlot aucun importun ne viendra nous déranger.

– Quel est-il?

– C’est Staffa, que vous pouvez apercevoir à deux milles au plus dans le nord d’Iona.

– Y a-t-il moyen d’y vivre et possibilité de s’y rendre? demanda Miss Campbell.

– Oui, répondit Olivier Sinclair, et très facilement. Dans le port d’Iona, j’ai vu de ces yachts toujours prêts à prendre la mer, comme il s’en trouve dans tous les ports anglais pendant la belle saison. Son capitaine et son équipage sont à la disposition du premier touriste qui voudra utiliser leurs services pour la Manche, la mer du Nord ou la mer d’Irlande. Eh bien, qui nous empêche de fréter ce yacht, d’y embarquer des provisions pour une quinzaine de jours, puisque Staffa n’offre aucune ressource, et de partir, dès demain, aux premières tueurs du jour?

– Monsieur Sinclair, répondit Miss Campbell, si demain nous avons secrètement quitté cette île, croyez bien que je vous en aurai une profonde reconnaissance!

– Demain, avant midi, pourvu qu’un peu de brise se lève avec le matin, nous serons à Staffa, répondit Olivier Sinclair, et, sauf pendant la visite des touristes, qui, deux fois par semaine, dure à peine une heure, nous n’y serons dérangés par personne.»

Suivant l’habitude des frères Melvill, les surnoms de la femme de charge retentirent aussitôt.

«Bet!

– Beth!

– Bess!

– Betsey!

– Betty!»

Dame Bess parut aussitôt.

«Nous partons demain! dit le frère Sam.

– Demain dès l’aube!» ajouta le frère Sib.

Et sur ce, dame Bess et Partridge, sans en demander plus long, s’occupèrent immédiatement des préparatifs du départ.

Pendant ce temps, Olivier Sinclair se dirigeait vers le port, et là il prenait ses arrangements avec John Olduck.

John Olduck était le capitaine de la Clorinda, un vrai marin, coiffé de la petite casquette traditionnelle à ganse d’or, vêtu de la jaquette à boutons de métal et du pantalon de gros drap bleu. Aussitôt le marché conclu, il s’occupa de tout parer pour l’appareillage avec ses six hommes, – six de ces matelots de choix, qui, pêcheurs de leur métier pendant l’hiver, font pendant l’été le service du yachting avec une supériorité incontestable sur tous les marins des autres pays.

A six heures du matin, les nouveaux passagers de la Clorinda s’embarquaient, sans avoir dit à personne quelle était la destination du yacht. On avait fait rafle de tous les vivres, viande fraîche ou conservée, ainsi que des boissons disponibles. D’ailleurs, le cuisinier de la Clorinda aurait toujours la ressource de se réapprovisionner au steamer qui fait régulièrement le service d’Oban à Staffa.

Donc, dès le lever du jour, Miss Campbell avait pris possession d’une charmante et coquette chambre, installée à l’arrière du yacht. Les deux frères occupaient les couchettes de la «Main-Cabin», au-delà du salon, confortablement établie dans la portion la plus large du petit bâtiment. Olivier Sinclair s’arrangeait d’une cabine ménagée au retour du grand escalier qui conduisait au salon. Des deux côtés de la salle à manger, traversée par le pied du grand mât, dame Bess et Partridge disposaient de deux cadres, l’un à droite, l’autre à gauche, sur l’arrière de l’office et de la chambre du capitaine. Plus en avant, c’était la cuisine où demeurait le maître coq. Plus en avant encore, le poste de l’équipage, muni de ses branles pour six matelots. Rien ne manquait à ce joli yawl, construit par Ratsey, de Cowes. Avec belle mer et jolie brise, il avait toujours tenu un rang honorable dans les régates du «Royal Thames yacht Club».

Ce fut une réelle joie pour tous, lorsque la Clorinda, mise en appareillage, son ancre levée, commença à prendre le vent, sous sa grand-voile, son tape-cul, sa trinquette, son foc et sa flèche. Elle s’inclina gracieusement à la brise, sans que son pont blanc, en sape du Canada, fût mouillé d’un seul embrun des petites lames que fendait une étrave, coupée perpendiculairement à la ligne des eaux.

La distance qui sépare ces deux petites Hébrides, Iona et Staffa, est très courte. Avec un vent portant, vingt à vingt-cinq minutes eussent suffi à la franchir, pour un yacht qui, sans être trop forcé, enlevait facilement ses huit milles à l’heure. Mais, en ce moment, il avait le vent debout, – une légère brise tout au plus; en outre, la marée descendait, et c’était contre un jusant assez prononcé qu’il lui fallait courir un certain nombre de bords, avant d’arriver à la hauteur de Staffa.

D’ailleurs, peu importait à Miss Campbell. La Clorinda partie, c’était le principal. Une heure plus tard, Iona s’effaçait dans les brumes matinales, et, avec elle, l’image détestée de ce trouble-fête, dont Helena voulait oublier jusqu’au nom.

Et elle le dit franchement à ses oncles:

«Est-ce que je n’ai pas raison, papa Sam?

– Tout à fait raison, ma chère Helena.

– Est-ce que maman Sib ne m’approuve pas?

– Absolument.

– Allons, ajouta-t-elle en les embrassant, convenons que des oncles qui voulaient me donner un pareil mari n’avaient vraiment pas eu une fameuse idée!»

Et tout deux en convinrent.

En somme, ce fut une navigation charmante, qui n’eut que le défaut d’être trop courte. Et qui donc empêchait de la prolonger, de laisser le yawl courir ainsi au-devant du Rayon-Vert, d’aller le chercher en plein Atlantique? Mais non! Il était convenu qu’on irait à Staffa, et John Olduck prit ses dispositions pour atteindre avec le commencement du flot cet îlot célèbre entre toutes les Hébrides.

Vers huit heures, le premier déjeuner, composé de thé, de beurre et de sandwiches, fut servi dans la salle à manger de la Clorinda. Les convives, en belle humeur, fêtèrent gaiement la table du bord sans regret pour la table de l’auberge d’Iona. Les ingrats!

Lorsque Miss Campbell fut remontée sur le pont, le yacht avait viré de bord et changé ses amures. Il revenait alors vers le superbe phare construit sur le roc de Skerryvore, qui élève à cent cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer son feu de premier ordre. La brise ayant fraîchi, la Clorinda luttait alors contre le jusant sous ses grandes voiles blanches, mais gagnait peu vers Staffa. Et pourtant elle «coupait la plume», pour désigner à la manière écossaise la vitesse de sa marche.

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Miss Campbell était à demi étendue, à l’arrière, sur un de ces épais coussins de grosse toile qui sont en usage à bord des bateaux de plaisance d’origine britannique. Elle s’enivrait de cette rapidité que ne troublaient ni les cahots d’une route, ni les trépidations d’un railway –, rapidité de patineur, emporté à la surface d’un lac glacé. Rien de plus gracieux à voir, sur ces eaux à peine écumantes, que cette élégante Clorinda, légèrement inclinée, montant et s’abaissant à la lame. Parfois, elle semblait planer dans l’air, comme un immense oiseau que soulèvent ses puissantes ailes.

Cette mer, couverte par les grandes Hébrides du nord et du sud, abritée d’une côte à l’est, c’était comme un bassin intérieur, dont la brise n’avait pu encore troubler les eaux.

Le yacht courait obliquement vers l’île de Staffa, gros rocher isolé au large de l’île de Mull, qui ne s’élève pas à plus de cent pieds au-dessus des hautes mers. On pouvait croire que c’était lui qui se déplaçait, montrant tantôt ses falaises basaltiques de l’ouest, tantôt l’âpre amoncellement des rocs de sa côte orientale. Par suite d’une illusion d’optique, il semblait pivoter sur sa base, au caprice des angles sous lesquels la Clorinda l’ouvrait ou le fermait successivement.

Cependant, en dépit du jusant et de la brise, le yacht gagnait quelque peu. Lorsqu’il piquait vers l’ouest, en dehors des extrêmes pointes de Mull, la mer le secouait plus vivement, mais il se tenait gaillardement contre les premières lames du large; puis, à la bordée suivante, il retrouvait des eaux tranquilles, qui le balançaient comme un berceau de baby.

Vers onze heures, la Clorinda s’était élevée au nord pour n’avoir plus qu’à laisser porter vers Staffa. Les écoutes furent mollies, la voile de flèche descendit de la tête du mât, et le capitaine prit ses dispositions pour le mouillage.

Il n’y a pas de port à Staffa, mais, par tous les vents, il est facile de se glisser le long des falaises de l’est, au milieu des roches capricieusement égrenées par quelque convulsion des périodes géologiques. Toutefois, avec grands mauvais temps, l’endroit ne serait pas tenable pour une embarcation d’un certain tonnage.

La Clorinda rangea donc d’assez près ce semis de basaltes noirs. Elle évolua adroitement, laissant d’un coté le roc de Bouchaillie, dont la mer, très basse en ce moment, laissait émerger les fûts prismatiques, groupés en faisceau, et, de l’autre côté, cette chaussée qui borde le littoral, à gauche. Là est le meilleur mouillage de l’îlot; là, l’endroit où les embarcations qui ont amené les touristes viennent les reprendre, après leur promenade sur les hauteurs de Staffa.

La Clorinda pénétra dans une petite anse, presque à l’entrée de la grotte de Clam-Shell; le pic s’inclina sous ses drisses larguées, la trinquette fut amenée, l’ancre tomba au poste de mouillage.

Un instant après, Miss Campbell et ses compagnons débarquaient sur les premières marches de basalte, à gauche de la grotte. Un escalier de bois, muni de garde-fous, était là, qui montait de la première assise jusqu’au dos arrondi de l’île.

Tous le prirent et atteignirent le plateau supérieur.

Ils étaient enfin à Staffa, aussi en dehors du monde habité que si quelque tempête les eût jetés sur le plus désert des îlots du Pacifique.

 

 

Chapitre XVIII

Staffa.

 

i Staffa n’est qu’un simple îlot, la nature en a fait du moins le plus curieux de tout l’archipel des Hébrides. Ce gros rocher, de forme ovale, long d’un mille, large d’un demi, cache sous sa carapace d’admirables grottes d’origine basaltique, Aussi est-ce là le rendez-vous aussi bien des géologues que des touristes. Cependant, ni Miss Campbell, ni les frères Melvill n’avaient encore visité Staffa. Seul, Olivier Sinclair en connaissait les merveilles. Il était donc tout désigné pour faire les honneurs de cette île, à laquelle ils étaient venus demander une hospitalité de quelques jours.

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Ce rocher est uniquement dû à la cristallisation d’une énorme loupe de basalte, qui s’est figée là, aux premières périodes de formation de l’écorce terrestre. Et cela date de loin. En effet, suivant les observations d’Hemholtz – concluant des expériences de Bischof sur le refroidissement du basalte, qui n’a pu fondre qu’à une température de deux mille degrés –, il n’a pas fallu, pour opérer son entier refroidissement, moins de trois cent cinquante millions d’années. Ce serait donc à une époque fabuleusement reculée que la solidification du globe, après avoir passé de l’état gazeux à l’état liquide, aurait commencé à se produire.

Si Aristobulus Ursiclos se fût trouvé là, il aurait eu matière à quelque belle dissertation sur les phénomènes de l’histoire géologique. Mais il était loin, Miss Campbell ne pensait plus à lui, et, comme le dit le frère Sam au frère Sib:

«Laissons cette mouche tranquille sur la muraille!»

Locution toute écossaise gui répond au «N’éveillons pas le chat qui dort» des Français.

Puis, on regarda et on se regarda.

«Il convient tout d’abord, dit Olivier Sinclair, de prendre possession de notre nouveau domaine.

– Sans oublier pour quel motif nous y sommes venus, répondit en souriant Miss Campbell.

– Sans l’oublier, je le crois bien! s’écria Olivier Sinclair. Allons donc chercher un poste d’observation, et voir quel horizon de mer se dessine à l’ouest de notre île.

– Allons, répondit Miss Campbell; mais le temps est un peu embrumé aujourd’hui, et je ne crois pas que le coucher du soleil se fasse dans des conditions favorables.

– Nous attendrons, Miss Campbell, nous attendrons, s’il le faut, jusqu’aux mauvais temps d’équinoxe.

– Oui, nous attendrons – répondirent les frères Melvill… tant qu’Helena ne nous ordonnera pas de partir.

– Eh! rien ne presse, mes oncles, répondit la jeune fille, tout heureuse depuis son départ d’Iona, non, rien ne presse, la situation de cet îlot est charmante. Une villa que l’on ferait construire au milieu de cette prairie jetée comme un tapis verdoyant à sa surface, ne serait point désagréable à habiter, même quand les bourrasques que nous envoie si généreusement l’Amérique s’abattent sur les roches de Staffa.

– Hum! fit l’oncle Sib, elles doivent être terribles à cette extrême lisière de l’Océan!

– Elles le sont, en effet, répondit Olivier Sinclair. Staffa est exposée à tous les vents du large, et n’offre d’abri que sur son littoral de l’est, là où est mouillée notre Clorinda. La mauvaise saison, en cette partie de l’Atlantique, y dure près de neuf mois sur douze.

– Voilà pourquoi, répondit le frère Sam, nous n’y voyons pas un seul arbre. Toute végétation doit périr sur ce plateau, pour peu qu’elle s’élève à quelques pieds au-dessus du sol.

– Eh bien, deux ou trois mois d’été à vivre sur cet îlot, cela n’en vaudrait-il pas la peine? s’écria Miss Campbell. – Vous devriez acheter Staffa, mes oncles, si Staffa est à vendre.»

Le frère Sam et le frère Sib avaient déjà mis la main à leur poche, comme s’il se fût agi de solder l’acquisition, en oncles qui ne se refusent à aucune fantaisie de leur nièce.

«A qui appartient Staffa? demanda le frère Sib.

– A la famille des Mac-Donald, répondit Olivier Sinclair. Ils l’afferment douze livres1 par an; mais je ne crois point qu’ils veuillent la céder à aucun prix.

– C’est dommage!» dit Miss Campbell, qui, très enthousiaste par nature, comme on le sait, se trouvait alors dans une situation d’esprit à l’être plus encore.

Tout en causant, les nouveaux hôtes de Staffa en parcouraient la surface inégale, que bossuaient de larges ondulations de verdure. Ce jour-là n’était point un des jours réservés par la Compagnie des steamers d’Oban à la visite des petites Hébrides. Aussi, Miss Campbell et les siens n’avaient-ils rien à craindre de l’importunité des touristes. Ils étaient seuls sur ce rocher désert. Quelques chevaux de petite race, quelques vaches noires paissaient l’herbe maigre du plateau, dont les coulées de lave perçaient çà et là la mince couche d’humus. Pas un berger n’était préposé à leur garde, et si l’on surveillait ce troupeau d’insulaires à quatre pattes, c’était de loin, – peut-être d’Iona, ou même du littoral de Mull, à quinze milles dans l’est.

Pas une habitation, non plus. Seulement les restes d’une chaumière, démolie par les effroyables tempêtes qui se déchaînent de l’équinoxe de septembre à l’équinoxe de mars. En vérité, douze livres, c’est un beau fermage pour quelques acres de prairie, dont l’herbe est rase comme un vieux velours usé jusqu’à la trame.

L’exploration de l’îlot, à sa surface, fut donc rapidement faite, et on ne s’occupa plus que d’observer l’horizon.

Il était bien évident que, ce soir-là, il n’y avait rien à attendre du coucher de soleil. Avec cette mobilité qui caractérise les jours de septembre, le ciel, si pur la veille, s’était embrumé de nouveau. Vers six heures, quelques nuages rougeâtres, de ceux qui annoncent un prochain trouble de l’atmosphère, voilèrent l’occident. Les frères Melvill purent même constater, à regret, que l’anéroïde de la Clorinda rétrogradait vers le variable, avec une certaine tendance à le dépasser.

Donc, après la disparition du soleil derrière une ligne que dentelaient les lames du large, tous revinrent à bord. La nuit se passa tranquillement dans cette petite anse, formée des amorces de Clam-Shell.

Le lendemain, 7 septembre, on décida de faire une reconnaissance plus complète de l’îlot. Après avoir exploré le dessus, il convenait d’explorer les dessous. Ne fallait-il pas occuper son temps, puisqu’une véritable malchance – imputable au seul Aristobulus Ursiclos – avait jusqu’alors empêché l’observation du phénomène? D’ailleurs, il n’y eut pas lieu de regretter cette excursion aux grottes, qui ont justement rendu célèbre ce simple îlot de l’archipel des Hébrides.

Ce jour-là fut employé à explorer d’abord la «cave» de Clam-Shell, devant laquelle était mouillé le yacht. Le maître coq, sur l’avis d’Olivier Sinclair, se prépara même à y servir le déjeuner de midi. Là, les convives pourraient se croire enfermés dans la cale d’un navire. En effet, les prismes, longs de quarante à cinquante pieds, qui forment l’ossature de la voûte ressemblent assez bien à la membrure intérieure d’un bâtiment.

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Cette grotte, haute de trente pieds environ, large de quinze, profonde de cent, est d’un facile accès. Ouverte à peu près à l’est, abritée des mauvais vents, elle n’est point visitée par ces formidables lames que les ouragans lancent sur les autres cavernes de l’îlot. Mais aussi, peut-être est-elle moins curieuse.

Néanmoins, la disposition de ces courbes basaltiques, qui semblent plutôt indiquer le travail de l’homme que celui de la nature, est bien faite pour émerveiller.

Miss Campbell fut très enchantée de sa visite. Olivier Sinclair lui faisait admirer les beautés de Clam-Shell, sans doute avec moins de fatras scientifique que ne l’eût fait Aristobulus Ursiclos, mais certainement avec plus de sens artiste.

«J’aimerais à garder un souvenir de notre visite à Clam-Shell, dit Miss Campbell.

– Rien de plus facile», répondit Olivier Sinclair.

Et, en quelques coups de crayon, il fit le croquis de cette grotte, pris du rocher qui émerge à l’extrémité de la grande chaussée basaltique. L’ouverture de la cave, cet aspect d’énorme mammifère marin, réduit à l’état de squelette que dessinent ses parois, le léger escalier qui monte au sommet de l’île, l’eau si tranquille et si pure à l’entrée, et sous laquelle se dessine l’énorme substruction basaltique, tout fut rendu avec beaucoup d’art sur la page de l’album.

Au bas, le peintre y ajouta cette mention, qui ne gâtait rien:

 

Olivier Sinclair à miss Campbell.

Staffa, 7 septembre 1881.

 

Le déjeuner achevé, le capitaine John Olduck fit armer la plus grande des deux embarcations de la Clorinda; ses passagers y prirent place, et, longeant le pittoresque contour de l’île, ils se rendirent à la grotte du Bateau, ainsi nommée parce que la mer en occupe tout l’intérieur, et qu’on ne peut la visiter à pied sec.

Cette grotte est située sur la partie sud-ouest de l’îlot. Pour peu que la houle soit forte, il ne serait pas prudent d’y pénétrer, car l’agitation des eaux y est violente; mais ce jour-là, bien que le ciel fût gros de menaces, le vent n’avait pas encore fraîchi, et l’exploration n’offrait aucun danger.

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Au moment où l’embarcation de la Clorinda se présentait devant l’ouverture de la profonde excavation, le steamer, chargé des touristes d’Oban, venait mouiller en vue de l’île. Très heureusement, cette halte de deux heures, pendant lesquelles Staffa appartint aux visiteurs du Pioneer, ne fut point pour troubler les convenances de Miss Campbell et des siens. Ils restèrent inaperçus dans la grotte du Bateau, pendant la promenade réglementaire, qui ne se fait qu’à la grotte de Fingal et à la surface de Staffa. Ils n’eurent donc point l’occasion de subir le contact de ce monde un peu bruyant, – ce dont ils se félicitèrent, et pour cause. En effet, pourquoi Aristobulus Ursiclos, après la disparition subite de ses compagnons, n’aurait-il pas pris, pour retourner à Oban, le steamer qui venait de faire escale à Iona? C’était, entre toutes, une rencontre à éviter.

Quoi qu’il en soit, que le prétendant évincé eût été ou non parmi les touristes du 7 septembre, il ne restait plus personne au départ du steamer. Lorsque Miss Campbell, les frères Melvill et Olivier Sinclair furent sortis de ce long boyau, sorte de tunnel sans issue, qui semble avoir été foré dans une mine de basalte, ils retrouvèrent le calme ordinaire à ce rocher de Staffa, isolé sur la lisière de l’Atlantique.

On cite un certain nombre de cavernes célèbres, en maint endroit du globe, mais plus particulièrement dans les régions volcaniques. Elles se distinguent par leur origine, qui est neptunienne ou plutonique.

En effet, de ces cavités, les unes ont été creusées par les eaux, qui, peu à peu, mordent, usent, évident même des masses granitiques, au point de les transformer en vastes excavations: telles les grottes de Crozon en Bretagne, celles de Bonifacio en Corse, de Morghatten en Norvège, de Saint-Michel à Gibraltar, de Saratchell sur le littoral de l’île de Wight, de Tourane dans les falaises de marbre de la côte de Cochinchine.

Les autres, de formation toute différente, sont dues au retrait des parois de granit ou de basalte, produit par le refroidissement des roches ignées, et, dans leur contexture, elles offrent un caractère de brutalité qui manque aux grottes de création neptunienne.

Pour les premières, la nature, fidèle à ses principes, a économisé l’effort; pour les secondes, elle a économisé le temps.

Aux excavations dont la matière a bouillonné au feu des époques géologiques, appartient la célèbre grotte de Fingal, – Fingal’s Cave, suivant la prosaïque expression anglaise.

C’est à l’exploration de cette merveille du globe terrestre qu’allait être consacrée la journée du lendemain.

 

 

Chapitre XIX

La Grotte de Fingal.

 

i le capitaine de la Clorinda s’était trouvé depuis vingt-quatre heures dans un des ports du Royaume-Uni, il aurait eu connaissance d’un bulletin météorologique peu rassurant pour les navires en cours de navigation à travers l’Atlantique.

En effet, une bourrasque avait été annoncée par le fil de New York. Après avoir traversé l’Océan de l’ouest au nord-est, elle menaçait de se jeter brutalement sur le littoral de l’Irlande et de l’Écosse avant d’aller se perdre au-delà des côtes de Norvège.

Mais, à défaut de ce télégramme, le baromètre du yacht indiquait prochainement un grand trouble atmosphérique, dont un marin prudent devait tenir compte.

Donc, le matin de ce 8 septembre, John Olduck, un peu inquiet, se rendit sur la lisière rocheuse qui borne Staffa vers l’ouest, afin de reconnaître l’état du ciel et de la mer.

Des nuages aux formes peu accusées, des lambeaux de vapeurs plutôt que des nuages, chassaient déjà avec une grande vitesse. La brise forçait, et avant peu elle devait tourner à tempête. La mer moutonnante blanchissait au large; les lames brisaient avec fracas sur les pieux basaltiques qui hérissent la base de l’îlot.

John Olduck ne se sentit point rassuré. Bien que la Clorinda fût relativement abritée dans l’anse de Clam-Shell, ce n’était pas un mouillage sûr, même pour un bâtiment de petite dimension. La poussée des eaux, s’engouffrant entre les îlots et la chaussée de l’est, devait produire un redoutable ressac, qui rendrait assez dangereuse la situation du yacht. Il convenait donc de prendre un parti, et de le prendre avant que les passes ne devinssent impraticables.

Lorsque le capitaine fut de retour à bord, il y trouva ses passagers, auxquels il fit part, avec ses appréhensions, de la nécessité où il croyait d’être d’appareiller le plus tôt possible. A retarder de quelques heures, on courait risque de trouver une mer démontée dans ce détroit de quinze milles qui sépare Staffa de l’île de Mull. Or, c’était derrière cette île qu’il convenait de se réfugier et plus spécialement au petit port d’Achnagraig, où la Clorinda n’aurait rien à craindre des vents du large.

«Quitter Staffa! s’écria tout d’abord Miss Campbell. Perdre un si magnifique horizon!

– Je crois qu’il serait fort dangereux de rester au mouillage de Clam-Shell, répondit John Olduck.

– S’il le faut! ma chère Helena, dit le frère Sam.

– Oui, s’il le faut!» ajouta le frère Sib.

Olivier Sinclair, voyant tout le déplaisir que ce départ précipité causait à Miss Campbell, se hâta de dire:

«Combien de temps, capitaine Olduck, pensez-vous que puisse durer cette tempête?

– Deux ou trois jours au plus, à cette époque de l’année, répondit le capitaine.

– Et vous croyez nécessaire de partir?

– Nécessaire et pressant.

– Quel serait votre projet?

– Appareiller ce matin même. Avec le vent qui fraîchit, nous pourrons être, avant ce soir, à Achnagraig, et nous reviendrons à Staffa dès que le mauvais temps sera passé.

– Pourquoi ne pas retourner à Iona, où la Clorinda pourrait être en une heure? demanda le frère Sam,

– Non… non… pas à Iona! répondit Miss Campbell, devant qui se dressait déjà l’ombre d’Aristobulus Ursiclos.

– Nous ne serions pas beaucoup plus en sûreté dans le port d’Iona qu’au mouillage de Staffa, fit observer John Olduck.

– Eh bien, dit Olivier Sinclair, partez, capitaine, partez immédiatement pour Achnagraig, et laissez-nous à Staffa.

– A Staffa! répondit John Olduck, où vous n’avez même pas une maison pour vous abriter!

– La grotte de Clam-Shell ne peut-elle suffire pendant quelques jours? reprit Olivier Sinclair. Que nous y manquera-t-il? Rien! Nous avons à bord des provisions suffisantes, la literie de nos couchettes, des vêtements de rechange, que l’on peut débarquer, et enfin un cuisinier qui ne demandera pas mieux que de rester avec nous.

– Oui!… oui!… répondit Miss Campbell en battant des mains; partez, capitaine, partez immédiatement avec votre yacht pour Achnagraig, et laissez-nous à Staffa. Nous serons là comme des abandonnés sur une île déserte. Nous nous y ferons une existence de naufragés volontaires. Nous guetterons le retour de la Clorinda avec les émotions, les transes, les angoisses de ces Robinsons, qui aperçoivent un bâtiment au large de leur île. Que sommes-nous venus faire ici? du roman, n’est-il pas vrai, monsieur Sinclair, et quoi de plus romanesque que cette situation, mes oncles? Et d’ailleurs, une tempête, un coup de vent sur ce poétique îlot, les colères d’une mer hyperboréenne, la lutte ossianesque des éléments déchaînés, toute ma vie je me reprocherais d’avoir manqué ce spectacle sublime! Partez donc, capitaine Olduck! Nous resterons ici à vous attendre.

– Cependant… dirent les frères Melvill, auxquels ce mot timide échappa presque simultanément.

– Il me semble que mes oncles ont parlé, répondit Miss Campbell; mais je crois avoir un moyen de les ranger à mon avis.»

Et allant leur donner à chacun le baiser du matin:

«Voilà pour vous, oncle Sam. Voilà pour vous, oncle Sib. Je gage maintenant que vous n’avez plus rien à dire.»

Ils ne songeaient même pas à faire la moindre objection. Dès qu’il convenait à leur nièce de rester à Staffa, pourquoi ne pas rester à Staffa, et comment n’avaient-ils pas eu tout d’abord cette idée si simple, si naturelle, qui sauvegardait tous les intérêts?

Mais l’idée venait d’Olivier Sinclair, et Miss Campbell crut devoir l’en remercier plus particulièrement.

Cela décidé, les matelots débarquèrent les objets nécessaires à un séjour dans l’île. Clam-Shell fut vite transformée en habitation provisoire sous le nom de Melvill House. On y serait aussi bien et même mieux que dans l’auberge d’Iona. Le cuisinier se chargea de trouver un emplacement convenable pour ses opérations, à l’entrée de la grotte, dans une anfractuosité évidemment destinée à cet usage.

Puis, Miss Campbell et Olivier Sinclair, les frères Melvill, dame Bess et Partridge quittèrent la Clorinda, après que John Olduck eut laissé à leur disposition le petit canot du yacht, qui pouvait leur être utile pour aller d’une roche à l’autre.

Une heure après, la Clorinda, avec deux ris dans ses voiles, son mât de flèche calé, son petit foc de mauvais temps, appareillait de manière à contourner le nord de Mull, afin de gagner Achnagraig, par le détroit qui sépare l’île de la franche terre. Ses passagers, du haut de Staffa, la suivirent du regard aussi loin que possible. Couchée sous la brise, comme une mouette dont l’aile rase les lames, une demi-heure plus tard, elle avait disparu derrière l’îlot de Gometra.

Mais, si le temps menaçait, le ciel n’était pas embrumé. Le soleil perçait encore à travers les grandes déchirures de nuages, que le vent entrouvrait au zénith. On pouvait se promener sur l’île, et suivre, en la contournant, le pied des falaises basaltiques. Aussi, le premier soin de Miss Campbell et des frères Melvill, sous la conduite d’Olivier Sinclair, fut-il de se rendre à la grotte de Fingal.

Les touristes qui viennent d’Iona ont l’habitude de visiter cette grotte avec les embarcations du steamer d’Oban; mais il est possible d’y pénétrer jusqu’à son extrême profondeur, en débarquant sur les roches de droite, où se trouve une sorte de quai praticable.

C’est ainsi qu’Olivier Sinclair résolut de faire cette exploration, sans employer le canot de la Clorinda.

On sortit donc de Clam-Shell. On prit par la chaussée, qui borde le littoral à l’orient de l’île. L’extrémité des fûts, enfoncés verticalement, comme si quelque ingénieur eût battu là des pieux de basalte, formait un pavé solide et sec, au pied des grandes roches. Cette promenade de quelques minutes se fit en causant, en admirant les îlots, caressés par le ressac, dont une eau verte laissait voir jusqu’à la base. On ne saurait imaginer plus admirable route pour conduire à cette grotte, digne d’être habitée par quelque héros des Mille et une Nuits.

Arrivés à l’angle sud-est de l’île, Olivier Sinclair fit gravir à ses compagnons plusieurs marches naturelles, qui n’eussent point déparé l’escalier d’un palais.

C’est à l’angle du palier que se dressent les piliers extérieurs, groupés contre les parois de la grotte, comme ceux du petit temple de Vesta à Rome, mais juxtaposés, de manière à dissimuler le gros œuvre. A leur faîte s’appuie l’énorme massif dont est formé ce coin de l’îlot. Le clivage oblique de ces roches, qui semblent être disposées suivant la coupe géométrique des pierres de l’intrados d’une voûte, contraste singulièrement avec le dressage vertical des colonnes qui le supportent.

Au pied des marches, la mer, moins calme, sentant déjà les troubles du large, s’élevait et s’abaissait doucement, comme par un effort de respiration. Là se reflétait tout le soubassement du massif, dont l’ombre noirâtre ondulait sous les eaux.

Arrivé au palier supérieur, Olivier Sinclair tourna à gauche, et montra à Miss Campbell une sorte de quai étroit, ou plutôt une banquette naturelle, qui suivait la paroi jusqu’au fond de la grotte. Une rampe, à montants de fer scellés dans le basalte, servait de main courante entre la muraille et l’arête aiguë du petit quai.

«Ah! dit Miss Campbell, ce garde-fou me gâte quelque peu le palais de Fingal!

– En effet, répondit Olivier Sinclair, c’est l’intervention de la main de l’homme dans l’œuvre de la nature.

– S’il est utile, il faut s’en servir, dit le frère Sam.

– Et je m’en sers!» ajouta le frère Sib.

Au moment d’entrer dans Fingal’s Cave, les visiteurs s’arrêtèrent, sur le conseil de leur guide.

Devant eux s’ouvrait une sorte de nef, haute et profonde, pleine d’une mystérieuse pénombre. L’écart entre les deux parois latérales, au niveau de la mer, mesurait trente-quatre pieds environ. A droite et à gauche, des piliers de basalte, pressés les uns contre les autres, cachaient, comme dans certaines cathédrales de la dernière période gothique, la masse des murs de soutènement. Sur le chapiteau de ces piliers s’appuyaient les retombées d’une énorme voûte ogivale, qui, sous clef, s’élevait de cinquante pieds au-dessus des eaux moyennes.

Miss Campbell et ses compagnons, émerveillés de ce premier aspect, durent enfin s’arracher à leur contemplation et suivre cette saillie, qui forme la banquette intérieure.

Là se rangent, dans un ordre parfait, des centaines de colonnes prismatiques, mais de taille inégale, semblables aux produits d’une cristallisation gigantesque! Leurs fines arêtes se dégagent aussi nettement que si le ciseau d’un ornemaniste en eût profilé les lignes. Aux angles rentrants des unes s’adaptent géométriquement les angles sortants des autres. A celles-ci, il y a trois pans; à celles-là, quatre, cinq, six, et jusqu’à sept ou huit, – ce qui, dans l’uniformité générale du style, met une variété qui prouve en faveur du sens artiste de la nature.

La lumière, venue du dehors, se jouait sur tous ces angles à facettes. Reprise par l’eau intérieure, réfléchie comme dans un miroir, s’imprégnant aux pierres sous-marines, aux herbes aquatiques, de teintes vertes, rouge sombre ou jaune clair, elle allumait de mille éclats les saillies des basaltes, qui plafonnaient en caissons irréguliers à la voûte de cette hypogée sans rivale au monde.

Au-dedans régnait une sorte de silence sonore – s’il est permis d’accoupler ces deux mots –, ce silence spécial aux excavations profondes, que les visiteurs ne songeaient pas à interrompre. Seul, le vent y promenait un effluve de ces longs accords, qui semblent faits d’une mélancolique série de septièmes diminuées, s’enflant et s’éteignant peu à peu. On eût cru entendre, sous son souffle puissant, résonner tous ces prismes comme les languettes d’un énorme harmonica. N’est-ce pas à cet effet bizarre qu’est dû le nom d’An-Na-Vine, «la grotte harmonieuse», ainsi que cette caverne est appelée en langage celtique?

«Et quel nom pouvait mieux lui convenir? dit Olivier Sinclair, puisque Fingal était le père d’Ossian, dont le génie à su confondre en un seul art la poésie et la musique.

– Sans doute, répondit le frère Sam; mais, comme le disait Ossian lui-même: «Quand mon oreille entendra-t-elle le chant des bardes? Quand mon cœur palpitera-t-il au récit des actions de mes pères? La harpe ne fait plus retentir les bois de Sebora!»

– Oui, ajouta le frère Sib, «le palais est maintenant désert, et les échos ne répéteront plus les chants d’autrefois!».

La profondeur totale de la grotte est estimée à cent cinquante pieds environ. Au fond de la nef apparaît une sorte de buffet d’orgue, où se profilent un certain nombre de colonnes d’un gabarit moindre qu’à l’entrée, mais d’une égale perfection de lignes.

Là, Olivier Sinclair, Miss Campbell, ses deux oncles voulurent s’arrêter un instant.

De ce point, la perspective s’ouvrant en plein ciel, était admirable. L’eau, imprégnée de lumière, laissait voir la disposition du fond sous-marin, formé de bouts de fûts, ayant depuis quatre jusqu’à sept côtés, enchâssés les uns aux autres, comme les carreaux d’une mosaïque. Sur les parois latérales, il se faisait d’étonnants jeux de lumière et d’ombre. Tout s’éteignait, lorsque quelque nuage tombait devant l’ouverture de la grotte, comme un rideau de gaze sur le proscenium d’un théâtre. Tout resplendissait, au contraire, et s’égayait des sept couleurs du prisme, quand une bouffée de soleil, réverbérée par le cristal du fond, s’enlevait en longues plaques lumineuses jusqu’au chevet de la nef.

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Au-delà, la mer brisait sur les premières assises de l’arc gigantesque. Ce cadre, noir comme une bordure d’ébène, laissait leur entière valeur aux arrière-plans. Au-delà, l’horizon de ciel et d’eau apparaissait dans toute sa splendeur, avec les lointains d’Iona, qui, à deux milles au large, découpait en blanc les ruines de son monastère.

Tous, en extase devant ce féérique décor, ne savaient comment formuler leurs impressions.

«Quel palais enchanté! dit enfin Miss Campbell, et quel esprit prosaïque serait celui qui se refuserait à croire qu’un Dieu l’a créé pour les sylphes et les ondines! Pour qui vibreraient, au souffle des vents, les sons de cette grande harpe éolienne? N’est-ce pas cette musique surnaturelle que Waverley entendait dans ses rêves, cette voix de Selma dont notre romancier a noté les accords pour en bercer les héros?

– Vous avez raison, Miss Campbell, répondit Olivier, et, sans doute, lorsque Walter Scott cherchait ses images dans ce poétique passé des Highlands, il songeait au palais de Fingal.

– C’est ici que je voudrais évoquer l’ombre d’Ossian! reprit l’enthousiaste jeune fille. Pourquoi l’invisible barde ne réapparaîtrait-il pas à ma voix, après quinze siècles de sommeil? J’aime à penser que l’infortuné, aveugle comme Homère, poète comme lui, chantant les grands faits d’armes de son époque, s’est plus d’une fois réfugié dans ce palais, qui porte encore le nom de son père! Là, sans doute, les échos de Fingal ont souvent répété ses inspirations épiques et lyriques, dans le plus pur accent des idiomes de Gaël. Ne croyez-vous pas, monsieur Sinclair, que le vieil Ossian a pu s’asseoir à la place même où nous sommes, et que les sons de sa harpe ont dû se mêler aux rauques accents de la voix de Selma?

– Comment ne pas croire, Miss Campbell, répondit Olivier Sinclair, à ce que vous dites avec un tel accent de conviction?

– Si je l’invoquais?» murmura Miss Campbell.

Et de sa voix fraîche, elle jeta à plusieurs reprises le nom du vieux barde à travers les vibrations du vent.

Mais, quel que fût le désir de Miss Campbell, et bien qu’elle l’eût appelé par trois fois, l’écho seul répondit. L’ombre d’Ossian n’apparut pas dans le palais paternel.

Cependant, le soleil avait disparu sous d’épaisses vapeurs, la grotte s’emplissait de lourdes ombres, la mer commençait à grossir au-dehors; ses longues ondulations venaient déjà se briser bruyamment sur les derniers basaltes du fond.

Les visiteurs reprirent donc l’étroite banquette, à demi couverte par l’embrun des lames; ils tournèrent l’angle de l’îlot, violemment éventé, contre lequel butait le vent du large; puis ils se retrouvèrent momentanément à l’abri sur la chaussée.

Le mauvais temps s’était accru notablement depuis deux heures. La bourrasque prenait du corps en se jetant sur le littoral d’Écosse et menaçait de tourner à l’ouragan.

Mais Miss Campbell et ses compagnons, garantis par les falaises basaltiques, purent aisément regagner Clam-Shell.

Le lendemain, sous un nouvel abaissement de la colonne barométrique, le vent se déchaîna avec une grande impétuosité. Des nuages, plus épais, plus livides, emplirent l’espace, en se maintenant dans une zone moins élevée. Il ne pleuvait pas encore, mais le soleil ne se montrait plus, même à de rares intervalles.

Miss Campbell ne parut pas aussi contrariée de ce contretemps qu’on l’eût pu croire. Cette existence, sur un îlot désert, fouetté par la tempête, allait à sa nature ardente. Comme une héroïne de Walter Scott, elle se plaisait à errer parmi les roches de Staffa, absorbée dans des pensées nouvelles, le plus souvent seule, et chacun respectait sa solitude.

Plusieurs fois, aussi, elle retourna à cette grotte de Fingal, dont la poétique étrangeté l’attirait. Là, rêveuse, elle passait des heures entières et tenait peu compte des recommandations qui lui étaient faites de ne point s’y aventurer imprudemment.

Le lendemain, 9 septembre, le maximum de dépression s’était porté sur les côtes de l’Écosse. A ce centre de la bourrasque, les courants aériens se déplacèrent avec une violence sans égale. C’était un ouragan. Il eût été impossible de lui résister sur le plateau de l’île.

Vers sept heures du soir, au moment où le dîner les attendait dans Clam-Shell, Olivier Sinclair et les frères Melvill eurent lieu d’être extrêmement inquiets.

Miss Campbell, partie depuis trois heures, sans dire où elle allait, n’était pas encore de retour.

On prit patience, non sans une anxiété croissante, jusqu’à six heures… Miss Campbell ne reparaissait pas.

Plusieurs fois, Olivier Sinclair monta sur le plateau de l’île… Il n’y vit personne.

La tempête se déchaînait alors avec une incomparable fureur, et la mer, soulevée en vagues énormes, battait sans relâche toute la partie de l’îlot exposée au sud-ouest.

«Malheureuse Miss Campbell! s’écria tout à coup Olivier Sinclair; si elle est encore dans la grotte de Fingal, il faut l’en arracher, ou elle est perdue!»

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