Poprzednia część

 

 

Jules Verne

 

Robur-le-Conquérant

 

(Chapitre XV-XVIII)

 

 

45 dessins par Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre XV

Dans lequel il se passe des choses 
qui méritent vraiment la peine d’être racontées.

 

orsque l’Albatros occupait encore une zone élevée, on avait pu reconnaître que cette île était de médiocre grandeur. Mais quel était le parallèle qui la coupait? Sur quel méridien l’avait-on accostée? Était-ce une île du Pacifique, de l’Australasie, de l’océan Indien? On ne le saurait que lorsque Robur aurait fait son point. Cependant, bien qu’il n’eût pu tenir compte des indications du compas, il avait lieu de penser qu’il était plutôt sur le Pacifique. Dès que le soleil se montrerait, les circonstances seraient excellentes pour obtenir une bonne observation.

De cette hauteur – cent cinquante pieds – l’île, qui mesurait environ quinze milles de circonférence, se dessinait comme une étoile de mer à trois pointes.

A la pointe du sud-est émergeait un îlot, précédé d’un semis de roches. Sur la lisière, aucun relais de marées – ce qui tendait à confirmer l’opinion de Robur relativement à sa situation, puisque le flux et le reflux sont presque nuls dans l’océan Pacifique.

A la pointe nord-ouest se dressait une montagne conique, dont l’altitude pouvait être estimée à douze cents pieds.

On ne voyait aucun indigène, mais peut-être occupaient-ils le littoral opposé. En tout cas, s’ils avaient aperçu l’aéronef, l’épouvante les eût plutôt portés à se cacher ou à s’enfuir.

C’était par la pointe sud-est que l’Albatros avait attaqué l’île. Non loin, dans une petite anse, un rio se jetait entre les roches. Au-delà, quelques vallées sinueuses, des arbres d’essences variées, du gibier, perdrix et outardes, en grand nombre. Si l’île n’était pas habitée, du moins paraissait-elle habitable. Certes, Robur aurait pu y atterrir, et, sans doute, s’il ne l’avait pas fait, c’est que le sol, très accidenté, ne lui semblait pas offrir une place convenable pour y reposer l’aéronef.

En attendant de prendre hauteur, l’ingénieur fit commencer les réparations, qu’il comptait achever dans la journée. Les hélices suspensives, en parfait état, avaient admirablement fonctionné au milieu des violences de l’ouragan, lequel, on l’a fait observer, avait plutôt soulagé leur travail. En ce moment, la moitié du jeu était en fonction – ce qui suffisait à assurer la tension du câble fixé perpendiculairement au littoral.

Mais les deux propulseurs avaient souffert, et plus encore que ne le croyait Robur. Il fallait redresser leurs branches et retoucher l’engrenage qui leur transmettait le mouvement de rotation.

Ce fut l’hélice antérieure, dont le personnel s’occupa d’abord sous la direction de Robur et de Tom Turner. Mieux valait commencer par elle, pour le cas où un motif quelconque eût obligé l’Albatros à partir avant que le travail fût achevé. Rien qu’avec ce propulseur, on pouvait se maintenir plus aisément en bonne route.

Entre-temps, Uncle Prudent et son collègue, après s’être promenés sur la plate-forme, étaient allés s’asseoir à l’arrière.

Quant à Frycollin, il était singulièrement rassure. Quelle différence! N’être plus suspendu qu’à cent cinquante pieds du sol!

Les travaux ne furent interrompus qu’au moment ou l’élévation du soleil au-dessus de l’horizon permit de prendre d’abord un angle horaire, puis, lors de sa culmination, de calculer le midi du lieu.

Le résultat de l’observation, faite avec la plus grande exactitude, fut celui-ci:

Longitude 176°17’ à l’est du méridien zéro.

Latitude 43°37’ australe.

Le point, sur la carte, se rapportait à la position de l’île Chatam et de l’îlot Viff, dont le groupe est aussi désigné sous l’appellation commune d’îles Brougthon. Ce groupe se trouve à quinze degrés dans l’est de Tawaï-Pomanou, l’île méridionale de la Nouvelle-Zélande, située dans la partie sud de l’océan Pacifique.

«C’est à peu près ce que je supposais, dit Robur à Tom Turner.

– Et alors, nous sommes?…

– A quarante-six degrés dans le sud de l’île X, soit à une distance de deux mille huit cents milles.

– Raison de plus pour réparer nos propulseurs, répondit le contremaître. Dans ce trajet, nous pourrions rencontrer des vents contraires, et, avec le peu qui nous reste d’approvisionnements, il importe de rallier l’île X le plus vite possible.

– Oui, Tom, et j’espère bien me mettre en route dans la nuit, quand je devrais ne partir qu’avec une seule hélice, quitte à réparer l’autre en route.

– Master Robur, demanda Tom Turner, et ces deux gentlemen, et leur domestique?…

– Tom Turner, répondit l’ingénieur, seraient-ils à plaindre pour devenir colons de l’île X?»

Mais qu’était donc cette île X? Une île perdue dans l’immensité de l’océan Pacifique, entre l’équateur et le tropique du Cancer, une île qui justifiait bien ce signe algébrique dont Robur avait fait son nom. Elle émergeait de cette vaste mer des Marquises, en dehors de toutes les routes de communication interocéaniennes. C’était là que Robur avait fondé sa petite colonie, là que venait se reposer l’Albatros, lorsqu’il était fatigué de son vol, là qu’il se réapprovisionnait de tout ce qu’il lui fallait pour ses perpétuels voyages. En cette île X, Robur, disposant de grandes ressources, avait pu établir un chantier et construire son aéronef. Il pouvait l’y réparer, même le refaire. Ses magasins renfermaient les matières, subsistances, approvisionnements de toutes sortes, accumulés pour l’entretien d’une cinquantaine d’habitants, l’unique population de l’île.

Lorsque Robur avait doublé le cap Horn, quelques jours avant, son intention était bien de regagner l’île X, en traversant obliquement le Pacifique. Mais le cyclone avait saisi l’Albatros dans son tourbillon. Après lui, l’ouragan l’avait emporté au-dessus des régions australes. En somme, il avait été à peu près remis dans sa direction première, et, sans les avaries des propulseurs, le retard n’aurait eu que peu d’importance.

On allait donc regagner l’île X. Mais, ainsi que l’avait dit le contremaître Tom Turner, la route était longue encore. Il y aurait probablement à lutter contre des vents défavorables. Ce ne serait pas trop de toute sa puissance mécanique pour que l’Albatros arrivât à destination dans les délais voulus. Avec un temps moyen, sous une allure ordinaire, cette traversée devait s’accomplir en trois ou quatre jours.

De là ce parti qu’avait pris Robur de se fixer sur l’île Chatam. Il s’y trouvait dans des conditions meilleures pour réparer au moins l’hélice de l’avant. Il ne craignait plus, au cas où la brise contraire se fût levée, d’être entraîné vers le sud, quand il voulait aller vers le nord. La nuit venue, cette réparation serait achevée. Il manœuvrerait alors pour faire déraper son ancre. Si elle était trop solidement engagée dans les roches, il en serait quitte pour couper le câble et reprendrait son vol vers l’Équateur.

On le voit, cette manière de procéder était la plus simple, la meilleure aussi, et elle s’était exécutée à point.

Le personnel de l’Albatros, sachant qu’il n’y avait pas de temps à perdre, se mit résolument à la besogne.

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Tandis que l’on travaillait à l’avant de l’aéronef, Uncle Prudent et Phil Evans avaient entre eux une conversation dont les conséquences allaient être d’une gravité exceptionnelle.

«Phil Evans, dit Uncle Prudent, vous êtes bien décidé, comme moi, à faire le sacrifice de votre vie?

– Oui, comme vous!

– Une dernière fois, il est bien évident que nous n’avons plus rien à attendre de ce Robur?

– Rien.

– Eh bien, Phil Evans, mon parti est pris. Puisque l’Albatros doit repartir ce soir même, la nuit ne se passera pas sans que nous ayons accompli notre œuvre! Nous casserons les ailes à l’oiseau de l’ingénieur Robur! Cette nuit, il sautera au milieu des airs!

– Qu’il saute donc! répondit Phil Evans.»

On le voit, les deux collègues étaient d’accord sur tous les points, même quand il s’agissait d’accepter avec cette indifférence l’effroyable mort qui les attendait.

«Avez-vous tout ce qu’il faut?… demanda Phil Evans.

– Oui!… La nuit dernière, pendant que Robur et ses gens ne s’occupaient que du salut de l’aéronef, j’ai pu me glisser dans la soute et prendre une cartouche de dynamite!

– Uncle Prudent, mettons-nous à la besogne…

– Non, ce soir seulement! Quand la nuit sera venue, nous rentrerons dans notre roufle, et vous veillerez à ce qu’on ne puisse me surprendre!»

Vers six heures, les deux collègues dînèrent suivant leur habitude. Deux heures après, ils s’étaient retirés dans leur cabine, comme des gens qui vont dormir pour se refaire d’une nuit sans sommeil.

Ni Robur ni aucun de ses compagnons ne pouvait soupçonner quelle catastrophe menaçait l’Albatros.

Voici comment Uncle Prudent comptait agir:

Ainsi qu’il l’avait dit, il avait pu pénétrer dans la soute aux munitions, ménagée en un des compartiments de la coque de l’aéronef. Là, il s’était emparé d’une certaine quantité de poudre et d’une cartouche semblable à celles dont l’ingénieur avait fait usage au Dahomey. Rentré dans sa cabine, il avait caché soigneusement cette cartouche, avec laquelle il était résolu à faire sauter l’Albatros pendant la nuit, lorsqu’il aurait repris son vol au milieu des airs.

En ce moment, Phil Evans examinait l’engin explosif, dérobé par son compagnon.

C’était une gaine dont l’armature métallique contenait environ un kilogramme de la substance explosible, ce qui devait suffire à disloquer l’aéronef et briser son jeu d’hélices. Si l’explosion ne le détruisait pas d’un coup, il s’achèverait dans sa chute. Or, cette cartouche, rien n’était plus aisé que de la déposer en un coin de la cabine, de manière qu’elle crevât la plate-forme et atteignit la coque jusque dans sa membrure.

Mais, pour provoquer l’explosion, il fallait faire éclater la capsule de fulminate dont la cartouche était munie. C’était la partie la plus délicate de l’opération, car l’inflammation de cette capsule ne devait se produire que dans un temps calculé avec une extrême précision.

En effet, Uncle Prudent avait réfléchi à ceci dès que le propulseur de l’avant serait réparé, l’aéronef devait reprendre sa marche vers le nord; mais, cela fait, il était probable que Robur et ses gens viendraient à l’arrière pour remettre en état l’hélice postérieure. Or, la présence de tout le personnel auprès de la cabine pourrait gêner Uncle Prudent dans son opération. C’est pourquoi il s’était décidé à se servir d’une mèche, de manière à ne provoquer l’explosion que dans un temps donné.

Voici donc ce qu’il dit à Phil Evans:

«En même temps que cette cartouche, j’ai pris de la poudre. Avec cette poudre je vais fabriquer une mèche dont la longueur sera en raison du temps qu’elle mettra à brûler, et qui plongera dans la capsule de fulminate. Mon intention est de l’allumer à minuit, de manière que l’explosion se produise entre trois et quatre heures du matin.

– Bien combiné!» répondit Phil Evans.

Les deux collègues, on le voit, en étaient arrivés à examiner avec le plus grand sang-froid l’effroyable destruction dans laquelle ils devaient périr. Il y avait en eux une telle somme de haine contre Robur et les siens que le sacrifice de leur propre vie paraissait tout indiqué pour détruire, avec l’Albatros, ceux qu’il emportait dans les airs. Que l’acte fût insensé, odieux même, soit! Mais voilà où ils en étaient arrivés, après cinq semaines de cette existence de colère qui n’avait pu éclater, de rage qui n’avait pu s’assouvir!

«Et Frycollin, dit Phil Evans, avons-nous donc le droit de disposer de sa vie?

– Nous sacrifions bien la nôtre!» répondit Uncle Prudent.

Il est douteux que Frycollin eût trouvé la raison suffisante.

Immédiatement, Uncle Prudent se mit à l’œuvre, pendant que Phil Evans surveillait les abords du roufle.

Le personnel était toujours occupé à l’avant. Il n’y avait pas à craindre d’être surpris.

Uncle Prudent commença par écraser une petite quantité de poudre de manière à la réduire à l’état de pulvérin. Après l’avoir mouillée légèrement, il la renferma dans une gaine de toile en forme de mèche. L’ayant allumée, il s’assura qu’elle brûlait à raison de cinq centimètres par dix minutes, soit un mètre en trois heures et demie. La mèche fut alors éteinte, puis fortement serrée dans une spirale de corde et ajustée à la capsule de la cartouche.

Ce travail était terminé vers dix heures du soir, sans avoir excité le moindre soupçon.

A ce moment, Phil Evans vint rejoindre son collègue dans la cabine.

Pendant cette journée, les réparations de l’hélice antérieure avaient été très activement conduites; mais il avait fallu la rentrer en dedans pour pouvoir démonter ses branches, qui étaient faussées.

Quant aux piles, aux accumulateurs, rien de tout ce qui produisait la force mécanique de l’Albatros n’avait souffert des violences du cyclone. Il y avait encore de quoi les alimenter pendant quatre ou cinq jours.

La nuit était venue, lorsque Robur et ses hommes interrompirent leur besogne. Le propulseur de l’avant n’était pas encore remis en place. Il fallait encore trois heures de réparations pour qu’il fût prêt à fonctionner. Aussi, après en avoir causé avec Tom Turner, l’ingénieur décida-t-il de donner quelque repos à son personnel brisé de fatigue, et de remettre au lendemain ce qui restait à faire. Ce n’était pas trop, d’ailleurs, de la clarté du jour pour ce travail d’ajustage extrêmement délicat, et auquel les fanaux n’eussent donné qu’une insuffisante lumière.

Voilà ce qu’ignoraient Uncle Prudent et Phil Evans. S’en tenant à ce qu’ils avaient entendu dire à Robur, ils devaient penser que le propulseur de l’avant serait réparé avant la nuit et que l’Albatros aurait immédiatement repris sa marche vers le nord. Ils le croyaient donc détaché de l’île, quand il y était encore retenu par son ancre. Cette circonstance allait faire tourner les choses tout autrement qu’ils l’imaginaient.

Nuit sombre et sans lune. De gros nuages rendaient l’obscurité plus profonde. On sentait déjà qu’une légère brise tendait à s’établir. Quelques souffles venaient du sud-ouest; mais ils ne déplaçaient pas l’Albatros, qui demeurait immobile sur son ancre, dont le câble, tendu verticalement, le retenait au sol.

Uncle Prudent et son collègue, enfermés dans leur cabine, n’échangeaient que peu de mots, écoutant le frémissement des hélices suspensives qui couvraient tous les autres bruits du bord. Ils attendaient que le moment fût venu d’agir.

Un peu avant minuit:

«Il est temps!» dit Uncle Prudent.

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Sous les couchettes de la cabine, il y avait un coffre qui formait tiroir. Ce fut dans ce coffre que Uncle Prudent déposa la cartouche de dynamite, munie de sa mèche. De cette façon, la mèche pourrait brûler sans se trahir par son odeur ou son crépitement. Uncle Prudent l’alluma à son extrémité. Puis, repoussant le coffre sous la couchette:

«Maintenant, à l’arrière, dit-il, et attendons!

Tous deux sortirent et furent d’abord étonnés de ne pas voir le timonier à son poste habituel.

Phil Evans se pencha alors en dehors de la plate-forme.

«L’Albatros est toujours à la même place! dit-il à voix basse. Les travaux n’ont pas été terminés!… Il n’aura pu partir!»

Uncle Prudent eut un geste de désappointement.

«Il faut éteindre la mèche, dit-il.

– Non!… Il faut nous sauver! répondit Phil Evans. Nous sauver?

– Oui!… Par le câble de l’ancre, puisqu’il fait nuit!… Cent cinquante pieds à descendre, ce n’est rien!

– Rien, en effet, Phil Evans, et nous serions fous de ne pas profiter de cette chance inattendue!»

Mais, auparavant, ils rentrèrent dans leur cabine et prirent sur eux tout ce qu’ils pouvaient emporter en prévision d’un séjour plus ou moins prolongé sur l’île Chatam. Puis, la porte refermée, ils s’avancèrent sans bruit vers l’avant.

Leur intention était de réveiller Frycollin et de l’obliger à prendre la fuite avec eux.

L’obscurité était profonde. Les nuages commençaient à chasser du sud-ouest. Déjà l’aéronef tanguait quelque peu sur son ancre, en s’écartant légèrement de la verticale par rapport au câble de retenue. La descente devait donc offrir un peu plus de difficultés. Mais ce n’était pas pour arrêter des hommes qui, tout d’abord, n’avaient pas hésité à jouer leur vie.

Tous deux se glissèrent sur la plate-forme, s’arrêtant parfois à l’abri des roufles pour écouter si quelque bruit se produisait. Silence absolu partout. Aucune lumière à travers les hublots. Ce n’était pas seulement le silence, c’était le sommeil dans lequel était plongé l’aéronef.

Cependant Uncle Prudent et son compagnon s’approchaient de la cabine de Frycollin, lorsque Phil Evans s’arrêta:

«L’homme de garde!» dit-il.

Un homme, en effet, était couché près du roufle. S’il dormait, c’était à peine. Toute fuite devenait impossible au cas où il eût donné l’alarme.

En cet endroit, il y avait quelques cordes, des morceaux de toile et d’étoupe, dont on s’était servi pour la réparation de l’hélice.

Un instant après, l’homme fut bâillonné, encapuchonné, attaché à un des montants de la rambarde, dans l’impossibilité de pousser un cri ou de faire un mouvement.

Tout cela s’était passé presque sans bruit.

Uncle Prudent et Phil Evans écoutèrent… Le silence ne fut aucunement troublé à l’intérieur des roufles. Tous dormaient à bord.

Les deux fugitifs – ne peut-on déjà leur donner ce nom? – arrivèrent devant la cabine occupée par Frycollin. François Tapage faisait entendre un ronflement digne de son nom, ce qui était rassurant.

A sa grande surprise, Uncle Prudent n’eut point à pousser la porte de Frycollin. Elle était ouverte. Il s’introduisit à demi dans la cabine; puis, se retirant:

«Personne! dit-il.

– Personne!… Où peut-il être?» murmura Phil Evans.

Tous deux rampèrent jusqu’à l’avant, pensant que Frycollin dormait peut-être dans quelque coin…

Personne encore.

«Est-ce que le coquin nous aurait devancés?… dit Uncle Prudent.

– Qu’il l’ait fait ou non, répondit Phil Evans, nous ne pouvons attendre plus longtemps! Partons!»

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Sans hésiter, l’un après l’autre, les fugitifs saisirent le câble des deux mains, s’y assujettirent des deux pieds; puis, se laissant glisser, ils arrivèrent à terre sains et saufs.

Quelle jouissance ce fut pour eux de fouler ce sol qui leur manquait depuis si longtemps, de marcher sur un terrain solide, de ne plus être les jouets de l’atmosphère!

Ils se préparaient à gagner l’intérieur de l’île en remontant le rio, quand, soudain, une ombre se dressa devant eux.

C’était Frycollin.

Oui! Le nègre avait eu cette idée, qui était venue à son maître, et cette audace de le devancer, sans le prévenir.

Mais l’heure n’était pas aux récriminations, et Uncle Prudent se disposait à chercher un refuge en quelque partie éloignée de l’île, lorsque Phil Evans l’arrêta.

«Uncle Prudent, écoutez-moi, dit-il. Nous voilà hors des mains de ce Robur. Il est voué ainsi que ses compagnons à une mort épouvantable. Il la mérite, soit! Mais, s’il jurait sur son honneur de ne pas chercher à nous reprendre…

– L’honneur d’un pareil homme…»

Uncle Prudent ne put achever. Un mouvement se produisait à bord de l’Albatros. Évidemment, l’alarme était donnée, l’évasion allait être découverte.

«A moi!… A moi!…» criait-on.

C’était l’homme de garde qui avait pu repousser son bâillon. Des pas précipités retentirent sur la plate-forme. Presque aussitôt les fanaux lancèrent leurs projections électriques sur un large secteur.

«Les voilà!… Les voilà!» cria Tom Turner.

Les fugitifs avaient été vus.

Au même instant, par suite d’un ordre que donna Robur à voix haute, les hélices suspensives furent ralenties et, par le câble halé à bord, l’Albatros commença à se rapprocher du sol.

En ce moment, la voix de Phil Evans se fit distinctement entendre:

«Ingénieur Robur, dit-il, vous engagez-vous sur l’honneur à nous laisser libres sur cette île?…

– Jamais!» s’écria Robur.

Et cette réponse fut suivie d’un coup de fusil, dont la balle effleura l’épaule de Phil Evans.

«Ah! les gueux!» s’écria Uncle Prudent.

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Et, son couteau à la main, il se précipita vers les roches entre lesquelles était incrustée l’ancre. L’aéronef n’était plus qu’à cinquante pieds du sol…

En quelques secondes, le câble fut coupé, et la brise, qui avait sensiblement fraîchi, prenant de biais l’Albatros, l’entraîna dans le nord-est, au-dessus de la mer.

 

 

Chapitre XVI

Qui laissera le lecteur 
dans une indécision peut-être regrettable.

 

l était alors minuit. Cinq ou six coups de fusil avaient encore été tirés de l’aéronef. Uncle Prudent et Frycollin, soutenant Phil Evans, s’étaient jetés à l’abri des roches.

Ils n’avaient pas été atteints. Pour l’instant, ils n’avaient plus rien à craindre.

Tout d’abord, l’Albatros, en même temps qu’il s’écartait de l’île Chatam, fut porté à une altitude de neuf cents mètres. Il avait fallu forcer de vitesse ascensionnelle afin de ne pas tomber en mer.

Au moment où l’homme de garde, délivré de son bâillon, venait de jeter un premier cri, Robur et Tom Turner, se précipitant vers lui, l’avaient débarrassé du morceau de toile qui l’encapuchonnait et dégagé de ses liens. Puis, le contremaître s’était élancé vers la cabine d’Uncle Prudent et de Phil Evans; elle était vide!

François Tapage, de son côté, avait fouillé la cabine de Frycollin; il n’y avait personne!

En constatant que ses prisonniers lui avaient échappé, Robur s’abandonna à un violent mouvement de colère. L’évasion d’Uncle Prudent et de Phil Evans, c’était son secret, c’était sa personnalité, révélés à tous. S’il ne s’était pas inquiété autrement du document lancé pendant la traversée de l’Europe, c’est qu’il y avait bien des chances pour qu’il se fût perdu dans sa chute!… Mais maintenant!…

Puis, se calmant:

«Ils se sont enfuis, soit! dit-il. Comme ils ne pourront s’échapper de l’île Chatam avant quelques jours, j’y reviendrai!… Je les chercherai!… Je les reprendrai!… Et alors…»

En effet, le salut des trois fugitifs était loin d’être assuré. L’Albatros, redevenu maître de sa direction, ne tarderait pas à regagner l’île Chatam, dont les fugitifs ne pourraient s’enfuir de sitôt. Avant douze heures, ils seraient retombés au pouvoir de l’ingénieur.

Avant douze heures! Mais, avant deux heures l’Albatros serait anéanti! Cette cartouche de dynamite, n’était-ce pas comme une torpille attachée à son flanc, qui accomplirait l’œuvre de destruction au milieu des airs?

Cependant, la brise devenant plus fraîche, l’aéronef était emporté vers le nord-est. Bien que sa vitesse fût modérée, il devait avoir perdu de vue l’île Chatam au lever du soleil.

Pour revenir contre le vent, il aurait fallu que les propulseurs, ou tout au moins celui de l’avant, eussent été en état de fonctionner.

«Tom, dit l’ingénieur, pousse les fanaux à pleine lumière.

– Oui, master Robur.

– Et tous à l’ouvrage!

– Tous!» répondit le contremaître.

Il ne pouvait plus être question de remettre le travail au lendemain. Il ne s’agissait plus de fatigues, maintenant! Pas un des hommes de l’Albatros qui ne partageât les passions de son chef! Pas un qui ne fût prêt à tout faire pour reprendre les fugitifs! Dès que l’hélice de l’avant serait remise en place, on reviendrait sur Chatam, on s’y amarrerait de nouveau, on donnerait la chasse aux prisonniers. Alors, seulement, seraient commencées les réparations de l’hélice de l’arrière, et l’aéronef pourrait continuer en toute sécurité à travers le Pacifique son voyage de retour à l’île X.

Toutefois, il était important que l’Albatros ne fût pas emporté trop loin dans le nord-est. Or, circonstance fâcheuse, la brise s’accentuait, et il ne pouvait plus ni la remonter ni même rester stationnaire. Privé de ses propulseurs, il était devenu un ballon indirigeable. Les fugitifs, postés sur le littoral, avaient pu constater qu’il aurait disparu avant que l’explosion l’eût mis en pièces.

Cet état de choses ne pouvait qu’inquiéter beaucoup Robur relativement à ses projets ultérieurs. N’éprouverait-il pas quelques retards pour rallier l’île Chatam? Aussi, pendant que les réparations étaient activement poussées, prit-il la résolution de redescendre dans les basses couches avec l’espérance d’y rencontrer des courants plus faibles. Peut-être l’Albatros parviendrait-il à se maintenir dans ces parages jusqu’au moment où il serait redevenu assez puissant pour refouler la brise?

La manœuvre fut aussitôt faite. Si quelque navire eût assisté aux évolutions de cet appareil, alors baigné dans ses lueurs électriques, de quelle épouvante son équipage aurait été pris!

Lorsque l’Albatros ne fut plus qu’à quelques centaines de pieds de la surface de la mer, il s’arrêta.

Malheureusement, Robur dut le constater, la brise soufflait avec plus de force dans cette zone inférieure, et l’aéronef s’éloignait avec une vitesse plus grande. Il risquait donc d’être entraîné fort loin dans le nord-est, – ce qui retarderait son retour à l’île Chatam.

En somme, après tentatives faites, il fut prouvé qu’il y avait avantage à se maintenir dans les hautes couches où l’atmosphère était mieux équilibrée. Aussi l’Albatros remonta-t-il à une moyenne de trois mille mètres. Là, s’il ne resta pas stationnaire, du moins sa dérive fut-elle plus lente. L’ingénieur put donc espérer qu’au lever du jour, et de cette altitude, il aurait encore en vue les parages de l’île, dont il avait d’ailleurs relevé la position avec une exactitude absolue.

Quant à la question de savoir si les fugitifs auraient reçu bon accueil des indigènes, au cas où l’île serait habitée, Robur ne s’en préoccupait même pas. Que ces indigènes leur vinssent en aide, peu lui importait. Avec les moyens offensifs dont disposait l’Albatros, ils seraient promptement épouvantés, dispersés. La capture des prisonniers ne pouvait donc faire question, et, une fois repris…

«On ne s’enfuit pas de l’île X!» dit Robur.

Vers une heure après minuit, le propulseur de l’avant était réparé. Il ne s’agissait plus que de le remettre en place, ce qui exigeait encore une heure de travail. Cela fait, l’Albatros repartirait, cap au sud-ouest, et l’on démonterait alors le propulseur de l’arrière.

Et cette mèche qui brûlait dans la cabine abandonnée! Cette mèche, dont plus d’un tiers était consumé déjà! Et cette étincelle qui s’approchait de la cartouche de dynamite!

Assurément, si les hommes de l’aéronef n’eussent pas été aussi occupés, peut-être l’un d’eux eût-il entendu le faible crépitement qui commençait à se produire dans le roufle? Peut-être eût-il perçu une odeur de poudre brûlée? Il se fût inquiété. Il aurait prévenu l’ingénieur ou Tom Turner. On eût cherché, on eût découvert ce coffre dans lequel était déposé l’engin explosif… Il eût été temps encore de sauver ce merveilleux Albatros et tous ceux qu’il emportait avec lui!

Mais les hommes travaillaient à l’avant, c’est-à-dire à vingt mètres du roufle des fugitifs. Rien ne les appelait encore dans cette partie de la plate-forme, comme rien ne pouvait les distraire d’une besogne qui exigeait toute leur attention.

Robur, lui aussi, était là, travaillant de ses mains, en habile mécanicien qu’il était. Il pressait l’ouvrage, mais sans rien négliger pour que tout fût fait avec le plus grand soin! Ne fallait-il pas qu’il redevint absolument maître de son appareil? S’il ne parvenait pas à reprendre les fugitifs, ceux-ci finiraient par se rapatrier. On ferait des investigations. L’île X n’échapperait peut-être pas aux recherches. Et ce serait la fin de cette existence que les hommes de l’Albatros s’étaient créée, – existence surhumaine, sublime!

En ce moment; Tom Turner s’approcha de l’ingénieur. Il était une heure un quart.

«Master Robur, dit-il, il me semble que la brise a quelque tendance à mollir, en gagnant dans l’ouest, il est vrai.

– Et qu’indique le baromètre? demanda Robur, après avoir observé l’aspect du ciel.

– Il est à peu près stationnaire, répondit le contremaître. Pourtant, il me semble que les nuages s’abaissent au-dessous de l’Albatros.

– En effet, Tom Turner, et, dans ce cas, il ne serait pas impossible qu’il plût à la surface de la mer. Mais, pourvu que nous demeurions au-dessus de la zone des pluies, peu importe! Nous ne serons pas gênés dans l’achèvement de notre travail.

– Si la pluie tombe, reprit Tom Turner, ce doit être une pluie fine – du moins la forme des nuages le fait supposer – et il est probable que, plus bas, la brise va calmir tout à fait.

– Sans doute, Tom, répondit Robur. Néanmoins, il me semble préférable de ne pas redescendre encore. Achevons de réparer nos avaries et alors nous pourrons manœuvrer à notre convenance. Tout est là.»

A deux heures et quelques minutes, la première partie du travail était finie. L’hélice antérieure réinstallée, les piles qui l’actionnaient furent mises en activité. Le mouvement s accéléra peu à peu, et l’Albatros, évoluant cap au sud-ouest, revint avec une vitesse moyenne dans la direction de l’île Chatam.

«Tom, dit Robur, il y a deux heures et demie environ que nous avons porté au nord-est. La brise n’a pas changé, ainsi que j’ai pu m’en assurer en observant le compas. Donc, j’estime qu’en une heure, au plus, nous pouvons retrouver les parages de l’île.

– Je le crois aussi, master Robur, répondit le contremaître, car nous avançons a raison d’une douzaine de mètres par seconde. Entre trois et quatre heures du matin, l’Albatros aura regagné son point de départ.

– Et ce sera tant mieux, Tom! répondit l’ingénieur. Nous avons intérêt à arriver de nuit et même à atterrir, sans avoir été vus. Les fugitifs, nous croyant loin dans le nord, ne se tiendront pas sur leurs gardes. Lorsque l’Albatros sera presque à ras de terre, nous essaierons de le cacher derrière quelques hautes roches de l’île. Puis, dussions-nous passer quelques jours à Chatam…

– Nous les passerons, master Robur, et, quand nous devrions lutter contre une armée d’indigènes…

– Nous lutterons, Tom, nous lutterons pour notre Albatros!»

L’ingénieur se retourna alors vers ses hommes qui attendaient de nouveaux ordres.

«Mes amis, leur dit-il, l’heure n’est pas venue de se reposer. Il faut travailler jusqu’au jour.»

Tous étaient prêts.

Il s’agissait maintenant de recommencer pour le propulseur de l’arrière les réparations qui avaient été faites pour celui de l’avant. C’étaient les mêmes avaries, produites par la même cause, c’est-à-dire par la violence de l’ouragan pendant la traversée du continent antarctique.

Mais, afin d’aider à rentrer cette hélice en dedans, il parut bon d’arrêter, pendant quelques minutes, la marche de l’aéronef et même de lui imprimer un mouvement rétrograde. Sur l’ordre de Robur, l’aide-mécanicien fit machine en arrière, en renversant la rotation de l’hélice antérieure. L’aéronef commença donc à «culer» doucement, pour employer une expression maritime.

Tous se disposaient alors à se rendre à l’arrière, lorsque Tom Turner fut surpris par une singulière odeur.

C’étaient les gaz de la mèche, accumulés maintenant dans le coffre, qui s’échappaient de la cabine des fugitifs.

«Hein? fit le contremaître.

– Qu’y a-t-il? demanda Robur.

– Ne sentez-vous pas?… On dirait de la poudre qui brûle?

– En effet, Tom!

– Et cette odeur vient du dernier roufle!

– Oui… de la cabine même…

– Est-ce que ces misérables auraient mis le feu?…

– Eh! si ne n’était que le feu?… s’écria Robur. Enfonce la porte, Tom, enfonce la porte!»

Mais le contremaître avait à peine fait un pas vers l’arrière, qu’une explosion formidable ébranla l’Albatros. Les roufles volèrent en éclats. Les fanaux s’éteignirent, car le courant électrique leur manqua subitement, et l’obscurité redevint complète. Cependant, si la plupart des hélices suspensives, tordues ou fracassées, étaient hors d’usage, quelques-unes, à la proue, n’avaient pas cessé de tourner.

Soudain, la coque de l’aéronef s’ouvrit un peu en arrière du premier roufle, dont les accumulateurs actionnaient toujours le propulseur de l’avant, et la partie postérieure de la plate-forme culbuta dans l’espace.

Presque aussitôt s’arrêtèrent les dernières hélices suspensives, et l’Albatros fut précipité vers l’abîme.

C’était une chute de trois mille mètres pour les huit hommes, accrochés, comme des naufragés, à cette épave!

En outre, cette chute allait être d’autant plus rapide que le propulseur de l’avant, après s’être redressé verticalement, fonctionnait encore!

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Ce fut alors que Robur, avec un à-propos qui dénotait un extraordinaire sang-froid, se laissant glisser jusqu’au roufle à demi disloqué, saisit le levier de mise en train, et changea le sens de la rotation de l’hélice qui, de propulsive qu’elle était, devint suspensive.

Chute, assurément, bien qu’elle fût quelque peu retardée; mais, du moins, l’épave ne tomba pas avec cette vitesse croissante des corps abandonnés aux effets de la pesanteur. Et, si c’était toujours la mort pour les survivants de l’Albatros, puisqu’ils étaient précipités dans la mer, ce n’était plus la mort par asphyxie, au milieu d’un air que la rapidité de la descente eût rendu irrespirable.

Quatre-vingts secondes au plus après l’explosion, ce qui restait de l’Albatros s’était abîmé dans les flots.

 

 

Chapitre XVII

Dans lequel on revient à deux mois en arrière 
et où l’on saute à neuf mois en avant.

 

uelques semaines auparavant, le 13 juin, au lendemain de cette séance pendant laquelle le Weldon-Institute s’était abandonné à de si orageuses discussions, il y avait eu dans toutes les classes de la population philadelphienne, noire ou blanche, une émotion plus facile à constater qu’à décrire.

Déjà, aux premières heures de la matinée, les conversations portaient uniquement sur l’inattendu et scandaleux incident de la veille. Un intrus, qui se disait ingénieur, un ingénieur qui prétendait s’appeler de cet invraisemblable nom de Robur – Robur-le-Conquérant! – un personnage d’origine inconnue, de nationalité anonyme, s’était présenté inopinément dans la salle des séances, avait insulté les ballonistes, honni les dirigeurs d’aérostats, vanté les merveilles des appareils plus lourds que l’air, soulevé des huées au milieu d’un tumulte épouvantable, provoqué des menaces qu’il avait retournées contre ses adversaires. Enfin, après avoir abandonné la tribune dans le tapage des revolvers, il avait disparu, et, malgré toutes les recherches, on n’avait plus entendu parler de lui.

Assurément, cela était bien fait pour exercer toutes les langues, enflammer toutes les imaginations. On ne s’en fit pas faute à Philadelphie, ni dans les trente-six autres États de l’Union, et, pour dire le vrai, aussi bien dans l’Ancien que dans le Nouveau Monde.

Mais, de combien cet émoi fut dépassé, lorsque, le soir du 13 juin, il fut constant que ni le président ni le secrétaire du Weldon-Institute n’avaient reparu à leur domicile. Gens rangés pourtant, honorables et sages. La veille, ils avaient quitté la salle des séances en citoyens qui ne songent qu’à rentrer tranquillement chez eux, en célibataires dont aucun visage renfrogné n’accueillera le retour au logis. Ne se seraient-ils point absentés, par hasard? Non, ou du moins ils n’avaient rien dit qui pût le faire croire. Et même il avait été convenu que, le lendemain, ils reprendraient leur place au bureau du club, l’un comme président, l’autre comme secrétaire, en prévision d’une séance où seraient discutés les événements de la soirée précédente.

Et non seulement, disparition complète de ces deux personnages considérables de l’État de Pennsylvanie, mais aucune nouvelle du valet Frycollin. Introuvable comme son maître. Non! jamais nègre, depuis Toussaint Louverture, Soulouque et Dessaline, n’avait fait autant parler de lui. Il allait prendre une place importante, aussi bien parmi ses collègues de la domesticité philadelphienne que parmi tous ces originaux qu’une excentricité quelconque suffit à mettre en lumière dans ce beau pays d’Amérique.

Le lendemain, rien de nouveau. Les deux collègues ni Frycollin n’ont point reparu. Sérieuse inquiétude. Commencement d’agitation. Foule nombreuse aux abords des Post and Telegraph offices, pour savoir s’il arriverait quelques nouvelles.

Rien encore.

Et, cependant, on les avait bien vus, tous les deux, sortir du Weldon-Institute, causer à voix haute, prendre Frycollin qui les attendait, puis descendre Walnut-Street et gagner du côté de Fairmont-Park.

Jem Cip, le légumiste, avait même serré la main droite du président en lui disant:

«A demain!»

Et William T. Forbes, le fabricant de sucre de chiffons, avait reçu une cordiale poignée de Phil Evans, qui lui avait dit par deux fois:

«Au revoir!… Au revoir!…»

Miss Doll et miss Mat Forbes, si attachées à Uncle Prudent par les liens de la plus pure amitié, ne pouvaient revenir de cette disparition, et, afin d’obtenir des nouvelles de l’absent, parlaient encore plus que d’habitude.

Enfin, trois, quatre, cinq, six jours se passèrent, puis une semaine, deux semaines… Personne, et nul indice qui pût mettre sur la trace des trois disparus.

On avait pourtant fait de minutieuses recherches dans tout le quartier… Rien! – Dans les rues qui aboutissent au port… Rien! – dans le parc même, sous les grands bouquets d’arbres, au plus épais des taillis… Rien! Toujours rien!

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Toutefois, on reconnut que, sur la grande clairière, l’herbe avait été récemment foulée, et d’une façon qui sembla suspecte, puisqu’elle était inexplicable. À la lisière du bois qui l’entoure, des traces d’une lutte furent également relevées. Une bande de malfaiteurs avait-elle donc rencontré, puis attaqué les deux collègues, à cette heure avancée de la nuit, au milieu de ce parc désert?

C’était possible. Aussi, la police procéda-t-elle à une enquête dans les formes et avec toute la lenteur légale. On fouilla la Schuylkill-river, on en racla le fond, on ébarba les rives de leur amas d’herbes. Et, si ce fut inutile, ce ne fut pas en pure perte, car la Schuylkill avait besoin d’un bon travail de faucardement. On le fit à cette occasion. Gens pratiques, les édiles de Philadelphie.

Alors on en appela à la publicité des journaux. Des annonces, des réclamations, sinon des réclames, furent envoyées à toutes les feuilles démocratiques ou républicaines de l’Union, sans distinction de couleur. Le Daily Negro, journal spécial de la race noire, publia un portrait de Frycollin, d’après sa dernière photographie. Récompenses furent offertes, primes promises, à quiconque donnerait quelque nouvelle des trois absents, et même à tous ceux qui retrouveraient un indice quelconque de nature à mettre sur leurs traces.

«Cinq mille dollars! Cinq mille dollars!… A tout citoyen qui…»

Rien n’y fit. Les cinq mille dollars restèrent dans la caisse du Weldon-Institute.

«Introuvables! Introuvables!! Introuvables!!! Uncle Prudent et Phil Evans de Philadelphie!»

Il va sans dire que le club fut mis dans un singulier désarroi par cette inexplicable disparition de son président et de son secrétaire. Et, tout d’abord, l’assemblée prit d’urgence une mesure qui suspendait les travaux relatifs à la construction du ballon le Go ahead, si avancés pourtant. Mais comment, en l’absence des principaux promoteurs de l’affaire, de ceux qui avaient voué à cette entreprise une partie de leur fortune en temps et monnaie, comment aurait-on pu vouloir achever l’œuvre, quand ils n’étaient plus là pour la finir? Il convenait donc d’attendre.

Or, précisément à cette époque, il fut de nouveau question de l’étrange phénomène, qui avait tant surexcité les esprits quelques semaines auparavant.

En effet, l’objet mystérieux avait été revu ou plutôt entrevu à diverses reprises dans les hautes couches de l’atmosphère. Certes, personne ne songeait à établir une connexité entre cette réapparition si singulière et la disparition non moins inexplicable des deux membres du Weldon-Institute. En effet, il eût fallu une extraordinaire dose d’imagination pour rapprocher ces deux faits l’un de l’autre.

Quoi qu’il en soit, l’astéroïde, le bolide, le monstre aérien, comme on voudra l’appeler, avait été réaperçu dans des conditions qui permettaient de mieux apprécier ses dimensions et sa forme. Au Canada, d’abord, au-dessus de ces territoires qui s’étendent d’Ottawa à Québec, et cela le lendemain même de la disparition des deux collègues; puis, plus tard, au-dessus des plaines du Far-West, alors qu’il luttait de vitesse avec un train du grand chemin de fer du Pacifique.

A partir de ce jour, les incertitudes du monde savant furent fixées. Ce corps n’était point un produit de la nature; c’était un appareil volant, avec application pratique de la théorie du «Plus lourd que l’air». Et, si le créateur, le maître de cet aéronef voulait encore garder l’incognito pour sa personne, évidemment il n’y tenait plus pour sa machine, puisqu’il venait de la montrer de si près sur les territoires du Far-West. Quant à la force mécanique dont il disposait, quant à la nature des engins qui lui communiquaient le mouvement, c’était l’inconnu. En tout cas, ce qui ne laissait aucun doute, c’est que cet aéronef devait être doué d’une extraordinaire faculté de locomotion. En effet, quelques jours après, il avait été signalé dans le Céleste Empire, puis sur la partie septentrionale de l’Indoustan, puis au-dessus des immenses steppes de la Russie.

Quel était donc ce hardi mécanicien qui possédait une telle puissance de locomotion, pour lequel les États n’avaient plus de frontières ni les océans de limites, qui disposait de l’atmosphère terrestre comme d’un domaine? Devait-on penser que ce fût ce Robur, dont les théories avaient été si brutalement lancées à la face du Weldon-Institute, le jour où il vint battre en brèche cette utopie des ballons dirigeables?

Peut-être quelques esprits perspicaces en eurent-ils la pensée. Mais – chose singulière assurément – personne ne songea à cette hypothèse que ledit Robur pût se rattacher en quoi que ce fût à la disparition du président et du secrétaire du Weldon-Institute.

En somme, cela fût resté à l’état de mystère, sans une dépêche qui arriva de France en Amérique par le fil de New York, à onze heures trente-sept, dans la journée du 6 juillet.

Et qu’apportait cette dépêche? C’était le texte du document trouvé à Paris dans une tabatière – document qui révélait ce qu’étaient devenus les deux personnages dont l’Union allait prendre le deuil.

Ainsi donc, l’auteur de l’enlèvement c’était Robur, l’ingénieur venu tout exprès à Philadelphie pour écraser la théorie des ballonistes dans son œuf! C’était lui qui montait l’aéronef Albatros! C’était lui qui, par représailles, avait enlevé Uncle Prudent, Phil Evans, et Frycollin par-dessus le marché! Et ces personnages, on devait les considérer comme à jamais perdus, à moins que, par un moyen quelconque, en construisant un engin capable de lutter avec le puissant appareil, leurs amis terrestres ne parvînrent à les ramener sur la terre!

Quelle émotion! Quelle stupeur! Le télégramme parisien avait été adressé au bureau du Weldon-Institute. Les membres du club en eurent aussitôt connaissance. Dix minutes après, tout Philadelphie recevait la nouvelle par ses téléphones, puis, en moins d’une heure, toute l’Amérique, car elle s’était électriquement propagée sur les innombrables fils du nouveau continent. On n’y voulait pas croire, et rien n’était plus certain. Ce devait être une mystification de mauvais plaisant, disaient les uns, une «fumisterie» du plus mauvais goût, disaient les autres! Comment ce rapt eût-il pu s’accomplir à Philadelphie, et si secrètement? Comment cet Albatros avait-il atterri dans Fairmont-Park, sans que son apparition eût été signalée sur les horizons de l’État de Pennsylvanie?

Très bien. C’étaient des arguments. Les incrédules avaient encore le droit de douter. Mais, ce droit, ils ne l’eurent plus, sept jours après l’arrivée du télégramme. Le 13 juillet, le paquebot français Normandie avait mouillé dans les eaux de l’Hudson, et il apportait la fameuse tabatière. Le railway de New York l’expédia en toute hâte à Philadelphie.

C’était bien la tabatière du président du Weldon-Institute. Jem Cip n’aurait pas mal fait, ce jour-là, de prendre une nourriture plus substantielle, car il faillit tomber en pâmoison, quand il la reconnut. Que de fois il y avait puisé la prise de l’amitié! Et miss Doll et miss Mat la reconnurent aussi, cette tabatière, qu’elles avaient si souvent regardée avec l’espoir d’y plonger, un jour, leurs maigres doigts de vieilles filles! Puis ce furent leur père, William T. Forbes, Truk Milnor, Bat T. Fyn et bien d’autres du Weldon-Institute! Cent fois ils l’avaient vue s’ouvrir et se refermer entre les mains de leur vénéré président. Enfin elle eut pour elle le témoignage de tous les amis que comptait Uncle Prudent dans cette bonne cité de Philadelphie, dont le nom indique – on ne saurait trop le répéter – que ses habitants s aiment comme des frères.

Ainsi il n’était pas permis de conserver l’ombre d’un doute à cet égard. Non seulement la tabatière du président, mais l’écriture, tracée sur le document, ne permettaient plus aux incrédules de hocher la tête. Alors les lamentations commencèrent, les mains désespérées se levèrent vers le ciel. Uncle Prudent et son collègue, emportés dans un appareil volant, sans qu’on pût même entrevoir un moyen de les délivrer!

La Compagnie du Niagara-Falls, dont Uncle Prudent était le plus gros actionnaire, faillit suspendre ses affaires et arrêter ses chutes. La Walton-Watch Company songea à liquider son usine à montres, maintenant qu’elle avait perdu son directeur, Phil Evans.

Oui! ce fut un deuil général, et le mot deuil n’est pas exagéré, car à part quelques cerveaux brûlés comme il s’en rencontre même aux États-Unis, on n’espérait plus jamais revoir ces deux honorables citoyens.

Cependant, après son passage au-dessus de Paris, on n’entendit plus parler de l’Albatros. Quelques heures plus tard, il avait été aperçu au-dessus de Rome, et c’était tout. Il ne faut pas s’en étonner, étant donné la vitesse avec laquelle l’aéronef avait traversé l’Europe du nord au sud, et la Méditerranée de l’ouest à l’est. Grâce à cette vitesse, aucune lunette n’avait pu le saisir sur un point quelconque de sa trajectoire. Tous les observatoires eurent beau mettre leur personnel à l’affût nuit et jour, la machine volante de Robur-le-Conquérant s’en était allée ou si loin ou si haut – en Icarie, comme il le disait – qu’on désespéra d’en jamais retrouver la trace.

Il convient d’ajouter que, si sa rapidité fut plus modérée au-dessus du littoral de l’Afrique, comme le document n’était pas encore connu, on ne s’avisa pas de chercher l’aéronef dans les hauteurs du ciel algérien. Assurément, il fut aperçu au-dessus de Tombouctou; mais l’observatoire de cette ville célèbre – s’il y en a un – n’avait pas encore eu le temps d’envoyer en Europe le résultat de ses observations. Quant au roi du Dahomey, il aurait plutôt fait couper la tête à vingt mille de ses sujets, y compris ses ministres, que d’avouer qu’il avait eu le dessous dans sa lutte avec un appareil aérien. Question d’amour-propre.

Au-delà, ce fut l’Atlantique que traversa l’ingénieur Robur. Ce fut la Terre de Feu qu’il atteignit, puis le cap Horn. Ce furent les terres australes et l’immense domaine du pôle, qu’il dépassa, un peu malgré lui. Or, de ces régions antarctiques, il n’y avait aucune nouvelle à attendre.

Juillet s’écoula, et nul œil humain ne pouvait se vanter d’avoir même entrevu l’aéronef.

Août s’acheva, et l’incertitude au sujet des prisonniers de Robur demeura complète. C’était à se demander si l’ingénieur, à l’exemple d’Icare, le plus vieux mécanicien dont l’histoire fasse mention, n’avait pas péri victime de sa témérité.

Enfin les vingt-sept premiers jours de septembre s’écoulèrent sans résultat.

Certainement, on se fait à tout en ce monde. Il est dans la nature humaine de se blaser sur les douleurs qui s’éloignent. On oublie, parce qu’il est nécessaire d’oublier. Mais, cette fois, il faut le dire à son honneur, le public terrestre se retint sur cette pente. Non! il ne devint point indifférent au sort de deux blancs et d’un noir, enlevés comme le prophète Élie, mais dont la Bible n’avait pas promis le retour sur la terre.

Et ceci fut plus sensible à Philadelphie qu’en tout autre lieu. Il s’y joignait, d’ailleurs, de certaines craintes personnelles. Par représailles, Robur avait arraché Uncle Prudent et Phil Evans à leur sol natal. Certes, il s’était bien vengé, quoique en dehors de tout droit. Mais cela suffirait-il à sa vengeance? Ne voudrait-il pas l’exercer encore sur quelques-uns des collègues du président et du secrétaire du Weldon-Institute? Et qui pouvait se dire à l’abri des atteintes de ce tout-puissant maître des régions aériennes?

Or, voilà que, le 28 septembre, une nouvelle courut la ville. Uncle Prudent et Phil Evans auraient reparu, dans l’après-midi, au domicile particulier du président du Weldon-Institute.

Et le plus extraordinaire, c’est que la nouvelle était vraie, quoique les esprits sensés ne voulussent point y croire.

Cependant il fallut se rendre à l’évidence. C’étaient bien les deux disparus, en personne, non leur ombre… Frycollin lui-même était de retour.

Les membres du club, puis leurs amis, puis la foule, se portèrent devant la maison de Uncle Prudent. On acclama les deux collègues, on les fit passer de main en main au milieu des hurrahs et des hips!

Jem Cip était là, ayant abandonné son déjeuner –un rôti de laitues cuites – puis, William T. Forbes et ses deux filles, miss Doll et miss Mat. Et, en ce jour, Uncle Prudent aurait pu les épouser toutes deux s’il eût été Mormon; mais il ne l’était pas et n’avait aucune propension à le devenir. Il y avait aussi Truk Milnor, Bat T. Fyn, enfin tous les membres du club. On se demande encore aujourd’hui comment Uncle Prudent et Phil Evans purent sortir vivants des milliers de bras par lesquels ils durent passer en traversant toute la ville.

Le soir même, le Weldon-Institute devait tenir sa séance hebdomadaire. On comptait que les deux collègues prendraient place au bureau. Or, comme ils n’avaient encore rien dit de leurs aventures – peut-être ne leur avait-on pas laissé le temps de parler? – on espérait aussi qu’ils raconteraient par le menu leurs impressions de voyage.

En effet, pour une raison ou pour une autre, tous deux étaient restés muets. Muet aussi le valet Frycollin, que ses congénères avaient failli écarteler dans leur délire.

Mais ce que les deux collègues n’avaient pas dit ou n’avaient pas voulu dire, le voici:

Il n’y a point à revenir sur ce que l’on sait de la nuit du 27 au 28 juillet, l’audacieuse évasion du président et du secrétaire du Weldon-Institute, leur impression si vive quand ils foulèrent les roches de l’île Chatam, le coup de feu tiré sur Phil Evans, le câble tranché, et l’Albatros, alors privé de ses propulseurs, entraîné au large par la brise du sud-ouest, tandis qu’il s’élevait à une grande hauteur. Ses fanaux allumés avaient permis de le suivre pendant quelque temps. Puis, il n’avait pas tardé à disparaître.

Les fugitifs n’avaient plus rien à craindre. Comment Robur aurait-il pu revenir sur l’île, puisque ses hélices devaient encore être hors d’état de fonctionner pendant trois ou quatre heures?

D’ici là, l’Albatros, détruit par l’explosion, ne serait plus qu’une épave flottant sur la mer, et ceux qu’il portait, des cadavres déchirés que l’Océan ne pourrait pas même rendre.

L’acte de vengeance aurait été accompli dans toute son horreur.

Uncle Prudent et Phil Evans, se considérant comme en état de légitime défense, n’avaient pas eu un remords.

Phil Evans n’était que légèrement blessé par la balle lancée de l’Albatros. Aussi tous trois s’occupèrent de remonter le littoral avec l’espoir de rencontrer quelques indigènes.

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Cet espoir ne fut pas trompé. Une cinquantaine de naturels, vivant de la pêche, habitaient la côte occidentale de Chatam. Ils avaient vu l’aéronef descendre sur l’île. Ils firent aux fugitifs l’accueil que méritaient des êtres surnaturels. On les adora, ou peu s’en faut. On les logea dans la plus confortable des cases. Jamais Frycollin ne retrouverait une pareille occasion de passer pour le dieu des noirs.

Ainsi qu’ils l’avaient prévu, Uncle Prudent et Phil Evans ne virent pas revenir l’aéronef. Ils devaient en conclure que la catastrophe avait dû se produire dans quelque haute zone de l’atmosphère. On n’entendrait plus jamais parler de l’ingénieur Robur ni de la prodigieuse machine que ses compagnons montaient avec lui.

Maintenant il fallait attendre une occasion de regagner l’Amérique. Or, l’île Chatam est peu fréquentée des navigateurs. Tout le mois d’août se passa ainsi, et les fugitifs pouvaient se demander s’ils n’avaient pas changé une prison pour une autre, dont Frycollin, toutefois, s’arrangeait mieux que de sa prison aérienne.

Enfin, le 3 septembre, un navire vint faire de l’eau à l’aiguade de l’île Chatam. On ne l’a pas oublié, au moment de l’enlèvement à Philadelphie, Uncle Prudent avait sur lui quelques milliers de dollars-papier – plus qu’il ne fallait pour regagner l’Amérique. Après avoir remercié leurs adorateurs qui ne leur épargnèrent pas les plus respectueuses démonstrations, Uncle Prudent, Phil Evans et Frycollin s’embarquèrent pour Aukland. Ils ne racontèrent rien de leur histoire, et, en deux jours, ils arrivèrent dans la capitale de la Nouvelle-Zélande.

Là, un paquebot du Pacifique les prit comme passagers, et, le 20 septembre, après une traversée des plus heureuses, les survivants de l’Albatros débarquaient à San Francisco. Ils n’avaient point dit qui ils étaient ni d’où ils venaient; mais, comme ils avaient payé d’un bon prix leur transport, ce n’est pas un capitaine américain qui leur en eût demandé davantage.

A San Francisco, Uncle Prudent, son collègue et le valet Frycollin prirent le premier train du grand chemin de fer du Pacifique. Le 27, ils arrivaient à Philadelphie.

Voilà le récit compendieux de ce qui s’était passé depuis l’évasion des fugitifs et leur départ de l’île Chatam. Voilà comment, le soir même, le président et le secrétaire purent prendre place au bureau du Weldon-Institute, au milieu d’une affluence extraordinaire.

Cependant, jamais ni l’un ni l’autre n’avaient été aussi calmes. Il ne semblait pas, à les voir, que rien d’anormal fût arrivé depuis la mémorable séance du 12 juin. Trois mois et demi qui ne paraissaient pas compter dans leur existence!

Après les premières salves de hurrahs que tous deux reçurent sans que leur visage reflétât la moindre émotion, Uncle Prudent se couvrit et prit la parole:

«Honorables citoyens, dit-il, la séance est ouverte.»

Applaudissements frénétiques et bien légitimes! Car, s’il n’était pas extraordinaire que cette séance fût ouverte, il l’était du moins qu’elle le fût par Uncle Prudent, assisté de Phil Evans.

Le président laissa l’enthousiasme s’épuiser en clameurs et en battements de mains. Puis il reprit:

«A notre dernière séance, messieurs, la discussion avait été fort vive (Écoutez, écoutez) entre les partisans de l’hélice avant et de l’hélice arrière pour notre ballon Go ahead! (Marques de surprise). Or, nous avons trouvé moyen de ramener l’accord entre les avantistes et les arriéristes, et ce moyen, le voici c’est de mettre deux hélices, une à chaque bout de la nacelle!» (Silence de complète stupéfaction.)

Et ce fut tout.

Oui, tout! De l’enlèvement du président et du secrétaire du Weldon-Institute, pas un mot! Pas un mot de l’Albatros ni de l’ingénieur Robur! Pas un mot du voyage! Pas un mot de la façon dont les prisonniers avaient pu s’échapper! Pas un mot enfin de ce qu’était devenu l’aéronef, s’il courait encore à travers l’espace, si l’on pouvait craindre de nouvelles représailles contre les membres du club!

Certes, l’envie ne manquait pas à tous ces ballonistes d’interroger Uncle Prudent et Phil Evans; mais on les vit si sérieux, si boutonnés, qu’il parut convenable de respecter leur attitude. Quand ils jugeraient à propos de parler, ils parleraient, et l’on serait trop honoré de les entendre.

Après tout, il y avait peut-être dans ce mystère quelque secret qui ne pouvait encore être divulgué.

Et alors Uncle Prudent, reprenant la parole au milieu d’un silence jusqu’alors inconnu dans les séances du Weldon-Institute:

«Messieurs, dit-il, il ne reste plus maintenant qu’à terminer l’aérostat le Go ahead auquel il appartient de faire la conquête de l’air. – La séance est levée.»

 

 

Chapitre XVIII

Qui termine cette véridique histoire de l’Albatros
sans la terminer.

 

e 29 avril de l’année suivante, sept mois après le retour si imprévu de Uncle Prudent et de Phil Evans, Philadelphie était tout en mouvement. Rien de politique pour cette fois. Il ne s’agissait ni d’élections ni de meetings. L’aérostat le Go ahead, achevé par les soins du Weldon-Institute, allait enfin prendre possession de son élément naturel.

Pour aéronaute, le célèbre Harry W. Tinder, dont le nom a été prononcé au commencement de ce récit, – plus un aide-aérostier.

Pour passagers, le président et le secrétaire du Weldon-Institute. Ne méritaient-ils pas un tel honneur? Ne leur appartenait-il pas de venir en personne protester contre tout appareil qui reposerait sur le principe du «Plus lourd que l’air»?

Cependant, après sept mois, ils en étaient encore à parler de leurs aventures. Frycollin lui-même, quelque envie qu’il en eût, n’avait rien dit de l’ingénieur Robur ni de sa prodigieuse machine. Sans doute, en ballonistes intransigeants qu’ils étaient, Uncle Prudent et Phil Evans ne voulaient pas qu’il fût question d’aéronef ou de tout autre appareil volant. Tant que le ballon le Go ahead ne tiendrait pas la première place parmi les engins de locomotion aérienne, ils ne voulaient rien admettre des inventions dues aux aviateurs. Ils croyaient encore, ils voulaient croire toujours que le véritable véhicule atmosphérique, c’était l’aérostat et qu’à lui seul appartenait l’avenir.

D’ailleurs, celui dont ils avaient tiré une vengeance si terrible, – si juste à leur sens, – celui-là n’existait plus. Aucun de ceux qui l’accompagnaient n’avait pu lui survivre. Le secret de l’Albatros était maintenant enseveli dans les profondeurs du Pacifique.

Quant à admettre que l’ingénieur Robur eût une retraite, une île de relâche, au milieu de ce vaste océan, ce n’était qu’une hypothèse. En tout cas, les deux collègues se réservaient de décider plus tard s’il ne conviendrait pas de faire quelques recherches à ce sujet.

On allait donc enfin procéder à cette grande expérience que le Weldon-Institute préparait de si longue date et avec tant de soins. Le Go ahead était le type le plus parfait de ce qui avait été inventé jusqu’à cette époque dans l’art aérostatique, – ce que sont un Inflexible ou un Formidable dans l’art naval.

Le Go ahead possédait toutes les qualités que doit avoir un aérostat. Son volume lui permettait de s’élever aux dernières hauteurs qu’un ballon puisse atteindre; – son imperméabilité, de pouvoir se maintenir indéfiniment dans l’atmosphère; – sa solidité, de braver toute dilatation de gaz aussi bien que les violences de la pluie et du vent; – sa capacité, de disposer d’une force ascensionnelle assez considérable pour enlever, avec tous ses accessoires, une machinerie électrique qui devait communiquer à ses propulseurs une puissance de locomotion supérieure à tout ce qui avait été obtenu jusqu’alors. Le Go ahead avait une forme allongée qui faciliterait son déplacement suivant l’horizontale. Sa nacelle, plate-forme à peu près semblable à celle du ballon des capitaines Krebs et Renard, emportait tout l’outillage nécessaire aux aérostiers, instruments de physique, câbles, ancres, guides-ropes, etc., de plus, les appareils, piles et accumulateurs qui constituaient sa puissance mécanique. Cette nacelle était munie, à l’avant, d’une hélice, et, à l’arrière, d’une hélice et d’un gouvernail. Mais, probablement, le rendement des machines du Go ahead devait être très inférieur au rendement des appareils de l’Albatros.

Le Go ahead avait été transporté, après son gonflement, dans la clairière de Fairmont-Park, à la place même où s’était reposé l’aéronef pendant quelques heures.

Inutile de dire que sa puissance ascensionnelle lui était fournie par le plus léger de tous les corps gazeux. Le gaz d’éclairage ne possède qu’une force de sept cents grammes environ par mètre cube, – ce qui ne donne qu’une insuffisante rupture d’équilibre avec l’air ambiant. Mais l’hydrogène possède une force d’ascension qui peut être estimée à onze cents grammes. Cet hydrogène pur, préparé d’après les procédés et dans les appareils spéciaux du célèbre Henry Giffard, emplissait l’énorme ballon. Donc, puisque la capacité du Go ahead mesurait quarante mille mètres cubes, la puissance ascensionnelle de son gaz était quarante mille multipliés par onze cents, soit de quarante-quatre mille kilogrammes.

Dans cette matinée du 29 avril, tout était prêt. Dès onze heures, l’énorme aérostat se balançait à quelques pieds du sol, prêt à s’élever au milieu des airs.

Temps admirable et fait exprès pour cette importante expérience. En somme, peut-être aurait-il mieux valu que la brise eût été plus forte, ce qui aurait rendu l’épreuve plus concluante. En effet, on n’a jamais mis en doute qu’un ballon pût être dirigé dans un air calme; mais, au milieu d’une atmosphère en mouvement, c’est autre chose, et c’est dans ces conditions que les expériences doivent être tentées.

Enfin, il n’y avait pas de vent ni apparence qu’il dût se lever. Ce jour-là, par extraordinaire, l’Amérique du Nord ne se disposait point à envoyer à l’Europe occidentale une des bonnes tempêtes de son inépuisable réserve, et jamais jour n’eût été mieux choisi pour le succès d’une expérience aéronautique.

Faut-il parler de la foule immense réunie dans Fairmont-Park, des nombreux trains qui avaient versé sur la capitale de la Pennsylvanie les curieux de tous les États environnants, de la suspension de la vie industrielle et commerciale qui permettait à tous de venir assister à ce spectacle, patrons, employés, ouvriers, hommes, femmes, vieillards, enfants, membres du Congrès, représentants de l’armée, magistrats, reporters, indigènes blancs et noirs, entassés dans la vaste clairière? Faut-il décrire les émotions bruyantes de ce populaire, ces mouvements inexplicables, ces poussées soudaines qui rendaient la masse palpitante et houleuse? Faut-il chiffrer les hips! hips! hips! qui éclatèrent de toutes parts comme des détonations de boîtes d’artifice, lorsque Uncle Prudent et Phil Evans parurent sur la plate-forme, au-dessous de l’aérostat pavoisé aux couleurs américaines? Faut-il avouer enfin que le plus grand nombre des curieux n’était peut-être pas venu pour voir le Go ahead, mais pour contempler ces deux hommes extraordinaires que l’Ancien Monde enviait au Nouveau?

Pourquoi deux et non trois? Pourquoi pas Frycollin? C’est que Frycollin trouvait que la campagne de l’Albatros suffisait à sa célébrité. Il avait décliné l’honneur d’accompagner son maître. Il n’eut donc point sa part des acclamations frénétiques qui accueillirent le président et le secrétaire du Weldon-Institute.

Il va sans dire que, de tous les membres de l’illustre assemblée, pas un ne manquait aux places réservées en dedans des cordes et piquets qui formaient enceinte au milieu de la clairière. Là étaient Truk Milnor, Bat T. Fyn, William T. Forbes, ayant au bras ses deux filles, miss Doll et miss Mat. Tous étaient venus affirmer par leur présence que rien ne pourrait jamais séparer les partisans du «Plus léger que l’air»!

Vers onze heures vingt, un coup de canon annonça la fin des derniers préparatifs.

Le Go ahead n’attendait plus qu’un signal pour partir.

Un second coup de canon retentit à onze heures vingt-cinq.

Le Go ahead, maintenu par ses cordes de filet, s’éleva d’une quinzaine de mètres au-dessus de la clairière. De cette façon la plate-forme dominait cette foule si profondément émue. Uncle Prudent et Phil Evans, debout à l’avant, mirent alors la main gauche sur leur poitrine, – ce qui signifiait qu’ils étaient de cœur avec toute l’assistance. Puis, ils tendirent la main droite vers le zénith, – ce qui signifiait que le plus grand des ballons connus jusqu’à ce jour allait enfin prendre possession du domaine supraterrestre.

Cent mille mains se portèrent alors sur cent mille poitrines, et cent mille autres se dressèrent vers le ciel.

Un troisième coup de canon éclata à onze heures trente.

«Lâchez tout!» cria Uncle Prudent, qui lança la formule sacramentelle.

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Et le Go ahead s’éleva «majestueusement», – adverbe consacré par l’usage dans les descriptions aérostatiques.

En vérité, c’était un spectacle superbe! On eût dit d’un vaisseau qui vient de quitter son chantier de construction. Et n’était-ce pas un vaisseau, lancé sur la mer aérienne?

Le Go ahead monta suivant une rigoureuse verticale – preuve du calme absolu de l’atmosphère, – et il s’arrêta à une altitude de deux cent cinquante mètres.

Là, commencèrent les manœuvres en déplacement horizontal. Le Go ahead, poussé par ses deux hélices, alla au-devant du soleil avec une vitesse d’une dizaine de mètres à la seconde. C’est la vitesse de la baleine franche au milieu des couches liquides. Et il ne messied pas de le comparer à cette géante des mers boréales, puisqu’il avait aussi la forme de cet énorme cétacé.

Une nouvelle salve de hurrahs monta vers les habiles aéronautes.

Puis, sous l’action de son gouvernail, le Go ahead se livra à toutes les évolutions circulaires, obliques, rectilignes, que lui imprimait la main du timonier. Il tourna dans un cercle restreint, il marcha en avant, en arrière, de façon à convaincre les plus réfractaires à la direction des ballons, – s’il y en avait eu!… S’il y en avait eu, on les aurait écharpés.

Mais pourquoi le vent manquait-il à cette magnifique expérience? Ce fut regrettable. On aurait vu, sans doute, le Go ahead exécuter, sans une hésitation, tous les mouvements, soit en déviant par l’oblique comme un navire à voiles qui marche au plus près, soit en remontant les courants de l’air comme un navire à vapeur.

En ce moment, l’aérostat se releva dans l’espace de quelques centaines de mètres.

On comprit la manœuvre. Uncle Prudent et ses compagnons allaient tenter de trouver un courant quelconque dans de plus hautes zones, afin de compléter l’épreuve. Du reste, un système de ballonneaux intérieurs analogues à la vessie natatoire des poissons et dans lesquels on pouvait introduire une certaine quantité d’air, au moyen de pompes, lui permettait de se déplacer verticalement. Sans jamais jeter de lest pour monter ni perdre de gaz pour descendre, il était en mesure de s’élever ou de s’abaisser dans l’atmosphère, au gré de l’aéronaute. Toutefois, il avait été muni d’une soupape à son hémisphère supérieur, pour le cas où il eût été obligé à quelque rapide descente. C’était, en somme, l’application de systèmes déjà connus, mais poussés à un extrême degré de perfection.

Le Go ahead s’élevait donc en suivant une ligne verticale. Ses énormes dimensions diminuaient graduellement aux regards, comme par un effet d’optique. Ce n’est pas ce qu’il y a de moins curieux pour les spectateurs, dont les vertèbres du cou se brisent à regarder en l’air. L’énorme baleine devenait peu à peu un marsouin, en attendant qu’elle fût réduite à l’état de simple goujon.

Le mouvement ascensionnel ne cessant pas, le Go ahead atteignit une altitude de quatre mille mètres. Mais, dans ce ciel si pur, sans une traînée de brume, il resta constamment visible.

Cependant, il se maintenait toujours au-dessus de la clairière, comme s’il eût été attaché par des fils divergents. Une immense cloche eût emprisonné l’atmosphère qu’elle n’aurait pas été plus immobilisée. Pas un souffle de vent ni à cette hauteur ni à aucune autre. L’aérostat évoluait sans rencontrer aucune résistance, très rapetissé par l’éloignement, comme si on l’eût regardé par le petit bout d’une lorgnette.

Tout à coup, un cri s’éleva de la foule, un cri suivi de cent mille autres. Tous les bras se tendirent vers un point de l’horizon. Ce point, c’était le nord-ouest.

Là, dans le profond azur, est apparu un corps mobile qui s’approche et grandit. Est-ce un oiseau battant des ailes les hautes couches de l’espace? Est-ce un bolide dont la trajectoire coupe obliquement l’atmosphère? En tout cas, il est doué d’une vitesse excessive, et il ne peut tarder à passer au-dessus de la foule.

Un soupçon, qui se communique électriquement à tous les cerveaux, court sur toute la clairière.

Mais il semble que le Go ahead a vu cet étrange objet. Assurément, il a senti qu’un danger le menace, car sa vitesse est augmentée, et il a pris chasse vers l’est.

Oui! la foule a compris! Un nom, jeté par un des membres du Weldon-Institute, a été répété par cent mille bouches:

«L’Albatros!… L’Albatros!…»

C’est l’Albatros, en effet! C’est Robur qui reparaît dans les hauteurs du ciel! C’est lui qui, semblable à un gigantesque oiseau de proie, va fondre sur le Go ahead!

Et pourtant, neuf mois avant, l’aéronef, brisé par l’explosion, ses hélices rompues, sa plate-forme coupée en deux, a été anéanti. Sans le sang-froid prodigieux de l’ingénieur, qui modifia le sens giratoire du propulseur de l’avant et le changea en une hélice suspensive, tout le personnel de l’Albatros eût été asphyxié par la rapidité même de la chute. Mais, s’ils avaient pu échapper à l’asphyxie, par la rapidité même de la chute, comment lui et les siens ne s’étaient-ils pas noyés dans les eaux du Pacifique?

C’est que les débris de sa plate-forme, les ailes des propulseurs, les cloisons des roufles, tout ce qui restait de l’Albatros, constituait une épave. Si l’oiseau blessé était tombé dans les flots, ses ailes le soutinrent encore sur les lames. Pendant quelques heures, Robur et ses hommes restèrent d’abord sur cette épave, puis, dans le canot de caoutchouc qu’ils avaient retrouvé à la surface de l’Océan.

La Providence, pour ceux qui croient à l’intervention divine dans les choses humaines – le hasard, pour ceux qui ont la faiblesse de ne pas croire à la Providence, – vint au secours des naufragés.

Un navire les aperçut, quelques heures après le lever du soleil. Ce navire mit une embarcation à la mer. Il recueillit non seulement Robur et ses compagnons, mais aussi les débris flottants de l’aéronef. L’ingénieur se contenta de dire que son bâtiment avait péri dans une collision, et son incognito fut respecté.

Ce navire était un trois-mâts anglais, le Two Friends, de Liverpool. Il se dirigeait vers Melbourne, où il arriva quelques jours après.

On était en Australie, mais encore loin de l’île X, à laquelle il fallait revenir au plus tôt.

Dans les débris du roufle de l’arrière, l’ingénieur avait pu retrouver une somme assez considérable, qui lui permit de subvenir à tous les besoins de ses compagnons, sans rien demander à personne. Peu de temps après son arrivée à Melbourne, il fit l’acquisition d’une petite goélette d’une centaine de tonneaux, et ce fut ainsi que Robur, qui se connaissait en marine, regagna l’île X.

Et alors il n’eut plus qu’une idée fixe, une obsession: se venger. Mais, pour se venger, il fallait refaire un second Albatros. Besogne facile, après tout, pour celui qui avait construit le premier. On utilisa ce qui pouvait servir de l’ancien aéronef, ses propulseurs, entre autres engins, qui avaient été embarqués avec tous les débris sur la goélette. On refit le mécanisme avec de nouvelles piles et de nouveaux accumulateurs. Bref, en moins de huit mois, tout le travail était terminé, et un nouvel Albatros, identique à celui que l’explosion avait détruit, aussi puissant, aussi rapide, fut prêt à prendre l’air.

Dire qu’il avait le même équipage, que cet équipage était enragé contre Uncle Prudent et Phil Evans en particulier, et contre tout le Weldon-Institute en général, cela se comprend, sans qu’il convienne d’y insister.

L’Albatros quitta l’île X dès les premiers jours d’avril. Pendant cette traversée aérienne, il ne voulut pas que son passage pût être signalé en aucun point de la terre. Aussi voyagea-t-il presque toujours entre les nuages. Arrivé au-dessus de l’Amérique du Nord, en une portion déserte du Far-West, il atterrit. Là, l’ingénieur, gardant le plus profond incognito, apprit ce qui devait lui faire le plus de plaisir d’apprendre c’est que le Weldon-Institute était prêt à commencer ses expériences, c’est que le Go ahead, monté par Uncle Prudent et Phil Evans, allait partir de Philadelphie à la date du 29 avril.

Quelle occasion pour satisfaire cette vengeance qui tenait au cœur de Robur et de tous les siens! Vengeance terrible, à laquelle ne pourrait échapper le Go ahead! Vengeance publique, qui prouverait en même temps la supériorité de l’aéronef sur tous les aérostats et autres appareils de ce genre!

Et voilà pourquoi, ce jour-là, comme un vautour qui se précipite du haut des airs, l’aéronef apparaissait au-dessus de Fairmont-Park.

Oui! c’était l’Albatros, facile à reconnaître, même de tous ceux qui ne l’avaient jamais vu!

Le Go ahead fuyait toujours. Mais il comprit bientôt qu’il ne pourrait jamais échapper par une fuite horizontale. Aussi, son salut, le chercha-t-il par une fuite verticale, non en se rapprochant du sol, car l’aéronef aurait pu lui barrer la route, mais en s’élevant dans l’air, en allant dans une zone où il ne pourrait peut-être pas être atteint. C’était très audacieux, en même temps très logique.

Cependant l’Albatros commençait à s’élever avec lui. Bien plus petit que le Go ahead, c’était l’espadon à la poursuite de la baleine qu’il perce de son dard, c’était le torpilleur courant sur le cuirassé qu’il va faire sauter d’un seul coup.

On le vit bien, et avec quelle angoisse! En quelques instants l’aérostat eut atteint cinq mille mètres de hauteur. L’Albatros l’avait suivi dans son mouvement ascensionnel. Il évoluait sur ses flancs. Il l’enserrait dans un cercle dont le rayon diminuait à chaque tour. Il pouvait l’anéantir d’un bond, en crevant sa fragile enveloppe. Alors Uncle Prudent et ses compagnons eussent été broyés dans une effroyable chute!

Le public, muet d’horreur, haletant, était saisi de cette sorte d’épouvante qui oppresse la poitrine, qui prend aux jambes, quand on voit tomber quelqu’un d’une grande hauteur. Un combat aérien se préparait, combat où ne s’offraient même pas les chances de salut d’un combat naval, – le premier de ce genre, mais qui ne sera pas le dernier, sans doute, puisque le progrès est une des lois de ce monde. Et si le Go ahead portait à son cercle équatorial les couleurs américaines, l’Albatros avait arboré son pavillon, l’étamine étoilée avec le soleil d’or de Robur-le-Conquérant.

Le Go ahead voulut alors essayer de distancer son ennemi en s’élevant plus haut encore. Il se débarrassa du lest qu’il avait en réserve. Il fit un nouveau bond de mille mètres. Ce n’était plus alors qu’un point dans l’espace. L’Albatros, qui le suivait toujours en imprimant à ses hélices leur maximum de rotation, était devenu invisible.

Soudain, un cri de terreur s’éleva du sol.

Le Go ahead grossissait à vue d’œil, tandis que l’aéronef reparaissait en s’abaissant avec lui. Cette fois, c’était une chute. Le gaz, trop dilaté dans les hautes zones, avait crevé l’enveloppe, et, à demi dégonflé, le ballon tombait assez rapidement.

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Mais l’aéronef, modérant ses hélices suspensives, s’abaissait d’une vitesse égale. Il rejoignit le Go ahead, lorsqu’il n’était plus qu’à douze cents mètres du sol, et s’en approcha bord à bord.

Robur voulait-il donc l’achever?… Non!… Il voulait secourir, il voulait sauver son équipage!

Et telle fut l’habileté de sa manœuvre que l’aéronaute et son aide purent s’élancer sur la plate-forme de l’aéronef.

Uncle Prudent et Phil Evans allaient-ils donc refuser les secours de Robur, refuser d’être sauvés par lui? Ils en étaient bien capables! Mais les gens de l’ingénieur se jetèrent sur eux, et, par force, les firent passer du Go ahead sur l’Albatros.

Puis, l’aéronef se dégagea et demeura stationnaire, pendant que le ballon, entièrement vide de gaz, tombait sur les arbres de la clairière, où il resta suspendu comme une gigantesque loque.

Un effroyable silence régnait à terre. Il semblait que la vie eût été suspendue dans toutes les poitrines. Bien des yeux s’étaient fermés pour ne rien voir de la suprême catastrophe.

Uncle Prudent et Phil Evans étaient donc redevenus les prisonniers de l’ingénieur Robur. Puisqu’il les avait repris, allait-il les entraîner de nouveau dans l’espace, là ou il était impossible de le suivre?

On pouvait le croire.

Cependant, au lieu de remonter dans les airs, l’Albatros continuait de s’abaisser vers le sol. Voulait-il atterrir? On le pensa, et la foule s’écarta pour lui faire place au milieu de la clairière.

L’émotion était portée à son maximum d’intensité.

L’Albatros s’arrêta à deux mètres de terre. Alors, au milieu du profond silence, la voix de l’ingénieur se fit entendre.

«Citoyens des États-Unis, dit-il, le président et le secrétaire du Weldon-Institute sont de nouveau en mon pouvoir. En les gardant, je ne ferais qu’user de mon droit de représailles. Mais, à la passion allumée dans leur âme par le succès de l’Albatros, j’ai compris que l’état des esprits n’était pas prêt pour l’importante révolution que la conquête de l’air doit amener un jour. Uncle Prudent et Phil Evans, vous êtes libres!»

Le président, le secrétaire du Weldon-Institute, l’aéronaute et son aide, n’eurent qu’à sauter pour prendre terre.

L’Albatros remonta aussitôt à une dizaine de mètres au-dessus de la foule.

Puis, Robur, continuant:

«Citoyens des États-Unis, dit-il, mon expérience est faite; mais mon avis est dès à présent qu’il ne faut rien prématurer, pas même le progrès. La science ne doit pas devancer les mœurs. Ce sont des évolutions, non des révolutions qu’il convient de faire. En un mot, il faut n’arriver qu’à son heure. J’arriverais trop tôt aujourd’hui pour avoir raison des intérêts contradictoires et divisés. Les nations ne sont pas encore mûres pour l’union.

«Je pars donc, et j’emporte mon secret avec moi. Mais il ne sera pas perdu pour l’humanité. Il lui appartiendra le jour où elle sera assez instruite pour en tirer profit et assez sage pour n’en jamais abuser. Salut, citoyens des États-Unis, salut!»

Et l’Albatros, battant l’air de ses soixante-quatorze hélices, emporté par ses deux propulseurs poussés à outrance, disparut vers l’est au milieu d’une tempête de hurrahs, qui, cette fois, étaient admiratifs.

Les deux collègues, profondément humiliés, ainsi que tout le Weldon-Institute en leur personne, firent la seule chose qu’il y eût à faire: ils s’en retournèrent chez eux, tandis que la foule, par un revirement subit, était prête à les saluer de ses plus vifs sarcasmes, justes à cette heure!

 

Et maintenant, toujours cette question: «Qu’est-ce que ce Robur? Le saura-t-on jamais?»

On le sait aujourd’hui. Robur, c’est la science future, celle de demain peut-être. C’est la réserve certaine de l’avenir.

Quant à l’Albatros, voyage-t-il encore à travers cette atmosphère terrestre, au milieu de ce domaine que nul ne peut lui ravir? Il n’est pas permis d’en douter. Robur-le-Conquérant reparaîtra-t-il un jour, ainsi qu’il l’a annoncé? Oui! il viendra livrer le secret d’une invention qui peut modifier les conditions sociales et politiques du monde.

Quant à l’avenir de la locomotion aérienne, il appartient à l’aéronef, non à l’aérostat.

C’est aux Albatros qu’est définitivement réservée la conquête de l’air!

Fin

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