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Jules Verne

 

Mathias Sandorf

 

(Chapitre I-III)

 

 

111 dessins par Benett et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie, 1885

 

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

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Chapitre I

Le pigeon voyageur.

 

rieste, la capitale de l’Illyrie, se divise en deux villes très dissemblables: une ville neuve et riche. Theresienstadt, correctement bâtie au bord de cette baie sur laquelle l’homme a conquis son sous-sol; une ville vieille et pauvre irrégulièrement construite, resserrée entre le Corso, qui la sépare de la première, et les pentes de la colline du Karst, dont le sommet est couronné par une citadelle d’aspect pittoresque.

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Le port de Trieste est couvert par le môle de San-Carlo, près duquel mouillent depréférence les navires du commerce. Là se forment volontiers, et, parfois, en nombre inquiétant, des groupes de ces bohèmes, sans feu ni lieu, dont les habits, pantalons, gilets ou vestes, pourraient se passer de poches, car leurs propriétaires n’ont jamais rien eu, et vraisemblablement n’auront jamais rien à y mettre.

Cependant, ce jour-là, 18 mai 1867, peut-être eût-on remarqué, au milieu de ces nomades, deux personnages un peu mieux vêtus. Qu’ils dussent jamais être embarrassés de florins ou de kreutzers, c’était peu probable, à moins que la chance ne tournât en leur faveur. Ils étaient gens, il est vrai, à tout faire pour lui imprimer un tour favorable.

L’un s’appelait Sarcany et se disait Tripolitain. L’autre, Sicilien, se nommait Zirone. Tous deux, après l’avoir parcouru pour la dixième fois, venaient de s’arrêter à l’extrémité du môle. De là, ils regardaient l’horizon de mer, à l’ouest du golfe de Trieste, comme s’il eût dû apparaître au large un navire qui portât leur fortune!

«Quelle heure est-il?» demanda Zirone, dans cette langue italienne, que son compagnon parlait aussi couramment que les autres idiomes de la Méditerranée.

Sarcany ne répondit pas.

«Eh! suis-je assez sot! s’écria le Sicilien. N’est-il pas l’heure à laquelle on a faim, quand on a oublié de déjeuner!»

Les éléments autrichiens, italiens, slaves, sont tellement mélangés dans cette portion du royaume Austro-Hongrois, que la réunion de ces deux personnages, bien qu’ils fussent évidemment étrangers à la ville, n’était point pour attirer l’attention. Au surplus, si leurs poches devaient être vides, personne n’eût pu le deviner, tant ils se pavanaient sous la cape brune qui leur tombait jusqu’aux bottes.

Sarcany, le plus jeune des deux, de taille moyenne, mais bien proportionné, élégant de manières et d’allures, avait vingt-cinq ans. Sarcany, rien de plus. Point de nom de baptême. Et, au fait, il n’avait point été baptisé, étant très probablement d’origine africaine, de la Tripolitaine ou de la Tunisie; mais, bien que son teint fût bistré, ses traits corrects le rapprochaient plus du blanc que du nègre.

Si jamais physionomie fut trompeuse, c’était bien celle de Sarcany. Il eût fallu être très observateur pour démêler en cette figure régulière, yeux noirs et beaux, nez fin, bouche bien dessinée qu’ombrageait une légère moustache, l’astuce profonde de ce jeune homme. Nul œil n’aurait pu découvrir sur sa face, presque impassible, ces stigmates du mépris, du dégoût, qu’engendre un perpétuel état de révolte contre la société. Si les physionomistes prétendent, – et ils ont raison en la plupart des cas, – que tout trompeur témoigne contre lui-même en dépit de son habileté, Sarcany eût donné un démenti formel à cette proposition. À le voir, personne n’eût pu soupçonner ce qu’il était, ni ce qu’il avait été. Il ne provoquait pas cette irrésistible aversion qu’excitent les fripons et les fourbes. Il n’en était que plus dangereux.

Quelle avait dû être l’enfance de Sarcany? on l’ignorait. Sans doute, celle d’un être abandonné. Comment fut-il élevé, et par qui? Dans quel trou de la Tripolitaine nicha-t-il durant les années du premier âge? Quels soins lui permirent d’échapper aux multiples causes de destruction sous ces climats terribles? En vérité, personne ne l’eût pu dire, – pas même lui, peut-être, – né au hasard, poussé au hasard, destiné à vivre au hasard! Toutefois, pendant son adolescence, il n’avait pas été sans se donner ou plutôt sans recevoir une certaine instruction pratique, due probablement à ce que sa vie s’était déjà passée à courir le monde, à fréquenter des gens de toutes sortes, à imaginer expédients sur expédients, ne fût-ce que pour s’assurer l’existence quotidienne. C’est ainsi et par suite de circonstances diverses, que, depuis quelques années, il s’était trouvé en relations avec une des plus riches maisons de Trieste, la maison du banquier Silas Toronthal, dont le nom doit être intimement mêlé à toute cette histoire.

Quant au compagnon de Sarcany, l’italien Zirone, qu’on ne voie en lui que l’un de ces hommes sans foi ni loi, aventurier à toutes mains, à la disposition du premier qui le payera bien ou du second qui le payera mieux, pour n’importe quelle besogne. Sicilien de naissance, âgé d’une trentaine d’années, il eût été aussi capable de donner de marnais conseils que d’en accepter et surtout d’en assurer l’exécution. Où était-il né? peut-être l’aurait-il dit, s’il l’avait su. En tout cas, il n’avouait pas volontiers où il demeurait, s’il demeurait quelque part. C’était en Sicile que les hasards d’une vie de bohème l’avaient mis en rapport avec Sarcany. Et ils allaient ainsi, à travers le monde, s’essayant per fas et nefas à faire une bonne fortune de leurs deux mauvaises. Toutefois, Zirone, grand gaillard barbu, très brun de teint, très noir de poil, eût eu quelque peine à dissimuler la fourberie native que décelaient ses yeux toujours à demi fermés et le balancement continu de sa tête. Seulement, cette astuce, il cherchait à la cacher sous l’abondance de bon bavardage. Il était d’ailleurs plutôt gai que triste, s’épanchant au moins autant que se contenait son jeune compagnon.

Ce jour-là, cependant. Zirone ne parlait qu’avec une certaine modération.Visiblement, la question du dîner l’inquiétait. La veille, une dernière partie de jeu, dans un tripot de bas étage, où la fortune s’était montrée par trop marâtre, avait épuisé les ressources de Sarcany. Aussi tous deux ne savaient-ils que devenir. Ils ne pouvaient compter que sur le hasard, et comme cette Providence des gueux ne se pressait pas de venir à leur rencontre le long du môle de San-Carlo, ils résolurent d’aller au-devant d’elle à travers les rues de la nouvelle ville.

Là, sur les places, sur les quais, sur les promenades, en deçà comme au delà du port, aux abords du grand canal percé à travers Trieste, va, vient, se presse, se hâte, se démène dans la furie des affaires, une population de soixante-dix mille habitants d’origine italienne, dont la langue, qui est celle de Venise, se perd au milieu du concert cosmopolite de tous ces marins, commerçants, employés, fonctionnaires, au langage fait d’allemand, de français, d’anglais et de slave.

Toutefois, si cette nouvelle ville est riche, il ne faudrait pas en conclure que tous ceux qui fréquentent, ses rues soient de fortunés mortels. Non! Les plus aisés, même, n’auraient pu rivaliser avec ces négociants anglais, arméniens,grecs, juifs, qui tiennent le haut du pavé, à Trieste, et dont le somptueux train de maison serait digne de la capitale du royaume austro-hongrois. Mais, sans les compter, que de pauvres diables, errant du matin au soir, à travers ces avenues commerçantes, bordées de hautes bâtisses, fermées comme des coffres-forts, où s’entreposent les marchandises de toute nature qu’attiré ce port franc, si heureusement placé au fond de l’Adriatique! Que de gens, qui n’ont point déjeuné, qui ne dîneront peut-être pas, attardés sur les môles, où les navires de la plus puissante Société maritime de l’Europe, le Lloyd autrichien, débarquent tant de richesses venues de tous les coins du monde! Que de misérables enfin, comme il s’en trouve par centaines à Londres, à Liverpool, à Marseille, au Havre, à Anvers, à Livourne, mêlés aux opulents armateurs dans le voisinage de ces arsenaux, dont l’entrée leur est interdite, sur la place de la Bourse, qui ne leur ouvrira jamais ses portes, au bas des premières marches de ce Tergesteum, où le Lloyd a installé ses bureaux, ses salles de lecture, et dans lequel il vit en parfait accord avec la Chambre de commerce!

Il est incontestable que, dans toutes les grandes villes maritimes de l’ancien et du nouveau monde, fourmille une classe de malheureux, spéciaux à ces grands centres. D’où ils viennent, on ne sait. D’où ils sont tombés, on l’ignore. Où ils finiront, ils ne le savent pas. Parmi eux, le nombre des déclassés est considérable. Beaucoup d’étrangers, d’ailleurs. Les chemins de fer et les navires marchands les y ont jetés un peu comme des colis de rebut, et ils encombrent la voie publique, d’où la police essaye en vain de les chasser.

Donc, Sarcany et Zirone, après un dernier regard jeté à travers le golfe, jusqu’au phare élevé à la pointe de Sainte-Thérèse, quittèrent le môle, prirent entre le Teatro Communale et le square, arrivèrent à la Piazza Grande, où ils flânèrent un quart d’heure, auprès de la fontaine bâtie avec les pierres du Karst voisin, au pied de la statue de Charles VI.

Tous deux revinrent alors vers la gauche. En vérité, Zirone dégageait les passants, comme s’il avait eu l’irrésistible envie de les détrousser. Puis, ils tournèrent l’énorme carré du Tergesteum, précisément à l’heure où finissait la Bourse.

«La voilà vide… comme la nôtre!» crut devoir dire le Sicilien, en riant sans avoir aucune envie de rire.

Mais l’indifférent Sarcany n’eut pas même l’air d’entendre la mauvaise plaisanterie de son compagnon, qui se détirait les membres avec un bâillement de famélique.

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Alors ils traversèrent la place triangulaire, sur laquelle se dresse la statue de bronze de l’empereur Léopold 1er. Un coup de sifflet de Zirone, – coup de sifflet de gamin musard, – fit envoler tout un groupe de ces pigeons bleus qui roucoulent sous le portique de la vieille Bourse, comme les pigeons grisâtres, entre les Procuraties de la place de Saint-Marc, à Venise. Non loin se développait le Corso, qui sépare la nouvelle de l’ancienne Trieste.

Une rue large, mais sans élégance, des magasins bien achalandés, mais sans goût, plutôt le Régent Street de Londres ou le Broadway de New-York, que le boulevard des Italiens de Paris. Grand nombre de passants, d’ailleurs. Un chiffre suffisant de voitures, allant de la Piazza Grande à la Piazza della Legna, – noms qui indiquent combien la ville se ressent de son origine italienne.

Si Sarcany affectait d’être inaccessible à toute tentation, Zirone ne passait pas devant les magasins sans y jeter ce regard envieux de ceux qui n’ont pas le moyen d’y entrer. Il y aurait eu là, cependant, bien des choses à leur convenance, principalement chez les marchands de comestibles, et dans les «birreries», où la bière coule à flots plus qu’en aucune autre ville du royaume austro-hongrois.

«Il fait encore plus faim et plus soif dans ce Corso!» fit observer le Sicilien, dont la langue claqua, comme une cliquette de malandrin, entre ses lèvres desséchées.

Observation à laquelle Sarcany ne répondit que par un haussement d’épaules.

Tous deux prirent alors la première rue à gauche, et, arrivés sur les bords du canal, au point où le Ponto Rosso, – pont tournant, – le traverse, ils en remontèrent ces quais auxquels peuvent accoster même des navires d’un fort tirant d’eau. Là, ils devaient être infiniment moins sollicités par l’attraction des étalagistes. À la hauteur de l’église Sant’Antonio, Sarcany prit brusquement sur la droite. Son compagnon le suivit, sans faire aucune observation. Puis, ils retraversèrent le Corso, et les voilà s’aventurant à travers la vieille ville, dont les rues étroites, impraticables aux voitures quand elles grimpent les premières pentes du Karst, sont le plus souvent orientées de manière à ne point se laisser prendre d’enfilade par le terrible vent de la bora, violente brise glacée du nord-est. En cette vieille Trieste, Zirone et Sarcany, – ces deux sans-le-sou, – devaient se trouver plus chez eux qu’au milieu des riches quartiers de la nouvelle ville.

C’était, en effet, au fond d’un hôtel modeste, non loin de l’église de Santa-Maria-Maggiore, qu’ils logeaient depuis leur arrivée dans la capitale de l’Illyrie. Mais comme l’hôtelier, impayé jusqu’alors, devenait pressant à propos d’une note qui grossissait de jour en jour, ils évitèrent ce cap dangereux, traversèrent la place et flânèrent pendant quelques instants autour de l’Arco di Riccardo.

En somme, d’étudier ces restes de l’architecture romaine, cela ne pouvait leur suffire. Donc, puisque le hasard tardait visiblement à paraître au milieu de rues mal fréquentées, l’un suivant l’autre, ils commencèrent à remonter les rudes sentiers, qui conduisent presque au sommet du Karst, à la terrasse de la cathédrale.

«Singulière idée de grimper là-haut!» murmura Zirone. en serrant sa cape à la ceinture.

Mais il n’abandonna pas son jeune compagnon, et, d’en bas, on aurait pu les voir se hissant le long de ces escaliers improprement qualifiés de rues, qui desservent les talus du Karst. Dix minutes après, plus altérés et plus affamés qu’avant, ils atteignaient la terrasse.

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Que de ce point élevé la vue s’étende magnifiquement à travers le golfe de Trieste jusqu’à la pleine mer, sur le port animé par le va-et-vient des bateaux de pêche, l’entrée et la sortie des steamers et des navires de commerce, que le regard embrasse la ville tout entière, ses faubourgs, les dernières maisons étagées sur la colline, les villas éparses sur les hauteurs, cela n’était plus pour émerveiller ces deux aventuriers. Ils en avaient vu bien d’autres, et, d’ailleurs, que de fois déjà, ils étaient venus promener en cet endroit leurs ennuis et leur misère! Zirone, surtout, eût mieux aimé flâner devant les riches boutiques du Corso. Enfin, puisque c’était le hasard et ses générosités fortuites qu’ils étaient venus chercher si haut, il fallait l’y attendre sans trop d’impatience.

Il y avait là, à l’extrémité de l’escalier qui accède à la terrasse, près de la cathédrale byzantine de Saint-Just, un enclos, jadis un cimetière, devenu un musée d’antiquités. Ce ne sont plus des tombeaux, mais des fragments de pierres funéraires, couchés sous les basses branches de beaux arbres, stèles romaines, cippes moyen âge, morceaux de triglyphes et de métopes de diverses époques de la Renaissance, cubes vitrifiés, où se voient encore des traces de cendres, le tout pêle-mêle dans l’herbe.

La porte de l’enclos était ouverte. Sarcany n’eut que la peine de la pousser. Il entra, suivi de Zirone, qui se contenta de faire cette réflexion mélancolique:

«Si nous avions l’intention d’en finir avec la vie, l’endroit serait favorable!

Et si on te le proposait?… répondit ironiquement Sarcany.

Eh! je refuserais, mon camarade! Qu’on me donne seulement un jour heureux sur dix, je n’en demande pas plus!

On te le donnera, – et mieux!

Que tous les saints de l’Italie t’entendent, et Dieu sait qu’on les compte par centaines!

Viens toujours,» répondit Sarcany.

Tous deux suivirent une allée demi-circulaire, entre une double rangée d’urnes, et vinrent s’asseoir sur une grande rosace romane, étendue au ras du sol.

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D’abord, ils restèrent silencieux, – ce qui pouvait convenir à Sarcany, mais ne convenait guère à son compagnon. Aussi Zirone de dire bientôt, après un ou deux bâillements mal étouffés:

«Sang-Dieu! il ne se presse pas de venir, ce hasard, sur lequel nous avons la sottise de compter!»

Sarcany ne répondit pas.

«Aussi, reprit Zirone, quelle idée de venir le chercher jusqu’au milieu de ces ruines! Je crains bien que nous n’ayons fait fausse route, mon camarade! Qui diable trouverait-il à obliger au fond de ce vieux cimetière? Les âmes n’ont guère besoin de lui, quand elles ont quitté leur enveloppe mortelle! Et lorsque j’en serai là, peu m’importera un dîner en retard ou un souper qui ne viendra pas! Allons-nous-en!»

Sarcany, plongé dans ses réflexions, le regard perdu dans l’espace, ne bougea pas.

Zirone demeura quelques instants sans parler. Puis, sa loquacité habituelle l’emportant:

«Sarcany, dit-il, sais-tu sous quelle forme j’aimerais à le voir apparaître, ce hasard, qui oublie aujourd’hui de vieux clients comme nous? Sous la forme de l’un des garçons de caisse de la maison Toronthal, qui arriverait ici, le portefeuille bourré de billets de banque, et qui nous confierait ledit portefeuille de la part dudit banquier, avec mille excuses pour nous avoir fait attendre!

Écoute-moi, Zirone, répondit Sarcany, dont les sourcils se contractèrent violemment. Pour la dernière fois, je te répète qu’il n’y a plus rien à espérer de Silas Toronthal.

En est-tu sûr?

Oui! tout le crédit que je pouvais avoir chez lui est maintenant épuisé, et, à mes dernières demandes, il a répondu par un refus définitif.

Ça, c’est mal!

Très mal, mais cela est!

Bon, si ton crédit est épuisé, reprit Zirone, c’est que tu as eu du crédit! Et sur quoi reposait-il? Sur ce que tu avais mis plusieurs fois ton intelligence et ton zèle au service de sa maison de banque pour certaines affaires… délicates! Aussi, pendant les premiers mois de notre séjour à Trieste. Toronthal ne s’est-il pas montré trop récalcitrant sur la question de finance! Mais il est impossible que tu ne le tiennes pas encore par quelque côté, et en le menaçant…

Si cela était à faire, ce serait déjà fait, répondit Sarcany, qui haussa les épaules, et tu n’en serais pas à courir après un dîner! Non, par Dieu! je ne le tiens pas, ce Toronthal, mais cela peut venir, et ce jour-là, il me payera capital, intérêts et intérêts des intérêts de ce qu’il me refuse aujourd’hui! J’imagine, d’ailleurs, que les affaires de sa maison sont maintenant quelque peu embarrassées, et ses fonds compromis dans des entreprises douteuses. Le contre-coup de plusieurs faillites en Allemagne, à Berlin, à Munich, s’est fait sentir jusqu’à Trieste, et, quoi qu’il ait pu dire, Silas Toronthal m’a paru inquiet lors de ma dernière visite! Laissons se troubler l’eau… et quand elle sera trouble…

Soit, s’écria Zirone, mais, en attendant, nous n’avons que de l’eau à boire! Vois-tu, Sarcany, je pense qu’il faudrait tenter un dernier effort près de Toronthal! Il faudrait frapper encore une fois à sa caisse et obtenir, tout au moins, la somme nécessaire pour retourner en Sicile, en passant par Malte….

Et que faire en Sicile?

Ça me regarde! Je connais le pays, et je pourrais y ramener avec nous une bande de Maltais, hardis compagnons sans préjugés, dont on ferait quelque chose! Eh! mille diables! s’il n’y a plus rien à tenter ici, partons, et obligeons ce damné banquier à nous payer nos frais de route! Si peu que tu en saches sur son compte, cela doit suffire pour qu’il préfère te savoir partout ailleurs qu’à Trieste!»

Sarcany secoua la tête.

«Voyons! cela ne peut pas durer plus longtemps! Nous sommes à bout!» ajouta Zirone.

Il s’était levé, il frappait la terre du pied, comme il eût fait d’une marâtre, incapable de le nourrir.

En ce moment, son regard fut attiré par un oiseau qui voletait péniblement en dehors de l’enclos. C’était un pigeon, dont l’aile fatiguée battait à peine, et qui peu à peu s’abattait vers le sol.

Zirone, sans se demander à laquelle des cent soixante-dix-sept espèces de pigeons, classées maintenant dans la nomenclature ornithologique, appartenait ce volatile, ne vit qu’une chose: c’est qu’il devait être d’une espèce comestible. Aussi, après l’avoir montré de la main à son compagnon, le dévorait-il du regard.

L’oiseau était visiblement à bout de forces. Il venait de s’accrocher aux saillies de la cathédrale, dont la façade est flanquée d’une haute tour carrée d’origine plus ancienne. N’en pouvant plus, prêt à choir, il vint se poser d’abord sur le toit d’une petite niche, sous laquelle s’abrite la statue de saint Just; mais ses pattes affaiblies ne purent l’y retenir, et il se laissa glisser jusqu’au chapiteau d’une colonne antique, engagée dans l’angle que fait la tour avec la façade du monument.

Si Sarcany, toujours immobile et silencieux, ne s’occupait guère à suivre ce pigeon dans son vol, Zirone, lui, ne le perdait pas de vue. L’oiseau venait du nord. Une longue course l’avait réduit à cet état d’épuisement. Évidemment son instinct le poussait vers un but plus éloigné. Aussi reprit-il son vol presque aussitôt, en suivant une trajectoire courbe, qui l’obligea à faire une nouvelle halte, précisément sur les basses branches de l’un des arbres du vieux cimetière.

Zirone résolut alors de s’en emparer, et, doucement, il se dirigea en rampant vers l’arbre. Bientôt il eut atteint la base d’un tronc noueux, par lequel il lui était aisé d’arriver jusqu’à la fourche. Là, il demeura, immobile, muet, dans l’attitude d’un chien, qui guette quelque gibier perché au-dessus de sa tête.

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Le pigeon, ne l’ayant point aperçu, voulut alors reprendre sa course; mais ses forces le trahirent de nouveau, et, à quelques pas de l’arbre, il retomba sur le sol.

Se précipiter d’un bond, allonger le bras, saisir l’oiseau dans sa main, ce fut l’affaire d’une seconde pour le Silicien. Et, tout naturellement, il allait étouffer le pauvre volatile, quand il se retint, poussa un cri de surprise, et revint en toute hâte près de Sarcany.

«Un pigeon voyageur! dit-il.

Eh bien, voilà un voyageur qui aura fait là son dernier voyage! répondit Sarcany.

Sans doute, reprit Zirone, et tant pis pour ceux auxquels est destiné le billet attaché sous son aile…

Un billet? s’écria Sarcany. Attends, Zirone, attends! Cela mérite un sursis!»

Et il arrêta la main de son compagnon, qui allait se refermer sur le cou de l’oiseau. Puis, prenant le sachet que venait de détacher Zirone. il l’ouvrit et en retira un billet écrit en langue chiffrée.

Le billet ne contenait que dix-huit mots, disposés sur trois colonnes verticales, comme suit:

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Du lieu de départ et du lieu de destination de ce billet, rien. Quant à ces dix-huit mots, composés chacun d’un égal nombre de lettres, serait-il possible d’en comprendre le sens sans en connaître le chiffre? C’était peu probable, à moins d’être un habile déchiffreur, – et encore fallait-il que le billet ne fût pas «indéchiffrable!»

Devant ce cryptogramme, qui ne lui apprenait rien, Sarcany, d’abord très désappointé, demeura très perplexe. Le billet contenait-il quelque avis important et, surtout, de nature compromettante? on pouvait, on devait le croire, rien qu’aux précautions prises pour qu’il ne pût être lu, s’il tombait en d’autres mains que celles du destinataire. N’employer pour correspondre, ni la poste ni le fil télégraphique, mais bien cet extraordinaire instinct du pigeon voyageur, indiquait qu’il s’agissait là d’une affaire pour laquelle on voulait un secret absolu.

«Peut-être, dit Sarcany, y a-t-il dans ces lignes un mystère qui ferait notre fortune!

Et alors, répondit Zirone, ce pigeon serait le représentant du hasard, après lequel nous avons tant couru depuis ce matin! Sang Dieu! moi qui allais l’étrangler!… Après tout, l’important, c’est d’avoir le message, et rien n’empêchera de faire cuire le messager…

Ne te hâte pas, Zirone, reprit Sarcany, qui sauva encore une fois la vie de l’oiseau. Peut-être, grâce à ce pigeon, avons-nous le moyen de connaître quel est le destinataire du billet, à la condition, toutefois, qu’il demeure à Trieste?

Et après? Cela ne te promettra pas de lire, ce qu’il y a dans ce billet, Sarcany!

Non, Zirone.

Ni de savoir d’où il vient!

Sans doute! Mais, des deux correspondants, si je parviens à connaître l’un, j’imagine que cela pourra me servir à connaître l’autre! Donc, au lieu de tuer cet oiseau, il faut, au contraire, lui rendre ses forces, afin qu’il puisse arriver à destination!

Avec le billet? demanda Zirone.

Avec le billet, dont je vais prendre une copie exacte, et que je garderai jusqu’au moment où il conviendra d’en faire usage!»

Sarcany tira alors un carnet de sa poche, et, au crayon, il prit un fac-simile du billet. Sachant que dans la plupart des cryptogrammes, il ne faut rien négliger de leur arrangement matériel, il eut soin de bien conserver l’exacte disposition des mots l’un par rapport à l’autre. Puis, cela fait, il remit le fac-simile dans son carnet, le billet dans le petit sachet, et le petit sachet sous l’aile du pigeon.

Zirone le regardait, sans trop partager les espérances de fortune fondées sur cet incident.

«Et maintenant? dit-il.

Maintenant, répondit Sarcany, occupe-toi de donner tes soins au messager.»

En réalité, le pigeon était plus épuisé de faim que de fatigue. Ses ailes intactes, sans lésion ni rupture, prouvaient que sa faiblesse momentanée n’était due ni au grain de plomb d’un chasseur ni au coup de pierre de quelque gamin malfaisant. Il avait faim, il avait soif, surtout.

Zirone chercha donc et trouva, à fleur de sol, une demi-douzaine d’insectes, puis autant de graines, que l’oiseau mangea avec avidité; enfin, il le désaltéra de cinq ou six gouttes d’eau, dont la dernière pluie avait laissé quelques larmes au fond d’un débris de poterie antique. Si bien qu’une demi-heure après avoir été pris, restauré, réchauffé, le pigeon se retrouvait en parfait état de reprendre son voyage interrompu.

«S’il doit aller loin encore, fit observer Sarcany, si sa destination est au delà de Trieste, peu nous importe qu’il tombe en route, puisque nous l’aurons bientôt perdu de vue, et qu’il nous sera impossible de le suivre. Si, au contraire, c’est à l’une des maisons de Trieste qu’il est attendu et doit s’arrêter, les forces ne lui manqueront pas pour l’atteindre, car il n’a plus à voler que pendant une ou deux minutes.

Tu as parfaitement raison, répondit le Sicilien. Mais pourrons-nous l’apercevoir jusqu’à l’endroit où il a l’habitude de se remiser, même s’il ne va pas plus loin que Trieste?

Nous ferons, du moins, tout ce qu’il faudra pour cela,» répliqua simplement Sarcany.

Et voici ce qu’il fit:

La cathédrale, composée de deux vieilles églises romanes, consacrées, l’une à la Vierge, l’autre à Saint-Just, patron de Trieste, est contrebutée d’une haute tour, qui s’élève à l’angle de cette façade, percée d’une grande rosace, sous laquelle s’ouvre la porte principale de l’édifice. Cette tour domine le plateau de la colline du Karst, et la ville se développe au-dessous comme une carte en relief. De ce point élevé, on aperçoit facilement tout le quadrillé des toits de ses maisons, depuis les premières pentes du talus jusqu’au littoral du golfe. Il ne serait donc pas impossible de suivre le pigeon dans son vol, à la condition de le lâcher du sommet de cette tour, puis, sans doute, de reconnaître en quelle maison il irait chercher refuge, s’il était toutefois à destination de Trieste, et non de quelque autre cité de la Péninsule illyrienne.

La tentative pouvait réussir. Elle méritait au moins d’être essayée. Il n’y avait plus qu’à remettre l’oiseau en liberté.

Sarcany et Zirone quittèrent donc le vieux cimetière, traversèrent la petite place tracée devant l’église et se dirigèrent vers la tour. Une des portes ogivales, – précisément celle qui se découpe sous le larmier antique, à l’aplomb de la niche de Saint-Just – était ouverte. Tous deux la franchirent, et ils commencèrent à monter les rudes degrés de l’escalier tournant, qui dessert l’étage supérieur.

Il leur fallut deux ou trois minutes pour aimer jusqu’au sommet, sous le toit même qui coiffe l’édifice, auquel manque une terrasse extérieure. Mais, à cet étage, deux fenêtres, s ouvrant sur chaque face de la tour, permettent au regard de se porter successivement à tous les points du double l’horizon de collines et de mer.

Sarcany et Zirone vinrent se poster à celle des fenêtres, qui donnait directement sur Trieste, dans la direction du nord-ouest.

Quatre heures sonnaient alors à l’horloge de ce château du seizième siècle, bâti au couronnement du Karst, en arrière de la cathédrale. Il faisait grand jour encore. Au milieu d’une atmosphère très pure, le soleil descendait lentement vers les eaux de l’Adriatique, et la plupart des maisons de la ville recevaient normalement ses rayons sur leurs façades tournées du côté de la tour.

Les circonstances étaient donc favorables.

Sarcany prit le pigeon entre ses mains, il le réconforta généreusement d’une dernière caresse et lui donna la volée.

L’oiseau battit des ailes, mais tout d’abord descendit assez rapidement pour faire craindre qu’il ne terminât par une chute brutale sa carrière de messager aérien.

De là, un véritable cri de désappointement que le Sicilien, très émotionné, ne put retenir.

«Non! il se relève!» dit Sarcany.

Et, en effet, le pigeon venait de reprendre son équilibre sur la couche inférieure de l’air; puis, faisant un crochet, il se dirigea obliquement vers le quartier nord-ouest de la ville.

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Sarcany et Zirone le suivaient des yeux.

Dans le vol de cet oiseau, guidé par un merveilleux instinct, il n’y avait pas une hésitation. On sentait bien qu’il allait droit où il devait aller, – là où il eût été déjà depuis une heure, sans celte halte forcée sous les arbres du vieux cimetière.

Sarcany et son compagnon l’observaient avec une anxieuse attention. Ils se demandaient s’il n’allait pas dépasser les murs de la ville, – ce qui eût mis leurs projets à néant.

Il n’en fut rien.

«Je le vois!… je le vois toujours! s’écriait Zirone, dont la vue était extrêmement perçante.

Ce qu’il faut surtout voir, répondait Sarcany, c’est l’endroit où il va s’arrêter et en déterminer la situation exacte!»

Quelques minutes après son départ, le pigeon s’abattait sur une maison, dont le pignon aigu dominait les autres, au milieu d’un massif d’arbres, en cette portion de la ville, située du côté de l’hôpital et du jardin public. Là, il disparut à travers une lucarne de mansarde, très visible alors, et que surmontait une girouette de fer ajourée, laquelle eût été certainement de la main de Quentin Metsys, si Trieste se fût trouvée en pays flamand.

L’orientation générale étant fixée, il ne devait pas être très difficile, en se repérant sur cette girouette aisément reconnaissable, de retrouver le pigeon au faîte duquel s’ouvrait ladite lucarne, et, en fin de compte, la maison habitée par le destinataire du billet.

Sarcany et Zirone redescendirent aussitôt, et, après avoir dévalé les pentes du Karst, ils suivirent une série de petites rues qui aboutissent à la Piazza della Legna. Là, ils durent s’orienter, afin de rechercher le groupe des maisons, dont se compose le quartier est de la ville.

Arrivés au confluent de deux grandes artères, la Corsa Stadion, qui conduit au jardin public, et l’Acquedotto, belle avenue d’arbres, menant à la grande brasserie de Boschetto, les deux aventuriers eurent quelque hésitation sur la direction vraie. Fallait-il prendre à droite, fallait-il prendre à gauche? Instinctivement, ils choisirent la droite, avec l’intention d’observer l’une après l’autre toutes les maisons de l’avenue, au-dessus de laquelle ils avaient remarqué que la girouette dominait quelques têtes de verdure.

Ils allaient donc ainsi, passant l’inspection des divers pignons et toits de l’Acquedotto, sans avoir trouvé ce qu’ils cherchaient, lorsqu’ils arrivèrent à son extrémité.

«La voilà!» s’écria enfin Zirone.

Et il montrait une girouette que le vent du large faisait grincer sur son montant de fer, au-dessus d’une lucarne autour de laquelle voltigeaient précisément quelques pigeons.

Donc, pas d’erreur possible. C’était bien là que l’oiseau voyageur était venu se remiser.

La maison, de modeste apparence, se perdait dans le pâté, qui forme l’amorce de l’Acquedotto.

Sarcany prit ses informations aux boutiques voisines et sut tout d’abord ce qu’il voulait savoir.

La maison, depuis bien des années, appartenait et servait d’habitation au comte Ladislas Zathmar.

«Qu’est-ce que le comte Zathmar? demanda Zirone, auquel ce nom n’apprenait rien.

C’est le comte Zathmar! répondit Sarcany.

Mais peut-être pourrions-nous interroger?…

Plus tard, Zirone, ne précipitons rien! De la réflexion, du calme, et maintenant, à notre auberge!

Oui!… C’est l’heure de dîner pour ceux qui ont le droit de se mettre à table! fit ironiquement observer Zirone.

Si nous ne dînons pas aujourd’hui, répondit Sarcany, il est possible que nous dînions demain!

Chez qui?…

Qui sait, Zirone? Peut-être chez le comte Zathmar!»

Tous deux, marchant d’un pas modéré, – à quoi bon se presser? – eurent bientôt atteint leur modeste hôtel, encore trop riche pour eux, puisqu’ils n’y pouvaient payer leur gîte.

Quelle surprise leur était réservée!… Une lettre venait d’arriver à l’adresse de Sarcany.

Cette lettre contenait un billet de deux cents florins, avec ces mots, – rien de plus:

«Voici le dernier argent que vous recevrez de moi. Il vous suffira pour retourner en Sicile. Partez, et que je n’entende plus parler de vous.

«Silas Toronthal.»

«Vive Dieu! s’écria Zirone, le banquier s’est ravisé à propos! Décidément, il ne faut jamais désespérer de ces gens de finance!

C’est mon avis! répondit Sarcany.

Ainsi, cet argent va nous servir àquitter Trieste?…

Non! à y rester!»

 

 

Chapitre II

Le comte Mathias Sandorf.

 

es Hongrois, ce sont ces Magyars qui vinrent habiter le pays vers le neuvièmesiècle de l’ère chrétienne. Ils forment actuellement le tiers de la population totale de la Hongrie, – plus de cinq millions d’âmes. Qu’ils soient d’origine espagnole, égyptienne ou tartare, qu’ils descendent des Huns d’Attila ou des Finnois du Nord, – la question est controversée, – peu importe! Ce qu’il faut surtout observer, c’est que ce ne sont point des Slaves, ce ne sont point des Allemands, et, vraisemblablement, ils répugneraient à le devenir.

Aussi, ces Hongrois ont-ils gardé leur religion, et se sont-ils montrés catholiques argents depuis le onzième siècle, – époque à laquelle ils acceptèrent la foi nouvelle. En outre, c’est leur antique langue qu’ils parlent encore, une langue mère, douce, harmonieuse, se prêtant à tout le charme de la poésie, moins riche que l’allemand, mais plus concise, plus énergique, une langue qui, du quatorzième au seizième siècle, remplaça le latin dans les lois et ordonnances, en attendant qu’elle devînt langue nationale.

Ce fut le 21 janvier 1699 que le traité de Carlowitz assura la possession de la Hongrie et de la Transylvanie à l’Autriche.

Vingt ans après, la pragmatique sanction déclarait solennellement que les États de l’Autriche-Hongrie seraient toujours indivisibles. À défaut de fils, la fille pourrait succéder à la couronne, selon l’ordre de primogéniture. Et c’est grâce à ce nouveau statut qu’en 1749, Marie-Thérèse monta sur le trône de son père Charles VI, dernier rejeton de la ligne masculine de la maison d’Autriche.

Les Hongrois durent se courber sous la force; mais cent cinquante ans plus tard, il s’en rencontrait encore, de toutes conditions et de toutes classes, qui ne voulaient ni de la pragmatique sanction ni du traité de Carlowitz.

À l’époque où commence ce récit, il y avait un Magyar de haute naissance, dont la vie entière se résumait en ces deux sentiments: la haine de tout ce qui était germain, l’espoir de rendre à son pays son autonomie d’autrefois. Jeune encore, il avait connu Kossuth, et bien que sa naissance et son éducation dussent le séparer de lui sur d’importantes questions politiques, il n’avait pu qu’admirer le grand cœur de ce patriote.

Le comte Mathias Sandorf habitait, dans l’un des comitats de la Transylvanie du district de Fagaras, un vieux château d’origine féodale. Bâti sur un des contreforts septentrionaux des Carpathes orientales, qui séparent la Transylvanie de la Valachie, ce château se dressait sur cette chaîne abrupte dans toute sa fierté sauvage, comme un de ces suprêmes refuges où des conjurés peuvent tenir jusqu’à la dernière heure.

Des mines voisines, riches en minera de fer et de cuivre, soigneusement exploitées, constituaient au propriétaire du château d’Artenak une fortune très considérable. Ce domaine comprenait une partie du district de Fagaras, dont la population ne s’élève pas à moins de soixante-douze mille habitants. Ceux-ci, citadins et campagnards, ne se cachaient pas d’avoir pour le comte Sandorf un dévouement à toute épreuve, une reconnaissance sans borne, en souvenir du bien qu’il faisait dans le pays. Aussi, ce château était-il l’objet d’une surveillance particulière, organisée par la chancellerie de Hongrie à Vienne, qui est entièrement indépendante des autres ministères de l’Empire. On connaissait en haut lieu les idées du maître d’Artenak, et l’on s’en inquiétait, si l’on n’inquiétait pas sa personne.

Mathias Sandorf avait alors trente-cinq ans. C’était un homme dont la taille, qui dépassait un peu la moyenne, accusait une grande force musculaire. Sur de larges épaules reposait sa tête d’allure noble et fière. Sa figure, au teint chaud, un peu carrée, reproduisait le type magyar dans toute sa pureté. La vivacité de ses mouvements, la netteté de sa parole, le regard de son œil ferme et calme, l’active circulation de son sang, qui communiquait à ses narines, aux plis de sa bouche, un frémissement léger, le sourire habituel de ses lèvres, signe indéniable de bonté, un certain enjouement de propos et de gestes, – tout cela indiquait une nature franche et généreuse. On a remarqué qu’il existe de grandes analogies entre le caractère français et le caractère magyar. Le comte Sandorf en était la preuve vivante.

À noter un des traits les plus saillants de ce caractère: le comte Sandorf, assez insoucieux de ce qui ne regardait que lui-même, capable de faire, à l’occasion, bon marché des torts qui n’atteignaient que lui, n’avait jamais pardonné, ne pardonnerait jamais une offense, dont ses amis auraient été victimes. Il avait au plus haut degré l’esprit de justice, la haine de tout ce qui est perfidie. De là, une sorte d’implacabilité impersonnelle. Il n’était point de ceux qui laissent à Dieu seul le soin de punir en ce monde.

Il convient de dire ici que Mathias Sandorf avait reçu une instruction très sérieuse. Au lieu de se confiner dans les loisirs que lui assurait sa fortune, il avait suivi ses goûts, qui le portaient vers les sciences physiques et les études médicales. Il eût été un médecin de grand talent, si les nécessités de la vie l’eussent obligé à soigner des malades. Il se contenta d’être un chimiste très apprécié des savants. L’université de Pesth, l’Académie des sciences de Presbourg, l’école royale des Mines de Schemnitz, l’école normale de Temeswar, l’avaient compté tour à tour parmi leurs plus assidus élèves. Cette vie studieuse compléta et solidifia ses qualités naturelles. Elle en fit un homme, dans la grande acception de ce mot. Aussi fut il tenu pour tel par tous ceux qui le connurent, et plus particulièrement, par ses professeurs, restés ses amis, dans les diverses écoles et universités du royaume.

Autrefois, en ce château d’Artenak, il y avait gaieté, bruit, mouvement. Sur cette âpre croupe des Carpathes, les chasseurs transylvaniense donnaient volontiers rendez-vous. Il se faisait de grandes et périlleuses battues, dans lesquelles le comte Sandorf cherchait un dérivatif à ses instincts de lutte qu’il ne pouvait exercer sur le champ de la politique. Il se tenait à l’écart, observant de très près le cours des choses. Il ne semblait occupé que de vivre, partagé entre ses études et cette grande existence que lui permettait sa fortune. À cette époque, la comtesse Réna Sandorf existait encore. Elle était l’âme de ces réunions au château d’Artenak. Quinze mois avant le début de cette histoire, la mort l’avait frappée, en pleine jeunesse, en pleine beauté, et il ne restait plus d’elle qu’une petite fille, qui maintenant, était âgée de deux ans.

Le comte Sandorf fut cruellement atteint par ce coup. Il devait en rester à jamaisinconsolable. Le château devint silencieux, désert. Depuis ce jour, sous l’empire d’une douleur profonde, le maître y vécut comme dans un cloître. Toute sa vie se concentra sur son enfant, qui fut confiée aux soins de Rosena Lendeck, femme de l’intendant du comte. Cette excellente créature, jeune encore, se dévoua toute entière à l’unique héritière des Sandorf, et ses soins furent pour elle ceux d’une seconde mère.

Pendant les premiers mois de son veuvage, Mathias Sandorf ne quitta pas le château d’Artenak. Il se recueillit et vécut dans les souvenirs du passé. Puis, l’idée de sa patrie, replacée dans un état d’infériorité en Europe, reprit le dessus.

En effet, la guerre franco-italienne de 1859 avait porté un coup terrible à la puissance autrichienne.

Ce coup venait d’être suivi, sept ans après, en 1866, d’un coup plus terrible encore, celui de Sadowa. Ce n’était plus seulement à l’Autriche, privée de ses possessions italiennes, c’était à l’Autriche, vaincue des deux côtés, subordonnée à l’Allemagne, que la Hongrie se sentait rivée. Les Hongrois, – c’est un sentiment qui ne se raisonne pas, puisqu’il est dans le sang, – furent humiliés en leur orgueil. Pour eux, les victoires de Custozza et de Lissa n’avaient pu compenser la défaite de Sadowa.

Le comte Sandorf, pendant l’année qui suivit, avait soigneusement étudié le terrain politique et reconnu qu’un mouvement séparatiste pourrait peut-être réussir.

Le moment d’agir était donc venu. Le 3 mai de cette année – 1867 – après avoir embrassé sa petite fille qu’il laissait aux bons soins de Rosena Lendeck, le comte Sandorf quittait le château d’Artenak, partait pour Pesth, où il se mettait en rapport avec ses amis et partisans, prenait quelques dispositions préliminaires; puis, quelques jours plus tard, il venait attendre les événements à Trieste.

Là devait être le centre principal de la conspiration. De là allaient rayonner tous les fils, réunis dans la main du comte Sandorf. En cette ville, les chefs de la conspiration, moins suspectés peut-être, pourraient agir avec plus de sécurité, surtout avec plus de liberté pour mener à bonne fin cette œuvre de patriotisme.

À Trieste demeuraient deux des plus intimes amis de Mathias Sandorf. Animés du même esprit, ils étaient décidés à le suivre jusqu’au bout dans cette entreprise. Le comte Ladislas Zathmar et le professeur Étienne Bathory étaient Magyars, et de grande naissance. Tous les deux, d’une dizaine d’années plus âgés que Mathias Sandorf, se trouvaient à peu près sans fortune. L’un tirait quelques minces revenus d’un petit domaine, situé dans le comitat de Lipto, appartenant au cercle en deçà du Danube; l’autre professait les sciences physiques à Trieste et ne vivait que du produit de ses leçons.

Ladislas Zathmar habitait la maison, récemment reconnue dans l’Acquedotto par Sarcany et Zirone, – modeste demeure qu’il avait mise à la disposition de Mathias Sandorf pendant tout le temps que celui-ci devait passer hors de son château d’Artenak, c’est-à-dire jusqu’à l’issue du mouvement projeté, quelle qu’elle fût. Un Hongrois, Borik, âgé de cinquante-cinq ans, représentait à lui seul tout le personnel de la maison. C’était un homme aussi dévoué à son maître que l’intendant Lendeck l’était au sien.

Étienne Bathory occupait une non moins modeste demeure de la Corsia Stadion, à peu près dans le même quartier que le comte Zathmar. C’est là que se concentrait toute sa vie entre sa femme et son fils Pierre, alors âgé de huit ans.

Étienne Bathory appartenait, quoique à un degré éloigné, mais authentiquement, à la lignée de ces princes magyars, qui, au seizième siècle, occupèrent le trône de Transylvanie. La famille s’était divisée et perdue en de nombreuses ramifications depuis cette époque, et l’on eût été étonné, sans doute, d en retrouver un des derniers descendants dans un simple professeur de l’Académie de Presbourg. Quoi qu’il en fût, Étienne Bathory était un savant de premier ordre, de ceux qui vivent retires, mais que leurs travaux rendent célèbres. Inclusum labor illustrat, cette devise du ver à soie aurait pu être la sienne. Un jour ses idées politiques, qu’il ne cachait point, d’ailleurs, l’obligèrent à donner sa démission, et c’est alors, qu’il vint s’installer à Trieste comme professeur libre, avec sa femme qui l’avait courageusement soutenu dans ces épreuves.

C’était dans la demeure de Ladislas Zathmar que les trois amis se réunissaient depuis l’arrivée du comte Sandorf, bien que celui-ci eût ostensiblement tenu à occuper un appartement du Palazzo Modello, – actuellement l’hôtel Delorme, sur la Piazza Grande. La police était loin de soupçonner que cette maison de l’Acquedotto fût le centre d’une conspiration, qui comptait de nombreux partisans dans les principales villes du royaume.

Ladislas Zathmar et Étienne Bathory s’étaient faits, sans hésiter, les plus dévoués auxiliaires de Mathias Sandorf. Ils avaient reconnu, comme lui, que les circonstances se prêtaient à un mouvement, qui pouvait replacer la Hongrie au rang qu’elle ambitionnait en Europe. À cela, ils risquaient leur vie, ils le savaient, mais cela n’était pas pour les arrêter. La maison rie l’Acquedotto devint donc le rendez-vous des principaux chefs de la conspiration. Nombre de partisans, mandés des divers points nu royaume, y vinrent prendre des mesures et recevoir des ordres. Un service de pigeons voyageurs, porteurs de billets, établissait une communication rapide et sûre entre Trieste, les principales villes du pays hongrois et la Transylvanie, lorsqu’il s’agissait d’instructions qui ne pouvaient être confiées ni à la poste ni au télégraphe. Bref, toutes les précautions étaient si bien prises, que les conspirateurs avaient pu jusqu’alors se mettre à l’abri du plus léger soupçon.

D’ailleurs, on le sait, la correspondance ne se faisait qu’en langage chiffré, et par une méthode qui, si elle exigeait le secret, donnait du moins une sécurité absolue.

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Trois jours après l’arrivée du pigeon voyageur dont le billet avait été intercepté par Sarcany, le 21 mai vers huit heures du soir, Ladislas Zathmar et Étienne Bathory se trouvaient tous les deux dans le cabinet de travail, en attendant le retour de Mathias Sandorf. Ses affaires personnelles avaient récemment obligé le comte à retourner en Transylvanie et jusqu’à son château d’Artenak; mais il avait pu profiter de ce voyage pour conférer avec ses amis de Klausenbourg, capitale de la province, et il devait revenir ce jour-même, après leur avoir communiqué le contenu de cette dépêche, dont Sarcany avait conservé le double.

Depuis le départ du comte Sandorf, d’autres correspondances avaient été échangées entre Trieste et Bude, et plusieurs billets chiffrés étaient arrivés par pigeons. En ce moment même, Ladislas Zathmar s’occupait à rétablir leur texte cryptogrammatique en texte clair, au moyen de cet appareil qui est connu sous le nom de «grille.»

En effet, ces dépêches étaient combinées d’après une très simple méthode, – celle de la transposition des lettres. Dans ce système, chaque lettre conserve sa valeur alphabétique, c’est-à-dire qu’un b signifie b, qu’un o signifie o, etc. Mais les lettres sont successivement transposées, suivant les pleins ou les vides d’une grille, qui, appliquée sur la dépêche, ne laisse apparaître les lettres que dans l’ordre où il faut les lire, en cachant les autres.

Ces grilles, d’un si vieil usage, maintenant très perfectionnées d’après le système du colonel Fleissner, paraissent encore être le meilleur procédé et le plus sur, quand il s’agit d’obtenir un cryptogramme indéchiffrable. Dans toutes les autres méthodes par interversion, – soit systèmes à base invariable ou à simple clef, dans lesquels chaque lettre de l’alphabet est toujours représentée par une même lettre ou un même signe, – soit systèmes à base variable ou à double clef, dans lesquels on change d’alphabet à chaque lettre, – la sécurité n’est pas complète. Certains déchiffreurs exercés sont capables de faire des prodiges dans ce genre de recherches, en opérant, ou par un calcul de probabilités, ou par un travail de tâtonnements. Rien qu’en se basant sur les lettres que leur emploi plus fréquent fait répéter un plus grand nombre de fois dans le cryptogramme, – e dans les langues française, anglaise et allemande, o en espagnol, a en russe, e et i en italien, – ils parviennent à restituer aux lettres du texte cryptographié la signification qu’elles ont dans le texte clair. Aussi est-il peu de dépêches, établies d’après ces méthodes, qui puissent résister à leurs sagaces déductions.

Il semble donc que les grilles ou les dictionnaires chiffrés, – c’est-à-dire ceux dans lesquels certains mots usuels représentant des phrases toutes faites sont indiqués par des nombres, – doivent donner les plus parfaites garanties d’indéchiffrabilité. Mais ces deux systèmes ont un assez grave inconvénient: ils exigent un secret absolu, ou plutôt l’obligation où l’on est de ne jamais laisser tomber entre des mains étrangères les appareils ou livres qui servent à les former. En effet, sans la grille ou le dictionnaire, si l’on ne peut arriver àlire ces dépêches, tout le monde les lira, au contraire, si le dictionnaire ou la grille ont été dérobés.

C’était donc au moyen d’une grille, c’est-à-dire un découpage en carton, troué à de certaines places, que les correspondances du comte Sandorf et de ses partisans étaient composées; mais, par surcroît de précautions, au cas même où les grilles dont ses amis et lui se servaient eussent été perdues ou volées, il n’en serait résulté aucun inconvénient, car, de part et d’autre, toute dépêche, dès qu’elle avait été lue, était immédiatement détruite. Donc, il ne devait jamais rester trace de ce complot, dans lequel les plus nobles seigneurs, les magnats de la Hongrie, unis aux représentants de la bourgeoisie et du peuple, allaient jouer leur tête.

Précisément, Ladislas Zathmar venait de brûler les dernières dépêches, lorsque l’on, frappa discrètement à la porte du cabinet.

C’était Borik, qui introduisait le comte Mathias Sandorf, venu à pied de la gare voisine.

Ladislas Zathmar alla aussitôt à lui:

«Votre voyage, Mathias?… demanda-t-il avec l’empressement d’un homme qui veut être rassuré tout d’abord.

Il a réussi, Zathmar, répondit le comte Sandorf. Je ne pouvais douter des sentiments de mes amis de la Transylvanie, et nous sommes assurés de leur concours.

Tu leur as communiqué cette dépêche qui nous est arrivée de Pesth, il y a trois jours? reprit Étienne Bathory, dont l’intimité avec le comte Sandorf allait jusqu’au tutoiement.

Oui, Étienne, répondit Mathias Sandorf, oui, ils sont prévenus. Eux aussi sont prêts! Ils se lèveront au premier signal. En deux heures, nous serons maîtres de Bude et de Pesth, en une demi-journée des principaux comitats en deçà et au delà de la Theiss, en une journée de la Transylvanie et du gouvernement des Limites militaires. Et alors huit millions de Hongrois auront reconquis leur indépendance!

Et la diète? demanda Bathory.

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Nos partisans y sont en majorité, répondit Mathias Sandorf. Ils formeront aussitôt le nouveau gouvernement, qui prendra la direction des affaires. Tout ira régulièrement et facilement, puisque les comitats, en ce qui concerne leur administration, dépendent à peine de la Couronne, et que leurs chefs ont la police à eux.

Mais le conseil de la Lieutenance du royaume que le palatin préside à Bude… reprit Ladislas Zathmar.

Le palatin et le conseil de Bude seront aussitôt mis dans l’impossibilité d’agir…

Et dans l’impossibilité de correspondre avec la chancellerie de Hongrie, à Vienne?

Oui! toutes nos mesures sont prises pour que la simultanéité de nos mouvements en assure le succès.

Le succès! reprit Étienne Bathory.

Oui, le succès! répondit le comte Sandorf. Dans l’armée, tout ce qui est de notre sang, du sang hongrois, est à nous et pour nous! Quel est le descendant des anciens Magyars, dont le cœur ne battrait pas à la vue du drapeau des Rodolphe et des Corvin!»

Et Mathias Sandorf prononça ces mots avec l’accent du plus noble patriotisme.

«Mais jusque-là, reprit-il, ne négligeons rien pour écarter tout soupçon! Soyons prudents, nous n’en serons que plus forts! – Vous n’avez rien entendu dire de suspect à Trieste?

Non, répondit Ladislas Zathmar. On s’y préoccupe surtout des travaux que l’État fait exécuter à Pola, et pour lesquels la plus grande partie des ouvriers a été embauchée.»

En effet, depuis une quinzaine d’années, le gouvernement autrichien, en prévision d’une perte possible de la Vénétie, – perte qui s’est réalisée, – avait eu l’idée de fonder à Pola, à l’extrémité méridionale de la péninsule istrienne, d’immenses arsenaux et un port de guerre, pour commander tout ce fond de l’Adriatique. Malgré les protestations de Trieste, dont ce projet diminuait l’importance maritime, les travaux avaient été poursuivis avec une fiévreuse ardeur. Mathias Sandorf et ses amis pouvaient donc penser que les Triestains seraient disposés à les suivre, dans le cas où le mouvement séparatiste se propagerait jusqu’à eux.

Quoi qu’il en fût, le secret de cette conspiration en faveur de l’autonomie hongroise avait été bien gardé. Rien n’aurait pu faire soupçonner à la police que les principaux conjurés fussent alors réunis dans cette modeste maison de l’avenue d’Acquedotto.

Ainsi donc, pour la réussite de cette entreprise, il semblait que tout eût été prévu, et qu’il n’y avait plus qu’à attendre le moment précis pour agir. La correspondance chiffrée, échangée entre Trieste et les principales villes de la Hongrie et de la Transylvanie, allait devenir très rare ou même nulle, à moins d’événements improbables. Les oiseaux voyageurs n’auraient plus aucune dépêche à porter désormais, puisque les dernières mesures avaient été arrêtées. Aussi, par excès de précaution, avait-on pris le parti de leur fermer le refuge de la maison de Ladislas Zathmar.

Il faut ajouter, d’autre part, que si l’argent est le nerf de la guerre, il est aussi celui des conspirations. Il importe qu’il ne manque pas aux conspirateurs, à l’heure du soulèvement. En cette occasion, il ne devait pas leur faire défaut.

On le sait, si Ladislas Zathmar et Étienne Bathory pouvaient sacrifier leur existence pour l’indépendance de leur pays, ils ne pouvaient lui sacrifier leur fortune, puisqu’ils n’avaient que de très faibles ressources personnelles. Mais le comte Sandorf était immensément riche, et avec sa vie, il était prêt à mettre toute sa fortune en jeu pour les besoins de sa cause. Aussi, depuis quelques mois, par l’entremise de son intendant Lendeck, en empruntant sur ses terres, avait-il pu réaliser une somme considérable, – plus de deux millions de florins.1

Mais il fallait que cette somme fût toujours tenue à sa disposition et qu’il pût la toucher d’un jour à l’autre. C’est pourquoi elle avait été déposée, en son nom, dans une maison de banque de Trieste,dont l’honorabilité était jusqu’alors sans conteste et la solidité à toute épreuve. C’était cette maison Toronthal, de laquelle Sarcany et Zirone avaient précisément parlé pendant leur halte au cimetière de la haute ville.

Or, cette circonstance toute fortuite allait avoir les plus graves conséquences, ainsi qu’on le verra dans la suite de cette histoire.

À propos de cet argent, dont il fut un instant question au cours, de leur dernier entretien, Mathias Sandorf dit au comte Zathmar et à Étienne Bathory que son intention était de rendre très prochainement visite au banquier Silas Toronthal, afin de le prévenir qu’il eût à tenir ses fonds à sa disposition dans le plus bref délai.

En effet, les événements devaient bientôt engager le comte Sandorf à donner le signal attendu de Trieste, – d’autant plus que, ce soir-là même, il put croire que la maison de Ladislas Zathmar était l’objet d’une surveillance bien faite pour l’inquiéter.

Vers les huit heures, lorsque le comte Sandorf et Étienne Bathory sortirent, l’un pour regagner sa demeure de la Corsia Stadion, l’autre pour retourner a l’hôtel Delorme, ils crurent remarquer que deux hommes les épiaient dans l’ombre, les suivaient à quelque distance et manœuvraient de manière à n’être point vus.

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Mathias Sandorf et son compagnon, voulant savoir à quoi s’en tenir, n’hésitèrent pas à marcher sur ces personnages à bon droit suspects; mais ceux-ci les aperçurent et disparurent au coin de l’église Sant’Antonio, à l’extrémité du grand canal, avant qu’il eût été possible de les rejoindre.

 

 

Chapitre III

La maison Toronthal.

 

Trieste, la «société» est presque nulle. Entre races différentes comme entrecastes diverses, on se voit peu. Les fonctionnaires autrichiens ont la prétention d’occuper le premier rang, à quelque degré de la hiérarchie administrative qu’ils appartiennent. Ce sont, en général, des hommes distingués, instruits, bienveillants; mais leur traitement est maigre, inférieur à leur situation, et ils ne peuvent lutter avec les négociants ou gens de finance. Ceux-ci, puisque les réceptions sont rares dans les familles riches, et que les réunions officielles font presque toujours défaut, sont donc obligés de se rejeter sur le luxe extérieur, – dans les rues de la ville, par la somptuosité dé leurs équipages, – au théâtre, par l’opulence des toilettes et la profusion des diamants que leurs femmes exhibent dans les loges du Teatro Communale ou de l’Armonia.

Entre toutes ces opulentes familles, on citait à cette époque celle du banquier Silas Toronthal.

Le chef de cette maison, dont le crédit s’étendait bien au delà du royaume austro-hongrois, était alors âgé de trente-sept ans. Il occupait avec Mme Toronthal, plus jeune que lui de quelques années, un hôtel de l’avenue d’Acquedotto.

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Silas Toronthal passait pour être très riche, et il devait l’être. De hardies et heureuses spéculations de Bourse, un large courant d’affaires avec la Société du Lloyd autrichien et autres maisons considérables, d’importants emprunts dont l’émission lui avait été confiée, ne pouvaient avoir amené que beaucoup d’argent dans ses caisses. De là, un grand train de maison, qui le mettait très en évidence.

Cependant, ainsi que l’avait dit Sarcany à Zirone, il était possible que les affaires de Silas Toronthal fussent alors quelque peu embarrassées, – du moins momentanément. Qu’il eût reçu, sept ans avant, le contre-coup du trouble apporté dans la Banque et à la Bourse par la guerre franco-italienne, puis, plus récemment, par cette campagne que termina le désastre de Sadowa, que la baisse des fonds publics, à celle époque, sur les principales places de l’Europe et plus particulièrement celles du royaume austro-hongrois. Vienne, Pesth, Trieste, l’eussent sérieusement éprouvé, cela devait être. Alors, sans doute, l’obligation de rembourser les sommes, déposées chez lui en comptes courants, lui eût créé de graves embarras. Mais il s’était certainement relevé après celte crise, et, si ce qu’avait dit Sarcany était vrai, il fallait que de nouvelles spéculations trop hasardeuses eussent récemment compromis la solidité de sa maison.

Et, en effet, depuis quelques mois, Silas Toronthal, – moralement du moins, – avait beaucoup changé. Si maître qu’il fût de lui-même, sa physionomie s’était modifiée à son insu. Il n’était plus comme autrefois maître de lui. Des observateurs eussent remarqué qu’il n’osait regarder les gens en face, ainsi qu’il avait l’habitude de le faire, mais plutôt d’un œil oblique et à demi fermé. Ces symptômes n’avaient pu échapper même à Mme Toronthal, femme maladive, sans grande énergie, absolument soumise, d’ailleurs, aux volontés de son mari, et qui ne connaissait que très superficiellement ses affaires.

Or, si quelque coup funeste menaçait sa maison de banque, il faut bien l’avouer, Silas Toronthal ne devait pas s’attendre à bénéficier de la sympathie publique. Qu’il eût de nombreux clients dans la ville, dans le pays, soit, mais, en réalité, il y comptait peu d’amis. Le haut sentiment qu’il avait de sa position, sa vanité native, l’air de supériorité qu’il prenait avec tous et affectait en toutes choses, cela n’était pas fait pour attirer à lui en dehors des relations d’affaires. D’ailleurs, les Triestains le tenaient pour un étranger, puisqu’il était originaire de Raguse, c’est-à-dire Dalmate de naissance. Aucuns liens de famille ne le rattachaient donc à cette ville, dans laquelle il était venu, il y a quelque quinze ans, jeter les fondements de sa fortune.

Telle était alors la situation de la maison Toronthal. Cependant, bien que Sarcany eût certains soupçons à cet égard, rien encore ne permettait de confirmer le bruit que les affaires du riche banquier fussent sérieusement embarrassées. Son crédit n’avait reçu aucune atteinte, ouvertement du moins. Aussi le comte Mathias Sandorf, après avoir réalisé ses fonds, n’avait-il pas hésité à lui confier une somme ires considérable, – somme qui devait toujours être tenue à sa disposition, à la condition d’en donner avis vingt-quatre heures d’avance.

Peut-être s’étonnera-t-on que des rapports quelconques eussent pu s’établir entre cette maison de banque, notée parmi les plus honorables, et un personnage tel que Sarcany. Il en était ainsi, pourtant, et ces rapports remontaient à deux ou trois ans déjà.

À cette époque Silas Toronthal avait eu à traiter des affaires assez importantes avec la régence de Tripoli. Sarcany, sorte de courtier à toutes mains, très entendu dans les questions de chiffres, parvint à s’entremettre dans ces opérations, lesquelles, il faut bien le dire, ne laissaient pas d’être d’une nature assez suspecte. Il y avait eu là des questions inavouables de pots de vin, de commissions douteuses, de prélèvements peu honnêtes, dans lesquelles le banquier de Trieste n’avait pas voulu paraître en personne. Ce fut en ces circonstances que Sarcany devint l’agent de ces combinaisons véreuses, et rendit encore quelques autres services de ce genre à Silas Toronthal. De là, une occasion toute naturelle de mettre un pied dans la maison de banque. C’est plutôt la main qu’il convient de dire. Et, en effet, Sarcany, après avoir quitté la Tripolitaine. ne cessa de pratiquer une sorte de chantage vis-à-vis au banquier de Trieste. Non pas que Silas Toronthal fût absolument à sa merci. De ces opérations compromettantes il n’y avait aucune preuve matérielle. Mais la situation d’un banquier est délicate. Rien qu’un mot peut lui faire bien du mal. Or, Sarcany en savait assez pour qu’il fallût compter avec lui.

Silas Toronthal compta donc. Il lui en coûta même des sommes assez importantes, qui furent lestement dissipées, plus particulièrement dans les tripots, avec ce sans-gêne d’un aventurier qui ne se préoccupe pas de l’avenir. Sarcany, après l’avoir relancé jusqu’à Trieste, ne tarda pas à devenir si importun, si exigeant, que le banquier finit par se lasser et lui ferma tout crédit. Sarcany menaça. Silas Toronthal tint bon. Et il eut raison en cela, puisque le «maître chanteur» dut enfin s’avouer que, faute de preuves directes, il était désarmé ou à peu près.

Voilà pourquoi, depuis quelque temps, Sarcany et son honnête compagnon Zirone se trouvaient à bout de ressources, n’ayant pas même de quoi quitter la ville pour aller chercher fortune ailleurs. Mais on sait aussi que, dans le but de s’en débarrasser définitivement, Silas Toronthal venait de leur faire parvenir un dernier secours. Cette somme devait leur permettre d’abandonner Trieste pour retourner en Sicile, où Zirone était affilié à une association redoutable, qui exploitait les provinces de l’est et du centre. Le banquier pouvait donc espérer qu’ilne reverrait jamais son courtier de la Tripolitaine, qu’il n’entendrait même plus parler de lui. En cela, il se trompait, comme en bien d’autres choses.

C’était dans la soirée du 18 mai que les deux cents florins, envoyés par Silas Toronthal avec le petit mot qui accompagnait cet argent, avaient été adressés à l’hôtel où demeuraient les deux aventuriers.

Six jours après, le 24 du même mois, Sarcany se présentait à la maison de banque, il demandait à parler à Silas Toronthal, et telle fut son insistance que celui-ci dut consentir à le recevoir.

Le banquier était dans son bureau, dont Sarcany referma soigneusement la porte, dès qu’il y eut été introduit.

«Vous encore! s’écria tout d’abord Silas Toronthal. Que venez-vous faire ici? Je vous ai envoyé, et pour la dernière fois, une somme qui doit vous suffire à quitter Trieste! Vous n’aurez plus jamais rien de moi, quoi que vous puissiez dire, quoi que vous puissiez faire! Pourquoi n’êtes-vous pas parti? Je vous préviens que je prendrai des mesures pour empêcher vos obsessions à l’avenir! – Que me voulez-vous?»

Sarcany avait très froidement reçu cette bordée à laquelle il était préparé. Son attitude n’était même plus celle qu’il prenait d’ordinaire, insolente et provocante, pendant ses dernières visites à la maison du banquier.

Non seulement il était parfaitement maître de lui-même, mais aussi très sérieux. Il venait d’approcher une chaise, sans qu’il eût été invité à s’asseoir; puis, il attendit que la mauvaise humeur du banquier se fût dépensée en bruyantes récriminations, pour lui répondre.

«Eh bien parlerez-vous? reprit Silas Toronthal, qui, après quelques allées et venues dans son cabinet, venait de s’asseoir à son tour, mais sans parvenir à se maîtriser.

J’attends que vous soyez plus calme, répondit tranquillement Sarcany, et j’attendrai tout le temps qu’il faudra.

Que je sois calme ou non, peu importe! Pour la dernière fois, que me voulez-vous?

Silas Toronthal, répondit Sarcany, il s’agit d’une affaire que j’ai à vous proposer.

Je ne veux pas parler d’affaires avec vous, ni ne veux en traiter aucune! s’écria le banquier. Il n’y a plus rien de commun entre vous et moi, et j’entends que vous quittiez Trieste aujourd’hui même, à l’instant, pour n’y jamais revenir!

Je compte quitter Trieste, répondit Sarcany, mais je ne veux pas partir, avant de m’être acquitté envers votre maison!

Vous acquitter?… Vous?… En me remboursant?

En vous remboursant intérêt, capital, sans compter une part dans les bénéfices de…»

Silas Toronthal haussa les épaules à cette proposition si inattendue, venant de Sarcany.

«Les sommes que je vous ai avancées, reprit-il, sont passées par profits et pertes! Je vous tiens quitte, je ne vous réclame rien et suis au-dessus de pareilles misères!

Et s’il me plaît de ne pas rester votre débiteur!

Et s’il me plaît de rester votre créancier!»

Cela dit, Silas Toronthal et Sarcany se regardèrent en face. Puis, Sarcany, haussant les épaules à son tour:

«Des phrases, tout cela, rien que des phrases! reprit-il. Je vous le répète, je viens vous proposer une très sérieuse affaire.

Aussi véreuse que sérieuse, sans doute?

Eh! ce ne serait pas la première fois que vous auriez eu recours à moi pour traiter…

Des mots, tout cela, rien que des mots! répondit le banquier, en envoyant une riposte à l’insolente observation de Sarcany.

Écoulez-moi, dit Sarcany, je serai bref.

Et vous ferez bien.

Si ce que j’ai à vous proposer ne vous convient pas, nous n’en parlerons plus, et je m’en irai!

D’ici ou de Trieste?

D’ici et de Trieste!

Dès demain?

Dès ce soir!

Parlez donc!

Voici ce dont il s’agit, dit Sarcany. Mais, ajouta-t-il en se retournant, vous êtes sûr que personne ne peut nous entendre?

Vous tenez donc bien à ce que notre entretien soit secret? répondit ironiquement le banquier.

Oui, Silas Toronthal, car vous et moi nous allons tenir dans nos mains la vie de hauts personnages!

Vous, peut-être! Moi, non!

Jugez-en! Je suis sur la piste d’une conspiration. Quel est son but, je ne le sais encore. Mais, depuis la partie qui s’est jouée au milieu des plaines de la Lombardie, depuis l’affaire de Sadowa, tout ce qui n’est pas Autrichien peut avoir beau jeu contre l’Autriche. Or, j’ai quelque raison de penser qu’un mouvement se prépare, sans doute en faveur de la Hongrie, et dont nous pourrions profiter!»

Silas Toronthal, pour toute réponse, se contenta de répondre d’un ton railleur:

«Je n’ai rien a tirer d’une conspiration…

Si, peut-être!

Et comment?

En la dénonçant!

Voyons, expliquez-vous!

Écoutez donc,» reprit Sarcany.

Et il fit au banquier le récit de ce qui s’était passé au vieux cimetière de Trieste, comment il avait pu s’emparer d’un pigeon voyageur, la manière dont un billet chiffré – il en avait gardé le fac simile, – était tombé entre ses mains, de quelle façon il avait reconnu la maison du destinataire de ce billet. Il ajouta que depuis cinq jours, Zirone et lui s’étaient mis à épier tout ce qui se passait, sinon à l’intérieur, du moins à l’extérieur de celle maison Quelques personnes s’y réunissaient le soir, toujours les mêmes, et n’y entraient pas sans grandes précautions. D’autres pigeons en étaient partis, d’autres y étaient arrivés, les uns allant vers le nord, les autres en venant. La porte de cette demeure était gardée par un vieux domestique, qui ne l’ouvrait pas volontiers et en surveillait soigneusement l’approche. Sarcany et son compagnon avaient même dû agir avec une certaine circonspection pour ne pas éveiller l’attention de cet homme. Et encore craignaient-ils d’avoir provoqué ses soupçons depuis quelques jours.

Silas Toronthal commençait à écouter plus attentivement le récit que lui faisait Sarcany. Il se demandait ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans tout cela, son ancien courtier étant sujet à caution, et, en fin de compte, de quelle façon celui-ci entendait qu’il pût s’intéresser à cette affaire pour en retirer un gain quelconque.

Lorsque le récit eut été achevé, lorsque Sarcany eut une dernière fois affirmé qu’il s’agissait là d’une conspiration contre l’État, dont il serait avantageux d’utiliser les secrets, le banquier se contenta de poser les questions suivantes:

«Où est cette maison?

Au numéro 89 de l’avenue d’Acquedotto.

Et à qui appartient-elle?

A un seigneur hongrois.

Comment se nomme ce seigneur?

Le comte Ladislas Zathmar.

Et quelles sont les personnes qui le visitent?

– Deux principalement, toutes deux d’origine hongroise.

L’une est?..

Un professeur de cette ville, qui s’appelle Étienne Bathory.

Et l’autre?

Le comte Mathias Sandorf!»

À ce nom, Silas Toronthal fit un léger mouvement de surprise, qui n’échappa point à Sarcany. Quant à ces trois noms qu’il venait de prononcer, il lui avait été facile de les connaître, en suivant Étienne Bathory, lorsqu’il revenait à sa maison de la Corsia Stadion, et le comte Sandorf, lorsqu’il rentrait à l’hôtel Delorme.

«Vous le voyez, Silas Toronthal. reprit Sarcany, voilà des noms que je n’ai pas hésité à vous livrer. Vous reconnaîtrez donc que je ne cherche pas à jouer au fin avec vous!

Tout cela est bien vague! répondit le banquier, qui voulait évidemment en savoir davantage avant de s’engager.

Vague? dit Sarcany.

Eh! sans doute! Vous n’avez pas même un commencement de preuve matérielle!

Et ceci?»

La copie du billet était alors entre les mains de Silas Toronthal. Le banquier l’examinait, non sans curiosité. Mais ces mots cryptographiés ne pouvaient lui présenter aucun sens, et rien ne prouvait qu’ils eussent cette importance que Sarcany prétendait leur attribuer. Si cette affaire était de nature à l’intéresser, cela tenait, surtout, à ce qu’elle se rapportait au comte Sandorf, son client, dont la situation vis-à-vis de lui ne laissait pas de l’inquiéter, au cas où il exigerait un remboursement immédiat des fonds déposés dans sa maison.

«Eh bien, dit-il enfin, mon opinion est que c’est toujours de plus en plus vague!

Rien ne me paraît plus net, au contraire, répondit Sarcany, que l’attitude du banquier ne démontait nullement.

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Ayez-vous pu déchiffrer ce billet?

Non, Silas Toronthal, mais je saurai le déchiffrer, quand le temps en sera venu!

Et comment?

J’ai été mêlé déjà à des affaires de ce genre, comme à bien d’autres, répondit Sarcany, et je ne suis pas sans avoir eu entre les mains bon nombre de dépêches chiffrées. Or, de l’examen approfondi de celle-ci, il résulte pour moi que sa clef ne repose ni sur un nombre, ni sur un alphabet conventionnel, qui attribuerait à chacune des lettres une autre signification que sa signification réelle. Oui! dans ce billet un s est un s, un p est un p, mais ces lettres ont été disposées dans un ordre, qui ne peut être reconstitué qu’au moyen d’une grille!»

On sait que Sarcany ne se trompait pas. C’était le système qui avait été employé pour cette correspondance. On sait aussi qu’elle n’en était que plus indéchiffrable.

«Soit, dit le banquier, je ne le nie pas, vous pouvez avoir raison; mais, sans la grille, il est impossible de lire le billet.

Évidemment.

Et comment vous procurerez-vous cette grille?

Je ne le sais pas encore, répondit Sarcany, mais, soyez-en sûr, je me la procurerai!

Vraiment! Eh bien, à votre place, Sarcany, je ne me donnerais pas tant de peine!

Je me donnerai la peine qu’il faudra.

A quoi bon? Je me contenterais d’aller dire à la police de Trieste ce que je soupçonne, en lui portant ce billet.

Je le dirai, Silas Toronthal, mais non sur de simples présomptions, répondit froidement Sarcany. Ce que je veux, avant de parler, ce sont des preuves matérielles et, par conséquent, indiscutables! J’entends devenir maître de cette conspiration, oui! maître absolu, pour en tirer tous les avantages que je vous offre de partager! Eh! qui sait même, s’il ne sera pas plus profitable de se ranger du côté des conspirateurs, au lieu de prendre parti contre eux!»

Un tel langage ne pouvait étonner Silas Toronthal. Il savait de quoi Sarcany, intelligent et pervers, était capable. Mais si cet homme n’hésitait pas à parler de la sorte devant le banquier de Trieste, c’est qu’il savait, à son tour, qu’on pouvait tout proposer à Silas Toronthal, dont l’élastique conscience s’accommodait de n’importe quelles affaires. D’ailleurs, on ne saurait trop le répéter, Sarcany le connaissait de longue date, et il avait, en outre, des raisons de croire que la situation de la maison de banque était embarrassée depuis quelque temps. Or, le secret de cette conspiration, surpris, livré, utilisé, ne pouvait-il lui permettre de relever ses affaires? C’est là dessus que tablait Sarcany.

De son côté, Silas Toronthal, en ce moment, cherchait à jouer serré avec son ancien courtier de la Tripolitaine. Qu’il y eût en germe quelque conspiration contre le gouvernement autrichien, dont Sarcany avait découvert les auteurs, il n’était pas éloigné de l’admettre. Cette maison de Ladislas Zathmar, dans laquelle se tenaient de secrets conciliabules, cette correspondance chiffrée, la somme énorme déposée chez lui par le comte Sandorf et qui devait toujours être tenue à sa disposition, tout cela commençait à lui paraître fort suspect. Très probablement, Sarcany avait vu juste en ces circonstances. Mais le banquier, désireux d’en apprendre davantage, de connaître le fond de son jeu, ne voulait pas encore se rendre. Aussi, se contenta-t-il de répondre d’un air indiffèrent:

«Et puis, lorsque vous serez parvenu à déchiffrer ce billet, – si vous y parvenez, – vous verrez qu’il ne s’agit que d’affaires purement privées, sans aucune importance, et, par conséquent, dont il n’y aura aucun profit à tirer pour vous… ni pour moi!

Non! s’écria Sarcany, avec l’accent de la plus profonde conviction, non! Je suis sur les traces d’une conspiration des plus graves, conduite par des hommes de haut rang, et j’ajoute, Silas Toronthal, que vous n’en doutez pas plus que moi!

Enfin, que me voulez-vous?» demanda le banquier, cette fois, très nettement.

Sarcany se leva et répondit d’une voix un peu plus basse, mais en regardant le banquier dans les yeux:

«Ce que je veux, – et il insista sur ce mot, – le voici: le veux avoir accès le plutôt possible dans la maison du comte Zathmar, sous un prétexte à trouver, puis gagner sa confiance. Une fois dans la place, où personne ne me connaît, je saurai bien m’emparer delà grille et déchiffrer cette dépêche, dont je ferai usage pour le mieux de nos intérêts!

De nos intérêts? répéta Silas Toronthal. Pourquoi tenez-vous à me mêler à cette affaire?

Parce qu’elle en vaut la peine, et que vous en retirerez un grand bénéfice!

Eh! que ne la faites-vous seul?

Non! J’ai besoin de votre concours!

Expliquez-vous donc enfin!

Pour arriver à mon but, il me faut du temps, et pour attendre, il me faut de l’argent. Or, je n’en ai plus!

Votre crédit chez moi est épuisé, vous le savez!

Soit! Vous m’en ouvrirez un autre!

Et qu’y gagnerai-je?

Ceci: Des trois hommes que je vous ai nommés, deux sont sans fortune, le comte Zathmar et le professeur Bathory, mais le troisième est riche, extrêmement. Les biens qu’il possède en Transylvanie sont considérables. Or, vous n’ignorez pas que, s’il est arrêté comme conspirateur, et condamné, ses biens confisqués iront pour la plus grande part à ceux qui auront découvert et dénoncé la conspiration!… Vous et moi, Silas Toronthal, nous partagerons!»

Sarcany se tut. Le banquier ne répondait pas. Il réfléchissait à ce qu’on lui demandait comme entrée de jeu. D’ailleurs, ce n’était point un homme à se compromettre personnellement dans une affaire de cette nature; mais il sentait que son agent, lui, serait homme à le faire pour tous les deux. S’il se décidait à prendre sa part de cette machination, il saurait bien le lier par un traité qui le mettrait à sa merci, tout en lui permettant de rester dans l’ombre…Il hésita, pourtant. Bon! à tout prendre, que risquait-il? Il ne paraîtrait pas dans cette odieuse affaire, et il en recueillerait les bénéfices, – bénéfices énormes, qui pouvaient rétablir la situation de sa maison de banque… «Eh bien?… demanda Sarcany.

– Eh bien, non! répondit Silas Toronthal, effrayé surtout d’avoir un tel associé, ou,car le mot est plus juste, un tel complice.

Vous refusez?

Oui!… Je refuse!… Au surplus, je ne crois pas au succès de vos combinaisons!

Prenez garde, Silas Toronthal, s’écria Sarcany d’un ton menaçant, sans se contraindre, cette fois.

Prendre garde! Et à quoi, s’il vous plaît?

A ce que je sais de certaines affaires…

Sortez, Sarcany! répondit Silas Toronthal.

Je saurai bien vous forcer…

Sortez!»

En ce moment, un léger coup fut frappé à la porte du bureau. Pendant que Sarcany se rangeait vivement du côté de la fenêtre, la porte s’était ouverte, et un huissier disait à haute voix:

«Monsieur le comte Sandorf prie monsieur Toronthal de vouloir bien le recevoir.»

Puis il se retirait.

«Le comte Sandorf?» s’écria Sarcany.

Le banquier, d’une part, ne put être que fort contrarié de voir Sarcany instruit de cette visite. De l’autre, il pressentit que de grands embarras allaient résulter pour lui de l’arrivée si inattendue du comte.

«Eh! que vient faire ici le comte Sandorf? demanda Sarcany d’un ton assez ironique. Vous avez donc des relations avec les conspirateurs de la maison Zathmar? En vérité, je me suis peut-être adressé à un des leurs!

Sortirez-vous, enfin?

Je ne sortirai pas, Silas Toronthal, et je saurai pourquoi le comte Sandorf se présente à votre maison de banque!»

Ces mots prononcés, Sarcany se jeta dans un cabinet, attenant au bureau, dont la portière retomba après lui.

Silas Toronthal fut sur le point d’appeler, afin de le faire expulser, mais il se ravisa:

«Non, murmura-t-il, mieux vaut, après tout, que Sarcany entende ce qui va se dire ici!»

Le banquier sonna l’huissier et donna l’ordre d’introduire immédiatement le comte Sandorf.

Mathias Sandorf entra dans le cabinet, répondit froidement, ainsi que cela était dans son caractère, aux empressements de Silas Toronthal. Puis, il s’assit dans un fauteuil que l’huissier venait de lui avancer.

«Monsieur le comte, dit le banquier, je ne m’attendais pas à votre visite, ne vous sachant pas à Trieste; mais la maison Toronthal est toujours honorée de vous recevoir.

Monsieur, répondit Mathias Sandorf, je ne suis que l’un de vos moindres clients, et je ne fais point d’affaires, vous le savez. Cependant, j’ai toujours à vous remercier d’avoir bien voulu prendre en dépôt les quelques fonds que j’avais de disponibles en ce moment.

Monsieur le comte, reprit Silas Toronthal, je vous rappelle que ces fonds sont en compte courant chez moi, et je vous prie de ne point oublier qu’il vous rapportent intérêt.

Je le sais, monsieur… répondit le comte Sandorf; mais, je vous le répète, ce n’est point un placement que j’ai voulu faire dans votre maison, ce n’est qu’un simple dépôt.

Soit, monsieur le comte, répondit Silas Toronthal. Cependant, l’argent est cher, en ce moment, et il ne serait que juste que le vôtre ne restât pas improductif. Une crise financière menace de s’étendre sur le pays tout entier. La situation est très difficile à l’intérieur. Les affaires sont paralysées. Quelques faillites de maisons importantes ont ébranlé le crédit public, et d’autres sont encore à craindre…

Mais votre maison est solide, monsieur, dit Mathias Sandorf, et je sais, de bonne source, qu’elle n’a été que très peu éprouvée par le contre-coup de ces faillites?

Oh! très peu, répondit Silas Toronthal avec le plus grand calme. Le commerce de l’Adriatique nous assure, d ailleurs, un courant d’affaires maritimes qui manque aux maisons de Pesth ou de Vienne, et nous n’avons été que très légèrement touches par la crise. Nous ne sommes donc pas à plaindre, monsieur le comte, et nous ne nous plaignons pas.

Je ne peux que vous en féliciter, monsieur, répondit Mathias Sandorf. Toutefois, je vous demanderai si, à propos de cette crise, on n’a pas parlé de quelques complications à l’intérieur?»

Bien que le comte Sandorf eut fait cette question sans paraître y attacher la moindre importance, Silas Toronthal l’observa avec un peu plus d’attention. Cela pouvait, en effet, se rapporter à ce que venait de lui apprendre Sarcany.

«Je ne sais rien à cet égard, répondit le banquier, et je n’ai point entendu dire que le gouvernement autrichien eût quelque appréhension à ce sujet. Est-ce que vous, monsieur le comte, vous auriez raison de penser que quelque événement prochain…

Aucunement, répondit Mathias Sandorf; mais, dans la haute banque, on est quelquefois informé de choses que le public ne connaît que plus tard. Voilà pourquoi je vous avais posé cette question, tout en laissant à votre convenance d’y répondre ou non.

Je n’ai rien entendu dire dans ce sens, répliqua Silas Toronthal, et, d’ailleurs, avec un client tel que vous, monsieur le comte, je ne me croirais pas le droit de me renfermer dans une discrétion, dont ses intérêts pourraient avoir à souffrir!

Je vous en remercie, monsieur, répondit le comte Sandorf, et je pense, comme vous, qu’il n’y a rien à craindre à l’intérieur ni à l’extérieur. Aussi vais-je bientôt quitter Trieste pour retourner en Transylvanie, où m’appellent des affaires urgentes.

—Ah! vous partez, monsieur le comte? demanda vivement Silas Toronthal.

Oui… dans une quinzaine de jours, au plus tard.

Et vous reviendrez sans doute à Trieste?

Je ne le crois pas, monsieur, répondit le comte Sandorf. Mais, avant de partir, je voudrais mettre en règle toute la comptabilité du château d’Artenak, qui est en souffrance. J’ai reçu de mon intendant quantité de notes, fermages, revenus de forêts, que je n’ai guère le temps de vérifier. Ne connaîtriez-vous pas un comptable, ou ne pourriez-vous pas disposer d’un de vos employés, qui me rendrait ce service?

Rien ne sera plus facile, monsieur le comte.

Je vous en serai fort obligé.

Et quand auriez-vous besoin de ce comptable?

Le plus tôt possible.

Où devrait-il se présenter?

Chez mon ami, le comte Zathmar, dont la maison est au numéro 89 de l’avenue de l’Acquedotto.

C’est entendu.

Ce travail, ce sera l’affaire d’une dizaine de jours, et, mes comptes une fois réglés, je partirai pour le château d’Artenak. Je vous prierai donc de tenir disponibles les fonds que j’ai chez vous.»

Silas Toronthal, à cette demande, ne put retenir un mouvement que ne vit point le comte Sandorf.

«A quelle date voulez-vous que ces fonds vous soient remis, monsieur le comte? demanda-t-il.

Le 8 du mois prochain.

Ils seront à votre disposition.»

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Cela dit, le comte Sandorf se leva, et le banquier le reconduisit jusqu’à la porte de l’antichambre.

Lorsque Silas Toronthal rentra dans le cabinet, il y trouva Sarcany, qui se borna à dire:

«Avant deux jours, il faut que je sois introduit dans la maison du comte Zathmar en qualité de comptable.

Il le faut en effet!» répondit Silas Toronthal.

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1 Environ 5 millions de francs.