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Jules Verne

 

Mathias Sandorf

 

(Chapitre V-VIII)

 

 

111 dessins par Benett et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie, 1885

 

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre V

Divers incidents.

 

ependant le docteur ne devait pas se hâter de quitter Gravosa, ainsi que pouvait le croire Mme Bathory. Après avoir vainement tenté de venir en aide à la mère, il s’était promis de venir en aide au fils. Si, jusqu’alors, Pierre Bathory n’avait encore pu trouver la situation à laquelle devaient le conduire ses brillantes études, il ne refuserait sans doute pas les offres que voulait lui faire le docteur. Lui créer une position digne de ses talents, digne du nom qu’il portait, ce ne serait plus une aumône, cela! Ce ne serait que la juste récompense due à ce jeune homme!

Mais, ainsi que l’avait dit Borik, Pierre Bathory était allé à Zara pour affaires.

Le docteur, toutefois, ne voulut pas tarder à lui écrire. Il le fit le jour même. Sa lettre se borna à indiquer qu’il serait heureux de recevoir Pierre Bathory à bord de la Savarèna, ayant à lui faire une proposition de nature à l’intéresser.

Cette lettre fut mise à la poste de Gravosa, et il n’y eut plus qu’à attendre le retour du jeune ingénieur.

En attendant, le docteur continua de vivre plus retiré que jamais à bord de la goëlette. La Savarèna, mouillée au milieu du port, son équipage ne descendant jamais à terre, était aussi isolée qu’elle eût pu l’être au milieu de la Méditerranée ou de l’Atlantique.

Originalité bien faite pour intriguer les curieux, reporters ou autres, qui n’avaient point renoncé à vouloir «interviewer» ce personnage légendaire, bien qu’ils ne pussent être admis à bord de son yacht, non moins légendaire que lui! Et, comme Pointe Pescade et son compagnon, Cap Matifou, avaient «liberté de manœuvre», ce fut en s’adressant à eux que le reportage essaya de tirer quelques éclaircissements, dont les journaux eussent fait un si attrayant usage.

On le sait, Pointe Pescade, c’était un élément de gaieté introduit à bord, – avec l’agrément du docteur, cela va sans dire. Si Cap Matifou demeurait sérieux comme un cabestan dont il avait la force, Pointe Pescade riait et chantait toujours, vif comme la flamme d’un navire de guerre dont il avait la légèreté. Quand il ne courait pas dans la mâture, à la grande joie de l’équipage auquel il donnait des leçons de voltige, adroit comme un matelot, agile comme un mousse, il l’amusait par ses interminables saillies. Ah! le docteur Antékirtt lui avait recommandé de garder sa bonne humeur! Eh bien, il la gardait, tout en la faisant partager aux autres!

Il a été dit plus haut que Cap Matifou et lui avaient liberté de manœuvre. Cela signifie qu’ils étaient libres d’aller et devenir. Si l’équipage restait à bord, eux descendaient à terre, quand cela leur convenait. De là, cette propension toute naturelle des curieux à les suivre, à les circonvenir, à les interroger. Mais on ne faisait pas parler Pointe Pescade, lorsqu’il voulait se taire, ou s’il parlait, c’était absolument pour ne rien dire.

«Qu’est-ce que ce docteur Antékirtt?

Un fameux médecin! Il vous guérit de toutes les maladies, même de celles qui viennent de vous emporter dans l’autre monde!

Est-il riche?

Pas le sou!… C’est moi, Pescade, qui lui donne son prêt tous les dimanches!

Mais d’où vient-il?

_ D’un pays dont personne ne sait le nom!

Et où est-il situé, ce pays-là?

Tout ce que je puis dire, c’est qu’il est borné, au nord, par pas grand chose, et, au sud, par rien du tout!

Impossible de tirer d’autres renseignements du joyeux compagnon de Cap Matifou, qui, lui, demeurait muet comme un bloc de granit.

Mais, s’ils ne répondaient point à ces indiscrètes demandes des reporters, les deux amis ne laissaient pas de causer entre eux, – et souvent, – à propos de leur nouveau maître. Ils l’aimaient déjà et ils l’aimaient bien. Ils ne demandaient qu’à se dévouer pour lui. Entre eux et le docteur, il se faisait comme une sorte d’affinité chimique, une cohésion, qui, de jour en jour, les liait davantage.

Et, chaque matin, ils s’attendaient à être mandés dans sa chambre pour s’entendre dire:

«Mes amis, j’ai besoin de vous!»

Mais rien ne venait – à leur grand ennui.

«Est-ce que cela va durer longtemps ainsi? dit un jour Pointe Pescade. Il est dur de rester à ne rien faire, surtout quand on n’a pas été élevé à cela, mon Cap!

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Oui! les bras se rouillent, répondit l’Hercule, en regardant ses énormes biceps, inoccupés comme les bielles d’une machine au repos.

Dis-donc, Cap Matifou?

Que veux-tu que je te dise, Pointe Pescade?

Sais-tu ce que je pense du docteur Antékirtt?

Non, mais dis-moi ce que tu en penses, Pointe Pescade! Cela m’aidera à te répondre!

Eh bien, c’est que dans son passé, il y a des choses… des choses!… Ça se voit à ses yeux, qui lancent quelquefois des éclairs à vous aveugler!… Et le jour où la foudre éclatera….

Ça fera du bruit!

Oui, Cap Matifou, du bruit… et de la besogne, et j’imagine que nous ne serons pas inutiles à cette besogne-là!»

Ce n’était pas sans raison que Pointe Pescade parlait de la sorte. Bien que le calme le plus complet régnât à bord de la goëlette, l’intelligent garçon n’était pas sans avoir vu certaines choses qui donnaient à penser. Que le docteur ne fût pas un simple touriste, voyageant sur son yacht de plaisance à travers la Méditerranée, rien de plus évident. La Savarèna devait être un centre auquel aboutissaient bien des fils, réunis dans la main de son mystérieux propriétaire.

En effet, lettres et dépêches y arrivaient un peu do tous les coins de cette mer admirable, dont les flots baignent le rivage de tant de pays différents, aussi bien du littoral français ou espagnol que du littoral du Maroc, de l’Algérie et de la Tripo-litaine. Qui les envoyait? Évidemment des correspondants, occupés de certaines affaires, dont la gravité ne pouvait être méconnue, – à moins que ce ne fussent des clients qui demandaient quelque consultation par correspondance au célèbre docteur, ce qui paraissait peu probable.

Au surplus, même dans les bureaux du télégraphe de Raguse, il eût été difficile de comprendre le sens de ces dépêches, car elles étaient écrites dans une langue inconnue, dont le docteur semblait seul avoir le secret. Et, quand même ce langage aurait été intelligible, qu’aurait-on pu conclure de phrases telles que les suivantes:

«Almeira: on croyait être sur les traces de Z. R. Fausse piste, maintenant abandonnée.

«Retrouvé le correspondant de H. V. 5. – Lié avec troupe de K. 3, entre Catane et Syracuse. À suivre.

«Dans le Manderaggio, La Vallette, Malte, ai constaté le passage de T. K. 7.

«Cyrène… Attendons nouveaux ordres… Flottille d’Anték… prête. Electric 3 reste sous pression jour et nuit.

«R. 0. 3. Depuis mort au bagne. – Tous deux disparus.»

Et cet autre télégramme, portant une mention particulière au moyen d’un nombre convenu:

2117. Sarc. Autrefois courtier d’àffaire…Service Toronth. – Cessé rapports avec Tripoli d’Afrique.

Puis, à la plupart de ces dépêches, cette invariable réponse qui était envoyée de la Savarèna.

«Que les recherches continuent. N’épargnez ni argent ni soins. Adressez nouveaux documents.»

II y avait là un échange de correspondances incompréhensibles, qui semblaient mettre en surveillance tout le périple de la Méditerranée. Le docteur n’était donc point si inoccupé qu’il voulait bien le paraître. Toutefois, en dépit du secret professionnel, il était difficile que l’échange de telles dépêches ne fût pas connu du public. De là, un redoublement de curiosité à l’endroit de ce personnage énigmatique.

L’un des plus intrigués de la haute société ragusaine, c’était l’ancien banquier de Trieste. Silas Toronthal, on ne l’a pas oublié, avait rencontré sur le quai de Gravosa le docteur Antékirtt, quelques instants après l’arrivée de la Savarèna. Pendant cette rencontre, s’il y avait eu un vif sentiment de répulsion d’une part, de l’autre il s’était produit un sentiment non moins vif de curiosité; mais jusqu’ici, les circonstances n’avaient pas permis au banquier de la satisfaire.

Pour dire le vrai, la présence du docteur avait fait sur Silas Toronthal une très singulière impression que lui-même n’eût pu définir. Ce qu’on en répétait à Raguse, l’incognito dans lequel il semblait vouloir se renfermer, la difficulté d’être admis près de lui, tout cela était pour donner au banquier un violent désir de le revoir. Dans ce but, il s’était plusieurs fois rendu à Gravosa. Là, arrêté sur le quai, il regardait cette goëlette, brûlant de l’envie d’aller à bord. Un jour même, il s’y était fait conduire et n’avait reçu que l’inévitable réponse du timonier:

«Le docteur Antékirtt n’est pas visible.»

Il s’ensuivit donc chez Silas Toronthal une sorte d’irritation à l’état chronique, en présence d’un obstacle qu’il ne pouvait franchir.

Le banquier eut alors la pensée de faire espionner le docteur pour son propre compte. Ordre fut donné à un agent, dont il était sûr, d’observer les pas et démarches du mystérieux étranger, même quand il se contentait de visiter Gravosa ou ses environs.

Que l’on juge alors, de l’inquiétude que dut éprouver Silas Toronthal, lorsqu’il apprit que le vieux Borik avait eu un entretien avec le docteur, que celui-ci, le lendemain, était venu faire visite à Mme Bathory.

«Qu’est-ce donc que cet homme?» se demanda-t-il.

Et pourtant, que pouvait avoir à craindre le banquier dans sa situation présente? Depuis quinze ans, rien n’avait transpiré de ses machinations d’autrefois. Mais tout ce qui se rapportait à la famille de ceux qu’il avait trahis et vendus ne pouvait que l’inquiéter. Si le remords n’avait pas prise sur sa conscience, la crainte s’y glissait souvent, et la démarche de ce docteur inconnu, puissant par sa renommée, puissant par sa fortune, n’était pas pour le rassurer.

«Mais quel est cet homme?… répétait-il. Qu’est-il venu faire à Raguse dans la maison de madame Bathory?… A-t-il été mandé comme médecin?… Enfin que peut-il y avoir de commun entre elle et lui?»

À cela, pas de réponse possible. Toutefois, ce qui rassura un peu Silas Toronthal, après une minutieuse enquête, ce fut la certitude que la visite faite à Mme Bathory ne s’était pas renouvelée.

Cependant, la résolution que le banquier avait prise d’entrer, coûte que coûte, en relations avec le docteur, n’en devint que plus tenace. Cette pensée l’obsédait jour et nuit. Il fallait mettre un terme à cette obsession. Par une sorte d’illusion que subissent les cerveaux surexcités, il se figurait que le calme renaîtrait en lui, s’il pouvait revoir le docteur Antékirtt, l’entretenir, connaître les motifs de son arrivée à Gravosa. Aussi cherchait-il à faire naître une occasion de le rencontrer.

Il crut l’avoir trouvée, voici à quel propos.

Depuis quelques années, Mme Toronthal souffrait d’une maladie de langueur que les médecins de Raguse étaient impuissants à combattre. Malgré leurs soins, malgré ceux dont sa fille l’entourait, Mme Toronthal, bien qu’elle ne fût point encore alitée, dépérissait visiblement. Y avait-il à cet état une cause purement morale? Peut-être bien, mais personne n’avait pu encore la pénétrer. Seul, le banquier eût été à même de dire si sa femme, connaissant tout son passé, n’avait pas un invincible dégoût pour une existence qui ne pouvait que lui faire horreur.

Quoi qu’il en soit, l’état de santé de Mme Toronthal, à peu près abandonnée des médecins de la ville, parut être au banquier l’occasion qu’il cherchait de se retrouver en présence du docteur. Une consultation demandée, une visite à faire, celui-ci ne s’y refuserait pas, sans doute, – ne fût-ce que par humanité.

Silas Toronthal écrivit donc une lettre qu’il fit porter à bord de la Savarèna par un de ses gens. «Il serait heureux, disait-il, d’avoir l’avis d’un médecin d’un si incontestable mérite.» Puis, tout en s’excusant du trouble que cela pouvait apporter dans une existence aussi retirée que la sienne, il priait le docteur Antékirtt «de lui indiquer le jour où il devrait l’attendre à l’hôtel du Stradone.»

Le lendemain, lorsque le docteur reçut cette lettre, dont il regarda tout d’abord la signature, pas un muscle de sa face ne tressaillit. Il la lut jusqu’à la dernière ligne, sans que rien trahît la nature des réflexions qu’elle devait lui suggérer.

Quelle réponse allait-il faire? Profiterait-il de cette occasion qui lui était offerte de pénétrer dans l’hôtel Toronthal, de se mettre en rapport avec la famille du banquier? Mais, entrer dans cette maison, même à titre de médecin, n’était-ce pas y venir dans des conditions qui ne pouvaient aucunement lui convenir?

Le docteur n’hésita pas. Il répondit par un simple billet qui fut remis au domestique du banquier. Ce billet ne contenait que ceci:

«Le docteur Antékirtt regrette de ne pouvoir donner ses soins à madame Toronthal. Il n’est pas médecin en Europe.»

Rien de plus.

Lorsque le banquier reçut cette laconique réponse, il froissa le billet avec un vif mouvement de dépit. Il était trop évident que le docteur refusait d’entrer en rapport avec lui. C’était un refus à peine déguisé, qui indiquait un parti pris chez ce singulier personnage.

«Et puis, se dit-il, s’il n’est pas médecin en Europe, pourquoi a-t-il accepté de l’être pour madame Bathory… à moins que ce ne soit à tout autre titre qu’il s’est présenté chez elle!.. Qu’y venait-il faire alors?… Qu’y a-t-il entre eux?»

Cette incertitude rongeait Silas Toronthal, dont la vie était absolument troublée par la présence du docteur à Gravosa et le serait tant que la Savarèna n’aurait pas repris la mer. Du reste, il ne dit rien à sa femme ni à sa fille de l’inutile requête qu’il avait adressée. Il tint à garder pour lui le secret de ses très réelles inquiétudes. Mais il ne cessa pas de faire surveiller le docteur, de manière à être au courant de toutes ses démarches à Gravosa comme à Raguse.

Le lendemain même, un autre incident, allait encore lui donner un nouveau sujet d’alarme non moins sérieux.

Pierre Bathory était revenu de Zara, décourage. Il n’avait pu s’entendre au sujet de la position qui lui était offerte, – une importante usine métallurgique à diriger dans l’Herzégovine.

«Les conditions n’étaient pas acceptables,» se contenta-t-il de dire à sa mère.

Mme Bathory regarda son fils, sans vouloir lui demander pourquoi ces conditions étaient inacceptables. Puis, elle lui remit une lettre, arrivée pour lui pendant son absence.

C’était la lettre par laquelle le docteur Antékirtt priait Pierre Bathory de vouloir bien passer à bord de la Savarèna, afin de l’entretenir d’une affaire qu’il était de son intérêt de connaître.

Pierre Bathory tendit la lettre à sa mère. Cette offre, faite par le docteur, ne pouvait la surprendre.

«Je m’y attendais, dit-elle.

Vous vous attendiez à cette proposition, ma mère? demanda le jeune homme, assez étonné de cette réponse.

Oui… Pierre!… Le docteur Antékirtt est venu me voir pendant ton absence.

Savez-vous donc quel est cet homme, dont on parle depuis quelque temps à Raguse?

Non, mon fils, mais le docteur Antékirtt connaissait ton père, il a été l’ami du comte Sandorf et du comte Zathmar, et c’est à ce titre qu’il s’est présenté chez moi.

Mère, demanda Pierre Bathory, quelles preuves ce docteur vous a-t-il données qu’il ait été l’ami de mon père?

Aucune! répondit Mme Bathory. qui ne voulait pas parler de l’envoi des cent mille florins, dont le docteur devait garder le secret vis-à-vis du jeune homme.

Et si c’était quelque intrigant, quelque espion, quelque agent de l’Autriche? reprit Pierre Bathory.

Tu le jugeras, mon fils.

Vous me conseillez donc d’aller le voir?

Oui, je te le conseille. Il ne faut pas négliger un homme qui veut reporter sur toi toute l’amitié qu’il a eue pour ton père.

Mais qu’est-il venu faire" à Raguse? reprit Pierre. A-t-il donc des intérêts dans le pays?

Peut-être songe-t-il à s’en créer, répondit Mme Bathory. Il passe pour être extrêmement riche, et il est possible qu’il veuille t’offrir une situation digne de toi.

J’irai le voir, ma mère, et je saurai ce qu’il me veut.

Va donc dès aujourd’hui, mon fils, et rends-lui en même temps la visite que je ne peux lui rendre moi-même!»

Pierre Bathory embrassa Mme Bathory. Il la tint même longtemps serrée contre sa poitrine. On eut dit qu’un secret l’étouffait, – secret qu’il n’osait avouer, sans doute! Qu’y avait-il donc, dans son cœur, de si douloureux, de si grave, qu’il n’osât le confier à sa mère?

«Mon pauvre enfant!» murmura Mme Bathory.

Il était une heure après midi, lorsque Pierre prit le Stradone pour descendre jusqu’au port de Gravosa.

En passant devant l’hôtel Toronthal, il s’arrêta un instant, – rien qu’un instant. Ses regards se portèrent vers l’un des pavillons en retour, dont les fenêtres s’ouvraient sur la rue. Les persiennes en étaient fermées. La maison eût été inhabitée qu’elle n’aurait pas été plus close.

Pierre Bathory reprit sa marche qu’il avait plutôt ralentie qu’interrompue. Mais cela n’avait pu échapper au regard d’une femme, qui allait et venait sur le trottoir opposé du Stradone.

C’était une créature de grande taille. Son âge?.. Entre quarante et cinquante ans. Sa démarche?… Mesurée, presque mécanique, comme si elle eût été tout d’une pièce. Cette étrangère, – sa nationalité se reconnaissait facilement à sa chevelure, brune encore et crêpelée, à son teint coloré de Marocaine, – était enveloppée dans une cape de couleur sombre, dont le capuchon recouvrait sa coiffure ornée de sequins. Était-ce une bohémienne, une gitane, une gypsie, une «romanichelle» comme dit l’argot parisien, un être d’origine égyptienne ou indoue! On n’eût pu le dire, tant ces types se ressemblent. En tout cas, elle ne demandait pas l’aumône et ne l’eût pas acceptée sans doute. Elle était là pour son propre compte ou pour le compte d’autrui, surveillant, espionnant, aussi bien ce qui se passait à l’hôtel Toronthal que dans la maison de la rue Marinella.

En effet, dès qu’elle eût aperçu le jeune homme qui descendait le Stradone en se dirigeant vers Gravosa, elle le suivit de manière à ne jamais le perdre de vue, mais assez adroitement pour que son manège ne fut pas remarqué. Pierre Bathory, d’ailleurs, était trop absorbé pour observer ce qui se passait derrière lui. Lorsqu’il ralentit son pas devant l’hôtel Toronthal, cette femme ralentit le sien. Lorsqu’il se remit en route, elle le suivit en réglant sa marche sur la sienne.

Arrivé à la première enceinte de Raguse, Pierre Bathory la franchit assez rapidement, mais il ne distança pas l’étrangère. Au dehors de la poterne, elle le retrouva sur la route de Gravosa, et, à vingt pas derrière lui, descendit l’avenue par la contre-allée plantée d’arbres.

Au même moment Silas Toronthal, en voiture découverte, revenait à Raguse. Il fallait donc nécessairement qu’il se croisât avec Pierre Bathory sur la route.

En les voyant tous deux, la Marocaine s’arrêta un instant. Peut-être pensa-t-elle que l’un allait aborder l’autre. Alors son regard s’alluma et elle chercha à se dissimuler derrière un gros arbre. Mais, si ces deux hommes se parlaient, comment pourrait-elle les entendre?

Il n’en fut rien. Silas Toronthal avait aperçu Pierre, une vingtaine de pas avant d’arriver en face de lui. Celte fois, il ne lui répondit même pas par ce salut hautain, dont il n’avait pas pu se dispenser sur le quai de Gravosa, lorsque sa fille l’accompagnait. Il détourna la tête, au moment où le jeune homme soulevait son chapeau, et sa voiture l’emporta rapidement vers Raguse.

L’étrangère n’avait rien perdu de cette scène: une sorte de sourire anima sa face impassible.

Quant à Pierre Bathory, évidemment plus attristé qu’irrité des façons d’agir de Silas Toronthal, il continua sa route d’un pas moins rapide, sans se retourner.

La Marocaine le suivit de loin, et on eût pu l’entendre murmurer ces mots en langue arabe:

«Il est temps qu’il vienne!»

Un quart d’heure après, Pierre arrivait sur les quais du port de Gravosa. Pendant quelques instants, il s’arrêta pour regarder l’élégante goëlette, dont le guidon se développait légèrement à la brise de mer, en tête du grand mât.

«D’où peut venir ce docteur Antékirtt? se répétait-il. Voilà un pavillon qui m’est inconnu!»

Puis, s’adressant à un pilote qui se promenait sur le quai:

«Mon ami, savez-vous quel est ce pavillon?» lui demanda-t-il.

Le pilote ne le connaissait pas. Tout ce qu’il pouvait dire de la goëlette, c’est que sa patente portait qu’elle venait de Brindisi, et que ses papiers, visités par l’officier de port, avaient été trouvés en règle. Or, comme il s’agissait d’un yacht de plaisance, l’autorité avait respecté son incognito.

Pierre Bathory appela alors une embarcation et ce fit conduire à bord de la Savarèna, pendant que la Marocaine, extrêmement surprise, le regardait s’éloigner.

Un instant après, le jeune homme mettait pied sur le pont de la goëlette, et demandait si le docteur Antékirtt était à bord.

Sans doute, la consigne qui défendait à tout étranger l’accès de la Savarèna n’était pas faite pour lui. Aussi le maître d’équipage répondit-il que le docteur se trouvait dans sa chambre.

Pierre Bathory présenta sa carte en demandant si le docteur pouvait le recevoir.

Un timonier prit la carte et descendit par l’échelle de capot, qui conduisait au salon de l’arrière.

Une minute après, ce timonier remontait en disant que le docteur attendait M. Pierre Bathory.

Le jeune homme fut aussitôt introduit dans un salon, où ne pénétrait qu’un demi-jour, tamisé par les rideaux légers de la claire-voie. Mais, lorsqu’il arriva à la porte, dont les deux battants étaient ouverts, la lumière, que renvoyaient les glaces du panneau de fond, l’éclaira vivement.

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Dans la pénombre se tenait le docteur Antékirtt, assis sur un divan. À cette apparition du fils d’Étienne Bathory, il éprouva une sorte de saisissement, dont Pierre ne put s’apercevoir, et ces mots s’échappèrent pour ainsi dire de ses lèvres:

«C’est lui!… C’est tout lui!»

Et, en effet, Pierre Bathory était bien le portrait vivant de son père, tel que le noble Hongrois avait dû être à l’âge de vingt-deux ans: même énergie dans les yeux, même noblesse d’attitude, même regard, prompt à s’enthousiasmer pour le bien, le vrai, le beau.

«Monsieur, Bathory, dit le docteur en se levant, je suis très heureux que vous ayez bien voulu vous rendre à l’invitation que contenait ma lettre.»

Et, sur un geste qui lui fut fait, Pierre Bathory s’assit à l’autre angle du salon.

Le docteur, en parlant, avait employé cette langue hongroise, qu’il savait être celle du jeune homme.

«Monsieur, dit Pierre Bathory, je serais venu vous rendre la visite que vous avez faite à ma mère, quand bien même je n’aurais pas été invité à me rendre à votre bord. Je sais que vous êtes l’un de ces amis inconnus, auxquels est chère la mémoire de mon père et des deux patriotes qui sont morts avec lui!… Je vous remercie de leur avoir conservé une place dans votre souvenir!»

En évoquant ce passé, si lointain déjà, en parlant de son père, de ses amis le comte Mathias Sandorf et Ladislas Zathmar, Pierre ne put cacher son émotion.

«Je vous demande pardon, monsieur! dit-il. En me rappelant ce qu’ils ont fait, je ne puis…»

Ne sentait-il donc pas que le docteur Antékirtt était plus ému que lui, peut-être, et que s’il ne répondait pas, c’était pour ne rien laisser voir de ce qui se passait dans son âme?

«Monsieur Bathory, dit-il enfin, je n’ai point à vous pardonner une douleur si naturelle. D’ailleurs, vous êtes de sang hongrois, et quel enfant de la Hongrie serait assez dénaturé pour ne pas sentir son cœur se serrer à de tels souvenirs! A cette époque, il y a quinze ans, – oui! il y a déjà quinze ans! – vous étiez bien jeune. À peine si vous pouvez dire que vous ayez connu votre père et les événements auxquels il a pris part!

Ma mère est un autre lui-même, monsieur! répondit Pierre Bathory. Elle m’a élevé dans le culte de celui qu’elle n’a cessé de pleurer! Tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a tenté, toute cette vie de dévouement envers les siens, de patriotisme envers son pays, je l’ai su par elle! Je n’avais que huit ans, lorsque mon père est mort, mais il me semble qu’il est toujours vivant, puisqu’il revit dans ma mère!

Vous aimez votre mère comme elle mérite d’être aimée, Pierre Bathory, répondit le docteur Antékirtt, et nous, nous la vénérons comme la veuve d’un martyr!»

Pierre ne put que remercier le docteur des sentiments qu’il exprimait ainsi. Le cœur lui battait à l’entendre, et il ne remarqua même pas qu’il parlait toujours avec une sorte de froideur, naturelle ou voulue, qui semblait être le fond de son caractère.

«Puis-je vous demander, reprit-il, si vous avez personnellement connu mon père?

Oui, monsieur Bathory, répondit le docteur, non sans une certaine hésitation, mais je ne l’ai connu que comme un étudiant peut connaître un professeur qui fut l’un des plus distingués des Universités hongroises. J’ai fait mes études de sciences médicales et physiques dans votre pays. J’ai été l’élève de votre père, qui n’était plus âgé que moi que d’une dizaine d’années seulement. J’ai appris à l’estimer, à l’aimer, car je sentais vibrer dans ses enseignements tout ce qui en a fait plus tard un ardent patriote, et je ne le quittai qu’au moment où je dus aller finir à l’étranger des études commencées en Hongrie. Mais, peu de temps après, le professeur Étienne Bathory venait de sacrifier sa position aux idées qu’il croyait nobles et justes, sans qu’aucun intérêt privé pût l’arrêter dans la voie du devoir. C’est à cette époque qu’il abandonna Presbourg pour venir s’établir à Trieste. Votre mère l’avait soutenu de ses conseils, entouré de ses soins, pendant ce temps d’épreuves. Elle possédait toutes les vertus de la femme, comme votre père a eu toutes les vertus de l’homme. Vous me pardonnerez, monsieur Pierre, de vous rappeler ces douloureux souvenirs, et, si je l’ai fait, c’est que vous n’êtes point de ceux qui les peuvent oublier!

Non, monsieur, non! répondit le jeune homme avec l’enthousiasme débordant de son âge, pas plus que la Hongrie n’oubliera jamais les trois hommes qui se sont sacrifiés pour elle, Ladislas Zathmar, Étienne Bathory, et le plus audacieux peut-être, le comte Mathias Sandorf!

S’il fut le plus audacieux, répondit le docteur, croyez que ses deux amis ne lui furent inférieurs ni en dévouement, ni en sacrifices, ni en courage! Tous trois ont droit au même respect! Tous trois ont le même droit à être vengés…»

Le docteur s’arrêta. Il se demandait si Mme Bathory avait fait connaître à Pierre les circonstances dans lesquelles les chefs de la conspiration avaient été livrés, si elle avait prononcé devant lui ce mot de trahison?… Mais le jeune homme ne le releva pas.

En réalité, Mme Bathory s’était tue à ce sujet. Sans doute, elle n’avait pas voulu mettre cette haine dans la vie de son fils et le lancer peut-être sur de fausses pistes, puisque personne ne connaissait le nom des traîtres.

Le docteur se crut donc, quant à présent, obligé à la même réserve, et il n’insista pas.

Ce qu’il n’hésita pas à dire, c’est que, sans l’acte odieux de cet Espagnol qui avait livré les fugitifs recueillis dans la maison du pêcheur Andréa Ferrato, très probablement le comte Mathias Sandorf et Étienne Bathory eussent échappé à la poursuite des agents de Rovigno. Et, une fois au delà des frontières autrichiennes, en n’importe quelle contrée, toutes les portes se fussent ouvertes pour les recevoir.

«Chez moi, ajouta-t-il, ils auraient trouvé un refuge qui ne leur eût jamais fait défaut!

En quel pays, monsieur? demanda Pierre.

A Céphalonie, où je demeurais à cette époque.

Oui! dans ces îles Ioniennes, sous la protection du pavillon grec, ils auraient été sauvés, et mon père vivrait encore!»

Pendant quelques instants, la conversation fut interrompue par ce retour vers le passé. Mais le docteur la reprit en disant:

«Monsieur Pierre, nos souvenirs nous ont emportés bien loin du présent! Voulez-vous que nous en pâmons malmenant, et surtout de l’avenir que j’entrevois pour vous?

Je vous écoute, monsieur, répondit Pierre. Dans votre lettre vous m’avez fait comprendre qu’il s’agissait de mes intérêts, peut-être…

En effet, monsieur Bathory, et si je n’ignore pas quel a été le dévouement de votre mère pendant la jeunesse de son fils, je sais aussi que vous avez été digne d’elle, et qu’après de si rudes épreuves, vous êtes devenu un homme…

Un homme! répondit Pierre Bathory, non sans amertume. Un homme qui n’a pas encore pu se suffire à lui-même, ni rendre à sa mère ce qu’elle a fait pour lui!

Sans doute, répondit le docteur, mais la faute n’en est point à vous. Combien il est difficile de se faire une situation au milieu de cette concurrence qui mettant de rivaux à se disputer si peu de places, je ne puis l’ignorer. Vous êtes ingénieur?

Oui, monsieur! Je suis sorti des Écoles avec ce titre, mais ingénieur libre, n’ayant aucune attache avec l’État. J’ai donc dû chercher a me placer dans quelque société industrielle, et, jusqu’ici, je n’ai rien trouvé qui pût me convenir – du moins à Raguse.

Et au dehors?…

Au dehors!… répondit Pierre Bathory en hésitant un peu devant la question.

Oui!… N’est-ce pas à propos d’une affaire de ce genre que vous êtes allé à Zara, il y a quelques jours?

On m’avait parlé, en effet, d’une situation que pouvait m’offrir une société métallurgique.

Et cette place?…

On me l’a offerte!

Et vous ne l’avez pas acceptée?…

– J’ai dû la refuser parce qu’il s’agissait d’aller s’établir définitivement en Herzégovine…

En Herzégovine? Où madame Bathory n’aurait peut-être pu vous accompagner?..

Ma mère, monsieur, m’aurait suivi partout où mon intérêt m’eût obligé d’aller.

Eh bien, pourquoi ne pas avoir accepté cette placer? reprit le docteur en insistant.

Monsieur, répondit le jeune homme, dans les circonstances où je me trouve, j’ai des raisons sérieuses pour ne point quitter Raguse!»

Le docteur, pendant qu’il lui faisait cette réponse, avait remarqué un certain embarras dans l’attitude de Pierre Bathory. Sa voix tremblait en exprimant ce désir, – mieux que ce désir, – cette résolution de ne pas abandonner Raguse. Quel était donc le si grave motif pour lequel il refusait les propositions qui lui avaient été faites?

«Voilà qui rendra inacceptable, reprit le docteur Antékirtt, l’affaire dont je voulais vous parler.

Il s’agissait de partir?…

Oui… pour un pays où je fais exécuter des travaux considérables que j’aurais été heureux de mettre sous votre direction.

Je le regrette, monsieur, mais croyez que si j’ai pris cette résolution….

Je le crois, monsieur Pierre, et je le regrette plus que vous, peut-être! J’aurais été si heureux de pouvoir reporter sur vous toute l’affection que j’avais pour votre père!»

Pierre Bathory ne répondit pas. En proie à une lutte intérieure, il était visible qu’il souffrait – et beaucoup. Le docteur sentait qu’il eût voulu parler et qu’il n’osait le faire. Mais enfin une irrésistible impulsion poussa Pierre Bathory vers cet homme, qui montrait tant de sympathie pour sa mère et pour lui.

«Monsieur… monsieur!… dit-il avec une émotion qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Non!… Ne croyez pas qu’un caprice, un entêtement, me font vous répondre par un refus!… Vous m’avez parlé comme un ami d’Étienne Bathory!… Vous voulez reporter toute cette amitié sur moi!… Moi aussi, je le sens, bien que je ne vous connaisse que depuis quelques instants… Oui! j’éprouve pour vous, monsieur, toute l’affection que j’aurais eue pour mon père!…

Pierre!… mon enfant! s’écria le docteur en saisissant la main du jeune homme.

Oui! monsieur!… reprit Pierre Bathory, et je vous dirai tout!… J’aime une jeune fille de cette ville!… Entre nous deux, il y a l’abîme qui sépare la pauvreté de la richesse!… Mais je n’ai pas voulu voir cet abîme, et peut-être, elle aussi, ne l’a-t-elle pas vu! Si rarement que je puisse l’apercevoir soit dans la rue, soit à sa fenêtre, c’est un bonheur auquel je n’aurais pas la force de renoncer!… A l’idée qu’il me faudrait partir, et partir pour longtemps, je deviendrais fou!… Ah!… monsieur… comprenez-moi… et pardonnez-moi de refuser…

Oui, Pierre! répondit le docteur Antékirtt, je vous comprends, et je n’ai rien à vous pardonner! Vous avez bien fait de me parler en toute franchise, et voilà une circonstance qui change bien les choses!… Votre mère sait-elle ce que vous venez de m’apprendre?

Je ne lui ai encore rien dit, monsieur! Je n’ai pas osé, parce que, dans notre modeste position, peut-être eût-elle eu la sagesse de m’ôter tout espoir!… Mais peut-être a-t-elle deviné et compris ce que je souffrais.., ce que je devais souffrir!

Pierre, dit le docteur, vous avez mis votre confiance en moi, et vous avez eu raison!… Cette jeune fille est riche?…

Très riche!… Trop riche! répondit le jeune homme. Oui! trop riche pour moi!

Elle est digne de vous?

Ah! monsieur, aurais-je pensé à donner à ma mère une fille qui ne fût pas digne d’elle?

Eh bien, Pierre, reprit le docteur, peut-être n’y a-t-il pas d’abîme qui ne puisse être franchi!

Monsieur, s’écria le jeune homme, ne me donnez pas un espoir irréalisable!

Irréalisable!»

Et l’accent avec lequel le docteur Antékirtt prononça ce mot indiquait une telle confiance en lui-même, que Pierre Bathory fut comme transformé, qu’il se crut maître du présent, maître de l’avenir.

«Oui, Pierre, reprit le docteur, ayez confiance en moi!… Lorsque vous le jugerez convenable, et pour que je puisse agir, vous me direz le nom de cette jeune fille…

Monsieur, répondu Pierre Bathory, pourquoi vous le cacherais-je?… C’est mademoiselle Toronthal!»

L’effort que dût faire le docteur pour rester calme en entendant ce nom détesté, ce fut celui d’un homme aux pieds duquel tombe la foudre et qui ne tressaille même pas. Un instant, – quelques secondes seulement, – il resta immobile et muet.

Puis, sans que sa voix trahît aucune émotion:

«Bien, Pierre, bien! dit-il. Laissez-moi songer à tout ceci!… Laissez-moi voir…

Je me retire, monsieur, répondit le jeune homme, en serrant la main que lui tendait le docteur, et permettez-moi de vous remercier comme je remercierais mon père!»

Pierre Bathory quitta le salon dans lequel le docteur demeura seul. Il remonta sur le pont, reprit son canot qui l’attendait à la coupée, se fit débarquer au môle, et reprit la route de Raguse.

L’étrangère, qui l’avait attendu pendant toute sa visite à bord de la Savarèna, se remit à le suivre.

Pierre Bathory sentait en lui-même comme un immense apaisement. Enfin son cœur s’était ouvert! Il avait pu se confier à un ami… plus qu’un ami, peut-être! Il était dans un de ces jours heureux, dont la fortune se montre si avare ici-bas!

Et comment en aurait-il douté, lorsqu’en passant devant l’hôtel du Stradone, à l’une des fenêtres du pavillon il vit un coin du rideau se soulever légèrement, puis retomber aussitôt?

Mais l’étrangère, elle aussi, avait vu ce mouvement, et, jusqu’au moment où Pierre Bathory eut disparu en tournant la rue Marinella elle resta immobile devant l’hôtel. Puis, elle se rendit au bureau du télégraphe, et lança une dépêche qui ne contenait que ce mot:

«Viens!»

L’adresse de cette dépêche était ainsi libellée:

«Sarcany, bureau restant, Syracuse, Sicile.»

 

 

Chapitre VI

Les bouches de Cattaro.

 

insi, la fatalité, qui joue un rôle prédominant dans les événements de ce monde,avait réuni en cette même ville de Raguse la famille Bathory et la famille Toronthal. Non seulement elle les avait réunies, mais, rapprochées l’une de l’autre, elles habitaient ce même quartier du Stradone. Puis, Sava Toronthal et Pierre Bathory s’étaient vus, rencontrés, aimés, – Pierre, le fils de l’homme qu’une délation avait envoyé à la mort, Sava, la fille de l’homme qui avait été le délateur!

Voilà ce que se disait le docteur Antékirtt, après que le jeune ingénieur l’eut quitté.

«Et Pierre s’en va plein d’espoir, répétait-il, et cet espoir qu’il n’avait pas encore, c’est moi qui viens de le lui donner!»

Le docteur était-il homme à entreprendre une lutte sans merci contre cette fatalité? Se sentait-il la puissance de disposer à son gré des choses humaines? Cette force, cette énergie morale qu’il faut pour mater la destinée, ne lui manquerait-elle pas?

«Non! je lutterai! s’écria-t-il. Un tel amour est odieux, criminel! Que Pierre Bathory, devenu le mari de la fille de Silas Toronthal, apprenne un jour la vérité, il ne pourrait même plus venger son père! Il n’aurait plus qu’à se tuer de désespoir! Aussi je lui dirai tout, s’il le faut!… Je lui dirai ce que cette famille a fait à la sienne!… Cet amour, n’importe comment, je le briserai!»

En effet, une telle union eût été monstrueuse.

On ne l’a pas oublié: dans sa conversation avec Mme Bathory, le docteur Antékirtt avait raconté que les t rois chefs de la conspiration de Trieste avaient été victimes d’une machination abominable, qui s’était révélée au cours des débats, et qu’une indiscrétion d’un des gardiens du donjon de Pisino lui avait fait connaître.

On sait encore que Mme Bathory. et pour certaines raisons, n’avait encore rien dit de cette trahison à son fils. D’ailleurs, elle n’en connaissait pas les auteurs. Elle ignorait que l’un d’eux, riche et considère, demeurât à Raguse, à quelques pas, dans le Stradone. Le docteur ne les lui avait pas nommés. Pourquoi? Sans doute, parce que l’heure n’était pas venue de les démasquer. Mais il les connaissait. Il savait que Silas Toronthal était l’un de ces traîtres et Sarcany, l’autre. Et, s’il n’avait pas été plus loin dans ses confidences, c’est qu’il comptait sur le concours de Pierre Bathory, c’est qu’il voulait associer le fils à l’œuvre de justice qui devait atteindre les meurtriers de son père, et venger avec lui ses deux compagnons, Ladislas Zathmar et le comte Mathias Sandorf!

Et voilà ce qu’il ne pouvait plus dire au fils d’Étienne Bathory, sans le frapper au cœur!

«Peu importe! répéta-t-il. Ce cœur, je le briserai.»

Ce parti bien arrêté, comment agirait le docteur Antékirtt? Révéler à Mme Bathory ou à son fils le passé du banquier de Trieste? Mais possédait-il les preuves matérielles de sa trahison? Non, puisque Mathias Sandorf, Étienne Bathory et Ladislas Zathmar, les seuls qui eussent jamais eu ces preuves, étaient morts. Répandre dans la ville le brait de cet acte abominable, sans en prévenir la famille Bathory? Oui, cela eût suffi, sans doute, à creuser un nouvel abîme entre Pierre et la jeune fille, – abîme infranchissable, cette fois. Mais ce secret divulgué, n’était-il pas à craindre que Silas Toronthal ne cherchât à quitter Raguse?

Or, le docteur ne voulait pas que le banquier disparût. Il fallait que le traître restât à la disposition du justicier, lorsque viendrait l’heure de la justice.

Et, à ce propos, les événements devaient tourner tout autrement qu’il ne l’imaginait.

Après avoir pesé le pour et le contre de la question, le docteur, n’étant pas en mesure d’agir directement contre Silas Toronthal, résolut d’aller au plus pressé. Avant tout, il fallait arracher Pierre Bathory de cette ville, où l’honneur de son nom était en péril. Oui! Il saurait l’entraîner si loin que personne ne pourrait retrouver ses traces. Quand il le tiendrait en son pouvoir, il lui dirait tout ce qu’il savait de Silas Toronthal et de Sarcany, son complice; il l’associerait à son œuvre. Mais il n’avait pas un seul jour à perdre.

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C’est dans ce but qu’une dépêche du docteur fit venir de son port d’attache aux bouches de Cattaro, dans le sud de Raguse, sur l’Adriatique, l’un de ses plus rapides engins de locomotion. C’était un de ces prodigieux Thornycrofts, qui ont servi de modèles aux torpilleurs modernes. Ce long fuseau d’acier, long de quarante et un mètres, jaugeant soixante-dix tonneaux, sans mât ni cheminée, portant simplement une plate-forme extérieure et une cage métallique, avec hublots lenticulaires, destinée à l’homme de barre, hermétiquement fermée quand l’état de la mer l’exigeait, pouvait, se glisser entre deux eaux, sans perdre ni temps ni route à suivre les ondulations de la houle. Aussi, d’une marche supérieure à tous les torpilleurs de l’Ancien et du Nouveau Monde, enlevait-il aisément ses cinquante kilomètres à l’heure. Grâce à cette vitesse excessive, en mainte occasion déjà, le docteur avait pu accomplir des traversées extraordinaires. De là, ce don d’ubiquité qu’on lui avait attribué, quand, à de très courts intervalles de temps, il accourait du fond de l’Archipel aux dernières limites de la mer des Syrtes.

Toutefois, une notable différence entre les Thornycrofts et les appareils du docteur, c’est qu’au lieu de la vapeur surchauffée, c’était l’électricité qu’il employait à les mouvoir au moyen de puissants accumulateurs, inventés par lui, et dans lesquels il pouvait emmagasiner ce fluide sous une tension pour ainsi dire infinie. Aussi ces rapides engins portaient-ils le nom d’Electrics, avec un simple numéro d’ordre. Tel était l’Electric 2, qui venait d’être mandé aux bouches de Cattaro.

Puis, ces ordres donnés, le docteur attendit le moment d’agir. En même temps, il prévint Pointe Pescade et Cap Matifou qu’il aurait très prochainement besoin de leurs services.

Si les deux amis furent heureux d’avoir enfin à faire preuve de dévouement, il est inutile d’y insister.

Un nuage, un seul, jeta quelque ombre sur la joie avec laquelle ils accueillirent cette proposition.

Pointe Pescade devait rester à Raguse, afin de surveiller l’hôtel du Stradone et la maison de la rue Marinella, tandis que Cap Matifou allait suivre à Cattaro le docteur Antékirtt. Ce serait donc une séparation, – la première, depuis tant d’années que ces deux compagnons de misère avaient vécu côte à côte! De là, une touchante inquiétude de Cap Matifou, en songeant qu’il n’aurait plus près de lui son petit Pescade.

«Patience, mon Cap, patience! lui dit Pointe Pescade. Ça ne durera pas! Le temps de jouer la pièce, et ce sera fait! Car, si je ne me trompe, c’est une fameuse pièce que l’on prépare, et avec un non moins fameux directeur, qui nous y réserve un fameux rôle à chacun!… Crois-moi! Tu ne te plaindras pas du tien!

Tu penses?

J’en suis sûr! Ah! pas les amoureux, par exemple! Ce n’est pas dans ta nature, bien que tu sois sentimental en diable! Pas les traîtres non plus! Tu as une trop bonne grosse figure pour cela!… Non, tu seras le bon génie qui vient au dénouement punir le vice et récompenser la vertu!…

Comme dans les parades?… répondit Cap Matifou.

Comme dans les parades! Oui! Je te vois dans ce rôle-là, mon Cap! Au moment où le traître s’y attend le moins, tu apparais avec tes larges mains ouvertes, et tu n’as qu’à les refermer pour amener le dénouement!… Si le rôle n’est pas long, il est sympathique, et quels bravos, quel argent tu feras par dessus le marché!

Oui, sans doute, répondit l’Hercule, mais, en attendant, il va falloir se séparer!

Oh! pour quelques jours! Seulement, promets-moi de ne pas te laisser dépérir pendant mon absence! Fais bien exactement tes six repas et engraisse, mon Cap!… Et, maintenant, serre-moi dans tes bras, ou plutôt fais semblant, comme an théâtre, car tu risquerais de m’étouffer!… Ah: dame, il faut prendre l’habitude de jouer la comédie en ce monde!… Embrasse-moi encore une fois, et n’oublie pas ton petit Pointe Pescade qui n’oubliera jamais son gros Cap Matifou!»

Tels furent les émouvants adieux de ces deux amis, lorsqu’ils durent se séparer l’un de l’autre. Vraiment, Cap Matifou avait le cœur oppressé dans son énorme poitrine, quand il se retrouva seul a bord de la Savarèna.Le jour même, par ordre du docteur, son compagnon s’était installé à Raguse, avec mission de ne point perdre de vue Pierre Bathory, de surveiller l’hôtel Toronthal et de se tenir au courant de tout.

Pendant ces longues heures que Pointe Pescade allait passer dans le quartier du Stradone, il aurait dû se rencontrer avec cette étrangère, qui avait été certainement chargée de la même mission que lui. Et, sans doute, cette rencontre se fût produite, si la Marocaine, après avoir lancé sa dépêche n’eut quitté Raguse pour se rendre en un lieu de rendez-vous, convenu d’avance, où Sarcany devait la rejoindre. Pointe Pescade ne fut donc point gêné dans ses opérations, et put remplir ce mandat de confiance avec son intelligence habituelle.

Certes, Pierre Bathory n’aurait jamais imaginé qu’il fût surveillé de si près, ni deviné qu’aux yeux de cette espionne se fussent substitués les yeux de Pointe Pescade. Après sa conversation avec le docteur, après l’aveu qu’il lui avait fait, il s’était senti plus confiant. Pourquoi, maintenant, eût-il caché à sa mère quoi que ce fût de l’entretien qu’il venait d’avoir à bord de la Savarèna? N’aurait-elle pas lu dans son regard et jusque dans son âme? N’eût-elle pas compris qu’un changement venait de se faire en lui, que le chagrin, le désespoir avaient fait place à l’espérance et au bonheur?

Pierre Bathory avoua donc tout à sa mère. Il lui dit quelle était cette jeune fille qu’il aimait, comment c’était pour elle qu’il avait refusé de quitter Raguse. Peu importait sa situation à lui! Le docteur Antékirtt ne lui avait-il pas dit d’espérer!

«Voilà donc pourquoi tu souffrais tant, mon enfant! répondit Mme Bathory. Que Dieu te vienne en aide, et qu’il reporte sur toi tout le bonheur qui nous a manqué jusqu’ici!»

Mme Bathory vivait très retirée dans sa maison de la rue Marinella. Elle n’en sortait que pour aller à la messe avec son vieux serviteur, lorsqu’elle accomplissait ses devoirs religieux avec cette piété pratiquante et austère des Hongroises catholiques. Elle n’avait jamais entendu parler de la famille Toronthal. Jamais son regard ne s’était même levé sur cet hôtel, devant lequel elle passait, quand elle se rendait à l’église du Rédempteur, qui dépend du couvent des Franciscains, situé près que à l’entrée du Stradone. Elle ne connaissait donc point la fille de l’ancien banquier de Trieste.

Il fallut que Pierre la lui dépeignît moralement et physiquement, qu’il lui dît où il l’avait vue pour la première fois, comment il ne pouvait douter que son amour fût partagé. Et tous ces détails, il les donna avec une ardeur que Mme Bathory ne fut point surprise de trouver en l’ame tendre et passionnée de son fils.

Mais, lorsque Pierre lui apprit quelle était la situation de la famille Toronthal, lorsqu’elle sut que cette jeune fille serait une des plus riches héritières de Raguse, elle ne put dissimuler ses inquiétudes. Le banquier consentirait-il jamais à ce que son unique enfant devînt la femme d’un jeune homme sans fortune, sinon sans avenir?

Toutefois, Pierre ne trouva pas nécessaire d’insister sur la froideur, sur le dédain même, avec lequel Silas Toronthal l’avait jusqu’alors accueilli. Il se contenta de répéter les paroles du docteur. Celui-ci lui avait affirmé qu’il pouvait, qu’il devait avoir confiance en l’ami de son père, qu’il se sentait pour lui une affection quasi paternelle, – ce dont Mme Bathory ne pouvait douter, sachant ce qu’il avait déjà voulu faire pour elle et les siens! Enfin, comme son fils, comme Borik, qui crut devoir donner son avis, elle ne se refusa pas à espérer, et il y eut un peu de bonheur dans l’humble maison de la rue Marinella.

Puis, Pierre Bathory éprouva encore cette joie de revoir Sava Toronthal, le dimanche suivant, à l’église des Franciscains. La physionomie de la jeune fille, toujours un peu triste, s’anima, quand elle aperçût Pierre qui était comme transfiguré. Tous deux se parlèrent ainsi du regard, et se comprirent. Et quand Sava rentra à l’hôtel, vivement impressionnée, elle emportait une part de ce bonheur qu’elle avait si visiblement lu sur le visage du jeune homme.

Cependant, Pierre n’avait point revu le docteur. Il attendait une invitation de retourner à bord de la goëlette. Quelques jours s’écoulèrent, mais aucune lettre ne vint lui donner un nouveau rendez-vous.

«Sans doute, pensa-t-il, le docteur aura voulu prendre des informations!… Il sera venu ou il aura envoyé à Raguse pour avoir quelques renseignements sur la famille Toronthal!… Peut-être même a-t-il tenu à connaître Sava!… Oui! Il n’est pas impossible qu’il ait déjà vu son père, qu’il l’ait pressenti à ce sujet!… Pourtant, une ligne de lui, rien qu’un mot, m’aurait fait bien plaisir, – surtout si ce mot avait été: Venez!»

Le mot n’arriva pas. Cette fois, Mme Bathory ne parvint pas sans peine à calmer les impatiences de son fils. Il se désespérait, et, maintenant, ce fut à elle de lui rendre un peu d’espoir, bien qu’elle ne fût pas sans inquiétudes. La maison de la rue Marinella était ouverte au docteur, il ne pouvait l’ignorer, et même sans ce nouvel intérêt qu’il portait à Pierre, l’intérêt que lui inspirait cette famille, pour laquelle il avait déjà manifesté tant de sympathie, n’eût-il pas dû suffire à l’attirer?

Il arriva donc que Pierre, après avoir compté les jours et les heures, n’eut plus la force de résister. Il lui fallait à tout prix revoir le docteur Antékirtt. Une invincible force le poussait vers Gravosa. Une fois à bord de la goëlette, on comprendrait son impatience, on excuserait sa démarche, même si elle était prématurée.

Le 7 juin, dès huit heures du matin, Pierre Bathory quitta sa mère, sans lui rien dire de ses projets. Il sortit de Raguse et gagna Gravosa d’un pas rapide que Pointe Pescade aurait eu quelque peine à suivre, s’il n’eût été si alerte. Arrivé sur le quai, en face du poste de mouillage qu’occupait la Savarèna à sa dernière visite, il s’arrêta.

La Savarèna n’était plus dans le port.

Pierre chercha du regard, si elle n’avait pas changé de place… Il ne l’aperçut pas.

À un marin qui se promenait sur le quai, il demanda ce qu’était devenue la goëlette du docteur Antékirtt.

La Savarèna avait appareillé la veille au soir, lui fut-il répondu, et de même qu’on ignorait d’où elle était venue, on ne savait pas davantage où elle était allée.

La goëlette partie! Le docteur Antékirtt aussi mystérieusement disparu qu’arrivé!

Pierre Bathory reprit le chemin de Raguse, cette fois, plus désespéré que jamais.

Certes, si une indiscrétion avait pu révéler au jeune homme que la goëlette avait fait voile pour Cattaro, il n’eût pas hésité à l’y rejoindre. Mais, en réalité, ce voyage aurait été inutile. La Savarèna, arrivée devant les bouches, n’y était point entrée. Le docteur, accompagné de Cap Matifou, s’était fait mettre à terre par une des embarcations du bord; puis, le yacht avait aussitôt repris la mer pour une destination inconnue.

Il n’est pas de plus curieux endroit en Europe, et peut-être dans tout l’Ancien Continent, que cette disposition, à la fois orographique et hydrographique, qui est connue sous le nom de Bouches de Cattaro.

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Cattaro n’est point un fleuve, comme on serait tenté de le croire: c’est une ville, siège d’un évêché, dont on a fait la capitale d’un Cercle. Quant aux bouches, elles comprennent six baies, disposées à la suite l’une de l’autre, communiquant entre elles par d’étroits canaux, et que l’on peut traverser en six heures. De ce chapelet de petits lacs, qui s’égrène à travers les montagnes du littoral, le dernier grain, situé au pied du mont Norri, indique la limite de l’empire d’Autriche. Au delà commence l’empire Ottoman.

C’est à l’entrée des bouches que le docteur s’était fait débarquer, après une traversée rapide. Là, un rapide canot à moteur électrique l’attendait pour le conduire à l’extrême baie. Après avoir doublé la pointe d’Ostro, passé devant Castel-Nuovo, entre deux panoramas de villes et de chapelles, devant Stolivo, devant Perasto, célèbre lieu de pèlerinage, devant Risano, où les costumes dalmates se mélangent déjà aux costumes turcs et albanais, il arriva de lac en lac au dernier cirque, dans le fond duquel est bâtie Cattaro.

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L’Electric 2 était mouillé à quelques encablures de la ville, sur ces eaux, endormies et sombres, que pas une ride ne troublait pendant cette belle soirée de juin.

Mais ce ne fut point à bord que le docteur alla prendre logement. Sans doute, pour les nécessités de ses projets ultérieurs, il ne voulait pas que l’on sût que ce rapide appareil de locomotion lui appartenait. Aussi débarqua-t-il à Cattaro même, avec l’intention de descendre dans l’un des hôtels de la ville, où Cap Matifou devait l’accompagner.

Quant au canot qui les avait amenés tous deux, il se perdit au milieu de l’obscurité, sur la droite du port, au fond d’une petite anse, où il devait rester invisible. Là, à Cattaro, le docteur allait être aussi inconnu que s’il eût été se réfugier dans le plus obscur coin du monde. C’est à peine si les Bocchais, les habitants de ce riche district de la Dalmatie, qui sont Slaves d’origine, devaient remarquer la présence d’un étranger parmi eux.

À la voir de la baie, ou dirait que la ville de Cattaro est construite en creux dans l’épaisseur du mont Norri. Ses premières maisons bordent un quai, conquis sur la mer, sans doute, au fond de l’angle aigu du petit lac, dont la pointe s’enfonce dans le massif montagneux. C’est à la pointe de cet entonnoir, d’un aspect très riant, avec ses beaux arbres et ses arrière-plans de verdure, que les paquebots, principalement ceux du Lloyd, et les grands caboteurs de l’Adriatique viennent accoster.

Dès le soir même, le docteur s’occupa de trouver un logement. Cap Matifou l’avait suivi, sans même demander où il venait de débarquer. Que ce fût en Dalmatie ou en Chine, peu lui importait. Comme un chien fidèle, il allait où allait son maître. Il n’était qu’un outil, une machine obéissante, machine à tourner, machine à forer, machine à percer, que le docteur se réservait de mettre enjeu, dès qu’il le jugerait nécessaire.

Tous deux, après avoir dépassé les quinconces du quai, franchirent l’enceinte fortifiée de Cattaro; puis, ils s’engagèrent à travers une série de rues étroites et montantes, dans lesquelles fourmille une population de quatre à cinq mille habitants. C’était le moment où l’on refermait la Porte de Mer, – porte qui ne reste ouverte que jusqu’à huit heures du soir, excepté le jour où arrivent les paquebots.

Le docteur eut bientôt reconnu qu’il ne se trouvait pas un seul hôtel dans la ville. Il fallait donc s’enquérir d’un logeur, qui consentirait à louer un appartement, – ce que d’ailleurs les propriétaires de Cattaro font volontiers, non sans profit.

Le logeur se trouva, le logement aussi. Le docteur fut bientôt installé dans une rue assez propre, au rez-de-chaussée d’une maison suffisante pour lui et pour son compagnon. Tout d’abord, il fut convenu que Cap Matifou serait nourri par le propriétaire, et, bien que celui-ci eût fait des prix excessifs que justifiait l’énormité de son nouvel hôte, l’affaire fut réglée à la satisfaction des parties contractantes.

Quant au docteur Antékirtt, il se réservait le droit de prendre ses repas au dehors.

Le lendemain, après avoir laissé Cap Matifou libre d’employer son temps comme il le voudrait, le docteur commença sa promenade en allant à la poste, où lettres ou dépêches devaient lui être adressées sous des initiales convenues. Rien n’était encore arrivé à son adresse. Il sortit alors de la ville, dont il voulait observer les environs. Il ne tarda pas à trouver un restaurant passable, dans lequel se réunit le plus ordinairement la société cattarine, officiers et fonctionnaires autrichiens, qui se considèrent là comme en exil, pour ne pas dire en prison.

Le docteur n’attendait plus maintenant que le moment d’agir. Voici quel était son plan.

Il s’était décidé à faire enlever Pierre Bathory. Mais, cet enlèvement, à bord de la goëlette, pendant sa relâche à Raguse, eût été difficile. Le jeune ingénieur était connu à Gravosa, et comme l’attention publique avait été attirée sur la Savarèna ainsi que sur son propriétaire, l’affaire, en admettant qu’elle réussît, se serait rapidement ébruitée. Or, le yacht n’était qu’un bâtiment à voiles, et. si quelque steamer du port se fût mis à sa poursuite, il l’aurait rapidement gagné de vitesse.

À Cattaro, au contraire, l’enlèvement pourrait s’opérer dans des conditions infiniment meilleures. Rien de plus aisé que d’y attirer Pierre Bathory. Sur un mot du docteur, envoyé à son adresse, il n’était pas douteux qu’il n’accourût immédiatement. Là, il était aussi inconnu que le docteur lui-même, et dès qu’il serait à bord, l’Electric prendrait la mer, Pierre Bathory apprendrait alors tout ce qu’il ignorait du passé de Silas Toronthal, et l’image de Sava s’effacerait devant le souvenir de son père.

Tel était ce plan d’une exécution très simple. Deux ou trois jours encore, – dernier délai que s’était fixé le docteur, – l’œuvre serait accomplie: Pierre serait à jamais séparé de Sava Toronthal.

Le lendemain, 9 juin, arriva une lettre de Pointe Pescade. Elle mandait qu’il n’y avait absolument rien de nouveau du côté de l’hôtel du Stradone. Quant à Pierre Bathory, Pointe Pescade ne l’avait plus revu depuis le jour où il s’était rendu à Gravosa, douze heures avant l’appareillage de la goëlette.

Cependant, Pierre ne pouvait avoir quitté Raguse, et, très certainement, il restait renfermé dans la maison de sa mère. Pointe Pescade supposait, – et il ne se trompait pas, – que le départ de la Savarèna devait avoir amené cette modification dans les habitudes du jeune ingénieur, d’autant plus qu’après ce départ, il était rentré chez lui, désespéré.

Le docteur résolut d’agir dès le lendemain, en écrivant une lettre à l’adresse de Pierre Bathory, – lettre qui l’inviterait à venir le trouver immédiatement à Cattaro.

Un événement très inattendu allait changer ces projets et permettre au hasard d’intervenir pour arriver au même but.

Le soir, vers huit heures, le docteur se trouvait sur le quai de Cattaro, lorsqu’on signala l’arrivée du paquebot Saxonia.

Le Saxonia venait de Brindisi, où, après avoir fait escale, il avait pris des passagers. De là, il se rendait à Trieste, en touchant à Cattaro, à Raguse, à Zara etautres ports de la côte autrichienne sur l’Adriatique.

Le docteur se tenait près de l’appontement, qui sert à l’embarquement et au débarquement des voyageurs, quand, aux dernières lueurs du jour, son regard fut comme immobilisé par la vue d’un voyageur, dont on transportait lesbagages sur le quai.

Cet homme, âgé d’une quarantaine d’années environ, l’air hautain, impudent même, donnait ses ordres à voix haute. C’était un de ces personnages que l’on sent mal élevés, même quand ils sont polis.

«Lui!… ici… à Cattaro!»

Ces mots se seraient échappés des lèvres du docteur, s’il ne les eût retenus, non sans peine, et en réprimant le mouvement de colère qui enflamma son regard.

Ce passager était Sarcany. Quinze ans s’étaient écoulés depuis l’époque où il remplissait les fonctions de comptable dans la maison du comte Zathmar. Ce n’était plus, au moins par le costume, l’aventurier que l’on a vu errer dans les rues de Trieste au commencement de ce récit. Il portait un élégant habit de voyage sous un cache-poussière à la dernière mode, et ses malles, avec leurs cuivres multiples, indiquaient que l’ancien courtier de la Tripolitaine avait des habitudes de confort.

Depuis quinze ans, d’ailleurs, Sarcany n’était pas sans avoir mené une existence de plaisirs et de luxe, grâce à l’énorme part qui lui avait été attribuée sur la moitié de la fortune du comte Sandorf. Que lui en restait-il? Ses meilleurs amis, s’il en avait, n’auraient pu le dire. En tout cas, son visage portait des signes de préoccupation, d’inquiétude même, dont la cause eût été difficile à discerner au fond de cette nature si fermée.

«D’où vient-il?,.. Où va-t-il?» se demandait le docteur, qui ne le perdait pas de vue.

D’où venait Sarcany, il fut aisé de le savoir en interrogeant le commissaire du Saxonia. Ce passager avait pris le paquebot à Brindisi. Mais arrivait-il de la haute ou de la basse Italie? on ne le savait pas. En réalité, il venait de Syracuse. Sur la dépêche de la Marocaine, il avait immédiatement quitté la Sicile pour se rendre à Cattaro.

C’était à Cattaro, en effet, antérieurement pris comme lieu de rendez-vous, que l’attendait cette femme, dont la mission semblait être terminée à Raguse.

L’étrangère était là, sur le quai, attendant l’arrivée du paquebot. Le docteur l’aperçut, il vit Sarcany aller à elle, il put même entendre ces mots qu’elle lui dit en arabe et qu’il comprit:

«Il était temps!»

Sarcany ne répondit que d’un signe de tête. Puis, après avoir surveillé la mise en consigne de ses bagages à la douane, il entraîna la Marocaine vers la droite, de manière à contourner l’enceinte do la ville, sans y entrer par la Porte de Mer.

Le docteur eut un mouvement d’hésitation. Sarcany allait-il lui échapper? Devait-il le suivre?

En se retournant, il aperçut Cap Matifou, qui, comme un bon badaud, regardait le débarquement et l’embarquement des passagers du Saxonia. Il ne fit qu’un geste: l’Hercule arriva aussitôt.

«Cap Matifou, lui dit-il en montrant Sarcany qui s’éloignait, tu vois cet homme?

Oui.

Si je te dis de t’en emparer, tu le feras?

Oui.

Et tu le mettras hors d’état de s’enfuir, s’il résiste?

Oui.

Souviens-toi que je veux l’avoir vivant!

Oui!»

Cap Matifou ne faisait pas de phrases, mais il avait le mérite de n’en parler que plus clairement. Le docteur pouvait compter sur lui. Ce qu’il avait reçu ordre de faire, il le ferait.

Quant à la Marocaine, il suffirait de l’attacher, de la bâillonner, de la jeter dans quelque coin. Avant qu’elle eût pu donner l’alarme, Sarcany serait à bord de l’Electric.

L’obscurité, bien qu’elle ne fût pas profonde encore, devait faciliter l’exécution de ce projet.

Cependant Sarcany et l’étrangère continuaient à suivre l’enceinte de la ville, sans s’apercevoir qu’ils étaient épiés et suivis. Ils ne se parlaient pas encore. Ils ne voulaient le faire, sans doute, que dans quelque endroit où ils savaient trouver un abri sûr. Ils arrivèrent ainsi près de la Porte du Midi, ouverte sur la route qui conduit de Cattaro aux montagnes de la frontière autrichienne.

Là est un marché important, un bazar bien des Monténégrins. C’est en ce lieu qu’ils trafiquent, connu car on ne les laisse entrer dans la ville qu’en nombre très restreint, après les avoir obligés à déposer leurs armes. Le mardi, le jeudi, le samedi de chaque semaine, ces montagnards viennent de Niegous ou de Cettigné, ayant fait cinq ou six heures de marche pour apporter des œufs, des pommes de terre, de la volaille et même des fagots dont le débit est considérable.

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Or, ce jour était précisément un mardi. Quelques groupes, dont les opérations n’avaient fini que fort tard, étaient restés dans ce bazar, afin d’y passer la nuit. Il y avait là une trentaine de montagnards, allant, venant, causant, discutant, disputant, les uns déjà étendus sur le sol pour dormir, les autres faisant cuire, devant un feu de charbons, un petit mouton enfilé d’une broche de bois, à la mode albanaise.

C’est là que Sarcany et sa compagne vinrent se réfugier, comme en un lieu qu’ils connaissaient déjà. Là, en effet, il leur serait facile de causer à l’aise, et même d’y rester toute la nuit, sans aller courir à la recherche d’un logement incertain. Depuis son arrivée à Cattaro, d’ailleurs, l’étrangère ne s’était pas inquiétée d’un autre domicile.

Le docteur et Cap Matifou entrèrent l’un après l’autre dans ce bazar fort obscur. Au fond crépitaient ça et là quelques foyers sans flamme et par conséquent sans clarté. Toutefois, dans ces conditions, l’enlèvement de Sarcany devait être d’une exécution difficile, à moins qu’il ne le quittât avant le jour. Le docteur put donc regretter de ne pas avoir agi pendant ce trajet de la Porte de Mer à la Porte du Midi. Mais il était trop tard, maintenant. Il n’y avait plus qu’à attendre pour profiter de toute circonstance qui se présenterait.

En tout cas, le canot était amarré derrière les roches, à moins de deux cents pas du bazar, et non loin, à deux encablures, on pouvait confusément apercevoir la masse de l’Electric, dont un petit feu, hissé à l’avant, indiquait le mouillage.

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Sarcany et la Marocaine avaient été se placer dans un coin très obscur, près d’un groupe de montagnards endormis déjà. Ils auraient donc pu s’entretenir de leurs affaires, sans risque d’être entendus, si le docteur, enveloppé de son manteau de voyage, n’eût réussi à se mêler au groupe, dont sa présence n’éveilla pas l’attention. Cap Matifou se dissimula de son mieux, mais se tint à portée d’obéir au premier signe.

Sarcany et l’étrangère, par cela seul qu’ils employaient la langue arabe, devaient se croire assurés que personne ne pourrait les comprendre en cet endroit. Ils se trompaient, puisque le docteur était là. Familier avec tous les idiomes de l’Orient et de l’Afrique, il n’allait pas perdre un seul mot de cet entretien.

«Tu as reçu ma dépêche à Syracuse? dit la Marocaine.

Oui, Namir, répondit Sarcany, et je suis parti dès le lendemain avec Zirone.

Où est Zirone?

Aux environs de Catane, où il organise sa nouvelle bande.

Il faut que demain tu sois à Raguse, Sarcany, et que tu aies vu Silas Toronthal!

J’y serai et je l’aurai vu! Ainsi, tu ne t’es pas trompée, Namir? Il était temps d’arriver?…

Oui! La fille du banquier….

La fille du banquier! répéta Sarcany d’un ton si singulier que le docteur ne put s’empêcher de tressaillir.

Oui!… sa fille! répondit Namir.

Comment? Elle se permet de laisser parler son cœur, reprit ironiquement Sarcany, et sans mon autorisation!

Cela te surprend, Sarcany! Rien de plus certain pourtant! Mais tu seras bien autrement surpris, quand je t’aurai dit quel est celui qui veut épouser Sava Toronthal!

Quelque gentilhomme ruiné, désirant se remonter avec les millions du père!

En effet, reprit Namir, un jeune homme de haute origine, mais sans fortune…

Et cet impertinent se nomme?…

Pierre Bathory!

Pierre Bathory! s’écria Sarcany. Pierre Bathory, épouser la fille de Silas Toronthal!

Calme-toi, Sarcany! reprit Namir en contenant son compagnon. Que la fille de Silas Toronthal et le fils d’Étienne Bathory s’aiment, ce n’est plus un secret pour moi! Mais peut-être Silas Toronthal l’ignore-t-il encore?

Lui!… l’ignorer!… demanda Sarcany.

Oui, et d’ailleurs, jamais il ne consentirait…

Je n’en sais rien! répondit Sarcany. Silas Toronthal est capable de tout… même de consentir à ce mariage, ne fût-ce que pour tranquilliser sa conscience, s’il s’est refait une conscience depuis quinze ans!… Heureusement, me voilà, prêt à brouiller son jeu, et demain je serai à Raguse!

Bien! répondit Namir, qui semblait avoir un certain ascendant sur Sarcany.

La fille de Silas Toronthal ne sera pas à un autre que moi, Namir, et avec elle je referai ma fortune!»

Le docteur avait alors entendu tout ce qu’il lui était utile d’entendre. Peu lui importait, maintenant, ce qui pourrait se dire entre l’étrangère et Sarcany.

On misérable, venant réclamer la fille d’un autre misérable, ayant le droit de s’imposer à lui, c’était Dieu qui intervenait dans une œuvre de justice humaine. Désormais, il n’y avait plus rien à craindre pour Pierre Bathory que ce rival allait écarter. Donc, inutile de le mander à Cattaro, inutile surtout de chercher à s’emparer de l’homme qui prétendait à l’honneur de devenir le gendre de Silas Toronthal!

«Que ces coquins s’allient entre eux et ne fassent qu’une même famille! se dit le docteur. Ensuite, nous verrons!»

Puis, il se retira, après avoir fait signe à Cap Matifou de le suivre.

Cap Matifou, qui n’avait pas demandé pourquoi le docteur Antékirtt voulait faire enlever le passager du Saxonia, ne demanda pas davantage pourquoi il renonçait à cet enlèvement.

Le lendemain, 10 juin, à Raguse, les portes du grand salon de l’hôtel du Stradone s’ouvraient vers huit heures et demie du soir, et un domestique annonçait à haute voix:

«Monsieur Sarcany.»

 

 

Chapitre VII

Complications.

 

l y avait quatorze ans déjà, Silas Toronthal avait quitté Trieste pour venir s’établir, à Raguse, en ce magnifique hôtel du Stradone. Dalmate d’origine, rien de plus naturel qu’il eût songé à retourner dans son pays natal, après s’être retiré des affaires.

Le secret avait été bien gardé aux traîtres. Le prix de la trahison leur avait été exactement payé. De ce fait, toute une fortune était échue au banquier et à Sarcany, son ancien agent de la Tripolitaine.

Après l’exécution des deux condamnés dans la forteresse de Pisino, après la fuite du comte Mathias Sandorf qui avait trouvé la mort dans les flots de l’Adriatique, la sentence avait été complétée par la saisie de leurs biens. De la maison et d’une petite terre appartenant à Ladislas Zathmar, il n’était rien resté, – pas même de quoi assurer la vie matérielle de son vieux serviteur. De ce que possédait Étienne Bathory, rien non plus, puisque, sans fortune, il ne vivait que du produit de ses leçons. Mais le château d’Artenak et ses riches dépendances, les mines avoisinantes, les forêts du revers septentrional des Carpathes, tout ce domaine constituait une fortune considérable au comte Mathias Sandorf. Ce furent ces biens dont on fit deux parts: l’une, mise en adjudication publique, servit à payer les délateurs: l’autre, placée sous séquestre, devait être restituée à l’héritière du comte, lorsqu’elle aurait dix-huit ans. Si cette enfant mourait avant d’avoir atteint cet âge, sa réserve ferait retour à l’État.

Or, les deux quarts, attribués aux dénonciateurs, leur avaient valu plus d’un million et demi de florins1, dont ils étaient libres de faire usage à leur convenance.

Tout d’abord, les deux complices songèrent à se séparer. Sarcany ne se souciait pas de rester en face de Silas Toronthal. Celui-ci ne tenait en aucune façon à continuer ses relations avec son ancien agent. Sarcany quitta donc Trieste, suivi de Zirone, qui, ne l’ayant point abandonné dans la mauvaise fortune, n’était pas homme à l’abandonner dans la bonne. Tous deux disparurent, et le banquier n’en entendit plus parler. Où étaient-ils allés? Sans doute en quelque grande ville de l’Europe, là où personne ne songe à s’inquiéter de l’origine des gens, pourvu qu’ils soient riches, ni de la source de leur fortune, pourvu qu’ils la dépensent sans compter. Bref, il ne fut plus question de ces aventuriers à Trieste, où ils n’étaient guère connus que de Silas Toronthal.

Eux partis, le banquier respira. Il pensait n’avoir plus rien à craindre de l’homme qui le tenait par certains côtés et pouvait toujours exploiter cette situation. Cependant, si Sarcany était riche, on ne peut tabler sur rien avec des prodigues de cette espèce, et, s’il dévorait cette fortune, il ne serait pas gêné de se retourner vers son ancien complice?

Six mois après, Silas Toronthal, après avoir rétabli sa maison gravement compromise, liquida ses affaires et abandonna définitivement Trieste pour venir habiter Raguse. Bien qu’il n’eût rien à redouter de l’indiscrétion du gouverneur, seul à savoir le rôle joué par lui dans cette découverte de la conspiration, c’était trop encore pour un homme qui ne voulait rien perdre de sa considération, et auquel sa fortune assurait une grande existence partout où il lui plairait d’aller.

Peut-être aussi cette résolution de quitter Trieste lui fut-elle dictée par une circonstance particulière, – qui sera révélée plus tard, – circonstance dont Mme Toronthal et lui eurent seuls connaissance. Ce fut même ce qui le mit en relation, une fois seulement, avec cette Namir, dont on connaît les accointances avec Sarcany.

Ce fut donc Raguse que le banquier choisit pour sa nouvelle résidence. Il l’avait quittée très jeune, n’ayant ni parents, ni famille. On l’y avait oublié, et ce fut en étranger qu’il revint dans cette ville, où il n’avait pas reparu depuis près de quarante ans.

À l’homme riche qui arrivait dans ces conditions, la société ragusaine fit bon accueil. Elle ne savait de lui qu’une chose, c’est qu’il avait eu une grande situation à Trieste. Le banquier chercha et acquit un hôtel dans le plus aristocratique quartier de la ville. Il eut un grand train de maison, avec un personnel de domestiques qui fut entièrement renouvelé à Raguse. Il reçut, il fut reçu. Puisqu’on ne savait rien de son passé, n’était-il pas un de ces privilégiés qui s’appellent les heureux de ce monde?

Silas Toronthal, il est vrai, n’était point accessible au remords. N’eût été la crainte que le secret de son abominable délation fût dévoilé un jour, rien ne semblait devoir apporter un trouble dans son existence.

Toutefois, en face de lui, comme un reproche muet, mais vivant, il y avait Mme Toronthal.

La malheureuse femme, probe et droite, connaissait cet odieux complot, qui avait envoyé trois patriotes à la mort. Un mot échappé à son mari, au moment où ses affaires périclitaient, un espoir imprudemment formulé qu’une portion de la fortune du comte Mathias Sandorf lui permettrait de se relever, des signatures qu’il avait dû demander à Mme Toronthal, avaient entraîné l’aveu de son intervention dans cette découverte de la conspiration de Trieste.

Une insurmontable répulsion pour l’homme à qui elle était liée, tel fut le sentiment qu’éprouva Mme Toronthal, – sentiment d’autant plus vif qu’elle était d’origine hongroise. Mais, on l’a dit, c’était une femme sans énergie morale. Abattue par ce coup, elle ne put s’en relever. Depuis cette époque, autant qu’il lui fut possible, à Trieste d’abord, à Raguse ensuite, elle vécut à l’écart, du moins dans la mesure que lui imposait sa situation. Sans doute, elle paraissait aux réceptions de l’hôtel du Stradone, il le fallait, et son mari l’y eût obligée; mais, son rôle de femme du monde terminé, elle se reléguait au fond de son appartement. Là, se consacrant tout entière à l’éducation de sa fille, sur laquelle s’étaient reportées ses seules affections, elle s’essayait à oublier. Oublier, quand l’homme, compromis dans cette affaire, vivait sous le même toit qu’elle!

Or, il arriva, précisément que, deux ans après leur installation à Raguse, cet état de choses vint encore se compliquer. Si cette complication créa un nouveau sujet d’ennui pour le banquier, Mme Toronthal y trouva un nouveau sujet de douleur.

Mme Bathory, son fils et Borik, eux aussi, avaient quitté Trieste pour s’établir à Raguse où il leur restait encore quelques parents. La veuve d’Étienne Bathory ne connaissait point Silas Toronthal; elle ignorait même qu’il eût jamais existé un rapport quelconque entre le banquier et le comte Mathias Sandorf. Quant à se douter que cet homme eût trempé dans l’acte criminel qui avait coûté la vie aux trois nobles hongrois, comment l’aurait-elle appris, puisque son mari n’avait pu lui révéler, avant de mourir, le nom des misérables qui les avaient vendus à la police autrichienne.

Cependant si Mme Bathory ne connaissait pas le banquier de Trieste, celui-ci la connaissait. De se trouver dans la même ville, de la rencontrer quelquefois sur son passage, pauvre, travaillant pour élever son jeune enfant, cela ne laissait pas de lui être plus que désagréable. Certes, si Mme Bathory eût déjà demeuré à Raguse, au moment où il songeait à s’y fixer, peut-être aurait-il renoncé à ce projet. Mais, lorsque la veuve vint occuper cette modeste maison de la rue Marinella, son hôtel était déjà acheté, son installation faite, sa situation acceptée et reconnue. Il ne put se décider à changer une troisième fois de résidence.

«On s’habitue à tout!» se dit-il.

Et il résolut de fermer les yeux devant ce témoignage permanent de sa trahison.

Lorsque Silas Toronthal fermait les yeux, il paraît que cela suffisait pour qu’il ne vît rien en lui-même.

Toutefois, ce qui n’était après tout qu’un désagrément pour le banquier, devint pour Mme Toronthal une cause incessante de douleur et de remords. Secrètement, à plusieurs reprises, elle essaya de faire parvenir des secours à cette veuve, qui n’avait d’autres ressources que son travail; mais ces secours furent toujours refusés, comme tant d’autres que des amis inconnus essayèrent de lui faire accepter. L’énergique femme ne demandait rien, elle ne voulait rien recevoir.

Une circonstance imprévue, improbable aussi, allait rendre cette situation plus insupportable encore, – terrible même par les complications qu’elle devait y apporter.

Mme Toronthal avait reporté toutes ses affections sur sa fille qui était à peine âgée de deux ans et demi, quand, à la fin de l’année 1867, son mari et elle vinrent demeurer à Raguse.

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Sava avait maintenant près de dix-sept ans. C’était une charmante personne qui se rapprochait plus du type hongrois que du type dalmate. Des cheveux noirs et épais, des yeux ardents, largement découpés sous un front haut, de «forme psychique,» si l’on peut se servir de ce mot que les chirognomonistes appliquent plutôt à la main, une bouche bien dessinée, un teint chaud, une taille élégante, un peu au-dessus de la moyenne, – cet ensemble de qualités physiques n’eût laissé aucun regard indifférent.

Mais, ce qui frappait surtout dans sa personne, ce qui devait plus vivement impressionner les âmes sensibles, c’était l’air grave de cette jeune fille, sa physionomie pensive, comme si elle eût toujours été à la recherche de souvenirs effacés, c’était cet on ne sait quoi qui attire et attriste. De là, l’extrême réserve qu’elle imposait à tous ceux qui fréquentaient les salons de son père, ou qui la rencontraient quelquefois dans le Stradone.

On le croira sans peine, héritière d’une fortune que l’on disait énorme et qui devait un jour lui appartenir toute entière, Sava avait dû être recherchée. Mais, bien que plusieurs partis se fussent présentés, dans lesquels se trouvaient réunies toutes les convenances sociales, la jeune fille, consultée par sa mère, avait toujours refusé, sans donner aucun motif de son refus. Silas Toronthal, d’ailleurs, ne l’avait jamais pressentie ni pressée à ce sujet. Sans doute, le gendre qu’il lui fallait, – plus pour lui que pour Sava, – ne s’était pas encore offert.

Pour achever de peindre Sava Toronthal, il convient de noter une tendance très marquée qui la portait à admirer les actes de vertu ou de courage que peut engendrer le patriotisme. Non point qu’elle s’occupât de politique, mais le récit de tout ce qui touchait à la patrie, les sacrifices faits pour elle, les exemples récents dont s’honore l’histoire de son pays, la pénétraient profondément. Si ce n’était point dans le hasard de sa naissance qu’elle avait pu puiser de tels sentiments, – et à coup sûr, ils ne lui venaient pas de Silas Toronthal! – c’est que, noble et généreuse, elle les avait naturellement trouvés dans son propre cœur.

Cela n’explique-t-il pas, – ainsi qu’on l’a déjà pressenti, – le sympathique rapprochement qui s’était fait entre Pierre Bathory et Sava Toronthal? Oui! une sorte de malechance, intervenant dans le jeu du banquier, s’était plu à mettre ces deux jeunes gens en présence l’un de l’autre. Sava avait à peine douze ans, quand, un jour, on avait dit devant elle, en montrant Pierre:

«C’est le fils d’un homme qui est mort pour la Hongrie!»

Et cela ne devait jamais s’effacer de sa mémoire.

Puis tous deux avaient grandi, Sava songeait à Pierre, avant même que celui-ci l’eût remarquée. Elle le voyait si grave, si pensif! Mais, s’il était pauvre, du moins travaillait-il pour être digne du nom de son père, et elle en connaissait toute l’histoire.

On sait le reste, on sait comment Pierre Bathory fut à son tour séduit et charmé à la vue de Sava, dont la nature devait sympathiser avec la sienne, comment, lorsque la jeune fille ignorait peut-être encore le sentiment qui naissait en elle, le jeune homme l’aimait déjà d’un amour profond qu’elle devait bientôt partager.

Tout ce qui concerne Sava Toronthal aura été dit, lorsqu’on saura quelle était sa situation dans sa famille.

Vis-à-vis de son père, Sava s’était toujours tenue sur une extrême réserve. Jamais une effusion de cœur de la part du banquier, jamais une caresse de la part de sa fille. Que ce fût sécheresse d’âme chez l’un, chez l’autre cet éloignement provenait d’un désaccord en toutes choses. Sava avait pour Silas Toronthal le respect qu’une fille doit à son père, – rien de plus. Du reste, il la laissait libre d’agir, il ne la contrariait point dans ses goûts, il ne limitait pas ses œuvres de charité, dont son ostentation naturelle s’accommodait volontiers. En somme, pour lui, c’était indifférence. Pour elle, il faut l’avouer, c’était plutôt antipathie, presque répulsion.

À l’égard de Mme Toronthal, Sava éprouvait un tout antre sentiment. Si la femme du banquier subissait la domination de son mari, qui lui montrait peu de déférence, elle était bonne, du moins, elle valait mille fois mieux que lui par l’honnêteté de sa vie, par le soin de sa dignité personnelle. Mme Toronthal aimait profondément Sava. Sous la réserve de la jeune fille, elle avait su découvrir les qualités les plus sérieuses. Mais cette affection qu’elle ressentait, était quasi exaltée, mêlée d’une sorte d’admiration, de respect et même d’un peu de crainte. L’élévation du caractère de Sava, sa droiture, et, en de certains moments, son inflexibilité, pouvaient expliquer cette forme étrange de l’amour maternel. Cependant la jeune fille lui rendait affection pour affection. Même sans le lien du sang, toutes deux eussent été étroitement attachées l’une à l’autre.

On ne s’étonnera donc pas que Mme Toronthal eût été la première à deviner ce qui se passait dans l’esprit, puis dans le cœur de Sava. Souvent la jeune fille lui avait parlé de Pierre Bathory et de sa famille, sans remarquer l’impression douloureuse que ce nom produisait sur sa mère. Aussi, quand Mme Toronthal eut reconnu que Sava aimait ce jeune homme:

«Dieu le voudrait donc!» murmura-t-elle.

Ce que signifiaient ces paroles dans la bouche de Mme Toronthal, on le devine; mais ce qu’on ne peut savoir encore, c’est à quel point l’amour de Sava pour Pierre eût été comme une juste réparation du mal fait à la famille Bathory.

Cependant, si Mme Toronthal pouvait penser que cela entrait dans les desseins de la Providence, elle, dont l’âme était pieuse et croyante, il eût fallu que son mari consentît à ce rapprochement des deux familles. Aussi sans en rien dire à Sava, résolut-elle de le, pressentir à ce sujet.

Aux premiers mots que lui en dit sa femme, Silas. Toronthal, dans un mouvement de colère qu’il ne chercha point à maîtriser, s’emporta au delà de toute mesure. Mme Toronthal, brisée par cet effort, dut rentrer dans son appartement sur cette menace:

«Prenez garde, madame!… Si vous osiez jamais me reparler de ce projet, vous vous en repentiriez!»

Ainsi donc, ce que Silas Toronthal appelait la fatalité avait non seulement amené la famille Bathory dans cette ville, mais Sava et Pierre, rapprochés l’un de l’autre, n’avaient pas tardé à se connaître et à s’aimer!

On se demandera pourquoi tant d’irritation de la part du banquier. Avait-il formé de secrets desseins sur Sava, sur son avenir, que ces sentiments devaient contrarier? Au cas où son indigne délation eût été révélée un jour, n’aurait-il pas eu intérêt, au contraire, à ce que les conséquences en eussent été préalablement réparées dans la mesure du possible? Qu’aurait pu dire Pierre Bathory, devenu le mari de Sava Toronthal? Qu’aurait pu faire alors Mme Bathory? Certes, c’eût été une horrible situation, le fils de la victime marié à la fille de l’assassin, mais horrible surtout pour eux, non pour lui, Silas Toronthal!

Oui, sans doute, mais il y avait Sarcany, dont on était sans nouvelles, il y avait sonretour toujours possible, et, très probablement, des engagements éventuels du banquier avec son complice. Or, celui-ci n’était pas homme à les oublier, si la fortune tournait contre lui.

Il va sans dire que Silas Toronthal n’était pas sans être préoccupé de ce qu’avait pu devenir son ancien agent de la Tripolitaine. Pas de nouvelles de lui depuis leur séparation après l’affaire de Trieste, et cela remontait à quinze ans déjà. Même en Sicile, où il savait que Sarcany avait des relations par l’entremise de son camarade Zirone, les recherches étaient restées infructueuses. Mais Sarcany pouvait reparaître d’un jour à l’autre? Terreur permanente pour le banquier, à moins que cet aventurier ne fût mort, – nouvelle que Silas Toronthal aurait reçue avec une très compréhensible satisfaction. Peut-être, alors, eût-il vu sous un autre aspect cette possibilité d’une union entre la famille Bathory et la sienne. En tout cas, il n’y fallait pas songer à l’heure présente.

Silas Toronthal ne voulut donc point revenir sur l’accueil qu’il avait fait à sa femme, lorsqu’elle s’était hasardée à lui parler de Pierre Bathory. Il ne lui donna d’ailleurs aucune explication à cet égard. Surveiller plus sévèrement Sava, la faire espionner même, ce fut à quoi il s’appliqua désormais. Quant au jeune ingénieur, se conduire avec lui de façon hautaine, détourner la tête lorsqu’il le rencontrerait, agir enfin de manière à lui ôter tout espoir, ce fut aussi le parti auquel il s’arrêta. Et il ne réussit que trop bien à lui montrer que toute démarche de sa part serait absolument inutile!

Ce fut en ces circonstances que, dans la soirée du 10 juin, le nom de Sarcany fut jeté à travers les salons de l’hôtel du Stradone, après que la porte se fût ouverte devant cet impudent. Le malin même, Sarcany, accompagné de Namir, avait pris le chemin de fer de Gattaro à Raguse. Il était descendu dans un des principaux hôtels de la ville, il avait fait une élégante toilette, et, sans perdre une heure, il était venu se présenter chez son ancien complice.

Silas Toronthal le reçut et donna ordre de ne pas les déranger. Comment prit-il la visite de Sarcany? Fût-il assez maître de ses impressions pour ne rien laisser percer de ce qu’il éprouvait à le revoir, et composa-t-il avec lui? Sarcany, de son côté, se montra-t-il impérieux, insolent, comme autrefois? Rappela-t-il au banquier des promesses qui avaient pu être faites, des conventions arrêtées entre eux de longue date? Enfinparlèrent-ils du passé, du présent, de l’avenir? C’est ce qu’on ne pourrait dire, car cet entretien ne fut troublé par personne.

Mais voici ce qui en résulta.

Vingt-quatre heures après, une nouvelle, bien faite pour étonner, courait la ville. On parlait du mariage de Sarcany, – un riche personnage de la Tripolitaine, – avec Mlle Sava Toronthal.

Évidemment, le banquier avait dû céder aux menaces de l’homme qui pouvait le perdre d’un mot. Aussi, ni les prières de sa femme, ni l’horreur manifestée par Sava, dont son père prétendait disposer à sa seule convenance, rien ne devait-il le toucher.

Un mot seulement de l’intérêt que Sarcany avait à faire ce mariage, – intérêt qu’il n’avait point dissimulé à Silas Toronthal. Sarcany était maintenant ruiné. Cette part de fortune, qui avait permis au banquier de rétablir le crédit de sa maison, c’est à peine si elle avait suffi à l’aventurier pendant cette période de quinze ans. Depuis son départ de Trieste, Sarcany avait couru l’Europe, vivant en prodigue, pour qui les hôtels de Paris, de Londres, de Berlin, de Vienne, de Rome, n’eurent jamais assez de fenêtres pour qu’il pût y jeter l’argent au gré de ses fantaisies. Après les plaisirs de toutes sortes, ce fut aux chances du hasard qu’il demanda d’achever sa ruine, aussi bien dans les villes où les jeux fonctionnaient encore, en Suisse et en Espagne, que sur les tables de la Principauté monégasque, enserrée dans un périmètre de frontières françaises.

Il va sans dire que Zirone n’avait cessé d’être son second pendant toute cette période. Puis, lorsqu’ils n’eurent plus que quelques milliers de florins, tous deux étaient revenus dans ce pays, cher au Sicilien, en cette portion orientale de la Sicile. Là, ils ne restèrent pas oisifs, en attendant les événements, c’est-à-dire que le temps fût venu pour Sarcany de reprendre ses relations avec le banquier de Trieste. En effet, quoi de plus simple que de refaire sa fortune en épousant Sava, l’unique héritière du riche Silas Toronthal, – lequel n’avait rien à refuser à Sarcany.

En effet, aucun refus n’était possible, aucun refus n’avait été même tenté. Peut-être, après tout, y avait-il encore entre ces deux hommes et dans le problème dont ils poursuivaient la solution, une inconnue que dégagerait l’avenir.

Cependant une explication très nette fut demandée par Sava à son père. Pourquoi disposait-il ainsi d’elle?

«Mon honneur dépend de ce mariage, finit par répondre Silas Toronthal, et ce mariage se fera!»

Lorsque Sava rapporta cette réponse à sa mère, celle-ci tomba presque évanouie dans les bras de sa fille et ne put que verser des larmes de désespoir.

Silas Toronthal avait donc dit la vérité!

Le mariage fut fixé au 6 juillet.

Pendant ces trois semaines, on imagine ce que dut être l’existence de Pierre Bathory. Son trouble était effrayant. En proie à des accès de rage impuissante, tantôt il restait enfermé dans la maison de la rue Marinella, tantôt il s’échappait de cette ville maudite, et Mme Bathory pouvait craindre de ne plus le revoir.

Quelles paroles de consolation aurait-elle pu lui faire entendre? Tant qu’il n’avait pas été question de ce mariage, Pierre Bathory, bien qu’il fût repoussé par le père de Sava, pouvait conserver un peu d’espoir. Mais, Sava mariée, c’était un nouvel abîme, – abîme infranchissable cette fois! Quoi qu’eut dit le docteur Antékirtt, lui aussi, malgré ses promesses, il avait abandonné Pierre! Et pourtant, se demandait-il, comment la jeune fille qui l’aimait, dont il connaissait l’énergique nature, avait-elle pu consentir à cette union? Quel mystère y avait-il dans cet hôtel du Stradone, où se passaient de telles choses? Ah! que Pierre eût mieux fait de quitter Raguse, d’accepter les situations qui lui avaient été offertes au dehors, de s’en aller loin de Sava, qu’on livrait à cet étranger, à ce Sarcany!

«Non! répétait-il. C’est impossible!… Je l’aime!»

Le désespoir était donc entré dans cette maison qu’un rayon de bonheur avait éclairée pendant quelques jours!

Pointe Pescade, toujours en observation, très au courant des bruits de la ville, fut un des premiers instruits de ce qui se préparait. Dès qu’il connut cette nouvelle du mariage de Sava Toronthal et de Sarcany, il écrivit à Cattaro. Dès qu’il eût pu constater le pitoyable état auquel cette nouvelle avait réduit le jeune ingénieur, – auquel il s’intéressait vivement, – il en fit part au docteur Antékirtt.

Pour toute réponse, il reçut l’ordre de continuer à observer ce qui se passerait a Raguse et de tenir Cattaro au courant de tout.

Cependant, à mesure que s’approchait cette date néfaste du 6 juillet, l’état de Pierre Bathory ne faisait qu’empirer. Sa mère ne pouvait plus lui rendre un peu de calme. Comment, d’ailleurs, eût-il été possible de modifier les projets de Silas Toronthal? N’était-il pas évident, rien qu’à la hâte avec laquelle il avait été déclaré et fixé, que ce mariage était depuis longtemps résolu, que Sarcany et le banquier se connaissaient de longue date, que ce «riche Tripolitain» devait avoir sur le père de Sava une influence toute particulière?

Emporté par ses idées obsédantes, Pierre Bathory eut la pensée d’écrire à Silas Toronthal, huit jours avant la date indiquée pour la célébration du mariage.

Sa lettre resta sans réponse.

Pierre essaya alors de rencontrer le banquier dans la rue… Il ne put y parvenir.

Pierre voulut aller le chercher jusqu’en son hôtel… Il ne put en franchir la porte.

Quant à Sava et à sa mère, elles étaient maintenant invisibles. Nulle possibilité d’arriver jusqu’à elles!

Mais, si Pierre Bathory ne put revoir Sava ni son père, plusieurs fois, dans le Stradone, il se trouva face à face avec Sarcany. Au regard de haine du jeune homme, Sarcany ne répondit que par le plus insolent dédain. Pierre Bathory eut alors la pensée de le provoquer, afin de le forcer à se battre… Mais, sous quel prétexte, et pourquoi Sarcany aurait-il accepté une rencontre que son intérêt, à la veille de devenir le mari de Sava Toronthal, lui commandait d’éviter?

Six jours s’écoulèrent. Pierre, malgré les supplications de sa mère, malgré les prières de Borik, quitta la maison de la rue Marinella dans la soirée du 4 juillet. Le vieux serviteur voulut essayer de le suivre, mais il eut bientôt perdu ses traces. Pierre allait à l’aventure, comme s’il eût été fou, à travers les rues les plus désertes de la ville, le long des murailles de Raguse.

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Une heure après, on le rapportait, mourant, dans la maison de Mme Bathory. Un coup de poignard lui avait traversé la partie supérieure du poumon gauche.

Il n’y avait pas de doute possible: Pierre, arrivé au paroxysme du désespoir, s’était frappé lui-même!

Pointe Pescade, dès qu’il eut appris ce malheur, se hâta de courir au bureau du télégraphe.

Une heure après, le docteur Antékirtt recevait à Cattaro la nouvelle du suicide du jeune homme.

Il serait difficile de peindre la douleur de Mme Bathory, lorsqu’elle se retrouva devant son fils, qui n’avait peut-être plus que quelques heures à vivre. Mais l’énergie de la mère se raidit contre les faiblesses de la femme. Avant tout, des soins. Des pleurs, plus tard.

Un médecin fut mandé. Il arriva aussitôt, il visita le blessé, il écouta le souffle faible et intermittent de sa poitrine, il sonda sa blessure, il lui mit le premier appareil, il lui donna tous les secours de son art, mais il ne conservait aucun espoir.

Quinze heures après, l’état du jeune homme s’était encore aggravé par suite l’une hémorragie très considérable, et sa respiration, à peine sensible, menaçait de s’éteindre dans un dernier soupir.

Mme Bathory était tombée à genoux, priant Dieu de lui conserver son fils!

En ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit… Le docteur Antékirtt apparut et s’avança vers le lit du mourant.

Mme Bathory allait s’élancer vers lui: il la retint d’un geste.

Alors le docteur se pencha sur Pierre et l’examina avec attention, sans prononcer une seule parole. Puis, il le regarda avec une irrésistible fixité. Comme s’il se fût dégagé de ses yeux une puissance magnétique, il semblait faire pénétrer dans ce cerveau où la pensée allait s’éteindre, sa propre vie avec sa propre volonté.

Soudain, Pierre se redressa à demi. Ses paupières se soulevèrent, il regarda le docteur… Il retomba inanimé.

Mme Bathory se précipita sur son fils, jeta un cri et s’évanouit dans les bras du vieux Borik.

À ce moment, le docteur ferma les yeux du jeune mort; puis, il se releva, quitta la chambre, et on aurait pu l’entendre murmurer cette sentence, empruntée aux légendes indiennes:

«La mort ne détruit pas, elle ne rend gu’invisible!»

 

 

Chapitre VIII

Une rencontre dans le Stradone.

 

ette mort avait fait grand bruit par la ville; mais personne ne put soupçonner la véritable cause du suicide de Pierre Bathory, ni surtout que Sarcany et Silas Toronthal eussent une part dans ce malheur.

C’était le lendemain, 6 juillet, que devait se célébrer le mariage de Sava Toronthal et de Sarcany.

La nouvelle de ce suicide, accompli dans des circonstances si émouvantes, Mme Toronthal ni sa fille n’en eurent connaissance. Silas Toronthal, d’accord avec Sarcany, avait pris ses précautions à cet égard.

Il avait été convenu également que le mariage se ferait très simplement. On prétexterait un deuil dans la famille de Sarcany. Cela n’allait sans doute pas avec les habitudes fastueuses de Silas Toronthal; mais, en cette circonstance, il crut qu’il valait mieux faire les choses sans bruit. Les nouveaux mariés ne devaient rester que quelques jours à Raguse; puis ils partiraient pour Tripoli, où Sarcany résidait d’habitude, disait-on. Il n’y aurait donc point réception à l’hôtel du Stradone, ni pour la lecture du contrat, qui assurait un apport considérable à la jeune fille, ni après la cérémonie religieuse de l’église des Franciscains, qui suivrait immédiatement la cérémonie civile.

Ce jour-là, pendant que les derniers préparatifs du mariage se faisaient à l’hôtel Toronthal, deux hommes se promenaient, en causant, de l’autre côté du Stradone.

Ces deux hommes étaient Cap Matifou et Pointe Pescade.

En revenant à Raguse, le docteur Antékirtt avait ramené Cap Matifou. Sa présence n’était plus nécessaire à Cattaro, et si les deux amis, les «deux jumeaux» comme disait Pointe Pescade, furent absolument heureux de se revoir, qui pourrait en douter?

Quant au docteur, en arrivant à Raguse, il avait fait cette première apparition dans la maison de la rue Marinella; puis, il s’était retiré dans un modeste hôtel du faubourg de Plocce, où il attendait que le mariage de Sarcany et de Sava Toronthal fût accompli pour donner suite à ses projets.

Le lendemain, pendant une seconde visite à Mme Bathory, il avait lui-même aidé à coucher Pierre dans son cercueil, et il était rentré à son hôtel, après avoir envoyé Pointe Pescade et Cap Matifou surveiller le Stradone.

Or, rien n’empêchait Pointe Pescade de causer, pendant qu’il était tout yeux et tout oreilles.

«Je te trouve engraissé, mon Cap! disait-il en se haussant pour tâter la poitrine de l’Hercule.

Oui… et toujours solide!

Je m’en suis aperçu à ton accolade.

Mais, la pièce dont tu me parlais?… demanda Cap Matifou, qui tenait à son rôle.

Elle marche, elle marche!… Vois-tu, c’est que l’action est très compliquée!

Compliquée?

Oui!… Ce n’est point une comédie, c’est un drame, et le début est même très empoignant!»

Pointe Pescade se tut. Un coupé, mené rapidement, venait de s’arrêter devant l’hôtel du Stradone.

La porte s’ouvrit aussitôt et se referma sur le coupé, dans lequel Pointe Pescade avait reconnu Sarcany.

«Oui… très empoignant, reprit-il, et cela s’annonce même comme un grand succès!

Et le traître?… demanda Cap Matifou, que ce personnage semblait intéresser plus directement.

Eh bien… le traître triomphe, en ce moment, comme cela se fait toujours dans une pièce bien charpentée!… Mais patience!… Attendons le dénouement.

A Cattaro, dit Cap Matifou, j’ai bien cru que j’allais….

Entrer en scène?

Oui, Pointe Pescade, oui!»

Et Cap Matifou raconta ce qui s’était passé au bazar de Cattaro, c’est-à-dire comment ses deux bras avaient été réquisitionnés pour un enlèvement qui ne s’était pas fait.

«Bon! C’était trop tôt! répliqua Pointe Pescade, qui, «parlant pour parler,» comme on dit, ne cessait de regarder à droite et à gauche. Tu ne dois être que du quatrième ou du cinquième acte, mon Cap!… Peut-être, même, ne paraîtras-tu qu’à la dernière scène!… Mais sois sans inquiétude!… Tu feras un rude effet!… Tu peux y compter!»

En ce moment, un murmure lointain se fit entendre dans le Stradone, au tournant de la rue Marinella.

Pointe Pescade, interrompant la conversation, s’avança de quelque pas sur la droite de l’hôtel Toronthal.

Un convoi, qui sortait alors de la rue Marinella, venait de prendre le Stradone, en se dirigeant vers l’église des Franciscains, où l’office funèbre allait se dire.

Peu de personnes, d’ailleurs, à cet enterrement, dont la simplicité ne devait guère attirer l’attention publique, – un modeste cercueil porté à bras sous un drap noir.

Le convoi s’avançait lentement, quand, tout à coup, Pointe Pescade, étouffant un cri, saisit le bras de Cap Matifou.

«Qu’as-tu donc? demanda Cap Matifou.

– Rien!… Ce serait trop long à t’expliquer!»

Il venait de reconnaître Mme Bathory, qui avait voulu suivre l’enterrement de son fils.

L’église n’avait pas refusé ses prières à ce mort que le désespoir avait poussé au suicide, et le prêtre l’attendait dans la chapelle des Franciscains pour le conduire au cimetière.

Mme Bathory marchait derrière le cercueil, le regard sec. Elle n’avait plus la force de pleurer. Ses yeux, presque hagards, tantôt se portaient de côté, tantôt plongeaient jusque sous le drap mortuaire, qui recouvrait le corps de son fils.

Le vieux Borik se traînait près d’elle, à faire pitié.

Pointe Pescade sentit les larmes lui venir aux yeux. Oui! S’il n’avait pas eu le devoir de rester à son poste, le brave garçon n’eût pas hésité à se joindre aux quelques amis, aux quelques voisins, qui suivaient le convoi de Pierre Bathory.

Soudain, au moment où ce convoi allait passer devant l’hôtel Toronthal, la grande porte s’ouvrit. Dans la cour, devant le perron, deux voitures étaient prêtes à sortir.

La première franchit la porte et tourna de manière à redescendre le Stradone.

Dans cette voiture, Pointe Pescade aperçut Silas Toronthal, sa femme et sa fille.

Mme Toronthal, brisée par la douleur, était placée près de Sava, plus pâle que son voile nuptial.

Sarcany, accompagné de quelques parents ou amis, occupait la seconde voiture.

Pas plus d’apparat pour ce mariage qu’il n’y en avait pour cet enterrement. Des deux côtés, même tristesse, – effrayante.

Tout à coup, au moment où la première voiture tournait la porte, on entendit un cri déchirant.

Mme Bathory s’était arrêtée, et, la main tendue vers Sava, elle maudissait la jeune fille!

C’était Sava qui avait jeté ce cri! Elle avait vu la mère en deuil! Elle avait compris tout ce qu’où lui avait caché!… Pierre était mort, mort par elle et pour elle, et c’était son convoi qui passait, au moment où l’emportait sa voiture de mariée!

Sava tomba évanouie. Mme Toronthal, éperdue, voulut la ranimer… Ce fut en vain!… Elle respirait à peine!

Silas Toronthal n’avait pu retenir un mouvement de colère. Mais Sarcany, qui était accouru, sut se contenir.

Dans ces conditions, il était impossible de se rendre devant l’officier de l’état civil, et il fallut donner ordre aux voitures de rentrer à l’hôtel, dont la porte se referma bruyamment.

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Sava transportée dans sa chambre, fut déposée sur son lit, sans avoir fait un mouvement. Sa mère s’agenouilla près d’elle, et un médecin fut mandé en toute hâte. Pendant ce temps, le convoi de Pierre Bathory continuait à s’avancer vers l’église des Franciscains; puis, après l’office des morts, il s’achemina du côté du cimetière de Raguse.

Cependant Pointe Pescade avait compris que le docteur Antékirtt devait être au plus tôt informé de cet incident qu’il n’avait pu prévoir. Il dit donc à Cap Matifou:

«Reste ici et veille!»

Puis, tout courant, il se dirigea vers le faubourg de Plocce.

Le docteur, pendant le récit que lui fit rapidement Pointe Pescade, resta muet.

«Ai-je excédé mon droit? se disait-il. Non!.. Ai-je frappé une innocente?… Oui, sans doute! Mais cette innocente est la fille de Silas Toronthal!»

Alors, s’adressant à Pointe Pescade:

«Où est Cap Matifou?

Devant l’hôtel du Stradone.

J’aurai besoin de vous deux, ce soir?

A quelle heure?

A neuf heures.

Où devrons-nous vous attendre?

A la porte du cimetière!»

Pointe Pescade partit aussitôt pour rejoindre Cap Matifou, qui n’avait pas quitté son poste.

Le soir venu, vers huit heures, le docteur, enveloppé d’un ample manteau, se dirigea vers le port de Raguse. À l’angle de la muraille, sur la gauche, il atteignit une petite anse, perdue dans les roches, qui échancrait le littoral un peu au-dessus du port.

L’endroit était absolument désert. Ni maison, ni bateaux. Les barques de pêcheurs ne venaient jamais y mouiller, par crainte des nombreux récifs qui ferment cette anse. Le docteur s’arrêta, regarda autour de lui et fit entendre un cri, convenu sans doute. Presque aussitôt, un marin, s’approchant, disait:

«A vos ordres, maître.

Le canot est là, Pazzer?

Oui, derrière ce rocher.

Avec tous tes hommes?

Tous.

Et l’Electric?…

Plus loin, dans le nord, à trois encablures environ, en dehors de la petite crique.»

Et le marin montrait une sorte de fuseau, allongé dans l’ombre, dont pas un feu ne révélait la présence.

«Quand est-il arrivé de Cattaro? demanda le docteur.

Il y a une heure à peine.

Il a passé inaperçu?

Absolument, en se glissant le long des récifs.

Pazzer, que personne ne quitte son poste, et que l’on m’attende ici toute la nuit, s’il le faut!

Oui, maître!»

Le marin retourna vers l’embarcation, qui se confondait absolument avec les dernières roches de la grève.

Le docteur Antékirtt resta quelque temps encore sur le rivage. Sans doute, il voulait attendre que la nuit fut plus obscure encore. Par instants, il se promenait à grand pas. Puis, il s’arrêtait. Et alors, les bras croisés, muet et immobile, son regard se perdait sur cette mer Adriatique, comme s’il lui eût confié ses secrets.

La nuit était sans lune, sans étoiles. À peine une de ces petites brises de terre, qui se lèvent avec le soir et ne durent que quelques heures, se faisait-elle sentir. Quelques nuages élevés, mais assez épais, couvraient tout le ciel jusqu’à l’horizon de l’ouest, où la dernière barre de vapeurs, faite d’un trait plus clair, venait de s’effacer.

«Allons!» dit enfin le docteur.

Et, revenant du côté de la ville, dont il suivit l’enceinte, il se dirigea vers le cimetière.

Là, devant la porte, attendaient Pointe Pescade et Cap Matifou, blottis derrière un arbre, de manière à ne pas être vus.

Le cimetière était fermé à cette heure. Une dernière lumière venait de s’éteindre dans la maison du gardien. Personne n’y devait plus venir avant le jour.

Sans doute, le docteur avait une connaissance exacte du plan de ce cimetière. Sans doute aussi, son intention n’était pas d’y entrer par la porte – ce qu’il venait y faire devant être fait secrètement.

«Suivez-moi,» dit-il à Pointe Pescade et à son compagnon, qui s’étaient avancés vers lui.

Et tous trois commencèrent à longer le mur extérieur, que le vallonnement du terrain élevait par une pente assez sensible.

Après dix minutes de marche, le docteur s’arrêta; puis, montrant une brèche qui provenait d’un récent éboulement du mur:

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«Passons,» dit-il.

Il se glissa par celte brèche. Pointe Pescade et Cap Matifou la franchirent après lui.

Là, l’obscurité était plus profonde sous les grands arbres qui abritaient les tombes. Cependant, sans hésiter, le docteur suivit une allée, puis une contre-allée qui conduisait à la partie supérieure du cimetière. Quelques oiseaux de nuit, troublés à son passage, s’envolaient de ça et de là. Mais, hormis ces hibous et ces chouettes, il n’y avait pas un être vivant autour des stèles éparses sous les herbes.

Bientôt tous trois s’arrêtèrent devant un modeste monument, une sorte de petite chapelle, dont lagrille n’était pas fermée à clef.

Le docteur repoussa cette grille; puis, pressant le bouton d’une petite lanterne électrique, il en fit jaillir la lumière, mais de façon à ce qu’elle ne pût être aperçue du dehors.

«Entre,» dit-il à Cap Matifou.

Cap Matifou entra dans la petite chapelle et se trouva en face d’un mur, sur lequel trois plaques de marbre étaient incrustées.

Sur une de ces plaques, – celle du milieu, on lisait:

ÉTIENNE BATHORY.

1867.

La plaque de gauche ne portait pas d’inscription. La plaque de droite allait bientôt en avoir une.

«Enlève cette plaque,» dit le docteur.

Cap Matifou déplaça facilement la plaque qui n’était pas encore scellée; il la posa à terre, et une bière apparut au fond de la cavité ménagée dans le mur.

C’était le cercueil qui contenait le corps de Pierre Bathory.

«Retire cette bière,» dit le docteur.

Cap Matifou retira la bière, sans que Pointe Pescade eût besoin de l’aider, si lourde qu’elle fût, et, après être sorti de la petite chapelle, il la déposa sur l’herbe.

«Prends cet outil, dit le docteur en donnant un tournevis à Pointe Pescade, et enlève le couvercle de cette bière.»

Cela fut fait en quelques minutes.

Le docteur Antékirtt écarta de la main le drap blanc qui recouvrait le corps et il appuya sa tête sur sa poitrine, comme pour écouter les battements du cœur. Puis, se relevant:

«Retire ce corps,» dit-il à Cap Matifou.

Cap Matifou obéit, sans que ni lui ni Pointe Pescade, quoiqu’il s’agît d’une exhumation interdite, eussent fait une seule objection.

Lorsque le corps de Pierre Bathory eut été déposé sur l’herbe, Cap Matifou le réenveloppa de son linceul, sur lequel le docteur jeta son manteau. Le couvercle fut alors revissé, la bière replacée dans la cavité du mur, la plaque remise sur l’orifice qu’elle recouvrit comme avant.

Le docteur interrompit le courant de sa lanterne électrique, et l’obscurité redevint profonde.

«Prends ce corps,» dit-il à Cap Matifou.

Cap Matifou souleva dans ses robustes bras le corps du jeune homme, comme il eût fait de celui d’un enfant; puis, précédé du docteur et suivi de Pointe Pescade, il reprit la contre-allée, qui conduisait directement à la brèche du cimetière.

Cinq minutes après, la brèche étant franchie, le docteur. Pointe Pescade et Cap Matifou, après avoir contourné les murs de la ville, se dirigeaient vers le littoral.

Pas une parole n’avait été échangée; mais si l’obéissant Cap Matifou ne pensait pas plus qu’une machine, quelle succession d’idées se déroulait dans le cerveau de Pointe Pescade!

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Dans le trajet du cimetière au littoral, le docteur Antékirtt et ses deux compagnons n’avaient rencontré personne sur leur route. Mais, en approchant de la petite anse, où devait les attendre le canot de l’Electric, ils aperçurent un douanier qui allait et venait, en se promenant sur les premières roches du rivage.

Ils continuèrent leur chemin, cependant, sans s’inquiéter de sa présence. Un nouveau cri, jeté par le docteur, fit venir à lui le patron de l’embarcation restée invisible.

Sur un signe, Cap Matifou descendit le revers des roches et se disposa à mettre le pied dans le canot.

À ce moment, le douanier s’approcha, et, comme l’embarquement allait se faire:

«Qui êtes-vous? demanda-t-il.

Des gens qui vous donnent à choisir entre vingt florins comptant et un coup de poing de monsieur… aussi comptant!» répondit Pointe Pescade, en montrant Cap Matifou.

Le douanier n’hésita pas: il prit les vingt florins.

«Embarquons!» dit le docteur.

Un instant après, le canot avait disparu dans l’ombre. Cinq minutes plus tard, il accostait le long fuseau qu’il était impossible d’apercevoir du littoral.

L’embarcation fut hissée à bord, et l’Electric, mû par sa silencieuse machine, eut bientôt gagné le large.

Quant à Cap Matifou, il avait déposé le corps de Pierre Bathory sur un divan dans une étroite chambre, dont aucun hublot ne laissait passer la lumière à l’extérieur.

Le docteur, resté seul près de ce corps, se pencha sur lui, et ses lèvres vinrent baiser son front décoloré.

«Maintenant, Pierre, réveille-toi! dit-il. Je le veux!»

Aussitôt, comme s’il n’eût été qu’endormi de ce sommeil magnétique si semblable à la mort, Pierre rouvrit les yeux.

Une sorte de répulsion se peignit d’abord sur ses traits, quand il reconnut le docteur Antékirtt.

«Vous!… murmura-t-il, vous qui m’avez abandonné!

Moi, Pierre!

Mais qui êtes-vous donc?

Un mort… comme toi!

Un mort?…

Je suis le comte Mathias Sandorf!»

Fin de la deuxième partie

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1 Plus de trois millions de francs.