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Jules Verne

 

Mathias Sandorf

 

(Chapitre I-III)

 

 

111 dessins par Benett et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie, 1885

 

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© Andrzej Zydorczak

 

quatrième partie

 

 

Chapitre I

Le préside de Ceuta.

 

e 21 septembre, trois semaines après les derniers événements dont la province deCatane venait d’être le théâtre, un rapide steam-yacht, – c’était le Ferrato, – naviguait par une jolie brise de nord-est entre la pointe d’Europe, qui est anglaise sur la terre d’Espagne, et la pointe do l’Almina, qui est espagnole sur la terre marocaine. Les quatre lieues de distance que l’on compte d’une pointe à l’autre, s’il faut en croire la mythologie, ce serait Hercule, un prédécesseur de M. de Lesseps, qui les aurait ouvertes au courant de l’Atlantique, en basant d’un coup de massue cette portion du périple méditerranéen.

Voilà ce que Pointe Pescade n’eût pas oublié d’apprendre à son ami Cap Matifou, en lui montrant, dans le nord, le rocher de Gibraltar, dans le sud, le mont Hacho. En effet, Calpé et Abyla sont précisément les deux colonnes qui portent encore le nom de son illustre ancêtre. Sans doute, Cap Matifou aurait apprécié comme il le méritait ce «tour de force,» sans que l’envie eût mordu son âme simple et modeste. L’Hercule provençal se fût incliné devant le fils de Jupiter et d’Alcmène.

Mais Cap Matifou ne se trouvait pas parmi les passagers du steam-yacht, Pointe Pescade non plus. L’un soignant l’autre, tous deux étaient restés à Antékirtta. Si, plus tard, leur concours devenait nécessaire, ils seraient mandés par dépêche et amenés rapidement sur un des Electrics de l’île.

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Le docteur et Pierre Bathory étaient seuls à bord du Ferrato, commandé, en premier, par le capitaine Köstrik, en second, par Luigi. La dernière expédition, faite en Sicile dans le but de retrouver les traces de Sarcany et de Silas Toronthal, n’avait pu donner aucun résultat, puisqu’elle s’était terminée par la mort de Zirone. Il s’agissait donc de reprendre la piste, en obligeant Carpena à dire ce qu’il devait savoir de Sarcany et de son complice. Or, comme l’Espagnol, condamné aux galères, avait été envoyé au préside de Ceuta, c’était là qu’il fallait le rejoindre, là seulement que l’on pourrait se mettre en rapport avec lui.

Ceuta est une petite ville forte, une sorte de Gibraltar espagnol, établi sur les pentes orientales du mont Hacho, et c’est en vue de son port que le steam-yacht manœuvrait, ce jour-là, vers neuf heures du matin, à moins de trois milles du littoral.

Rien de plus animé que ce détroit célèbre, qui est comme la bouche même de la Méditerranée. C’est par là qu’elle s’abreuve des eaux de l’Océan Atlantique. C’est par là qu’elle reçoit ces milliers de navires, venus de l’Europe septentrionale et des deux Amériques, dont s’emplissent les centaines de ports de son immense périmètre. C’est par là qu’entrent ou sortent ces puissants paquebots, ces navires de guerre, auxquels le génie d’un Français a ouvert une porte sur l’Océan Indien et sur les mers du Sud. Rien de plus pittoresque que cet étroit canal, encadré dans ses montagnes si diverses d’aspect. Au nord se profilent les sierras de l’Andalousie. Au sud. sur cette côte admirablement accidentée, depuis le cap Spartel jusqu’à la pointe d’Almina, s’étagent les noires cimes des Bullones, le mont des Singes, les sommités des Septem fratres. À droite et à gauche apparaissent de pittoresques villes, blotties dans le fond des anses, assises aux flancs des premières rampes, étendues sur les basses grèves que dominent de gigantesques arrière-plans, Tarifa, Algésiras, Tanger, Ceuta. Puis, entre les deux rives, devant l’étrave rapide des steamers que n’arrêtent ni la mer ni le vent, sous la guibre de ces voiliers que les brises de l’ouest retiennent quelquefois par centaines à l’embouchure de l’Atlantique, se développe une surface d’eaux mobiles, changeantes, ici, grises et déferlantes, là, bleues et calmes, striées de petites crêtes, qui marquent la ligne des contre-courants avec leurs zig-zags dentelés. Nul ne pourrait être insensible au charme de ces beautés sublimes que deux continents, l’Europe et l’Afrique, mettent face à face sur ce double panorama du détroit de Gibraltar.

Cependant, le Ferrato s’approchait rapidement de la terre africaine. La baie rentrante, au fond de laquelle Tanger se cache, commençait à se fermer, tandis que le rocher de Ceuta devenait d’autant plus visible que la côte, au delà, fait un crochet vers le sud. On le voyait s’isoler peu à peu, comme un gros îlot, émergeant au pied d’un cap, retenu par l’étroit isthme qui le rattache au continent. Au-dessus, vers la cime du mont Hacho, apparut un fortin, construit sur l’emplacement d’une citadelle romaine, dans lequel veillent incessamment les vigies, chargées d’observer le détroit et surtout le territoire marocain, dont Ceuta n’est qu’une enclave. Ce sont à peu près ces mêmes dispositions orographiques que présente la petite principauté monégasque sur le territoire français.

À dix heures du matin, le Ferrato laissa tomber l’ancre dans le port, ou plutôt à deux encablures du quai de débarquement que battent de plein fouet les lames du large. Il n’y a là qu’une rade foraine, exposée au ressac de la houle méditerranéenne. Très heureusement, lorsque les navires ne peuvent mouiller dans l’ouest de Ceuta, ils trouvent un second mouillage de l’autre côté du rocher, ce qui les met à l’abri des vents d’amont.

Lorsque la «Santé» fut venue à bord, quand la patente eût été visée en franchise nette, vers une heure après midi, le docteur, accompagné de Pierre, se fit mettre à terre et débarqua sur un petit quai, au pied des murailles de la ville. Qu’il eût le ferme dessein de s’emparer de Carpena, nul doute à cet égard. Mais comment s’y prendrait-il? C’est ce qu’il ne déciderait qu’après inspection des lieux et suivant les circonstances, soit en faisant enlever l’Espagnol par force, soit même en facilitant son évasion du préside de Ceuta.

Cette fois, le docteur ne chercha point, à garder l’incognito, – au contraire. Déjà les agents, venus à bord, avaient répandu le bruit de l’arrivée d’un si fameux personnage. Qui ne connaissait de réputation, dans tout ce pays arabe, depuis Suez jusqu’au cap Spartel, le savant taleb, maintenant retiré dans son île d’Antékirtta, au fond de la mer des Syrtes? Aussi les Espagnols comme les Marocains lui firent-ils grand accueil. D’ailleurs, il ne fut point interdit de visiter le Ferrato, et de nombreuses embarcations ne tardèrent pas à l’accoster.

Tout ce bruit entrait évidemment dans le plan du docteur. Sa célébrité devait venir en aide à ses projets. Pierre et lui ne cherchèrent donc point à se soustraire à l’empressement du public. Une calèche découverte, prise au principal hôtel de Ceuta, leur fit d’abord visiter la ville, ses rues étroites, bordées de tristes maisons, sans cachet ni couleur, ça et là, de petites places avec des arbres amaigris et poussiéreux, abritant quelque méchante guinguette, un ou deux édifices civils, ayant l’aspect de casernes, – rien d’original, en un mot, si ce n’est peut-être le quartier mauresque, où la couleur n’est pas absolument éteinte.

Vers trois heures, le docteur donna l’ordre de le conduire chez le gouverneur de Ceuta, auquel il voulait rendre visite, – acte de courtoisie tout naturel de la part d’un étranger de distinction.

Il va sans dire que ce gouverneur ne peut être un fonctionnaire civil. Ceuta est, avant tout, une colonie militaire. On y compte environ dix mille âmes, officiers et soldats, négociants, pêcheurs ou marins au cabotage, répartis tant dans la ville que sur la bande de terrain, dont le prolongement vers l’est complète le domaine espagnol.

Ceuta était alors administrée par le colonel Guyarre. Cet officier supérieur avait sous ses ordres trois bataillons d’infanterie, détachés de l’armée continentale, qui viennent faire leur temps d’Afrique, un régiment de discipline, régulièrement fixé dans la petite colonie, deux batteries d’artillerie, une compagnie de pontonniers, plus une compagnie de Maures, dont les familles habitent un quartier spécial. Quant aux condamnés, leur nombre s’élève a peu près à deux mille.

Pour se rendre de la ville à la résidence du gouverneur, la voiture dut suivre, en dehors de l’enceinte, une route macadamisée, qui dessert l’enclave jusqu’à son extrémité vers l’est.

De chaque côté de la route, l’étroite bande, comprise entre le pied des montagnes et les relais de la mer, est bien cultivée, grâce au travail assidu des habitants, qui ont laborieusement lutté contre les mauvaises qualités du sol. Les légumes de toutes sortes ni les arbres à fruits n’y manquent; mais il faut dire aussi que les bras ne font point défaut.

En effet, les déportés ne sont pas seulement employés par l’État, soit dans les ateliers spéciaux, soit aux fortifications, soit aux routes dont l’entretien exige des soins continus, soit même à la police urbaine, lorsque leur bonne conduite permet d’en faire des agents qui surveillent et sont surveillés à la fois. Ces individus, envoyés au préside de Ceuta pour des peines qui vont de vingt ans à la perpétuité, les particuliers peuvent les occuper dans certaines conditions déterminées par le gouvernement.

Pendant sa visite à Ceuta, le docteur en avait rencontré quelques-uns, allant librement dans les rues de la ville, et précisément de ceux qui servaient aux travaux domestiques; mais il en devait voir un plus grand nombre, en dehors de l’enceinte fortifiée, sur les chemins et dans la campagne.

À quelle catégorie de ce personnel du préside appartenait Carpena, avant tout, il importait de le savoir. En effet, le plan du docteur pouvait être modifié, suivant que l’Espagnol, enfermé ou libre, travaillerait chez des particuliers ou pour le compte de l’État.

«Mais, dit-il à Pierre, comme sa condamnation est récente, il est probable qu’il ne jouit pas encore des avantages accordés aux condamnés plus anciens pour leur bonne conduite.

Et s’il est renfermé? demanda Pierre.

Son enlèvement sera plus difficile, répondit le docteur, mais, il faut qu’il se fasse, et il se fera!»

Cependant la voiture roulait doucement sur la route au petit pas des chevaux. À deux cents mètres en dehors des fortifications, un certain nombre de déportés, sous la surveillance des agents du préside, travaillaient à l’empierrement de la route. Il y en avait là une cinquantaine, les uns cassant des cailloux, les autres les répandant sur la chaussée ou les écrasant au moyen de rouleaux compresseurs. Aussi la voiture avait-elle dû suivre cette partie latérale du chemin, où la réfection ne se faisait pas encore.

Soudain le docteur saisit le bras de Pierre Bathory.

«Lui!» dit-il à voix basse.

Un homme se tenait là, à vingt pas de ses compagnons, appuyé sur le manche de sa pioche.

C’était Carpena.

Le docteur, après quinze ans, venait de reconnaître le paludier de l’Istrie sous son habit de condamné, comme Maria Ferrato l’avait reconnu sous son habit maltais dans les ruelles du Manderaggio. Ce criminel, aussi fainéant qu’impropre à tous métier, n’aurait pas même pu être employé dans les ateliers du préside. Casser des pierres sur une route, il n’était bon qu’à cette rude besogne.

Mais si le docteur l’avait reconnu, Carpena ne pouvait reconnaître en lui le comte Mathias Sandorf. À peine l’avait-il entrevu dans la maison du pêcheur Andréa Ferrato, au moment où il y amenait les agents de la police. Cependant, comme tout le monde, il venait d’apprendre l’arrivée du docteur Antékirtt à Ceuta. Or, ce docteur si renommé, – Carpena ne l’ignorait pas, – c’était le personnage dont lui avait parlé Zirone pendant leur entretien près des grottes de Polyphonie sur la côte de Sicile, c’était l’homme dont Sarcany recommandait avant tout de se défier, c’était le millionnaire à propos duquel la bande de Zirone avait tenté cet inutile coup de main de la Casa Inglese.

Que se passa-t-il dans l’esprit de Carpena, lorsqu’il se trouva inopinément en présence du docteur? Quelle fut l’impression dont son cerveau fut saisi avec cette instantanéité qui caractérise certains procédés photographiques? Cela serait assez difficile à dire. Mais, en réalité, ce que l’Espagnol sentit soudain, c’est que le docteur s’emparait de lui tout entier par une sorte d’ascendant moral, que sa personnalité s’annihilait devant la sienne, qu’une volonté étrangère, plus forte que sa propre volonté, l’envahissait. En vain voulut-il résister: il ne put que céder à cette domination.

Cependant le docteur, ayant fait arrêter sa voiture, continuait à le regarder avec une fixité pénétrante. Le point brillant de ses yeux produisait sur le cerveau de Carpena un étrange et irrésistible effet. Les sens de l’Espagnol s’éteignirent peu à peu par obtusion. Ses paupières clignotèrent, se fermèrent, ne conservant plus qu’une vibration frémissante. Puis, dès que l’anesthésie fut complète, il tomba sur le bord de la route, sans que ses compagnons se fussent aperçus de rien. D’ailleurs, il était endormi d’un sommeil magnétique dont aucun d’eux n’eût pu le tirer.

Alors le docteur donna l’ordre de se remettre en route pour la résidence du gouverneur. Cette scène ne l’avait pas retenu plus d’une demi-minute. Personne n’avait pu remarquer ce qui venait de se passer entre l’Espagnol et lui, – personne, si ce n’est Pierre Bathory.

«Maintenant, cet homme est à moi, lui dit le docteur, et je puis le contraindre…

– A nous apprendre tout ce qu’il sait? demanda Pierre.

Non, mais à faire tout ce que je voudrai qu’il fasse, et cela, inconsciemment. Au premier regard que j’ai d’abord jeté sur ce misérable, j’ai senti que je pourrais devenir son maître, substituer ma volonté à la sienne.

Cet homme, pourtant, n’est point un malade.

Eh! crois-tu donc que ces effets de l’hypnose ne se produisent que chez les névropathes? Non, Pierre, les plus réfractaires sont encore les aliénés. Il faut, au contraire, que le sujet ait une volonté, et j’ai été servi par les circonstances en trouvant dans ce Carpena une nature toute disposée à subir mon influence. Aussi va-t-il rester endormi tant que je n’interviendrai pas pour faire cesser son sommeil.

Soit, répondit Pierre, mais à quoi bon, puisque, même en l’état où il se trouve maintenant, il est impossible de le faire parler de ce que nous avons intérêt à savoir!

Sans doute, répondit le docteur, et il est bien évident que je ne peux lui faire dire une chose que j’ignore moi-même. Mais, ce qui est en mon pouvoir, c’est de l’obliger à faire, et quand cela me conviendra, ce que je voudrai qu’il fasse, sans que sa volonté puisse s’y opposer. Par exemple, demain, après-demain, dans huit jours, dans six mois, même lorsqu’il sera en état de veille, si je veux qu’il quitte le préside, il le quittera!…

Quitter le préside, répliqua Pierre, en sortir librement?… Encore faudrait-il que ses gardiens le lui permissent! L’influence de la suggestion ne peut aller jusqu’à lui faire rompre sa chaîne, ni briser la porte du bagne, ni franchir un mur infranchissable…

Non, Pierre, répondit le docteur, je ne puis l’obliger à faire ce que je pourrais faire moi-même. Aussi ai-je hâte d’aller rendre visite au gouverneur de Ceuta!»

Le docteur Antékirtt n’exagérait en rien. Ces faits de suggestion dans l’état hypnotique sont maintenant reconnus. Les travaux, les observations de Charcot, de Brown-Séquard, d’Azam, de Richet, de Dumontpallier, de Maudsley, de Bernheim, de Hack Tuke, de Rieger, de tant d’autres savants, ne peuvent plus laisser aucun doute à leur égard. Pendant ses voyages en Orient, le docteur avait pu en étudier des plus curieux et apporter à cette branche de la physiologie un riche contingent d’observations nouvelles. Il était donc très au courant de ces phénomènes et des résultats qu’on peut en tirer. Doué lui-même d’une grande puissance suggestive, qu’il avait souvent exercée en Asie-Mineure, c’était sur cette puissance qu’il comptait pour s’emparer de Carpena – puisque le hasard avait fait que l’Espagnol ne fût pas réfractaire à cette influence.

Mais, si le docteur était désormais maître de Carpena, s’il pouvait le faire agir comme et quand il le voudrait, en lui suggérant sa propre volonté, encore fallait-il que le prisonnier eût la liberté de ses mouvements, lorsque le moment serait venu de lui faire accomplir tel ou tel acte. Pour cela, l’autorisation du gouverneur était nécessaire. Or, cette autorisation, le docteur espérait bien l’obtenir du colonel Guyarre, de manière à rendre possible l’évasion de l’Espagnol.

Dix minutes plus tard, la voiture arrivait à l’entrée des grandes casernes qui s’élèvent presque à la limite de l’enclave, et elle s’arrêtait devant la résidence du gouverneur.

Le colonel Guyarre avait été déjà informé de la présence du docteur Antékirtt à Ceuta. Ce personnage célèbre, grâce à la réputation que lui faisaient ses talents et sa fortune, était comme une sorte de souverain en voyage. Aussi, après qu’il eut été introduit dans le salon de la résidence, le gouverneur lui fit-il beaucoup d’accueil ainsi qu’à son jeune compagnon, Pierre Bathory. Et, tout d’abord, il voulut se mettre à leur entière disposition pour visiter l’enclave, ce «petit morceau de l’Espagne, si heureusement découpé dans le territoire marocain.»

«Nous acceptons volontiers, monsieur le gouverneur, répondit le docteur, en espagnol, – langue que Pierre comprenait et parlait couramment comme lui. Mais je ne sais trop si nous aurons le temps de mettre à profit votre obligeance.

Oh! la colonie n’est pas grande, docteur Antékirtt, répondit le gouverneur. En une demi-journée on en a fait le tour? D’ailleurs, ne comptez-vous pas y séjourner quelque temps?

Quatre ou cinq heures à peine, dit le docteur. Je dois repartir ce soir même pour Gibraltar, où je suis attendu demain, dans la matinée.

Repartir ce soir même! s’écria le gouverneur. Permettez-moi d’insister! Je vous assure, docteur Antékirtt, que notre colonie militaire est digne d’être étudiée à fond! Sans doute, vous avez beaucoup vu, beaucoup observé pendant vos voyages; mais, ne fût-ce qu’au point de vue de son système pénitencier, je vous assure que Ceuta mérite d’attirer l’attention des savants, comme celle des économistes!»

Naturellement, le gouverneur n’était pas sans mettre quelque amour-propre à vanter sa colonie. Il n’exagérait rien, cependant, et le système administratif du préside de Ceuta, – identique à celui des présides de Séville, – est considéré comme l’un des meilleurs de l’Ancien et du Nouveau Monde, aussi bien en ce qui touche l’état matériel des déportés que leur amélioration morale. Le gouverneur insista donc pour qu’un homme aussi éminent que le docteur Antékirtt voulût bien retarder son départ, afin d’honorer de sa visite les divers services du pénitencier.

«Cela me serait impossible, monsieur le gouverneur; mais aujourd’hui, je vous appartiens, et si vous le voulez…

Il est déjà quatre heures, reprit le colonel Guyarre, et vous le voyez, il nous reste bien peu de temps…

En effet, répondit le docteur, et j’en suis d’autant plus contrarié, que, si vous tenez à me faire les honneurs de votre colonie, j’aurais voulu vous faire les honneurs de mon yacht!

Ne pourriez-vous pas, docteur Antékirtt. remettre d’un jour votre départ pour Gibraltar?

Je le ferais certainement, monsieur le gouverneur, si un rendez-vous, convenu pour demain, je vous le répète, ne m’obligeait à prendre la mer ce soir même!

Voilà qui est véritablement regrettable, répondit le gouverneur, et je ne me consolerai jamais de n’avoir pu vous retenir plus longtemps! Mais prenez garde! Je tiens votre bâtiment sous le canon de mes forts, et il ne dépend que de moi de le couler sur place!

Et les représailles, monsieur le gouverneur! répondit en riant le docteur. Voudriez-vous donc vous mettre en guerre avec le puissant royaume d’Antékirtta?

Je sais que ce serait risquer gros jeu! répondit le gouverneur sur le même ton de plaisanterie. Mais que ne risquerait-on pas pour vous garder vingt-quatre heures de plus!»

Sans avoir pris part à cette conversation, Pierre se demandait si le docteur avait ou non cheminé vers le but qu’il voulait atteindre. Cette résolution de quitter Ceuta le soir même ne laissait pas de l’étonner quelque peu. Comment, en un si court laps de temps, parviendrait-on à combiner les mesures indispensables pour amener l’évasion de Carpena? Avant quelques heures, les condamnés seraient rentrés au préside et enfermés pour la nuit. Dans ces conditions, obtenir que l’Espagnol eût la possibilité d’en sortir, cela ne laissait pas d’être fort problématique.

Mais Pierre comprit que le docteur suivait un plan nettement arrêté, quand il lui entendit répondre:

«Vraiment, monsieur le gouverneur, je suis désespéré de ne pouvoir vous accorder satisfaction à ce sujet, – aujourd’hui du moins! Cependant, peut-être serait-il possible de tout arranger?

Parlez, docteur Antékirtt, parlez!

Puisque je dois être demain matin à Gibraltar, il est nécessaire que je parte ce soir. Mais j’estime que mon séjour sur ce roc anglais ne doit pas durer plus de deux à trois jours. Or, c’est aujourd’hui jeudi, et, au lieu de continuer mon voyage au nord de la Méditerranée, rien ne me sera plus facile que de repasser dimanche matin par Ceuta…

Rien de plus facile, en effet, répondit le gouverneur, et aussi rien de plus obligeant pour moi! J’y mets quelque amour-propre sans doute! Eh! qui n’a pas sa pointe de vanité en ce monde? Ainsi, c’est convenu, docteur Antékirtt, à dimanche?

Oui, mais à une condition!

Quelle qu’elle soit, je l’accepte!

C’est que vous voudrez bien venir déjeuner, avec votre aide-de-camp, à bord du Ferrato.

Je m’y engage, docteur Antékirtt, je m’y engage… mais à une condition aussi!

Comme vous, monsieur le gouverneur, et, quelle qu’elle soit, je l’accepte d’avance!

C’est que monsieur Bathory et vous, répondit le gouverneur, vous accepterez de venir dîner à la résidence.

Voilà qui est entendu, dit le docteur, de sorte qu’entre le déjeuner et le dîner…

J’abuserai de mon autorité pour vous faire admirer toutes les splendeurs de mon royaume!» répondit le colonel Guyarre en serrant la main du docteur.

Pierre Bathory avait également accepté l’invitation qui venait de lui être faite, en s’inclinant devant le très obligeant et le très satisfait gouverneur de Ceuta.

Le docteur se prépara alors à prendre congé, et Pierre pouvait déjà lire dans ses yeux qu’il était arrivé à ses fins. Mais le gouverneur voulut accompagner ses futurs hôtes jusqu’à la ville. Tous trois prirent donc place dans la voiture et suivirent l’unique route qui met la résidence en communication avec Ceuta.

Si le gouverneur profita de l’occasion pour faire admirer les beautés plus ou moins contestables de la petite colonie, s’il parla des améliorations qu’il se proposait d’y introduire au point de vue militaire et civil, s’il ajouta que cette situation de l’ancien Abyla valait au moins celle de Calpé, de l’autre côté du détroit s’il affirma qu’il serait possible d’en faire un véritable Gibraltar, aussi imprenable que son pendant britannique, s’il protesta contre ces insolentes paroles de M. Ford: «Que Ceuta devrait appartenir à l’Angleterre, parce que l’Espagne n’en sait rien faire et sait à peine la garder,» enfin s’il se montra très irrité contre ces tenaces Anglais qui ne peuvent mettre un pied quelque part sans que ce pied y prenne aussitôt racine, cela ne saurait étonner de la part d’un Espagnol.

«Oui, s’écria-t-il, avant de songer à s’emparer de Ceuta, qu’ils songent donc à garder Gibraltar! Il y a là une montagne que l’Espagne pourrait bien un jour leur secouer sur la tête!»

Le docteur, sans demander comment les Espagnols pourraient provoquer une telle commotion géologique, ne voulut point contester cette assertion, lancée avec toute l’exaltation d’un hidalgo. D’ailleurs, la conversation fut interrompue par un arrêt subit de la voiture. Le cocher avait dû retenir ses chevaux devant un rassemblement d’une cinquantaine de déportés, qui barrait alors la route.

Le gouverneur fit signe à un des brigadiers de venir lui parler. Cet agent s’avança aussitôt vers la voiture, en marchant d’un pas réglementaire. Puis, les deux pieds joints, la main à la visière de sa casquette, il attendit militairement.

Tous les autres, prisonniers et gardiens, s’étaient rangés de chaque côté de la route.

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«Qu’y a-t-il? demanda le gouverneur.

Excellence, répondit le brigadier, c’est un condamné que nous avons trouvé couché sur le talus. Il paraît n’être qu’endormi, et pourtant, on ne peut pas parvenir à le réveiller.

Depuis combien de temps est-il dans cet état?

Depuis une heure environ.

Et il dort toujours?

Toujours, Excellence. Il est aussi insensible que s’il était mort! On l’a remué, on l’a piqué, on lui a même tiré un coup de pistolet à l’oreille: il ne sent rien, il n’entend rien!

Pourquoi n’est-on pas allé chercher le médecin du préside? demanda le gouverneur.

Je l’ai envoyé chercher, Excellence, mais il était sorti, et, en attendant qu’il vienne, nous ne savons que faire de cet homme.

Eh bien, qu’on le porte à l’hôpital!»

Le brigadier allait faire exécuter cet ordre, quand le docteur, intervenant:

«Monsieur le gouverneur, dit-il, voulez-vous me permettre, en ma qualité de médecin, d’examiner ce dormeur récalcitrant? Je ne serais pas fâché de le voir de plus près!

Et, au fait, c’est bien votre affaire! répondit le gouverneur. Un drôle qui va être soigné par le docteur Antékirtt!… En vérité, il n’aura pas à se plaindre!»

Tous trois descendirent de la voiture, et le docteur s’approcha du condamné, qui était couché sur le talus de la route. Chez cet homme profondément endormi, la vie ne se manifestait plus que par une respiration un peu haletante et la fréquence du pouls.

Le docteur fit signe que l’on s’écartât de lui. Puis, se penchant sur ce corps inerte, il lui parla à voix basse et le regarda longuement, comme s’il eût voulu faire pénétrer dans son cerveau une de ses volontés.

Se relevant alors:

«Ce n’est rien! dit-il. Cet homme est tout simplement tombé dans un accès de sommeil magnétique!

Vraiment? dit le gouverneur. Voilà qui est fort curieux! Et vous pouvez le tirer de ce sommeil?…

Rien n’est plus facile!»répondit le docteur.

Et, après avoir touché le front de Carpena, il lui souleva légèrement les paupières en disant:

«Réveillez-vous!.. Je le veux!»

Carpena s’agita, ouvrit les yeux, tout en continuant de rester dans un certain état de somnolence. Le docteur lui passa plusieurs fois et transversalement sa main devant la figure, afin d’agiter la couche d’air, et peu à peu son engourdissement se dissipa. Aussitôt il se releva; puis, sans avoir aucunement conscience de ce qui s’était passé, il alla se replacer au milieu de ses compagnons.

Le gouverneur, le docteur et Pierre Bathory remontèrent dans la voiture qui reprit sa marche vers la ville.

«En somme, demanda le gouverneur, est-ce que ce drôle n’avait pas un peu bu?

Je ne crois pas, répondit le docteur. Il n’y avait là qu’un simple effet de somnambulisme.

Mais comment s’était-il produit?

A cela je ne peux répondre,, monsieur gouverneur. Peut-être cet homme est-il sujet à de tels accès? Mais, maintenant, le voilà sur pied, et il n’y paraîtra plus!»

Bientôt la voiture arma à l’enceinte des fortifications, entra dans la ville, la traversa obliquement, et vint s’arrêter sur la petite place qui domine les quais d’embarquement.

Le docteur et le gouverneur prirent alors congé l’un de l’autre avec beaucoup de cordialité.

«Voilà le Ferrato,dit le docteur, en montrant le steam-yacht que la houle balançait gracieusement au large. Vous n’oublierez pas, monsieur le gouverneur, que vous avez bien voulu accepter de déjeuner à mon bord dimanche matin?

Pas plus que vous n’oublierez, docteur Antékirtt, que vous devez dîner à la résidence dimanche soir!

Je n’aurai garde d’y manquer!»

Tous deux se séparèrent, et le gouverneur ne quitta pas le quai qu’il n’eût vu s’éloigner la baleinière.

Et, quand ils furent de retour, le docteur dit à Pierre, qui lui demandait si tout s’était passé comme il le désirait:

«Oui!… Dimanche soir, avec la permission du gouverneur de Ceuta, Carpena sera à bord du Ferrato!»

À huit heures, le steam-yacht quitta son mouillage, prit la direction du nord, et le mont Hacho, qui domine cette portion de la côte marocaine, eut bientôt disparu dans les bruines de la nuit.

 

 

Chapitre II

Une expérience du docteur.

 

e passager, auquel on n’a rien dit de la destination du navire qui le porte, ne peut deviner sur quel point du globe il met le pied, lorsqu’il débarque à Gibraltar.

Tout d’abord, c’est un quai, coupé de petites darses pour l’accostage des embarcations, puis le bastion d’un mur d’enceinte, percé d’une porte sans caractère, ensuite une place irrégulière, bordée de hautes casernes qui s’étagent sur la colline, enfin l’amorce d’une longue rue, étroite et sinueuse, qui a nom Main-Street.

Au débouché de cette rue, dont le macadam reste humide par tous les temps, au milieu des portefaix, des contrebandiers, des cireurs de bottes, des vendeurs de cigares et d’allumettes, entre les baquets, les fardiers, les charrettes de légumes et de fruits, vont et viennent, dans un pêle-mêle cosmopolite, des Maltais, des Marocains, des Espagnols, des Italiens, des Arabes, des Français, des Portugais, des Allemands, – un peu de tout enfin, même des citoyens du Royaume-Uni, qui sont plus spécialement représentés par les fantassins à veste rouge et les artilleurs à veste bleuâtre, coiffés de ce tourteau de mitron, lequel ne tient sur l’oreille que par un miracle d’équilibre.

On est pourtant à Gibraltar, et cette Main-Street dessert toute la ville, depuis la Porte de Mer jusqu’à la porte d’Alameda. De là, elle se prolonge vers la pointe d’Europe, à travers les villas multicolores et les squares verdoyants, sous l’ombrage de grands arbres, au milieu des parterres de fleurs, des parcs de boulets, des batteries de canons de tous les modèles, des massifs de plantes de toutes les zones, sur une longueur de quatre mille trois cents mètres. C’est à peu près celle du rocher de Gibraltar, sorte de dromadaire sans tête, accroupi sur les sables de San Roque, et dont la queue traîne dans la mer méditerranéenne.

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Cet énorme rocher s’élève de quatre cent vingt-cinq mètres, à pic, du côté du continent qu’il menace de ses canons, les «dents de la vieille!» disent les Espagnols, – plus de sept cents pièces d’artillerie, dont les gueules s’allongent à travers les innombrables embrasures des casemates. Vingt mille habitants, six mille hommes de garnison, sont groupés sur les premières assises de la montagne que baignent les eaux du golfe, – sans compter les quadrumanes, ces fameux «monos,» singes sans queue, ces descendants des plus anciennes familles de l’endroit, en réalité, les véritables propriétaires du sol, qui occupent encore les hauteurs de l’antique Calpé. Du sommet de ce mont, on domine le détroit, on observe tout le rivage marocain, on découvre la Méditerranée d’un côté, l’Atlantique de l’autre, et les longues-vues anglaises ont un horizon de deux cents kilomètres qu’il est aisé de fouiller jusque dans ses moindres réduits, – et qu’elles fouillent.

Si, par une heureuse circonstance, le Ferrato fût arrivé deux jours plus tôt sur la rade de Gibraltar, si, entre le lever et le coucher du soleil, le docteur Antékirtt et Pierre Bathory eussent débarqué sur le petit quai, franchi la porte de Mer, suivi la Main-Street, dépassé la porte d’Alameda pour gagner les beaux jardins qui s’élèvent jusqu’à mi-colline, sur la gauche, peut-être les événements rapportés dans ce récit auraient-ils eu un cours plus rapide, et sans doute, très différent.

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En effet, le 19 septembre, dans l’après-midi, sur un de ces hauts bancs de bois, qui meublent les squares anglais, à l’abri des grands arbres, le dos tourné aux batteries rasantes de la rade, deux personnes causaient en prenant soin de ne point être entendues des promeneurs: c’étaient Sarcany et Namir.

On ne l’a pas oublié, Sarcany devait rejoindre Namir en Sicile, au moment où fut faite cette expédition de la Casa Inglese, qui se termina par la mort de Zirone. Prévenu à temps, Sarcany changea son plan de campagne, d’où il résulta que le docteur l’attendit vainement pendant les huit jours qu’il passa au mouillage de Catane. De son côté, sur les ordres qu’elle reçut, Namir quitta immédiatement la Sicile, afin de retourner à Tétuan, où elle résidait alors. Puis, ce fut de Tétuan qu’elle revint à Gibraltar, où Sarcany venait de lui donner rendez-vous. Il y était arrivé la veille, il en comptait repartir le lendemain.

Namir, cette sauvage compagne de Sarcany, lui était dévouée corps et âme. C’était elle qui l’avait élevé dans les douars de la Tripolitaine comme si elle eût été sa mère. Elle ne l’avait jamais quitte, même alors qu’il exerçait le métier de courtier dans la Régence, où de secrètes accointances l’unissaient aux redoutables sectaires du Senoûsisme, dont les projets menaçaient Antékirtta, ainsi qu’il a été dit plus haut.

Namir, de moitié dans ses pensées comme dans ses actes, liée à Sarcany par une sorte d’amour maternel, lui était plus attachée peut-être que ne l’avait jamais été Zirone, sou compagnon de plaisirs et de misères. Sur un signe de lui, elle eût commis un crime, sur un signe, elle eût été à la mort sans hésiter. Sarcany pouvait donc avoir en Namir une confiance absolue, et, s’il l’avait fait venir à Gibraltar, c’est qu’il voulait lui parler de Carpena dont il avait maintenant tout a craindre.

Cet entretien était le premier qu’ils eussent eu depuis l’arrivée de Sarcany à Gibraltar, ce devait être le seul, et il se fit en langue arabe.

Tout d’abord, Sarcany débuta par une question et reçut une réponse que tous deux regardaient, sans doute, comme des plus importantes, puisque leur avenir en dépendait.

«Sava?… demanda Sarcany.

Elle est en sûreté à Tétuan répondit Namir, et, a cet égard, tu peux être tranquille!

Mais, pendant ton absence?…

Pendant mon absence, la maison est confiée à une vieille juive, qui ne la quittera pas d’un instant! C’est comme une prison où personne ne pénètre et ne peut pénétrer! Sava, d’ailleurs, ne sait pas qu’elle est à Tétuan, elle ne sait pas qui je suis, elle ignore même qu’elle est en ton pouvoir.

Tu lui parles toujours de ce mariage?…

Oui, Sarcany, répondit Namir. Je ne la laisse pas se déshabituer de l’idée qu’elle doit être ta femme, et elle la sera!

Il le faut, Namir, il le faut, d’autant plus que, de la fortune de Toronthal, il ne reste que peu de chose maintenant!… En vérité, le jeu ne lui réussit guère à ce pauvre Silas!

Tu n’auras pas besoin de lui, Sarcany, pour redevenir plus riche que tu ne l’as jamais été!

Je le sais Namir, mais la date extrême, à laquelle mon mariage avec Sava doit être fait, approche! Or, il me faut un consentement volontaire de sa part, et, si elle refuse…

Je la forcerai bien à se soumettre! répondit Namir. Oui! je lui arracherai ce consentement!… Tu peux t’en rapporter à moi, Sarcany!»

Et il eût été difficile d’imaginer une physionomie plus résolue, plus farouche que celle de la Marocaine, pendant qu’elle s’exprimait de la sorte.

«Bien, Namir! répondit Sarcany. Continue à faire bonne garde! Je ne tarderai pas à te rejoindre!

Est-ce qu’il n’entre pas dans tes projets de nous faire bientôt quitter Tétuan? demanda la Marocaine.

Non, tant que je n’y serai pas forcé, puisque personne n’y connaît et n’y peut connaître Sava! Si les événements m’obligeaient à te faire partir, tu serais avertie à temps.

Et maintenant, Sarcany, reprit Namir, dis-moi pourquoi tu m’as fait venir à Gibraltar?

C’est parce que j’ai à te parler de certaines choses qu’il vaut mieux dire qu’écrire.

Parle donc, Sarcany, et s’il s’agit d’un ordre, quel qu’il soit, je me charge de l’exécuter.

Voici quelle est maintenant ma situation, répondit Sarcany. Madame Bathory a disparu, et son fils est mort! De cette famille je n’ai donc plus rien à craindre! Madame Toronthal est morte, et Sava est en mon pouvoir! De ce côté, je suis tranquille aussi! Des autres personnes qui connaissent ou ont connu mes secrets, l’une, Silas Toronthal, mon complice, est sous ma domination absolue; l’autre, Zirone, a péri dans sa dernière expédition en Sicile. Ainsi, de tous ceux que je viens de nommer, aucun ne peut parler, aucun ne parlera!

Qui crains-tu alors? demanda Namir.

Je crains uniquement l’intervention de deux individus, dont l’un sait une partie de mon passé, et dont l’autre semble vouloir se mêler à mon présent plus qu’il ne me convient!

L’un est Carpena?… demanda Namir.

Oui, répondit Sarcany, et l’autre, c’est ce docteur Antékirtt, dont les rapports avec la famille Bathory, à Raguse, m’avaient toujours paru très suspects! D’ailleurs, j’ai appris par Benito, l’hôtelier de Santa-Grotta, que ce personnage, riche à millions, avait tendu un piège à Zirone par l’entremise d’un certain Pescador, à son service. Or, s’il l’a fait, c’était certainement pour s’emparer de sa personne, – à défaut de la mienne, – et lui arracher ses secrets!

Cela n’est que trop évident, répondit Namir. Plus que jamais tu dois te défier de ce docteur Antékirtt…

Et autant que possible, il faudra toujours savoir ce qu’il fait, et surtout où il est!

Chose difficile, Sarcany, répondit Namir, car, ainsi que je l’ai entendu dire à Raguse, un jour il est à un bout de la Méditerranée, et le lendemain, il est à l’autre!

Oui! Cet homme-là semble avoir le don d’ubiquité! s’écria Sarcany. Mais il ne sera pas dit que je le laisserai se jeter à travers mon jeu sans y faire obstacle, et quand je devrais aller le chercher jusque dans son île Antékirtta, je saurai bien…

Le mariage fait, répondit Namir, tu n’auras plus rien à craindre de lui ni de personne!

Sans doute, Namir… et jusque-là…

Jusque-là, nous serons sur nos gardes! D’ailleurs, nous aurons toujours un avantage: ce sera de savoir où il est, sans qu’il puisse savoir où nous sommes! Parlons maintenant de Carpena. Sarcany, qu’as-tu à redouter de cet homme?

Carpena sait quels ont été mes rapports avec Zirone! Depuis plusieurs années, il était mêlé à diverses expéditions dans lesquelles j’avais la main, et il peut parler…

D’accord, mais Carpena est maintenant au préside de Ceuta, condamné aux galères perpétuelles!

Et c’est là ce qui m’inquiète, Namir!… Oui! Carpena, pour améliorer sa situation, pour obtenir un adoucissement, peut faire des révélations! Si nous savons qu’il a été déporté à Ceuta, d’autres le savent aussi, d’autres le connaissent personnellement, – ne fût-ce que ce Pescador qui l’a si habilement joué à Malte. Or, par cet homme, le docteur Antékirtt doit avoir le moyen d’arriver jusqu’à lui! Il peut vouloir lui acheter ses secrets à prix d’or! Il peut même essayer de le faire évader du préside! En vérité, Namir, cela est tellement indiqué que je me demande pourquoi il ne l’a pas encore fait!»

Sarcany, très intelligent, très perspicace, avait précisément deviné quels étaient les projets du docteur vis-à-vis de l’Espagnol, il comprenait tout ce qu’il en devait craindre.

Namir dut convenir que Carpena pouvait devenir très dangereux dans la situation où il se trouvait actuellement.

«Pourquoi, s’écria Sarcany, pourquoi n’est-ce pas lui plutôt que Zirone qui ait disparu là-bas!

Mais ce qui ne s’est pas fait en Sicile, répondit froidement Namir, ne peut-il se faire à Ceuta?»

C’était la question nettement posée. Namir expliqua alors à Sarcany que rien ne lui était plus facile que de venir de Tétuan à Ceuta, aussi souvent qu’elle le voudrait. Une vingtaine de milles au plus séparent ces deux villes. Tétuan se trouvant un peu en retour de la colonie pénitentiaire, dans le sud de la côte marocaine. Or, puisque les condamnés travaillent sur les routes ou circulent dans la ville, il lui serait très aisé d’entrer en communication avec Carpena, qui la connaissait, de lui laisser croire que Sarcany s’occupait de le faire évader, de lui remettre même un peu d’argent ou quelque supplément au menu ordinaire du pénitencier. Et s’il arrivait qu’un morceau de pain, un fruit fût empoisonné, qui s’inquiéterait de la mort de Carpena, qui en rechercherait les causes?

Un coquin de moins au préside, cela n’était pas pour inquiéter outre mesure le gouverneur de Ceuta! Alors Sarcany n’aurait plus rien à redouter de l’Espagnol, ni des tentatives du docteur Antékirtt, intéressé à connaître ses secrets.

En somme, de cet entretien il allait résulter ceci: pendant que les uns s’occuperaient de préparer l’évasion de Carpena, les autres tenteraient de la rendre impossible, en l’envoyant prématurément dans ces présides de l’autre monde, d’où l’on ne peut plus s’enfuir!

Tout étant convenu, Sarcany et Namir rentrèrent dans la ville et se séparèrent. Le soir même, Sarcany quittait l’Espagne pour rejoindre Silas Toronthal, et le lendemain, Namir, après avoir traversé la baie de Gibraltar, allait s’embarquer à Algésiras sur le paquebot qui fait régulièrement le service entre l’Europe et l’Afrique.

Or, précisément, en sortant du port, ce paquebot croisa un yacht de plaisance, qui se promenait sur la baie de Gibraltar, avant d’aller prendre son mouillage dans les eaux anglaises.

C’était le Ferrato. Namir, qui l’avait vu pendant sa relâche à Catane, le reconnut parfaitement.

«Le docteur Antékirtt ici! murmura-t-elle. Sarcany a raison, il y a un danger, et ce danger est proche!»

Quelques heures après, la Marocaine débarquait à Ceuta. Mais, avant de retourner à Tétuan, elle prenait ses mesures afin de se mettre en rapport avec l’Espagnol. Son plan était simple, il devait réussir, si le temps ne lui manquait pas pour l’exécuter.

Mais une complication avait surgi, à laquelle Namir ne pouvait s’attendre. Carpena, à la suite de celle intervention du docteur, lors de sa première visite à Ceuta, s’était donné comme malade, et, si peu qu’il le fût, il avait obtenu d’entrer à l’hôpital du pénitencier pour quelques jours. Namir en fut donc réduite à rôder autour de l’hôpital, sans pouvoir arriver jusqu’à lui. Toutefois, ce qui la rassurait, c’est que si elle ne pouvait voir Carpena, évidemment le docteur Antékirtt et ses agents ne le verraient pas davantage. Donc, pensait-elle, il n’y avait pas péril en la demeure. En effet aucune évasion n’était à craindre, tant que le condamné n’aurait pas repris son travail sur les routes de la colonie.

Namir se trompait dans ses prévisions. L’entrée de Carpena à l’hôpital du pénitencier allait au contraire favoriser les projets du docteur, et très probablement en amener la réussite.

Le Ferrato prit son mouillage dans la soirée du 22 septembre, au fond de cette baie de Gibraltar que battent trop fréquemment les vents d’est et de sud-ouest. Mais le steam-yacht n’y devait passer que la journée du 23, c’est-à-dire le samedi. Aussi le docteur et Pierre, après avoir débarqué dans la matinée, se rendirent-ils au Post-Office de Main-Street, où des lettres les attendaient, bureau restant.

L’une, adressée au docteur par un de ses agents de Sicile, lui mandait que, depuis le départ du Ferrato, Sarcany n’avait reparu ni à Catane, ni à Syracuse, ni à Messine.

L’autre, adressée à Pierre Bathory par Pointe Pescade, l’informait qu’il allait infiniment mieux, qu’aucune trace ne lui resterait de sa blessure. Le docteur Antékirtt pourrait lui faire reprendre son service, dès qu’il le voudrait, en compagnie de Cap Matifou, qui leur présentait à tous deux ses respectueux hommages d’Hercule au repos.

La troisième, enfin, adressée à Luigi venait de Maria. C’était plus que la lettre d’une sœur, c’était la lettre d’une mère.

Si, trente-six heures plus tôt, le docteur et Pierre Bathory se fussent promenés dans les jardins de Gibraltar, ils s’y seraient rencontrés avec Sarcany et Namir.

Cette journée fut employée à remplir les soutes du Ferrato avec l’aide de gabarres qui vont prendre le charbon aux magasins flottants, mouillés en rade. On renouvela également la provision d’eau douce, tant pour les chaudières que pour les caisses et charniers du steam-yacht. Tout était donc paré, lorsque le docteur et Pierre, qui avaient dîné dans un hôtel de Commercial Square, revinrent à bord, au moment où le canon, le «first gun fire», annonçait la fermeture des portes de cette ville, aussi disciplinairement tenue qu’un pénitencier de Norfolk ou de Cayenne.

Cependant le Ferrato ne leva pas l’ancre le soir même. Comme il lui fallait deux heures à peine pour traverser le détroit, il n’appareilla que le lendemain, à huit heures. Puis, après avoir passé sous le feu des batteries anglaises, qui voulurent bien rectifier leur tir d’exercice pour ne pas l’atteindre en pleine coque, il se dirigea à toute vapeur vers Ceuta. À neuf heures et demie, il était au pied du mont Hacho; mais, comme la brise soufflait du nord-ouest, la tenue n’eût pas été bonne à la place qu’il occupait trois jours avant sur la rade. Le capitaine alla donc mouiller de l’autre côté de la ville, dans une petite anse que son orientation met à l’abri des vents d’amont, et le Ferrato y laissa tomber l’ancre à deux encablures du rivage.

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Un quart d’heure plus tard, le docteur débarquait sur un petit môle, Namir qui le guettait, n’avait rien perdu des manœuvres du steam-yacht. Si le docteur no put reconnaître la Marocaine dont il n’avait fuit qu’entrevoir les traits dans l’ombre du bazar de Cattaro, celle-ci, qui l’avait souvent rencontré à Gravosa et à Raguse, le reconnut aussitôt. Aussi, résolut-elle de se tenir plus que jamais sur ses gardes, pendant tout le temps que durerait la relâche à Ceuta.

En débarquant, le docteur trouva le gouverneur de la colonie et un de ses aides de camp qui l’attendaient sur le quai.

«Bonjour, mon cher hôte, et soyez le bienvenu! s’écria le gouverneur. Vous êtes homme de parole! Et, puisque vous m’appartenez pour toute la journée au moins…

Je ne vous appartiendrai, monsieur le gouverneur, que lorsque vous serez devenu mon hôte! N’oubliez pas que le déjeuner vous attend à bord du Ferrato.

Eh bien, s’il attend, docteur Antékirtt, il ne serait pas poli de le faire attendre!»

La baleinière ramena à bord le docteur et ses invités. La table était luxueusement servie, et tous firent honneur au repas préparé dans la salle à manger du steam-yacht.

Pendant le déjeuner, la conversation porta principalement sur l’administration de la colonie, sur les mœurs et coutumes de ses habitants, sur les relations qui s’établissaient entre la population espagnole et les indigènes. Incidemment, le docteur fut amené à parler de ce condamné qu’il avait réveillé d’un sommeil magnétique, deux ou trois jours auparavant, sur la route de la résidence.

«Il ne se souvient de rien, sans doute? demanda-t-il.

De rien, répondit le gouverneur, mais, en ce moment, il n’est plus employé aux travaux d’empierrement.

Où est-il donc? demanda le docteur, avec un certain sentiment d’inquiétude que Pierre fut seul à remarquer.

Il est à l’hôpital, répondit le gouverneur. Il paraît que cette secousse a compromis sa précieuse santé!

Qu’est-ce que cet homme?

Un Espagnol, nommé Carpena, un vulgaire meurtrier, peu digne d’intérêt, docteur Antékirtt, et, s’il venait à mourir, je vous assure que ce ne serait point une perte pour le préside!»

Puis il fut question de tout autre chose. Sans doute, il ne convenait pas au docteur de paraître insister sur le cas de ce déporté, qui devait être entièrement rétabli après quelques jours d’hôpital.

Le déjeuner terminé, le café fut servi sur le pont, et les cigares et cigarettes s’évanouirent en fumée sous la tente de l’arrière. Puis le docteur offrit au gouverneur de débarquer, sans s’attarder davantage. Il lui appartenait maintenant, et il était prêt à visiter l’enclave espagnole dans tous ses services.

L’offre fut acceptée, et jusqu’à l’heure du dîner, le gouverneur allait avoir tout le temps de faire à son illustre visiteur les honneurs de la colonie.

Le docteur et Pierre Bathory furent donc consciencieusement promenés à travers toute l’enclave, ville et campagne. Il ne leur fut fait grâce d’aucun détail, ni dans le pénitencier ni dans les casernes. Ce jour là, – c’était un dimanche, – les déportés, n’étant point occupés à leurs travaux ordinaires, le docteur put les observer en de nouvelles conditions. Quant à Carpena, il ne le vit qu’en passant dans une des salles de l’hôpital et ne parut pas attirer son attention.

Le docteur comptait repartir dans la nuit même pour revenir à Antékirtta, mais non sans avoir donné la plus grande partie de sa soirée au gouverneur. Aussi, vers les six heures, rentra-t-il à la résidence, où l’attendait un dîner élégamment servi, qui devait être la réplique à son déjeuner du matin.

Il va sans dire que, pendant cette promenade intra et extra muros, le docteur avait été suivi par Namir, ne se doutant guère qu’il fût l’objet d’un si minutieux espionnage.

On dîna fort gaiement. Quelques personnes marquantes de la colonie, plusieurs officiers et leurs femmes, deux ou trois riches négociants, avaient été invites, et ne cachèrent point le plaisir qu’ils éprouvaient à voir et à entendre le docteur Antékirtt. Le docteur parla volontiers de ses voyages en Orient, à travers la Syrie, en Arabie, dans le nord de l’Afrique. Puis, ramenant la conversation sur Ceuta, il ne put que complimenter le gouverneur qui administrait avec tant de mérite l’enclave espagnole.

«Mais, ajouta-t-il, la surveillance des condamnés doit souvent vous causer quelque souci!

Et pourquoi, mon cher docteur?

Parce qu’ils doivent chercher à s’évader. Or, comme tout prisonnier pense plus à prendre la fuite que ses gardiens ne pensent à l’en empêcher, il s’ensuit que l’avantage est au prisonnier, et je ne serais pas surpris qu’il en manquât quelquefois à l’appel du soir?

Jamais, répondit le gouverneur, jamais! Où iraient-ils, ces fugitifs? Par mer, l’évasion est impossible! Par terre, au milieu de ces populations sauvages du Maroc, elle serait dangereuse! Aussi nos déportés restent-ils au préside, sinon par plaisir, du moins par prudence!

Soit, répondit le docteur, et il faut vous en féliciter, monsieur le gouverneur, car il est à craindre que la garde des prisonniers ne devienne de plus en plus difficile à l’avenir!

Pour quelle raison, s’il vous plaît? demanda un des convives que cette conversation intéressait d’autant plus particulièrement qu’il était directeur du pénitencier.

Eh! monsieur, répondit le docteur, parce que l’étude des phénomènes magnétiques a fait de grands progrès, parce que ses procédés peuvent être appliqués par tout le monde, enfin parce que les effets de suggestion deviennent de plus en plus fréquents et qu’ils ne tendent à rien de moins qu’à substituer une personnalité à une autre.

Et dans ce cas?… demanda le gouverneur.

Dans ce cas, je pense que, s’il est bon de surveiller les prisonniers, il ne sera pas moins sage de surveiller leurs gardiens. Pendant mes voyages, monsieur le gouverneur, j’ai été témoin de faits si extraordinaires que je crois tout possible dans cet ordre de phénomènes. Ainsi, dans votre intérêt, n’oubliez pas que si un prisonnier peut s’évader inconsciemment sous l’influence d’une volonté étrangère, un gardien, soumis à la même influence, peut le laisser fuir non moins inconsciemment.

Voudriez-vous bien nous expliquer en quoi consiste ce phénomène? demanda le directeur du pénitencier.

Oui, monsieur, et un exemple vous le fera très aisément comprendre, répondit le docteur. Supposez qu’un gardien ait une disposition naturelle à subir l’influence magnétique ou hypnotique, c’est la même chose, et admettons qu’un prisonnier exerce sur lui cette influence… Eh bien, dès cet instant, le prisonnier est devenu le maître du gardien, il lui fera faire ce qu’il voudra, il le fera aller où il lui plaira, il l’obligera à lui ouvrir la porte de sa prison quand il lui en suggérera l’idée.

Sans doute, répondit le directeur, mais à la condition de l’avoir préalablement endormi…

En cela vous vous trompez, monsieur, reprit le docteur. Tous ces actes pourront s’accomplir même dans l’état de veille, et sans que ce gardien en ait conscience!

Quoi, vous prétendez?…

Je prétends ceci et je l’affirme: sous cette influence, un prisonnier peut dire à son gardien: «Tel jour, à telle heure, tu feras telle chose, et il la fera! Tel jour, tu m’apporteras les clefs de ma cellule, et il les apportera! Tel jour tu ouvriras la porte du préside, et il l’ouvrira! Tel jour, je passerai devant toi, et tu ne me verras pas passer!»

Étant éveillé!…

Absolument éveillé!…»

À cette affirmation du docteur, un mouvement d’incrédulité, peu dissimulé, se fit dans toute l’assistance.

«Rien n’est plus certain, cependant, dit alors Pierre Bathory, et moi-même, j’ai été témoin de pareils faits.

Ainsi, dit le gouverneur, on peut supprimer la matérialité d’une personne aux regards d’une autre?

Entièrement, répondit le docteur, comme on peut, chez certains sujets, provoquer des altérations des sens telles qu’ils prendront du sel pour du sucre, du lait pour du vinaigre, ou de l’eau ordinaire pour des eaux purgatives dont ils éprouveront les effets! Rien n’est impossible en fait d’illusions ou d’hallucinations, quand le cerveau est soumis à cette influence.

Docteur Antékirtt, dit alors le gouverneur, je crois répondre au sentiment général de mes invités en vous disant que ces choses-là, il faut les avoir vues pour les croire!

Et encore!… ajouta une des personnes présentes, qui crut devoir faire cette restriction.

Il est donc fâcheux, reprit le gouverneur, que le peu de temps que vous avez à nous donner, à Ceuta, ne vous permette pas de nous convaincre par l’expérience.

Mais… je le puis… répondit le docteur.

A l’instant?

A l’instant, si vous le voulez!

Comment donc!… Vous n’avez qu’à parler!

Vous n’avez point oublié, monsieur le gouverneur, reprit le docteur, qu’un des condamnés du préside a été trouvé sur la route de la résidence, il y a trois jours, dormant d’un sommeil qui, je vous l’ai dit, n’était autre que le sommeil magnétique?

En effet, dit le directeur du pénitencier, et, même, cet homme est maintenant à l’hôpital.

Vous vous souvenez aussi que c’est moi qui l’ai réveillé, alors qu’aucun des gardiens n’avait pu y réussir?

Parfaitement.

Eh bien, cela a suffi à créer entre moi et ce déporté… – Comment se nomme-t-il?

– Carpena.

– …Entre moi et ce Carpena un lien de suggestion qui le met sous ma domination absolue.

Quand il est en votre présence?…

Même lorsque nous sommes séparés l’un de l’autre!

– Vous étant ici, à la résidence, et lui là-bas, à l’hôpital?… demanda le gouverneur.

Oui, et si vous voulez donner l’ordre qu’on le laisse libre, ce Carpena, qu’on ouvre devant lui les portes de l’hôpital et du pénitencier, savez-vous ce qu’il fera?…

Eh! il se sauvera!» répondit en riant le gouverneur.

Et il faut avouer que son rire fut si communicatif que toute l’assistance s’y associa.

«Non, messieurs, reprit très sérieusement le docteur Antékirtt, ce Carpena ne se sauvera que si je veux qu’il se sauve, et ne fera que ce que je voudrai qu’il fasse!

Et quoi, s’il vous plaît?

Par exemple, une fois hors de prison, je puis lui ordonner de prendre le chemin de la résidence, monsieur le gouverneur.

Et de venir ici?

Ici même, et, si je le veux, il insistera pour vous parler.

A moi?

A vous, et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, puisqu’il obéira à toutes mes suggestions, je lui suggérerai la pensée de vous prendre pour un autre personnage… tenez!… pour le roi Alphonse XII.

Pour sa Majesté le roi d’Espagne?

Oui, monsieur le gouverneur, et il vous demandera…

Sa grâce?

Sa grâce; et, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, la croix d’Isabelle par dessus le marché!»

Quel nouvel et général éclat de rire accueillit les dernières paroles du docteur Antékirtt!

«Et cet homme sera éveillé en faisant cela? ajouta le directeur du pénitencier.

Aussi éveillé que nous le sommes!

Non!… Non!… Ce n’est pas croyable, ce n’est pas possible! s’écria le gouverneur.

Faites-en l’expérience!… Ordonnez qu’on laisse à ce Carpena toute liberté d’agir!… Pour plus de sûreté, quand il aura quitté le pénitencier, recommandez qu’un ou deux gardiens le suivent de loin… Il fera tout ce que je viens de vous dire!

C’est convenu, et quand vous voudrez…

Il est bientôt huit heures, répondit le docteur, en consultant sa montre. Eh bien, à neuf heures?

Soit, et, après l’expérience?…

Après l’expérience, Carpena rentrera tranquillement à l’hôpital, sans même conserver le plus léger souvenir de ce qui se sera passé. Je vous le répète, – et c’est la seule explication que l’on puisse donner de ce phénomène, – Carpena sera sous une influence suggestive, venant de ma part, et, en réalité, ce ne sera pas lui qui fera toutes ces choses, ce sera moi!»

Le gouverneur, dont l’incrédulité à propos de ces phénomènes était manifeste, écrivit un billet qui prescrivait au gardien-chef du préside de laisser au condamné Carpena toute liberté d’agir, en se contentant de le faire suivre à distance. Puis, ce billet fut immédiatement porté au pénitencier par un des cavaliers de la résidence

Le dîner étant terminé, les convives se levèrent, et, sur l’invitation du gouverneur, passèrent dans le grand salon.

Naturellement, la conversation continua sur les divers phénomènes du magnétisme ou de l’hypnotisme, qui donnent lieu à tant de controverses, qui comptent tant de croyants et tant d’incrédules. Le docteur Antékirtt, pendant que les tasses de café circulaient au milieu de la fumée des cigares et des cigarettes que les Espagnoles elles-mêmes ne dédaignent pas, raconta vingt faits dont il avait été le témoin ou l’auteur, pendant l’exercice de sa profession, tous probants, tous indiscutables, mais qui ne parurent convaincre personne.

Il ajouta aussi que cette faculté de suggestion devrait très sérieusement préoccuper les législateurs, les criminalistes et les magistrats, car elle pouvait être exercée dans un but criminel. Incontestablement, grâce à ces phénomènes, il se produirait des cas où bien des crimes pourraient être commis, dont il serait presque impossible de découvrir les auteurs.

Tout à coup, à neuf heures moins vingt-sept minutes, le docteur, s’interrompant, dit:

«Carpena quitte en ce moment l’hôpital!»

Et, une minute après, il ajouta:

«Il vient de passer la porte du pénitencier!»

Le ton avec lequel ces paroles furent prononcées ne laissa pas d’impressionner singulièrement les invités de la résidence. Seul, le gouverneur continuait à hocher la tête.

Puis la conversation reprit pour et contre, tous parlant un peu à la fois, jusqu’au moment, – il était neuf heures moins cinq, – où le docteur l’interrompit une dernière fois en disant:

«Carpena est à la porte de la résidence.»

Presque aussitôt un domestique entrait dans le salon et prévenait le gouverneur qu’un individu, vêtu du costume des déportés, demandait avec insistance à lui parler.

«Laissez-le entrer,» répondit le gouverneur, dont l’incrédulité commençait à faiblir devant l’évidence des faits.

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Comme neuf heures sonnaient, Carpena se montra à la porte du salon. Sans paraître voir aucune des personnes présentes, bien qu’il eût les jeux parfaitement ouverts, il se dirigea vers le gouverneur, et s’agenouillant devant lui:

«Sire, dit-il, je vous demande grâce!»

Le gouverneur, absolument interloqué, comme s’il eût été lui-même sous l’empire d’une hallucination, ne sut d’abord que répondre.

«Vous pouvez lui accorder sa grâce, dit le docteur en souriant. Il ne conservera aucun souvenir de tout ceci!

Je te l’accorde! répondit le gouverneur avec la dignité du roi de toutes les Espagnes.

Et à cette grâce, Sire, reprit Carpena, toujours courbé, si vous voulez joindre la croix d’Isabelle…

Je te la donne!»

Carpena fit alors le geste de prendre un objet que lui aurait présenté le gouverneur, il attacha à sa veste une croix imaginaire; puis, il se releva et sortit à reculons.

Cette fois, tous les assistants, subjugués, le suivirent jusqu’à la porte de la résidence.

«Je veux l’accompagner, je veux le voir rentrer à l’hôpital! s’écria le gouverneur, qui luttait contre lui-même, comme s’il eût refusé de se rendre à l’évidence.

Venez donc!» répondit le docteur.

Et le gouverneur, Pierre Bathory, le docteur Antékirtt, accompagnés de quelques autres personnes, prirent le même chemin que Carpena, qui se dirigeait déjà vers la ville. Namir, après l’avoir épié depuis sa sortie du pénitencier, se glissant dans l’ombre, ne cessait de l’observer.

La nuit était assez obscure. L’Espagnol marchait sur la route d’un pas régulier, sans hésitation. Le gouverneur et les personnes de sa suite se tenaient à trente pas en arrière de lui, avec les deux agents du préside, qui avaient ordre de ne pas le perdre de vue.

La route, en se rapprochant de la ville, contourne l’anse que forme le second port, de ce côté du rocher de Ceuta. Sur l’eau, immobile et noire, tremblotait la réverbération de deux ou trois feux. C’étaient les hublots et le fanal du Ferrato, dont les formes se dessinaient vaguement, très agrandies par l’obscurité.

Arrivé en cet endroit, Carpena quitta la route et se dirigea sur la droite, vers un entassement de roches qui dominent la mer d’une douzaine de pieds. Sans doute, un geste du docteur qui n’avait été vu de personne, – peut-être même une simple suggestion mentale de sa volonté. – avait obligé l’Espagnol à modifier ainsi sa direction.

Les agents manifestèrent alors l’intention de presser le pas, afin de rejoindre Carpena pour lui faire reprendre le droit chemin: mais le gouverneur, sachant qu’aucune évasion n’était possible de ce côté, leur ordonna de le laisser libre.

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Cependant Carpena s’était arrêté sur l’une des roches comme s’il eût été immobilisé en cet endroit par quelque irrésistible puissance. Il eût voulu lever les pieds, mouvoir les jambes qu’il ne l’aurait pu. La volonté du docteur, qui était en lui, le clouait au sol.

Le gouverneur l’observa pendant quelques instants, puis, s’adressant à son hôte:

«Allons, mon cher docteur, qu’on le veuille ou non, il faut bien se rendre à l’évidence!…

Vous êtes convaincu maintenant, bien convaincu, monsieur le gouverneur?

Oui, bien convaincu qu’il est des choses auxquelles il faut croire comme une brute! A présent, docteur Antékirtt, suggérez à cet homme la pensée de rentrer immédiatement au préside! Alphonse XII vous l’ordonne!»

Le gouverneur avait à peine achevé sa phrase que Carpena, instantanément, sans même pousser un cri, se précipitait dans les eaux du port. Était-ce un accident? Etait-ce un acte volontaire de sa part? Venait-il donc, par quelque circonstance fortuite, d’échapper à la puissance du docteur? Nul n’aurait pu le dire.

Aussitôt tous de courir vers les roches, pendant que les agents descendaient au niveau d’une petite grève qui longe la mer en cet endroit… Il n’y avait plus aucune trace de Carpena. Quelques embarcations de pêcheurs arrivèrent en toute hâte, ainsi que celles du steam-yacht… Ce fut inutile. On ne retrouva même pas le cadavre du déporté, que le courant avait dû emporter au large.

«Monsieur le gouverneur, dit le docteur Antékirtt, je regrette vivement que notre expérience ait eu ce dénouement tragique auquel il était impossible de s’attendre!

Mais comment expliquez-vous ce qui vient d’arriver? demanda le gouverneur.

Par la raison que, dans l’exercice de cette puissance suggestive dont vous ne pouvez plus nier les effets, répondit le docteur, il y a encore des intermittences! Cet homme m’a échappé un instant, ce n’est pas douteux, et, soit qu’il ait été pris de vertige, soit pour toute autre cause, il est tombé du haut de ces roches! C’est fort regrettable, car nous avons perdu là un sujet vraiment précieux!

Nous avons perdu un coquin, rien de plus!» répondit philosophiquement le gouverneur.

Et ce fut toute l’oraison funèbre de Carpena.

En ce moment, le docteur et Pierre Bathory prirent congé du gouverneur. Ils devaient repartir avant le jour pour Antékirtta, et ils s’empressèrent de remercier leur hôte du bon accueil qui leur avait été fait dans la colonie espagnole.

Le gouverneur serra la main du docteur, il lui souhaita une heureuse traversée, après lui avoir fait promettre de venir le revoir, et il reprit le chemin de la résidence.

Peut-être pourra-t-on trouver que le docteur Antékirtt venait d’abuser quelque peu de la bonne foi du gouverneur de Ceuta. Que l’on juge, que l’on critique sa conduite en cette occasion, soit! Mais il ne faut pas oublier à quelle œuvre le comte Mathias Sandorf avait consacré sa vie ni ce qu’il avait dit un jour: «Mille chemins… un but!»

C’était un de ces mille chemins qu’il venait de prendre.

Quelques instants après, une des embarcations du Ferrato avait ramené à bord le docteur et Pierre Bathory. Luigi les attendait à la coupée pour les recevoir.

«Cet homme?… demanda le docteur.

Suivant vos ordres, répondit Luigi, notre canot, qui le guettait au pied des roches, l’a recueilli après sa chute, et je l’ai fait enfermer dans une cabine de l’avant.

Il n’a rien dit?… demanda Pierre.

Comment aurait-il pu parler?… Il est comme endormi et n’a pas conscience de ses actes!

Bien! répondit le docteur. J’ai voulu que Carpena tombât du haut de ces roches, et il est tombé!… J’ai voulu qu’il dormît, et il dort!… Quand je voudrai qu’il se réveille, il se réveillera!… Maintenant, Luigi, fais lever l’ancre, et en route!»

La chaudière était en pression, l’appareillage se fit rapidement, et quelques minutes après, le Ferrato, après avoir gagné la pleine mer, mettait le cap sur Antékirtta.

 

 

Chapitre III

Dix-sept fois.

 

ix-sept fois?…

Dix sept fois!

Oui!… La rouge a passé dix-sept fois!

Est-ce possible!…

C’est peut-être impossible, mais cela est!

Et les joueurs se sont entêtés contre elle?

Plus de neuf cent mille francs de gain pour la banque!

Dix-sept fois!… Dix-sept fois!…

A la roulette ou au trente et quarante?…

Au trente et quarante!

Il y a plus de quinze ans que cela ne s’était vu!

Quinze ans, trois mois et quatorze jours! répondit froidement un vieux joueur, appartenant à l’honorable classe des décavés. Oui, monsieur, et,détail curieux, – c’était en plein été, le 16 juin 1867… J’en sais quelque chose!»

Tels étaient les propos ou plutôt les exclamations, qui s’échangeaient dans le vestibule et jusque sur le péristyle du Cercle des Étrangers, à Monte Carlo, dans la soirée du 3 octobre, huit jours après l’évasion de Carpena du pénitencier espagnol.

Puis, au milieude cette foule de joueurs, hommes et femmes de toute nationalité, de tout âge, de toute classe, il se fit comme un brouhaha d’enthousiasme. On eût volontiers acclamé la rouge à l’égal d’un cheval qui aurait remporté le grand prix sur les champs de course de Longchamps ou d’Epsom! En vérité, pour cette population, tant soit peu interlope, que l’Ancien et le Nouveau Monde déversent quotidiennement sur la petite principauté de Monaco, cette «série de dix-sept» avait l’importance d’un événement politique, qui eût modifié les lois de l’équilibre européen.

On le croira volontiers, la rouge, dans celle obstination un peu extraordinaire, n’était pas sans avoir fait de nombreuses victimes, puisque le gain de la banque se chiffrait par une somme considérable. Près d’un million, disait-on dans les groupes, ce qui tenait à ce que la presque totalité des joueurs s’était acharnée contre cette passe invraisemblable.

Entre tous, deux étrangers avaient payé une plus large part à ce que les gentilshommes du tapis vert veulent bien appeler «la déveine.» L’un, très froid, très contenu, bien qu’il eût passé par des émotions, dont sa figure pâlie portait encore la trace, l’autre, la face bouleversée, les cheveux en désordre, le regard d’un fou ou d’un désespéré, venaient de descendre les marches du péristyle, et ils allèrent se perdre dans l’ombre du côté de la terrasse du Tir aux pigeons.

«Voilà plus de quatre cent mille francs que nous coûte cette maudite série! s’écria le plus âgé.

Vous pouvez dire quatre cent treize mille! répliqua le plus jeune, du ton d’un caissier qui chiffre le total d’une addition.

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Et maintenant il ne me reste que deux cent mille francs… à peine! reprit le premier joueur.

Cent quatre-vingt-dix-sept, seulement! répondit le second avec son flegme inaltérable.

Oui!… seulement… de près de deux millions que j’avais encore, quand vous m’avez forcé à vous suivre!

Un million sept cent soixante-quinze mille francs!

Et cela en moins de deux mois…

Un mois et seize jours!

Sarcany!… s’écria le plus âgé, que le sang-froid de son compagnon exaspérait non moins que la précision ironique qu’il apportait à relever ses chiffres.

Eh bien, Silas!»

C’étaient Silas Toronthal et Sarcany qui venaient d’échanger ces propos. Depuis leur départ de Raguse, en ce court espace de trois mois, ils en étaient arrivés à la ruine ou peu s’en fallait. Après avoir dissipé toute la part qu’il avait touchée pour prix de son abominable délation, Sarcany, était venu relancer son complice jusqu’à Raguse. Puis, tous deux, avaient quitté cette ville avec Sava. Et alors, Silas Toronthal, lancé par Sarcany sur ces routes du jeu et de toutes les dissipations qu’il comporte, n’avait pas été longtemps à compromettre sa fortune. Il faut le dire, de l’ancien banquier, spéculateur hasardeux s’il en fut, ayant plus d’une fois risqué sa situation dans des aventures financières dont le hasard était le seul guide, Sarcany n’avait pas eu de peine à faire un joueur, un assidu de cercles et finalement de tripots.

D’ailleurs, comment Silas Toronthal eût-il pu résister? N’était-il pas plus que jamais sous la domination de son ancien courtier de la Tripolitaine? Qu’il y eût en lui quelquefois des révoltes, Sarcany ne l’en tenait pas moins par un ascendant irrésistible, et le misérable était tombé si lourdement que la force lui manquait pour se relever. Aussi Sarcany ne s’inquiétait-il même plus de ces velléités qui prenaient son complice de se soustraire à son influence. La brutalité de ses réponses, l’implacabilité de sa logique, avaient bientôt remis Silas Toronthal sous le joug.

En quittant Raguse dans les conditions qui n’ont point été oubliées, le premier soin des deux associés avait été de mettre Sava en lieu sûr sous la garde de Namir. Et maintenant, dans cette retraite de Tétuan, perdue sur les confins de la région marocaine, il eût été difficile, sinon impossible, de la découvrir. Là, l’impitoyable compagne de Sarcany s’était chargée de briser la volonté de la jeune fille pour lui arracher son consentement à ce mariage. Inébranlable dans sa répulsion, se fortifiant dans le souvenir de Pierre, Sava avait jusqu’alors obstinément résisté. Mais le pourrait-elle toujours?

Entre temps, Sarcany n’avait cessé d’exciter son compagnon à se lancer dans les folies du jeu, bien que lui-même y eût dévoré sa propre fortune. En France, en Italie, en Allemagne, dans les grands centres où le hasard tient boutique sous toutes les formes, à la Bourse, sur les champs de course, dans les cercles des grandes capitales, dans les villes d’eaux comme dans les stations de bains de mer, Silas Toronthal céda à l’entraînement de Sarcany, et fut bientôt réduit à quelques centaines de mille francs. En effet, pendant que le banquier risquait son propre argent, Sarcany risquait celui du banquier, et par cette double pente, tous deux allaient à la ruine deux fois plus vite. D’ailleurs, ce que les joueurs appellent la déveine, – nom dont ils affublent leur inqualifiable sottise, – se prononça très nettement contre eux, et ce ne fut pas faute d’avoir tenté toutes les chances. En définitif, ce furent les tailles du baccara qui leur coûtèrent la plus grande partie des millions provenant des biens du comte Mathias Sandorf, et il fallut mettre en vente l’hôtel du Stradone, à Raguse.

Enfin, lassés de ces cercles suspects, où le «rien ne va plus» des croupiers devrait être prononcé dans la langue du Péloponèse, ils vinrent, en dernier ressort, demander un peu plus d’honnêteté aux hasards de la roulette et du trente et quarante. S’ils étaient dépouillés maintenant, du moins ne pourraient-ils en accuser que leur propre entêtement à lutter contre des chances inégales.

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Et voilà pourquoi tous deux se trouvaient à Monte-Carlo depuis trois semaines, ne quittant pas les tables du cercle, essayant des martingales les plus infaillibles, s’attelant à des marches qui marchaient à rebours, étudiant la rotation du cylindre de la roulette, lorsque la main du croupier s’est fatiguée dans le dernier quart d’heure de son service, chargeant du maximum des numéros qui s’obstinaient à ne pas sortir, mariant les combinaisons simples avec les combinaisons multiples, écoutant les conseils des anciens décavés, devenus professeurs de jeu, faisant enfin toutes les tentatives imbéciles, employant toutes les «féticheries» niaises, qui peuvent classer le joueur entre l’enfant qui n’a pas sa raison et l’idiot qui l’a pour jamais perdue. Et encore, si l’on ne risquait que son argent au jeu, mais on y affaiblit son intelligence à imaginer des combinaisons absurdes, on y compromet sa dignité personnelle dans cette familiarité que la fréquentation de ce monde très mélangé impose à tous.

En résumé, à la suite de cette soirée qui allait devenir célèbre dans les fastes de Monte-Carlo, par suite de leur obstination à lutter contre une série de dix-sept rouges au trente et quarante, il ne restait plus aux deux associés qu’une somme inférieure à deux cent mille francs. C’était la misère à bref délai.

Mais, s’ils étaient à peu près ruinés, ils n’avaient pas encore perdu la raison, et, tandis qu’ils causaient sur la terrasse, ils purent apercevoir un joueur, la tête égarée, qui courait à travers les jardins en criant:

«Il tourne toujours!… Il tourne toujours!»

Le malheureux s’imaginait qu’il venait de ponter sur le numéro destiné à sortir, et que le cylindre, dans un mouvement de giration fantastique, tournait et allait tourner jusqu’à la fin des siècles!.. Il était fou.

«Êtes-vous enfin redevenu plus calme, Silas? demanda Sarcany à son compagnon qui ne se possédait plus. Que cet insensé vous apprenne à ne pas perdre la tête!… Nous n’avons pas réussi, c’est vrai, mais la chance nous reviendra, parce qu’il faut qu’elle revienne, et sans que nous fassions rien pour la ramener!… Ne cherchons pas à l’améliorer! C’est dangereux, et d’ailleurs c’est inutile!… On ne réussit pas à changer une veine si elle est mauvaise, et rien ne peut la troubler si elle est bonne!… Attendons, et lorsqu’elle sera revenue, ayons assez d’audace pour forcer notre jeu dans la veine!»

Silas Toronthal écoutait-il ces conseils, – conseils absurdes, d’ailleurs, comme tous les raisonnements quand il s’agit d’un jeu de hasard? Non! Il était accablé et n’avait qu’une idée alors: échapper à cette domination de Sarcany, s’enfuir, et s’enfuir si loin, que son passé ne pût se retourner contre lui! Mais de tels accès de résolution ne pouvaient durer dans cette âme amollie et sans ressorts. D’ailleurs, il était surveillé de près par son complice. Avant de l’abandonner à lui-même. Sarcany avait besoin que son mariage avec Sava fût accompli. Puis, il se dégagerait de Silas Toronthal, il l’oublierait, il ne se souviendrait même pas que cet être faible eût existé, que tous deux se fussent jamais mêlés à des affaires communes! Jusque-là, il fallait que le banquier restât sous sa dépendance!

«Silas, reprit alors Sarcany, nous avons été trop malheureux aujourd’hui, pour que la chance ne tourne pas en notre faveur!… Demain, elle sera pour nous!

Et si je perds le peu qui me reste! répondit Silas Toronthal, qui se débattait en vain contre ces déplorables conseils.

Il nous restera encore Sava Toronthal! répondit vivement Sarcany. C’est un atout maître dans notre jeu, et il n’est pas possible qu’on le surcoupe, celui-là!

Oui!… demain!… demain!… répondit le banquier, qui était dans cette disposition mentale où un joueur risquerait sa tête.

Tous deux rentrèrent à leur hôtel, situé à mi-chemin de la route qui descend de Monte-Carlo à la Condamine.

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Le port de Monaco compris entre la pointe Focinana et le fort Antoine, forme une anse assez ouverte, exposée aux vents de nord-est et de sud-est. Il s’arrondit entre le rocher qui porte la capitale de l’État monégasque, et le plateau sur lequel reposent les hôtels, les villas et l’établissement de Monte-Carlo, au pied de ce superbe Mont Agel, dont la cime, haute de onze cents mètres, domine le pittoresque panorama des rivages de la Ligurie. La ville, peuplée de douze cents habitants, ressemble à un surtout, dressé sur cette table magnifique du rocher de Monaco, baigné de trois côtés par la mer, et qui disparaît sous l’éternelle verdure des palmiers, des grenadiers, des sycomores, des poivriers, des orangers, des citronniers, des eucalyptus, des buissons arborescents de géraniums, d’aloès, de myrtes, de lentisques et de palmachristi, disposés ça et là dans un merveilleux pêle-mêle.

De l’autre côté du port, Monte-Carlo fait face à la petite capitale, avec son curieux entassement d’habitations, bâties sur toutes les croupes, ses zig-zags de rues étroites et grimpantes, qui montent jusqu’à la route de la Corniche, suspendue à mi-montagne, son échiquier de jardins en floraison perpétuelle, son panorama de cottages de toutes formes, de villas de tous styles, dont quelques-unes viennent surplomber les eaux si limpides de cette anse méditerranéenne.

Entre Monaco et Monte-Carlo, au fond du port, depuis la grève jusqu’à l’étranglement de la vallée sinueuse qui sépare le groupe des montagnes, se développe une troisième cité: c’est la Condamine.

Au-dessus, vers la droite, surgit un mont grandiose, auquel son profil, tourné vers la mer, a fait donner le nom de Tête de Chien. Sur cette tête apparaît maintenant, à cinq cent quarante-deux mètres de hauteur, un fort qui a le droit de se croire imprenable et l’honneur de se dire français. De ce côté est la limite de l’enclave monégasque.

De la Condamine à Monte-Carlo, les voitures peuvent remonter par une rampe superbe. C’est à sa partie supérieure que se dressent des habitations particulières et des hôtels, dont l’un était précisément celui qu’occupaient Sarcany et Silas Toronthal. Des fenêtres de leur appartement, la vue s’étendait depuis la Condamine jusqu’au-dessus de Monaco, et ne s’arrêtait qu’à la Tête de Chien, cette face de dogue, qui semble interroger la Méditerranée comme un sphinx du désert lybique.

Sarcany et Silas Toronthal s’étaient retirés dans leurs chambres. Là, tous deux examinaient la situation, chacun à son point de vue. Les vicissitudes de la fortune allaient-elles briser la communauté d intérêts qui les avait si intimement liés depuis quinze ans?

Tout d’abord, Sarcany, en rentrant chez lui, avait trouvé une lettre qui venait de Tétuan et dont il rompit aussitôt le cachet.

En quelques lignes, Namir lui faisait parvenir deux informations d’un extrême intérêt pour lui: premièrement, la mort de Carpena, noyé dans le port de Ceuta, à la suite de circonstances assez extraordinaires; deuxièmement, l’apparition du docteur Antékirtt sur ce point de la côte marocaine, les rapports qu’il avait eus avec l’Espagnol, puis sa disparition presque immédiate.

Cette lettre lue, Sarcany ouvrit la fenêtre de sa chambre. Appuyé sur le balcon, le regard distrait, il se mit à réfléchir.

«Carpena mort?… Cela ne pouvait arriver plus à propos!… Maintenant, ses secrets sont noyés avec lui!… De ce côté, me voilà tranquille!… Plus rien à craindre!»

Puis, arrivant au second passage de la lettre:

«Quant à l’apparition du docteur Antékirtt à Ceuta, ceci est plus grave!… Qu’est-ce donc que cet homme? Peu m’importerait, après tout, si depuis quelque temps je ne le trouvais plus ou moins directement mêlé à ce qui me concerne!… A Raguse, ses rapports avec la famille Bathory!… A Catane, le piège qu’il a tendu à Zirone!… A Ceuta, cette intervention qui, en somme, a coûté la vie à Carpena!… Là, il était bien près de Tétuan, mais il ne semble pas qu’il y soit allé, ni qu’il ait connaissance de la retraite de Sava! Cela eût été le coup le plus terrible et il peut se produire encore!… Nous verrons s’il n’y a pas lieu d’y parer, non seulement pour l’avenir, mais pour le présent! Les Senoûsistes seront bientôt les maîtres de toute la Cyrénaïque, et ils n’auront qu’un bras de mer à traverser pour se jeter sur Antékirtta!.. S’il faut les y pousser;… je saurai bien…»

Que ce fussent là autant de points noirs à l’horizon de Sarcany, rien de plus évident. Dans la sombre machination qu’il suivait pas à pas, en face du but qu’il voulait atteindre, auquel il touchait presque, la plus petite pierre d’achoppement l’eût jeté à terre, et il ne se fût peut-être pas relevé. Or, non seulement cette intervention du docteur Antékirtt était de nature à l’inquiéter, mais la situation actuelle de Silas Toronthal commençait à lui causer de réels soucis.

«Oui, se disait-il, lui et moi, nous sommes acculés au mur… Demain, nous allons jouer le tout pour tout!… Ou la banque sautera ou c’est nous qui sauterons!… Que je sois ruiné par sa propre ruine, moi, je saurai me refaire! Mais Silas, c’est autre chose! Dès lors, il devient dangereux, il peut parler, il peut dévoiler ce secret sur lequel repose maintenant tout mon avenir!… Enfin, si jusqu’ici j’ai été maître de lui, à son tour, il devient maître de moi!»

La situation était bien telle que la voyait Sarcany. Il ne pouvait se faire d’illusion sur la valeur morale de son complice. Il lui avait autrefois donné des leçons: Silas Toronthal ne regarderait pas à en profiter, lorsqu’il n’aurait plus rien à perdre.

Sarcany se demandait donc ce qu’il conviendrait de faire. Ainsi absorbé dans ses réflexions, il ne vit rien de ce qui se passait à l’entrée du port de Monaco, à quelques centaines de pieds au-dessous de lui.

À une demi-encablure au large un long fuseau, sans mât ni cheminée, glissait au ras de la mer, dont sa coque n’excédait la surface que de deux ou trois pieds. Bientôt, après s’être peu à peu rapproché de la pointe Focinana, au-dessous du tir aux pigeons de Monte-Carlo, il vint chercher des eaux plus tranquilles à l’abri du ressac. Alors se détacha une légère yole de tôle, qui était comme incrustée au flanc de ce bateau presque invisible. Trois hommes y prirent place. En quelques coups d’aviron, ils eurent atteint une petite grève sur laquelle ils débarquèrent à deux, tandis que le troisième ramenait la yole à bord. Quelques instants plus tard, la mystérieuse embarcation, qui n’avait trahi sa présence ni par une lueur ni par un bruit, s’était perdue dans l’ombre, sans avoir laissé trace de son passage.

Quant aux deux hommes, dès qu’ils eurent dépassé la petite grève, ils suivirent la lisière des roches en se dirigeant vers la gare du chemin de fer, et ils remontèrent l’avenue des Spelugues qui contourne les jardins de Monte-Carlo.

Sarcany n’avait rien vu. En ce moment. sa pensée l’entraînait loin de Monaco, du côté de Tétuan… Mais il n’y allait pas seul, il forçait son complice à l’accompagner.

«Silas, maître de moi!… se répétait-il, Silas, pouvant d’un mot m’empêcher d’atteindre mon but!… Jamais!… Si demain le jeu ne nous a pas rendu ce qu’il nous a pris, je saurai bien l’obliger à me suivre!… Oui!… à me suivre jusqu’à Tétuan, et là, sur cette côte du Maroc, qui s’inquiétera de Silas Toronthal, s’il vient à disparaître?»

On le sait, Sarcany n’était pas homme à reculer devant un crime de plus, surtout quand les circonstances, l’éloignement du pays, la sauvagerie de ses habitants, l’impossibilité de rechercher et de retrouver le coupable, en rendraient l’accomplissement si facile.

Son plan étant combiné de la sorte, Sarcany referma sa fenêtre, se coucha et ne tarda pas à s’endormir, sans que sa conscience eut été troublée d’aucun remords.

Il n’en fut pas ainsi de Silas Toronthal. Le banquier passa une nuit horrible. De sa fortune d’autrefois, que lui restait-il? A peine deux cent mille francs, épargnés par le jeu, et encore n’en était-il plus le maître! C’était la mise d’une dernière partie! Ainsi le voulait son complice, ainsi il le voulait lui-même. Son cerveau affaibli, empli de calculs chimériques, ne lui permettait plus de raisonner froidement ni juste. Il était même incapable, – en ce moment, du moins, – de se rendre compte de sa situation comme l’avait fait Sarcany. Il ne se disait pas que les rôles étaient changés, qu’il tenait maintenant en son pouvoir celui qui l’avait tenu si longtemps dans le sien. Il ne voyait que le présent avec sa ruine immédiate, et ne songeait qu’à la journée du lendemain, qui le remettrait à flot ou le jetterait au dernier degré de la misère.

Telle fut cette nuit pour les deux associés. Si elle permit à l’un de prendre quelques heures de repos, elle laissa l’autre se débattre dans toutes les angoisses de l’insomnie.

Le lendemain, vers dix heures, Sarcany rejoignit Silas Toronthal. Le banquier, assis devant sa table, s’entêtait à couvrir de chiffres et de formules les pages de son carnet.

«Eh bien, Silas, lui demanda-t-il d’un ton léger – le ton d’un homme qui ne veut pas accorder aux misères de ce monde plus d’importance qu’elles ne le méritent, – eh bien, dans vos rêves, avez-vous donné la préférence à la rouge ou à la noire?

Je n’ai pas dormi un seul instant!… non!… Pas un seul! répondit le banquier.

Tant pis, Silas, tant pis!… Aujourd’hui il faut avoir du sang-froid, et quelques heures de repos vous eussent été nécessaires! Voyez-moi! Je n’ai fait qu’un somme, et je suis dans de bonnes conditions pour lutter contre la fortune! C’est une femme, après tout, et elle aime les gens qui sont capables de la dominer!

Elle nous a trahis, cependant!

Bah!… Un simple caprice!… Et son caprice passé, elle nous reviendra!»

Silas Toronthal ne répondit rien. Entendait-il même ce que lui disait Sarcany, tandis que ses yeux ne quittaient pas la feuille du carnet, sur lequel il avait tracé ses inutiles combinaisons?

«Que faisiez-vous donc là? demanda Sarcany. Des marches, des martingales?… Diable!… Vous me paraissez bien malade, mon cher Silas!… Il n’y a pas de calculs auxquels on puisse soumettre le hasard, et c’est le hasard seul qui se prononcera pour ou contre nous aujourd’hui!

Soit! répondit Silas Toronthal, après avoir fermé son carnet.

Eh! sans doute, Silas!… Je ne connais qu’une manière de le diriger, ajouta Sarcany ironiquement. Mais, pour cela, il faut avoir fait des études spéciales… et notre éducation est incomplète sur ce point! Donc, tenons-nous en à la chance!… Elle a été pour la banque hier! Il est possible qu’elle l’abandonne aujourd’hui!… Et si cela est, Silas, le jeu nous rendra tout ce qu’il nous a pris!

Tout!…

Oui, tout, Silas! Mais pas de découragement! Au contraire, de la hardiesse et du sang-froid!

Et, ce soir, si nous sommes ruinés? reprit le banquier, qui vint regarder Sarcany en face.

Eh bien, nous quitterons Monaco!

Pour aller où?… s’écria Silas Toronthal. Ah! maudit soit le jour où je vous ai connu, Sarcany, le jour où j’ai réclamé vos services!… Je n’en serais pas arrivé où j’en suis!

Il est un peu tard pour récriminer, mon cher! répondit l’impudent personnage, et un peu trop commode de désavouer les gens, quand on s’en est servi!

Prenez garde! s’écria le banquier.

Oui!… Je prendrai garde!» murmura Sarcany.

Et cette menace de Silas Toronthal ne put que le fortifier dans son projet de le mettre hors d’état de lui nuire.

Puis reprenant:

«Mon cher Silas, dit-il, ne nous fâchons pas! A quoi bon?… Cela excite les nerfs, et il ne faut pas être nerveux aujourd’hui!… Ayez confiance, et ne désespérez pas plus que moi!… Si, par malheur, la déveine s’acharnait encore contre nous, n’oubliez pas que d’autres millions m’attendent et que vous en aurez votre part!

Oui!… oui!… Il me faut ma revanche! reprit Silas Toronthal, en qui reparut l’instinct du joueur, un moment détourné. Oui! la banque a été trop heureuse hier, et ce soir…

Ce soir, nous serons riches, très riches, s’écria Sarcany, et je vous promets, Silas, que, cette fois, nous ne reperdrons pas ce que nous aurons regagné! Quoi qu’il arrive, d’ailleurs, demain nous quitterons Monte Carlo!… Nous partirons…

Pour?

Pour Tétuan, où nous avons une dernière partie à jouer, et la belle, celle-là, la belle!»

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