Poprzednia częśćNastępna cześć

 

 

Jules Verne

 

HECTOR SERVADAC

voyages et aventures à travers le monde solaire

 

(Chapitre V-VIII)

 

 

Dessins de P. Philippoteaux

Bibliothèque D’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

ser_02.jpg (44664 bytes)

© Andrzej Zydorczak

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

Chapitre V

Dans lequel l’élève Servadac est assez malmené par le professeur Palmyrin Rosette

 

insi donc, pour ces chercheurs, pour ces inventeurs d’hypothèses, tout était clair à présent, tout était expliqué. Ils se trouvaient emportés sur une comète, gravitant dans le monde solaire. Après le choc, c’était la terre, fuyant dans l’espace, que le capitaine Servadac avait entrevue derrière l’épaisse couche de nuages. C’était le globe terrestre qui avait provoqué cette importante et unique marée dont la mer Gallienne avait subi l’influence.

Mais enfin cette comète devait revenir à la terre, – du moins le professeur l’affirmait. Toutefois, ses calculs étaient-ils assez précis pour que ce retour fût mathématiquement assuré? On conviendra que les Galliens devaient conserver bien des doutes à cet égard.

Les jours suivants furent employés à l’installation du nouveau venu. C’était, heureusement, l’un de ces hommes, peu difficiles aux choses de la vie, qui s’accommodent de tout. Vivant jour et nuit dans les cieux, parmi les étoiles, courant après les astres vagabonds de l’espace, les questions de logement et de nourriture – son café à part –, le préoccupaient assez peu. Il n’eut pas même l’air de remarquer cette ingéniosité que les colons avaient déployée dans les aménagements de Nina-Ruche.

Le capitaine Servadac voulait offrir la meilleure chambre de toutes à son ancien professeur. Mais celui-ci, se souciant peu de partager la vie commune, refusa net. Ce qu’il lui fallait, c’était une sorte d’observatoire, bien exposé, bien isolé, et dans lequel il pourrait se livrer tranquillement à ses observations astronomiques.

Hector Servadac et le lieutenant Procope s’occupèrent donc de lui trouver le logement en question. Ils eurent la main assez heureuse. Dans les flancs du massif volcanique, à cent pieds environ au-dessus de la grotte centrale, ils découvrirent une sorte d’étroit réduit, suffisant à contenir l’observateur et ses instruments. Il y avait place pour un lit, quelques meubles, table, fauteuil, armoire, sans compter la fameuse lunette, qui fut disposée de manière à se manœuvrer facilement. Un simple filet de lave, dérivé de la grande chute, suffit à chauffer ledit observatoire.

C’est là que s’installa le professeur, mangeant les aliments qu’on lui apportait à heure fixe, dormant peu, calculant le jour, observant la nuit, en un mot se mêlant le moins possible à la vie commune. Le mieux, après tout, son originalité étant admise, était de le laisser faire à sa guise.

Le froid était devenu très vif. La colonne thermométrique n’accusait plus en moyenne que trente degrés centigrades au-dessous de zéro. Elle n’oscillait pas dans le tube de verre comme elle eût fait sous des climats capricieux, mais elle baissait lentement, progressivement. Cette baisse se continuerait ainsi jusqu’à ce qu’elle eût atteint la limite extrême des froids de l’espace, et la température ne remonterait que lorsque Gallia se rapprocherait du soleil en suivant sa trajectoire elliptique.

Si la colonne mercurielle n’oscillait pas dans le tube du thermomètre, cela tenait à ce qu’aucun souffle de vent ne troublait l’atmosphère gallienne. Les colons se trouvaient dans des conditions climatériques toutes particulières. Pas une molécule d’air ne se déplaçait. Tout ce qui était liquide ou fluide à la surface de la comète semblait être gelé. Donc, pas un orage, pas une averse, pas une vapeur, ni au zénith, ni à l’horizon. Jamais de ces brouillards humides ni de ces brumes sèches qui envahissent les régions polaires du sphéroïde terrestre. Le ciel conservait une invariable et inaltérable sérénité, tout imprégné, le jour, de rayons solaires, la nuit, de rayons stellaires, sans que les uns parussent être plus chauds que les autres.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que cette excessive température était parfaitement supportable en plein air. En effet, ce que les hiverneurs des contrées arctiques ne peuvent impunément éprouver, ce qui dessèche leurs poumons et les rend impropres aux fonctions vitales, c’est l’air froid violemment déplacé, c’est la bise aiguë, ce sont les brumes malsaines, les terribles chasse-neige. Là est la cause de toutes les affections qui tuent les navigateurs polaires. Mais, pendant les périodes de calme, lorsque l’atmosphère n’est pas troublée, fussent-ils à l’île Melville comme Parry, ou au-delà du quatre-vingt-unième degré comme Kane, plus loin encore hors des limites atteintes par le courageux Hall et les explorateurs du Polaris, ils savent braver les froids, quelque intenses qu’ils puissent être. A la condition d’être bien vêtus, bien nourris, ils affrontent les plus extrêmes températures en l’absence de tout vent, et ils l’ont fait, même lorsque l’alcool des thermomètres tombait à soixante degrés au-dessous de zéro.

Les colons de la Terre-Chaude étaient donc dans les meilleures conditions pour supporter les froids de l’espace. Les fourrures de la goélette, les peaux préparées ne leur manquaient pas. La nourriture était abondante et saine. Enfin le calme de l’atmosphère permettait d’aller et de venir impunément, malgré les excessifs abaissements de la température.

ser_65.jpg (184689 bytes)

D’ailleurs, le gouverneur général de Gallia tenait la main à ce que tous les colons fussent chaudement vêtus et abondamment nourris. D’hygiéniques exercices étaient prescrits et exécutés quotidiennement. Nul ne pouvait se soustraire au programme de la vie commune. Ni le jeune Pablo ni la petite Nina n’étaient exemptés de la règle. Bien emmitouflés de fourrures, ces deux êtres charmants avaient l’air de gracieux Esquimaux, lorsqu’ils patinaient ensemble devant le littoral de la Terre-Chaude. Pablo était toujours empressé près de sa compagne. Il l’aidait dans ses jeux, il la soutenait lorsqu’elle se sentait trop fatiguée. Tout cela était bien de leur âge.

Et que devenait Isac Hakhabut?

Après son assez maussade présentation à Palmyrin Rosette, Isac Hakhabut était revenu tout penaud à sa tartane. Un changement venait de se faire dans les idées d’Isac. – Avec les détails si précis donnés par le professeur, il ne pouvait plus douter, il ne doutait plus. Il se savait emporté dans l’espace par une vagabonde comète, à des millions de lieues de ce globe terrestre, sur lequel il avait fait tant et de si bonnes affaires!

A se voir ainsi, lui trente-sixième sur Gallia, il semble que cette situation, si en dehors des prévisions humaines, aurait dû modifier ses idées et son caractère, qu’il aurait dû faire un retour sur lui-même, revenir à de meilleurs sentiments envers ces quelques semblables que Dieu lui avait fait la grâce de laisser près de lui, et ne plus les considérer comme matière utilisable à son profit seulement.

Il n’en fut rien. Si Isac Hakhabut eût changé, il n’aurait pas été le spécimen accompli de ce que peut devenir l’homme qui ne pense qu’à lui-même. Au contraire, il s’endurcit à plaisir et ne songea plus qu’à ceci: exploiter la situation jusqu’au bout. Il connaissait assez le capitaine Servadac pour être assuré qu’il ne lui serait fait aucun tort; il savait que son bien était sous la sauvegarde d’un officier français, et qu’à moins d’un cas de force majeure, rien ne serait tenté contre lui. Or, ce cas de force majeure ne semblait pas devoir se produire, et voici comment Isac Hakhabut entendait exploiter la situation.

Les chances de retour à la terre, si peu assurées qu’elles fussent, méritaient cependant qu’il en fût tenu compte, d’une part. De l’autre, l’or et l’argent, anglais ou russes, ne manquaient pas dans la petite colonie, mais ce métal n’avait de valeur que s’il reprenait circulation sur l’ancienne terre. Il s’agissait d’absorber peu à peu toute la richesse monétaire de Gallia. L’intérêt d’Isac Hakhabut était donc celui-ci: vendre ses marchandises avant le retour, car, par leur rareté même, elles avaient plus de valeur sur Gallia qu’elles n’en auraient sur la terre, mais attendre que, par suite des besoins de la colonie, la demande fût de beaucoup supérieure à l’offre. De là, une hausse certaine et un lucre non moins certain. Donc, vendre, mais attendre pour mieux vendre.

Voilà à quoi réfléchissait Isac Hakhabut dans son étroite cabine de la Hansa. En tout cas, on était débarrassé de sa méchante figure, et il ne fallait pas s’en plaindre.

Pendant ce mois d’avril, le chemin parcouru par Gallia fut de trente-neuf millions de lieues, et, le mois achevé, elle se trouvait à cent dix millions de lieues du soleil. L’orbite elliptique de la comète, comprenant ses éphémérides, avait été très exactement dessinée par le professeur. Vingt-quatre divisions inégales étaient portées sur cette courbe et y représentaient les vingt-quatre mois de l’année gallienne. Ces divisions indiquaient le chemin parcouru mensuellement. Les douze premiers segments, marqués sur la courbe, diminuaient progressivement de longueur jusqu’au point aphélie, conformément à l’une des trois lois de Kepler; puis, ce point passé, ils allaient s’accroissant à mesure qu’ils se rapprochaient du périhélie.

ser_66.jpg (223605 bytes)

Le professeur communiqua un jour – c’était le 12 mai – son travail au capitaine Servadac, au comte Timascheff et au lieutenant Procope. Ceux-ci l’examinèrent avec un intérêt facile à comprendre. Toute la trajectoire de Gallia se développait à leurs yeux, et ils pouvaient voir qu’elle s’étendait un peu au-delà de l’orbite de Jupiter. Les chemins parcourus chaque mois et les distances au soleil y étaient exprimés en chiffres. Rien n’était plus clair, et si Palmyrin Rosette ne s’était pas trompé, si Gallia accomplissait exactement en deux années sa révolution, elle retrouverait la terre au point où elle l’avait heurtée, puisque, dans ce même laps de temps, deux révolutions terrestres se seraient mathématiquement accomplies. Mais quelles seraient alors les conséquences du nouveau choc? on ne voulait pas seulement y penser!

En tout cas, si l’exactitude du travail de Palmyrin Rosette pouvait être suspectée, il fallait se garder d’en laisser rien paraître.

«Ainsi donc, dit Hector Servadac, pendant le mois de mai, Gallia ne décrira que trente millions quatre cent mille lieues et sera reportée à cent trente-neuf millions de lieues du soleil?

– Exactement, répondit le professeur.

– Nous avons donc quitté la zone des planètes télescopiques? ajouta le comte Timascheff.

– Jugez-en vous-même, monsieur, répliqua Palmyrin Rosette, puisque j’ai tracé la zone de ces planètes!

– Et la comète sera à son aphélie, demanda Hector Servadac, juste un an après avoir passé à son périhélie?

– Juste.

– Au 15 janvier prochain?

– Évidemment, au 15 janvier… Ah! mais non! s’écria le professeur. Pourquoi dites-vous 15 janvier, capitaine Servadac?

– Parce que du 15 janvier au 15 janvier, cela fait un an, je suppose, autrement dit douze mois!…

– Douze mois terrestres, oui! répondit le professeur, mais non douze mois galliens!»

Le lieutenant Procope, à cette proposition inattendue, ne put s’empêcher de sourire.

«Vous souriez, monsieur, dit vivement Palmyrin Rosette. Et pourquoi souriez-vous?

– Oh! simplement, monsieur le professeur, parce que je vois que vous voulez réformer le calendrier terrestre.

– Je ne veux rien, monsieur, si ce n’est être logique!

– Soyons logiques, cher professeur! s’écria le capitaine Servadac, soyons logiques!

– Est-il admis, demanda Palmyrin Rosette d’un ton assez sec, que Gallia reviendra à son périhélie deux ans après y avoir passé?

– C’est admis.

– Ce laps de deux ans, qui constitue une révolution complète autour du soleil, constitue-t-il l’année gallienne?

– Parfaitement.

– Cette année doit-elle, comme toute année quelconque, être divisée en douze mois?

– Si vous le voulez, cher professeur.

– Ce n’est pas: si je le veux…

– Eh bien, oui! en douze mois! répondit Hector Servadac.

– Et de combien de jours ces mois seront-ils formés?

– De soixante jours, puisque les jours ont diminué de moitié.

– Capitaine Servadac, dit le professeur d’un ton sévère, réfléchissez à ce que vous dites…

– Mais il me semble que je rentre dans votre système, répondit Hector Servadac.

– En aucune façon.

– Expliquez-nous alors…

– Mais rien n’est plus simple! répliqua Palmyrin Rosette, qui haussa dédaigneusement les épaules. Chaque mois gallien doit-il comprendre deux mois terrestres?

– Sans doute, puisque l’année gallienne doit durer deux ans.

– Deux mois font-ils bien soixante jours sur terre?

– Oui, soixante jours.

– Et par conséquent?… demanda le comte Timascheff, en s’adressant à Palmyrin Rosette.

– Par conséquent, si deux mois comprennent soixante jours terrestres, cela fait cent vingt jours galliens, puisque la durée du jour à la surface de Gallia n’est plus que douze heures. Est-ce compris?

– Parfaitement compris, monsieur, répondit le comte Timascheff. Mais ne craignez-vous pas que ce nouveau calendrier ne soit un peu trouble…

– Trouble! s’écria le professeur! Depuis le 1er janvier, je ne compte pas autrement!

– Ainsi, demanda le capitaine Servadac, nos mois auront maintenant au moins cent vingt jours.

– Quel mal y voyez-vous?

– Aucun, mon cher professeur. Donc, aujourd’hui, au lieu d’être en mai, nous ne sommes qu’en mars?

– En mars, messieurs, au deux cent soixante-sixième jour de l’année gallienne, qui correspond au cent trente-troisième de l’année terrestre. C’est donc aujourd’hui le 12 mars gallien, et quand soixante jours galliens se seront écoulés en plus…

– Nous serons au 72 mars! s’écria Hector Servadac! Bravo! Soyons logiques!»

Palmyrin Rosette eut l’air de se demander si son ancien élève ne se moquait pas tant soit peu de lui; mais, l’heure étant avancée, les trois visiteurs quittèrent l’observatoire.

Le professeur avait donc fondé le calendrier gallien. Toutefois, il convient d’avouer qu’il fut le seul à s’en servir, et que personne ne le comprenait, lorsqu’il parlait du 47 avril ou du 118 mai.

Cependant, le mois de juin – ancien calendrier – était venu, durant lequel Gallia devait parcourir vingt-sept millions cinq cent mille lieues seulement et s’éloigner à cent cinquante-cinq millions de lieues du soleil. La température décroissait toujours, mais l’atmosphère restait aussi pure, aussi calme que par le passé. Tous les actes de l’existence s’accomplissaient sur Gallia avec une régularité, on pourrait dire une monotonie parfaite. Pour troubler cette monotonie, il ne fallait rien moins que cette personnalité bruyante, nerveuse, capricieuse, acariâtre même, de Palmyrin Rosette. Lorsqu’il daignait interrompre ses observations et descendre à la salle commune, sa visite provoquait toujours quelque scène nouvelle.

La discussion portait presque invariablement sur ce point que, quel que fût le danger d’une nouvelle rencontre avec la terre, le capitaine Servadac et ses compagnons étaient enchantés qu’elle dût se produire. Cela exaspérait le professeur, qui ne voulait pas entendre parler de retour et continuait ses études sur Gallia, comme s’il devait à jamais y demeurer.

Un jour – 27 juin –, Palmyrin Rosette arriva comme une bombe dans la salle commune. Là se trouvaient réunis le capitaine Servadac, le lieutenant Procope, le comte Timascheff et Ben-Zouf.

«Lieutenant Procope, s’écria-t-il, répondez sans ambages ni faux-fuyants a la question que je vais vous poser.

– Mais je n’ai pas l’habitude… répliqua le lieutenant Procope.

– C’est bien! reprit Palmyrin Rosette, qui semblait traiter le lieutenant de professeur à élève. Répondez à ceci: Avez-vous fait, oui ou non, le tour de Gallia avec votre goélette, et à peu près sur son équateur, autrement dit sur l’un de ses grands cercles?

– Oui, monsieur, répondit le lieutenant, que le comte Timascheff avait, d’un signe, engagé à satisfaire le terrible Rosette.

– Bien, reprit ce dernier. Et, pendant ce voyage d’exploration, n’avez-vous pas relevé le chemin parcouru par la Dobryna?

– Approximativement, répondit Procope, c’est-à-dire à l’aide du loch et de la boussole, et non par des hauteurs de soleil ou d’étoiles qu’il était impossible de calculer.

– Et qu’avez-vous trouvé?…

– Que la circonférence de Gallia devait mesurer environ deux mille trois cents kilomètres, ce qui lui donnerait sept cent quarante kilomètres pour son double rayon.

– Oui… dit Palmyrin Rosette comme à part lui, ce diamètre serait, en somme, seize fois moindre que celui de la terre, qui est de douze mille sept cent quatre-vingt-douze kilomètres.»

Le capitaine Servadac et ses deux compagnons regardaient le professeur sans comprendre où il voulait en venir.

«Eh bien, reprit Palmyrin Rosette, pour compléter mes études sur Gallia, il me reste à savoir quels sont sa surface, son volume, sa masse, sa densité, et l’intensité de la pesanteur.

– En ce qui concerne la surface et le volume, répondit le lieutenant Procope, puisque nous connaissons le diamètre de Gallia, rien n’est plus facile.

– Ai-je dit que c’était difficile? s’écria le professeur. Ces calculs-là, je les faisais en venant au monde!

– Oh! oh! fit Ben-Zouf, qui ne cherchait qu’une occasion d’être désagréable au contempteur de Montmartre.

– Élève Servadac, reprit Palmyrin Rosette, après avoir un instant regardé Ben-Zouf, prenez votre plume. Puisque vous connaissez la circonférence, d’un grand cercle de Gallia, dites-moi quelle est sa surface?

– Voici, monsieur Rosette, répondit Hector Servadac, décidé à se conduire en bon élève. Nous disons deux mille trois cent vingt-trois kilomètres, circonférence de Gallia, à multiplier par le diamètre sept cent quarante.

– Oui, et dépêchez-vous! s’écria le professeur. Cela devrait déjà être fait! Eh bien?

– Eh bien, répondit Hector Servadac, je trouve au produit un million sept cent dix-neuf mille vingt kilomètres carrés, ce qui représente la surface de Gallia.

– Soit une surface deux cent quatre-vingt-dix sept fois moindre que celle de la terre, qui est de cinq cent dix millions de kilomètres carrés.

– Peuh!» fit Ben-Zouf, en allongeant les lèvres d’un air assez méprisant pour la comète du professeur.

Un regard foudroyant de Palmyrin Rosette lui arriva en pleine figure.

«Eh bien, reprit le professeur qui s’animait, quel est le volume de Gallia maintenant?

– Le volume?… répondit Hector Servadac en hésitant.

– Élève Servadac, est-ce que vous ne sauriez plus calculer le volume d’une sphère dont vous connaissez la surface?

– Si, monsieur Rosette… Mais vous ne me donnez pas même le temps de respirer!

ser_67.jpg (218349 bytes)

– On ne respire pas en mathématiques, monsieur, on ne respire pas!»

Il fallait aux interlocuteurs de Palmyrin Rosette tout leur sérieux pour ne pas éclater.

«En finirons-nous? demanda le professeur. Le volume d’une sphère…

– Est égal au produit de la surface… répondit Hector Servadac en tâtonnant, multiplié…

– Par le tiers du rayon, monsieur! s’écria Palmyrin Rosette. Par le tiers du rayon! Est-ce fini?

– A peu près! Le tiers du rayon de Gallia étant de cent vingt-trois, trois, trois, trois, trois, trois…

– Trois, trois, trois, trois… répéta Ben-Zouf, en parcourant la gamme des sons.

– Silence! cria le professeur, sérieusement irrité. Contentez-vous des deux premières décimales, et négligez les autres.

– Je néglige, répondit Hector Servadac.

– Eh bien?

– Le produit de dix-sept cent dix-neuf mille vingt par cent vingt-trois trente-trois donne deux cent onze millions quatre cent trente-neuf mille quatre cent soixante kilomètres cubes.

– Voilà donc le volume de ma comète! s’écria le professeur. C’est quelque chose, en vérité!

– Sans doute, fit observer le lieutenant Procope, mais ce volume est encore cinq mille cent soixante-six fois moindre que celui de la terre, qui contient en chiffres ronds…

– Un trillion quatre-vingt-deux milliards huit cent quarante et un millions de kilomètres cubes, je le sais, monsieur, répondit Palmyrin Rosette.

– Et, par conséquent, ajouta le lieutenant Procope, le volume de Gallia est encore très inférieur à celui de la lune, qui est le quarante-neuvième du volume de la terre.

– Eh! qui vous parle de cela? riposta le professeur, se regardant comme blessé dans son amour-propre.

– Donc, poursuivit impitoyablement le lieutenant Procope, Gallia, vue de terre, ne serait pas plus apparente qu’une étoile de septième grandeur, c’est-à-dire invisible à l’œil nu!

– Nom d’un bédouin! s’écria Ben-Zouf. En voilà une jolie comète! Et c’est là-dessus que nous sommes!

– Silence! dit Palmyrin Rosette, hors de lui.

– Une noisette, un pois chiche, un grain de moutarde! continua de dire Ben-Zouf, qui se vengeait.

– Tais-toi, Ben-Zouf, dit le capitaine Servadac.

– Une tête d’épingle, quoi! Un rien de rien du tout!

– Mordioux! te tairas-tu?»

Ben-Zouf comprit que son capitaine allait se fâcher, et il quitta la salle, mais non sans éveiller par ses formidables éclats de rire tous les échos du massif volcanique.

Il était temps qu’il partît. Palmyrin Rosette était sur le point d’éclater et eut besoin de quelque temps pour se remettre. C’est qu’il ne voulait pas plus que l’on s’attaquât à sa comète que Ben-Zouf à Montmartre. Chacun défendait son bien avec le même acharnement.

Enfin, le professeur recouvra la parole et, s’adressant à ses élèves, c’est-à-dire à ses auditeurs:

«Messieurs, dit-il, nous connaissons maintenant le diamètre, la circonférence, la surface et le volume de Gallia. C’est quelque chose, mais ce n’est pas tout. Je prétends obtenir, par mesure directe, sa masse et sa densité, et savoir quelle est l’intensité de la pesanteur à sa surface.

– Ce sera difficile, dit le comte Timascheff.

– N’importe. Je veux savoir ce que pèse ma comète, et je le saurai.

– Ce qui rendra la solution de ce problème moins aisée, fit observer le lieutenant Procope, c’est que nous ignorons quelle est la substance dont Gallia est formée.

– Ah! vous ignorez quelle est cette matière? répondit le professeur.

– Nous l’ignorons, dit le comte Timascheff, et si vous pouviez nous renseigner à cet égard…

– Eh! messieurs, que m’importe! fit Palmyrin Rosette… Je résoudrai bien sans cela mon problème.

– Quand vous voudrez, cher professeur, nous serons à vos ordres! dit alors le capitaine Servadac.

– J’ai encore pour un mois d’observations et de calculs à faire, répondit Palmyrin Rosette d’un ton aigre, et vous voudrez bien attendre, sans doute, que j’aie fini!…

– Comment donc, monsieur le professeur! répondit le comte Timascheff, nous attendrons tout le temps qu’il vous plaira!

– Et même davantage! ajouta le capitaine Servadac, qui ne put retenir cette plaisanterie.

– Eh bien, rendez-vous dans un mois, répondit Palmyrin Rosette, au 62 avril prochain!»

C’était le 31 juillet de l’année terrestre.

 

 

Chapitre VI

Dans lequel on verra que Palmyrin Rosette est fondé à trouver insuffisant le matériel de la colonie

 

ependant, Gallia continuait à circuler dans les espaces interplanétaires sous l’influence attractive du soleil. Rien jusqu’alors n’avait gêné ses mouvements. La planète Nérina, qu’elle avait prise à son service en traversant la zone des astéroïdes, lui restait fidèle et accomplissait consciencieusement sa petite révolution bimensuelle. Il semblait que tout dût aller sans encombre pendant la durée de l’année gallienne.

Mais la grande préoccupation des habitants involontaires de Gallia était toujours celle-ci: reviendrait-on à la terre? L’astronome ne s’était-il pas trompé dans ses calculs? Avait-il bien déterminé la nouvelle orbite de la comète et la durée de sa révolution autour du soleil?

Palmyrin Rosette était si ombrageux qu’on ne pouvait lui demander de revoir le résultat de ses observations.

Donc, Hector Servadac, le comte Timascheff et Procope ne laissaient pas d’être inquiets à cet égard. Quant aux autres colons, c’était bien le moindre de leurs soucis. Quelle résignation à leur sort! Quelle philosophie pratique! Les Espagnols surtout, pauvres gens en Espagne, n’avaient de leur vie été si heureux! Negrete et ses compagnons ne s’étaient jamais trouvés dans de telles conditions de bien-être! Et que leur importait la marche suivie par Gallia? Pourquoi se seraient-ils préoccupés de savoir si le soleil la maintiendrait dans son cercle d’attraction ou si elle lui échapperait pour aller parcourir d’autres cieux? Ils chantaient, ces indolents, et, pour des majos, quel temps mieux employé que celui qui se passe en chansons?

Les deux êtres les plus heureux de la colonie, c’étaient, à n’en pas douter, le jeune Pablo et la petite Nina! Quelles bonnes parties ils faisaient ensemble, en courant à travers les longues galeries de Nina-Ruche, en grimpant les roches du littoral! Un jour, ils patinaient jusqu’à perte de vue sur la longue surface glacée de la mer. Un autre, ils s’amusaient à pêcher aux bords du petit lagon que la cascade de feu maintenait à l’état liquide. Cela n’empêchait pas les leçons que leur donnait Hector Servadac. Ils se faisaient parfaitement comprendre déjà, et, surtout, ils se comprenaient l’un l’autre!

Pourquoi ce jeune garçon, cette petite fille se seraient-ils préoccupés de l’avenir? Pourquoi auraient-ils regretté le passé?

Un jour, Pablo avait dit:

ser_68.jpg (228567 bytes)

«Est-ce que tu as des parents, Nina?

– Non, Pablo, répondit Nina, je suis toute seule. Et toi?

– Je suis tout seul aussi, Nina. – Et que faisais-tu là-bas?

– Je gardais mes chèvres, Pablo.

– Moi, répondit le jeune garçon, je courais nuit et jour devant l’attelage des diligences!

– Mais, maintenant, nous ne sommes plus seuls, Pablo.

– Non, Nina, pas du tout seuls!

– Le gouverneur est notre papa, et le comte et le lieutenant sont nos oncles.

– Et Ben-Zouf est notre camarade, reprit Pablo.

– Et tous les autres sont très gentils, ajouta Nina. On nous gâte, Pablo! Eh bien, il ne faut pas nous laisser gâter. Il faut qu’ils soient contents de nous… toujours!

– Tu es si sage, Nina, qu’à côté de toi on est obligé de l’être aussi.

– Je suis ta sœur, et tu es mon frère, dit Nina gravement.

– Bien sûr», répondit Pablo.

La grâce et la gentillesse de ces deux êtres les faisaient aimer de tous. On ne leur épargnait ni les bonnes paroles ni les bonnes caresses, dont la chèvre Marzy avait un peu sa part. Le capitaine Servadac et le comte Timascheff éprouvaient pour eux une sincère et paternelle affection. Pourquoi auraient-ils regretté, Pablo les brûlantes plaines de l’Andalousie, Nina les roches stériles de la Sardaigne? Il leur semblait, en vérité, que ce monde avait toujours été le leur!

Juillet arriva. A cette époque, et pendant ce mois, Gallia n’avait que vingt-deux millions de lieues à parcourir le long de son orbite, sa distance du soleil équivalant à cent soixante-douze millions de lieues. Elle se trouvait donc éloignée de l’astre attractif quatre fois et demie plus que la terre, dont elle égalait a peu près la vitesse. En effet, la moyenne de la vitesse du globe terrestre en parcourant l’écliptique est environ de vingt et un millions de lieues par mois, soit vingt-huit mille huit cents lieues par heure.

Le 62 avril gallien, un billet laconique fut adressé par le professeur au capitaine Servadac. Palmyrin Rosette comptait commencer ce jour même les opérations qui devaient lui permettre de calculer la masse, la densité de sa comète et l’intensité de la pesanteur à sa surface.

Hector Servadac, le comte Timascheff et Procope n’eurent garde de manquer au rendez-vous qui leur était donné. Cependant, les expériences qui allaient être faites ne pouvaient les intéresser au même degré que le professeur, et ils auraient bien préféré apprendre quelle était cette substance qui semblait uniquement composer la charpente gallienne.

Dès le matin, Palmyrin Rosette les avait rejoints dans la grande salle. Il ne semblait pas encore être de trop mauvaise humeur, mais la journée ne faisait que de commencer.

Tout le monde sait ce qu’on entend par l’intensité de la pesanteur. C’est la force attractive qu’exercé la terre sur un corps de masse égale à l’unité, et l’on se rappelle combien cette attraction s’était trouvée amoindrie sur Gallia, – phénomène qui avait naturellement accru les forces musculaires des Galliens. Mais dans quelle proportion, ils l’ignoraient.

Pour la masse, elle est formée par la quantité de matière qui constitue un corps, et cette masse est représentée par le poids même du corps. Quant à la densité, c’est la quantité de matière que contient un corps sous un volume donné.

Donc, première question à résoudre, quelle était l’intensité de la pesanteur à la surface de Gallia?

Deuxième question, quelle était la quantité de matière contenue dans Gallia, c’est-à-dire quels étaient sa masse et, par suite, son poids?

Troisième question, quelle était la quantité de matière que renfermait Gallia, son volume étant connu, autrement dit quelle était sa densité?

«Messieurs, dit le professeur, c’est aujourd’hui que nous allons terminer l’étude des divers éléments qui constituent ma comète. Lorsque nous connaîtrons l’intensité de la pesanteur à sa surface, sa masse et sa densité par mesure directe, elle n’aura plus de secrets pour nous. Nous allons donc, en somme, peser Gallia!»

Ben-Zouf, qui venait d’entrer dans la salle, entendit les dernières paroles de Palmyrin Rosette. Il sortit aussitôt sans mot dire et revint quelques instants après, disant d’un ton narquois:

«J’ai eu beau fouiller le magasin général, je n’ai point trouvé de balances, et, d’ailleurs, je ne sais vraiment pas où nous aurions pu les accrocher!»

Et, en parlant ainsi, Ben-Zouf regardait au-dehors, comme s’il eût cherché un clou dans le ciel.

Un regard du professeur et un geste d’Hector Servadac firent taire le mauvais plaisant.

«Messieurs, reprit Palmyrin Rosette, il faut que je sache, tout d’abord, ce que pèse sur Gallia un kilogramme terrestre. Par suite de la moindre masse de Gallia, son attraction est moindre, et la conséquence de ce fait est que tout objet pèse moins à sa surface qu’il ne pèserait à la surface de la terre. Mais quelle est la différence des deux poids, voilà ce qu’il faut connaître.

– Rien de plus juste, répondit le lieutenant Procope, et des balances ordinaires – si nous en avions eu – n’auraient pu servir à cette opération, puisque leurs deux plateaux étant également soumis à l’attraction de Gallia, elles ne pourraient donner le rapport entre un poids gallien et un poids terrestre.

– En effet, ajouta le comte Timascheff, le kilogramme par exemple, dont vous vous serviriez, aurait autant perdu de son poids que l’objet qu’il servirait à peser, et…

– Messieurs, répondit Palmyrin Rosette, si vous dites cela pour mon instruction particulière, vous perdez votre temps, et je vous prie de me laisser continuer mon cours de physique.»

Le professeur professait plus que jamais ex cathedra.

«Avez-vous un peson et un poids d’un kilo? demanda-t-il. Tout est là. Avec un peson, le poids est indique par une lame d’acier ou par un ressort qui agissent en raison de leur flexibilité ou de leur tension. L’attraction ne l’influence donc en aucune manière. En effet, si je suspends un poids d’un kilogramme terrestre à mon peson, l’aiguille marquera exactement ce que pèse ce kilogramme à la surface de Gallia. Je connaîtrai donc l’écart qui existe entre l’attraction de Gallia et l’attraction de la terre. Je réitère donc ma demande: Avez-vous un peson?»

Les auditeurs de Palmyrin Rosette s’interrogèrent du regard. Puis, Hector Servadac se retourna vers Ben-Zouf, qui connaissait à fond tout le matériel de la colonie.

«Nous n’avons ni peson ni poids d’un kilo», dit-il.

Le professeur marqua la déconvenue qu’il éprouvait par un vigoureux coup de pied dont il frappa le sol.

«Mais, répondit Ben-Zouf, mais je crois savoir où il y a un peson, sinon un poids.

– Où?

– A la tartane d’Hakhabut.

– Il fallait le dire tout de suite, imbécile! répliqua le professeur en haussant les épaules.

– Li, surtout, il faut aller le chercher! ajouta le capitaine Servadac.

– J’y vais, dit Ben-Zouf.

– Je t’accompagne, reprit Hector Servadac, car Hakhabut pourra bien faire quelque difficulté, lorsqu’il s’agira de prêter quoi que ce soit!

– Allons tous ensemble à la tartane, dit le comte Timascheff. Nous verrons comment Isac est installé à bord de la Hansa

Ceci convenu, tous allaient sortir, lorsque le professeur dit:

«Comte Timascheff, est-ce que l’un de vos hommes ne pourrait pas tailler dans cette substance rocheuse du massif un bloc mesurant exactement un décimètre cube?

– Mon mécanicien le fera sans peine, répondit le comte Timascheff, mais à une condition: c’est qu’on lui fournisse un mètre pour obtenir des mesures exactes.

– Est-ce que vous n’auriez pas plus de mètre que de peson?» s’écria Palmyrin Rosette.

Il n’y avait aucun mètre dans le magasin général. Ben-Zouf dut faire cet aveu pénible.

«Mais, ajouta-t-il, il est très possible qu’il s’en trouve un à bord de la Hansa.

– Partons donc!» répondit Palmyrin Rosette, qui s’enfonça dans la grande galerie d’un pas rapide.

ser_69.jpg (180511 bytes)

On le suivit. Quelques instants plus tard, Hector Servadac, le comte Timascheff, Procope et Ben-Zouf débouchaient sur les hautes roches qui dominaient le littoral. Ils descendirent jusqu’au rivage et se dirigèrent vers l’étroite crique où la Dobryna et la Hansa étaient emprisonnées dans leur croûte de glace.

Bien que la température fût extrêmement basse – trente-cinq degrés au-dessous de zéro –, bien vêtus, bien encapuchonnés, bien serrés dans leur houppelande de fourrures, le capitaine Servadac et ses compagnons pouvaient l’affronter sans trop d’inconvénient. Si leur barbe, leurs sourcils, leurs cils se couvrirent instantanément de petits cristaux, c’est que les vapeurs de leur respiration se congelaient à l’air froid. Leurs figures, hérissées d’aiguilles blanches, fines, aiguës comme des piquants de porc-épic, eussent été comiques à voir. La face du professeur, qui, dans sa petite personne, ressemblait à un ourson, était plus rébarbative encore.

Il était huit heures du matin. Le soleil marchait rapidement vers le zénith. Son disque, considérablement réduit par l’éloignement, offrait l’aspect de la pleine lune en culmination. Ses rayons arrivaient au sol, sans chaleur et singulièrement affaiblis dans leurs propriétés lumineuses. Toutes les roches du littoral au pied du massif et le massif volcanique lui-même montraient la blancheur immaculée des dernières neiges, tombées avant que les vapeurs eussent cessé de saturer l’atmosphère gallienne. En arrière, jusqu’au sommet du cône fumant qui dominait tout ce territoire, se développait l’immense tapis que ne souillait aucune tache. Sur le versant septentrional se déversait la cascade des laves. Là, les neiges avaient fait place aux torrents de feu qui serpentaient au caprice des pentes jusqu’à la baie de la caverne centrale, d’où ils tombaient perpendiculairement à la mer.

Au-dessus de la caverne, à cent cinquante pieds en l’air, se creusait une sorte de trou noir au-dessus duquel se bifurquait l’épanchement éruptif. De ce trou sortait le tuyau d’une lunette astronomique. C’était l’observatoire de Palmyrin Rosette.

La grève était toute blanche et se confondait avec la mer glacée. Aucune ligne de démarcation ne les séparait. Opposé à cette immense blancheur, le ciel paraissait être d’un bleu pâle. Sur cette grève étaient empreints les pas des colons, qui s’y promenaient journellement, soit qu’ils vinssent récolter la glace, dont la fusion produisait l’eau douce, soit qu’ils s’exerçassent au patinage. Les courbes des patins s’entre-croisaient à la surface de la croûte durcie, comme ces cercles que les insectes aquatiques dessinent à la surface des eaux.

Des empreintes de pas se dirigeaient aussi du littoral à la Hansa. C’étaient les dernières qu’eut laissées Isac Hakhabut avant la tombée des neiges. Les bourrelets qui limitaient ces empreintes avaient acquis la dureté du bronze sous l’influence de froids excessifs.

Un demi-kilomètre séparait les premières assises du massif de cette crique dans laquelle hivernaient les deux navires.

En arrivant à la crique, le lieutenant Procope fit observer combien la ligne de flottaison de la Hansa et de la Dobryna s’était progressivement surélevée. La tartane et la goélette dominaient maintenant la surface de la mer d’une vingtaine de pieds.

Voilà un curieux phénomène! dit le capitaine Servadac.

– Curieux et inquiétant, répondit le lieutenant Procope. Il est évident qu’il se fait sous la coque des navires, là où il y a peu de fond, un énorme travail de congélation. Peu à peu la croûte s’épaissit et soulève tout ce qu’elle supporte avec une force irrésistible.

– Mais ce travail aura une limite? fit observer le comte Timascheff.

– Je ne sais, père, répondit le lieutenant Procope. car le froid n’a pas encore atteint son maximum.

– Je l’espère bien, s’écria le professeur. Ce ne serait pas la peine de s’en aller a deux cents millions de lieues du soleil pour n’y trouver qu’une température égale à celle des pôles terrestres!

– Vous êtes bien bon, monsieur le professeur, répondit le lieutenant Procope. Fort heureusement, les froids de l’espace ne dépassent pas soixante à soixante-dix degrés, ce qui est déjà fort acceptable.

– Bah! dit Hector Servadac, du froid sans vent, c’est du froid sans rhume, et nous n’éternuerons même pas de tout l’hiver!

Cependant, le lieutenant Procope faisait part au comte Timascheff des craintes que lui inspirait la situation de la goélette. Grâce à la superposition des couches glacées, il n’était pas impossible que la Dobryna ne fût enlevée à une hauteur considérable. Dans ces conditions, à l’époque du dégel, quelque catastrophe serait à redouter, du genre de celles qui détruisent souvent les baleiniers hivernant dans les mers arctiques. Mais qu’y faire?

On arriva près de la Hansa, enfermée dans sa carapace de glace. Des marches, nouvellement taillées par Isac Hakhabut, permettaient de monter à bord. Comment ferait-il, si sa tartane s élevait a une centaine de pieds en l’air? Cela le regardait.

Une légère fumée bleuâtre s’échappait du tuyau de cuivre qui sortait des neiges durcies, accumulées sur le pont de la Hansa. L’avare brûlait son combustible avec une extrême parcimonie, cela était évident, mais il devait peu souffrir du froid. En effet, les couches de glace qui enveloppaient la tartane, par cela même qu’elles conduisaient mal la chaleur, devaient conserver une température supportable à l’intérieur.

«Ohé! Nabuchodonosor!» cria Ben-Zouf.

 

 

Chapitre VII

Où l’on verra qu’Isac trouve une magnifique occasion de prêter son argent à plus de dix-huit cents pour cent

 

la voix de Ben-Zouf, la porte du capot d’arrière s’ouvrit, et Isac Hakhabut se montra à mi-corps.

«Qui va là? cria-t-il tout d’abord. Que me veut-on? Il n’y a personne! Je n’ai rien à prêter ni à vendre!»

Telles furent les hospitalières paroles qui accueillirent les visiteurs.

«Tout beau, maître Hakhabut, répondit le capitaine Servadac d’une voix impérieuse. Est-ce que vous nous prenez pour des voleurs?

– Ah! c’est vous, monsieur le gouverneur général, dit celui-ci sans sortir de sa cabine.

– Lui-même, riposta Ben-Zouf, qui était monté sur le pont de la tartane. Tu dois te trouver honoré de sa visite! Allons! hors de cette niche!»

Isac Hakhabut s’était décidé à se montrer tout entier par l’ouverture du capot, dont il tenait la porte à demi fermée, de manière à pouvoir la pousser rapidement en cas de danger.

«Que voulez-vous? demanda-t-il.

– Causer un instant avec vous, maître Isac, répondit le capitaine; mais, le froid étant un peu vif, vous ne nous refuserez pas un quart d’heure d’hospitalité dans votre cabine?

– Quoi! vous voulez entrer? s’écria Isac, qui ne chercha pas à dissimuler à quel point cette visite lui semblait suspecte.

– Nous le voulons, répondit Hector Servadac en grimpant les marches, suivi de ses compagnons.

– Je n’ai rien à vous offrir, dit Isac d’une voix piteuse. Je ne suis qu’un pauvre homme!

– Voilà les litanies qui recommencent! riposta Ben-Zouf. Allons, Elias, fais place!»

Et Ben-Zouf, empoignant Hakhabut au collet, l’écarta sans plus de cérémonies. Puis il ouvrit la porte du capot.

Au moment d’entrer:

«Écoutez bien ceci, Hakhabut, dit le capitaine Servadac, nous ne venons pas nous emparer de votre bien malgré vous. Je le répète, le jour où l’intérêt commun exigera que nous disposions de la cargaison de la tartane, je n’hésiterai pas à le faire, c’est-à-dire à vous exproprier pour cause d’utilité publique… en vous payant les marchandises aux prix courants d’Europe!

– Les prix courants d’Europe! murmura Isac Hakhabut entre ses dents. Non, mais aux prix courants de Gallia, et c’est moi qui les établirai!»

Cependant, Hector Servadac et ses compagnons étaient descendus dans la cabine de la Hansa. Ce n’était qu’un étroit logement, la plus grande place possible ayant été réservée à la cargaison. Un petit poêle de fonte, où deux morceaux de charbon essayaient de ne pas brûler, se dressait dans un coin, vis-à-vis du cadre qui servait de lit. Une armoire, dont la porte était soigneusement fermée à clef, occupait le fond de ce réduit. Quelques escabeaux, une table de sapin d’une propreté douteuse, et, en fait d’ustensiles de cuisine, le strict nécessaire. L’ameublement, on le voit, était peu confortable, mais digne du propriétaire de la Hansa.

Le premier soin de Ben-Zouf, une fois descendu dans la cabine, et après que le juif en eut refermé la porte, fut de jeter dans le poêle quelques morceaux de charbon, précaution que justifiait la basse température du lieu. De là récriminations et gémissements d’Isac Hakhabut, qui, plutôt que de prodiguer son combustible, eût brûlé ses propres os, s’il en avait eu de rechange. Mais on ne l’écouta pas. Ben-Zouf resta de garde près du poêle, dont il activa la combustion par une ventilation intelligente. Puis, les visiteurs, s’étant assis tant bien que mal, laissèrent au capitaine Servadac le soin de faire connaître le but de leur visite.

Isac Hakhabut, debout dans un coin, ses mains crochues soudées l’une sur l’autre, ressemblait à un patient auquel on lit sa sentence.

ser_70.jpg (210109 bytes)

«Maître Isac, dit alors le capitaine Servadac, nous sommes venus ici tout simplement pour vous demander un service.

– Un service?

– Dans notre intérêt commun.

– Mais je n’ai pas d’intérêt commun!…

– Écoutez donc, et ne vous plaignez pas, Hakhabut. Il n’est pas question de vous écorcher!

– Me demander un service, à moi! un pauvre homme!… s’écria le juif en se lamentant.

– Voici ce dont il s’agit», répondit Hector Servadac, qui feignit de ne pas l’avoir entendu.

A la solennité de son préambule, il s’exposait à faire croire à Isac Hakhabut qu’on allait lui réclamer sa fortune entière.

«En un mot, maître Isac, reprit le capitaine Servadac, nous aurions besoin d’un peson! Pouvez-vous nous prêter un peson?

– Un peson! s’écria Isac, comme si l’on eût demandé à lui emprunter plusieurs milliers de francs. Vous dites un peson?…

– Oui! un peson à peser! répéta Palmyrin Rosette, que tant de formalités commençaient à impatienter outre mesure.

– N’avez-vous pas un peson? reprit le lieutenant Procope.

– Il en a un, dit Ben-Zouf.

– En effet! oui!… je crois… répondit Isac Hakhabut, qui ne voulait pas s’avancer.

– Eh bien, maître Isac, voulez-vous avoir l’extrême obligeance de nous prêter votre peson?

– Prêter! s’écria l’usurier. Monsieur le gouverneur, vous me demandez de prêter…

– Pour un jour! répliqua le professeur, pour un jour, Isac! On vous le rendra, votre peson!

– Mais c’est un instrument bien délicat, mon bon monsieur, répondit Isac Hakhabut. Le ressort peut se casser par ces grands froids!…

– Ah! l’animal! s’écria Palmyrin Rosette.

– Et puis, il s’agit peut-être de peser quelque chose de bien lourd!

– Crois-tu donc, Éphraïm, dit Ben-Zouf, que nous voulons peser une montagne?

– Mieux qu’une montagne! répondit Palmyrin Rosette. Nous allons peser Gallia!

– Miséricorde!» s’écria Isac, dont les fausses doléances tendaient vers un but trop visible.

Le capitaine Servadac intervint de nouveau.

«Maître Hakhabut, dit-il, nous avons besoin d’un peson pour peser un poids d’un kilogramme tout au plus.

– Un kilogramme, Dieu du ciel.

– Et encore ce poids pèsera-t-il sensiblement moins, en conséquence de la moindre attraction de Gallia. Ainsi donc, vous n’avez rien à craindre pour votre peson.

– Sans doute… monsieur le gouverneur… répondit Isac, mais prêter… prêter!…

– Puisque vous ne voulez pas prêter, dit alors le comte Timascheff, voulez-vous vendre?

– Vendre! s’écria Isac Hakhabut, vendre mon peson! Mais quand je l’aurai vendu, comment pourrai-je peser ma marchandise! Je n’ai pas de balances! Je n’ai que ce pauvre petit instrument bien délicat, bien juste, et l’on veut m’en dépouiller!»

Ben-Zouf ne comprenait guère que son capitaine n’étranglât pas sur l’heure l’affreux bonhomme qui lui tenait tête. Mais Hector Servadac s’amusait, il faut bien en convenir, à épuiser vis-à-vis d’Isac, toutes les formes possibles de persuasion.

«Allons, maître Isac, dit-il sans se fâcher en aucune manière, je vois bien que vous ne consentirez pas à prêter ce peson.

– Hélas! le puis-je, monsieur le gouverneur?

– Ni à le vendre?

– Le vendre! Oh! jamais!

– Eh bien, voulez-vous le louer?»

Les yeux d’Isac Hakhabut s’allumèrent comme des braises.

«Vous répondriez de tout accident? demanda-t-il assez vivement.

– Oui.

– Vous déposeriez entre mes mains un nantissement qui m’appartiendrait en cas de malheur?

– Oui.

– Combien?

– Cent francs pour un instrument qui en vaut vingt. Est-ce suffisant?…

– A peine… monsieur le gouverneur… à peine, car enfin ce peson est le seul qu’il y ait dans notre nouveau monde! – Mais enfin, ajouta-t-il, ces cent francs seraient en or?

– En or.

– Et vous voudriez me louer ce peson qui m’est si nécessaire, vous voudriez me le louer pour un jour?

– Pour un jour.

– Et le prix de la location?

– Serait de vingt francs, répondit le comte Timascheff. Cela vous convient-il?

– Hélas!… je ne suis pas le plus fort!… murmura Isac Hakhabut en joignant les mains. Il faut bien savoir se résigner!»

Le marché était conclu, et bien évidemment à l’extrême satisfaction d’Isac. Vingt francs de location, cent francs de cautionnement, et le tout en or français ou russe! Ah! ce n’est pas Isac Hakhabut qui eût vendu son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, ou bien ces lentilles auraient été des perles!

Le trafiquant, après avoir jeté un regard soupçonneux autour de lui, quitta la cabine pour aller chercher le peson.

«Quel homme! dit le comte Timascheff.

– Oui, répondit Hector Servadac. Dans son genre, il est trop réussi.»

Presque aussitôt, Isac Hakhabut revint, rapportant l’instrument, précieusement serré sous son bras.

C’était un peson à ressort, muni d’un crochet auquel on suspendait l’objet à peser. Une aiguille, se mouvant sur un cercle gradué, marquait le poids. Ainsi donc, comme l’avait fait observer Palmyrin Rosette, les degrés indiqués par cet instrument étaient indépendants de la pesanteur, quelle qu’elle fût. Fait pour les pesages terrestres, il eût marqué sur terre un kilogramme pour tout objet pesant un kilogramme. Pour ce même objet, qu’indiquerait-il sur Gallia? c’est ce que l’on verrait plus tard.

Cent vingt francs en or furent comptés à Isac, dont les mains se refermèrent sur le précieux métal comme le couvercle d’un coffret. Le peson fut remis à Ben-Zouf, et les visiteurs de la Hansa se disposèrent à quitter aussitôt la cabine.

Mais, à ce moment, le professeur se rappela qu’il lui manquait encore un objet indispensable pour ses opérations. Un peson ne lui servait à rien s’il ne pouvait y suspendre un bloc de cette matière gallienne dont les dimensions auraient été exactement mesurées, un bloc formant par exemple un décimètre cube.

«Eh! ce n’est pas tout! dit Palmyrin Rosette en s’arrêtant. Il faut aussi nous prêter…»

Isac Hakhabut tressaillit.

«Il faut aussi nous prêter un mètre et un poids d’un kilogramme!

– Ah! pour cela, mon bon monsieur, répondit Isac, ce n’est pas possible, et je le regrette bien! J’aurais été si heureux de pouvoir vous obliger!»

Et cette fois Isac Hakhabut disait deux fois vrai en affirmant qu’il n’y avait à bord ni mètre, ni poids, et qu’il regrettait de n’en pas avoir! Il eût encore fait là une excellente affaire.

Palmyrin Rosette, extrêmement contrarié, regardait ses compagnons comme s’il eût voulu les rendre responsables du fait! Et il avait lieu d’être très désappointé, car, faute de cet engin de mesurage, il ne voyait pas comment il s’y prendrait pour obtenir un résultat satisfaisant.

«Il faudra bien pourtant que je m’en tire sans cela!» murmura-t-il, en se grattant la tête.

Et il remonta vivement l’échelle du capot. Ses compagnons le suivirent. Mais ils n’étaient pas encore sur le pont de la tartane, qu’un son argentin se faisait entendre dans la cabine.

C’était Isac Hakhabut qui serrait précieusement son or dans un des tiroirs de l’armoire.

Au bruit, le professeur s’était vivement retourné, et il se précipita vers l’échelle, que tous redescendirent, non moins précipitamment, sans rien comprendre aux allures de Palmyrin Rosette.

ser_71.jpg (221389 bytes)

«Vous avez des pièces d’argent! s’écria-t-il en saisissant Isac par la manche de sa vieille houppelande.

– Moi!… de l’argent!… répondit Isac Hakhabut, pâle comme s’il se fût trouvé en présence d’un voleur.

– Oui!… des pièces d’argent!… reprit le professeur avec une extrême vivacité!… Ce sont des pièces françaises?… Des pièces de cinq francs?…

– Oui… non…» répondit Isac, ne sachant plus ce qu’il disait.

Mais le professeur s’était penché vers le tiroir, qu’Isac Hakhabut essayait en vain de fermer. Le capitaine Servadac, le comte Timascheff, le lieutenant Procope, n’y comprenant rien, mais décidés à donner raison au professeur, laissaient la scène se dérouler sans y prendre part.

«Ces pièces françaises, il me les faut! s’écria Palmyrin Rosette.

– Jamais! s’écria à son tour le trafiquant, auquel il semblait qu’on voulût arracher les entrailles.

– Il me les faut, te dis-je, et je les aurai!

– On me tuera plutôt!» hurla Isac Hakhabut.

Le capitaine Servadac jugea à propos d’intervenir alors.

«Mon cher professeur, dit-il en souriant, laissez-moi arranger cette affaire comme l’autre.

– Ah! monsieur le gouverneur, s’écria Isac Hakhabut, tout défait, protégez-moi, protégez mon bien!

– Silence, maître Isac», répondit le capitaine Servadac.

Puis, se retournant vers Palmyrin Rosette:

«Vous avez besoin, lui demanda-t-il, d’un certain nombre de pièces de cinq francs pour vos opérations?

– Oui, répondit le professeur, il m’en faut d’abord quarante!

– Deux cents francs! murmura le banquier.

– Et, de plus, ajouta le professeur, dix pièces de deux francs et vingt pièces de cinquante centimes!

– Trente francs! dit une voix plaintive.

– En tout, deux cent trente francs? reprit Hector Servadac.

– Oui, deux cent trente francs, répondit Palmyrin Rosette.

– Bien», dit le capitaine Servadac.

S’adressant alors au comte Timascheff:

«Monsieur le comte, dit-il, auriez-vous encore de quoi nantir Isac pour garantir l’emprunt forcé que je vais lui faire?

– Ma bourse est à votre disposition, capitaine, répondit le comte Timascheff; mais je n’ai sur moi que des roubles-papier…

– Pas de papier! pas de papier! s’écria Isac Hakhabut. Le papier n’a pas cours sur Gallia!

– Est-ce que l’argent en a davantage? répondit froidement le comte Timascheff.

– Maître Isac, dit alors le capitaine Servadac, vos jérémiades m’ont trouvé jusqu’ici d’assez belle humeur. Mais croyez-moi, n’abusez pas plus longtemps de ma patience. De bonne ou de mauvaise grâce, vous allez nous remettre ces deux cent trente francs?

– Au voleur!» cria Isac.

Mais il ne put continuer, car la vigoureuse main de Ben-Zouf lui pressait déjà la gorge.

«Laisse-le, Ben-Zouf, dit le capitaine Servadac, laisse-le! Il va s’exécuter de lui-même.

– Jamais!… jamais!…

– Quel intérêt demandez-vous, maître Isac, pour nous prêter ces deux cent trente francs?

– Un prêt!…ce n’est qu’un prêt!… s’écria Isac Hakhabut, dont toute la face rayonna en un instant.

– Oui, un simple prêt… Quel intérêt exigez-vous?

– Ah! monsieur le gouverneur général! répondit doucereusement le prêteur, l’argent est bien difficile à gagner, et, surtout, il est bien rare aujourd’hui sur Gallia…

– Trêve à ces ineptes observations… Que demandez-vous? reprit Hector Servadac.

– Eh bien, monsieur le gouverneur… répondit Isac Hakhabut, il me semble que dix francs d’intérêt…

– Par jour?…

– Sans doute… par jour!…»

Il n’avait pas achevé sa phrase, que le comte Timascheff jetait sur la table quelques roubles. Isac s’en saisit et se mit à compter les billets avec une remarquable prestesse. Bien que ce ne fût que «du papier», le nantissement devait satisfaire le plus rapace des usuriers.

Les pièces françaises, réclamées par le professeur, lui furent immédiatement remises, et il les empocha avec une évidente satisfaction.

Quant à Isac, il venait tout simplement de placer ses fonds à plus de dix-huit cents pour cent. Décidément, s’il continuait à prêter à ce taux, il ferait encore plus rapidement fortune sur Gallia qu’il n’eût fait sur la terre.

Quelques instants après, le capitaine Servadac et ses compagnons avaient quitté la tartane et Palmyrin Rosette s’écriait:

«Messieurs, ce ne sont pas deux cent trente francs que j’emporte, c’est de quoi faire exactement un kilogramme et un mètre!»

 

 

Chapitre VIII

Dans lequel le professeur et ses élèves jonglent avec les sextillions, les quintillions et autres multiples des milliards

 

n quart d’heure plus tard, les visiteurs de la Hansa étaient réunis dans la salle commune, et les dernières paroles prononcées par le professeur allaient avoir leur explication.

Sur l’ordre du professeur, Ben-Zouf avait enlevé divers objets déposés sur la table, et fait place nette. Les pièces d’argent, empruntées au juif Hakhabut, furent déposées sur cette table, suivant leur valeur, deux piles de vingt pièces de cinq francs, une pile de dix pièces de deux francs, et une pile de vingt pièces de cinquante centimes.

«Messieurs, dit Palmyrin Rosette, très satisfait de lui-même, puisque vous n’avez pas eu la prévoyance, au moment du choc, de sauver un mètre et un poids d’un kilogramme de l’ancien matériel terrestre, j’ai dû songer au moyen de remplacer ces deux objets qui me sont indispensables pour calculer l’attraction, la niasse et la densité de ma comète.»

Cette phrase de début était un peu longue, et telle que la fait tout orateur sûr de lui et de l’effet qu’il va produire sur ses auditeurs. Ni le capitaine Servadac, ni le comte Timascheff, ni le lieutenant Procope ne relevèrent le singulier reproche que leur adressait Palmyrin Rosette. Ils étaient faits à ses manières.

«Messieurs, reprit le professeur, je me suis assuré tout d’abord que ces diverses pièces étaient presque neuves et n’avaient été ni usées ni rognées par ce juif. Elles sont donc dans les conditions voulues pour assurer à mon opération toute l’exactitude désirable. Et, d’abord, je vais m’en servir pour obtenir très exactement la longueur du mètre terrestre.»

Hector Servadac et ses compagnons avaient compris la pensée du professeur avant même qu’il eût achevé de l’exprimer. Quant à Ben-Zouf, il regardait Palmyrin Rosette comme il eût regardé un prestidigitateur, s’apprêtant à faire des tours dans quelque échoppe de Montmartre.

Voici sur quoi le professeur basait sa première opération, dont l’idée lui était venue soudain, lorsqu’il entendit les pièces de monnaie résonner dans le tiroir d’Isac Hakhabut.

On sait que les pièces françaises sont décimales et forment toute la monnaie décimale qui peut exister entre un centime et cent francs, soit: 1° un, deux, cinq, dix centimes, en cuivre; 2° vingt centimes, cinquante centimes, un franc, deux francs, cinq francs, en argent; 3° cinq, dix, vingt, cinquante et cent francs, en or.

Donc, au-dessus du franc existent tous les multiples décimaux du franc; au-dessous, toutes les coupures décimales du franc. Le franc est l’étalon.

Or – et c’est sur ce point que le professeur Palmyrin Rosette insista tout d’abord –, ces diverses pièces de monnaie sont exactement calibrées, et leur diamètre, rigoureusement déterminé par la loi, l’est aussi dans la fabrication. Ainsi, pour ne parler que des pièces de cinq francs, de deux francs et de cinquante centimes en argent, les premières ont un diamètre de trente-sept millimètres, les secondes un diamètre de vingt-sept millimètres, et les troisièmes un diamètre de dix-huit millimètres. N’était-il donc pas possible, en juxtaposant un certain nombre de ces pièces, de valeur différente, d’obtenir une longueur rigoureusement exacte, concordant avec les mille millimètres que contient le mètre terrestre?

Cela se pouvait, et le professeur le savait, et c’est ce qui lui avait fait choisir dix pièces de cinq francs sur les vingt qu’il avait apportées, dix pièces de deux francs et vingt pièces de cinquante centimes.

En effet, ayant établi rapidement le calcul suivant sur un bout de papier, il le présenta à ses auditeurs:

10 pièces de 5 francs à 0m,037 = 0m,370

10 –                de 2 – à 0m,027 = 0m,270

20 –        de 50 cent, à 0m,018 = 0m,360

TOTAL                              …… 1m,000

«Très bien, cher professeur, dit Hector Servadac. Il ne nous reste plus maintenant qu’à juxtaposer ces quarante pièces de manière que la même ligne droite passe par leurs centres, et nous aurons exactement la longueur du mètre terrestre.

– Nom d’un Kabyle! s’écria Ben-Zouf, c’est tout de même beau d’être savant!

– Il appelle cela être savant!» répliqua Palmyrin Rosette, en haussant les épaules.

Les dix pièces de cinq francs furent étalées à plat sur la table et placées les unes près des autres, de manière que leurs centres fussent reliés par la même ligne droite, puis les dix pièces de deux francs, puis les vingt pièces de cinquante centimes. Une marque indiqua sur la table les deux extrémités de la ligne ainsi formée.

ser_72.jpg (224290 bytes)

«Messieurs, dit alors le professeur, voici la longueur exacte du mètre terrestre.»

L’opération venait d’être faite avec une extrême précision. Ce mètre, au moyen d’un compas, fut divisé en dix parties égales, ce qui donna des décimètres. Une tringle ayant été coupée à cette longueur, on la remit au mécanicien de la Dobryna.

Celui-ci, homme très adroit, s’étant procuré un bloc de cette matière inconnue dont se composait le massif volcanique, n’eut plus qu’à le tailler, en donnant un décimètre carré à chacune de ses six faces, pour obtenir un cube parfait.

C’est ce qu’avait demandé Palmyrin Rosette.

Le mètre était obtenu. Restait donc à obtenir exactement un poids d’un kilogramme.

Cela était encore plus facile.

En effet, les pièces françaises ont non seulement un calibre rigoureusement déterminé, mais un poids rigoureusement calculé.

Et, pour ne parler que de la pièce de cinq francs, elle pèse exactement vingt-cinq grammes, soit le poids de cinq pièces d’un franc, qui pèsent chacune cinq grammes.1

Il suffisait donc de grouper quarante pièces de cinq francs en argent pour avoir un poids d’un kilogramme.

C’est ce que le capitaine Servadac et ses compagnons avaient tout d’abord compris.

«Allons, allons, dit Ben-Zouf, je vois bien que, pour tout cela, il ne suffit pas d’être savant, il faut encore…

– Et quoi? demanda Hector Servadac.

– Il faut encore être riche!»

Et tous de rire à l’observation du brave Ben-Zouf.

Enfin, quelques heures plus tard, le décimètre cube de pierre était taillé avec une précision très suffisante, et le mécanicien le mettait entre les mains du professeur.

Palmyrin Rosette, possédant un poids d’un kilogramme, un bloc d’un décimètre cube, et enfin un peson pour les peser successivement, était à même de calculer l’attraction, la masse et la densité de sa comète.

«Messieurs, dit-il, au cas ou vous ne le sauriez pas – ou tout au moins où vous ne le sauriez plus –, je dois vous rappeler la célèbre loi de Newton, d’après laquelle l’attraction est en raison directe des masses et en raison inverse du carré des distances. Je unis prie de ne plus oublier ce principe.»

Comme il professait, le professeur! Mais aussi, à quels élèves disciplinés il avait affaire!

«Voici, reprit-il, un groupe de quarante pièces de cinq francs, réunies dans ce sac. Ce groupe pèserait exactement un kilogramme sur la terre. Donc, si, étant sur la terre, je le suspendais au crochet de ce peson, l’aiguille marquerait un kilogramme. Est-ce clair?»

En parlant ainsi, Palmyrin Rosette ne cessait de regarder fixement Ben-Zouf. En cela, il imitait Arago, lequel, pendant ses démonstrations, regardait toujours celui de ses auditeurs qui lui paraissait être le moins intelligent; et lorsque cet auditeur lui semblait avoir compris, il était assuré de la clarté de sa démonstration.2

Ici, l’ordonnance du capitaine Servadac n’était pas inintelligent, tant s’en fallait, mais il était ignorant, et cela revenait au même.

Or, Ben-Zouf ayant paru convaincu, le professeur continua sa démonstration en ces termes:

«Eh bien, messieurs, ce groupe de quarante pièces, je vais le suspendre au crochet du peson, et, comme j’opère sur Gallia, nous allons savoir ce qu’il pèse sur Gallia.»

ser_73.jpg (209452 bytes)

Le groupe fut attaché au crochet, l’aiguille du peson oscilla, s’arrêta et marqua sur le cercle gradué cent trente-trois grammes.

«Donc, reprit Palmyrin Rosette, ce qui pèse un kilogramme sur la terre ne pèse que cent trente-trois grammes sur Gallia, c’est-à-dire sept fois moins environ. Est-ce clair?»

Ben-Zouf ayant fait un signe d’assentiment, le professeur reprit gravement sa démonstration.

«Et maintenant, vous comprenez que les résultats que je viens d’obtenir avec un peson auraient été nuls avec des balances ordinaires. En effet, les deux plateaux dans lesquels j’aurais mis, d’une part le groupe, de l’autre le poids d’un kilogramme, seraient restés en équilibre, puisque tous deux auraient été diminués d’une quantité précisément égale. Est-ce compris?

– Même par moi, répondit Ben-Zouf.

– Si donc, reprit le professeur, la pesanteur est sept fois moindre ici que sur le globe terrestre, on doit en conclure que l’intensité de la pesanteur sur Gallia n’est que le septième de ce qu’elle est à la surface de la terre.

– Parfait! répondit le capitaine Servadac, et nous voilà maintenant fixés sur ce point. Donc, cher professeur, passons à la masse.

– Non, à la densité d’abord, répondit Palmyrin Rosette.

– En effet, dit le lieutenant Procope, connaissant déjà le volume de Gallia, lorsque nous en connaîtrons la densité, la masse se déduira tout naturellement.»

Le raisonnement du lieutenant était juste, et il n’y avait plus qu’à procéder au calcul de la densité de Gallia.

C’est ce que fit le professeur. Il prit le bloc taillé dans le massif du volcan, bloc qui mesurait exactement un décimètre cube.

«Messieurs, dit-il, ce bloc est fait de cette matière inconnue que, pendant votre voyage de circumnavigation, vous avez partout rencontrée à la surface de Gallia. Il semble vraiment que ma comète ne soit composée que de cette substance. Le littoral, le mont volcanique, le territoire, au nord comme au midi, ne semble constitué que par ce minéral, auquel votre ignorance en géologie ne vous a pas permis de donner un nom.

– Oui, et nous voudrions bien savoir quelle est cette substance, dit Hector Servadac.

– Je crois donc, reprit Palmyrin Rosette, avoir le droit de raisonner comme si Gallia était entièrement et uniquement composée de cette matière jusque dans ses dernières profondeurs. Or, voici un décimètre cube de cette matière. Que pèserait-il sur la terre? Il pèserait exactement le poids qu’il a sur Gallia, multiplié par sept, puisque, je le répète, l’attraction est sept fois moindre sur la comète que sur le globe terrestre. Avez-vous compris, vous qui me regardez avec vos yeux ronds?»

Ceci s’adressait à Ben-Zouf.

«Non, répondit Ben-Zouf.

– Eh bien, je ne perdrai pas mon temps à vous faire comprendre. Ces messieurs ont compris, et cela suffit.

– Quel ours! murmura Ben-Zouf.

– Pesons donc ce bloc, dit le professeur. C’est comme si je mettais la comète au crochet de mon peson.»

Le bloc fut suspendu au peson, et l’aiguille indiqua sur le cercle un kilogramme quatre cent trente grammes.

«Un kilogramme quatre cent trente grammes, multipliés par sept, s’écria Palmyrin Rosette, donnent à peu près dix kilogrammes. Donc, la densité de la terre étant cinq environ; la densité de Gallia est double de celle de la terre, puisqu’elle vaut dix! Sans cette circonstance, la pesanteur, au lieu d’être un septième de celle de la terre sur ma comète, n’eût été que d’un quinzième!»

En prononçant ces paroles, le professeur pensait avoir le droit d’être fier. Si la terre l’emportait en volume, sa comète l’emportait en densité, et, vraiment, il n’eût pas troqué l’une pour l’autre.

Ainsi donc, a ce moment, le diamètre, la circonférence, la surface, le volume, la densité de Gallia et l’intensité de la pesanteur à sa surface étaient connus. Restait à calculer sa masse, autrement dit son poids.

Ce calcul fut rapidement établi. En effet, puisqu’un décimètre cube de la matière gallienne eût pesé dix kilogrammes dans un pesage terrestre, Gallia pesait autant de fois dix kilogrammes que son volume contenait de décimètres cubes. Or ce volume, on le sait, étant de deux cent onze millions quatre cent trente-trois mille quatre cent soixante kilomètres cubes, renfermait un nombre de décimètres représenté par vingt et un chiffre, soit deux cent onze quintillions quatre, cent trente-trois quadrillions quatre cent soixante trillions. Ce même nombre donnait donc en kilogrammes terrestres la masse ou le poids de Gallia.

Il était donc inférieur à celui du globe terrestre de quatre sextillions sept cent quatre-vingt-huit quintillions cinq cent soixante-six quatrillions cinq cent quarante trillions de kilogrammes.

«Mais que pèse donc la terre? demanda Ben-Zouf, véritablement abasourdi par ces milliards de millions.

– Et d’abord sais-tu ce que c’est qu’un milliard? lui demanda le capitaine Servadac.

– Vaguement, mon capitaine.

– Eh bien, sache donc que, depuis la naissance de Jésus-Christ, il ne s’est pas encore écoulé un milliard de minutes, et que si tu avais dû un milliard, en donnant un franc toutes les minutes depuis cette époque, tu n’aurais pas encore fini de payer!

– Un franc par minute! s’écria Ben-Zouf! Mais j’aurais été ruiné avant un quart d’heure! – Enfin que pèse la terre?

– Cinq mille huit cent soixante-quinze sextillions de kilogrammes, répondit le lieutenant Procope, un nombre formé de vingt-cinq chiffres.

– Et la lune?

– Soixante-douze sextillions de kilogrammes.

– Seulement! répondit Ben-Zouf. Et le soleil?

– Deux nonillions, répondit le professeur, un nombre qui comprend trente et un chiffres.

– Deux nonillions! s’écria Ben-Zouf, à quelques grammes près sans doute?»

Palmyrin Rosette commença à regarder Ben-Zouf de travers.

«Ainsi donc, dit le capitaine Servadac pour conclure, tout objet pèse sept fois moins à la surface de Gallia qu’à la surface de la terre.

– Oui, répondit le professeur, et, par suite, nos forces musculaires se trouvent sextuplées. Un fort de la halle, qui porte cent kilogrammes sur la terre, en porterait sept cents sur Gallia.

– Et voilà pourquoi nous sautons sept fois plus haut! dit Ben-Zouf.

– Sans doute, répondit le lieutenant Procope, et si la masse de Gallia eût été moindre, Ben-Zouf, vous auriez sauté plus haut encore!

– Même par-dessus la butte Montmartre! ajouta le professeur, en clignant de l’œil de manière à mettre Ben-Zouf hors de lui.

– Et sur les autres astres, quelle est donc l’intensité de la pesanteur? demanda Hector Servadac.

– Vous l’avez oublié! s’écria le professeur. Au fait, vous n’avez jamais été qu’un assez mauvais élève!

– Je l’avoue à ma honte! répondit le capitaine Servadac.

– Eh bien! la terre étant un, l’attraction sur la lune est de zéro seize, sur Jupiter deux quarante-cinq, sur Mars zéro cinquante, sur Mercure un quinze, sur Vénus zéro quatre-vingt-douze, presque égale à celle de la terre, sur le soleil deux quarante-cinq. Là, un kilogramme terrestre en pèse vingt-huit!

– Aussi, ajouta le lieutenant Procope, sur le soleil, un homme constitué comme nous le sommes ne se relèverait-il que difficilement s’il venait à tomber, et un boulet de canon n’irait-il pas à plus de quelques dizaines de mètres.

– Un bon champ de bataille pour les poltrons! dit Ben-Zouf.

– Mais non, répliqua le capitaine Servadac, puisqu’ils seraient trop lourds pour se sauver!

– Eh bien, dit Ben-Zouf, puisque nous aurions été plus forts, puisque nous aurions sauté plus haut, je regrette que Gallia ne soit pas plus petite qu’elle ne l’est! Il est vrai que c’eût été difficile!»

Cette proposition ne pouvait que blesser l’amour-propre de Palmyrin Rosette, propriétaire de ladite Gallia. Aussi, admonestant Ben-Zouf:

«Voyez-vous cela! s’écria-t-il. Est-ce que la tête de cet ignorant n’est pas assez légère déjà! Qu’il y prenne garde, ou un coup de vent l’emportera quelque jour!

– Bon! répondit Ben-Zouf, je la tiendrai à deux mains!»

Palmyrin Rosette, voyant qu’il n’aurait pas le dernier avec l’entêté Ben-Zouf, allait se retirer, lorsque le capitaine Servadac l’arrêta d’un geste.

«Pardon, cher professeur, dit-il, une seule question. Est-ce que vous ne savez pas quelle est cette substance dont Gallia est faite?

– Peut-être! répondit Palmyrin Rosette. La nature de cette matière… sa densité qui vaut dix… J’oserais affirmer… Ah! si cela est, j’ai de quoi confondre ce Ben-Zouf! Qu’il ose donc comparer sa butte avec ma comète!

– Et qu’oseriez-vous affirmer?… demanda le capitaine Servadac.

ser_74.jpg (192532 bytes)

– Que cette substance, reprit le professeur en scandant chaque syllabe de sa phrase, que cette substance n’est rien moins qu’un tellurure…

– Peuh! un tellurure… s’écria Ben-Zouf.

– Un tellurure d’or, corps composé qui se trouve fréquemment sur terre, et dans celui-ci, s’il y a soixante-dix pour cent de tellure, j’estime qu’il y a trente pour cent d’or!

– Trente pour cent! s’écria Hector Servadac.

– Ce qui, en additionnant les pesanteurs spécifiques de ces deux corps, devient dix au total, – soit précisément le chiffre qui représente la densité de Gallia!

– Une comète en or! répétait le capitaine Servadac.

– Le célèbre Maupertuis pensait que cela était fort possible, et Gallia lui donne raison!

– Mais alors, dit le comte Timascheff, si Gallia tombe sur le globe terrestre, elle va en changer toutes les conditions monétaires, puisqu’il n’y a actuellement que vingt-neuf milliards quatre cents millions d’or en circulation!

– En effet, répondit Palmyrin Rosette, et puisque ce bloc de tellurure d’or qui nous emporte pèse en poids terrestre deux cent onze quintillions quatre cent trente-trois quatrillions quatre cent soixante trillions de kilogrammes, c’est environ soixante et onze quintillions d’or qu’il apportera à la terre. Or, à trois mille cinq cents francs le kilogramme, cela fait en nombre rond deux cent quarante-six sextillions de francs, – un nombre composé de vingt-quatre chiffres.

– Et ce jour-là, répondit Hector Servadac, la valeur de l’or tombera à rien, et il méritera plus que jamais la qualification de «vil métal!»

Le professeur n’avait pas entendu cette observation. Il était sorti majestueusement sur sa dernière réponse pour remonter à son observatoire.

«Mais, demanda alors Ben-Zouf, a quoi servent tous ces calculs que ce savant hargneux vient d’exécuter comme des tours de passe-passe?

– A rien! répondit le capitaine Servadac, et c’est précisément ce qui en fait le charme!»

Poprzednia częśćNastępna cześć

 

1 Poids des diverses monnaies françaises: Or: 100 F pèsent 32,25 g; 50 F pèsent 16,12 g; 20 F pèsent 6,45 g ; 10 F pèsent 3,22 g; 5 F pèsent 1,61 g. Argent: 5 F pèsent 25 g; 2 F pèsent 10 g; 1 F pèse 5 g; 0,50 F pèsent 2,5 g. Cuivre: 0,10 F pèsent 10 g; 0,05 F pèsent 5 g; 0,02 F pèsent 2 g; 0,01 F pèse 1 g.

2 De là cette aventure plaisamment racontée par l’illustre astronome. Un jour, dans un salon où il venait de raconter ce fait, un jeune homme entra, qu’il ne connaissait pas et dont il eut à subir les saluts les plus empressés.
«A qui ai-je l’honneur de parler? lui demanda-t-il.
– Oh! monsieur Arago, vous devez bien me connaître, car j’assiste assidûment à vos cours et vous ne cessez de me regarder pendant tout le temps de la leçon!»