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Jules Verne

 

Le sphinx des glaces

 

(Chapitre X-XII)

 

 

68illustrations par George Roux

12 grandes gravures en chromotypographie et une carte

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

deuxième partie

 

 

Chapitre X

Hallucinations.

 

n changement inespéré s’était produit dans la situation! Quelles seraient les conséquences de ce que nous n’étions plus échoués à cette place? Après avoir été immobilisés à peu près au point d’intersection du 39° méridien et du 89° parallèle, voici que le courant nous entraînait dans la direction du pôle… Aussi, au premier sentiment de joie, venaient de succéder toutes les épouvantes de l’inconnu, – et quel inconnu!…

Seul, peut-être, Dirk Peters se réjouissait pleinement à la pensée d’avoir repris la route, sur laquelle il s’entêtait à retrouver les traces de son pauvre Pym!… Et quelles autres idées passaient par la tête de ses compagnons!

En effet, le capitaine Len Guy n’avait plus aucun espoir de recueillir ses compatriotes. Que William Guy et ses cinq matelots eussent abandonné l’île Tsalal depuis moins de huit mois, aucun doute à cet égard… mais où s’étaient-ils réfugiés?… En trente-cinq jours nous avions franchi une distance d’environ quatre cents milles sans avoir rien découvert. Lors même qu’ils auraient atteint ce continent polaire auquel mon compatriote Maury, dans ses ingénieuses hypothèses, attribue la largeur d’un millier de lieues, quelle partie de ce continent aurions-nous choisie pour théâtre de nos recherches?… Et, d’ailleurs, si c’est une mer qui baigne cette extrémité de l’axe terrestre, les survivants de la Jane n’étaient-ils pas maintenant engloutis dans ces abîmes qu’une carapace glacée allait bientôt recouvrir?…

Donc, toute espérance étant perdue, le devoir se fût imposé au capitaine Len Guy de ramener son équipage vers le nord, afin de franchir le cercle antarctique pendant que la saison le permettait, et nous étions emportés vers le sud…

Après le premier mouvement dont j’ai parlé, à la pensée que la dérive entraînait l’iceberg dans cette direction, l’épouvante ne tarda pas à reprendre tout son empire.

Et, que l’on veuille bien tenir compte de ceci: c’est que si nous n’étions plus échoués, il n’en fallait pas moins se résigner à un long hivernage, renoncer à la chance de rencontrer un des baleiniers qui se livraient à la pêche entre les Orkneys, la Nouvelle-Géorgie et les Sandwich.

A la suite de la collision qui avait remis notre iceberg à flot, nombre d’objets avaient été précipités à la mer, les pierriers de l’Halbrane, ses ancres, ses chaînes, une partie de la mâture et des espars. Mais, en ce qui concernait la cargaison, grâce à cette précaution prise, la journée précédente, de l’emmagasiner, les pertes, après inventaire, purent être considérées comme insignifiantes. Et que serions-nous devenus, si toutes nos réserves eussent été anéanties dans cet abordage?…

Des relèvements obtenus dans la matinée, le capitaine Len Guy conclut que notre montagne de glace descendait vers le sud-est. Donc, aucun changement ne s’était établi relativement au sens du courant. En effet, les autres masses mouvantes n’avaient cessé de suivre cette direction, et c’était l’une d’elles qui nous avait heurtés sur le flanc de l’est. A présent, les deux icebergs n’en formaient plus qu’un seul, qui se déplaçait avec une vitesse de deux milles à l’heure.

Ce qui méritait réflexion, c’était la persistance de ce courant, lequel, depuis la banquise, entraînait les eaux de cette mer libre vers le pôle austral. Si, conformément à l’opinion de Maury, il existait un vaste continent antarctique, ledit courant le contournait-il, ou ce continent, séparé en deux parties par un large détroit, offrait-il une issue à de telles masses liquides et aussi aux masses flottantes qu’elles charriaient à leur surface?…

A mon avis, nous ne tarderions guère à être fixés sur ce point. Marchant avec cette vitesse de deux milles, trente heures suffiraient à atteindre ce point axial où viennent se rejoindre les méridiens terrestres.

Quant à ce courant, passait-il au pôle même, où se trouvait-il là une terre que nous pourrions accoster, c’était une autre question.

Et, comme je causais de cela avec le bosseman:

«Que voulez-vous, monsieur Jeorling, me répondit-il, si le courant passe au pôle, nous y passerons, et, s’il n’y passe pas, nous n’y passerons pas!… Nous ne sommes plus les maîtres d’aller où il nous plaît… Un glaçon n’est point un navire, et comme il n’a ni voilure ni gouvernail, il va où la dérive le mène!

– J’en conviens, Hurliguerly. Aussi avais-je l’idée qu’en s’embarquant à deux ou trois… dans le canot…

– Toujours cette idée!… Vous y tenez à votre canot!…

– Sans doute, car, enfin s’il y a une terre quelque part, n’est-il pas possible que les hommes de la Jane…

– L’aient accostée, monsieur Jeorling… à quatre cents milles de l’île Tsalal?…

– Oui sait, bosseman ?…

– Soit, mais permettez-moi de vous dire que ces raisonnements seront à leur place, lorsque la terre se montrera, si elle se montre. Notre capitaine verra ce qu’il conviendra de faire, en se rappelant que le temps presse. Nous ne pouvons nous attarder dans ces parages, et, somme toute, que l’iceberg ne nous ramène ni du côté des Falklands ni du côté des Kerguelen, qu’importe si nous parvenons à sortir par un autre? L’essentiel est d’avoir franchi le cercle polaire avant que l’hiver l’ait rendu infranchissable!»

C’était le bon sens même qui dictait ces paroles à Hurliguerly, je dois en convenir.

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Tandis que s’exécutaient les préparatifs conformément aux ordres du capitaine Len Guy, et surveillés par le lieutenant, il m’arriva plusieurs fois de monter au sommet de l’iceberg. Là, assis sur son extrême pointe, la longue-vue aux yeux, je ne cessais de parcourir l’horizon. De temps en temps, sa ligne circulaire s’interrompait au passage d’une montagne flottante ou se dérobait derrière quelque lambeau de brumes.

De la place que j’occupais, à une hauteur de cent cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer, j’estimais à plus de douze milles la portée de mon regard. Jusqu’alors, aucun contour lointain ne se dessinait sur le fond du ciel.

A deux reprises, le capitaine Len Guy se hissa jusqu’à cette cime, afin de prendre hauteur.

Le résultat de l’observation, ce jour-là, 30 janvier, fut chiffré comme suit:

Longitude: 67° 19’ ouest.

Latitude: 89° 21’ sud.

Il y avait une double conclusion à tirer des données de cette observation.

La première, c’est que depuis le dernier relèvement de notre position en longitude, le courant nous avait rejetés d’environ 24° dans le sud-est.

La seconde, c’est que l’iceberg ne se trouvait plus qu’à une quarantaine de milles du pôle austral.

Pendant cette journée, la plus grande partie de la cargaison fut transportée à l’intérieur d’une large anfractuosité que le bosseman avait découverte dans le flanc est, où, même au cas d’une nouvelle collision, caisses et barils seraient en sûreté. Pour le fourneau de la cuisine, nos hommes aidèrent Endicott à l’installer entre deux blocs, de manière qu’il fût solidement maintenu, et ils entassèrent plusieurs tonnes de charbon à proximité.

Ces divers travaux s’exécutèrent sans provoquer aucune récrimination, aucun murmure. Visiblement, le silence que gardait l’équipage, était voulu. S’il obéissait au capitaine Len Guy et au lieutenant, c’est qu’on ne lui commandait rien qui ne fût à faire et sans retard. Or, avec le temps, le découragement ne finirait-il pas par ressaisir nos hommes?… Que l’autorité de leurs chefs ne fût point encore contestée, ne le serait-elle pas dans quelques jours?… On pourrait compter sur le bosseman, cela va de soi, sur le maître Hardie, sinon sur Martin Holt, peut-être sur deux ou trois des anciens… Quant aux autres, et surtout les recrues des Falklands, qui ne voyaient plus de terme à cette désastreuse campagne, résisteraient-ils au désir de s’emparer du canot et de s’enfuir ?…

A mon avis, cependant, cette éventualité ne serait pas à redouter tant que notre iceberg serait en dérive, car l’embarcation n’aurait pu le gagner de vitesse. Mais, s’il s’échouait une seconde fois, s’il venait à buter contre le littoral d’un continent ou d’une île, que ne feraient pas ces malheureux pour se soustraire aux horreurs de l’hivernage ?…

Tel fut le sujet de notre conversation au dîner de midi. Le capitaine Len Guy et Jem West partagèrent cette opinion qu’aucune tentative ne serait faite par le sealing-master et ses compagnons alors que la masse flottante continuerait à se déplacer. Néanmoins, il convenait que la surveillance ne se relâchât pas un seul instant. Hearne inspirait de trop justes méfiances pour ne pas être tenu en observation à toute heure.

L’après-midi, pendant l’heure de repos accordé à l’équipage, j’eus un nouvel entretien avec Dirk Peters.

J’avais été reprendre ma place habituelle au sommet, tandis que le capitaine Len Guy et le lieutenant étaient descendus à la base de l’iceberg afin de relever des points de repère sur la ligne de flottaison. Deux fois par vingt-quatre heures, on devait examiner ces points dans le but de déterminer si le tirant d’eau croissait ou décroissait, c’est-à-dire si un exhaussement du centre de gravité ne menaçait pas de provoquer quelque nouveau renversement.

J’étais assis depuis une demi-heure, lorsque j’aperçus le métis qui gravissait les pentes d’un pas rapide.

Venait-il, lui aussi, observer l’horizon jusqu’à son extrême recul, avec l’espoir d’y relever une terre?… Ou – ce qui me paraissait plus probable – désirait-il me communiquer un projet, qui concernait Arthur Pym?

A peine avions-nous échangé trois ou quatre mots depuis la remise en marche de l’iceberg.

Lorsque le métis fut arrivé près de moi, il s’arrêta, promena son regard sur la mer environnante, y chercha ce que j’y cherchais moi-même, et ce que je n’y avais point encore trouvé, il ne le trouva pas…

Deux à trois minutes s’écoulèrent avant qu’il m’adressât la parole, et telle était sa préoccupation que je me demandais s’il m’avait vu…

Enfin, il s’appuya sur un bloc, et je pensai qu’il allait me parler de ce dont il parlait toujours: il n’en fut rien.

«Monsieur Jeorling, me dit-il, vous vous souvenez… dans votre cabine de l’Halbrane… je vous ai appris l’affaire… cette affaire du Grampus…»

Si je me souvenais!… Rien de ce qu’il m’avait raconté de cette épouvantable scène, dont il avait été le principal acteur, n’était sorti de ma mémoire.

«Je vous l’ai dit, continua-t-il, Parker ne se nommait pas Parker… Il se nommait Ned Holt… C’était le frère de Martin Holt…

– Je le sais, Dirk Peters, répondis-je. Mais pourquoi revenir sur ce triste sujet?…

– Pourquoi, monsieur Jeorling?… N’est-ce pas… vous n’en avez jamais rien dit à personne?…

– A personne! affirmai-je. Comment aurais-je été assez mal avisé, assez imprudent pour dévoiler votre secret… un secret qui ne doit jamais sortir de notre bouche… un secret qui est mort entre nous?…

– Mort… oui… mort ! murmura le métis. Et… pourtant… comprenez-moi… il me semble… dans l’équipage… on sait… on doit savoir quelque chose…»

Et, à l’instant, je rapprochai de ce dire ce que m’avait appris le bosseman d’une certaine conversation surprise par lui et dans laquelle Hearne excitait Martin Holt à demander au métis en quelles conditions avait succombé son frère à bord du Grampus. Est-ce qu’une partie de ce secret avait transpiré, ou cette appréhension n’existait-elle que dans l’imagination de Dirk Peters?…

«Expliquez-vous, dis-je.

– Comprenez-moi, monsieur Jeorling… je ne sais guère m’exprimer… Oui… hier… je n’ai cessé d’y penser depuis… Hier, Martin Holt m’a tiré à part… loin des autres… et m’a dit qu’il voulait me parler…

– Du Grampus?…

– Du Grampus… oui… et de son frère Ned Holt!… Pour la première fois… il a prononcé ce nom devant moi… le nom de celui que… et… pourtant… voici tantôt trois mois que nous naviguons ensemble…»

La voix du métis était si altérée, que je l’entendais à peine.

«Comprenez… reprit-il, il m’a semblé que, dans l’esprit de Martin Holt… non!…je ne m’y suis pas trompé… il y avait comme un soupçon…

– Mais parlez donc, Dirk Peters!… m’écriai-je. Que vous a demandé Martin Holt?»

Et je sentais bien que cette question de Martin Holt, c’était Hearne qui l’avait inspirée. Néanmoins, ayant lieu de penser que le métis ne devait rien savoir de cette intervention du sealing-master, aussi inquiétante qu’inexplicable, je me décidai à ne point la lui révéler.

«Ce qu’il m’a demandé, monsieur Jeorling?… répondit-il. Il m’a demandé… si je ne me souvenais pas de Ned Holt, du Grampus… s’il avait péri dans la lutte contre les révoltés ou dans le naufrage… s’il était un de ceux qui avaient été abandonnés en mer avec le capitaine Barnard… enfin… si je pouvais lui dire comment son frère était mort… Ah! comment… comment…»

Avec quelle horreur le métis prononçait ces mots, qui témoignaient d’un si profond dégoût de lui-même!

«Et qu’avez-vous répondu à Martin Holt, Dirk Peters?…

– Rien !… rien !

– Il fallait affirmer que Ned Holt avait péri dans le naufrage du brick…

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– Je n’ai pas pu… comprenez-moi… je n’ai pas pu… Les deux frères se ressemblent tant!… Dans Martin Holt…j’ai cru voir Ned Holt!… J’ai eu peur…je me suis sauvé…»

Le métis s’était redressé d’un mouvement brusque, et moi, la tête entre les mains, je me mis à réfléchir… Ces tardives interrogations de Martin Holt relatives à son frère, je ne doutais pas qu’elles eussent été faites à l’instigation de Hearne… Était-ce donc aux Falklands que le sealing-master avait surpris le secret de Dirk Peters, dont je n’avais dit mot à personne?…

Au total, en poussant Martin Holt à interroger le métis, à quoi tendait Hearne?… Quel but visait-il?… Voulait-il uniquement satisfaire sa haine contre Dirk Peters, qui, seul des matelots falklandais, s’était toujours rangé au parti du capitaine Len Guy, qui avait empêché ses compagnons et lui de s’emparer du canot?… En excitant Martin Holt, espérait-il détacher le maître-voilier, ramener à se joindre à ses complices?… Et, de fait, lorsqu’il s’agirait de diriger l’embarcation à travers ces parages, n’avait-il pas besoin de Martin Holt, l’un des meilleurs marins de l’Halbrane, et qui aurait été capable de réussir alors que Hearne et les siens eussent échoué, s’ils avaient été réduits à eux-mêmes?…

On voit à quel enchaînement d’hypothèses s’abandonnait mon esprit, et quelles complications s’ajoutaient à une situation si compliquée déjà.

Lorsque je relevai les yeux, Dirk Peters n’était plus près de moi. Il avait disparu sans que je me fusse aperçu de son départ, ayant dit ce qu’il voulait me dire, et, en même temps, s’étant assuré que je n’avais point trahi son secret. L’heure s’avançant, je jetai un dernier regard sur l’horizon, et je redescendis, profondément troublé, et, comme toujours, dévoré de l’impatience d’être au lendemain.

Le soir venu, on prit les précautions d’usage et personne n’eut la permission de rester en dehors du campement – personne, si ce n’est le métis, qui demeura à la garde du canot.

J’étais tellement fatigué au moral et au physique, que le sommeil m’envahissant, je dormis près du capitaine Len Guy, tandis que le lieutenant veillait au-dehors, puis près du lieutenant, lorsque celui-ci eut été remplacé par le capitaine.

Le lendemain, 31 janvier, de bonne heure, je repoussai les toiles de notre tente…

Quel désappointement!

Partout, des brumes, – non pas de celles que dissolvent les premiers rayons solaires, et qui disparaissent sous l’influence des courants atmosphériques… Non! mais un brouillard jaunâtre, sentant le moisi, comme si ce janvier antarctique eût été le brumaire de l’hémisphère septentrional. De plus, nous observâmes un abaissement notable de la température, symptôme avant-coureur peut-être de l’hiver austral. Du ciel caligineux suintaient d’épaisses vésicules de vapeurs entre lesquelles se perdait la cime de notre montagne de glace. C’était un brouillard qui ne se résoudrait pas en pluie, une sorte d’ouate appliquée sur l’horizon…

«Fâcheux contretemps, me dit le bosseman, car si nous passions au large d’une terre nous ne pourrions l’apercevoir!

– Et notre dérive?… demandai-je.

– Elle est plus considérable qu’hier, monsieur Jeorling. Le capitaine a fait donner un coup de sonde, et il n’estime pas la vitesse à moins de trois ou quatre milles.

– Eh bien, qu’en concluez-vous, Hurliguerly?…

– J’en conclus que nous devons être dans une mer resserrée, puisque le courant y acquiert tant de force… Je ne serais pas étonné que nous eussions la terre tribord et bâbord, à quelque dix ou quinze milles…

– Ce serait donc un large détroit qui couperait le continent antarctique?…

– Oui… du moins notre capitaine a cette opinion.

– Et, avec cette opinion, Hurliguerly, il ne va pas tenter d’accoster l’une ou l’autre rive de ce détroit?

– Et comment?…

– Avec le canot…

– Risquer le canot au milieu de ces brumes! s’écria le bosseman en se croisant les bras. Y pensez-vous, monsieur Jeorling?… Est-ce que nous pouvons jeter l’ancre pour l’attendre?… Non, n’est-ce pas, et toutes les chances seraient pour qu’on ne le revît jamais!… Ah!… si nous avions l’Halbrane!…»

Hélas! nous n’avions plus l’Halbrane!…

En dépit des difficultés que présentait l’ascension à travers ces vapeurs à demi condensées, je montai au sommet de l’iceberg. Qui sait si une éclaircie ne me permettrait pas d’apercevoir des terres à l’est ou à l’ouest?…

Lorsque je fus debout à la pointe, c’est en vain que j’essayai de percer du regard l’impénétrable manteau grisâtre qui recouvrait ces parages.

J’étais là, secoué par le vent du nord-est qui tendait à fraîchir et déchirerait peut-être ces brouillards…

Cependant, de nouvelles vapeurs s’accumulaient, poussées par cette énorme ventilation de la mer libre. Sous la double action des courants atmosphériques et marins, nous dérivions avec une vitesse de plus en plus grande, et je sentais comme un frémissement de l’iceberg…

Et c’est alors que je me trouvai sous l’empire d’une sorte d’hallucination, – une de ces étranges hallucinations qui avaient dû troubler l’esprit d’Arthur Pym… Il me sembla que je me fondais dans son extraordinaire personnalité!… Je croyais voir enfin ce qu’il avait vu!… Cette indéchirable brume, c’était ce rideau de vapeurs tendu sur l’horizon devant ses yeux de fou!… J’y cherchais ces panaches de raies lumineuses qui bariolaient le ciel du levant au couchant !… J’y cherchais le surnaturel flamboiement de son sommet!… J’y cherchais ces palpitations photogéniques de l’espace en même temps que celles des eaux éclairées par les lueurs du fond océanien!… J’y cherchais cette cataracte sans limites, roulant en silence du haut de quelque immense rempart perdu dans les profondeurs du zénith!… J’y cherchais ces vastes fentes, derrière lesquelles s’agitait un chaos d’images flottantes et indistinctes sous les puissants souffles de l’air !… J’y cherchais le géant blanc, le géant du pôle !…

Enfin la raison reprit le dessus. Ce trouble de visionnaire, cet égarement poussé jusqu’à l’extravagance, se dissipa peu à peu, et je redescendis au campement.

La journée s’écoula tout entière dans ces conditions. Pas une fois le rideau ne s’ouvrit devant nos regards, et si l’iceberg, qui s’était déplacé d’une quarantaine de milles depuis la veille, avait passé à l’extrémité de l’axe terrestre, nous ne devions jamais le savoir!1.

 

 

Chapitre XI

Au milieu des brumes.

 

h bien, monsieur Jeorling, me dit le bosseman, lorsque, le lendemain, nous nous retrouvâmes en face l’un de l’autre, il faut en faire notre deuil!

– Notre deuil, Hurliguerly, et de quoi?…

– Du pôle sud, dont nous n’avons pas même aperçu la pointe!

– Oui… et qui doit être maintenant à quelque vingtaine de milles en arrière…

– Que voulez-vous, le vent a soufflé sur cette lampe australe, et elle était éteinte au moment où nous sommes passés…

– Voilà une occasion que nous ne rencontrerons plus guère, j’imagine…

– Comme vous dites, monsieur Jeorling, et nous pouvons renoncer à jamais sentir le bout de la broche terrestre tourner entre nos doigts!

– Vous avez d’heureuses comparaisons, bosseman.

– Et à ce que je viens de dire, j’ajoute que notre véhicule de glace nous charrie au diable, et pas précisément dans la direction du Cormoran-Vert!… Allons… allons… campagne inutile, campagne manquée… et qu’on ne recommencera pas de sitôt… En tout cas, campagne à finir, et sans flâner en route, car l’hiver ne tardera pas à montrer son nez rouge, ses lèvres gercées et ses mains crevassées d’engelures!… Campagne pendant laquelle le capitaine Len Guy n’a point retrouvé son frère – ni nous nos compatriotes –, ni Dirk Peters son pauvre Pym!…»

Vrai, tout cela, et c’était le résumé de nos déboires, de nos déconvenues, de nos déceptions! Sans parler de l’Halbrane anéantie, cette expédition comptait déjà neuf victimes. De trente-deux qui avaient embarqué sur la goélette, nous étions réduits à vingt-trois, et à quel chiffre tomberions-nous encore?…

En effet, du pôle austral au cercle antarctique, on compte une vingtaine de degrés, soit douze cents milles marins, et il serait nécessaire de les franchir en un mois ou six semaines au plus, sinon la banquise se trouverait reformée et refermée!… Quant à un hivernage dans cette partie de l’Antarctide, personne de nous n’eût pu y survivre.

D’ailleurs, nous avions perdu tout espoir de recueillir les survivants de la Jane; et l’équipage ne formait plus qu’un vœu, traverser le plus rapidement possible ces effrayantes solitudes. De sud que notre dérive avait été jusqu’au pôle, elle était devenue nord, et, à la condition qu’elle persistât, peut-être serions-nous favorisés de quelques bonnes chances qui en compenseraient tant de mauvaises! Dans tous les cas, pour employer une locution familière, «il n’y avait qu’à se laisser aller».

Qu’importe, si ces mers vers lesquelles se dirigeait notre iceberg n’étaient plus celles de l’Atlantique méridional, mais celles de l’océan Pacifique, si les terres les plus rapprochées, au lieu des South-Orkneys, des Sandwich, des Falklands, du cap Horn, des Kerguelen, seraient l’Australie ou la Nouvelle-Zélande! C’est pourquoi Hurliguerly avait-il raison de le dire – et à son vif regret –, ce n’était pas chez le compère Atkins et dans la salle basse du Cormoran-Vert qu’il irait boire le coup du retour!

«Après tout, monsieur Jeorling, me répétait-il, il y a encore d’excellentes auberges à Melbourne, à Hobart-Town, à Dunedin… Le tout est d’arriver à bon port!»

La brume ne s’étant pas levée pendant les journées des 2, 3 et 4 février, il eût été difficile d’évaluer le déplacement de notre iceberg depuis qu’il avait dépassé le pôle. Toutefois, le capitaine Len Guy et Jem West croyaient pouvoir l’estimer à deux cent cinquante milles.

En effet, le courant ne semblait avoir ni diminué de vitesse ni changé de direction. Que nous fussions engagés dans un bras de mer entre les deux moitiés d’un continent, l’une à l’est, l’autre à l’ouest, qui formaient le vaste domaine de l’Antarctide, cela ne paraissait pas douteux. Aussi trouvai-je très regrettable de ne pouvoir atterrir d’un côté ou de l’autre de ce large détroit, dont l’hiver ne tarderait pas à solidifier la surface!

Lorsque j’en causai avec le capitaine Len Guy, il me fit la seule réponse logique:

«Que voulez-vous, monsieur Jeorling, nous sommes impuissants, il n’y a rien à faire, et, où je reconnais bien cette malchance qui nous accable depuis quelque temps, c’est précisément dans la persistance de ces brumes… Je ne sais plus où nous sommes… Impossible de prendre hauteur, et cela au moment où le soleil va disparaître pour de longs mois…

– J’en reviens toujours au canot, dis-je une dernière fois. Avec le canot ne pourrait-on pas?…

– Aller à la découverte!… Y pensez-vous?… Ce serait une imprudence que je ne commettrai pas… et que l’équipage ne me laisserait pas commettre!»

Je fus sur le point de m’écrier:

«Et si votre frère William Guy, si vos compatriotes se sont réfugiés sur un point de cette terre…»

Mais je me contins. A quoi bon renouveler les douleurs de notre capitaine? Cette éventualité, il avait dû y songer, et, pour avoir renoncé à poursuivre ses recherches, c’est qu’il s’était rendu compte de l’inutilité en même temps que de l’inanité d’une dernière tentative.

Après tout – et cela lui laissait encore une vague espérance –, peut-être s’était-il fait ce raisonnement, qui méritait quelque attention:

Lorsque William Guy et les siens avaient quitté l’île Tsalal, la saison d’été commençait. Devant eux s’ouvrait la mer libre, traversée par ces mêmes courants du sud-est dont nous avions subi l’action, d’abord avec l’Halbrane, ensuite avec l’iceberg. En outre des courants, ils avaient dû être favorisés, comme nous l’avions été, par les brises permanentes du nord-est. De là cette conclusion que leur canot, à moins qu’il eût péri dans un accident de mer, devait avoir suivi une direction analogue à la nôtre, et, à travers ce large détroit, être arrivé jusqu’à ces parages. Et, dès lors, était-il illogique de supposer, ayant sur nous une avance de plusieurs mois, après avoir remonté au nord, franchi la mer libre, passé la banquise, que leur embarcation fût parvenue à sortir du cercle antarctique, enfin que William Guy et ses compagnons eussent rencontré quelque navire qui les aurait déjà rapatriés?…

En admettant que notre capitaine se fût rangé à cette hypothèse, laquelle, je l’avoue, exigeait tant de bonnes chances – trop même! – il ne m’en avait jamais dit un mot. Peut-être – car l’homme aime à conserver ses illusions –, peut-être craignait-il qu’on lui démontrât les côtés faibles de ce raisonnement?…

Un jour, je parlai dans ce sens à Jem West.

Le lieutenant, peu accessible aux entraînements de l’imagination, refusa de se rendre à mon avis. De prétendre que, si nous n’avions pas retrouvé les hommes de la Jane, cela tenait à ce qu’ils avaient quitté ces parages avant notre arrivée, qu’ils étaient déjà revenus dans les mers du Pacifique, cela ne pouvait entrer dans un esprit aussi positif que le sien.

Quant au bosseman, lorsque j’appelai son attention sur cette éventualité:

«Vous savez, monsieur Jeorling, répliqua-t-il, tout arrive… ou, du moins, ça se dit volontiers! Et pourtant, que le capitaine William Guy et ses hommes soient, à l’heure qu’il est, en train de boire un bon coup de brandevin, de gin ou de whisky dans un des cabarets de l’ancien ou du nouveau continent… non !… non !… C’est aussi impossible qu’à nous d’être attablés tous les deux demain au Cormoran-Vert!»

Durant ces trois jours de brume, je n’avais point aperçu Dirk Peters, ou plutôt il n’avait point cherché à se rapprocher de moi, et était obstinément resté à son poste près de l’embarcation. Les questions de Martin Holt relativement à son frère Ned semblaient indiquer que son secret était connu, – du moins en partie. Aussi se tenait-il plus que jamais à l’écart, dormant pendant les heures de veille, veillant pendant les heures de sommeil. Je me demandais même s’il ne regrettait pas de s’être confié à moi, s’il ne s’imaginait pas avoir excité ma répugnance… Il n’en était rien, et j’éprouvais pour le pauvre métis une profonde pitié!…

Je ne saurais dire combien nous parurent tristes, monotones, interminables, les heures qui s’écoulèrent au milieu de ce brouillard dont le vent ne pouvait déchirer l’épais rideau. Même avec la plus minutieuse attention, on ne parvenait pas a reconnaître, n’importe à quelle heure, quelle place le soleil occupait au-dessus de l’horizon sur lequel l’abaissait peu à peu sa marche spiraliforme. La position de l’iceberg en longitude et en latitude ne pouvait donc être relevée. Dérivait-il toujours vers le sud-est ou plutôt vers le nord-ouest, depuis qu’il avait dépassé le pôle, c’était probable, ce n’était pas sûr. Animé de la même vitesse que le courant, comment le capitaine Len Guy aurait-il pu déterminer son déplacement, alors que les vapeurs empêchaient de prendre aucun point de repère. Il eût été immobile qu’il n’y aurait eu pour nous aucune différence appréciable, car le vent avait calmi – nous le supposions du moins –, et pas un souffle ne se faisait sentir. La flamme d’un fanal, exposée à l’air, ne vacillait pas. Des cris d’oiseaux, sortes de croassements affaiblis à travers cette atmosphère ouatée de brumes, interrompaient seuls le silence de l’espace. Des vols de pétrels et d’albatros rasaient la cime sur laquelle je me tenais en observation. En quel sens fuyaient ces rapides volateurs que les approches de l’hiver chassaient déjà peut-être vers les confins de l’Antarctide?…

Un jour, le bosseman qui, dans le but de s’en rendre compte, était monté au sommet, non sans risque de se rompre le cou, fut heurté à la poitrine si violemment par un vigoureux quebranta-huesos, sorte de pétrel gigantesque d’une envergure de douze pieds, qu’il tomba à la renverse.

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«Maudite bête, me dit-il, lorsqu’il fut redescendu au campement, je l’ai échappé belle !… D’un coup… pan !… les quatre fers en l’air, comme un cheval qui se pomoye sur l’échine!… Je me suis rattrapé où j’ai pu… mais j’ai vu le moment où mes mains allaient larguer tout!… Des arêtes de glace, vous savez, ça vous glisse comme de l’eau entre les doigts!… Aussi lui ai-je crié, à cet oiseau: Tu ne peux donc pas regarder devant toi?… Il ne s’est même pas excusé, le fichu animal!»

Le fait est que le bosseman avait risqué d’être précipité de bloc en bloc jusqu’à la mer.

Dans l’après-midi, ce jour-là, nos oreilles furent atrocement écorchées par des braiements qui montaient d’en bas. Ainsi que le fit observer Hurliguerly, du moment que ce n’étaient pas des ânes qui poussaient ces braiements, c’étaient des pingouins. Jusqu’ici, ces innombrables hôtes des régions polaires n’avaient point jugé à propos de nous accompagner sur notre îlot mouvant, et, alors que la vue pouvait s’étendre au large, nous n’en avions pas aperçu un seul, – ni au pied de l’iceberg ni sur les glaçons en dérive. A présent, nul doute qu’ils fussent là par centaines ou par milliers, car le concert s’accentuait avec une intensité qui témoignait du nombre des exécutants.

Or, ces volatiles habitent plus volontiers soit les marges littorales des continents et des îles de ces hautes latitudes, soit les icefields qui les avoisinent. Leur présence n’indiquait-elle pas la proximité d’une terre?…

Je le sais, nous étions dans une disposition d’esprit à nous raccrocher à la moindre lueur d’espoir, comme l’homme, en danger de se noyer, se raccroche à une planche, – la planche de salut!… Et que de fois elle s’enfonce ou se brise au moment où l’infortuné vient de la saisir!… N’était-ce pas le sort qui nous attendait sous ce terrible climat?…

Je demandai au capitaine Guy quelles conséquences il tirait de la présence de ces oiseaux.

«Ce que vous en pensez, monsieur Jeorling, me répondit-il. Depuis que nous sommes en dérive, aucun d’eux n’avait encore cherché refuge sur l’iceberg, et, actuellement, les y voici en foule, si nous en jugeons par leurs cris assourdissants. D’où sont-ils venus?… A n’en pas douter, d’une terre dont nous sommes peut-être assez près…

– Est-ce aussi l’avis du lieutenant? demandai-je.

– Oui, monsieur Jeorling, et vous savez s’il est homme à se forger des chimères!

– Non, certes!

– Et puis, il y a autre chose qui l’a frappé comme moi, et qui ne semble pas avoir provoqué votre attention…

– De quoi s’agit-il?…

– De ces meuglements qui se mêlent aux braiements des pingouins… Prêtez l’oreille et vous ne tarderez pas à les entendre.»

J’écoutai, et, évidemment, l’orchestre était plus complet que je ne l’avais supposé.

«En effet… dis-je, je les distingue, ces mugissements plaintifs. Il y a donc aussi des phoques ou des morses…

– C’est chose certaine, monsieur Jeorling, et j’en conclus que ces animaux, oiseaux et mammifères, très rares depuis notre départ de l’île Tsalal, fréquentent ces parages où nous ont portés les courants. Il me semble que cette affirmation n’a rien de hasardé…

– Rien, capitaine, pas plus que d’admettre l’existence d’une terre avoisinante. Oui! quelle fatalité d’être enveloppés de cet impénétrable brouillard, qui ne permet pas de voir à un quart de mille au large…

– Et qui nous empêche même de descendre à la base de l’iceberg! ajouta le capitaine Len Guy. Là, sans doute, nous aurions pu reconnaître si les eaux charrient des salpas, des laminaires, des fucus, – ce qui nous fournirait un nouvel indice… Vous avez raison… C’est une fatalité !…

– Pourquoi ne pas essayer, capitaine?…

– Non, monsieur Jeorling, ce serait s’exposer à des chutes, et je ne permettrai à personne de quitter le campement. Après tout, si la terre est là, j’imagine que notre iceberg ne tardera pas à l’accoster…

– Et s’il ne le fait pas?… répliquai-je.

– S’il ne le fait pas, comment le pourrions-nous faire ?…»

Et le canot, pensai-je, il faudra pourtant bien se décider à l’utiliser… Mais le capitaine Len Guy préférait attendre, et qui sait si, dans les circonstances où nous étions, ce n’était pas le parti le plus sage?…

Quant à la base de l’iceberg, la vérité est que rien n’eût été plus dangereux que de s’engager en aveugles sur ces pentes glissantes. Le plus adroit de l’équipage, le plus vigoureux, Dirk Peters lui-même, n’aurait pu y réussir sans quelque grave accident. Cette funeste campagne comptait déjà trop de victimes dont nous ne voulions pas accroître le nombre.

Je ne saurais donner une idée de cette accumulation de vapeurs, qui s’épaissirent encore pendant la soirée. A partir de cinq heures, il devint impossible de rien distinguer à quelques pas du plateau où se dressaient les tentes. Il fallait se toucher de la main pour s’assurer que l’on était l’un près de l’autre. Se parler n’eût pas suffi, car la voix ne portait guère mieux que la vue dans ce milieu assourdi. Un fanal allumé ne laissait apercevoir qu’une sorte de lumignon jaunâtre, sans pouvoir éclairant. Un cri n’arrivait à l’oreille que très affaibli, et seuls les pingouins étaient assez vociférants pour se faire entendre.

Il n’y avait pas lieu, je le note ici, de confondre ce brouillard avec le frost-rime, la fumée gelée, que nous avions observée antérieurement. D’ailleurs, ce frost-rime, qui exige une assez haute température, se tient ordinairement au ras de la mer, et ne s’élève à une centaine de pieds que sous l’action d’une forte brise. Or, le brouillard dépassait de beaucoup cette altitude, et j’estime qu’on n’aurait pu s’en dégager qu’à la condition de dominer l’iceberg d’une cinquantaine de toises.

Vers huit heures du soir, les brumes à demi condensées étaient si compactes que l’on sentait une résistance à la marche. Il semblait que la composition de l’air fût modifiée, comme s’il allait passer à l’état solide. Et, involontairement, je songeais aux étrangetés de l’île Tsalal, cette eau bizarre, dont les molécules obéissaient à une cohésion particulière…

Quant à reconnaître si ce brouillard avait une action quelconque sur la boussole, cela n’était pas possible. Je savais, au surplus, que le fait avait été étudié par les météorologistes et qu’ils se croient en droit d’affirmer que cette action n’a aucune influence sur l’aiguille aimantée.

J’ajoute que depuis que nous avions laissé le pôle sud en arrière, aucune confiance ne pouvait plus être accordée aux indications du compas, qui s’affolait aux approches du pôle magnétique vers lequel nous marchions sans doute. Donc, rien ne permettait de déterminer la direction de l’iceberg.

A neuf heures du soir, ces parages furent plongés dans une assez profonde obscurité, bien que le soleil, à cette époque, ne descendît pas encore sous l’horizon.

Le capitaine Len Guy, voulant s’assurer que les hommes étaient rentrés au campement et prévenir ainsi toute imprudence de leur part, fit l’appel.

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Chacun, après avoir répondu à son nom, vint prendre sa place sous les tentes, où les fanaux embrumés ne donnaient que peu ou pas de lumière.

Lorsque son nom fut prononcé, puis jeté à plusieurs reprises par la voix éclatante du bosseman, le métis fut le seul à ne pas répondre à cet appel.

Hurliguerly attendit quelques minutes…

Dirk Peters ne parut pas.

Était-il donc resté près du canot, c’était probable, mais inutile, car notre embarcation ne risquait pas d’être enlevée par ce temps de brouillard.

«Est-ce que personne n’a vu Dirk Peters de la journée?… demanda le capitaine Len Guy.

– Personne, répondit le bosseman.

– Pas même au dîner de midi?…

– Pas même, capitaine, et, cependant, il ne devait plus avoir de provisions.

– Lui serait-il donc arrivé malheur?…

– N’ayez crainte! s’écria le bosseman. Ici, Dirk Peters est dans son élément, et ne doit pas être plus embarrassé au milieu des brumes qu’un ours polaire! Il s’est déjà tiré d’affaire une première fois… il s’en tirera une seconde!»

Je laissai dire Hurliguerly, sachant bien pourquoi le métis se tenait à l’écart.

Dans tous les cas, du moment que Dirk Peters s’obstinait à ne pas répondre – et les cris du bosseman avaient dû parvenir jusqu’à lui –, il était impossible de se mettre à sa recherche.

Cette nuit-là, j’en ai la conviction, personne – sauf Endicott peut-être – ne put dormir. On étouffait sous le couvert des tentes où l’oxygène manquait. Et puis, tous, plus ou moins, nous subissions une impression très particulière, en proie à une sorte de pressentiment bizarre, comme si notre situation allait se modifier en meilleur ou en pire, – en admettant qu’elle pût empirer.

La nuit s’écoula sans alerte, et, à six heures du matin, chacun vint humer au-dehors un air plus salubre.

Même état météorologique que la veille, avec brumes d’une densité extraordinaire. On constata que le baromètre avait remonté, – trop vite, il est vrai, pour que cette hausse fût sérieuse. La colonne de mercure marquait trente pouces deux dixièmes (767 millimètres), le maximum qu’elle eût atteint depuis le passage de l’Halbrane au cercle antarctique.

D’autres indices se révélaient aussi, dont nous avions à tenir compte.

Le vent qui fraîchissait – vent de sud depuis que nous avions dépassé le pôle austral – ne tarda pas à souffler en grande brise, – une brise à deux ris, comme disent les marins. Les bruits du dehors s’entendaient plus distinctement à travers l’espace balayé par les courants atmosphériques.

Vers neuf heures, l’iceberg se décoiffa soudain de son bonnet de vapeurs.

Indescriptible changement de décor qu’une baguette magique n’eût pas accompli en moins de temps et avec plus de succès!

En peu d’instants, le ciel fut dégagé jusqu’aux dernières limites de l’horizon, et la mer reparut, illuminée par les obliques rayons du soleil, qui ne la dominait plus que de quelques degrés. Un tumultueux ressac baignait d’une écume blanche la base de notre iceberg, et il dérivait avec une multitude de montagnes flottantes sous la double action du vent et du courant en s’infléchissant vers l’est-nord-est.

«Terre!»

Ce cri jeté du sommet de l’îlot mouvant, et à nos regards se montra Dirk Peters, debout sur l’extrême bloc, la main tendue vers le nord.

Le métis ne se trompait pas. La terre, cette fois… oui!… c’était la terre, développant à trois ou quatre milles ses hauteurs lointaines d’une teinte noirâtre.

Et, lorsque le point, obtenu par une double observation à dix heures et à midi, eut été établi, il donna:

Latitude; 86° 12’ sud.

Longitude: 114° 17’ est.

L’iceberg se trouvait à peu près de 4° au-delà du pôle antarctique, et, des longitudes occidentales que notre goélette avait suivies sur l’itinéraire de la Jane, nous étions passés aux longitudes orientales.

 

 

Chapitre XII

Campement.

 

n peu après midi, cette terre ne se trouvait plus qu’à un mille. La question était de savoir si le courant n’allait pas nous entraîner au-delà.

Je dois l’avouer, si nous avions eu le choix ou d’accoster ce littoral ou de continuer notre marche, je ne sais trop ce qui eût été préférable.

J’en causais avec le capitaine Len Guy et le lieutenant, lorsque Jem West m’interrompit, disant:

«Je vous demanderai à quoi bon discuter cette éventualité, monsieur Jeorling?…

– Soit, à quoi bon, puisque nous n’y pouvons rien, ajouta le capitaine Len Guy. Il est possible que l’iceberg vienne buter contre cette côte, comme il est possible qu’il la contourne, s’il se maintient dans le courant.

– Juste, repris-je, mais ma question n’en subsiste pas moins. Avons-nous avantage à débarquer ou à rester?…

– A rester», répondit Jem West.

En effet, si le canot eût pu nous emmener tous avec des provisions pour une navigation de cinq à six semaines, nous n’aurions pas hésité à y prendre passage, afin de piquer, grâce au vent du sud, à travers la mer libre. Mais, étant donné que le canot ne suffirait qu’à onze ou douze hommes au plus, il aurait fallu les tirer au sort. Et ceux qu’il n’emporterait pas, ne seraient-ils pas condamnés à périr, par le froid sinon par la faim, sur cette terre que l’hiver ne tarderait pas à couvrir de ses frimas et de ses glaces?…

Or, si l’iceberg continuait à dériver suivant cette direction, ce serait une grande partie de notre route faite dans des conditions acceptables, après tout. Notre véhicule de glace, il est vrai, pouvait nous manquer, s’échouer de nouveau, culbuter même, ou tomber dans quelque contre-courant qui le rejetterait hors de l’itinéraire, tandis que le canot, en obliquant sur le vent, lorsqu’il deviendrait contraire, eût pu nous conduire au but, si les tempêtes ne l’assaillaient pas et si la banquise lui offrait une passe…

Mais, ainsi que venait de le dire Jem West, y avait-il lieu de discuter cette éventualité?…

Après le dîner, l’équipage se porta vers le plus haut bloc sur lequel se tenait Dirk Peters. A notre approche, le métis descendit par le talus opposé, et, lorsque j’arrivai au sommet, je ne pus l’apercevoir.

Nous étions donc tous en cet endroit, – tous, moins Endicott, peu soucieux d’abandonner son fourneau.

La terre, aperçue dans le nord, dessinait sur un dixième de l’horizon son littoral frangé de grèves, coupé d’anses, dentelé de pointes, ses arrière-plans limités par le profil assez accidenté de hautes et peu lointaines collines. Il y avait là un continent ou tout au moins une île, dont l’étendue devait être considérable.

Dans le sens de l’est, cette terre se prolongeait à perte de vue, et il ne semblait pas que sa dernière limite fût de ce côté.

Vers l’ouest, un cap assez aigu, surmonté d’un morne, dont la silhouette figurait une énorme tête de phoque, en formait l’extrémité. Puis, au-delà, la mer paraissait largement s’étendre.

Il n’était pas un de nous qui ne se rendît compte de la situation. Accoster cette terre, cela dépendait du courant, de lui seul: ou il porterait l’iceberg vers un remous qui le drosserait à la côte, ou il continuerait à l’entraîner vers le nord.

Quelle était l’hypothèse la plus admissible?…

Le capitaine Len Guy, le lieutenant, le bosseman et moi, nous en parlions de nouveau, tandis que l’équipage, par groupes, échangeait ses idées à ce sujet. En fin de compte, le courant tendait plutôt à porter vers le nord-est de cette terre.

«Après tout, nous dit le capitaine Len Guy, si elle est habitable pendant les mois de la saison d’été, il ne semble point qu’elle possède des habitants, puisque nous n’apercevons aucun être humain sur le littoral.

– Observons, capitaine, répondis-je, que l’iceberg n’est pas de nature à provoquer l’attention comme l’eût fait notre goélette!

– Évidemment, monsieur Jeorling, et l’Halbrane aurait déjà attiré des indigènes… s’il yen avait!

– De ce que nous n’en voyons pas, capitaine, il ne faudrait pas conclure…

– Assurément, monsieur Jeorling, répliqua le capitaine Len Guy. Vous conviendrez seulement que l’aspect de cette terre n’est point celui de l’île Tsalal à l’époque où la Jane l’avait accostée. On y distinguait alors des collines verdoyantes, des forêts épaisses, des arbres en pleine floraison, de vastes pâturages… et ici, à première vue, il n’y a que désolation et stérilité!…

– J’en conviens, stérilité et désolation, c’est toute cette terre!… Je vous demanderai, cependant, si votre intention n’est pas d’y débarquer, capitaine?…

– Avec le canot?…

– Avec le canot, dans le cas où le courant en éloignerait notre iceberg.

– Nous n’avons pas une heure à perdre, monsieur Jeorling, et quelques jours de relâche pourraient nous condamner à un hivernage cruel, si nous arrivions trop tard pour franchir les passes de la banquise…

– Et, étant donné son éloignement, nous ne sommes pas en avance, fit observer Jem West.

– Je l’accorde, répondis-je en insistant. Mais s’éloigner de cette terre sans y avoir mis le pied, sans nous être assurés si elle n’a pas conservé les traces d’un campement, si votre frère, capitaine… ses compagnons…»

En m’écoutant, le capitaine Len Guy secouait la tête. Ce n’était pas l’apparition de cette côte aride qui pouvait lui rendre l’espoir, ces longues plaines infertiles, ces collines décharnées, ce littoral bordé par un cordon de roches noirâtres… Comment des naufragés eussent-ils trouvé à y vivre depuis quelques mois?…

D’ailleurs, nous avions arboré le pavillon britannique que la brise déployait à la cime de l’iceberg. William Guy l’eût reconnu, et il se fût déjà précipité vers le rivage.

Personne… personne!

En ce moment, Jem West, qui venait de relever certains points de repère, dit:

«Patientons avant de prendre une décision. En moins d’une heure, nous serons fixés à ce sujet. Notre marche me paraît s’être ralentie, et il est possible qu’un remous nous ramène obliquement vers la côte…

– C’est mon avis, déclara le bosseman, et, si notre machine flottante n’est pas stationnaire, il s’en faut de peu!… On dirait qu’elle tourne sur elle-même…»

Jem West et Hurliguerly ne se trompaient pas. Pour une raison ou pour une autre, l’iceberg tendait à sortir de ce courant qu’il avait constamment suivi. Un mouvement de giration avait succédé au mouvement de dérive, grâce à l’action d’un remous qui portait vers le littoral.

En outre, quelques montagnes de glace, en avant de nous, venaient de s’échouer sur les bas-fonds du rivage.

Donc, il était inutile de discuter, s’il y avait lieu ou non de mettre le canot à la mer.

A mesure que nous approchions, la désolation de cette terre s’accentuait encore, et la perspective d’y subir six mois d’hivernage aurait rempli d’épouvante les cœurs les plus résolus.

Bref, vers cinq heures de l’après-midi, l’iceberg pénétra dans une profonde échancrure de la côte, terminée à droite par une longue pointe, contre laquelle il ne tarda pas à s’immobiliser.

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«A terre!… A terre!…»

Ce cri s’échappa de toutes les bouches.

L’équipage descendait déjà les talus de l’iceberg, lorsque Jem West commanda:

«Attendez l’ordre!»

Il se manifesta quelque hésitation, – surtout de la part de Hearne et de plusieurs de ses camarades. Puis l’instinct de la discipline domina, et finalement tous vinrent se ranger autour du capitaine Len Guy.

Il ne fut pas nécessaire de mettre le canot à la mer, l’iceberg se trouvant en contact avec la pointe.

Le capitaine Len Guy, le bosseman et moi, précédant les autres, nous fûmes les premiers à quitter le campement, et notre pied foula cette nouvelle terre, – vierge sans doute de toute empreinte humaine…

Le sol volcanique était semé de débris pierreux, de fragments de laves, d’obsidiennes, de pierres ponces, de scories. Au-delà du cordon sablonneux de la grève, il allait en montant vers la base de hautes et âpres collines, qui formaient l’arrière-plan à un demi-mille du littoral.

Il nous parut indiqué de gagner l’une de ces collines, d’une altitude de douze cents pieds environ. De son sommet, le regard pourrait embrasser un large espace, soit de terre, soit de mer, dans toutes les directions.

Il fallut marcher pendant vingt minutes sur un sol rude et tourmenté, dépourvu de végétation. Rien ne rappelait les fertiles prairies de l’île Tsalal, avant que le tremblement de terre l’eût bouleversée, ni ces forêts épaisses dont parle Arthur Pym, ni ces rios aux eaux étranges, ni ces escarpements de terre savonneuse, ni ces massifs de stéatite où se creusait l’hiéroglyphique labyrinthe. Partout des roches d’origine ignée, des laves durcies, des scories poussiéreuses, des cendres grisâtres, et pas même ce qu’il aurait fallu d’humus aux plantes rustiques les moins exigeantes.

Ce n’est pas sans difficultés et sans risques que le capitaine Len Guy, le bosseman et moi, nous parvînmes à faire l’ascension de la colline, – ce qui nous prit une grande heure. Bien que le soir fût arrivé, il n’entraînait aucune obscurité à sa suite, puisque le soleil ne disparaissait pas encore derrière cet horizon de l’Antarctide.

Du sommet de la colline, la vue s’étendait jusqu’à trente ou trente-cinq milles, et voici ce qui apparut à nos yeux.

En arrière, se développait la mer libre, charriant nombre d’autres montagnes flottantes dont quelques-unes venaient de s’entasser récemment contre le littoral, et qui le rendaient presque inabordable.

A l’ouest, courait une terre très accidentée, dont on ne voyait pas l’extrémité, et que baignait à l’est une mer sans limites.

Étions-nous sur une grande île ou sur le continent antarctique, il eût été impossible de résoudre la question.

Il est vrai, en fixant plus attentivement dans la direction de l’est la lorgnette marine, le capitaine Len Guy crut apercevoir quelques vagues contours, qui s’estompaient entre les légères brumes du large.

«Voyez», dit-il.

Le bosseman et moi, nous prîmes tour à tour l’instrument et nous regardâmes avec soin.

«Il me semble bien, dit Hurliguerly, qu’il y a là comme une apparence de côte…

– Je le pense aussi, répondis-je.

– C’est donc bien un détroit, à travers lequel nous a conduits la dérive, conclut le capitaine Len Guy.

– Un détroit, ajouta le bosseman, que le courant parcourt du nord au sud, puis du sud au nord…

– Alors ce détroit couperait donc en deux le continent polaire? demandai-je.

– Nul doute à cet égard, répondit le capitaine Len Guy.

– Ah! si nous avions notre Halbrane!» s’écria Hurliguerly.

Oui… à bord de la goélette – et même sur cet iceberg, maintenant à la côte comme un navire désemparé –, nous aurions pu remonter encore de quelques centaines de milles… peut-être jusqu’à la banquise… peut-être jusqu’au cercle antarctique… peut-être jusqu’aux terres avoisinantes!… Mais nous ne possédions qu’un fragile canot, pouvant à peine contenir une douzaine d’hommes, et nous étions vingt-trois!…

Il n’y avait plus qu’à redescendre vers le rivage, à regagner notre campement, à transporter les tentes sur le littoral, à prendre toutes mesures en vue d’un hivernage que les circonstances allaient nous imposer.

Il va de soi que le sol ne portait aucune empreinte de pas humains, ni aucun vestige d’habitat. Que les survivants de la Jane n’eussent point mis les pieds sur cette terre, sur ce «domaine inexploré», comme le qualifiaient les cartes les plus modernes, nous pouvions désormais l’affirmer. J’ajouterai ni eux, ni personne, et ce n’était pas encore cette côte où Dirk Peters retrouverait les traces d’Arthur Pym!

Et cela résultait également de la quiétude que montraient les seuls êtres vivants de cette contrée qui ne s’effrayaient point de notre présence. Ni les phoques ni les morses ne plongeaient sous les eaux, les pétrels et les cormorans ne s’enfuyaient pas à tire-d’aile, les pingouins restaient en rangées immobiles, voyant, sans doute, en nous des volatiles d’une espèce particulière. Oui!… c’était bien la première fois que l’homme apparaissait à leurs regards, – preuve qu’ils n’abandonnaient jamais cette terre pour s’aventurer sous de plus basses latitudes.

De retour au rivage, le bosseman découvrit – non sans une certaine satisfaction – plusieurs spacieuses cavernes évidées dans les falaises granitiques, assez grandes, les unes pour nous loger tous, les autres pour abriter la cargaison de l’Halbrane. Quelle que fût la décision que nous aurions à prendre ultérieurement, nous ne pouvions faire mieux que d’y emmagasiner notre matériel et de procéder à une première installation.

Après avoir remonté les pentes de l’iceberg jusqu’au campement, le capitaine Len Guy donna ordre à ses hommes de se réunir. Pas un ne manqua, – si ce n’est Dirk Peters, qui avait décidément rompu toute relation avec l’équipage. En ce qui le concernait, au surplus, il n’y avait, ni sur l’état de son esprit, ni sur son attitude en cas de rébellion, aucune crainte à concevoir. Il serait avec les fidèles contre les révoltés, et nous devions en n’importe quelles circonstances compter sur lui.

Lorsque le cercle eut été formé, le capitaine Len Guy s’exprima, sans laisser voir aucun symptôme de découragement. Parlant à ses compagnons, il leur chiffra la situation… jusqu’aux décimales, pourrait-on dire. Nécessité qui s’imposait, d’abord, de descendre la cargaison à terre, et d’aménager une des cavernes du littoral. Sur la question de la nourriture, affirmation que les vivres, farine, viande de conserve, légumes secs, suffiraient à toute la durée de l’hiver, si long qu’il pût être, et quelle que fût sa rigueur. Relativement à la question du combustible, déclaration que le charbon ne manquerait pas, à la condition de ne point le gaspiller, et il serait possible de le ménager, puisque, sous le tapis de neige et le couvert des glaces, les hiverneurs peuvent braver les grands froids de la zone polaire.

Sur ces deux questions, le capitaine Len Guy donna donc des réponses de nature à bannir toute inquiétude. Son assurance était-elle feinte… je ne le crus pas, d’autant que Jem West approuva ce langage.

Restait une troisième question, – grosse, celle-là, de pour et de contre, bien faite pour provoquer les jalousies et les colères de l’équipage, et qui fut soulevée par le sealing-master.

Il s’agissait, en effet, de décider de quelle façon serait employée l’unique embarcation dont nous pouvions disposer. Convenait-il de la garder pour les besoins de l’hivernage, ou de s’en servir pour revenir vers la banquise ?…

Le capitaine Len Guy ne voulut point se prononcer. Il demanda seulement que la décision fût remise à vingt-quatre ou à quarante-huit heures. On ne devait pas oublier que le canot, chargé des provisions nécessaires à une assez longue traversée, ne pouvait contenir que onze à douze hommes. Il y avait donc lieu de procéder à l’installation de ceux qui resteraient sur cette côte, si le départ du canot s’effectuait, et dans ce cas, on tirerait ses passagers au sort.

Le capitaine Len Guy déclara alors que ni Jem West, ni le bosseman, ni moi, ni lui, nous ne réclamerions aucun privilège et subirions la loi commune. L’un comme l’autre, les deux maîtres de l’Halbrane, Martin Holt ou Hardie, étaient parfaitement capables de conduire le canot jusqu’aux lieux de pêche, que les baleiniers n’auraient peut-être pas encore quittés.

Au surplus, ceux qui partiraient n’oublieraient pas ceux qu’ils laisseraient en hivernage sur ce 86° parallèle, et, au retour de la saison d’été, ils enverraient un navire afin de recueillir leurs compagnons…

Tout ceci fut dit – je le répète – d’un ton aussi calme que ferme. Je dois lui rendre cette justice, le capitaine Len Guy grandissait avec la gravité des circonstances.

Lorsqu’il eut achevé – n’ayant point été interrompu, pas même par Hearne –, personne ne fit entendre la moindre observation. A propos de quoi s’en fût-il produit, puisque, le cas échéant, on s’en remettrait au sort dans des conditions parfaites d’égalité?

L’heure du repos venue, chacun rentra au campement, prit sa part du souper préparé par Endicott, et s’endormit pour la dernière nuit sous les tentes.

Dirk Peters n’avait pas reparu, et ce fut vainement que je cherchai à le rejoindre.

Le lendemain – 7 février –, on se mit courageusement à la besogne.

Le temps était beau, la brise faible, le ciel légèrement brumeux, la température supportable, 46° (7° 78 c. sur zéro).

En premier lieu, le canot fut descendu à la base de l’iceberg avec toutes les précautions que cette opération exigeait. De là, les hommes le tirèrent au sec sur une petite grève sablonneuse à l’abri du ressac. En parfait état, on pouvait compter qu’il se prêterait à un bon service.

Le bosseman s’occupa ensuite de la cargaison ainsi que du matériel provenant de l’Halbrane, mobilier, literie, voilure, vêtements, instruments, ustensiles. Au fond d’une caverne, ces objets ne seraient plus exposés au chavirement ou à la démolition de l’iceberg. Les caisses de conserves, les sacs de farine et de légumes, les fûts de vin, de whisky, de gin et de bière, déhalés au moyen de palans du côté de la pointe, qui se projetait à l’est de la crique, furent transportés sur le littoral.

J’avais mis la main à l’ouvrage tout comme le capitaine Len Guy et le lieutenant, car ce travail de la première heure ne souffrait aucun retard.

Je dois mentionner que Dirk Peters vint, ce jour-là, donner un coup de main, mais il n’adressa la parole à personne.

Avait-il renoncé ou non à l’espoir de retrouver Arthur Pym… je ne savais que penser.

Les 8, 9 et 10 février, on s’occupa de l’installation qui fut achevée dans l’après-midi de ce dernier jour. La cargaison avait trouvé place à l’intérieur d’une large grotte, où l’on accédait par une étroite ouverture. Elle confinait à celle que nous devions habiter, et dans laquelle, sur le conseil du bosseman, Endicott établit sa cuisine. De cette façon, nous profiterions de la chaleur du fourneau, qui servirait à la cuisson des aliments et au chauffage de la caverne pendant ces longues journées ou plutôt cette longue nuit de l’hiver austral.

Déjà, depuis le 8 au soir, nous avions pris possession de cette caverne, aux parois sèches, au tapis de sable fin, suffisamment éclairée par son orifice.

Située près d’une source à l’amorce même de la pointe avec le littoral, son orientation devait l’abriter contre les redoutables rafales, les tourmentes de neige de la mauvaise saison. D’une contenance supérieure à celles qu’offraient les roufs et les postes de la goélette, elle avait pu recevoir, ainsi que la literie, divers meubles, tables, armoires, sièges, mobilier suffisant pour quelques mois d’hivernage.

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Alors que l’on travaillait à cette installation, je ne surpris rien de suspect dans l’attitude de Hearne et des Falklandais. Tous firent preuve de soumission à la discipline et déployèrent une louable activité. Néanmoins, le métis fut maintenu à la garde du canot, dont il aurait été facile de s’emparer sur la grève.

Hurliguerly, qui surveillait particulièrement le sealing-master et ses camarades, paraissait plus rassuré au sujet de leurs dispositions actuelles.

Dans tous les cas, il ne fallait pas tarder à prendre une décision relativement au départ – s’il devait avoir lieu de ceux qui seraient désignés par le sort. En effet, nous étions au 10 février. Encore un mois ou six semaines, la campagne de pêche serait terminée dans le voisinage du cercle antarctique. Or, s’il n’y rencontrait plus les baleiniers, en admettant qu’il eût heureusement franchi la banquise et le cercle polaire, notre canot n’aurait pu affronter le Pacifique jusqu’aux rivages de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande.

Ce soir-là, après avoir réuni tout son monde, le capitaine Len Guy déclara que la question serait discutée le lendemain, ajoutant que, si elle était résolue d’une manière affirmative, le sort serait immédiatement consulté.

Cette proposition n’amena aucune réponse, et, à mon avis, on n’aurait de sérieuse discussion que pour décider si, oui ou non, le départ s’effectuerait.

Il était tard. Une demi-obscurité régnait au-dehors, car, à cette date, le soleil se traînait déjà au ras de l’horizon, sous lequel il allait bientôt disparaître.

Je m’étais jeté sur ma couchette tout habillé, et je dormais depuis plusieurs heures, lorsque je fus réveillé par des cris qui éclatèrent à petite distance.

D’un bond, je me relevai, et m’élançai hors de la caverne en même temps que le lieutenant et le capitaine Len Guy, tirés comme moi de leur sommeil.

«Le canot… le canot !…» s’écria tout à coup Jem West.

Le canot n’était plus à sa place, à l’endroit où le gardait Dirk Peters.

Après l’avoir lancé à la mer, trois hommes s’y étaient embarqués avec des fûts et des caisses, tandis que dix autres essayaient de maîtriser le métis.

Hearne était là, et aussi Martin Holt, qui, me sembla-t-il, ne cherchait pas à intervenir.

Ainsi donc, ces misérables voulaient s’emparer de l’embarcation et partir avant que le sort eût prononcé!… Ils voulaient nous abandonner!…

En effet, ils étaient parvenus à surprendre Dirk Peters, et ils l’auraient tué, s’il n’eût défendu sa vie dans une lutte terrible.

En présence de cette révolte, connaissant notre infériorité numérique, ne sachant s’il pouvait compter sur tous les anciens du bord, le capitaine Len Guy et le lieutenant rentrèrent dans la caverne afin d’y prendre des armes pour réduire à l’impuissance Hearne et ses complices qui étaient armés.

J’allais faire comme eux, lorsque ces paroles me clouèrent soudain sur place.

Accablé par le nombre, le métis venait d’être enfin terrassé. Mais, à cet instant, comme Martin Holt, par reconnaissance envers l’homme qui lui avait sauvé la vie, s’élançait à son secours, Hearne lui cria:

«Laisse-le donc… et viens avec nous!»

Le maître-voilier parut hésiter…

«Oui… laisse-le, reprit Hearne… laisse Dirk Peters… qui est l’assassin de ton frère Ned!…

– L’assassin de mon frère !… s’écria Martin Holt.

– Ton frère tué à bord du Grampus…

– Tué… par Dirk Peters!…

– Oui!… tué… et mangé… mangé… mangé!…» répéta Hearne, qui hurlait plutôt qu’il ne prononçait ces horribles mots.

Et, sur un signe, deux de ses camarades se saisirent de Martin Holt, et ils le transportèrent dans l’embarcation, prête à déborder.

Hearne s’y précipita à sa suite avec tous ceux qu’il avait associés à cet acte abominable.

En ce moment, Dirk Peters se releva d’un bond, s’abattit sur l’un des Falklandais à l’instant où cet homme enjambait le plat-bord du canot, l’enleva à bout de bras, et le faisant tournoyer au-dessus de sa tête lui brisa le crâne contre une roche…

Un coup de pistolet retentit… Le métis, frappé à l’épaule par la balle de Hearne, tomba sur la grève, tandis que l’embarcation était vigoureusement repoussée au large.

Le capitaine Len Guy et Jem West sortaient alors de la caverne – toute cette scène avait à peine duré quarante secondes –, et ils accoururent sur la pointe en même temps que le bosseman, le maître Hardie, les matelots Francis et Stern.

Le canot, que le courant entraînait, se trouvait déjà à une encablure, la marée descendant avec rapidité.

Jem West épaula son fusil, fit feu, et l’un des matelots fut renversé au fond de l’embarcation.

Un second coup, tiré par le capitaine Len Guy, effleura la poitrine du sealing-master et la balle alla se perdre contre les blocs, à l’instant où le canot disparaissait derrière l’iceberg.

Il n’y avait plus qu’à se porter sur l’autre côté de la pointe, dont le courant rapprocherait sans doute ces misérables avant de les entraîner dans la direction du nord… S’ils passaient à portée de fusil, si un second coup de feu atteignait le sealing-master… lui mort ou blessé, peut-être ses compagnons se décideraient-ils à revenir?…

Un quart d’heure s’écoula…

Lorsque l’embarcation se montra au revers de la pointe, c’était à une telle distance que nos armes n’auraient pu l’atteindre.

Déjà Hearne avait fait hisser la voile, et, poussé à la fois par le courant et la brise, le canot ne fut bientôt plus qu’un point blanc qui ne tarda pas à disparaître.

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1 Vingt-huit ans plus tard, ce que M. Jeorling n’avait pu même entrevoir, un autre l’avait vu, un autre avait pris pied sur ce point du globe, le 21 mars 1868. La saison était plus avancée de sept semaines, et l’empreinte de l’hiver austral se gravait déjà sur ces régions désolées que six mois de ténèbres allaient bientôt recouvrir. Mais cela importait peu à l’extraordinaire navigateur dont nous rappelons le souvenir. Avec son merveilleux appareil sous-marin, il pouvait braver le froid et les tempêtes. Après avoir franchi la banquise, passé sous la carapace glacée de l’océan Antarctique, il avait pu s’élever jusqu’au 90e degré. Là, son canot le déposa sur un sol volcanique, jonché de débris de basalte, de scories, de cendres, de laves, de roches noirâtres. A la surface de ce littoral pullulaient les amphibies, les phoques, les morses. Au-dessus volaient des bandes innombrables d’échassiers, les chionis, les alcyons, les pétrels gigantesques, tandis que les pingouins se rangeaient en lignes immobiles. Puis, à travers les éboulis des moraines et des pierres ponces, ce mystérieux personnage gravit les raides talus d’un pic, moitié porphyre, moitié basalte, à la pointe du pôle austral. Et, à l’instant où l’horizon, juste au nord, coupait en deux parties égales le disque solaire, il prenait possession de ce continent en son nom personnel et déployait un pavillon à l’étamine brodée d’un N d’or. Au large flottait un bateau sous-marin qui s’appelait Nautilus et dont le capitaine s’appelait le capitaine Nemo. J. V.