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Jules Verne

 

Le Volcan d'or

 

(Chapitre XIII-XV)

 

 

Illustrations par George Roux. Nombreuses photographies

Douze grandes planches en chromotypographie

CollectionHetzel, 1906

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© Andrzej Zydorczak

 

Première partie

 

 

Chapitre XIII

Le claim 129.

 

itué sur la rive droite du Forty Miles Creek, le claim 129 était, comme il a été dit, le dernier du Klondike, et les poteaux qui en marquaient la limite occidentale indiquaient en même temps la frontière alasko-canadienne.

Au delà du claim 129, vers le Sud, entre deux collines peu élevées, s’étendait une prairie verdoyante que bordaient de chaque côté des. massifs de bouleaux et de trembles-,

Au nord du claim, la rivière promenait ses eaux rapides, d’un étiage alors moyen, entre des berges faiblement inclinées en amont. Mais, sur la rive gauche, une chaîne de hauteurs, venue du Nord et s’infléchissant vers l’aval, les relevait brusquement, presque en face d’une arête de collines plus basses qui, sur la rive droite, courant perpendiculairement au creek, formaient la limite orientale de la propriété de Josias Lacoste. C’est derrière ces collines, au pied de l’autre versant, que Jane Edgerton s’acharnait, depuis près d’une semaine déjà, à son opiniâtre et stérile labeur, au moment où, le 10 juin, les deux cousins arrivèrent enfin au terme de leur voyage.

En maint endroit on apercevait maisons, cabanes ou huttes de propriétaires de claims. Sur un espace de deux à trois kilomètres on pouvait compter plusieurs centaines de travailleurs.

De l’autre côté de la frontière, en territoire américain, existaient des installations semblables, et, en première ligne, la plus proche, celle du claim 131, propriété du Texien Hunter, qui l’exploitait depuis un an et venait de commencer sa seconde campagne.

Que ce Hunter eût, dans le passé, cherché querelle à Josias Lacoste, son voisin, Summy Skim et Ben Raddle, qui connaissaient le personnage, étaient fort enclins à le croire. Hunter en avait été nécessairement pour ses peines. Établie conformément aux règles en usage, la propriété du claim 129 était régulière. Déclaration de la découverte avait été faite, acceptée par l’État et enregistrée dans les délais voulus au bureau du commissaire des mines du Dominion, moyennant une somme annuelle de trente-cinq dollars. De plus, un droit régalien de dix pour cent de l’or extrait devait être perçu, sous peine d’expropriation en cas de fraude. Mais Josias Lacoste n’avait jamais encouru cette pénalité, et, jamais non plus, il n’était tombé sous le coup de la loi, d’après laquelle tout claim non exploité pendant quinze jours au cours de la belle saison fait retour au domaine public. Il n’y avait eu interruption des travaux que depuis sa mort, en attendant que ses héritiers eussent pris possession de leur héritage.

L’exploitation entreprise par Josias Lacoste avait duré dix-huit mois. Elle s’était faite, en somme, sans grand profit, les frais de premier établissement, de personnel, de transport, etc., ayant été assez élevés. En outre, une soudaine inondation du Forty Miles avait bouleversé les travaux et occasionné de grands dommages. Bref, le propriétaire du claim 129 avait à peine couvert ses dépenses, lorsque la mort vint le surprendre.

Mais quel est le prospecteur qui perd jamais l’espoir, qui ne se croit pas toujours à la veille de rencontrer une riche veine, de découvrir quelque pépite de valeur, de laver des plats de mille, deux mille, quatre mille francs?.. Et peut-être, après tout, Josias Lacoste aurait-il finalement réussi, bien qu’il n’eût à sa disposition qu’un matériel très restreint.

Tous les renseignements relatifs à l’exploitation, les deux cousins les obtinrent de l’ancien contremaître de Josias Lacoste. Depuis le renvoi du personnel, il était resté le gardien du claim, en attendant la reprise du travail, soit pour le compte des héritiers, soit pour celui d’un acquéreur.

Ce contre-maître se nommait Lorique. Canadien d’origine française, âgé d’une quarantaine d’années, et très entendu au métier de prospecteur, il avait travaillé pendant plusieurs années aux gisements aurifères de la Californie et de la Colombie britannique, avant de venir sur le territoire du Yukon. Personne n’aurait pu fournir à Ben Raddle des données plus exactes sur l’état actuel du 129, sur les profits effectués et à en espérer, sur la valeur réelle du claim.

Tout d’abord, Lorique s’occupa de loger du mieux possible Ben Raddle et Summy Skim, qui, vraisemblablement, auraient plusieurs jours à passer au Forty Miles Creek. A un campement sous la tente, ils préférèrent une chambre des plus modestes, propre du moins, dans la maisonnette que Josias Lacoste avait fait construire pour son contre-maître et lui. Bâtie au pied des collines du Sud, au milieu d’un massif de bouleaux et de trembles, elle offrait un abri suffisant, à cette époque de l’année où les grands mauvais temps n’étaient plus à craindre.

En ce qui concerne les vivres, le contre-maître ne serait point embarrassé pour en assurer à ses nouveaux maîtres. Il existe, en effet, dans cette région comme dans tout le Klondike, des sociétés de ravitaillement. Organisées à Dawson City où elles sont approvisionnées par les yukoners du grand fleuve, elles desservent les placers, non sans y recueillir de larges bénéfices, tant en raison des prix atteints par les divers objets de consommation que du nombre des travailleurs employés dans le district.

Le lendemain de leur arrivée au Forty Miles Creek, Ben Raddle et Summy Skim, guidés par Lorique, qui leur racontait les débuts de l’exploitation, visitèrent le claim.

«M. Josias Lacoste, disait Lorique, n’employa pas d’abord son personnel, qui se composait d’une cinquantaine d’ouvriers, au forage des puits sur la rive du creek. Il se contenta de procéder à des grattages superficiels, et ce fut seulement vers la fin de la première campagne que les puits s’enfoncèrent dans la couche aurifère.

– Combien en avez-vous percé à cette époque? demanda Ben Raddle.

– Quatorze, répondit le contre-maître. Chacun d’eux a un orifice de neuf pieds carrés, ainsi que vous pouvez le voir. Ils sont restés en l’état, et il suffirait d’y puiser pour reprendre l’exploitation.

– Mais, s’enquit à son tour Summy Skim, avant de creuser ces puits, quel profit avait donné le grattage du sol? Le rendement couvrait-il les dépenses?

– Assurément non, monsieur, avoua Lorique. Il en est ainsi sur presque tous les gisements, lorsqu’on se borne à laver le gravier et les galets aurifères.

– Vous travailliez seulement au plat et à l’écuelle? interrogea Ben Raddle.

– Uniquement, messieurs, et il est rare que nous ayons rapporté des plats de trois dollars.

– Tandis que, dans les claims de la Bonanza, s’écria Summy Skim, on en fait, dit-on, de cinq ou six cents!

– Croyez bien que c’est l’exception, déclara le contre-maître, et que si la moyenne est d’une vingtaine de dollars on se tient pour satisfait. Quant à celle du 129 elle n’a jamais notablement dépassé un dollar.

– Piteux!.. piteux!.. insinua Summy entre ses dents.

Ben Raddle se hâta de rompre les chiens.

– Quelle profondeur ont vos puits?

– De dix à quinze pieds. C’est suffisant pour atteindre la couche où se rencontre ordinairement la poudre d’or.

– Quelle est le plus souvent l’épaisseur de cette couche?

– Environ six pieds.

– Et combien un pied cube de matière extraite donne-t-il de plats?

– A peu près dix, et un bon ouvrier est capable d’en laver une centaine par jour.

– Ainsi vos puits n’ont pas encore servi?.. demanda Ben Raddle.

– Tout était prêt lorsque M. Josias Lacoste est mort. Le travail a dû être suspendu.

Si ces renseignements passionnaient Ben Raddle, il était manifeste que son cousin y prenait aussi vin certain intérêt. N’étaient-ils pas de nature, en effet, à lui faire connaître aussi exactement que possible la valeur du 129?.. Une question précise fut, à ce sujet, posée par lui au contre-maître.

– Nous avons extrait pour une trentaine de mille francs d’or, répondit celui-ci, et les dépenses ont à peu près absorbé cette somme. Mais je ne mets pas en doufe que la veine du Forty Miles ne soit bonne. Sur les claims du voisinage, lorsque les puits ont fonctionné, le rendement a toujours été considérable.

– Vous savez sans doute, Lorique, dit Ben Raddle, qu’un syndicat de Chicago nous a fait des offres d’achat?

– Je le sais, monsieur. Ses agents sont venus visiter le placer, il y a quelque temps.

– Le syndicat nous a offert cinq mille dollars de la propriété. Est-ce suffisant, à votre avis?

– C’est dérisoire, affirma catégoriquement Lorique. En me basant sur les résultats obtenus dans les autres claims du Forty Miles Creek, je n’estime pas la valeur du vôtre à moins de quarante mille dollars.

– C’est un beau chiffre, dit Summy Skim, et, ma foi, nous n’aurions pas à regretter notre voyage, si nous en retirions ce prix-là. Malheureusement la vente du claim sera bien difficile, tant que la question de frontière ne sera point résolue.

– Qu’importé!.. objecta le contre-maître. Que le 129 soit canadien ou alaskien, il a toujours la même valeur.

– Rien de plus juste, dit Ben Raddle. Il n’en est pas moins vrai que le syndicat a cru devoir retirer ses propositions malgré le bas prix offert.

– Lorique, demanda Summy Skim, y a-t-il lieu d’espérer que cette rectification soit prochainement terminée?

– Je ne puis vous répondre qu’une chose, messieurs, déclara Lorique, c’est que la commission a commencé ses travaux. A quelle époque seront-ils terminés?.. Je pensé que pas un des commissaires ne pourrait le dire. Ils sont d’ailleurs aidés par l’un des géomètres le plus en renom du Klondike, un homme d’une grande expérience, M. Ogilvie, qui a relevé avec précision l’état cadastral du district.

– Qu’augure-t-on du résultat probable de l’opération? interrogea Ben Raddle.

– Qu’il tournera à la confusion des Américains, répondit le contre-maître, et que, si la frontière n’est pas à sa vraie place, c’est qu’il faudra la reporter vers l’Ouest.

– Ce qui assurerait définitivement au 129 la nationalité canadienne, conclut Summy Skim.

Ben Raddle posa alors quelques questions au contre-maître sur les rapports de Josias Lacoste avec le propriétaire du claim 131.

– Ce Texien et son compagnon? fit le contre-maître. Hunter et Malone?

– Précisément.

– Ma foi, messieurs, ils ont été fort désagréables, je vous le déclare tout net. Ce sont deux chenapans, ces Américains-là. A tout propos, ils nous ont cherché noise, et, dans les derniers temps, nous ne pouvions travailler que le revolver à la ceinture. A plus d’une reprise, les agents ont dû intervenir pour les mettre à la raison.

– C’est ce que nous a dit le chef de la police que nous avons rencontré à Fort Cudahy, déclara Ben Raddle.

– Je crains, ajouta Lorique, qu’il n’ait plus d’une fois encore l’occasion d’intervenir. Voyez-vous, messieurs, on n’aura la paix que le jour où ces deux coquins auront été expulsés.

– Comment pourraient-ils l’être?

– Rien ne sera plus facile, si la frontière est reportée plus à l’Ouest. Le 131 sera alors en territoire canadien, et Hunter devra se soumettre à toutes les exigences de l’Administration.

– Et naturellement, fît observer Summy Skim, il est de ceux qui prétendent que le cent quarante et unième méridien doit être reporté vers l’Est?

– Naturellement, répondit le contre-maître. C’est lui qui a ameuté tous les Américains de la frontière, aussi bien ceux du Forty Miles que ceux du Sixty Miles. Plus d’une fois ils ont menacé d’envahir notre territoire et de s’emparer de nos claims. C’est Hunter et Malone qui les poussaient à ces excès. Les autorités d’Ottawa ont fait parvenir leurs plaintes à Washington, mais il ne semble pas qu’on soit pressé de les examiner.

– On attend sans doute, dit Ben Raddle, que la question de frontière ait été tranchée.

– Probable, monsieur Raddle. Jusque-là, il faudra nous tenir sur nos gardes. Quand Hunter saura que les nouveaux propriétaires sont arrivés au Forty Miles Creek, il est capable de tenter quelque mauvais coup.

– Il sait qu’il trouvera à qui parler, déclara Summy Skim, car nous avons déjà eu l’honneur de lui être présentés.»

En parcourant l’étendue du claim, les deux cousins et le contremaître s’étaient arrêtés près du poteau séparant le 129 du 131. Si le 129 était désert, le 131 était au contraire en pleine activité. Le personnel de Hunter travaillait aux puits percés en amont. Après avoir été lavée, la boue, entraînée par l’eau des rigoles, allait se perdre dans le courant du Forty Miles.

Ben Raddle et Summy Skim cherchèrent vainement à reconnaître Hunter et Malone au milieu des ouvriers du 131. Ils ne les aperçurent pas. Lorique pensait, d’ailleurs, qu’ils avaient dû, après quelques jours passés sur le claim, se rendre plus à l’Ouest, dans cette partie de l’Alaska où l’on signalait de nouvelles régions aurifères.

La visite du claim achevée, les deux cousins et le contre-maître revinrent à la maisonnette où les attendait le déjeuner préparé par Neluto.

«Eh bien! pilote, demanda gaîment Ben Raddle, le déjeuner sera-t-il bon?

– Délicieux, monsieur Raddle!.. s’il n’est pas raté,» répliqua l’Indien corrigeant suivant sa coutume par une restriction modeste son orgueilleuse affirmation.

Lorsque le déjeuner fut terminé, Summy Skim s’enquit des projets de son cousin.

«Tu connais maintenant le claim 129, lui dit-il, et tu sais quelle est sa valeur. En restant ici, je n’imagine pas que tu puisses en apprendre davantage!

– Ce n’est pas mon avis, répondit Ben Raddle. J’ai à causer longuement avec le contre-maître, à examiner les comptes de l’oncle Josias. Je ne pense pas que ce soit trop de quarante-huit heures pour cela.

– Va pour quarante-huit heures, accorda Summy Skim, à la condition que j’aie la permission de chasser dans les environs.

– Chasse, mon ami, chasse. Cela te distraira pendant les quelques jours qu’il nous faut patienter ici.

– Tiens, observa Summy Skim en souriant, voici les quarante-huit heures devenues déjà quelques jours!

– Sans doute, dit Ben Raddle… Si même j’avais pu voir travailler les ouvriers… laver des écuelles et des plats…

– Oh! oh! fit Summy Skim, les quelques jours me paraissent en passe de devenir quelques semaines!.. Attention! Ben, attention!.. Nous ne sommes pas des prospecteurs, ne l’oublie pas.

– C’est entendu, Summy. Cependant, puisque nous ne pouvons pas traiter la vente de notre claim, je ne vois pas pourquoi, en attendant que la commission de rectification ait fini ses travaux, Lorique ne recommencerait pas…

– Alors, interrompit Summy Skim, nous voilà condamnés à prendre racine ici tant que ce maudit méridien n’aura pas été remis à sa place!

– Autant ici qu’ailleurs. Où irions-nous, Summy?

– A Dawson City, Ben, par exemple.

– Y serions-nous mieux?»

Summy Skim ne répondit pas. Sentant la colère le gagner, il prit son fusil, appela Neluto, et tous deux, quittant la maisonnette, remontèrent le ravin vers le Sud.

Summy Skim avait bien raison de se mettre en colère. Ben Raddle était, en effet, décidé à tenter l’exploitation du placer devenu sa propriété. Puisqu’une circonstance inattendue l’obligeait à prolonger son séjour au Forty Miles Creek durant quelques semaines, comment résister à la tentation d’utiliser les puits tout préparés, de vérifier leur rendement?.. L’oncle Josias avait-il tout fait pour obtenir de bons résultats?.. Ne s’était-il pas contenté de suivre la vieille méthode des orpailleurs, évidemment trop rudimentaire, alors qu’un ingénieur trouverait sans doute un autre procédé plus rapide et plus productif?.. Et enfin, si, des entrailles de ce sol qui lui appartenait, il y avait à retirer des centaines de mille francs, des millions peut-être, était-il raisonnable d’y renoncer pour un prix dérisoire?..

Oui, telles étaient les pensées de Ben Raddle. A tout prendre, il n’était pas autrement fâché que la question de frontière lui donnât un argument devant lequel force serait à Summy Skim de s’incliner, et, optimiste jusqu’au bout, il allait jusqu’à se dire que son cousin finirait par prendre goût à ce qui le passionnait lui-même.

Aussi, quand il eut examiné les comptes de l’oncle Josias, quand le contre-maître lui eut fourni tous les documents de nature à le renseigner, il demanda sans préambule:

«Si vous aviez maintenant à recruter un personnel, le pourriez-vous, Lorique?

– Je n’en doute pas, monsieur Raddle, répondit le contre-maître. Des milliers d’émigrants cherchent de l’ouvrage dans le district et n’en trouvent pas. Il en arrive tous les jours sur les gisements du Forty Miles. Je pense même que, vu l’affluence, ils ne pourraient prétendre à des salaires très élevés.

– Il ne vous faudrait qu’une cinquantaine de mineurs?

– Tout au plus. M. Josias Lacoste n’en a jamais employé davantage.

– En combien de temps auriez-vous réuni ce personnel? demanda Ben Raddle.

– En vingt-quatre heures.

Puis, après un instant, le contre-maître ajouta:

«Auriez-vous donc l’intention de prospecter pour votre compte, monsieur Raddle?

– Peut-être…. Du moins, tant que nous n’aurons pas cédé le 129 à son prix.

– En effet, cela vous permettrait de mieux apprécier sa valeur.

– D’ailleurs, observa Ben Raddle, que faire ici, jusqu’au jour où la question de frontière sera réglée d’une façon ou d’une autre?

– C’est juste, approuva le contre-maître. Mais, qu’il soit américain ou canadien, le 129 n’en vaut pas moins ce qu’il vaut. Pour moi, j’ai toujours eu l’idée que les claims des affluents de gauche du Yukon ne sont point inférieurs à ceux de la rive droite. Croyez-moi, monsieur Raddle, on fera fortune aussi vite sur le Sixty Miles et le Forty Miles que sur la Bonanza ou l’Eldorado.

– J’en accepte l’augure, Lorique,» conclut Ben Raddle, très satisfait de ces réponses, qui s’accordaient avec ses propres désirs.

Restait Summy Skim. Peut-être trouverait-il tout de même la pilule trop amère. Ben Raddle concevait à cet égard plus d’inquiétude qu’il ne voulait bien se l’avouer.

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Mais une heureuse chance le protégeait décidément. L’explication redoutée ne put avoir lieu. Quand Summy revint, vers cinq heures du soir, il n’était point seul. Ben le vit apparaître au sommet de la colline qui limitait le claim en aval, suivi d’un gigantesque ouvrier chargé comme une bête de somme, et ayant à son côté un compagnon d’une taille au contraire très exiguë. De loin, Summy faisait de grands gestes d’appel.

«Eh! arrive donc, Ben! cria-t-il dès qu’il fut à portée de la voix. Que je te présente notre voisine!

– Miss Jane! s’exclama Ben Raddle en reconnaissant le soi-disant compagnon de son cousin.

– Elle-même!.. claironna Summy… Et propriétaire du claim 127 bis encore!

Il est inutile de dire si la jeune Américaine reçut de l’ingénieur un cordial accueil. Celui-ci fut ensuite mis au courant des aventures de son associée, qu’il félicita avec chaleur de son sang-froid et dont il déplora sincèrement l’échec relatif. Summy en profita pour glisser sa requête.

«J’ai affirmé à notre voisine, dit-il, que tu ne lui refuserais pas un conseil. J’espère que tu ne me désavoueras pas?

– Tu plaisantes, protesta Ben Raddle.

– Alors tu visiteras son claim?

– Sans aucun doute.

– Tu l’examineras soigneusement?

– Cela va sans dire.

– Et tu lui donneras ton avis autorisé?

– Dès demain. Au besoin je ferai appel aux lumières de Lorique, qui est plus pratique que moi de ces régions.

– C’est très bien, Ben, et tu es un bon garçon. Quant à vous, mademoiselle, votre fortune est faite, déclara Summy avec conviction.

Ben Raddle estima le moment opportun pour faire part à son cousin de sa décision.

– Et la nôtre aussi, Summy, insinua-t-il sans oser le regarder en face.

– La nôtre?

– Oui. Puisque après tout il faut attendre que la question de ce maudit méridien soit tranchée, j’ai pris le parti d’exploiter jusque-là. Dès demain Lorique recrutera du personnel.

Ben Raddle s’attendait à une explosion. Il tomba des nues en entendant son cousin dire d’un air bonasse:

– C’est une excellente idée, Ben!.. Excellente, en vérité! Puis, délaissant aussitôt ce sujet, comme s’il eût été dénué d’importance, Summy ajouta:

«A propos, Ben, je me suis permis d’offrir l’hospitalité nocturne de notre maison à mademoiselle Jane, qui en est réduite à coucher à la belle étoile. Tu n’y vois pas d’inconvénient, je suppose?

– En voilà une question! fit Ben. Notre maison est à la disposition de miss Edgerton, c’est évident.

– Tout est donc pour le mieux, dit Summy. Et, dans ces conditions, je suis d’avis…

– Que?..

– Que nous fassions faire à notre voisine le tour du propriétaire, acheva joyeusement Summy, qui, sans attendre de réponse, se mit en marche, entraînant avec lui Jane Edgerton, et suivi de Ben Raddle abasourdi du détachement de son cousin.

Cependant, celui-ci disait à sa compagne de l’air le plus sérieux du monde:

«Les placers peuvent, tout de même, avoir du bon, quelquefois. Les placers, voyez-vous, mademoiselle Jane…»

Incapable de comprendre une aussi étonnante métamorphose, Ben Raddle alluma une cigarette en haussant les épaules.

 

 

Chapitre XIV

Exploitation.

 

’optimisme de Summy Skim ne dura que l’espace d’une nuit. En se réveillant, le lendemain, il fut aussitôt repris par ses idées ordinaires dont, sous une influence inexplicable, il s’était un instant départi. Il fut alors d’aussi mauvaise humeur que le comportait son heureux caractère, en constatant que ses craintes se trouvaient justifiées.

Ainsi, jusqu’au moment où il pourrait le vendre, Ben Raddle allait remettre le claim en activité. Qui sait même s’il consentirait jamais à s’en défaire!..

«C’était fatal, se répétait le sage Summy Skim… Ah! oncle Josias!.. Si nous sommes devenus des mineurs, des orpailleurs, des prospecteurs, de quelque nom que l’on veuille affubler les chercheurs d’or que j’appelle moi des chercheurs de misère, c’est à vous que nous le devons… Une fois la main dans cet engrenage, le corps y passe tout entier, et le prochain hiver arrivera sans que nous ayons repris la route de Montréal!.. Un hiver au Klondike!.. avec des froids pour lesquels il a fallu fabriquer de gentils thermomètres gradués au-dessous de zéro plus que les autres ne le sont au-dessus! Quelle perspective!.. Ah! oncle Josias, oncle Josias!..»

Ainsi raisonnait Summy Skim. Mais, que ce fût le naturel effet de la philosophie qu’il se flattait volontiers de pratiquer ou de toute autre cause, sa conviction n’avait plus sa verdeur d’antan. Summy Skim était-il donc en train d’évoluer, et le tranquille gentilhomme-fermier de Green Valley prenait-il goût à la vie d’aventures?

La saison, pour les gisements du Yukon, ne faisait guère que commencer. Depuis quinze jours au plus, le dégel du sol et la débâcle des creeks les avaient rendus praticables. Si la terre, durcie par les grands froids, offrait encore quelque résistance au pic et à la pioche, on parvenait à l’entamer cependant. Il devenait assez facile d’atteindre la couche aurifère sans avoir à craindre que les parois des puits, solidifiées par l’hiver, ne vinssent à s’effondrer.

Faute d’un matériel plus perfectionné, fauté de machines qu’il aurait su employer avec grand profit, Ben Raddle allait en être réduit à l’écuelle ou au plat, le pan comme on l’appelle dans l’argot des mineurs. Mais ces engins rudimentaires suffiraient à laver les boues dans la partie voisine du Forty Miles Creek.

En somme, ce sont les mines filoniennes, non les claims de rivière, qui demandent à être travaillées industriellement. Déjà, des machines à pilon pour broyer le quartz étaient établies sur les gisements montagneux du Klondike, et y fonctionnaient comme dans les autres contrées minières du Canada et de la Colombie anglaise.

Pour la réalisation de ce projet, Ben Raddle n’aurait pu trouver un concours plus précieux que celui du contre-maître Lorique. Il n’y avait qu’à laisser faire cet homme, très expérimenté, très entendu en ce genre de travaux, et très capable, d’ailleurs, d’appliquer les perfectionnements que lui proposerait l’ingénieur.

Il convenait, en tous cas, de se hâter. Une trop longue interruption dans l’exploitation du claim 129 aurait motivé des plaintes de la part de l’Administration. Très avide des taxes qu’elle prélève sur le rendement des placers, elle prononce volontiers la déchéance des concessions abandonnées pendant une période de temps relativement assez brève au cours de la bonne saison.

Le contre-maître éprouva plus de difficultés qu’il ne l’imaginait à recruter un personnel. De nouveaux gisements, signalés dans la partie du district que dominent les Dômes, avaient attiré les mineurs, car la main-d’œuvre promettait d’y être chère. Assurément, les caravanes ne cessaient d’arriver à Dawson City, la traversée des lacs et la descente du Yukon étant plus faciles depuis la débâcle. Mais les bras des travailleurs étaient réclamés de tous les côtés, à cette époque où l’emploi des machines n’était pas encore généralisé.

Tandis que Lorique s’efforçait de réunir un nombre suffisant de travailleurs, Ben Raddle s’empressa de tenir la promesse faite à Jane Edgerton. Sans plus attendre, Summy Skim et lui franchirent la colline séparant leur propriété de celle de leur jeune voisine.

La singulière division du claim en deux étages, le supérieur en amont, l’inférieur en aval, frappa tout de suite l’ingénieur. Après s’être avancé jusqu’au bord du creek et avoir soigneusement examiné la disposition des rives, il formula nettement son avis:

«Personne ne pourrait évaluer, mademoiselle, dit-il à Jane Edgerton, la valeur réelle de votre claim. Par contre, ce que je puis, en tous cas, affirmer avec certitude, c’est que vous avez fait fausse route en cherchant à en exploiter l’étage inférieur.

– Pourquoi cela? objecta Jane. Mon choix n’était-il pas dicté par l’emplacement des puits?

– C’est précisément la présence des puits, répliqua Ben Raddle, qui aurait dû vous en écarter. N’est-il pas évident, en effet, que si, dans une région sillonnée par autant de mineurs, ces puits ont été creusés, puis abandonnés, c’est que leur rendement a toujours été nul? Pourquoi réussiriez-vous où les autres ont échoué?

– C’est vrai, reconnut Jane frappée de la justesse de l’observation.

– Il y a un autre argument, poursuivit Ben Raddle. Mais, pour que vous en sentiez toute la force, il faut que vous ayez une idée nette de la manière dont s’est formée la couche aurifère que nous exploitons l’un et l’autre. Cette couche n’est autre chose qu’un dépôt abandonné par les eaux du Forty Miles Creek, à une époque très reculée où il n’était pas contenu entre ses rives actuelles. La rivière plus large recouvrait alors, comme le claim 129 et comme tous les autres claims du voisinage, l’endroit même où nous nous trouvons, et le ravin au bas duquel vous avez fondé votre exploitation formait une sorte de golfe dans lequel le courant, dévié par la colline qui sépare nos propriétés, venait s’engouffrer avec une certaine violence. Bien entendu, l’eau devait d’abord traverser l’étage supérieur, puisque celui-ci est en amont, puis, du haut de la barrière de rochers, elle tombait en cascade sur l’étage inférieur pour reprendre ensuite son cours. Cette barrière de rochers constituait forcément un obstacle contre lequel l’eau se brisait et tourbillonnait. Il est donc infiniment probable qu’avant de le franchir, elle avait abandonné en deçà de cet obstacle tous les corps lourds, et notamment les parcelles d’or, qu’elle pouvait tenir en suspension. La cuvette formée par la barrière de rochers s’est évidemment remplie peu à peu du dépôt de ces corps lourds, et un jour est arrivé où l’or aurait pu commencer à se déverser sur l’étage inférieur, mais il est à supposer que, juste à ce moment, une convulsion du sol a fait ébouler la masse de pierres qui recouvre et cache la couche sablonneuse que je prévois exister, et que le creek, rejeté vers le Nord par cet éboulement, a dû renoncer à franchir la rive telle que nous la voyons aujourd’hui.

Summy Skim ne cachait pas son admiration.

– Lumineux! s’écria-t-il. Tu es un rude savant, Ben!

– N’allons pas si vite, répondit Ben Raddle. Après tout, cène sont là que des hypothèses. Je ne crois pas me tromper, cependant, en affirmant que, si le claim 127 bis contient de l’or, ce ne peut être que sous l’amoncellement des blocs qui recouvrent sa moitié supérieure.

– Allons-y voir,» conclut Jane avec sa décision accoutumée.

Les deux cousins et leur compagne remontèrent le ravin pendant environ deux cents mètres, puis, parvenus au point où la barrière de rocs sortait insensiblement du thalweg, s’engagèrent sur l’étage supérieur en revenant vers le creek. La marche était extrêmement difficile au milieu de l’éboulis de blocs parfois énormes qui le recouvrait, et il fallut près d’une heure aux excursionnistes pour arriver à la rivière.

Nulle part, malgré la plus patiente recherche, Ben Raddle ne put découvrir la moindre parcelle de sable. Ce n’était partout qu’un chaos de pierres et de rochers, dans l’intervalle desquels on discernait encore d’autres roches plus profondément encaissées.

«Il sera malaisé de prouver expérimentalement ma théorie, fit observer Ben Raddle en atteignant le bord taillé à pic comme une falaise au-dessus du courant.

– Moins que tu ne crois, peut-être, répondit Summy, qui, à quelques mètres de là, semblait avoir fait une découverte intéressante. Voici du sable, Ben.

Ben Raddle rejoignit son cousin. Un carré de sable, grand à peine comme un mouchoir de poche, apparaissait en effet entre deux roches.

– Et du sable magnifique! s’écria Ben après un instant d’examen. C’est miracle que personne ne l’ait trouvé avant nous. Regarde sa coloration, Summy; regardez, mademoiselle Jane. Je parie cent contre un que ce sablé-là donne du cinquante dollars au plat!

Il n’y avait aucun moyen de vérifier sur place l’affirmation de l’ingénieur. Hâtivement, on remplit poches et chapeaux du précieux dépôt, et l’on refit en sens inverse le chemin parcouru.

Dès que l’on fut revenu près du creek, le sable lavé abandonna son métal, et Ben Raddle eut la satisfaction de constater que son évaluation avait été trop modeste de moitié. Le rendement ne pouvait être estimé à moins de cent dollars au plat.

– Cent dollars! s’écrièrent Jane et Summy émerveillés.

– Au bas mot, affirma catégoriquement Ben Raddle.

– Mais alors… ma fortune est faite! balbutia Jane tout de même un peu émue malgré son imperturbable sang-froid.

– Ne nous emballons pas, dit Ben Raddle, ne nous emballons pas… Certes, je suis d’avis que cette partie de votre claim doit contenir des pépites pour une somme colossale, mais, outre que la richesse de cette petite poche peut n’être qu’un simple accident, il y a lieu de tenir compte des frais énormes que nécessitera le déblaiement du sol. Il vous faudra du personnel, de l’outillage… La dynamite ne sera pas de trop pour vous débarrasser de cet amoncellement de rochers.

– Aujourd’hui même nous nous mettrons à l’œuvre, dit Jane avec énergie. Nous tâcherons, Patrick et moi, de déblayer un petit coin sans l’aide de personne. Ce que nous y trouverons me permettra d’embaucher le personnel et d’acheter le matériel nécessaire, de manière à activer le travail.

– C’est judicieusement penser, approuva Ben Raddle, et il ne nous reste plus qu’à vous souhaiter bonne chance…

– Et à accepter, ainsi que M. Summy, mes bien vifs remercîments, ajouta Jane. Sans vous, j’allais me décider à franchir la frontière, à m’enfoncer dans l’Alaska, et nul ne saurait dire…

– Puisque je suis votre associé, interrompit Ben Raddle un peu plus froidement, il était de mon intérêt, miss Edgerton, de vous aider à trouver une meilleure solution et de diminuer dans la mesure du possible les risques courus par le capital que vous représentez.

– C’est juste, reconnut Jane d’un air satisfait.

Summy Skim interrompit le dialogue qui lui portait visiblement sur les nerfs.

– Quels damnés gens d’affaires vous faites tous les deux! Vous êtes étonnants, ma parole!.. Moi qui ne suis pas «associé», ça ne m’empêche pas d’être rudement content!»

Laissant Jane Edgerton commencer sa nouvelle exploitation, les deux cousins regagnèrent le claim 129, où apparaissaient déjà quelques ouvriers. Vers la fin de la journée, Lorique était parvenu à en embaucher une trentaine à des salaires très élevés qui dépassaient souvent dix dollars par jour.

Tels étaient, d’ailleurs, les prix qui avaient cours alors dans la région de la Bonanza. Nombre d’ouvriers se faisaient de soixante-quinze à quatre-vingts francs par jour, et beaucoup d’entre eux s’enrichissaient, car ils ne dépensaient pas cet argent aussi facilement qu’ils le gagnaient.

Qu’on ne s’étonne pas de cette élévation des salaires. Sur les gisements du Sookum, par exemple, un ouvrier recueillait jusqu’à cent dollars par heure. En réalité, il ne prélevait pour lui-même que la centième partie de son gain.

Il a été dit que le matériel du 129 était des plus rudimentaires: des plats et des écuelles, voilà tout. Mais, si Josias Lacoste n’avait pas cru devoir compléter cet outillage par trop primitif, ce qu’il n’avait pas fait, son neveu voulut le faire. Avec le concours du contre-maître, et en y mettant un bon prix, deux «rockers» furent ajoutés au matériel du 129.

Le rocker est tout simplement une boîte longue de trois pieds, large de deux, une sorte de bière montée sur bascule. A l’intérieur est placé un sas muni d’un carré de laine, qui retient les grains d’or en laissant passer le sable. A l’extrémité inférieure de cet appareil, auquel sa bascule permet d’imprimer des secousses régulières, une certaine quantité de mercure s’amalgame au métal, quand la finesse de celui-ci empêche qu’il soit retenu à la main.

Plutôt qu’un rocker, Ben Raddle aurait désiré établir un sluice, et, n’ayant pu s’en procurer un, il songeait à le construire. C’est un conduit en bois que sillonnent, de six pouces en six pouces, des rainures transversales. Lorsqu’on y lance un courant de boue liquide, la terre et le quartz sont entraînés, tandis que les rainures retiennent l’or en raison de son poids spécifique.

Ces deux procédés, assez efficaces, donnent de bons résultats, mais ils exigent l’installation d’une pompe pour élever l’eau jusqu’à l’extrémité supérieure du sluice ou du rocker, ce qui augmente notablement le prix de l’appareil. Lorsqu’il s’agit de claims de montagnes, on peut quelquefois utiliser des chutes naturelles, mais, à la surface des claims de rivières, il faut nécessairement recourir à un moyen mécanique qui nécessite une assez forte dépense.

L’exploitation du 129 fut donc recommencée dans des conditions meilleures.

Tout en philosophant à sa manière, Summy Skim ne se lassait pas d’observer avec quelle ardeur, quelle passion, Ben Raddle se livrait à ce travail.

«Décidément, se disait-il, Ben n’a point échappé à l’épidémie régnante, et fasse Dieu que je ne sois pas pris à mon tour! Je crains bien que l’on n’en guérisse pas, même après fortune faite, et qu’il ne suffise pas d’avoir assez d’or!.. Non! il faut en avoir trop, et peut-être trop n’est-il pas encore assez!»

Les propriétaires du 129 n’en étaient pas là, à beaucoup près. Que ce gisement fût riche si l’on en voulait croire le contre-maître, soit! En tout cas, il ne livrait pas généreusement ses richesses. Il y avait des difficultés pour atteindre la couche aurifère qui courait à travers le sol en suivant le cours du Forty Miles. Ben Raddle dut reconnaître que les puits n’avaient pas une profondeur suffisante et qu’il fallait les forer plus avant. Grosse besogne, à cette époque de l’année, où la gelée ne produisait plus la solidification des parois.

Mais, en vérité, était-il sage de se lancer dans ces travaux coûteux, et ne valait-il pas mieux les laisser aux syndicats ou aux particuliers qui se rendraient acquéreurs du claim? Ben Raddle ne devait-il pas se borner au rendement des plats et du rocker?

Il est vrai que les plats atteignaient à peine un quart de dollar. Au prix où l’on payait le personnel, le profit était mince, et l’on pouvait se demander si les prévisions du contre-maître reposaient sur des bases sérieuses.

Pendant le mois de juin, le temps fut assez beau. Plusieurs orages éclatèrent, très violents parfois, mais passèrent vite. Les travaux interrompus étaient aussitôt repris le long du Forty Miles Creek.

Dans les premiers jours de juillet, tout ce que les propriétaires du claim 129 purent faire, ce fut d’envoyer à Dawson une somme de trois mille dollars qui fut déposée au crédit de leur compte dans les caisses de l’American Trading and Transportation Company.

«J’en mettrais de ma poche, si elle n’était pas vide, disait Summy Skim, pour leur envoyer davantage, afin qu’ils regrettent d’avoir laissé échapper le claim 129… Mais trois mille dollars!.. Ils vont rire de nous.

– Patience, Summy, patience! répondait Ben Raddle. Ça viendra.»

En tout cas, pour que ça vienne, comme disait l’ingénieur, il fallait agir vite. En juillet, la belle saison n’a plus que deux mois à courir. Le soleil, qui se couche à dix heures et demie, reparaît avant une heure du matin au-dessus de l’horizon. Et encore, entre son lever et son coucher, règne-t-il un crépuscule qui laisse à peine voir les constellations circumpolaires. Avec une seconde équipe remplaçant la première, les prospecteurs auraient pu continuer le travail. C’est ainsi qu’on procédait sur les placers situés au delà de la frontière, sur le territoire de l’Alaska, où les Américains déployaient une incroyable activité.

Au grand regret de Ben Raddle, il était impossible de les imiter. Lorique, malgré ses recherches, n’avait pu réunir plus de quarante travailleurs.

Sur le claim 127 bis, Jane Edgerton se heurtait à une difficulté semblable. Force lui était de se contenter d’une dizaine d’ouvriers. A n’importe quel prix, impossible d’en trouver davantage.

Tous les soirs, Summy Skim et Ben Raddle étaient tenus au courant du résultat de ses efforts. Sans se maintenir au niveau de la première expérience, la teneur du claim était encourageante. Le rendement moyen des plats s’élevait à quatre dollars et les plats de dix dollars n’étaient pas rares. Dix ouvriers habiles auraient dû suffire, dans ces conditions, pour assurer un bénéfice de plusieurs centaines de mille francs en fin de saison.

Malheureusement, les ouvriers de Jane Edgerton étaient presque tous occupés au déblaiement du terrain, et, malgré le dévouement et la force prodigieuse de Patrick, ce travail avançait lentement. Une plus grande surface de sable apparaissait cependant peu à peu, à mesure que les rochers étaient précipités à l’étage inférieur, et l’on pouvait prévoir que, vers le milieu du mois de juillet, le claim 127 bis commencerait à donner à sa propriétaire de sérieux profits.

Les perspectives étaient moins riantes sur le claim 129, en dépit de l’activité déployée par Ben Raddle.

On ne s’étonnera pas, étant donné son tempérament, qu’il voulût parfois prendre directement part à la besogne. Il ne dédaignait point de se joindre à ses ouvriers, tout en les surveillant, et, le plat à la main, de laver les boues du 129. Souvent aussi, il manœuvrait lui-même les rockers, tandis que Summy le considérait d’un air narquois. Celui-ci, du moins, gardait tout son calme, et c’est en vain que son cousin s’efforçait de lui communiquer un peu de sa passion.

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«Eh bien, Summy, tu n’essaies pas? disait-il.

– Non, répondait invariablement Summy Skim, je n’ai pas la vocation.

– Ce n’est pas difficile, pourtant. Un plat qu’on agite, dont on délaie le gravier, et au fond duquel restent les parcelles d’or!

– En effet, Ben. Mais, que veux-tu, ce métier ne me plaît pas. Non, quand bien même on me paierait deux dollars l’heure!

– Je suis sûr que tu aurais la main heureuse! soupirait Ben Raddle avec une expression de regret.

Un jour, pourtant, Summy Skim se laissa fléchir. Docilement, il prit le plat, y versa de la terre qui venait d’être extraite de l’un des puits, et, après avoir transformé cette terre en vase liquide, il l’écoula peu à peu.

Pas la moindre trace de ce métal que Summy Skim ne cessait de maudire!

– Bredouille! dit-il. Pas même de quoi me payer une pipe de tabac!»

Summy était plus heureux à la chasse. Bien que le hasard de la poursuite l’amenât presque tous les jours – comme s’il l’eût fait exprès! – jusqu’au claim 127 bis, où il perdait un temps précieux, en attendant que Jane Edgerton cessât le travail, il revenait en général le carnier abondamment garni. Que ce persistant succès fût dû à ses talents de chasseur, il n’y avait pas lieu d’en douter, mais l’abondance du gibier de poil et de plume dans les plaines et dans les gorges voisines y était aussi pour quelque chose. A défaut d’orignals, dont il n’avait pu réussir à apercevoir un seul échantillon, les caribous se rencontraient fréquemment dans les bois. Quant aux bécassines, aux perdrix de neige, aux canards, ils pullulaient à la surface des marécages des deux côtés du Forty Miles Creek. Summy Skim se consolait donc de son séjour prolongé au Klondike, non sans regrettée, la giboyeuse campagne de Green Valley.

Pendant la première quinzaine de juillet, le lavage donna de meilleurs résultats. Le contre-maître était enfin tombé sur la véritable couche aurifère qui devenait plus riche en se rapprochant de la frontière. Les plats et les rockers produisaient une somme importante en grains d’or. Bien qu’aucune pépite de grande valeur n’eût été recueillie, le rendement de cette quinzaine ne fut pas inférieur à trente-sept mille francs. Voilà qui justifiait les dires de Lorique et qui devait surexciter l’ambition de Ben Raddle.

Par les rumeurs circulant entre les ouvriers, on savait, sur le claim 129, qu’une amélioration identique était constatée sur le claim 131 du Texien Hunter, à mesure que l’exploitation gagnait vers l’Est. Nul doute, d’après l’enrichissement graduel de la couche aurifère dans les deux sens, qu’il n’y eût une poche, une bonanza, aux environs de la frontière, et peut-être à la frontière même.

Excités par cette perspective, les ouvriers de Hunter et de Malone et le personnel des deux Canadiens s’avançaient l’un vers l’autre. Le jour ne tarderait pas où ils se rencontreraient sur le tracé actuel de la frontière contestée par les deux États.

Les recrues des Texiens – une trentaine d’hommes – étaient tous d’origine américaine. Il eût été difficile de réunir plus déplorable troupe d’aventuriers. De mines peu rassurantes, sortes de sauvages, violents, brutaux et querelleurs, ils étaient bien dignes, en un mot, de leurs maîtres si désavantageusement connus dans la région du Klondike.

En général, d’ailleurs, une certaine différence existe entre les Américains et les Canadiens employés sur les gisements. Ceux-ci se montrent d’ordinaire plus dociles, plus tranquilles, plus disciplinés. Aussi les syndicats leur donnent-ils d’ordinaire la préférence. Les sociétés américaines, toutefois, recherchent plutôt leurs compatriotes, malgré leur violence, leur tendance à la rébellion, leur emportement dans ces rixes presque quotidiennes provoquées par les liqueurs fortes, qui font d’immenses ravages dans les régions aurifères. Il est rare qu’un jour s’écoule sans que la police ait à intervenir sur un claim ou sur un autre. Coups de poignard et coups de revolver s’échangent, et parfois il y a mort d’homme. Quant aux blessés, il faut les diriger sur l’hôpital de Dawson City, déjà encombré des malades que les épidémies permanentes y envoient sans cesse.

Pendant la troisième semaine de juillet, l’exploitation continua d’être fructueuse, sans que ni Ben Raddle, ni Lorique, ni leurs hommes eussent jamais recueilli une pépite de valeur. Mais enfin les profits étaient très supérieurs aux dépenses, et, le 20 juillet, un nouvel envoi de douze mille dollars put être fait, au crédit de MM. Summy Skim et Ben Raddle, dans les caisses de l’American Trading and Transportation Company.

Summy Skim se frottait les mains.

«C’est M. William Broll, dit-il, qui va faire une tête!»

Il n’était pas douteux désormais, en effet, que les bénéfices de la campagne ne s’élevassent à beaucoup plus de cent mille francs. Il y aurait donc lieu de tenir haut le prix du 129, lorsque les acquéreurs se présenteraient.

Sur le claim 127 bis, les événements prenaient également une tournure favorable. Jane Edgerton, une faible partie de son terrain déblayée, arrivait enfin à la période de rendement. Déjà, plus de trois mille dollars de poudre d’or lui appartenant étaient mis en réserve dans la maisonnette des deux cousins, en attendant le prochain envoi à Dawson. Selon toute probabilité, elle aurait, en fin de saison, retiré de son claim une cinquantaine de mille francs, malgré les difficultés et les lenteurs du début.

Vers la fin de juillet, Summy Skim fit une proposition non dénuée de quelque apparence de raison:

«Je ne vois pas pourquoi, dit-il, on serait obligé de rester ici, et pourquoi mademoiselle Jane et nous, nous ne vendrions pas nos claims?

– Parce que, répondit Ben Raddle, cette opération ne peut se faire à de bons prix avant la rectification de la frontière.

– Eh! riposta Summy, que le diable emporte le cent quarante et unième méridien! Une vente peut se faire par correspondance, par intermédiaire, à Montréal, dans l’étude de maître Snubbin, aussi bien qu’à Dawson City.

– Non dans des conditions aussi favorables, répliqua Ben Raddle.

– Pourquoi? puisque nous sommes maintenant fixés, mademoiselle Jane et nous, sur la valeur de nos claims?

– Dans un mois ou six semaines, nous le serons bien davantage, déclara l’ingénieur, et ce n’est plus quarante mille dollars qu’on nous offrira du 129, ce sera quatre-vingt mille, cent mille dollars!

– Que ferons-nous de tout cela? s’écria Summy Skim.

– Bon usage, sois-en sûr, affirma Ben Raddle. Ne vois-tu donc pas que la couche devient de plus en plue riche à mesure qu’on avance vers l’Ouest?

– Oui, mais, à force d’avancer, on finira par arriver au 131, fît observer Summy Skim, et, lorsque nos hommes se trouveront en contact avec ceux de ce délicieux Hunter, je ne sais trop ce qui se passera.»

En effet, il y avait lieu de redouter qu’une lutte s’engageât alors entre les deux personnels qui se rapprochaient chaque jour de la limite mitoyenne des deux placers. Déjà même des injures avaient été échangées, et de violentes menaces se faisaient parfois entendre. Lorique avait eu maille à partir avec le contre-maître américain, sorte d’athlète brutal et grossier, et l’on pouvait craindre que ces injures ne dégénérassent en voies de fait, lorsque Hunter et Malone seraient de retour. Plus d’une pierre avait été lancée d’un claim à l’autre… non pas, toutefois, sans qu’on se fût assuré qu’elles étaient veuves de la moindre parcelle d’or.

Dans ces circonstances, Lorique, secondé par Ben Raddle, faisait tout ce qu’il pouvait pour retenir ses ouvriers. Au contraire, le contre-maître américain ne cessait d’exciter les siens, et ne laissait échapper aucune occasion de chercher querelle à Lorique.

La prospection donnait, d’ailleurs, de moins bons résultats en territoire américain, et, pour le moment du moins, le 131 ne valait pas le 129; il semblait même que l’enrichissement de la couche aurifère manifestait une tendance à se détourner vers le Sud en s’écartant de la rive du Forty Miles Creek, et l’on pouvait croire que la poche, la bonanza poursuivie serait trouvée en territoire canadien.

Le 27 juillet, les deux équipes n’étaient plus qu’à dix mètres l’une de l’autre. Quinze jours ne s’écouleraient pas avant qu’elles se fussent rejointes sur la ligne séparative. Summy Ski m n’avait donc pas tort de prévoir et de craindre quelque collision.

Or, précisément à la date du 27 juillet, un incident vint aggraver singulièrement la situation.

Hunter et Malone étaient reparus sur le claim 131.

 

 

Chapitre XV

La nuit du 5 au 6 août.

 

e territoire du Klondike n’est pas le seul à posséder des régions aurifères. Il en existe d’autres sur la vaste étendue de l’Amérique du Nord-Ouest comprise entre l’océan Glacial et le Pacifique, et très probablement de nouveaux gisements ne tarderont pas à être découverts. La nature s’est montrée prodigue de trésors minéraux envers ces contrées auxquelles elle refuse les richesses agricoles.

Les placers qui appartiennent au territoire de l’Alaska sont plus particulièrement situés à l’intérieur de cette large courbe que le Yukon décrit entre le Klondike et Saint-Michel et dont la convexité est tangente au cercle polaire.

L’une de ces régions avoisine Circle City, bourgade établie à trois cent soixante-dix kilomètres en aval de Dawson City. C’est près de là que prend sa source Birch Creek, affluent qui se jette dans le Yukon, à peu de distance du Fort du même nom, fondé sur le cercle polaire, au point le plus septentrional de la courbe du grand fleuve.

A la fin de la dernière campagne, le bruit s’était répandu que les gisements de Circle City valaient ceux de la Bonanza. Il n’en fallait pas tant pour y attirer la foule des mineurs.

Sur la foi de ces rumeurs, Hunter et Malone, après avoir remis le 131 en exploitation, avaient pris passage sur un des steam-boats qui font les escales du Yukon, et, débarqués à Circle City, ils avaient visité la région arrosée par le Birch Creek. Sans doute ils n’avaient pas jugé profitable d’y séjourner toute la saison, puisqu’ils revenaient au claim 131.

La preuve, d’ailleurs, que le résultat de leur voyage avait dû être nul, c’est que les deux Texiens s’étaient arrêtés au Forty Miles et prenaient leurs dispositions pour y rester jusqu’à la fin de la campagne. S’ils eussent fait ample récolte de pépites et de poudre d’or sur les gisements du Birch Creek, ils auraient eu hâte de gagner Dawson City, où les maisons de jeu et les casinos leur offraient tant d’occasions de dissiper leurs gains.

«Ce n’est pas la présence de Hunter qui ramènera la tranquillité sur les claims de la frontière et plus particulièrement sur ceux du Forty Miles, dit Lorique aux deux cousins, en apprenant le retour des propriétaires du claim 131.

– Nous nous tiendrons sur nos gardes, répliqua Ben Raddle.

– Ce sera raisonnable, messieurs, déclara le contre-maître et je recommanderai la prudence à nos hommes.

– N’y aurait-il pas lieu d’informer la police du retour de ces deux coquins? demanda Ben Raddle.

– Elle doit l’être déjà, répondit Lorique. Au surplus, nous enverrons un exprès à Fort Cudahy afin de prévenir toute agression.

– By God! s’écria Summy Skim, avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle, vous me permettrez de vous dire que vous êtes bien pusillanimes. S’il prend fantaisie à cet individu de se livrer à ses violences habituelles, il trouvera quelqu’un pour lui répondre.

– Soit! accorda Ben Raddle. Mais à quoi bon, Summy, te commettre avec cet homme?

– Nous avons un vieux compte à régler, Ben.

– Il me paraît réglé, et à ton avantage, ce compte-là, objecta Ben Raddle, qui, à aucun prix, ne voulait laisser son cousin s’engager dans quelque mauvaise affaire. Que tu aies pris la défense d’une femme insultée, rien de plus naturel; que tu aies remis ce Hunter à sa place, je l’aurais fait comme toi; mais ici, lorsque c’est tout le personnel d’un claim qui est menacé, cela regarde la police.

– Et si elle n’y est pas? répliqua Summy Skim, qui n’entendait pas céder.

– Si elle n’y est pas, monsieur Skim, dit le contre-maître, nous nous défendrons nous-mêmes, et nos hommes ne reculeront pas, croyez-le.

– Après tout, conclut Ben Raddle, nous ne sommes pas venus ici pour débarrasser le Forty Miles des misérables qui l’infestent, mais pour…

– Pour vendre notre claim, acheva Summy Skim, qui en revenait toujours à ses moutons, et dont la tête commençait à se monter un peu. Dites-moi, Lorique, sait-on ce que devient la commission de rectification?

– On dit qu’elle est tout à fait dans le Sud, répondit le contremaître, au pied du mont Elie.

– C’est-à-dire trop loin pour qu’on aille la relancer?

– Beaucoup trop loin. Et à moins de repasser par Skagway…

– Maudit pays! s’écria Summy Skim.

– Tiens, Summy, suggéra Ben Raddle en frappant sur l’épaule de son cousin, tu as besoin de te calmer. Va en chasse, emmène Neluto qui ne demande pas mieux, et rapportez-nous ce soir quelque gibier de choix. Pendant ce temps, nous secouerons nos rockers et tâcherons de faire bonne besogne.

– Qui sait? insinua le contre-maître. Pourquoi ne nous arriverait-il pas ce qui est arrivé en octobre 1897 au colonel Earvay à Cripple Creek?

– Que lui est-il arrivé à votre colonel? demanda Summy Skim.

– De trouver dans son claim, à une profondeur de sept pieds seulement, un lingot d’or valant cent mille dollars.

– Peuh! fit Summy Skim d’un ton dédaigneux.

– Prends ton fusil, Summy, dit Ben Raddle. Va chasser jusqu’au soir, et défie-toi des ours!»

Summy Skim n’avait rien de mieux à faire. Neluto et lui remontèrent le ravin, et, un quart d’heure plus tard, on entendait retentir leurs premiers coups de feu.

Quant à Ben Raddle, il reprit son travail, non sans avoir recommandé à ses ouvriers de mépriser les provocations qui pourraient leur venir du 131. Ce jour-là, du reste, il ne se produisit aucun incident qui fût de nature à mettre aux prises le personnel des deux claims.

En l’absence de Summy Skim qui ne se serait peut-être pas contenu, Ben Raddle eut l’occasion d’apercevoir Hunter et Malone. En attendant qu’elle fût ou non déplacée, la ligne de frontière suivait le thalweg du ravin, en descendant vers le Sud. La maisonnette qu’occupaient les deux Texiens faisait le pendant de l’habitation de Lorique, au pied du versant opposé. Aussi, de sa chambre, Ben Raddle put-il observer Hunter et son compagnon, pendant qu’ils parcouraient le claim 131. Sans paraître s’occuper de ce qui se passait chez ses voisins, mais sans chercher non plus à se cacher, il resta appuyé sur la barre de la fenêtre, au rez-de-chaussée de la maisonnette.

Hunter et Malone s’avancèrent jusqu’au poteau limite. Ils causaient avec animation. Après avoir dirigé leurs regards vers le creek et observé les exploitations de l’autre rive, ils firent quelques pas du côté du ravin. Qu’ils fussent de la plus méchante humeur, ce n’était pas douteux, le rendement du 131 étant des plus médiocres depuis le commencement de la campagne, alors que les dernières semaines avaient valu au claim mitoyen des bénéfices très importants.

Hunter et Malone continuèrent à remonter vers le ravin et s’arrêtèrent à peu près à la hauteur de l’habitation. De là, ils aperçurent Ben Raddle qui ne sembla pas leur prêter attention. Celui-ci pourtant s’apercevait bien qu’ils le désignaient de la main, et comprenait que leurs gestes violents, leurs voix furieuses cherchaient à le provoquer. Très sagement, il n’y prit pas garde, et, lorsque les deux Texiens se furent retirés, il rejoignit Lorique qui manœuvrait le rocker. «Vous les avez vus, monsieur Raddle? dit alors celui-ci.

– Oui, Lorique, répondit Ben Raddle, mais leurs provocations ne me feront pas sortir de ma réserve.

– Monsieur Skim ne parait pas d’humeur si endurante…

– Il faudra bien qu’il se calme, déclara Ben Raddle. Nous ne devons même pas avoir l’air de connaître ces gens-là.»

Les jours suivants s’écoulèrent sans incidents. Summy Skim – et son cousin l’y poussait – partait dès le matin pour la chasse avec l’Indien, et ne revenait que tard dans l’après-midi. Il était toutefois de plus en plus difficile d’empêcher les ouvriers américains et canadiens de se trouver en contact. Leurs travaux les rapprochaient chaque jour des poteaux, à la limite des deux claims. Le moment allait arriver où, pour employer une locution du contre-maître, «ils seraient pic à pic et pioche à pioche». La moindre contestation pourrait alors engendrer une discussion, la discussion un conflit, et le conflit une rixe, qui dégénérerait bientôt en bataille. Lorsque les hommes seraient lancés les uns contre les autres, qui serait capable de les arrêter? Hunter et Malone n’essaieraient-ils pas de provoquer des troubles dans les autres claims américains de la frontière? Avec de tels aventuriers, tout était à craindre. La police de Fort Cudahy serait dans ce cas impuissante à rétablir l’ordre.

Pendant quarante-huit heures, les deux Texiens ne se montrèrent pas. Peut-être précisément étaient-ils en train de parcourir les placers du Forty Miles Creek situés en territoire alaskien. Si, en leur absence, il se produisit bien quelques altercations entre les ouvriers, cela n’alla pas plus loin.

Les trois jours suivants, Summy ne put, à cause du mauvais temps, se livrer à son plaisir favori. La pluie tombait parfois à torrents, et force était de rester à l’abri dans la maisonnette. Le lavage des sables devenait très difficile dans ces conditions: les puits se remplissaient jusqu’à l’orifice, et leur trop-plein s’écoulait à la surface du claim couvert d’une boue épaisse où l’on s’enfonçait jusqu’aux genoux.

On profita de ces loisirs forcés pour peser et mettre en sacs la poudre d’or recueillie. Le rendement du 129 avait un peu baissé au cours des quinze derniers jours. La prochaine expédition à Dawson ne serait cependant pas inférieure à dix mille dollars.

L’exploitation de Jane Edgerton s’améliorait au contraire peu à peu. Chaque jour donnait un profit plus grand que celui de la veille, et elle put joindre près de douze mille dollars lui appartenant aux dix mille dollars des deux cousins.

Le travail ne fut repris que le 3 août dans l’après-midi. Après une matinée pluvieuse, le ciel se rasséréna sous l’influence du vent de Sud-Est. Mais on devait s’attendre à des orages qui, à cette époque de l’année, sont terribles et occasionnent parfois de véritables désastres.

Les deux Texiens revinrent ce jour-là de leur expédition. Ils s’enfermèrent aussitôt dans leur maison et ne se montrèrent pas de toute la matinée du 4 août.

Quant à Summy Skim, il profita de l’éclaircie pour se remettre en chasse. Quelques ours venaient d’être signalés en aval, et il ne désirait rien tant que se rencontrer avec un de ces redoutables plantigrades. Il n’en serait pas à son coup d’essai d’ailleurs. Plus d’un étaient déjà tombés sous ses balles dans les forêts de Green Valley.

Au cours de cette journée, Lorique eut un heureux coup de pioche. En creusant un trou presque à la limite du claim, il découvrit une pépite dont la valeur ne devait pas être inférieure à quatre cents dollars, soit deux mille francs en monnaie française. Le contre-maître ne put contenir sa joie et, à pleins poumons, il appela ses compagnons.

Les ouvriers et Ben Raddle accoururent, et tous poussèrent des acclamations en voyant une pépite grosse comme une noix enchâssée dans un fragment de quartz.

Au 131, on comprit sans peine la cause de ces cris. De là, une explosion de colère jalouse, en somme justifiée, puisque, depuis quelque temps, les ouvriers américains n’avaient pu trouver un gîte rémunérateur, et que leur exploitation devenait de plus en plus onéreuse.

Une voix se fit alors entendre, la voix de Hunter:

«Il n’y en a donc que pour ces chiens des prairies du Far West! criait-il, furieux.

C’est ainsi qu’il qualifiait les Canadiens.

Ben Raddle avait entendu l’insulte.

Faisant un effort sur lui-même, il se contenta de tourner le dos au grossier personnage, en haussant les épaules en signe de dédain.

«Hé! fît alors le Texien, c’est pour vous que je parle, monsieur de Montréal.

Ben Raddle se contraignit à garder le silence.

«Je ne sais ce qui me retient!..» reprit Hunter.

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Il allait franchir la limite et se jeter sur Ben Raddle. Malone l’arrêta. Mais les ouvriers des deux placers, massés de part et d’autre de la frontière, se menaçaient de la voix et du geste, et il était évident que l’ouverture des hostilités ne pourrait plus être retardée bien longtemps.

Le soir, lorsque Summy Skim rentra, tout heureux d’avoir abattu un ours, non sans quelque danger, il raconta en détail son exploit cynégétique. Ben Raddle ne voulut point lui parler de l’incident de la journée, et, après souper, tous deux regagnèrent leur chambre où Summy Skim dormit le réconfortant sommeil du chasseur.

Y avait-il lieu de craindre que l’affaire n’eût des suites? Hunter et Malone chercheraient-ils de nouveau querelle à Ben Raddle et pousseraient-ils leurs hommes contre ceux du 129? C’était probable, car le lendemain pics et pioches allaient se rencontrer sur la limite des deux claims.

Or précisément, au grand ennui de son cousin, Summy Skim ne partit pas pour la chasse ce jour-là. Le temps était lourd; de gros nuages se levaient dans le Sud-Est. La journée ne se passerait pas sans orage, et mieux valait ne point se laisser surprendre loin de l’habitation.

Toute la matinée fut employée au lavage, tandis qu’une équipe, sous la direction de Lorique, poursuivait la fouille presque sur la ligne de démarcation des deux propriétés.

Jusqu’au milieu du jour il ne survint aucune complication. Quelques propos assez malsonnants, il est vrai, tenus par les Américains, amenèrent des ripostes plus ou moins vives de la part des Canadiens. Mais tout se borna à des paroles et les contre-maîtres n’eurent point à intervenir.

Par malheur, les choses ne se passèrent pas aussi bien à la reprise du travail dans l’après-midi. Hunter et Malone allaient et venaient sur leur placer, tandis que Summy Skim, en compagnie de Ben Raddle, en faisait autant sur le sien.

«Tiens, dit Summy Skim à Ben Raddle, ils sont donc de retour, ces chenapans?.. Je ne les avais pas encore vus… Et toi, Ben?

– Si… hier, répondit évasivement Ben Raddle. Fais comme moi. Ne t’occupe pas d’eux.

– C’est qu’ils nous regardent d’une façon qui ne me plaît guère…

– N’y fais pas attention, Summy.»

Les Texiens s’étaient rapprochés. Toutefois, s’ils étaient prodigues de regards insultants à l’adresse des deux cousins, ils ne les accompagnaient pas des invectives dont ils étaient coutumiers, ce qui permit à Summy Skim de paraître ignorer leur existence.

Cependant les ouvriers continuaient à travailler sur la limite des deux claims, défrichant le sol, recueillant les boues pour les porter aux sluices et aux rockers. Ils se touchaient pour ainsi dire, et leurs pioches, volontairement ou non, se heurtaient à chaque instant.

Toutefois, personne jusqu’alors n’y avait pris garde, lorsque, vers cinq heures, s’élevèrent de violentes clameurs. Ben et Summy sur le 129, Hunter et Malone de l’autre côté de la frontière, se précipitèrent à la rencontre les uns des autres.

Les deux équipes ne travaillaient plus, et des deux côtés on chantait victoire. La poche, la bonanza était enfin découverte. Depuis quelques instants les sables portés de part et d’autre aux appareils de lavage donnaient des rendements dépassant cent dollars, quand, au fond de l’excavation, on venait de découvrir une pépite, un véritable lingot d’une valeur d’au moins deux mille dollars, sur lequel les deux contre-maîtres, face à face, avaient mis en même temps le pied.

«Elle est à nous! cria Hunter en arrivant tout essoufflé.

– Non! à nous! protesta Lorique conservant sa prise.

– A toi, failli chien?.. Regarde plutôt le poteau. Tu verras si ton pied n’est pas chez moi.

Un coup d’œil sur la ligne déterminée par les deux piquets les plus voisins convainquit Lorique que, dans l’excès de son zèle, il avait réellement franchi la limite, et il allait en soupirant abandonner sa trouvaille, lorsque Ben Raddle intervint.

– Si vous avez passé la frontière, Lorique, dit-il d’une voix calme, c’est qu’elle a été changée pendant la nuit. Tout le monde peut voir que les piquets ne sont plus à l’alignement, et que celui-ci a été reculé de plus d’un mètre vers l’Est.

C’était vrai. La série des poteaux formait, en effet, une ligne brisée, présentant vers l’Est un angle rentrant à la hauteur des deux claims.

– Voleur! rugit Lorique dans la figure de Hunter.

– Voleur toi-même! répliqua celui-ci en bondissant sur le Canadien qui fut renversé par surprise.

Summy Skim se précipita au secours du contre-maître, que le Texien maintenait à terre. Ben Raddle le suivit aussitôt et saisit à la gorge Malone qui accourait. En un instant, Lorique se relevait, délivré, tandis que Hunter roulait sur le sol à son tour.

Ce fut alors une mêlée générale. Les pioches, les pics, maniés par ces mains vigoureuses, se transformaient en armes terribles, je sang n’eût pas tardé à jaillir, et peut-être y aurait-il eu mort d’homme, si une ronde de police n’eût, précisément au même instant, paru sur cette partie du Forty Miles.

Grâce à cette cinquantaine d’hommes résolus, les troubles furent rapidement comprimés.

Ce fut Ben Raddle qui s’adressa le premier à Hunter, que la fureur empêchait de parler.

– De quel droit, lui dit-il, avez-vous voulu nous voler notre bien?

– Ton bien? vociféra Hunter, dans un tutoiement grossier, garde-le, ton bien!.. Tu ne l’auras pas longtemps!

– Essayez de le reprendre, menaça Summy en serrant les poings.

– Oh! quant à toi, hurla Hunter qui écumait littéralement, nous avons un vieux compte à régler tous les deux!

– Quand il vous plaira, dit Summy Skim.

– Quand il me plaira?.. Eh bien!..

Hunter s’interrompit tout à coup. Précédée de Patrick, Jane Edgerton, revenant du travail quotidien, arrivait comme chaque soir sur le claim 129. Intriguée, elle s’approchait à grands pas du groupe bruyant qui gesticulait sur la frontière. Hunter la reconnut sur-le-champ.

– Eh! dit-il en ricanant, tout s’explique! Le vaillant défenseur de femmes travaillait pour son compte!

– Misérable lâche! s’écria Summy indigné.

– Lâche!..

– Oui, lâche! répéta Summy Skim, qui ne se possédait plus, et trop lâche pour rendre raison à un homme.

– Tu le verras! hurla Hunter. Je te retrouverai!

– Quand vous voudrez, répliqua Summy Skim. Dès demain.

– Oui, demain!» dit Hunter.

Repoussés par les hommes de police, qui remirent le piquet à sa place régulière, les mineurs durent rentrer sur leurs placers respectifs. Lorique, du moins, emportait avec lui, en signe de triomphe, la précieuse pépite qui avait allumé la querelle.

«Summy, dit Ben Raddle à son cousin, dès qu’ils eurent regagné leur maisonnette, tu ne peux te battre avec ce coquin.

– Je le ferai cependant, Ben.

– Non, Summy, tu ne le feras pas.

– Je le ferai, te dis-je, et, si je parviens à lui loger une balle dans la tête, ce sera la plus belle chasse de ma vie. Une chasse à la bête puante!

Malgré tous ses efforts, Ben Raddle ne put rien obtenir. De guerre lasse, il appela Jane Edgerton à son secours.

«Mademoiselle Jane!.. dit Summy. Mais, ne serait-ce que pour elle, ce duel serait encore nécessaire. Maintenant que Hunter l’a reconnue, il ne cessera de rôder autour d’elle.

– Je n’ai pas besoin qu’on me protège, monsieur Skim, affirma Jane en raidissant sa petite taille.

– Laissez-moi tranquille, s’écria Summy exaspéré. Je suis assez grand peut-être pour savoir ce que j’ai à faire? Et ce que j’ai à faire maintenant, c’est…

– C’est?..

– C’est de dîner, tout simplement,» déclara Summy Skim en s’asseyant avec une telle énergie que son escabeau fut cassé net en trois morceaux.

Un désastre inattendu allait d’ailleurs rendre impossible ou du moins retarder le dénouement de cette affaire.

Le temps s’était de plus en plus alourdi pendant cette journée. Vers sept heures du soir, l’espace saturé d’électricité fut sillonné d’éclairs, et le tonnerre gronda dans le Sud-Est. L’obscurité due à l’amoncellement des nuages devint même profonde, bien que le soleil fût au-dessus de l’horizon.

Durant l’après-midi déjà, on avait constaté, sur les divers claims du Forty Miles Creek, des symptômes inquiétants: sourdes trépidations courant à travers le sol et accompagnées de grondements prolongés, jets de gaz sulfureux s’échappant parfois des puits. Assurément on pouvait craindre une manifestation des forces plutoniques.

Vers dix heures et demie, tous allaient se coucher dans la maisonnette du claim 129, lorsque de violentes secousses ébranlèrent l’habitation.

«Un tremblement de terre!» s’écria Lorique.

Il avait à peine prononcé ces mots que la maison se renversait brusquement comme si la base lui eût soudain manqué.

Ce ne fut pas sans peine que ses hôtes, heureusement sans blessures, purent se retirer des décombres.

Mais, au dehors, quel spectacle! Le sol du claim disparaissait sous une inondation torrentielle. Une partie du creek avait débordé et s’écoulait à travers les gisements en s’y frayant un nouveau lit.

De tous côtés éclataient des cris de désespoir et de douleur. Les mineurs, surpris dans leurs cabanes, cherchaient à fuir l’inondation qui les gagnait. Des arbres arrachés ou rompus par le pied étaient entraînés avec la rapidité d’un express.

L’inondation gagnait déjà la place où gisait l’habitation abattue. En quelques secondes on eut de l’eau à mi-corps.

«Fuyons!..» s’écria Summy Skim, qui, enlevant Jane Edgerton entre ses bras, l’entraîna sur la pente.

A ce moment, un tronc de bouleau atteignit Ben Raddle dont la jambe fut brisée au-dessous du genou. Lorique, puis Neluto, s’élancèrent à son secours et furent renversés à leur tour. Tous trois allaient périr. Patrick, heureusement, avait vu le péril. Tandis que Summy, revenant à la charge, enlevait son cousin sur ses épaules, le géant saisissait à bout de bras le contre-maître et le pilote, et, ferme comme un roc au milieu des eaux déchaînées, les emportait loin des atteintes du torrent.

En un instant, tous furent hors de danger, sans autre dommage que la fracture de Ben Raddle. On put alors contempler le désastre à la lueur du ciel en feu.

La maison avait disparu, et avec elle les trésors amassés par les deux cousins et par Jane Edgerton. La colline que celle-ci franchissait chaque matin et chaque soir avait changé de forme. Contre elle se brisait en rugissant une énorme masse d’eau qui recouvrait sur une longueur de plus d’un kilomètre la rive droite du Forty Miles Creek de part et d’autre de la frontière.

Comme vingt autres propriétés du voisinage, celles des deux cousins et de Jane Edgerton étaient englouties sous plus de dix mètres d’eau furieuse. C’est en vain que les héritiers de Josias Lacoste avaient fait des milliers de kilomètres pour tirer le meilleur parti du claim 129; leur héritage était disparu à jamais. Il n’y avait plus de claim 129.

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