This article was first published in Studi Francesi, pp. 261-67, No. 104, Fasc. II, 1992. The revised version appears here with acknowledgements to Studi Francesi.La présente étude a comme but de démontrer que l’imaginaire de Jules Verne est autant poétique que scientifique, en étudiant un topos important dans son oeuvre, à savoir l’arborescence. Cette structure d’apparence assez simple constitue en fait un moyen privilégié pour comprendre les conceptions spatio-temporelles de cet auteur, et ainsi accéder au coeur même de son univers intime.
Le point de départ sera la reconnaissance, générale depuis plus d’une décennie, des qualités du littérateur Jules Verne. Celui-ci est dorénavant reconnu, moins comme écrivain de science-fiction, que comme auteur tout court. Certes, il lui arrive de traiter de la science, entre autres sujets, mais en tant que simple thème romanesque, en la transformant profondément dans le creuset de son imagination créatrice. Pour voir l’origine du mythe si persistant de Jules Verne écrivain de science-fiction, il est utile d’examiner les réactions de ses lecteurs.
En premier lieu, les scientifiques se prononçant influencés par Verne—voire déterminés dans leur carrière—sont légion. Il est à observer, cependant, que dans presque tous les cas, aucun détail des romans n’est cité, ni, le plus souvent, aucun nom d’oeuvre. Tout se passe comme si les Voyages extraordinaires avaient été lus en bas âge, mais négligés par la suite, comme s’ils n’avaient aucun lien avec le travail sérieux de l’âge adulte.
Ce sont les littéraires, de manière paradoxale, qui ont trouvé l’étincelle scientifique qui continue à faire rêver. Le nombre en est trop grand pour être cité ici, mais Camus, Sartre et Tournier sont peut-être les plus importants1. Le biographe du premier le décrit avec ses jeunes camarades imitant les héros de L’Ile mystérieuse, pour calculer, au moyen de triangles congruents, la hauteur d’une falaise insurmontable. Source des épisodes camusiens qui contiennent en plus petit l’intrigue de tout le roman, et ainsi base de la proportionnalité exquise de L’Etranger et de La Chute ? De même, Sartre raconte avoir rêvé, tout jeune enfant, du destin unique de Michel Strogoff, de sa belle course linéaire, déterminée, comme il le dit lui-même, par le Tsar, le bon Dieu et la géographie russe. Origine des parcours unitaires que tentera l’écrivain, le critique, le philosophe et l’acteur politique ? « Peut-être. » Si l’emprunt de Verne par Camus et Sartre reste toujours à démontrer dans le détail, dans le cas de l’auteur des Météores, en contraste, nous possédons des affirmations appuyées de son influence déterminante, à la fois sur sa vie et son oeuvre. Tournier cite, entre autres, l’importance du temps et de l’espace dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours, et emploie notamment des couples et des jumeaux verniens pour explorer la différence et la symétrie dans les relations humaines, ainsi que le rôle de la « dextrogyrie » et la « sinistrogyrie ».
Nous voilà soutenus par les plumes les plus prestigieuses pour étudier Verne comme précurseur dans l’analyse des structures littéraires. A cet égard, les critiques universitaires ont souligné la transformation vernienne de concepts et structures mathématiques ou scientifiques, et surtout leur réinvention de l’autre côté du miroir littéraire. Une étude fort originale a tracé la réinterprétation du vieux rêve humain d’omniscience en un projet littéraire d’exhaustivité2. On a également démontré que le tout premier roman qua roman de l’histoire de la littérature à être écrit au temps présent du verbe est dû à la plume non de Woolf, de Joyce, ou de Deslauriers, mais de notre si souvent sous-estimé bon vieux Verne3. Une dernière recherche, enfin, qui sous-tend la tentative de la présente étude, explore la manière dont certaines formes dans la nature, actuelles ou potentielles, servent à guider, de manière très précise et significative, le choix de route des personnages des Voyages extraordinaires4.
Au commencement est le vide. Les héros—et les narrateurs—verniens font face à un monde sans structure, d’autant plus s’ils se trouvent sur les mers ou la glace polaire. Pour certains c’est un grand plaisir, car ils ne voient point d’obstacle au plein épanouissement de leurs désirs. Ils ont la possibilité de se mouvoir non seulement sur la surface du globe mais dans la troisième dimension. C’est le grand attrait tant des hauteurs aériennes et de l’au-delà que des profondeurs de l’océan et de la terre, attrait visible dans grand nombre de romans. Les héros croient jouir de la liberté.
Et cependant, ce n’est nullement une voie de salut automatique. Sans points fixes, la liberté de l’espace vide est enfin perçue comme excessive. Un choix infini ne vaut guère plus qu’une absence totale de choix. On commence à rêver d’une petite île, non plus déserte mais remplie de « mille ressources variées » (Voyages et aventures du capitaine Hatteras, p. 4185). On trébuche même dans l’agoraphobie, la peur du blanc. Les hauteurs et les profondeurs finissent par donner le vertige.
Tout est fait alors pour réduire sa liberté. En aéronef, on reste près du sol sans regarder jamais vers le haut ; sous terre on imite, jusque dans ses moindres détails, la vie sur la terre, trouvant même le chemin par référence à la surface. Dans les cas extrêmes, on ignore latitude et longitude pour n’avoir que hauteur ou profondeur en tete : on devient, comme le fou du Drame dans les airs, un obsédé de l’altitude ou, à l’instar de Lidenbrock, un « homme des verticales » (Voyage au centre de la Terre, p. 196). En somme, ayant trois dimensions de liberté, on en abandonne allègrement une ou deux.
Mais que faire sur la surface du globe ? Sauf si l’on a la chance d’être près du pole, ni la latitude ni la longitude ne se prête à être éliminée l’une plus que l’autre. Certains héros, tels les Grant, choisissent néanmoins, un peu gratuitement, de suivre l’une de ces lignes imaginaires. Les autres, craignant le libre arbitre, s’accrochent à n’importe quelle structure pour meubler leur espace. Or la structure la plus évidente, que ce soit sur la carte ou dans le réel, est l’intersection de la terre et la mer. Le fleuve lui-même, avec sa linéarité aveugle, est ici jugé trop contraignant. Nos héros se mettent donc à longer la côte, à suivre « une route [...] à la fois fluviale et maritime », « un fleuve qui n’aurait qu’une rive » (Le Rayon vert, p. 34, Le Phare du bout du monde, p. 4). Cette solution, même si elle ne dure jamais très longtemps, semble constituer un élément essentiel de l’imagination vernienne. Elle permet d’échapper à deux angoisses profondes : à l’agoraphobie, en suivant une structure on ne peut plus complète ; et à la claustrophobie, en évitant la contrainte du fleuve linéaire pour trouver une ouverture—même si, ou puisque, ce n’est qu’une demi-ouverture6. Sécurité et liberté se trouvent toutes les deux maximalisées.
Si les héros ont le malheur de se trouver en pleine mer ou terre, ils peuvent toujours rêver de recréer la côte. C’est sans doute la raison pour laquelle on observe tant de transformations « élémentales » chez Verne, la mer se décrivant en termes terrestres et la terre renaissant marine ou aérienne. La métaphore élémentale sert ainsi à briser les catégories reconnues pour un Verne assez iconoclaste. Mais elle sert surtout à réintroduire l’idée de la côte dans les coins les plus reculés des continents et des océans—même sur la mer lunaire—et ainsi à réduire la monotonie de l’horizon parfaitement circulaire.
Une deuxième étape dans la structuration de l’espace se franchit quand la côte, réelle ou imaginaire, devient complexe. Voilà pourquoi la terre et la mer s’imbriquent si souvent, dans toutes ces côtes « effilochée[s] », « tourmentées », « anguleuses, capricieuses [...], déchiquetées [...], pleines de golfes et de presqu’îles » (Les Naufragés du « Jonathan » (Paris, UGE (« 10/18 »), 1979), p. 14, L’Archipel en feu, p. 9, Autour de la lune, p. 154). Voilà pourquoi les glaces polaires contiennent tant de passes et impasses et tant de panoramas où tout est « déchiré, mis en morceaux, sans aucun ordre, sans aucune logique » (Capitaine Hatteras, p. 136).
Mais des structures d’une complexité comparable sont visibles dans le monde organique. Les plantes verniennes forment presque toujours des « tortis capricieux », des « frondaisons [...] entrelacées » ou « échevelées », d’ « inextricables réseaux de cordes et de noeuds », pour devenir à la limite « étouffantes », c’est-à-dire qu’elles remplissent entièrement l’espace (Le Village aérien, p. 57, ibid., p. 36, Mathias Sandorf, p. 107, Le Humbug, p. 152, Les Enfants du capitaine Grant, p. 802). Dans le domaine artificiel, par contre, les structures sont aérées et régulières. Elles sont construites « “carrément” » (entre guillemets dans le texte—Le Tour du monde, p. 240) ou—comparaison répétée—comme des échiquiers. Quelquefois même, elles finissent par envahir l’espace du roman : ainsi que Vierne l’a bien remarqué, Le Testament d’un excentrique (1899) consiste simplement en un jeu de l’oie joué sur les Etats de l’Union par les sept personnages7.
En somme, il est remarquable avec quelle fréquence on voit chez Verne une structure particulière : ce que j’appellerai le treillis. Qu’il soit de terre et d’eau, de glace et de glace, de plante et d’air ou de quadrillage et de cases, le treillis aide à remplacer la symétrie stérile de la frontière élémentale et élémentaire par une interpénétration complexe. En d’autres termes, au lieu de se cramponner à un fil, les héros profitent pleinement des largesses de la deuxième dimension. Ils prennent en compte tout l’espace ; à défaut de pouvoir, comme les plantes, « remplir » les trois dimensions, ils essaient au moins de couvrir la surface du globe8. Néanmoins, si le treillis permet le voyage—car un de ses éléments constitutifs est par définition continu et implique ainsi un chemin—il ne le détermine point. Chaotique ou cartésien, et quelle qu’en soit la finesse de la maille de couverture, l’espace reste globalement uniforme. Il n’a ni centre ni chemin distinctifs. En termes littéraires, les personnages, qu’ils soient six ou pas, sont, comme chez Pirandello, à la recherche d’une raison d’être. En termes mathématiques, ils font une « randonnée au hasard » : le chemin fait par une araignée ivre-morte. En termes verniens, ils parcourent un espace qui est toujours « sans aucun ordre, sans aucune logique ».
Les défauts du treillis nous aident peut-être à comprendre mieux ce qui est recherché. Le personnage — et le narrateur — souhaitent trouver un lien qui puisse réunir les deux dimensions de l’espace planaire avec l’unique dimension du temps. Plus précisément, ils cherchent une règle heuristique qui dise à quel moment parcourir quel segment de l’espace. Il leur faut quelque modèle concret de la progression, du mouvement ordonné.
L’habitué des Voyages extraordinaires en aura sans doute reconnu un élément caractéristique qui commence à satisfaire à cette exigence : les cartes. Bidimensionnelles, elles permettent l’espoir d’un chemin motivé, mais en même temps elles contiennent une temporalité signifiante.
Ainsi dans un premier temps de l’exploration, elles ne contiennent que des « côtes inconnues », « des désignations vagues qui font le désespoir des cartographes » (Capitaine Hatteras, p. 367, Robur-le-conquérant, p. 152). Mais elles renferment en elle-mêmes l’heureux germe d’une progression obligée : « les découvertes se complètent, les lignes se rejoignent, le pointillé [...] fait place au trait [...] ; enfin le nouveau continent [...] se déploie dans le globe dans toute sa splendeur magnifique ! » (Capitaine Grant, p. 81). Les cartes, en d’autres termes, s’attaquent au problème spécifiquement spatio-temporel de la transition d’un vide désespérant à une plénitude satisfaisante puisque motivée. Mais elles vont trop directement au but, elles n’éclairent guère l’essence de la recherche des héros et des narrateurs : l’implication du temps dans l’espace.
Changeons alors de cap, pour regarder comment le monde tangible se structure véritablement dans les Voyages. Souvent, comme l’a montré Jean-Pierre Picot9, les solutions aux problèmes les plus épineux viennent tout droit de la nature. Or, après la côte, l’élément naturel le plus visible est normalement le fleuve—le même objet que nous avons déjà rejeté pour sa linéarité aveugle, sa dénégation du plan. Néanmoins, c’est lui, avec son mariage perdurant de l’eau et de la terre, qui sous-tend la structure idéale, visible dans les domaines les plus divers.
Ainsi, chez Verne tous les cours d’eau pullulent d’affluents et de « sub-affluents » —c’est son propre terme (Le Tour du monde, p. 74)— ; de même, le Gulf-Stream bifurque plusieurs fois et finit par former la mer libre du Pôle ; de même, Paganel suggère tout gratuitement que la bouteille trouvée à la mer aurait pu être descendue de n’importe lequel d’une myriade de cours d’eau ; de même, les îles de l’Ouest de l’Ecosse forment un réseau complexe mais orienté où il faut à tout moment choisir entre plusieurs routes. Mais une identique structure peut bien exister sans la présence physique de l’eau. La rivière incandescente sortant du volcan au Pôle nord se divise plusieurs fois ; le même effet est produit artificiellement pour améliorer le chauffage central de la caverne de Hector Servadac ; le fluide électrique forme « des zigzags coralliformes, [...] des jeux étonnants de lumière arborescente » ; et la rue principale d’un village ressemblerait à « un large fleuve [...] ayant pour tributaires [...] des torrents sur l’une de ses rives » (Capitaine Grant, p. 278, Mathias Sandorf, p. 249). Dans certains cas limites, la structure existe même sans l’idée de fluide : la chaîne des Andes se divise en nombreuses branches qui vont se perdre dans les plaines et le corail consiste souvent en de multiples « ramures », « ramifications », « arborisations », « arbres » ou « arbrisseaux » (Vingt mille lieues sous les mers, pp. 277-79).
Voilà donc le modèle du mouvement structuré dans l’espace et le temps comme il paraît dans la nature vernienne : une arborescence, constituée d’un tronc linéaire avec embranchements multiples. Elle sera utilisée pour inventer des voyages à deux niveaux : sur le terrain, et dans le domaine conceptuel.
Pour ces derniers, je ne citerai que deux cas-types de voyages-arborescences : ceux, en deux dimensions, qui permettent de traverser les montagnes, les forêts, les jungles ou les déserts de glace ; et ceux qui évitent l’agoraphobie de trois dimensions en parcourant des labyrinthes souterrains ou sous-marins. Ce qui les unit, c’est que seulement des chemins potentiels de A à B sont considérés. Ils ne s’entrecoupent pas, ils n’ont pas de boucles. Dans les cas les plus simples, il s’agit même d’une route linéaire—souvent un fil d’Ariane—munie seulement de quelques variantes.
Peut-être aussi intéressantes sont les arborescences abstraites car elles relèvent des tendances profondes de la pensée vernienne. Les sciences sont conçues chez Verne comme systèmes de classement exhaustif. En biologie marine, par exemple, on observe araignées, pieuvres et corail, le tout constituant « des embranchements, des groupes, des classes, des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des espèces et des variétés » (Vingt mille lieues, p. 20). Cette science a, en d’autres termes, la même structure que les organismes qu’elle étudie ! De même, bien des listes verniennes, à première vue sans structure, se révèlent être construites au moyen d’une arborescence bien précise10.
L’arborescence est également visible dans les hiérarchies de commande tant dictatorielles que démocratiques. Dans chaque cas, l’ordre social est symbolisé et renforcé par des objets tangibles : les routes menant au coeur de Stahlstadt ou de Blackland, les fils détonateurs de l’obus lunaire, ou enfin les lignes de communication de Franceville ou des conspirateurs dans Mathias Sandorf.
De même, dans deux romans distincts, Mistress Branican et Capitaine Hatteras, une identique arborescence verbale est laborieusement construite. Dans les deux cas, il s’agit de l’interrogation d’un mourant si faible qu’il ne peut dire que oui ou non du regard. Les questions sont effectivement binaires au début ; mais elles appellent ensuite des réponses plus complexes ; et, à la fin, après être passés du style indirect aux subtilités du style indirect libre, les mourants se voient restaurés à toutes les ressources de la parole humaine. Le discours s’analyse donc dans des questions simples oui-non mais en même temps peut aboutir, au moyen d’une arborescence sémantique développée, aux phrases les plus complexes. La parole est à la fois transparente et irréductible.
L’intrigue elle-même, enfin, forme souvent une arborescence faite d’énigmes successives. L’Ile mystérieuse, pour ne citer qu’elle, contient au moins cinq mystères concernant la terre découverte : continent ou île ? habitée ou non? visitée ou non ? par des Noirs ou non ? par de bons Blancs ou non ? Une absence totale d’information est remplacé, étape par étape, par des énigmes simples mais imbriquées, lesquelles construisent un système décrivant l’île de façon exhaustive. Simplicité et complexité se révèlent être encore une fois compatibles11.
Mais l’arborescence, physique ou conceptuelle, qu’a-t-elle de spécial pour
Verne ? En quoi sa structure spatio-temporelle se distingue-t-elle ?
Intuitivement, on peut voir qu’elle se différencie de la monotone uniformité du treillis par sa tension entre l’uni et le multiple : c’est ce qui lui permet de construire une « connexité » cohérente, base essentielle du voyage extraordinaire, situé à l’intersection du plausible et du radicalement différent.
Plus précisément, il existe trois caractéristiques morphologiques de l’arborescence. D’abord, et de façon évidente : le tronc de l’arbre, le noyau linéaire, le fil d’Ariane, la route finalement choisie. Deuxièmement, les écarts du tronc : les branches et les tiges. Normalement celles-ci continuent à se propager jusqu’à la disparition totale de la forme initiale ; les cours d’eau retrouvent la mer libre, les rivières de lave se réunissent avec leurs lits, les Andes rejoignent la plaine, le corail se coagule en masse solide, les classements englobent la nature tout entière, l’interrogation reconstruit le discours humain et les énigmes épuisent le Mystère de l’île. L’espace est rempli, le monde se recrée, l’arborescence transcende son propre principe de construction. Troisièmement, l’arborescence naturelle contient une temporalité intrinsèque qui permet le voyage, voire l’invente. Mais, en même temps, chaque bifurcation impose un choix pour tout voyage réel et par conséquent dilue cette temporalité. A la fin l’espace complètement rempli par l’arborescence possède une temporalité bien faible—ce qui n’est pas surprenant car il ressemble, par son uniformité plane, à notre point de départ, l’espace sans structure temporelle ou spatiale. Une fois encore Verne s’est évertué à réconcilier les contraires.
C’est sur le troisième point que le modèle naturel fait défaut. La nature est une mais parfaitement divisible. Elle peut se permettre de maximaliser la complexité du système parce qu’elle est partout et qu’elle maintient son pouvoir de décision en tout lieu et à toute occasion. Chaque fleuve, comme Verne le dit en citant Pascal, est un chemin qui marche tout seul : le plus jeune sub-affluent choisit sa propre route. Pour le narrateur, c’est à peu près pareil : lui aussi est partout et n’a qu’à suivre ses personnages. C’est sur les personnages eux-mêmes que tombent les problèmes spatio-temporels, en premier lieu celui d’accepter leur non-omniprésence, de devoir opter entre le potentiel et le réel. Là où l’arborescence oscille entre la ligne et le plan, le temps et l’espace, accomplissant le coup de force d’épaissir le premier et d’aplatir le second, le personnage est bien obligé de choisir. S’il commence avec une capacité de visiter tout point du globe, dans la pratique il ne peut se rendre à tous les points du globe. Il doit se tailler un chemin entre les écueils de l’agoraphobie et les récifs de la claustrophobie, les terreurs de l’espace-sans-homme et les horreurs de l’homme-sans-espace. L’arborescence reste néanmoins le support essentiel de sa tentative désespérée de réconcilier le mouvement motivé et le choix réfléchi. Sa construction binaire agite devant lui la possibilité de tout faire, de posséder une liberté infinie mais parcelée. La possibilité est certes là, mais l’avenir infini a tendance à ne pas attendre le présent infime. La liberté est à prendre—ou à laisser.
Voilà à peu près ma principale conclusion. Aboutissement de toutes les structures spatiales, l’arborescence joue chez Verne un rôle vital. Elle est à la fois objet réel et tour magique. En jouant sur l’écart entre le potentiel et l’actuel, elle remet à plus tard le problème de trouver une route signifiante à travers l’espace et le temps. Mais cela reste un jeu. Une partie de la magie disparaît dès que l’on tente de l’utiliser dans le monde réel—autant le rêve dépasse la réalité, autant la fiction vernienne dépasse la physique. C’est sans doute pourquoi elle est toujours tellement lue...
Bien sûr, l’arborescence n’est pas la seule forme géométrique chez Verne, même au niveau de structures visibles. La boucle, par exemple, malgré sa rareté relative, possède une importance primordiale ; et la ligne elle-même joue un rôle indépendant de l’arborescence. Bien sûr également, toutes ces formes sont quelque peu réductrices et des choses apparemment plus poétiques peuvent s’observer dans les Voyages extraordinaires. Néanmoins, je dirais que ces formes assez frustes forment une partie essentielle de l’attrait des Voyages. Verne mêle toujours le simple et le subtil ; il semble dire qu’en regardant celui-là, souvent on arrive à celui-ci. Gare aux commentateurs, fussent-ils très éminents dans leur propre domaine, qui font une lecture politique ou politicienne de Verne.
Et l’originalité dans tout cela ? Ma démarche aura indiqué, je l’espère, une réponse provisoire. La créativité vernienne passe aujourd’hui par son innovation dans le domaine littéraire. Non pas qu’on doive ignorer les tendances scientifiques à l’intérieur de oeuvre, mais simplement que l’intérêt romanesque est primordial. Or celui-ci provient précisément de ce que Verne reste en prise avec le réel, un réel très concret. Il cherche désespérément à le comprendre, à le soumettre à sa propre imagination, à le transformer pour le besoin des hommes.
C’est Freud qui a dit que les scientifiques sont toujours précédés dans leur voie par les artistes. C’est peut-être plus compliqué, car souvent nos conceptions de l’art d’hier passent par notre connaissance de la science d’aujourd’hui. Mais en tout cas, si littérature et science toutes deux tentent de faire du sens du monde, l’une ne saurait ignorer l’autre. L’innovation de demain coulera nécessairement d’alchimies inattendues des deux.
La meilleure imagination de l’homme, selon Verne lui-même (Le Village aérien, p. 162), restera nécessairement « scientifico-fantaisiste ».