Cette traduction française de l’article, “Jules Verne at Home”, commissionné en 1990 par le Bulletin de la Société de Jules Verne (BSJV), a été la première traduction de l’article important de Jones. Cependant, l’éditeur du BSJV a refusé de le publier. Elle paraît ici, par conséquent, pour la première fois.Ayant écrit de Paris pour demander l’honneur d’un entretien avec le romancier vétéran, je fus gratifié, en revenant à Amiens, de trouver sa carte qui m’attendait, inscrite du simple message : « Demain, jeudi, à 10h. ». A l’heure désignée, par conséquent, je me présentai à sa résidence au Nº 44, boulevard Longueville : une maison grande sans être prétentieuse, très française avec ses fenêtres et ses volets solides. Ayant écouté mon nom, la bonne m’a introduit dans le salon pour attendre l’arrivée du grand auteur.This French translation of “Jules Verne at Home”, commissioned in 1990 by the Bulletin de la Société de Jules Verne (BSJV), was the first one made of Jones’s important article. However, the editor of the BSJV refused to publish it. It appears here, therefore, for the first time.
A commentary by William Butcher on this article has appeared, as “L’incompris, ou la propagation d’un mythe”
Dans quelques moments M. Verne entra et, après quelques mots courtois de bienvenue, s’assit dans un grand fauteuil, puis commença la conversation avec bonhomie.
Par son aspect, l’auteur de Cinq Semaines en ballon est un homme gaillard, de taille moyenne, avec des yeux bleus bienveillants et une courte barbe argentée. Il s’habille invariablement d’un modeste costume ample et porte à la maison un petit casque en tissu muni d’une visière, nécessité par des attaques fréquentes de son vieil ennemi le rhumatisme.
Dans sa personne, aucune trace d’ostentation. Dans sa parole et ses manières, une modestie singulière. Sa vie entière, comme tout Amiénois vous le dira, est celle d’un retraité paisible et modeste ; d’un simple homme de campagne, cultivé, ne faisant presque jamais de visites, recevant rarement, dévoué à sa famille et à ses livres.
Ma première question portait naturellement sur l’état de ses yeux, dont les journaux anglais avaient récemment donné des informations contradictoires.
« Oui, répondait-il, il est vrai que ma vision a baissé considérablement, mais moins qu’indiqué par certains rapports. De l’oeil gauche je vois presque aussi bien que jamais, mais une cataracte se forme dans celui de droite, et les médecins recommandent une intervention chirurgicale, à laquelle je suis néanmoins déterminé à résister, puisqu’à mon âge le résultat pourrait s’avérer sérieux.
— Bien sûr, dans de telles circonstances, votre travail littéraire souffre beaucoup ?
— Naturellement, je ne peux plus travailler comme avant, répondit M. Verne. Depuis quelques années, j’écris deux volumes par an et en ce moment je prépare un nouveau roman. Je sens cependant que le moment est enfin venu de devoir me reposer sur les lauriers. Le volume le plus récent marquera le centième complété et je suppose, continua-t-il d’un sourire, que du moins en ce qui concerne la quantité, on pourrait dire que j’ai mérité un bon repos.
— Quand votre carrière d’auteur débuta-t-elle ?
— C’est une question qui permet une réponse double. Dès l’âge de douze ou quatorze ans, j’avais une plume toujours à la main et pendant les années d’école j’écrivais sans cesse, mes écrits étant principalement poétiques. J’ai depuis eu une grande passion pour les oeuvres poétiques et dramatiques, et dans ma jeunesse j’ai publié un grand nombre d’oeuvres, dont quelques-unes ont rencontré un certain succès. Ma deuxième carrière, la principale, a commencé après mes trente années passées, le résultat d’une inspiration soudaine. Il m’est venu à l’esprit un jour que je pourrais peut-être mettre à profit mon éducation scientifique pour lier les genres scientifique et romanesque dans une oeuvre de présentation avantageuse qui pouvait plaire au goût du public. L’idée m’a tellement saisi que je m’assis immédiatement pour la réaliser, avec le résultat de Cinq semaines en ballon. Ce livre connut un succès étonnant et, quelques éditions étant bientôt épuisées, mon éditeur m’a pressé d’écrire d’autres volumes du meme genre. Bien que non entièrement heureux de l’idée, j’accédai à sa requête, et depuis ce moment, en ce qui concerne mes oeuvres publiées, j’ai complètement délaissé mon vieil amour pour dévouer toutes mes énergies et toute mon attention au nouveau. »
Il est en effet très heureux pour la jeunesse d’aujourd’hui que l’inspiration d’un moment produisît ainsi un changement permanent dans l’oeuvre de M. Verne. Quelle jeune personne de la génération actuelle préférerait un moment les vers les plus beaux qui soient aux voyages éperdus d’un capitaine Nemo ou aux exploits d’un Robur et de son Albatros sans-pareil ?
Le côté poétique de la personnalité de M. Verne est pourtant visible dans ses descriptions ; celles, par exemple, dans la romance charmante, Les Indes noires. Là se trouve ce portrait exquis de la fillette Nell sortant de la prison souterraine dans laquelle elle vit depuis toujours, pour voir pour la première fois, d’en haut d’Arthur’s Seat, les gloires d’une aube écossaise.
Avec sa modestie habituelle, M. Verne repoussa toute idée d’être considéré comme inventeur.
« J’ai seulement fait des suggestions que j’avais considéré, après mûre réflexion, reposer sur une base pratique, et que j’ai ensuite élaborées de manière plus ou moins créatrice pour les faire accorder à mes objectifs.
— Mais grand nombre de vos suggestions, rejetées comme impossibles il y a vingt ans, s’affichent désormais comme choses accomplies ?
— Oui, c’est vrai, mais ces résultats ne représentent que l’aboutissement naturel de la tendance scientifique de la pensée moderne, et comme tels ont sans doute été prévus par des dizaines d’autres personnes. Leur arrivée était inévitable, qu’ils aient été anticipés ou non, et le plus à quoi je puisse prétendre c’est d’avoir peut-être regardé légèrement plus loin l’avenir que la majorité de mes critiques. »
Ici Madame Verne se joignit à nous, une charmante dame aux cheveux argentés, qui prend le plus vif plaisir aux triomphes de son mari. Je m’enquéris pour savoir si quelques-unes des oeuvres avaient bénéficié de son aide.
« Mais non, répondit-elle, je ne participe jamais aux créations de mon mari ; je les lis simplement une fois terminées, et je n’en sais que très peu avant l’impression finale. Vous avez sans doute observé, continua Madame Verne, que beaucoup des personnages importants de mon mari sont Anglais. Il admire beaucoup vos compatriotes, qu’il déclare se prêter de manière admirable à ses romans.
— Oui, intervint M. Verne, les Anglais, de par leur indépendance et leur maîtrise de soi, forment des héros admirables ; surtout, comme Mr Phileas Fogg, quand la nature de l’intrigue les oblige à faire face chaque instant à des difficultés formidables et entièrement imprévues. »
Je me permis de rappeler à M. Verne que le compliment à l’adresse de notre nation ne restait pas inapprécié outre-Manche, et qu’il n’existait guère de jeune Britannique sain qui n’eût passé, à un moment ou un autre, bien des heures de vif plaisir dans la compagnie d’un de ses voyageurs merveilleux.
« Je suis fier de croire à cette idée, répondit M. Verne. Rien ne me procure un plus grand plaisir que d’apprendre que mes livres ont été le moyen de fournir de l’intérêt et de l’éducation—j’ai toujours l’intention qu’ils soient d’un certain côté instructifs—et ceci chez des jeunes gens que je n’aurais jamais pu connaître autrement. Pendant mon malheur actuel j’ai reçu de mes lecteurs anglais des télégrammes et messages de sympathie sans nombre, et j’ai eu le plaisir de recevoir récemment une belle canne montée de la part de quelques-uns de mes jeunes amis là-bas.
— Vous avez visité l’Angleterre, n’est-ce pas ?
— Oui, il y a des années de cela, quand j’étais assez jeune. J’ai fait le voyage à Southampton dans mon propre yacht, et après avoir visité Londres et vu une grande partie de ses attractions, je me suis rendu à Brighton, qui m’a semblé très charmant, avec ses jetées et ses promenades magnifiques. La ville anglaise que je connais le mieux est Liverpool, et puisque j’y ai passé quelque temps avec des amis, j’ai eu l’occasion parfaite d’étudier surtout les docks et le Mersey, que j’ai cherché à présenter dans Une Ville flottante.
— Vous est-il jamais arrivé de visiter l’Ecosse ou l’Irlande ?
— Oui, j’ai fait un périple des plus agréables en Ecosse et, parmi les excursions, visité la Grotte de Fingal à l’île de Staffa. Cette vaste caverne, avec ses ombres mystérieuses, ses chambres noires couvertes d’algues et ses merveilleux piliers en basalte, m’a vivement impressionné et fut à l’origine de mon livre, Le... le...—M. Verne s’arrêta. J’oublie totalement le nom. Tu t’en souviens ? demanda-t-il, tournant à sa femme.
— Le Rayon vert, n’est-ce pas ? suggéra Madame Verne.
— Mais oui, bien sûr : Le Rayon vert. On doit être excusé, ajouta-t-il en riant, si parmi tant de titres le mot ne vient pas à l’esprit tout de suite ».
Bien des livres de M. Verne doivent leur origine à quelque idée d’actualité. Outre Cinq semaines en ballon et Le Rayon vert, La Ville flottante fut entièrement suggérée par un voyage en Amérique à bord du Great Eastern. Le Tour du monde en quatre-vingts jours, peut-être le plus célèbre de tous ses romans, fut inspiré par une simple annonce touristique vue par hasard dans les colonnes d’un journal.
Je demandai à M. Verne son favori parmi tous ses livres.
« C’est une question que l’on m’a souvent posée, répondit-il. A mon avis, un auteur, comme un père, ne doit pas avoir de favoris. Toutes ses oeuvres devraient être pareilles à ses yeux, puisqu’elles représentent le fruit de ses meilleurs efforts et que chacune, bien qu’écrite dans des conditions variables d’humeur et de tempérament, représente la limite extrême de sa pensée et de ses énergies au moment de la création.
« Toutefois, continua-t-il, bien que je n’aie moi-même aucune préférence, cela n’implique pas que mes lecteurs ne devraient en avoir. Sans doute pourriez-vous, par exemple, choisir une qui vous plaise plus que d’autres ? »
Je répondis qu’en ce qui me concerne Vingt mille lieues sous les mers ont certainement le plus grand attrait, bien que Michel Strogoff, qui a été dramatisé et qui se joue actuellement au Châtelet à Paris, soit également un grand favori.
M. Verne fut intéressé à entendre que j’en avais vu la représentation la veille, et se leva du fauteuil pour me questionner avec animation.
« Dites-moi, est-il bien mis en scéne ? et bien reçu ? »
Je l’assurai que oui. En effet, la scène immense du Châtelet permet de présenter la pièce à une échelle magnifique, et à un certain moment on voit plus de trois cents comédiens dans la salle, dont beaucoup montés à cheval.
« Je me rends rarement à Paris maintenant, mais ici j’ai une loge au théâtre, que j’occupe souvent. Je suis bien content d’être à Amiens. Son atmosphère calme me convient admirablement, et j’ai perdu tout désir de voguer vers d’autres pays pour changer. Nous sommes dans cette maison depuis plus de vingt ans et c’est ici que la plupart de mes livres ont été conçus. Nous avons déménagé il y a quelques années dans une maison au coin de la rue Charles Dubois, mais elle était trop grande pour nos besoins, et nous sommes donc bientôt revenus.
— J’imagine que quand vous écrivez, les idées viennent seulement si l’on ne vous interrompt pas ?
— Au contraire, interposa Madame Verne. Mon mari n’est point difficile à cet égard. Nous ne prenons pas de précaution speciale pour lui. Il travaille tranquillement au deuxième étage, sans que le bruit semble le déranger ; mes filles et moi, nous pouvons faire comme nous le souhaitons sans aucune peur de rémontrance de sa part.
— Et quelle est votre méthode de travail, monsieur ? demandai-je.
— Ma méthode de travail ? Eh bien, jusqu’à une date récente, je me levais invariablement à cinq heures et faisais un point d’honneur de compléter trois heures de travail avant le petit déjeuner. La majeure part de mon travail se faisait toujours à cette heure, et malgré mon habitude de m’asseoir deux heures plus tard dans la journée, presque toutes mes histoires ont été écrites quand la plupart des gens dormaient. J’ai toujours été un lecteur vorace, surtout de quotidiens et d’hebdomadaires ; et j’ai l’habitude, en étant frappé d’un paragraphe ou d’un article, de le découper et le conserver en vue d’une référence ultérieure.
« C’est ainsi que j’accumule les idées, et en même temps reste tout à fait au courant des actualités scientifiques. La tâche, il est vrai, est fastidieuse ; mais l’effort est plus que récompensé par le résultat et, avec un étiquetage consciencieux, il n’y a aucune raison d’encontrer la moindre difficulté pour trouver la coupure souhaitée, même après un intervalle de quelques années. »
Beaucoup de lecteurs seront frappés par l’identité de méthode avec celle de feu Charles Reade2, préconisée si souvent par lui comme seul moyen suffisant pour qu’un auteur suive le progrès kaléidoscopique des événements modernes.
« Aussi lisez-vous, entre autres, les oeuvres de nombreux écrivains anglais ?
— J’en ai lu beaucoup—celles en fait de la plupart de vos auteurs les plus connus, y compris les poètes, mais seulement, je regrette, en traduction. Je crois avoir beaucoup perdu à n’avoir jamais appris la langue anglaise, mais j’ai laissé passer l’occasion, et il est maintenant trop tard pour commencer.
— Et quel est votre auteur favori ?
— Vivant ou mort ?
— Eh bien, disons mort.
— Il n’y a pas de réponse seconde à cette question, affirma M. Verne avec enthousiasme. Pour moi l’oeuvre de Charles Dickens reste seul, dominant de loin tous les autres par sa puissance fabuleuse et son bonheur d’expression. Quel humour et quel pathétique se trouvent mêlés dans ses pages ! Comme les personnes semblent réellement vivre, et comme leur expressions écrites se transforment en paroles audibles ! J’ai maintes fois lu et relu ses chefs-d’oeuvre, comme ma femme d’ailleurs. David Copperfield, Martin Chuzzlewit, Nicholas Nickleby, The Old Curiosity Shop—nous les avons tous lus, n’est-ce pas ?
— Oh, oui ! répondit Madame Verne, avec force. Il a vraiment du coeur3.
Il est agréable d’entendre un auteur parler d’un autre en termes d’une admiration tellement sans réserves, surtout quand ils sont séparés, comme dans le cas présent, par de si grandes différences de style, mais aussi par la barrière formidable de la nationalité.
« Et parmi les auteurs vivants, qui préférez-vous ?
— C’est une question plus difficile, dit-il d’un ton pensif, et je dois réfléchir avant d’y répondre. Je crois pouvoir décider, dit-il après un moment. Il existe un auteur dont l’oeuvre m’a toujours immensément plu du point de vue de l’imagination, et dont j’ai suivi les livres avec un intérêt considérable. Je parle de Mr H. G. Wells. Quelques-uns de mes amis ont suggéré que son travail suit des lignes assez similaires au mien, mais ici, me semble-t-il, ils tombent en erreur. Je le considère, en tant qu’écrivain de pure imagination, mériter une louange très forte, mais nos méthodes sont complètement différentes. J’ai toujours cherché à fonder mes prétendues inventions sur une couche de faits véritables, et à employer dans la construction de mes romans des méthodes et du matériel qui ne dépassent pas entièrement la limite des possibilités et des connaissances contemporaines en génie.
« Prenez, par exemple, le cas du Nautilus. Tout compte fait, c’est un mécanisme sous-marin n’ayant rien de complètement extraordinaire ni d’au-delà des limites de la véritable connaissance scientifique. Il monte et descend par des processus parfaitement faisables et familiers ; les détails de sa direction et de sa propulsion sont parfaitement rationnels et compréhensibles. Même sa force motrice ne renferme aucun secret : le seul point où j’ai fait appel à l’imagination est dans l’application de cette force, où j’ai laissé délibérément un blanc pour que le lecteur puisse tirer ses propres conclusions : un simple hiatus technique, pour ainsi dire, que tout esprit formé et totalement pratique pourrait remplir.
« Les créations de Mr Wells, en revanche, appartiennent indiscutablement à un âge et à un niveau de connaissances scientifiques très éloignés du présent, même si je ne dis pas au-delà des limites du possible. Il fait évoluer non seulement ses constructions complètement à partir du domaine de l’imagination, mais également les matériels avec lesquels il les fabrique. Voyez, par exemple, son histoire Les Premiers hommes dans la lune4. Vous vous rappellerez qu’il nous y présente une substance d’anti-gravité totalement nouvelle, mais nous ne recevons point la moindre idée concernant son moyen de préparation ni sa véritable composition chimique. Et nous ne pouvons, non plus, prévoir une méthode par laquelle un tel résultat pourrait être atteint, en nous référant aux connaissances scientifiques actuelles. Dans La Guerre des mondes5 également, oeuvre pour laquelle je confesse une grande admiration, on ignore entièrement le genre de créatures que peuvent être les Martiens, et la manière de produire le merveilleux rayon à chaleur qu’ils utilisent pour faire tant de dégâts à leurs agresseurs.
« Attention, continua M. Verne, en ce disant, je n’indique aucune réserve quant aux méthodes de Mr Wells : au contraire, j’ai le plus grand respect pour son génie créateur. Je ne fais que contraster nos styles respectifs pour noter la différence fondamentale qui y existe, et je veux que ce soit clairement compris que je n’exprime aucune opinion quant à une supériorité prétendue de l’un ou de l’autre. Mais maintenant, ajouta-t-il en se levant, je crains bien que je commence à vous fatiguer. Le temps passe si vite en conversation, et voyez-vous, nous parlons déjà depuis plus d’une heure. »
J’ai assuré M. Verne qu’il faudrait beaucoup de telles heures avant que l’on ne pût sentir fatigué dans sa présence, mais qu’un respect de son temps m’obligeait, à contre-coeur, à terminer ma visite.
Avec une charmante courtoisie traditionnelle Madame Verne et lui ont tous les deux insisté pour m’accompagner jusqu’à l’entrée. Sortant dans le soleil, ma dernière vision de l’auteur célèbre fut celle d’un homme bienveillant aux cheveux blancs sous la porte de la vestibule. M’étant arrivé à travers la rue pavée, son réjouissant « Au revoir » résonnait agréablement dans mon oreille encore longtemps après que la ville d’Amiens eut disparu derrière les roues volantes de l’express de Dieppe.