Jules Verne chez lui: Sa propre version de sa vie et de son oeuvre1

R. H. Sherard

Traduit par William Butcher

This translation was first published in the Bulletin de la Société de Jules Verne (BSJV), n° 95, 3e trim. 1990, pp. 20-30. The revised version appears here with acknowledgements to the BSJV.

A commentary by William Butcher on this article has appeared, as “L’Ecrivain à découvert”.

« Le plus grand regret de ma vie est de n’avoir jamais pris de place dans la littérature française. »

En ce disant, la tête du vieil homme s’est inclinée, et une note de tristesse s’est ajoutée à la voix gaie et solide.

« Je ne compte pas dans la littérature française »2, a-t-il répété. Qui est-ce qui parlait ainsi, la tête baissée et une note de douleur dans sa voix gaie ? Quelque auteur de feuilletons peu chers mais populaires, écrits pour la presse de cinq sous, quelque homme de lettres qui n’avait jamais rougi à considérer la plume comme outil à gagner de l’argent et qui a toujours préféré à la gloire et à l’honneur un compte généreux à la caisse de la Société des hommes de lettres ? Non, si étrange, si monstrueux que cela puisse paraître, ce n’était personne d’autre que Jules Verne. Oui, Jules Verne, le Jules Verne, votre Jules Verne et le mien, qui donne du plaisir partout dans le monde depuis si longtemps et qui continuera à en donner au monde pour de nombreuses générations à venir.

C’était dans la fraîche salle de lecture de la Société industrielle d’Amiens que le maître a prononcé ces paroles, et je n’oublierai jamais le ton de tristesse avec lequel il les a dites. C’était comme la confession d’une vie perdue, le soupir d’un vieillard de ce qui ne pourra jamais être changé. C’était pour moi une tristesse profonde que de l’entendre parler ainsi, et tout ce que j’ai pu faire était de dire, sans enthousiasme feint, qu’il représentait pour des millions d’autres et pour moi un grand maître, l’objet inconditionnel de notre admiration et de notre respect, le romancier qui donne à beaucoup d’entre nous plus de plaisir que tout romancier qui ait jamais pris la plume. Mais il a simplement secoué la tête grise pour dire : « Je ne compte pas dans la littérature française. »

Soixante-six ans3 et, sans sa jambe boîteuse, encore en pleine santé, avec beaucoup dans le visage qui fait penser à Victor Hugo ; comme un beau vieux capitaine de marine, rouge de figure et plein de vie. Un sourcil qui pend légèrement, mais le regard ferme et clair, et de sa personne entière émane un air de bonté et de générosité de coeur qui ont toujours été les traits d’un homme dont Hector Malot, écrivant il y a bien des années de cela, a dit : « C’est le meilleur des meilleurs hommes » ; de l’homme que le froid et réservé Alexandre Dumas aime comme un frère ; et qui n’a pas, et n’a jamais eu, un seul ennemi véritable, malgré son succès brillant. La santé le trouble, malheureusement. Récemment ses yeux ont faibli, de sorte qu’il est par moments incapable de guider sa plume, et il y a des jours où la gastralgie lui fait un supplice. Mais il est aussi vaillant que jamais.

« J’ai écrit soixante-six volumes, a-t-il dit, et si Dieu m’accorde la vie, j’en achèverai quatre-vingts. »

Jules Verne habite le boulevard Longueville à Amiens, à l’angle de la rue Charles Dubois, dans une belle maison spacieuse qu’il loue. Elle a trois étages, avec trois rangées de cinq fenêtres sur le boulevard Longueville, trois fenêtres à l’angle, et encore trois sur la rue Charles Dubois. L’entrée des voitures et l’autre entrée se trouvent toutes les deux dans cette rue. Les fenêtres donnant sur le boulevard Longueville dominent un panorama magnifique de la ville pittoresque mais brumeuse d’Amiens, avec sa vieille cathédrale et autres bâtiments médiévaux. Tout devant la maison, de l’autre côté du boulevard, se trouve la tranchée du chemin de fer qui, exactement en face de la fenêtre du bureau de M. Verne, se perd dans un parc, où on trouve un grand kiosque de musique, sous lequel joue la bande du régiment quand il fait beau. Cette combinaison est à mon avis un emblème parfait du travail du grand écrivain : le train dans sa course, avec tous les rugissements et les vibrations de l’ultra-modernisme ; et le romantisme de la musique. Et n’est-il pas grâce à cette même combinaison de tout ce qui est le plus romantique dans la vie avec la science et l’industrialisme, que les romans de Verne possède une originalité qui ne se trouve dans les oeuvres d’aucun écrivain vivant, même de ceux qui comptent le plus dans la littérature française ?

La Résidence du romancier

Une haute muraille entoure la rue Charles Dubois, et cache du passant la cour et le jardin de la maison Verne. Après avoir sonné à la petite entrée de côté et qu’en réponse à un grand carillon, la porte a été ouverte, on se trouve dans une cour pavée. En face sont la cuisine et les offices ; à gauche un jardin agréable, bien fourni d’arbres ; et à droite la maison, avec une suite de marches larges s’étendant le long de la façade. Un conservatoire rempli de fleurs et de palmiers forme la salle d’entrée et, passant par là, le visiteur arrive au salon. Celui-ci est une salle richement meublée, avec des marbres et des bronzes, des tapisseries chaudes, et le plus confortable de fauteuils—le salon d’un homme de moyens et de loisir, mais sans trait caractéristique. Il a l’air d’être peu utilisé, ce qui est effectivement le cas. Monsieur et Madame Verne sont tous deux très simples, et ne se soucient nullement des apparences, mais entièrement du calme et du confort. La salle à manger attenante s’emploie rarement, sauf pour des dîners ou des fêtes de famille, et le romancier et sa femme prennent leurs repas simples dans une petite salle à manger à côté de la cuisine. De la cour le visiteur remarquera une tour élevée dans le coin éloigné de la maison. L’escalier en spirale qui monte aux étages supérieurs s’y trouve, avec le domaine privé de M. Verne tout en haut de l’escalier. Un passage tapi, comme l’escalier, d’étoffe rouge passe devant des cartes terrestres et marines vers une petite chambre avec un simple lit de camp. Devant une fenêtre en saillie se tient une petite table, sur laquelle se voit du papier manuscrit très proprement coupé. Sur le manteau sont deux petites statues, de Molière et de Shakespeare, avec au-dessus une aquarelle d’un yacht qui entre dans la Baie de Naples. C’est dans cette salle que Verne travaille. A côté se trouve une grande pièce avec des biblothèques bien remplies du plancher au plafond.

Parlant de ses méthodes de travail M. Verne a dit : « Je me lève tous les matins avant cinq heures—un peu plus tard, peut-être, en hiver—et suis à mon bureau dès cinq heures, continuant à travailler jusqu’à onze heures. Je travaille très lentement et avec le plus grand soin jusqu’à ce que chaque phrase ait la forme désirée. J’ai toujours dans la tête au moins dix romans d’avance, de sorte, voyez-vous, que si je dois être épargné, je n’aurai aucune difficulté à achever les quatre-vingts romans dont j’ai parlé. Mais c’est sur les épreuves que je passe la plus grande part de mon temps. Je ne m’en contente jamais de moins de sept ou huit, et je corrige et recorrige, de sorte, peut-on dire, que la dernière épreuve ne porte presque pas de traces du manuscrit premier. Cela nécessite du temps, mais j’ai toujours essayé de mon mieux de soigner la forme et le style, bien qu’on ne m’ait jamais fait justice à cet égard. »

Nous nous sommes assis dans la salle de la Société industrielle. D’un côté de M. Verne se trouvait un jeu d’épreuves, « le sixième » a-t-il dit, et de l’autre un long manuscrit, que j’ai regardé avec grand intérêt, « mais qui, a dit le romancier avec son sourire jovial, n’est qu’un rapport que j’adresse au Conseil municipal d’Amiens, dont je suis membre. Je prends un grand intérêt aux affaires municipales. »

J’ai demandé à M. Verne de parler de sa vie et de son oeuvre, et il m’a répondu qu’il me dirait des choses qui n’avaient jamais été dites auparavant. Ma première question portait sur sa jeunesse et sa famille, et voici ce qu’il a affirmé :

« Je suis né à Nantes le 8 février, 1828, et donc aujourd’hui je suis dans ma soixante-sixième année et c’est de mes impressions de vieillesse plutôt que de mes souvenirs d’enfance que je devrais parler. Nous étions une famille des plus heureuses. Notre père, un homme admirable, était Parisien de naissance, ou plutôt par éducation, car il est né en Brie mais a étudié à Paris, ou il a fait ses études universitaires et passé son diplôme d’avocat. Ma mère était Bas-Bretonne de Morlaix, et donc j’ai dans les veines un mélange de sangs breton et parisien. »

Ces informations sont intéressantes du point de vue psychologique, car elles nous aident à comprendre la personnalité de Jules Verne, qui réunit d’une part tout le savoir-vivre, toutes la gaîté et la joie de vie du boulevardier—Clarétie a écrit à son sujet : « C’est un boulevardier jusqu’aux ongles » —, avec de l’autre l’amour de la solitude, le sens religieux et l’adoration de la mer du Breton.

« J’ai passé une jeunesse très heureuse. Mon père était avocat à Nantes, et possédait une bonne fortune. C’était un homme de culture et d’un grand goût littéraire. Il a écrit des chansons à un moment ou l’on écrivait toujours des chansons en France, c’est-à-dire entre 1830 et 1840. Mais c’était un homme sans ambition, et, bien qu’il eût pu se distinguer dans les lettres, eût-il choisi de se mettre en avant, il a évité toute publicité. Ses chansons n’ont été chantées qu’en famille ; très peu ont été imprimées. Je puis faire remarquer qu’aucun de nous n’a été ambitieux ; nous avons essayé de trouver du plaisir à la vie et de faire notre travail sans histoires. Mon père est mort en 1871, à l’âge de soixante-treize ans4. Voyez-vous, il aurait pu dire : « J’avais deux ans à la naissance de ce siècle », en contraste avec la remarque connue de Victor Hugo sur sa propre date de naissance. Ma mère est morte en 18855, laissant trente-deux petits-enfants et, cousins et cousins germains compris, quatre-vingt-dix-sept descendants. Ses cinq enfants ont tous survécu ; c’est-à-dire que la mort n’en a enlevé aucun. Il y a deux garçons et trois filles, et tous sont en vie aujourd’hui. Les hommes et les femmes sont de constitution solide en Bretagne. Mon frère Paul a été et reste mon plus cher ami. Oui, je puis dire qu’il est non seulement mon frère mais mon ami le plus intime. Et notre amitié date du premier jour dont je me souviens. Quelles excursions que nous faisions ensemble dans des esquifs sur la Loire ! A l’âge de quinze ans, pas un seul recoin que nous n’eussions exploré. Quels affreux bateaux, et quels risques courus sans doute ! Quelquefois le capitaine, c’était moi, quelquefois, Paul. Mais Paul était le plus fort de nous deux. Vous savez que par la suite il est entré dans la marine, et aurait pu faire un officier très distingué, s’il n’avait pas été un Verne—c’est-à-dire, s’il avait eu une once d’ambition.

« J’ai commencé à écrire à l’âge de douze ans. Je ne faisais alors que des vers, et des vers affreux. Néammoins, je me rappelle une adresse que j’avais composée pour l’anniversaire de mon père—ce que nous appelons un “ compliment ” —et qui a été jugée très bonne : j’ai reçu des compliments au point de me sentir tout fier. Je me rappelle que même à cet âge je passais longtemps à mes écrits, corrigeant et recopiant, et que je ne me sentais jamais satisfait de ce que j’avais fait.

« Je suppose qu’on peut voir dans mon amour de l’aventure et de l’eau ce qui devait être la tendance naturelle de mon esprit par la suite. Certes, la méthode de travail que j’employais alors est restée comme une partie de moi pendant toute la vie. Je ne pense pas avoir fait de ma vie un travail négligé.

« Non, je ne puis dire être intéressé particulièrement à la science. En fait, je ne l’ai jamais été ; c’est-à-dire, je ne l’ai jamais étudié ou fait des expérimentations en science pratique. Mais tout enfant, j’adorais regarder travailler les machines. Mon père disposait d’une maison campagnarde à Chantenay, à l’embouchure de la Loire, et près de là se trouve l’usine de machines d’Etat à Indret. Je ne suis jamais allé à Chantenay sans me rendre à l’usine, sans rester des heures entières à regarder travailler les machines. Le goût ne m’a jamais quitté et aujourd’hui j’ai encore autant de plaisir à regarder une chaudière ou une belle locomotive en mouvement qu’à contempler un Raphaël ou un Correggio. Mon intérêt pour les industries humaines a toujours été un trait important de ma personnalité, aussi marqué, en fait, que mon goût pour la littérature, dont je parlerai tout à l’heure, et que ma délectation pour les beaux-arts, qui m’a fait entrer dans chaque muséum et chaque musée de peinture, oui, je dirais chaque musée de quelque importance en Europe. Cette usine à Indret, nos excursions sur la Loire et mes vers scribouillés ont été les trois plaisirs et les trois occupations de ma jeunesse. »

Son Education

« J’ai fait mes études au Lycée de Nantes, où je suis resté jusqu’à la fin des classes de rhétorique, avant d’être envoyé à Paris pour faire mon droit. La matière que je préférais avait toujours été la géographie, mais au moment où je suis monté à Paris, j’étais entièrement occupé par mes projets littéraires. J’ai été beaucoup influencé par Victor Hugo, même très passionné par la lecture et relecture de ses oeuvres. Je pouvais réciter par coeur des pages entières de Notre Dame de Paris, mais c’étaient ses oeuvres dramatiques qui m’ont influencé le plus, et c’est sous cette influence qu’à l’âge de dix-sept ans j’ai écrit un nombre de tragédies et de comédies, pour ne pas parler des romans. Ainsi ai-je écrit une tragédie en vers et en cinq actes sous le nom d’Alexandre VI, qui décrivait la tragédie du Pape des Borgia. Une deuxième tragédie en vers et en cinq actes écrite à cette époque fut La Conspiration des Poudres, avec Guy Fawkes comme héros. Un Drame sous Louis XV était encore une tragédie en vers, et quant à la comédie, il y en avait une en vers et en cinq actes, appelée Les Heureux du jour. Tout ce travail a été exécuté avec le plus grand soin et un constant souci de style. J’ai toujours cherché le style, mais on ne m’en a jamais fait justice.

« Je suis arrivé pour faire mes études à Paris au moment où la grisette et tout ce qu’elle représentait disparaissait du Quartier latin. Je ne puis dire avoir beaucoup fréquenté les chambres des autres étudiants, car nous autres Bretons sommes, vous le savez, un peuple à l’esprit de clan, et presque tous mes amis étaient des amis de lycée de Nantes, montés à l’Université de Paris en même temps que moi. Mes amis étaient presque tous des musiciens, et à cette période de la vie j’étais musicien moi-même. Je maîtrisais l’harmonie, et je crois pouvoir dire que si j’avais choisi de suivre une carrière musicale, j’aurais eu moins de difficulté à réussir que beaucoup de gens. Victor Massé était un de mes amis comme étudiant, ainsi que Delibes, avec qui j’étais très lié. Nous nous tutoyions. Celles-là étaient des amitiés que j’avais formées à Paris. Parmi mes amis bretons figurait Aristide Hignard, un musicien qui, même s’il a gagné un deuxième Prix de Rome, n’a jamais imposé. Nous collaborions. Moi, j’écrivais les paroles, lui la musique. Nous avons composé une ou deux opérettes qui ont été jouées, ainsi que quelques chansons.

« Une de nos chansons, “ Les Gabiers ”, chantée par le baryton Charles Bataille, était très populaire à l’époque. Le refrain, je me rappelle, était :

Alerte,

Alerte, enfants, alerte,

Le ciel est bleu, la mer est verte,

Alerte, alerte.

« Un autre ami dont j’ai fait la connaissance pendant les études, et qui est resté ami depuis, est Leroy, le député actuel du Morbihan. Mais l’ami auquel je dois la plus grande dette de gratitude et d’affection est Alexandre Dumas fils, que j’ai rencontré pour la première fois à l’âge de vingt-et-un ans.

« Nous sommes devenus amis presque tout de suite. Il a été le premier à m’encourager. Je puis dire que c’était mon premier protecteur. Je ne le vois plus du tout maintenant, mais tant que je vivrai je n’oublierai jamais sa gentillesse envers moi, ni la dette que j’ai envers lui. Il m’a présenté à son père ; il a travaillé en collaboration avec moi. Nous avons écrit ensemble une pièce appelée Pailles rompues qui a été présentée au Gymnase6 ; et une comédie en trois actes sous le titre Onze jours de siège7, jouée au Théâtre Vaudeville. Je vivais alors d’une petite pension que mon père m’accordait, et rêvais des rêves de richesse qui m’ont amené à tenter une ou deux spéculations en Bourse8. Elles n’ont pas réalisé mes rêves, puis-je ajouter. Mais j’ai profité de mes visites constantes aux coulisses de la Bourse, car c’était là que j’ai appris à connaître le romantisme du commerce, la fièvre des affaires, et que j’ai souvent décrits et employés dans mes romans.

« Tout en spéculant à la Bourse et en collaborant à l’opérette et à la chanson avec Hignard et en même temps à la comédie avec Alexandre Dumas, j’ai publié quelques nouvelles aux revues. Ma première oeuvre9 est parue dans le Musée des familles : c’est l’histoire d’un fou qui monte dans un ballon, première indication du genre de roman que je devais écrire par la suite. Je travaillais comme secrétaire au Théâtre lyrique et ensuite comme secrétaire pour M. Perrin. J’adorais la scène et tout ce qui la touchait, et le travail que j’aime le plus est celui écrit pour la scène. »

Les débuts du succès littéraire

« J’avais vingt-cinq ans10 quand j’ai écrit mon premier roman scientifique, Cinq semaines en ballon. Il a été publié par Hetzel en 186111 et a connu une grande réussite tout de suite. »

J’ai interrompu M. Verne ici pour dire : « Je voudrais entendre la façon dont vous avez écrit ce roman, et le pourquoi, et quelle préparation vous y avez faite. Aviez-vous une connaissance des ballons, une expérience quelconque ?

— Aucune, répliqua M. Verne. J’ai écrit Cinq semaines en ballon non pas comme une histoire de ballons, mais de l’Afrique. J’ai toujours été fasciné par la géographie et le voyage, et je voulais donner une description romantique de l’Afrique. Or, il n’y avait aucun moyen de faire visiter l’Afrique par mes voyageurs sauf dans un ballon, et voilà pourquoi ce moyen a été utilisé. A cette époque, je n’étais jamais monté en ballon. En fait, je n’ai voyagé en ballon qu’une fois dans la vie. C’était à Amiens, longtemps après la sortie de mon roman. Ce devaient être seulement « trois-quarts d’heure en ballon »12, car nous avons encontré un incident au début. Godard, l’aéronaute, embrassait son petit garçon au moment de la montée du ballon, nous avons dû emporter le garçon avec nous, et le ballon portait tellement de lest que nous ne pouvions pas aller loin. Nous avons vogué jusqu’à Longeau13, la gare devant laquelle vous êtes passé en venant ici. Je puis dire qu’à l’époque où j’ai écrit ce roman, comme maintenant d’ailleurs, je n’avais aucune confiance dans l’idée de pouvoir un jour diriger les ballons, sauf dans une ambiance absolument calme, comme dans cette salle par exemple. Comment un ballon peut-il faire face à des courants de six, sept ou huit mètres par seconde ? Ce n’est qu’un rêve, meme si je crois que si la question sera résolue un jour : ce sera au moyen d’une machine plus lourde que l’air, suivant le principe de l’oiseau, qui vole en étant plus lourd que l’air qu’il déplace.

— Alors vous n’aviez aucune formation scientifique de base ?

— Aucune. Je n’ai jamais étudié la science, même si pendant mes lectures j’ai trouvé beaucoup de bric-à-brac qui devaient s’avérer utiles. Je suis un grand lecteur, et je lis toujours un crayon à la main. Je porte toujours un calepin et je note immédiatement, comme cette personne de Dickens, tout ce qui m’intéresse ou peut sembler utile pour mes livres. Pour vous donner une idée de ma lecture, je viens ici tous les jours après déjeuner et me mets immédiatement à parcourir quinze journaux différents, toujours les mêmes, et je puis vous dire que très peu dans chacun échappe à mon attention. Dès que je vois quelque chose d’intéressant, le voilà noté. Puis je lis les revues, telles que La Revue bleue, La Revue rose, La Revue des deux mondes, Cosmos, La Nature de Tissandier, L’Astronomie de Flammarion. Je parcours également les bulletins des Sociétés scientifiques, et surtout ceux de la Société géographique, car, notez-le bien, la géographie est ma passion et mon étude. J’ai toute l’oeuvre de Reclus—je professe une grande admiration pour Elisée Reclus—et toute celle d’Arago. Je lis et relis également, car je suis un lecteur des plus consciencieux, la collection Le Tour du monde, qui est une série d’histoires de voyage. J’ai ainsi amassé des milliers de notes sur tous les sujets et aujourd’hui j’ai chez moi au moins 20 000 notes, non encore utilisées. mais qui pourraient servir dans le travail. Quelques-unes ont été prises après des conversations avec des gens, car j’aime entendre parler les gens, pourvu qu’ils savent de quoi ils parlent.

— Mais comment avez-vous pu faire ce que vous avez fait sans aucune étude scientifique ?

— J’ai eu la bonne fortune de venir au monde à un moment où il existait des dictionnaires sur tous les sujets possibles. Je n’avais qu’à chercher dans mon dictionnaire celui que je souhaitais explorer, et le voilà. Bien sûr, dans mes lectures j’ai amassé une quantité d’informations, et comme mentionné déjà, j’ai un grand nombre de bric-à-brac scientifiques dans la tête. Ainsi, lisant un jour dans un café parisien14 qu’un homme pourrait faire le tour du monde en quatre-vingts jours, l’idée m’est immédiatement venue à l’esprit de profiter de la différence d’un méridien pour que mon voyageur perde ou gagne un jour de périple. Voilà mon dénouement déjà trouvé. L’histoire ne devait s’écrire que longtemps après. Je porte les idées dans la tête pendant des années—dix ou quinze ans parfois—avant de leur donner forme.

Mon but dans les romans a été de peindre la terre, et non seulement la terre, mais l’univers, car j’ai quelquefois emmené mes lecteurs loin de la terre. Et en même temps j’ai essayé d’atteindre un très haut idéal de beau style. On dit quelquefois qu’il ne peut y avoir de style dans un roman d’aventures, mais ce n’est pas vrai—bien que j’avoue qu’il est infiniment plus difficile d’écrire un tel roman sous une bonne forme littéraire que les études de caractère qui sont tellement en vogue aujourd’hui. Et permettez-moi de dire—ici Jules Verne a légèrement haussé ses larges épaules—que je ne suis pas très grand admirateur du prétendu roman psychologique15, puisque je ne vois pas ce qu’un roman a à faire avec la psychologie, et j’avoue ne pas admirer les prétendus romanciers psychologiques. Je fais exception, néanmoins, de Daudet et Maupassant. J’ai la plus haute admiration pour Maupassant. C’est un homme de génie, qui a reçu du Ciel le don de tout écrire, et qui crée aussi naturellement et facilement qu’un pommier crée des pommes. Mon auteur favori, néanmoins, est depuis toujours Dickens. J’ai moins de cent mots d’anglais, et par conséquent dois le lire en traduction. Mais je vous déclare, monsieur—Verne a posé la main sur la table pour souligner—que j’ai lu tout Dickens au moins dix fois. Je ne puis pas dire le préférer à Maupassant parce qu’il n’y a pas de comparaison possible entre les deux. Mais je l’aime immensément, et dans mon roman à paraître, P’tit bonhomme, j’en donne la preuve et reconnais ma dette. Depuis toujours je suis également grand admirateur des romans de Cooper. Il y en a quinze que je considère immortels. »

Le Manque de suffisance du génie

Puis, comme s’il réfléchissait tout haut, Verne a ajouté : « Dumas me disait, quand je me plaignais de l’absence de reconnaissance de ma place dans la littérature française, “ Vous auriez dû être américain ou britannique. Alors vos livres, traduits en français, vous auraient fait gagner une énorme popularité en France, et vous seriez considéré par vos compatriotes comme un des plus grands maîtres de la fiction. ” Mais en fait, je ne suis pas considéré avoir d’importance dans la littérature française. Il y a quinze ans, Dumas m’a proposé pour l’Académie, et puisqu’à cette époque j’y avais plusieurs amis, Labiche, Sandoz16 et d’autres, il me semblait exister une possibilité de l’élection et de la reconnaissance officielle de mon travail. Mais cela ne devait jamais se passer, et en recevant aujourd’hui des lettres d’Amérique adressées à “ M. Jules Verne, de l’Académie française ”, je souris un peu. Depuis le jour de la proposition de mon nom, pas moins de quarante-deux élections ont eu lieu à l’Académie, laquelle s’est pour ainsi dire entièrement rénovée. Mais je ne suis pas pris en compte. »

C’était à ce moment que M. Verne a prononcé les paroles que j’ai placées en tête de cet article, vu leur profondeur et leur importance.

Pour changer de sujet, j’ai demandé au maître de parler de ses voyages, et il a répondu : « J’ai navigué pour le plaisir, mais toujours l’oeil ouvert aux idées pour les livres. C’est une préoccupation constante, et chacun de mes romans a bénéficié de mes voyages. Ainsi dans Le Billet de loterie17 on trouve le récit de mes expériences et observations personnelles lors d’une visite en Ecosse et à Iona et à Staffa18 ; et également d’un voyage en Norvège en 1862, quand nous avons voyagé de Stockholm à Christiana par voie de canal, montant sur quatre-vingt-dix-sept écluses, voyage extraordinaire de trois jours et trois nuits dans un vapeur. Nous sommes allés en voiture dans cette partie la plus sauvage de Norvège, le Telemark, et avons visité les chutes de Gosta, haut de neuf cents pieds. Dans Les Indes noires se trouve le récit de ma visite en Angleterre et aux Lacs écossais. Une Ville flottante est tirée de mon voyage en Amérique en 1867, à bord du Great Eastern, quand j’ai vu New-York et visité Albany et le Niagara, et que j’ai eu la très bonne fortune et la joie de voir le Niagara pris de glace. C’était le 14 avril, et les torrents d’eau se versaient dans la gueule de glace. Mathias Sandorf est tiré d’un périple de Tangers à Malte sur mon yacht, appelé le Saint Michel en honneur de mon fils Michel, qui m’a accompagné lors de ce voyage avec sa mère et mon frère Paul. En 1878 j’ai fait un tour très instructif et agréable en Méditerranée avec Raoul Duval, Hetzel fils et mon frère. Voyager était le plaisir de ma vie, et ç’a été avec un grand regret que j’ai été obligé d’y renoncer en 1886, à cause de mon accident19. Vous connaissez l’histoire triste d’un de mes neveux, qui m’adorait et que j’aimais beaucoup également : il est venu un jour me voir à Amiens et, après avoir bredouillé quelque chose de manière excitée, a sorti un revolver et tiré sur moi, me blessant à la jambe gauche et me rendant boiteux pour la vie. La blessure ne s’est jamais fermée et la balle n’a jamais pu être enlevée. Le pauvre garçon avait perdu la raison, et a dit qu’il avait agi ainsi pour attirer l’attention sur mes prétentions à un siège à l’Académie française. Il se trouve maintenant dans un asile, et je crains bien qu’il n’ira jamais mieux. Le grand regret que cela me cause, c’est de ne jamais pouvoir revoir l’Amérique. J’aurais tellement aimé aller à Chicago cette année, mais vu l’état de ma santé et cette blessure toujours ouverte, c’était hors de question. J’aime tellement l’Amérique et les Américains. Puisque vous écrivez pour l’Amérique, soyez certain de leur dire que s’ils m’aiment—comme je sais qu’ils m’aiment, car je reçois des milliers de lettres chaque année des Etats-Unis—leur sentiment est pleinement réciproqué. Oh, si seulement je pouvais aller les voir tous, ce serait la joie de ma vie !

« Bien que la plus grande part de la géographie dans mes romans soit tirée de l’observation personnelle, j’ai quelquefois dû me contenter de mes lectures pour les descriptions. Ainsi dans le roman dont je vous ai parlé, P’tit bonhomme, en train de paraître, je décris les aventures d’un garçon en Irlande. Je le prends à l’âge de deux ans et je décris sa vie jusqu’à l’âge de quinze ans, quand il fait sa fortune et celle de tous ses amis, constituant ainsi un dénouement original, n’est-ce pas ? Il voyage partout en Irlande et comme je n’ai jamais visité ce pays, mes descriptions des paysages et des localités sont prises dans les livres.

« J’ai des livres d’avance pour des années. Le prochain roman, c’est-a-dire celui qui sera publié l’année prochaine, s’appelle Les Aventures mirifiques de maître Antifer20; et il est entièrement terminé. C’est l’histoire de la recherche et de la découverte d’un trésor, et l’intrigue dépend d’un très curieux problème géométrique. Je suis à présent attelé à un roman qui ne paraîtra qu’en 1895, mais je ne puis rien en dire, puisqu’il est pour le moment très informe. Entre-temps j’écris des nouvelles. Ainsi, dans le Figaro de Noël prochaine paraîtra un de mes récits appelé « Monsieur Ré-dièze et Mademoiselle Mi-bémol » (ré-dièze et mi-bémol sont, comme vous le savez, exactement la même note au piano). Vous en voyez le sens ? Mes connaissances musicales y entrent en jeu. Rien de ce qu’on a appris ne se perd jamais.

« Comme vous-même, on me demande souvent pourquoi je réside à Amiens, moi qui suis si complètement Parisien d’instinct. Eh bien, parce que, comme je vous ai dit, j’ai du sang breton et que j’aime la tranquillité, et ne pourrais jamais être plus heureux que dans un cloître. Une vie calme d’étude et de travail fait ma joie. Je suis venu à Amiens pour la première fois en 185721, quand j’ai rencontré la dame qui est maintenant ma femme, et qui à cette époque—elle s’appelait Madame de Vianne [sic]—était veuve avec deux fillettes. Les attaches familiales et le calme de l’endroit m’ont lié à Amiens depuis ce moment. C’est une bonne chose car, comme Hetzel m’a dit l’autre jour, si je vivais à Paris j’aurais écrit au moins dix romans de moins que je n’ai fait. J’aime beaucoup la vie ici. Je vous ai dit que je travaille les matins et lis les après-midi. Je prends autant d’exercice que possible. Ç’a été le secret de ma santé et de ma force. Et je reste amoureux du théâtre ; chaque fois qu’une pièce se présente au petit théâtre, il va sans dire que Mme Jules Verne et son mari se trouvent dans leur loge. Ces jours-là nous dînons à l’Hôtel Continental, afin d’en faire une soirée et de reposer nos serviteurs. Notre unique enfant, Michel, vit à Paris, où il est marié avec des enfants. Il écrit avec aptitude sur les matières scientifiques. Je n’ai qu’un seul animal domestique ; vous avez son portrait sur la photographie de la maison ; c’est Follet, mon cher vieux chien. »

Un Ecrivain sous-payé

J’ai alors posé à M. Verne une question qui, tout en étant indiscrète, semblait nécessaire. J’avais entendu que le revenu qu’il recevait de ses livres merveilleux avait été moins que celui d’un journaliste ordinaire. J’avais entendu, de la meilleure autorité, que Jules Verne n’avait jamais gagné, en prenant un chiffre moyen, plus de cinq mille dollars par an. M. Verne a répondu : « Je préférerais ne rien dire à ce sujet : il est vrai que mes premiers livres, y compris ceux qui ont eu le plus de succès, furent vendus à un dixième de leur valeur ; mais après 1875, c’est-a-dire après Michel Strogoff, ma position a changé, et j’ai reçu une part équitable des bénéfices de mes romans. Mais je ne me plains pas. Tant mieux si mon éditeur a fait de l’argent lui aussi. Certainement je pourrais regretter ne pas avoir conclu un meilleur accord concernant mes pièces. Ainsi, Le Tour du monde a fait dans la France seule dix millions de francs, Michel Strogoff sept millions, dont j’ai eu beaucoup moins que ma part. Mais je ne suis pas et n’ai jamais été homme-à-gagner-de-l’argent. Je suis homme de lettres et artiste, vivant à la recherche de l’idéal, m’affolant d’une idée, brûlant d’enthousiasme pour mon travail, et quand le travail est terminé, le mettant de côté et l’oubliant si complètement que je m’assieds souvent dans mon bureau et prends un roman de Jules Verne pour le lire avec plaisir. Un petit peu plus de justice à mon égard de la part de mes compatriotes m’aurait été infiniment plus chère que les milliers de dollars que mes livres auraient dû me donner en plus de ce qu’ils m’ont effectivement donné chaque année. Voilà ce que je regrette et regretterai toujours. »

J’ai jeté un coup d’oeil à la rosette rouge d’officier de la Légion d’honneur à la boutonnière du mou veston bleu du maître.

« Oui, dit-il, c’est une certaine reconnaissance. » Puis, avec un sourire : « je fus le dernier homme décoré par l’Empire. Deux heures après la signature de mon décret, l’Empire cessa d’exister. Ma promotion au rang d’officier a été signée en juillet l’année dernière. Mais ce ne sont pas les décorations que je désire, pas plus que l’or. C’est que les gens puissent voir ce que j’ai fait ou essayé de faire, et n’ignorent plus l’artiste dans le conteur. Je suis artiste » répétait Jules Verne, se mettant debout et marquant d’un pied ferme le tapis.

« Je suis artiste » disait Jules Verne. L’Amérique, tant qu’elle continue à lire, lui fera écho.



  1. Publié comme R. H. Sherard : « Jules Verne at Home: His Own Account of his Life and Work », in McClure’s Magazine, janv. 1894, vol. II, N° 2, pp. 115-24. D’après les informations internes, cet entretien aura eu lieu vers la fin de 1893.

    [Les notes sont de Volker Dehs et William Butcher.]

  2. En français dans le texte, ainsi que les autres phrases en italique.
  3. En fait soixante-cinq.
  4. En fait soixante-douze.
  5. En fait 1887.
  6. En fait, Les Pailles rompues furent créées le 12 juin au Théâtre historique (J. Jules-Verne, Jules Verne, p. 46)
  7. Le livret de la pièce indique plutôt Charles Wallut comme collaborateur. Verne pense-t-il à la comédie Guerre aux tyrans ? En tout cas, Dumas a donné sa « bienveillance » à la pièce (Jules-Verne, p. 46).
  8. Litote. Verne travaillait à la Bourse comme agent de change (Jules-Verne, p. 89-90).
  9. Plutôt sa deuxième oeuvre, la première étant « Les Premiers navires de la marine mexicaine ».
  10. En fait trente-cinq ans.
  11. En fait 1863.
  12. Le récit de cette ascension paraît en 1873 sous le titre Vingt-quatre minutes en ballon.
  13. En fait Longueau.
  14. Parmi toutes les explications nous ne saurons jamais sans doute la vérité exacte. Toutefois, Verne répétera la même version en 1901 (D. Compère, p. 35).
  15. Verne pense-t-il à Zola ?
  16. Il s’agit de Jules Sandeau (1811-1883).
  17. Ici Sherard, confondant sans doute ses notes (ou Verne lui-même ?), mêle les informations relatives à Un Billet de loterie et Le Rayon vert.
  18. La confirmation d’une visite de Verne aux Hébrides est importante.
  19. On se rappelle que la vente du Saint-Michel III s’est effectuée avant l’attentat du 9 mars.
  20. Publiées sous le titre Mirifiques aventures de maître Antifer (1894).
  21. En fait 1856.
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