CONTE DE FÉES
I
IL y avait une fois une famille de rats, composée du
père Raton, de la mère Ratonne, de leur fille Ratine et de
son cousin Raté. Leurs domestiques, c'étaient le cuisinier Rata et la bonne
Ratane. Or, il est arrivé à ces
estimables rongeurs des aventures si extraordinaires,
mes chers enfants, que je ne résiste pas au désir de
vous les raconter.
Cela se passait au temps des fées et des enchanteurs,
- au temps aussi où les bêtes parlaient. C'est de cette
époque que date, sans doute, l'expression : " Dire des
bêtises." Et, cependant, ces bêtes n'en disaient pas
plus que les hommes de jadis et d'aujourd'hui n'en ont
dit et n'en disent! Écoutez donc, mes chers enfants,
je commence.
II
DANS une des plus belles villes de ce temps-là, et dans
la plus belle maison de la ville demeurait une bonne
fée. Elle s'appelait Firmenta. Elle faisait autant de
bien qu'une fée en peut faire, et on l'aimait beaucoup.
A cette époque, paraît-il, tous les êtres vivants étaient
soumis aux lois de la métempsycose. Ne vous effrayez
pas de ce trot : cela signifie qu'il j, avait une échelle
de la création, dont chaque être devait franchir successivement les échelons, pour atteindre le dernier et
prendre rang dans l'humanité. Ainsi on naissait mollusque, on devenait poisson, puis oiseau, puis quadrupède, puis homme ou femme. Comme vous le
voyez, il fallait monter de l'état le plus rudimentaire
à l'état le plus parfait. Toutefois, il pouvait arriver
que l'on redescendît l'échelle, grâce à la maligne influence de quelque enchanteur. Et alors, quelle triste
existence! Par exemple, après avoir été homme, redevenir huître! Heureusement, cela ne se voit plus de
nos jours, - physiquement, du moins.
Sachez aussi que ces diverses métamorphoses s'opéraient par l'intermédiaire des génies. Les bons génies
faisaient monter, les mauvais faisaient descendre,
et, si ces derniers abusaient de leur puissance, le Créateur pouvait les en priver pour un certain temps.
Il va sans dire que la fée Firmenta était un bon génie,
et jamais personne n'avait eu à se plaindre d'elle.
Or, un matin, elle se trouvait dans la salle à manger de son palais - une salle ornée de tapisseries
superbes et de magnifiques fleurs. Les rayons du
soleil se glissaient à travers la fenêtre, piquant çà et
là de touches lumineuses les porcelaines et l'argenterie
placées sur la table. La suivante venait d'annoncer
à sa maîtresse que le déjeuner était servi, - un joli
déjeuner, comme les fées ont bien le droit d'en faire
sans être accusées de gourmandise. Mais à peine la
fée s'était-elle assise, que l'on frappa à la porte de son
palais.
Aussitôt la suivante d'aller ouvrir; un instant après,
elle prévenait la fée Firmenta qu'un beau jeune homme
désirait lui parler.
"Fais entrer ce beau jeune homme", répondit Firmenta.
Beau, en effet, d'une taille au-dessus de la moyenne,
l'air bon, l'air brave aussi, et vingt-deux ans d'âge.
Mis très simplement, il se présentait avec grâce. Tout
d'abord, la fée eut favorable opinion de lui. Elle pensa
qu'il venait, comme tant d'autres qu'elle avait obligés,
pour quelque service, et elle se sentait disposée à le
lui rendre.
" Que me voulez-vous, beau jeune homme? dit-elle
de sa voix la plus engageante.
- Bonne fée, répondit-il, je suis bien malheureux, et
je n'ai d'espoir qu'en vous. "
Et, comme il hésitait :
" Expliquez-vous, reprit Firinenta. Quel est votre nom ?
- Je me nomme Ratin, répondit-il. je ne suis pas
riche, et pourtant ce n'est point la fortune que je viens
vous demander. Non, c'est le bonheur.
- Pensez-vous donc que l'un puisse aller sans l'autre ?
répliqua la fée en souriant.
- Je le pense.
- Et vous avez raison. Continuez, beau jeune homme.
- Il y a quelque temps, reprit-il, avant d'être homme,
j'étais rat, et, comme tel, très bien accueilli dans une
excellente famille à laquelle je comptais m'attacher par
les plus doux liens. Je plaisais au père, qui est un rat plein
de sens. Peut-être la mère me voyait-elle d'un moins
bon oeil, parce que je ne suis pas riche. Mais leur fille
Ratine me regardait si tendrement!... Enfin j'allai
probablement être agréé, lorsqu'un grand malheur vint
couper court à toutes mes espérances.
"Qu'est-il donc arrivé ?" demanda la fée...
- Qu'est-il donc arrivé? demanda la fée avec le plus
vif intérêt.
- Et d'abord, je suis devenu homme, tandis que
Ratine restait rate.
- Eh bien, répondit Firmenta, attendez que sa dernière transformation en ait fait une jeune fille...
- Sans doute, bonne fée ! Malheureusement Ratine
avait été remarquée par un puissant seigneur. Habitué
à satisfaire ses fantaisies, il ne souffre pas la moindre
résistance. Tout doit plier devant ses volontés.
- Et quel était ce seigneur? demanda la fée.
- C'était le prince Kissador. Il proposa à ma chère
Ratine de l'emmener dans son palais, où elle serait la plus
heureuse des rates. Elle s'y refusa, bien que sa mère
Ratonne fût très flattée de la demande. Le prince tenta
alors de l'acheter à haut prix ; mais le père Raton, sachant
combien sa fille m'aimait, et que je mourrais de douleur
si on nous séparait, ne voulut point y consentir. je
renonce à vous peindre la fureur du prince Kissador.
Voyant Ratine si belle en rate, il se disait qu'elle serait
encore plus belle en jeune fille. Oui, bonne fée, plus
belle encore! Et il l'épouserait !... Ce qui était bien raisonné pour lui, mais bien malheureux pour nous!
- Oui, répondit la fée, mais, puisque le prince a été
éconduit, qu'avez-vous à craindre?
- Tout, reprit Ratin, car, pour arriver à ses fins, il
s'est adressé à Gardafour...
- Cet enchanteur, s'écria Firmenta, ce mauvais génie qui ne se plaît qu'à faire le mal, et avec lequel je
suis toujours en lutte?...
- Lui-même, bonne fée !
- Ce Gardafour, dont la redoutable puissance ne
cherche qu'à ramener au bas de l'échelle les êtres qui
s'élèveut peu à peu vers les plus hauts degrés?
- Comme vous dites!
- Heureusement, Gardafour, ayant abusé de son
pouvoir, vient d'en être privé pour quelque temps.
- Cela est vrai, répondit Ratin; mais, au moment
où le prince a eu recours à lui, il le possédait encore tout
entier. Aussi, alléché par les promesses de ce seigneur,
autant qu'effrayé de ses menaces, promit-il de le venger
des dédains de la famille Raton.
- Et il l'a fait?...
- Il l'a l'ait, bonne fée !
- Et comment ?
- Il a métamorphosé ces braves rats ! Il les a changés
en huîtres. Et maintenant ils végètent sur le banc de
Samobrives, où ces mollusques - d'excellente qualité,
je dois le dire - valant trois francs la douzaine, ce qui est
bien naturel, puisque la famille Raton se trouive parmi
eux ! Vous voyez, bonne fée, toute l'étendue de mon
malheur ! "
Firmenta écoutait avec pitié et bienveillance ce récit
du jeune Ratin. Elle compatissait volontiers, d'ailleurs,
aux douleurs humaines, et surtout aux amours contrariées.
" Que puis-je faire pour vous demanda-t-elle.
- Bonne fée, répondit Ratio, puisque ma Ratine
est attachée au banc de Samobrives, faites-moi huître
à mon tour, afin que j'aie la consolation d'y vivre près
d'elle! "
Ce fut dit d'un ton si triste, que la fée Firmenta se
sentit tout émue, et, prenant la main du beau jeune
homme :
" Ratin, lui dit-elle, je consentirais à vous satisfaire
que je ne pourrais y réussir. Vous le savez, il m'est interdit de faire redescendre les êtres vivants.
Toutefois, si je ne puis vous réduire à l'état de mollusque, ce qui
est un état bien humble, je puis faire remonter Ratine...
- Oh ! faites, bonne fée, faites!
- Mais il faudra qu'elle repasse par les degrés intermédiaires, avant de redevenir la charmante rate, destinée à être jeune fille un jour. Donc, soyez patient!
soumettez-vous aux lois de la nature. Ayez confiance aussi...
- En vous, bonne fée?...
- Oui, en moi ! je ferai tout pour vous venir en aide.
N'oublions pas, cependant, que nous aurons à soutenir
de violentes luttes. Vous avez dans le prince Kissador,
bien qu'il soit le plus sot des princes, un ennemi puissant.
Et, si Gardafour recouvrait son pouvoir avant que vous
ne fussiez l'époux de la belle Ratine, il me serait difficile
de le vaincre, car il serait redevenu mon égal. "
La fée Firmernta et Ratin en étaient là de leur conversation, lorsqu'une petite voix se fit entendre. D'où
sortait cette voix? Cela semblait difficile à deviner.
Et cette voix disait :
" Ratin !... mon pauvre Ratin... je t'aime !...
- C'est la voix de Ratine, s'écria le beau jeune homme.
Ah ! madame la fée, ayez pitié d'elle ! "
En vérité, Ratin était comme fou. Il courait à travers la
salle, il regardait sous les meubles; il ouvrait les dressoirs
dans la pensée que Ratine pouvait y être cachée, et il
ne la trouvait pas !
La fée l'arrêta d'un geste.
Et alors, mes chers enfants, il se produisit quelque
chose de singulier. Il y avait sur la table, rangées dans un
plat d'argent, une demi-douzaine d'huîtres qui venaient
précisément du banc de Samobrives. Au milieu se voyait
la plus jolie, avec sa coquille bien luisante, bien ourlée.
Et la , voilà qui grossit, s'élargit, se développe, puis ouvre
ses deux valves. Des plis de sa collerette se dégage une
adorable figure, avec des cheveux blonds comme les
blés, deux yeux, les plus doux du monde, un petit nez
bien droit, une bouche charmante qui répète :
" Ratin! mon cher Ratin!...
- C'est elle! " s'écrie le beau jeune homme.
C'était Ratine, en effet, il l'avait bien reconnue.
Car il faut vous dire, mes chers enfants, qu'en cet heureux temps de magie, les êtres avaient déjà visage
humain, même avant d'appartenir à l'humanité.
Et comme Ratine était jolie sous la nacre de sa coquille !
On eût dit un bijou dans son écrin.
Et elle s'exprimait ainsi :
" Ratin, mon cher Ratin, j'ai entendu tout ce que tu
viens de dire à madame la fée, et madame la fée a daigné
promettre de réparer le mal que nous a fait ce méchant
Gardafour. Oh! ne m'abandonnez pas, car, s'il m'a
changée en huître, c'est pour que je ne puisse plus
m'enfuir ! Alors le prince Kissador viendra me détacher du banc auquel est attaché ma famille; il m'emportera, il me mettra dans son vivier, il attendra que je
sois devenue jeune fille, et je serai à jamais perdue pour
mon pauvre et cher Ratin! "
Elle parlait d'une voix si plaintive, que le jeune
homme, profondément ému, pouvait à peine répondre.
" Oh ! ma Ratine ! " murmurait-il.
Et dans un élan de tendresse, il étendait la main vers
le pauvre petit mollusque, lorsque la fée l'arrêta. Puis,
après avoir enlevé délicatement une perle magnifique
qui s'était formée au fond de la valve :
" Prends cette perle, lui dit-elle.
- Cette perle, bonne fée ?
- Oui, elle vaut toute une fortune. Cela pourra te
servir plus tard. Maintenant nous allons reporter
Ratine sur le banc de Samobrives, et là, je la ferai remonter d'un échelon...
- Pas seule, bonne fée, répondit Ratine d'une voix
suppliante. Songez à mon bon père Raton, à ma bonne
mère Ratonne, à mon cousin Raté ! Songez à nos fidèles
serviteurs Rata et Ratane!... "
Mais, pendant qu'elle parlait ainsi, les deux valves
de sa coquille se refermaient peu à peu et reprenaient
leurs dimensions ordinaires.
" Ratine ! s'écria le jeune homme.
- Emporte-la! " dit la fée.
Et, après l'avoir prise, Ratin pressa cette coquille
sur ses lèvres. Ne contenait-elle pas tout ce qu'il avait
de plus cher au monde?
III
La mer est basse. Le ressac bat doucement le pied
du banc des Samobrives. Il y a des flaques d'eau entre
les rochers. Le granit brille comme de l'ébène ciré.
On marche sur les goémons visqueux dont les cosses
éclatent en faisant jaillir de petits jets liquides. Il faut
prendre garde de glisser, car la chute serait douloureuse.
Quelle quantité de mollusques sur ce banc : des
vignaux semblables à de gros limaçons, des moules, des
clovisses, des mâcles, et surtout des huîtres par milliers !
Une demi-douzaine des plus belles se cachent sous les
plantes marines. Je me trompe : il n'y en a que cinq.
La place de la sixième est inoccupée!
Voilà maintenant que ces huîtres s'ouvrent aux rayons
du soleil, afin de respirer la fraîche brise du large.
En même temps s'échappe une sorte de chant, plaintif
comme une litanie de semaine sainte.
Les valves de ces mollusques se sont lentement écartées.
Entre leurs franges transparentes se dessinent
quelques figures faciles à reconnaître. L'une est Raton,
le père, un phi1llsophe, un sage, qui sait accepter la vie
sous toutes ses formes.
" Sans doute, pense-t-il, après avoir été rat, redevenir
mollusque, cela ne laisse pas d'être pénible. Mais il faut
se faire une raison et prendre les choses comme elles
viennent ! "
Dans la deuxième huître, grimace une figure contrariée,
dont les yeux jettent des éclairs. En vain cherchet-elle
à s'élancer hors de sa coquille. C'est dame Ratonne,
et elle dit :
" Être enfermée dans cette prison d'écaille, moi qui
tenais le premier rang dans notre ville de Ratopolis!
Moi qui, arrivée à la phase humaine, aurais été grande
dame, princesse peut-être !... Ah ! le misérable Gardafour! "
Dans la troisième huître, se montre la face bébête
du cousin Raté, un franc nigaud, quelque peu poltron,
qui dresserait l'oreille au moindre bruit, comme un
lièvre. Il faut vous dire que, tout naturellement, en sa
qualité de cousin, il faisait la cour à sa cousine. Or,
Ratine, on le sait, en aimait un autre, et cet autre, Raté
le jalousait cordialement.
" Ah ! ah ! faisait-il, quelle destinée! Au moins, quand
j'étais rat, je pouvais courir, me sauver, éviter les chats
et les ratières. Mais ici, il suffit que l'on me cueille avec
une douzaine de mes semblables, et le couteau grossier
d'une écaillère m'ouvrira brutalement, et j'irai figurer
sur la table d'un riche, et je serai avalé... vivant peut-être! "
Dans la quatrième huître, c'est le cuisinier Rata, un
chef très fier de ses talents, très vaniteux de son savoir.
" Le maudit Gardafour! s'écriait-il. Si jamais je le
tiens d'une main, je lui tords le cou de l'autre ! Moi,
Rata, qui en faisais de si bons que le nom m'en est resté,
être collé entre deux écailles! Et ma femme Ratane...
- Je suis là, dit une voix qui sortait de la cinquième
huître. Ne te fais pas de chagrin, mon pauvre Rata!
Si je ne puis me rapprocher de toi, je n'en suis pas moins
à ton côté, et, quand tu remonteras l'échelle, nous la
remonterons ensemble ! "
Bonne Ratane! Une grosse boulotte, toute simple,
toute modeste, aimant bien son mari, et, comme lui,
très dévouée à ses maîtres.
Puis, alors, la triste litanie reprit sur un mode lugubre.
Quelques centaines d'huîtres infortunées, attendant
leur délivrance, elles aussi, se joignirent à ce concert de
lamentations. Cela serrait le coeur. Et quel surcroît
de douleur pour Raton, le père, et pour dame Ratonne,
s'ils avaient su que leur fille n'était plus avec eux!
Soudain, tout se tut. Les écailles se refermèrent.
Gardafour venait d'arriver sur la grève, vêtu de sa
longue robe d'enchanteur, coiffé du bonnet traditionnel,
la physionomie farouche. Près de lui marchait le
prince Kissador, vêtu de riches habits. On imaginerait
difficilement à quel point ce seigneur était infatué de
sa personne, et comme il se déhanchait d'une manière
ridicule pour se donner des grâces.
" Où sommes-nous ? demanda-t-il.
- Au banc de Samobrives, mon prince, répondit
obséquieusement Gardafour.
- Et cette famille Raton ?...
- Toujours à la place où je l'ai incrustée pour vous être agréable!
- Ah ! Gardafour, reprit le prince en frisant sa moustache, cette petite Ratine ! J'en suis ensorcelé !
Il faut qu'elle soit à moi !,Je te paie pour me servir, et si tu ne réussis pas, prends garde!...
- Prince, répondit Gardafour, si j'ai pu changer
toute cette famille de rats en mollusques, avant que mon
pouvoir ne m'eût été retiré, je n'aurais pu en faire des
êtres humains, vous le savez!
- Oui, Gardafour, et c'est bien cela qui m'enrage !... "
Tous deux prirent pied sur le banc, au moment où
deux personnes paraissaient sur l'autre côté de la grève.
C'étaient la fée Firmenta et le jeune Ratin. Celui-ci
tenait sur son coeur la double coquille qui renfermait sa
bien-aimée. ,
Soudain ils aperçurent le prince et l'enchanteur.
"Gardafour, dit la fée, que viens-tu faire ici? Préparer encore quelque machination criminelle?
- Fée Firmenta, dit le prince Kissador, tu sais que
je suis fou de cette gentille Ratine, assez peu avisée
pour repousser un seigneur de ma tournure, et qui
attend si impatiemment l'heure où tu la rendras jeune
fille...
- Quand je la rendrai jeune fille, répondit Firmenta,
ce sera pour appartenir à celui qu'elle préfère.
- Cet impertinent, riposta le prince, ce Ratin, dont
Gardafour n'aura pas de peine à faire un âne, quand
je lui aurai allongé les oreilles! "
A cette insulte, le jeune homme bondit ; il allait s'élancer sur le prince et châtier son insolence, lorsque la fée
lui saisit la main.
" Calme ta colère, dit-elle. Il n'est pas temps de te
venger, et les insultes du prince tourneront un jour
contre lui. Fais ce que tu as à faire, et partons. "
Ratin obéit, et, après l'avoir pressée une dernière fois
sur ses lèvres, il alla déposer l'huître au milieu de sa
famille.
Presque aussitôt, la marée commença à recouvrir le
banc de Samobrives, l'eau envahit les dernières pointes,
et tout disparut jusqu'à l'horizon de la haute mer, dont
le contour se confondait avec celui du ciel.
IV
EPENDANT, à droite, quelques roches sont restées à
découvert. La marée ne peut atteindre leur sommet,
même lorsque la tempête pousse les lames à la côte.
C'est là que le prince et l'enchanteur se sont réfugiés.
Lorsque le banc sera à sec, ils iront chercher la précieuse huître, qui renferme Ratine, et l'emporteront.
Au fond, le prince est furieux. Si puissants que fussent
les princes, et même les rois, ils ne pouvaient rien en ce
temps-là contre les fées, et il en serait encore de même,
si nous revenions jamais à cette heureuse époque.
Et, en effet, voici que Firmenta dit au beau jeune
homme :
" Maintenant que la mer est haute, Raton et les siens
vont remonter d'un échelon vers l'humanité. Je vais les
faire poissons, et, sous cette forme, ils n'auront plus
rien à craindre de leurs ennemis.
- Xlême si on les pêche?... fit observer Ratin.
- Sois tranquille, je veillerai sur eux. "
Par malheur, Gardafour avait entendu la fée et imaginé un plan;
suivi du prince, il se dirigea vers la terre ferme.
Alors la fée étendit sa baguette vers le banc de Samobrives, caché sous les eaux. Les huîtres de la famille
Raton s'entrouvrirent. Il en sortit des poissons frétillants, tout joyeux de cette nouvelle transformation.
Raton, le père, - un brave et digne turbot, avec des
tubercules sur son flanc brunâtre, et qui, s'il n'eût eu
face humaine, vous aurait regardé de ses deux gros
yeux placés sur le côté gauche.
Mme Ratonne, - une vive, avec la forte épine de son
opercule et les piquants acérés de sa première dorsale,
très belle, d'ailleurs, sous ses couleurs changeantes.
Mlle Ratine, - une jolie et élégante dorade de Chine,
presque diaphane, bien attrayante dans son vêtement
mélangé de noir, de rouge et d'azur.
Rata, - un farouche brochet de mer, corps allongé,
bouche fendue jusqu'aux yeux, dents tranchantes, l'air
furieux comme un requin en miniature, et d'une surprenante voracité.
Ratane, - une grosse truite saumonée, avec ses
taches ocellées, couleur de vermillon, les deux croissants
dessinés sur le fond argenté de ses écailles, et qui eût
fait bonne figure sur la table d'un gourmet.
Enfin, le cousin Raté, - un merlan au dos d'un gris
verdâtre. Mais, par une bizarrerie de la nature, ne voilà-t-il pas qu'il n'est qu'à moitié poisson! Oui, l'extrémité
de son corps, au lieu d'être terminée par une queue, est
encore engagée entre deux écailles d'huître. N'est-ce
pas là le comble du ridicule? Pauvre cousin!
Et alors, merlan, truite, brochet, dorade, vive, turbot,
rangés sous les eaux claires, au pied de la roche où
Firmenta agitait sa baguette, semblaient dire :
" Merci, bonne fée, merci! "
V
N ce moment, une masse, venant du large, se dessine
plus nettement. C'est une chaloupe, avec sa grande
misaine rougeâtre et son foc au veut. Elle arrive dans la
baie, poussée par une fraîche brise. Le prince et l'enchanteur sont à bord, et c'est à eux que l'équipage doit
vendre toute sa pêche.
Le chalut a été envoyé à la mer. Dans cette vaste
poche que l'on promène sur le fond sablonneux se
prennent par centaines toutes sortes de poissons, de
mollusques et de crustacés, crabes, crevettes, homards,
limandes, raies, soles, barbues, anges, vives, dorades,
turbots, bars, rougets, grondins, mulets, surmulets et
bien d'autres !
Aussi, quel danger menace la famille Raton, à peine
délivrée de sa prison d'écaille ! Si par malheur le chalut
la ramasse, elle n'en pourra plus sortir ! Alors, le turbot,
la vive, le brochet, la truite, le merlan, saisis par la grosse
main. des matelots, seront jetés dans les paniers des
mareyeurs, expédiés vers quelque grande capitale,
étalés, palpitants encore, sur le marbre des revendeuses, taudis que la dorade, emportée par le prince,
sera à jamais perdue pour son bien-aimé Ratin!
Mais voici le temps qui change. La mer grossit. Le
vent siffle. L'orage éclate. C'est la rafale, c'est la tempête.
Le bateau est horriblement secoué par la houle. Il
n'a pas le temps de relever son chalut qui se rompt,
et, malgré les efforts du timonier, il est drossé vers la
côte et se fracasse sur les récifs. A peine si le prince
Kissador et Gardafour peuvent échapper au naufrage,
grâce au dévouement des pêcheurs.
C'est la bonne fée, mes chers enfants, qui a déchaîné
cet orage pour le salut de la famille Raton. Elle est toujours là, accompagnée du beau jeune homme, et sa
merveilleuse baguette à la main.
Raton et les siens frétillent sous les eaux...
Alors Raton et les siens frétillent sous les eaux qui
se calment. Le turbot se tourne et se retourne, la vive
nage coquettement, le brochet ouvre et ferme ses vigoureuses mâchoires, dans lesquelles s'engouffrent de
petits poissons, la truite fait des grâces, et le merlan,
que gênent ses écailles, se meut gauchement. Quant
à la jolie dorade, elle semble attendre que Ratin se
précipite sous les eaux pour la rejoindre!... Oui! il
le voudrait, mais la fée le retient.
" Non, dit-elle, pas avant que Ratine n'ait repris la
forme sous laquelle elle a d'abord su te plaire! "
VI
NE fort jolie ville, que la ville de Ratopolis. Elle est
située dans un royaume dont j'ai oublié le nom, qui
n'est ni en Europe, ni en Asie, ni en Afrique, ni en
Océanie, ni en Amérique, bien qu'il se trouve quelque
part.
En tout cas, le paysage, autour de Ratopolis, ressemble
beaucoup à un paysage hollandais. C'est frais, c'est
vert, c'est propre, avec des cours d'eau limpides, des
berceaux ombragés de beaux arbres, des prairies
grasses où paissent les plus heureux troupeaux du
inonde.
Une fort jolie ville, que la ville de Ratopolis...
Comme toutes les villes, Ratopolis a des rues, des
places, des boulevards; mais ces boulevards, ces places,
ces rues, sont bordés de fromages magnifiques, en
guise de maisons : des gruyères, des croûte-rouges,
des mareuils, des chesters de vingt espèces. Ils sont
creusés à l'intérieur en étages, appartements, chambres.
C'est là que vit, en république, une nombreuse population de rats, sage, modeste et prévoyante.
Il pouvait être sept heures du soir, un dimanche.
En famille, rats et rates se promenaient pour respirer
la fraîcheur. Après avoir bien travaillé toute la semaine
à refaire les provisions du ménage, ils se reposaient le
septième jour.
Or, le prince Kissador était alors à Ratopolis, accompagné de l'inséparable Gardafour. Ayant appris que
les membres de la famille Raton, après avoir été poissons pendant quelque temps, étaient redevenus rats,
ils s'occupaient à leur préparer de secrètes embûches.
" Quand je songe, répétait le prince, que c'est encore
à cette fée maudite qu'ils doivent leur nouvelle transformation!
- Eh ! tant mieux, répondait Gardafour. Ils seront
maintenant plus faciles à prendre. Des poissons, cela
s'échappe trop aisément. A présent, les voilà rats ou
rates, et nous saurons bien nous en emparer, et, une
fois en votre pouvoir, ajouta l'enchanteur, la belle Ratine finira par être folle de votre seigneurie. "
A ce discours, le fat se rengorgeait, se pavanait,
lançait des oeillades aux jolies rates en promenade.
" Gardafour, dit-il, tout est prêt?
- Tout, mon prince, et Ratine n'échappera pas au
piège que je lui ai tendu. "
Et Gardafour montrait un élégant berceau de feuillage, disposé au coin de la place.
" Ce berceau cache un piège, dit-il, et je vous promets
que la belle sera aujourd'hui même dans le palais de
votre seigneurie, où elle ne. pourra résister aux grâces
de votre esprit et aux séductions de votre personne. "
Et l'imbécile de gober ces grosses flatteries de l'enchanteur!
" La voilà, dit Gardafour. Venez, mon prince, il
ne faut pas qu'elle nous aperçoive. "
Tous deux gagnèrent la rue voisine.
C'était Ratine, en effet, mais Ratin l'accompagnait
pour rentrer au logis. Qu'elle était charmante, avec
sa jolie figure de blonde et sa gracieuse tournure de
rate ! Et le jeune homme lui disait :
" Ah ! chère Ratine, que n'es-tu déjà une demoiselle !
Si, pour t'épouser tout de suite, j'avais pu redevenir
rat, je n'aurais pas hésité. Mais cela est impossible.
- Eh bien, mon cher Ratin, il faut attendre...
- Attendre! Toujours attendre! '
- Qu'importe, puisque tu sais que je t'aime et ne
serai jamais qu'à toi. D'ailleurs la bonne fée nous protège, et nous n'avons plus rien à craindre du méchant
Gardafour, ni du prince Kissador.
- Cet impertinent, s'écria Ratin, ce sot que je corrigerai...
- Non, mon Ratin, non, ne lui cherche pas querelle! Il a des gardes qui le défendraient... Aie patience,
puisqu'il le faut, et confiance, puisque je t'aime! "
Tandis que Ratine disait si gentiment ces choses,
le jeune. homme la pressait sur son coeur, lui baisait ses petites pattes.
Et comme elle se sentait un peu fatiguée de sa promenade :
" Ratin, dit-elle, voilà le berceau sous lequel j'ai l'habitude de me reposer. Va à la maison prévenir mon père et
ma mère qu'ils me retrouveront ici pour aller à la fête. "
Et Ratine se glissa sous le berceau.
Soudain il se fit un bruit sec, comme le craquement d'un ressort qui se détend...
Le feuillage cachait une perfide ratière, et Ratine,
qui ne pouvait s'en défier, venait de toucher le ressort.
Brusquement, une grille s'était abattue devant le berceau, et maintenant elle était prise!
Ratin jeta un cri de colère, auquel répondit le cri de
désespoir de Ratine, auquel répondit le cri de triomphe
de Gardafour, qui accourait avec le prince Kissador.
En vain le jeune homme s'accrochait-il à la grille
pour en briser les barreaux, en vain voulut-il se jeter
sur le prince.
Le mieux était d'aller chercher du secours pour délivrer la malheureuse Ratine, et c'est ce que fit Ratin en
s'échappant par la grande rue de Ratopolis.
Pendant ce temps, Ratine était extraite de la ratière,
et le prince Kissador lui disait le plus galamment du
monde :
" Je te tiens, petite, et maintenant, tu ne m'échapperas
plus! "
VII
'ÉTAIT l'une des plus élégantes maisons de Ratopolis
- un magnifique fromage de Hollande - qu'habitait la famille Raton. Le salon, la salle à manger, les
chambres à coucher, toutes les pièces nécessaires au service, étaient distribuées avec goût et confort. C'est
que Ratton et les siens comptaient parmi les notables de
la ville, et jouissaient de l'estime universelle.
Ce retour à son ancienne situation n'avait point enflé
le coeur de ce digne philosophe. Ce qu'il avait été,
il ne devait pas cesser de l'être, modeste dans ses ambitions,
un vrai sage dont la Fontaine eût fait le président de son conseil de rats. On se fût toujours bien
trouvé de suivre ses avis. Seulement il était devenu
goutteux et marchait avec une béquille, 1orsque la
goutte ne le retenait pas dans son grand fauteuil.
Il attribuait cela à l'humidité du banc de Samobrives,
où il avait végété plusieurs mois. Bien qu'il eût été aux
eaux réputées les meilleures, il en était revenu plus
goutteux qu'avant. Cela était d'autant plus fâcheux
pour lui, que, phénomène très bizarre, cette goutte
le rendait impropre à toute métamorphose ultérieure.
En effet, la métempsycose ne pouvait s'exercer sur
les individus atteints de cette maladie des riches. Raton
resterait donc rat, tant qu'il serait goutteux.
Mais Ratonne, elle, n'était pas philosophe. Voyez-vous
sa situation, alors que, promue dame et grande dame,
elle aurait pour mari un simple rat, et un rat goutteux encore !
Cela serait à mourir de honte ! Aussi était-elle plus
acariâtre, plus irritable que jamais, cherchant noise à son époux,
gourmandant ses servantes, à propos d'ordres mal exécutés
parce qu'ils étaient mal donnés, faisant la vie dure à toute la maison.
" Il faudra pourtant vous guérir, monsieur, disait-elle, et je saurai
bien vous y contraindre!
- Je ne demanderais pas mieux, ma bonne, répondait
Raton, mais je crains que ce ne soit impossible, et je
devrai me résigner à rester rat...
- Rat! moi, la femme d'un rat! et de quoi aurai-je
l'air?... Et ne voilà-t-il pas, d'autre part, notre fille
amoureuse d'un garçon qui n'a pas le sou !... Quelle
honte ! Supposez que je sois princesse un jour, Ratine
sera princesse aussi...
- C'est donc que je serai prince, répliqua Raton, non
sans une pointe de malice.
- Vous, prince, avec une queue et des pattes!
Voyez-vous le beau seigneur! "
C'est ainsi que, toute la journée, on entendait geindre
dame Ratonne. Le plus souvent, elle essayait de passer
sa mauvaise humeur sur le cousin Raté. Il est vrai que
le pauvre cousin ne cessait de prêter à la plaisanterie.
Cette fois encore, la métamorphose n'avait pas été
complète.
Il n'était rat qu'à moitié, - rat par-devant, mais
poisson par-derrière avec une queue de merlan, ce
qui le rendait absolument grotesque. Dans ces conditions, allez
donc plaire à la belle Ratine, ou même aux jolies autres rates de Ratopolis!
" Mais, qu'ai-je donc t'ait à la nature, pour qu'elle me
traite ainsi, s'écriait-il, qu'ai-je donc fait?
- Veux-tu bien cacher cette vilaine queue! disait
dame Ratonne.
- Je ne peux pas, ma tante!
- Eh bien, coupe-la, imbécile, coupe-la! "
Et le cuisinier Rata offrait de procéder à cette section,
puis d'accommoder cette queue de merlan d'une
façon supérieure. Quel régal c'eût été pour un jour
de fête tel que celui-ci!
Jour de fête à Ratopolis? Oui, mes chers enfants!
Aussi la famille Raton se proposait-elle de prendre
part aux réjouissances publiques. Elle n'attendait
plus pour partir que le retour de Ratine.
En ce moment, un carrosse s'arrêta à la porte de la
maison. C'était celui de la fée Firmenta en costume
de brocart et d'or, qui venait rendre visite à ses protégés.
Si elle souriait parfois des ambitions risibles de
Ratonne, des jactances ridicules de Rata, des bêtises de
Ratane, des lamentations du cousin Raté, elle faisait
grand cas du bon sens de Raton, elle adorait la charmante
Ratine et s'employait au succès de son mariage.
Et, en sa présence, dame Ratonne n'osait plus reprocher
au beau jeune homme de ne pas même être prince.
On fit donc accueil à la fée, sans lui ménager les
remerciements pour tout ce qu'elle avait fait et ferait
encore.
" Car nous avans bien besoin de vous, madame la
fée! dit Ratonne. Ah! quand serai-je dame?
- Patience, patience, répondit Firimenta. Il faut
laisser opérer la nature, et cela demande un certain
temps.
- Mais pourquoi veut-elle que j'aie une queue de
merlan, quoique je sois redevenu rat ? s'écria le cousin
en faisant une mine pitoyable. Madame la fée, ne
pourrait-on m'en débarrasser?...
- Hélas! non, répondit Firmenta, et, vraiment, vous
n'avez pas de chance. C'est votre nom de Raté qui veut
cela, probablement. Espérons cependant que vous
n'aurez point une queue de rat quand vous deviendrez oiseau!
- Oh! s'écria dame Ratonne, que je voudrais donc
être une reine de volière!
- Et moi, une belle grosse dinde truffée! dit naïvement la bonne Ratane.
- Et moi, un roi de basse-cour! ajouta Rata.
- Vous serez ce que vous serez, riposta le père
Raton. Quant à moi, je suis rat, et le resterai grâce à ma
goutte, et mieux vaut l'être, après tout, que de se retrousser les plumes,
comme bien des oiseaux de ma connaissance ! "
En ce moment, la porte s'ouvrit, le jeune Ratin
parut, pâle, défait. En quelques mots, il eut raconté
l'histoire de la ratière, et comment Ratine était tombée
dans le piège du perfide Gardafour.
" Ah ! c'est ainsi, répondit la fée. Tu veux lutter encore,
maudit enchanteur! Soit! A nous deux! "
VIII
OUI, mes chers enfants, tout Ratopolis est en fête,
et cela vous eût bien amusés, si vos parents avaient
pu vous y conduire. Jugez donc! Partout de larges
arceaux avec des transparents de mille couleurs, des
arcs de feuillage au-dessus des rues pavoisées, des
maisons tendues de tapisseries, des pièces d'artifices
se croisant dans les airs, de la musique à chaque coin
de carrefour, et, je vous prie de le croire, les rats en
montreraient aux meilleurs orphéons du monde. Ils
ont de petites voix douces, douces, des voix de flûte
d'un charme inexprimable. Et, comme ils interprètent
les oeuvres de leurs compositeurs : les Rassini, les
Ragner, les Rassenet et tant d'autres maîtres!
Mais, ce qui eût excité votre admiration, c'est un
cortège de tous les rats de l'univers et de tous ceux
qui, sans être rats, ont mérité ce nom significatif.
On y voit des rats qui ressemblent à Harpagon, portant
sous la patte leur précieuse cassette d'avare; des
rats à poils, vieux grognards, dont la guerre a fait des
héros, toujours prêts à égorger le genre humain pour
conquérir un galon de plus; des rats à trompe, avec
une vraie queue sur le nez, comme en fabriquent ces
farceurs de zouaves africains; des rats d'église, humbles
et modestes; des rats de cave, habitués à fourrer leur
museau dans la marchandise pour le compte des gouvernements; et surtout des quantités fabuleuses de ces
gentils rats de la danse qui exécutent les passes et contrepasses d'un ballet d'opéra !
C'est au milieu de ce concours de beau monde que
s'avançait la. famille Raton, conduite par la fée. Mais elle
ne voyait rien de cet éblouissant spectacle. Elle ne songeait qu'à Ratine, la pauvre Ratine, enlevée à l'amour
de ses père et mère, comme à l'amour de son fiancé !
On arriva ainsi sur la grande place. Si la ratière était
toujours sous le berceau, Ratine ne s'y trouvait plus.
" Rendez-moi ma fille! " s'écriait dame Ratonne, dont
toute l'ambition n'allait plus qu'à retrouver son enfant,
et cela faisait réellement pitié de l'entendre.
La fée essayait en vain de dissimuler sa colère contre
Gardafour. On le voyait à ses lèvres pincées, à ses yeux
qui avaient perdu leur douceur habituelle.
Un grand brouhaha s'éleva alors au fond de la place.
C'était un cortège de princes, de ducs, de marquis,
enfin des plus magnifiques seigneurs en costumes
superbes, précédés de gardes armés de toutes pièces.
En tête du principal groupe se détachait le prince
Kissador, distribuant des sourires, des saluts protecteurs à toutes ces petites gens qui lui faisaient la
cour.
Puis, en arrière, au milieu des serviteurs, se traînait
une pauvre et jolie rate. C'était Ratine, si surveillée,
si entourée, qu'elle ne pouvait songer à fuir. Ses doux
yeux pleins de larmes en disaient plus que je ne saurais
vous en dire. Gardafour, marchant près d'elle, ne la
quittait pas du regard. Ah ! il la tenait bien, cette fois!
" Ratine... ma fille !...
-Ratine... ma fiancée! " s'écrièrent Ratonne et
Ratin, qui essayèrent vainement d'arriver jusqu'à elle.
Il fallait voir les ricanements dont le prince Kissador
saluait la famille Raton, et quel coup d'oeil provocateur
Gardafour lançait à la fée Firmenta. Bien qu'il fût
privé de son pouvoir de génie, il avait triomphé, rien
qu'en employant une simple ratière. Et, en môme temps,
les seigneurs complimentaient le prince sur sa conquête.
Avec quelle fatuité le sot recevait ces compliments!
Soudain la fée étend le bras, agite sa baguette, et
aussitôt s'opère une nouvelle métamorphose.
Si le père Raton reste rat, voilà dame Ratonne changée
en perruche, Rata en paon, Ratane en nie, et le cousin
Raté en héron. Mais, toujours sa mauvaise chance,
et au lieu d'une belle queue d'oiseau, c'est une maigre
queue de rat qui frétille sous son plumage!
Au même moment, une colombe s'enlève légèrement
du groupe des seigneurs : c'est Ratine!
Que l'on juge de l'hébétement du prince Kissador
de la colère de Gardafour! Et les voilà tous, courtisans et serviteurs, à la poursuite de Ratine, qui s'enfuit
à tire-d'aile.
Le décor a changé. Ce n'est plus la grande place de
Ratopolis, c'est un paysage admirable dans un cadre de
grands arbres. Et des divers coins du ciel s'approchent
mille oiseaux, qui viennent faire accueil à leurs nouveaux
frères aériens.
Alors dame Ratonne, fière de son plumage, heureuse
de son caquetage, se livre aux ébats les plus gracieux,
taudis que, toute honteuse la bonne Ratane ne sait plus
où cacher ses pattes d'oie.
De son côté, Rata - dom Rata, s'il vous plaît - fait
la roue, comme s'il avait été paon toute sa vie, tandis
que le pauvre cousin murmure à voix basse :
" Raté encore!... Raté toujours! "
Mais voici qu'une colombe traverse l'espace, en
poussant de petits cris joyeux, décrit des courbes élégantes, et vient se poser légèrement sur l'épaule du
beau jeune homme.
C'est la charmante Ratine, et on peut l'entendre qui
murmure à l'oreille de son fiancé en battant de l'aile :
" Je t'aime, mon Ratin, je t'aime! "
IX
Où sommes-nous, mes chers enfants? Toujours dans
un de ces pays que je ne connais pas, dont je ne pourrais
dire le nom. Mais celui-ci, avec ses vastes paysages
encadrés d'arbres de la zone tropicale, ses temples qui
se découpent un peu crûment sur un ciel très bleu, il
ressemble à l'Inde, et ses habitants à des Hindous.
Entrons dans ce caravansérail, une sorte d'immense
auberge, ouverte à tout venant. C'est là qu'est réunie
la famille Raton, au complet. Suivant le conseil de la
fée Firmenta, elle s'est mise en voyage. Le plus sûr,
c'était de quitter Ratopolis, pour échapper aux vengeances du prince, tant que l'un ne serait pas assez fort
pour se défendre. Ratonne, Ratane, Ratine, Rata et
Raté ne sont encore que de simples volatiles. Qu'ils
deviennent des fauves, et il ne sera plus si facile d'en
avoir raison.
Oui, de simples volatiles, parmi lesquels Ratane a été
une des moins favorisées. Aussi se promène-t-elle
seule dans la cour du caravansérail.
" Hélas! hélas! s'écrie-t-elle, après avoir été une
truite élégante, une rate qui a su plaire, être devenue
une oie, une oie domestique, une de ces oies de bassecour que n'importe quel cuisinier peut farcir de
marrons! "
Et elle soupirait à cette idée, ajoutant :
" Qui sait même si mon mari n'aura pas la pensée de
le faire? C'est qu'il me dédaigne, à présent! Comment
voulez-vous qu'un paon si majestueux ait la moindre
considération pour une oie si vulgaire? Si encore
j'étais dinde!... Mais non! Et Rata ne me trouve plus
à son goût! "
Et cela ne parut que trop, lorsque le vaniteux Rata
entra dans la cour. Mais aussi quel beau paon ! Il agite
sa légère et mobile aigrette, peinte des plus brillantes
couleurs. Il hérisse son plumage, qui semble brodé de
fleurs et chargé de pierres précieuses. Il déploie largement le superbe éventail de ses plumes et les barbes
soyeuses qui recouvrent ses pennes caudales. Comment
cet admirable oiseau pourrait-il s'abaisser jusqu'à cette
oie si peu attrayante sous son duvet gris cendré et son
manteau brun?
" Mon cher Rata! dit-elle.
- Qui ose prononcer mon nom ? réplique le paon.
- Moi!
- Une oie! Quelle est cette oie?
- Je suis votre Ratane!
- Ah! fi! quelle horreur! Passez chemin, je vous prie! "
Vraiment la vanité fait dire des sottises.
C'est que l'exemple lui venait de haut, à cet
orgueilleux. Est-ce que sa maîtresse Ratonne montrait
plus de bon sens? Est-ce qu'elle ne traitait pas aussi
dédaigneusement son époux?
Et, précisément, la voilà qui l'ait Sun entrée, accompagnée de son mari, de sa fille, de Ratin et du cousin Raté.
Ratine est ravissante en colombe, avec son plumage
cendré bleuâtre, le dessous de son couvert doré, à
nuances changeantes, sa poitrine d'un roux vénitien,
et la délicate tache blanche qui la marque à chaque
aile.
Aussi, comme Ratin la dévore des yeux! Et quel
mélodieux ron-ron elle fait entendre en voletant autour
du beau jeune homme!
Le père Raton, appuyé sur sa béquille, regardait sa
fille avec admiration. Comme il la trouvait belle! Mais,
ce qui est certain, c'est que dame Ratonne se trouvait
plus belle encore.
Ah ! que la nature avait bien fait de la métamorphoser
en perruche ! Elle bavardait, elle bavardait. Elle étageait
sa queue à rendre jaloux dom Rata lui-même. Si vous
l'aviez vue, quand elle se plaçait dans un rayon de soleil
pour faire miroiter le duvet jaune de son cou, lorsqu'elle
agitait ses plumes vertes et ses rémiges bleuâtres ! C'était,
en vérité, un des plus admirables spécimens des perruches de l'Orient.
" Eh bien, es-tu contente de ta destinée, bobonne? lui demanda Raton.
- Il n'y a plus ici de bobone! répondit-elle d'un
ton sec. Je vous prie de mesurer vos expressions et de
ne pas oublier la distance qui nous sépare maintenant!
- Moi! ton mari?...
- Un rat, le mari d'une perruche! Vous êtes fou, mon cher! "
Et dame Ratonne de se rengorger, tandis que Rata
se pavanait près d'elle.
Raton fit un petit signe d'amitié à sa servante, qui
n'avait point démérité à ses yeux. Puis il se dit :
" Ah ! les femmes! les femmes ! Les voyez-vous, lorsque
la vanité leur tourne la tête, - et même quand elle ne
la leur tourne pas! Mais, soyons philosophe! "
Et, pendant cette scène de famille, que devenait le
cousin Raté avec cet appendice qui n'appartient même
pas à son espèce? Après avoir été rat avec une queue
de merlan, être héron avec une queue de rat! Si cela
continuait de la sorte, à mesure qu'il s'élèverait dans
l'échelle des êtres, ce serait déplorable! Aussi, demeurait-il là, dans un coin de la cour, perché sur une patte,
ainsi que le font les hérons pensifs., montrant le devant
de son corps dont la blancheur se relevait de petites
lames noires, son plumage cendré, et sa huppe mélancoliquement rabattue en arrière.
Il fut alors question de continuer le voyage, afin
d'admirer le pays dans toute sa beauté.
Mais dame Ratonne n'admirait qu'elle, et dom Rata
n'admirait que lui. Ni l'un ni l'autre ne regardaient
ces incomparables paysages, leur préférant villes et
bourgades, afin d'y déployer leurs grâces.
Enfin, on discutait là-dessus, lorsqu'un nouveau
personnage parut à la porte du caravansérail.
C'était un de ces guides du pays, vêtu à la mode
hindoue, qui venait offrir ses services aux voyageurs.
" Mon ami, lui demanda Raton, qu'y a-t-il de curieux à voir?
- Une merveille sans égale, répondit le guide, c'est
le grand sphinx du désert.
- Du désert! fit dédaigneusement dame Ratonne.
- Nous ne sommes point venus pour visiter un
désert, ajouta dom Rata.
- Oh! répondit le guide, un désert qui n'en sera
plus un aujourd'hui, car c'est la fête du sphinx, et on
vient l'adorer de tous les coins du monde. "
Cela était bien pour engager nos vaniteux volatiles
à lui rendre visite. Peu importait, d'ailleurs, à Ratine
et à son fiancé en quel endroit on les conduirait, pourvu
qu'ils y allassent ensemble. Quant au cousin Raté et
à la bonne Ratane, c'est précisément au fond d'un désert
qu'ils eussent voulu se réfugier.
" En route, dit dame Ratonne.
- En route", répondit le guide.
Un instant après, tous avaient quitté le caravansérail, sans se douter que ce guide fût l'enchanteur
Gardafour, méconnaissable sous son déguisement,
et qui les attirait dans un nouveau piège.
X
QUEL superbe Sphinx, infiniment plus beau que ces
sphinx d'Égypte, si célèbres pourtant! Celui-là s'appelait le sphinx de Romiradour, et c'était la huitième
merveille de l'univers.
La famille Raton venait d'arriver à la lisière d'une vaste plaine, entourée de forêts épaisses, que dominait
en arrière une chaîne de montagnes revêtues de neiges éternelles.
Au milieu de cette plaine, figurez-vous un animal
taillé dans le marbre. Il est couché sur l'herbe, la face
droite, les pattes de devant croisées l'une sur l'autre,
le corps allongé comme une colline. Il mesure au moins
cinq cents pieds de longueur sur cent de large, et sa
tête s'élève à quatre-vingts pieds au-dessus du sol.
Ce sphinx a bien l'air indéchiffrable qui distingue
ses confrères. jamais il n'a livré le secret qu'il garde
depuis des milliers de siècles. Et cependant son vaste
cerveau est ouvert à quiconque veut le visiter. On y
pénètre par une porte ménagée entre les pattes. Des
escaliers intérieurs donnent accès à ses yeux, à ses
oreilles, à son nez, à sa bouche, et jusque dans cette
forêt de cheveux qui hérisse son crâne.
Au surplus, pour bien vous rendre compte de l'énormité de ce monstre, sachez que dix persunnes tiendraient
à l'aise dans l'orbite de ses yeux, trente dans le pavillon de ses oreilles, quarante entre les cartillages de son
nez, soixante dans sa bouche, où l'on pourrait donner un
bal, et une centaine dans sa chevelure touffue comme
une forêt d'Amérique. Aussi, de partout vient-on,
non pas le consulter, puisqu'il ne veut rien répondre,
de peur de se tromper, mais le visiter comme on fait de
la statue de saint Charles, dans une des îles du lac
Majeur.
On me permettra, mes chers enfants, de ne pas insister davantage sur la description de cette merveille qui
t'ait honneur au génie de l'homme. Ni les pyramides
d'Égypte, ni les jardins suspendus de Babylone,
ni le colosse de Rhodes, ni le phare d'Alexandrie, ni
la tour Eiffel, ne peuvent lui être comparés. Lorsque les
géographes seront enfin fixés sur le pays llù se trouve
le grand sphinx de Romiradour, je compte bien que vous
irez lui rendre visite pendant vos vacances.
Mais Gardafour le connaissait, lui, et c'est là qu'il
conduisait la famille Raton. En lui disant qu'il y avait
grand concours de populaire dans le pays, il l'avait
indignement trompée. Voilà qui allait singulièrement
contrarier le paon et la perruche! Du superbe sphinx
ils ne se souciaient guère.
Comme vous le pensez, il y avait eu un plan arrêté
entre l'enchanteur et le prince Kissador. Aussi le prince
était-il là, sur la lisière d'une forêt voisine, avec une
centaine de ses gardes. Dès que la famille Raton aurait
pénétré dans le sphinx, on l'y prendrait comme en
une ratière. Si cent hommes ne parvenaient pas à
s'emparer de cinq oiseaux, d'un rat et d'un jeune
amoureux, c'est que ceux-ci seraient protégés par
quelque puissance surnaturelle.
En les attendant, le prince allait et venait. Il donnait
les signes de la plus vive impatience. Avoir été vaincu
dans ses entreprises contre la belle Ratine! Ah ! quelle
vengeance il eût tiré de cette famille si Gardafour avait
recouvré son pouvoir! Mais l'enchanteur était encore
réduit à l'impuissance pour quelques semaines.
Enfin, cette fois, toutes les mesures avaient été si bien
prises, que vraisemblablement, ni Ratine, ni les siens
n'échapperaient aux machinations de leur persécuteur.
En ce moment, Gardafour se montra en tête de la
petite caravane, et le prince, entouré de ses gardes, se
tint prêt à intervenir.
XI
LE père Raton marchait d'un bon pas, malgré sa goutte.
La colombe, décrivant de grands cercles dans l'espace,
venait de temps en temps se poser sur l'épaule de Ratin.
La perruche, voltigeant d'arbre en arbre, s'élevait pour
tâcher d'apercevoir la foule promise. Le paon tenait sa
queue soigneusement repliée, pour ne pas la déchirer
aux épines, tandis que Ratane se dandinait sur ses
larges pattes. Derrière eux, le héron, bec baissé, frappait
rageusement l'air de sa queue de rat. Il avait bien essayé
de la fourrer dans sa poche, je veux dire sous son aile,
mais il avait dû y renoncer, parce que celle-ci était trop
courte.
Quelle irruption inattendue se fait à travers la porte disjointe !...
Enfin, les voyageurs arrivèrent au pied du sphinx.
jamais ils n'avaient rien vu de si beau.
Cependant dame Ratonne et dom Rata interrogeaient le guide, disant :
" Et ce grand concours de monde que vous nous avez promis?
- Dès que vous aurez atteint la tête du monstre,
répondit l'enchanteur, vous dominerez la foule, et
vous serez vus de plusieurs lieues à la ronde.
- Eh bien, entrons vite!
- Entrons. "
Tous pénétrèrent à l'intérieur, sans défiance. Ils
ne s'aperçurent même pas que le guide était resté en
dehors, après avoir refermé sur eux la porte ménagée
entre les pattes du gigantesque animal.
Au-dedans régnait une demi-clarté, qui se glissait par
les ouvertures de la face, le long des escaliers intérieurs.
Après quelques instants, on put voir Raton se promenant entre les lèvres du sphinx, dame Ratonne
voletant sur le bout du nez où elle se livrait aux plus
coquets ébats, dom Rata au sommet du crâne, faisant
une roue à éclipser les rayons du soleil.
Le jeune Ratin et la jeune Ratine étaient placés
dans le pavillon de l'oreille droite, où ils se chuchotaient
les plus douces choses.
Dans l'oeil droit se tenait Ratane, dont on ne pouvait
apercevoir le modeste plumage; dans l'oeil gauche, le
cousin Raté, dissimulant de son mieux sa queue lamentable.
De ces divers points de la face, la famille Raton se
trouvait heureusement postée pour contempler le
splendide panorama qui se déroulait jusqu'aux extrêmes
limites de l'horizon.
Le temps était superbe, pas un seul nuage au ciel,
pas une vapeur à la surface du sol.
Soudain une masse animée se dessine sur la lisière
de la forêt. Elle s'avance, elle s'approche. Est-ce donc
la foule des adorateurs du sphinx de Romiradour?
Non! Ce sont des gens armés de piques, de sabres,
d'arcs, d'arbalètes, marchant en pe1oton serré. Ils ne
peuvent avoir que de mauvais desseins.
En effet, le prince Kissador est à leur tête, suivi
de l'enchanteur, qui a quitté ses vêtements de guide.
La famille Raton se sent perdue, à moins que ceux de
ses membres qui ont des ailes ne s'envolent à travers
l'espace.
" Fuis, ma chère Ratine, lui crie son fiancé. Fuis!...
Laisse-moi aux mains de ces misérables!
- T'abandonner... Jamais! " répond Ratine.
Et d'ailleurs, c'eût été trop imprudent. Une flèche
aurait pu percer la colombe, et aussi la perruche, le
paon, l'oie, le héron. Mieux valait se cacher dans les
profondeurs du sphinx. Peut-être réussirait-on à s'échapper quand la nuit serait venue, à se sauver par quelque
issue secrète, sans rien craindre des arbalétriers du prince.
Ah! combien il était regrettable que la fée Firmenta
n'eût pas accompagné ses protégés au cours de ce
voyage!
Cependant le beau jeune homme avait eu une idée,
et très simple, comme toutes les bonnes idées : c'était
de barricader la porte à l'intérieur, et c'est ce qui fut
fait sans retard.
Il était temps, car le prince Kissador, Gardafour et
les gardes, arrêtés à quelques pas du sphinx, interpellaient les prisonniers pour les sommer de se rendre.
Un " non! " bien accentué, qui sortit des lèvres du
monstre, ce fut la seule réponse qu'ils obtinrent.
Alors, les gardes de se précipiter vers la porte, et,
comme ils l'assaillirent avec d'énormes quartiers de
roches, il fut manifeste qu'elle ne tarderait pas à céder.
Mais, voici qu'une légère vapeur enveloppe la chevelure du sphinx, et, se dégageant de ses dernières
volutes, la fée Firmenta apparaît debout sur la tête
du sphinx de Romiradour.
A cette miraculeuse apparition, les gardes reculent. Mais
Gardafour parvient à les ramener à l'assaut, et les ais de
la porte commencent à s'ébranler sous leurs coups.
En ce moment, la fée abaisse vers le sol la baguette
qui tremble dans sa main.
Quelle irruption inattendue se fait à travers la porte
disjointe!
Une tigresse, un ours, une panthère, se précipitent
sur les gardes. La tigresse, c'est Ratonne, avec son
pelage fauve. l'ours, c'est Rata, le poil hérissé, les
griffes ouvertes. La panthère, c'est Ratane, qui bondit
effroyablement. Cette dernière métamorphose a changé
les trois volatiles en bêtes féroces.
En même temps, Ratine s'est transformée en une biche
élégante, et le cousin Raté a pris la forme d'un baudet,
qui brait avec une voix terrible. Mais - voyez le mauvais
sort ! - il a conservé sa queue de héron, et c'est une
queue d'oiseau qui pend à l'extrémité de sa croupe!
Décidément il est impossible de fuir sa destinée.
A la vue des trois formidables fauves, les gardes
n'ont pas hésité un instant; ils ont détalé comme s'ils
avaient le feu à leurs trousses. Rien n'aurait pu les
retenir, d'autant plus que le prince Kissador et Gardafour
leur ont donné l'exemple. D'être dévorés vivants,
cela ne leur convenait pas, paraît-il.
Mais, si le prince et l'enchanteur ont pu gagner la
forêt, quelques-uns de leurs gardes tint été moins
heureux. La tigresse, l'ours et la panthère étaient
parvenus à leur barrer la route. Aussi les pauvres
diables ne songèrent-ils qu'à chercher refuge à l'intérieur du sphinx, et bientôt on les vit allant et venant
dans sa vaste bouche.
Pour une mauvaise idée, c'était une mauvaise idée, et
lorsqu'ils le reconnurent, il était trop tard.
En effet, la fée Firmenta étend de nouveau sa baguette,
et des hurlements épouvantables se propagent comme
les éclats de la foudre à travers l'espace.
Le sphinx vient de se changer en lion.
Et quel lion ! Sa crinière se hérisse, ses yeux jettent des
flammes, ses mâchoires s'ouvrent, se ferment et commencent leur oeuvre de mastication... Un instant après,
les gardes du prince Kissador ont été broyés par les
dents du formidable animal.
Alors la fée Firmenta saute légèrement sur le sol.
A ses pieds viennent ramper la tigresse, 1'ours, la panthère, comme font les animaux féroces aux pieds de la
dompteuse qui les tient sous son regard.
C'est depuis cette époque que le sphinx est devenu le lion de Romiradour.
XII
UN certain temps s'est écoulé. La famille Raton a définitivement conquis la forme humaine, - sauf le père qui,
toujours aussi goutteux que philosophe, est resté rat.
A sa place, d'autres se seraient dépités, ils auraient
crié à l'injustice du sort, maudit l'existence. Lui se
contentait de sourire, heureux, disait-il, de n'avoir
rien à changer à ses habitudes.
Quoi qu'il en soit, tout rat qu'il est, c'est un riche
seigneur. Comme sa femme n'eût point consenti à
habiter son vieux fromage de Ratopolis, c'est dans une
grande cité, la capitale d'un pays encore inconnu, qu'il
occupe un palais somptueux, sans en être plus fier pour
cela. La fierté, ou plutôt la vanité, il la laisse à dame
Ratonne, dev.enue duchesse. Il faut la voir se promener
dans ses appartements dont elle finira par user les
glaces à force de s'y regarder!
Ce jour-là, du reste, le duc Raton a brossé son poil
avec le plus grand soin, et fait autant de toilette qu'on
en peut attendre d'un rat. Quant à la duchesse, elle
s'est parée de ses plus beaux. atours : robe à ramages,
où se mélangent le velours frappé, le crêpe de Chine,
le surah, la peluche, le satin, le brocart et la moire;
corsage à la Henri II ; traîne brodée de jais, de saphirs
et de perles, longue de plusieurs aunes, remplaçant
les diverses queues qu'elle portait avant d'être femme ;
diamants qui jettent des feux étincelants ; dentelles que
l'habile Arachné n'aurait pu faire ni plus fines, ni plus
riches; chapeau Rembrandt, sur lequel s'étage un parterre de fleurs; enfin, tout ce qu'il y a de plus à la
mode.
Mais, demanderez-vous, pourquoi ce luxe d'ajustement? Le voici :
C'est aujourd'hui que l'on a célébrer, dans la chapelle du palais, le mariage de la charmante Ratine avec
le prince Ratin. Oui, il est devenu prince, pour plaire
à sa belle-mère. - Et comment? - En achetant une
principauté. - Bon! Les principautés, bien qu'elles
soient en baisse, doivent coûter assez cher!.. - Sans
doute ! Aussi Ratin a-t-il consacré à cette acquisition une
partie du prix de la perle, - vous n'avez point oublié,
la fameuse perle, trouvée dans l'huître de Ratine,
qui valait plusieurs millions!
Il est donc riche. Pourtant ne croyez pas que la
richesse ait modifié ses goûts ni ceux de sa fiancée qui
va devenir princesse en l'épousant. Non ! Bien que sa
mère soit duchesse, elle est toujours la jeune fille modeste
que vous connaissez, et le prince Ratin en est plus épris
que jamais. Elle est si belle dans sa toilette blanche,
enguirlandée de fleurs d'oranger!
Il va sans dire que la fée Firmenta est venue assister
à ce mariage, qui est un peu son oeuvre.
C'est donc un grand jour pour toute la famille. Aussi
dom Rata est-il superbe. En sa qualité d'ex-cuisinier,
il est devenu homme politique. Rien de beau comme
son habit de pair, qui a dû lui coûter gros, car, en le
retournant, on peut en l'aire un habit de sénateur,
- ce qui est très avantageux.
Ratane, elle, n'est plus une oie, à sa grande satisfaction : c'est une dame pour accompagner. Son époux
s'est fait pardonner ses dédaigneuses manières d'autrefois. Il lui est revenu tout entier, et se montre même un
peu jaloux des seigneurs qui papillonnent autour de son épouse.
Quant au cousin Raté... Niais il va entrer tout à l'heure,
et vous pourrez le contempler à votre aise.
Les invités sont réunis dans le grand salon constellé
de lumières, embaumé du parfum des fleurs, orné
des meubles les plus riches, drapé de tentures comme
on n'en fait plus de nos jours.
On est venu des environs pour assister au mariage
du prince Ratin. Les grands seigneurs, les grandes
dames, ont voulu faire cortège à ce couple charmant.
Un majordome annonce que tout est prêt pour la cérémonie. Alors se forme le plus merveilleux cortège que
l'on puisse voir, et qui se dirige vers la chapelle, tandis
qu'une harmonieuse musique se fait entendre.
Il ne fallut pas moins d'une heure pour le défilé
de ces importants personnages. Enfin, dans un des
derniers groupes, paraît le cousin Raté.
Un joli jeune homme, ma foi, une vraie gravure
de mode ; manteau de cour, chapeau orné d'une magnifique plume qui balaie le sol à chaque salut.
Le cousin est marquis, s'il vous plaît, et ne fait point
tache dans la famille. Il a fort bonne mine, il se présente
avec grâce. Aussi les compliments ne lui manquent-ils
pas, et il les reçoit non sans une certaine modestie.
On peut observer, toutefois, que sa physionomie est
empreinte de quelque tristesse, son attitude légèrement
embarrassée. Il baisse volontiers les yeux et détourne
son regard de ceux qui l'approchent. Pourquoi cette
réserve? N'est-il pas homme maintenant, et autant
que n'importe quel duc ou prince de la cour?
Le voilà donc qui s'avance à son rang dans le
cortège, marchant d'un pas rythmé, un pas de cérémonie, et, arrivé à l'angle du salon, il se retourne...
Horreur!...
Entre les parts de son habit, sous son manteau de
cour, passe une queue, une queue de baudet! En vain
cherche-t-il à dissimuler ce honteux reste de la l'orme
précédente!... Il est dit. qu'il ne s'en débarrassera
jamais!
Voilà, mes chers enfants : lorsque l'on commence
mal la vie, il est bien difficile de reprendre la bonne
route. Le cousin est homme désormais. Il a atteint le
haut de l'échelle. Il n'a plus à compter sur une nouvelle
métamorphose qui le délivrerait de cette queue. Il la
gardera jusqu'à son dernier soupir...
Pauvre cousin Raté!
XIII
C'EST ainsi que fut célébré le mariage du prince Ratin
et de la princesse Ratine, avec une extrême magnificence, digne de ce beau jeune homme et de cette belle
jeune fille, si bien faits l'un pour l'autre !
Au retour de la chapelle, le cortège revint dans le
même ordre, et toujours le même comme il faut, la
même correction dans son allure, enfin une noblesse
d'attitude qui ne se rencontre à un tel degré que dans
les hautes classes, paraît-il.
Si on objecte que tous ces seigneurs ne sont pourtant
que des parvenus; qu'en vertu des lois de la métempsycose, ils ont passé par de bien humbles phases;
qu'ils ont été des mollusques sans esprit, des poissons
sans intelligence, des volatiles sans cervelle, des quadrupèdes sans raisonnement, je répondrai qu'on ne
s'en douterait guère à les voir si convenables. D'ailleurs,
les belles manières, cela s'apprend comme l'histoire
ou la géographie. Toutefois, en songeant à ce qu'il
a pu être dans le passé, l'homme ferait mieux de se
montrer plus modeste, et l'humanité y gagnerait.
Après la cérémonie du mariage, il y eut un repas
splendide dans la grande salle du palais. Dire que l'on
y mangea de l'ambroisie apprêtée par les premiers
cuisiniers du siècle, que l'on y but du nectar puisé
aux meilleures caves de l'Olympe, ce ne serait pas assez.
Enfin, la fête se termina par un bal où de jolies bayadères et de gracieuses almées, vêtues de leurs costumes
orientaux, vinrent émerveiller l'auguste assemblée.
Le prince Ratin, comme il convient, avait ouvert
le bal avec la princesse Ratine, dans un quadrille où la
duchesse Ratonne figurait au bras d'un seigneur de
sang royal. Dom Rata y prenait part en compagnie
d'une ambassadrice, et Ratane y fut conduite par le
propre neveu d'un Grand Électeur.
Quant au cousin Raté, il hésita longtemps à payer
de sa personne. Bien qu'il lui en coutât de se tenir
à l'écart, il n'osait inviter les femmes charmantes auxquelles il eût été si heureux d'offrir son bras, à défaut
de sa main. Enfin, il se décida à faire danser une délicieuse comtesse, d'une remarquable distinction. Cette
aimable femme accepta... un peu légèrement, peut-être,
et voilà le couple lancé dans le tourbillon d'une valse
de Gung'l.
Ah ! quel effet! La place ne l'ut bientôt plus tenable !
Vainement le cousin Raté avait voulu ramasser sous
son bras sa queue de baudet, comme les valseuses font
de leur traîne. Cette queue, emportée par le mouvement centrifuge, lui échappa.
Et alors, la voilà qui
se détend comme une lanière, qui cingle les groupes
dansants, qui s'entortille à leurs jambes, qui provoque
les chutes les plus compromettantes, et amène enfin
celle du marquis Raté et de la délicieuse comtesse.
Il fallut l'emporter, à demi pâmée de honte, pendant
que le cousin s'enfuyait à toutes jambes !
Ce burlesque épisode termina la fête, et chacun
se retira au moment où le bouquet d'un feu d'artifice
développait sa gerbe éblouissante dans les profondeurs
de la nuit.
XIV
LA chambre du prince Ratin et de la princesse Ratine
est certainement l'une des plus belles du palais. Le
prince ne la considère-t-il pas comme l'écrin de l'inestimable joyau qu'il possède? C'est là que les jeunes
époux vont être conduits en grand apparat.
Mais, avant qu'ils n'y aient été introduits, deux
personnages ont pu pénétrer dans cette chambre.
Or, ces deux personnages, vous l'avez deviné, sont
le prince Kissador et l'enchanteur Gardafour.
Et voici les propos qu'ils échangent :
" Tu sais ce que tu m'as promis, Gardafour !
- Oui, mon prince, et, cette fois, rien ne pourra
m'empêcher d'enlever Ratine pour votre Altesse.
- Et quand elle sera la princesse de Kissador, je
crois qu'elle n'aura pas lieu de le regretter !
- C'est bien mon avis, répond ce flatteur de Gardafour.
- Tu es sûr de réussir, aujourd'hui ? reprend le prince.
- Jugez-en ! répond Gardafour, en tirant sa montre.
Dans trois minutes, le temps pendant lequel j'ai été
privé de mon pouvoir d'enchanteur sera écoulé. Dans
trois minutes, ma baguette sera redevenue aussi puissaute que celle de la fée Firmenta. Si Firmenta a pu
élever les membres de cette famille Raton jusqu'au rang
des êtres humains, moi je puis les faire redescendre
au rang des plus vulgaires animaux!
- Bien, Gardafour; tuais j'entends que Ratin et
Ratine ne restent pas en tête-à-tête dans cette chambre
un seul instant...
- Ils n'y resteront pas, si j'ai recouvré tout mon
pouvoir avant qu'ils n'y arrivent!
- De combien de temps s'en faut-il encore?
- De deux minutes!..
- Les voilà, s'écrie le prince.
- Je vais me cacher dans ce cabinet, répond Gardafour, et j'apparaîtrai dès qu'il en sera temps. Vous,
mon prince, retirez-vous ; mais demeurez derrière cette
grande porte, et ne l'ouvrez qu'au moment où je crierai :
" A toi, Ratin ! "
- C'est convenu, et, surtout, n'épargne pas mon rival !
- Vous serez satisfait. "
On voit quel danger menace encore cette honnête
famille, si éprouvée déjà, et qui ne peut se douter
que le prince et l'enchanteur soient si près !
XV
LES jeunes époux viennent d'être conduits dans leur
chambre en grand apparat. Le duc et la duchesse
Raton les accompagnent avec la fée Firmenta qui n'a
pas voulu quitter le beau jeune homme et la belle jeune
fîlle dont elle a protégé les amours. Ils n'ont plus rien
à craindre du prince Kissador, ni de l'enchanteur
Gardafour, qu'on n'a jamais vus dans le pays. Et cependant, la fée éprouve une certaine inquiétude, un pressentiment secret. Elle sait que Gardafour est sur le point
de recouvrer sa puissance d'enchanteur, et cela ne
laisse pas que de l'inquiéter.
Il va sans dire que Ratane est là, offrant ses services
à sa jeune maîtresse, et aussi dom Rata, qui n'abandonne plus sa femme, et aussi le cousin Raté, bien que,
en ce moment, la vue de celle qu'il aime doive lui briser le coeur.
Cependant la fée Firmenta, toojours anxieuse, n'a
qu'une hâte : c'est de voir si Gardafour n'est pas caché
quelque part, derrière un rideau, sous un meuble...
Elle regarde... Personne !
Aussi, maintenant que le prince Ratin et la princesse Ratine vont rester dans cette chambre, où ils
seront bien seuls, reprend-elle tout à fait confiance.
Soudain une porte latérale s'ouvre brusquement,
au moment où la fée disait au jeune couple :
" Soyez heureux !
- Pas encore! " crie une voix terrible.
Gardafour vient d'apparaître, la baguette magique
frémissant dans sa main. Firmenta ne peut plus rien
pour cette malheureuse famille!
La stupeur les a frappés tous. Ils sont d'abord comme
immobilisés, puis ils se reculent en groupe, se pressant autour de la fée, de manière à faire face au redoutable Gardafour.
" Bonne fée, répètent-ils, est-ce que vous nous abandonnez ?... Bonne fée protégez-nous !
- Firmenta, répond Gardafour, tu as épuisé ton
pouvoir pour les sauver, et j'ai retrouvé le mien tout
entier pour les perdre ! Maintenant, ta baguette ne peut
plus rien pour eux, tandis que la mienne !... "
Et ce disant, Gardafour l'agite, elle décrit des ronds,
elle siffle à travers l'air, comme si elle était douée d'une
existence surnaturelle.
Raton et les siens ont compris que la fée est désarmée, puisqu'elle ne peut plus les garantir par une
métamorphose supérieure.
"Fée Firmenta, s'écrie Gardafour, tu en as lait des
humains ! Eh bien, moi, je vais en faire des brutes!
- Grâce! grâce! murmure Ratine, en tendant ses
mains vers l'enchanteur.
- Pas de grâce! répond Gardafour. Le premier de
vous qui va être touché par ma baguette sera changé
en singe ! "
Cela dit, Gardafour marche sur le groupe infortuné,
qui se disperse à son approche.
Si vous les aviez vus courir à travers la chambre,
d'où ils ne peuvent s'enfuir, car les portes sont fermées, Ratin entraînant Ratine, cherchant à lui faire
un rempart de son corps sans songer au péril qui le menace.
Oui ! péril pour lui-même, car l'enchanteur vient de
s'écrier :
" Quant à toi, beau jeune homme, Ratine ne te regardera bientôt plus qu'avec dégoût! "
A ces mots, Ratine tombe évanouie dans les bras de
sa mère, et Ratin fuit du côté de la grande porte, tandis
que Gardafour se précipite vers lui :
" A toi, Ratin ! " s'écrie-t-il.
Et il se fend en lui portant un coup de baguette,
comme il eût fait d'une épée...
A cet instant, la grande porte s'ouvre, le prince
paraît, et c'est lui qui reçoit le coup destiné au jeune
Ratin,..
Le prince Kissador n'est plus qu'un horrible chimpanzé...
Le prince Kissador a été touché par la baguette...
Il n'est plus qu'un horrible chimpanzé !
A quelle fureur il s'abandonne alors! Lui, si vain
de sa beauté, si plein de morgue et de jactance, maintenant un singe avec une face grimaçante, des oreilles
longues comme ça, un museau proéminent, des bras
qui lui descendent jusqu'aux genoux, un nez écrasé,
une peau jaunâtre dont les poils se hérissent !
Une glace est là sur un des panneaux de la chambre.
Il se regarde!.. Il pousse un cri terrible !.. Il fond sur
Gardafour, stupéfait de sa maladresse!.. Il le saisit par
le cou, et l'étrangle de son vigoureux bras de chimpanzé.
Alors le parquet s'entrouvre, ainsi que cela se fait
de tradition clans toutes les féeries, une vapeur s'en
échappe, et le méchant Gardafour disparaît au milieu
d'un tourbillon de flammes.
Puis le prince Kissador pousse une fenêtre, la franchit
d'une gambade et va rejoindre ses semblables dans la
forêt voisine.
XVI
ET alors, je ne surprendrai personne en disant que
tout cela finit dans une apothéose, au milieu d'un
éblouissant décor, pour la complète satisfaction de la
vue, de l'ouïe, de 1'odorat, et même du goût. L'oeil
admire les plus beaux sites du monde, sous un ciel
de l'Orient. L'oreille s'emplit d'harmonies paradisiaques. Le nez aspire des parfums enivrants, distillés
par des milliards de fleurs. Les lèvres se parfument
d'un ail chargé de la saveur des fruits les plus délicieux.
Enfin toute l'heureuse famille est dans l'extase,
à ce point que Raton, le père Raton lui-même ne sent
plus sa goutte. Il est guéri et envoie au diable sa bonne
béquille!
" Et, s'écrie la duchesse Ratonne, vous n'êtes donc plus
goutteux, mon cher?
- Il paraît, dit Raton, et me voilà débarrassé..,
- Mon père ! s'écrie la princesse Ratine.
- Ah ! monsieur Raton !.. " ajoutent Rata et Ratane.
Aussitôt la fée Firmenta s'avance, en disant :
" En effet, Raton, il ne dépend plus que de vous
maintenant de devenir un homme, et, si vous le voulez,
je puis...
- Homme, madame la fée?..
- Eh oui ! riposte dame Ratonne, homme et duc,
comme je suis femme et duchesse!..
- Ma foi, non! répond notre philosophe. Rat je
suis et rat je demeurerai. Cela est préférable, à mon
sens, et, comme le disait ou le dira le poète Ménandre,
chien, cheval, boeuf, âne, tout vaut mieux que d'être
homme, ne vous en déplaise! "
XVII
VOILA, mes chers enfants, quel est le dénouement de
ce conte. La famille Raton n'a plus rien à craindre
désormais, ni de Gardafour, étranglé par le prince
Kissador, ni du prince Kissador.
Il s'ensuit donc qu'ils vont être maintenant très
heureux, et goûter ce qu'on appelle un bonheur sans
mélange.
D'ailleurs la fée Firnienta éprouve pour eux une véritable affection, et ne doit pas leur épargner ses bienfaits.
Seul, le cousin Raté a quelque droit de se plaindre,
puisqu'il n'est pas arrivé à une métamorphose complète.
Il ne peut se résigner, et cette queue de baudet fait
son désespoir. En vain veut-il la dissimuler... Elle
passe toujours !
Pour ce qui est du bonhomme Raton, il sera rat
pendant toute sa vie, en dépit de la duchesse Ratonne,
qui lui reproche sans cesse son refus inconvenant de
s'élever jusqu'au rang des humains. Et, quand l'acariâtre grande dame l'assomme par trop de ses récriminations, il se contente de répéter, en lui appliquant le mot du fabuliste :
" Ah ! les femmes ! les femmes ! De belles têtes souvent,
mais de cervelles, point ! "
Quant au prince Ratin et à la princesse Ratine, ils
furent très heureux et eurent beaucoup d'enfants.
C'est ainsi que finissent généralement les contes de
fées, et je m'en tiens à cette manière, parce que c'est
la bonne.
Figaro Illustré, janvier 1891.
|