Michel Strogoff

ACTE CINQUIEME

QUINZIEME TABLEAU : LE PALAIS DU GRAND-DUC

Une chambre basse de la casemate de la porte Tchernaïa, à Irkoutsk. Porte au fond, portes latérales. Large fenêtre à droite, éclairée par le reflet de l'incendie. Tocsin sonnant à toute volée.

SCENE I : LE GRAND-DUC, LE GENERAL VORONZOFF, OFFICIERS

LE GRAND-DUC : Il a fallu la main d'un barbare pour répandre sur la surface du fleuve tout un courant de naphte.

VORONZOFF : Les soldats de l'émir ont, sans doute, renversé la muraille de l'immense réservoir du Baïkal.

LE GRAND-DUC : Et une étincelle a suffi pour embraser ce naphte et incendier les maisons dont les pilotis baignent dans le fleuve ! Les misérables ! employer de pareils moyens de destruction !

VORONZOFF : C'est une guerre de sauvages qu'ils veulent nous faire ! Altesse, ils ont juré l'extermination de la ville !

LE GRAND-DUC : Ils ne sont pas encore les maîtres d'Irkoutsk. Général, le feu a-t-il fait de nombreuses victimes ?

VORONZOFF : Presque tous les habitants sont parvenus à se sauver.

LE GRAND-DUC : Que l'on secoure ses pauvres gens,.. qu'ils soient logés dans mon palais, dans les établissements publics, chez tous ceux qui que l'incendie a épargnés !...

VORONZOFF : Tous leur viennent en aide, Altesse, et rien ne leur manquera ! Le dévouement de notre population égale son patriotisme !

LE GRAND-DUC : Bien ! Bien ! Cet incendie doit être un moyen de diversion ! Dès que le feu sera localisé que tous les défenseurs retournent aux remparts !

VORONZOFF : A ce sujet, Altesse, j'ai à vous faire connaître une supplique pour laquelle a été invoqué mon intermédiaire.

LE GRAND-DUC : Par qui m'est-elle adressée ?

VORONZOFF : Par tous les exilés politiques qui au début de l'invasion ont reçu l'ordre de rentrer dans la ville. Votre Altesse sait qu'il se sont bravement battus déjà et qu'elle peut compter sur leur patriotisme.

LE GRAND-DUC : Je le sais !... Que demandent-ils ?

VORONZOFF : Ils demandent que Votre Altesse daigne leur faire l'honneur de recevoir une députation d'entre eux.

LE GRAND-DUC : Quel est le chef de cette députation ?

VORONZOFF : Un exilé qui s'est particulièrement distingué depuis l'investissement de la ville.

LE GRAND-DUC : Son nom !

VORONZOFF : Wasili Fédor ! Homme de valeur et de courage, son influence sur ses compagnons a toujours été très grande !

LE GRAND -DUC : Faites entrer cette députation. (On inrtoduit Wasili Fédor et ses compagnons.)

SCENE II : LES MÊMES, FEDOR,EXILES

LE GRAND-DUC : Wasili Fédor, tes compagnons et toi, vous vous êtes bravement battus depuis le commencement du siège ! Votre patriotisme n'a jamais failli ! La Russie ne l'oubliera pas !

FEDOR : Nous venons demander à Votre Altesse qu'elle nous permette de faire plus encore pour le salut de la patrie.

LE GRAND-DUC : Que voulez-vous ?

FEDOR : L'autorisation de former un corps spécial et le droit de marcher au premier rang.

LE GRAND-DUC : Soit ! Mais à un corps d'élite il faut un chef digne de le commander. Quel sera ce chef ?

TOUS : Wasili Fédor !

FEDOR : Moi ?

TOUS : Oui ! oui !

LE GRAND-DUC : Tu les entends ! C'est toi qu'ils ont choisi ! Acceptes-tu ?

FEDOR : Oui... si le bien du pays l'exige ! L'amour de la patrie est toujours vivace au coeur d'un exilé, et nous vous demandons à marcher en avant à la première sortie !

TOUS : Oui ! oui ! en avant !

LE GRAND-DUC : Wasili Fédor, tes compagnons sont sourageux et forts ! Je doublerai leur courage et leur force ! Je leur donnerai à tous l'arme la plus puissante : la liberté !

TOUS : La liberté !

LE GRAND-DUC : A dater de ce moment il n'y a plus de proscrits en Sibérie !

TOUS : Hurrah pour le Grand-Duc ! Hurrah ! pour la Russie.

FEDOR : Altesse, je ne serai pas seule de ma famille à bénir votre nom. J'ai ma fille Nadia, qui en ce moment traverse mille périls pour arriver jusqu'à moi !...

LE GRAND-DUC : Et au lieu d'un proscrit, ta fille trouvera un homme libre !

UN AIDE DE CAMP entrant précipitamment : Altesse, un courrier du czar !

TOUS : Un courrier !

LE GRAND-DUC : Un courrier qui a pu arriver jusqu'à nous ! Enfin !... Qu'il entre ! qu'il entre !...

SCENE III : LES MÊMES, IVAN

LE GRAND-DUC : Qui es-tu ? parle ! parle vite.

IVAN : Michel Strogoff, courrier du czar.

LE GRAND-DUC : D'où viens-tu ?

IVAN : De Moscou.

LE GRAND-DUC : Tu as quitté Moscou ?

IVAN : Le 22 août.

LE GRAND-DUC : Et qui me prouve que tu es bien un courrier du czar, et que tu m'es envoyé de Russie ?

IVAN tirant un papier : Ce permis signé du gouverneur de Moscou, et qui assurait mon passage à travers la Sibérie.

LE GRAND-DUC : Mais ce permis porte le nom de Nicolas Korpanoff ?

IVAN : Je voyageais sous ce nom en qualité de marchand sibérien.

LE GRAND-DUC : Tu as une lettre pour moi ?

IVAN : J'en avais une écrite de la main du gouverneur de Moscou, mais j'ai dû la détruire pour la soustraire aux Tartares qui m'avaient fait prisonnier.

LE GRAND-DUC : Approche !... Que contenait cette lettre ?

IVAN : Ceci : Une armée de secours venue des provinces du Nord arrivera le 28 septembre.

LE GRAND-DUC : Le 28 septembre !

IVAN : Que Son Altesse fasse ce jour-là, - mais ce jour-là seulement, - une vigoureuse sortie, et les Tartares seront écrasés !

LE GRAND-DUC : Ainsi celle que nous devions tenter aujourd'hui, demain... et chaque jour, ne pourrait que nous être funeste ?... C'est dans quatre jours seulement !... Eh bien, quoi qu'il arrive, nous tiendrons jusque-là !

IVAN à part : Et demain les Tartares seront maîtres d'Irkoutsk !

LE GRAND-DUC : Est-ce tout ce que contenait cette lettre du gouverneur de Moscou ?

IVAN : Non !... Il était aussi question d'un homme dont Votre Altesse doit se défier..., un officier russe.

LE GRAND-DUC : Un Russe ! un officier ! Quel est le nom de ce traître ?

IVAN : Ivan Ogareff, maintenant le lieutenant de Féodar et organisateur de cette invasion.

LE GRAND-DUC : Ivan Ogareff, jadis condamné par moi à la dégradation !

IVAN : Il a juré de se venger de Votre Altesse et de livrer la ville aux Tartares !

LE GRAND-DUC : Qu'il vienne donc, je l'attends ! Ah ! qu'il méritait bien, ce misérable, le châtiment qui l'a frappé, lui qui devait provoquer plus tard l'envahissement de son pays !

IVAN froidement : Il le méritait !

LE GRAND-DUC : Mais, dis-moi, comment as-tu fait pour pénétrer dans Irkoutsk ?

IVAN : Pendant le dernier engagement qui vient d'avoir lieu, je me suis mêlé aux défenseurs de la ville, je me suis nommé, et l'on m'a conduit aussitôt devant Votre Altesse.

LE GRAND-DUC : Tu as montré un grand courage, Michel Strogoff. Que demandes-tu pour prix de tes services ?

IVAN : Le droit de combattre pour la défense d'Irkoutsk.

LE GRAND-DUC : Tu commanderas une des portes de la ville.

IVAN : La porte Tchernaïa, Altesse, celle que les Tartares menacent le plus ?

LE GRAND-DUC : Soit ! La porte Tchernaïa !

VORONZOFF qui s'est approché de la fenêtre : Altesse !

LE GRAND-DUC : Qu'y a-t-il ?

VORONZOFF : Il semble que l'ennemi cherche à se rapprocher de nos murailles.

LE GRAND-DUC : Il nous trouvera prêts à le recevoir ! Venez, messieurs !

Tous sortent excepté Ivan.

SCENE IV

IVAN seul : Oui, oui, nobles défenseurs de la patrie ! Allez, invincibles héros ! L'heure de la défaite et de la mort sonnera bientôt pour vous ! Et toi brûle, cité maudite, que tes palais soient anéantis par le feu ! Que de tes maisons il ne reste plus que des cendres ! Ce n'est pas une ville qu'il faut aux Tartares, c'est un monceau de ruines ! Brûle donc, Irkoutsk, et périsse avec toi tout ce qui porte le nom détesté de Russe et de Sibérien !

SCENE V : IVAN, STROGOFF, UN OFFICIER

L'OFFICIER A Strogoff : Attendez ici !... Je vais aller prévenir Son Altesse le Grand-Duc de votre arrivée.

STROGOFF : J'attends... Mais hâtez-vous.

IVAN à part au fond : Michel Strogoff. (L'officier sort.) Comment aveugle a-t-il pu arriver jusqu'ici ?

STROGOFF : Il n'y a pas un instant à perdre !...

IVAN : Oh ! non, pas un instant. (appuyant sa main sur l'épaule de Strogoff.) Michel Strogoff, reconnais-tu ma voix ?

STROGOFF : Oui, c'est la voix d'Ivan Ogareff;

IVAN : Ogareff, auquel tu n'échapperas pas, cette fois !... Ogareff, que n'arrêtera pas ce vain commandement du Koran qui protège les aveugles !... Ah ! tu te réjouis, n'est-ce pas ? d'avoir pu arriver à temps pour accomplir ta mission et sauver à la fois Irkoutsk et le Grand-Duc ?

STROGOFF : Peut-être !

IVAN : Tu espère encore !... mais sache donc que nous sommes seuls ici ! Avant que nul ne vienne, mon poignard, fouillant dans ta poitrine, t'en arrachera le coeur.

STROGOFF : J'attends ! (Ivan s'approche de Strogoff, mais le coup est détourné, et Strogoff lui arrache son poignard.)

STROGOFF : Eh bien, j'attends toujours.

IVAN : Est-ce un rêve !... Un miracle n'a pu se faire pour ce misérable !...

STROGOFF avançant vers lui et lui prenant le bras : Alors, pourquoi trembles-tu ?

IVAN voulant se dégager : Non !... C'est impossible !...

STROGOFF : Ivan Ogareff, ton heure suprême est arrivée !... Regarde de tous tes yeux, regarde !...

IVAN : Miséricorde ! Il voit ! il voit ! il voit !

STROGOFF : Oui, je vois sur ton visage de traître la pâleur et l'épouvante ! Je vois la trace du knout, le stigmate de honte dont j'ai marqué ton front ! Je vois la place où je vais te frapper, misérable ! Ah ! comme je vais bien te tuer !

IVAN se redressant : Soit ! mais tu me frapperas debout ! Je mourrai du moins en soldat !

STROGOFF : En soldat, toi ?... Non. Tu vas mourir comme doit mourir un traître, à genoux ! Allons, à genoux ! pour avoir fait honteusement knouter ma mère, à genoux ! pour avoir trahi ta patrie... A genoux ! misérable, à genoux !

Ivan cherche à s'emparer du poignard pour en frapper Strogoff, et parvient à le lui prendre. Mais Strogoff lui saisit la main et la dirige de telle sorte qu'Ivan se frappe lui-même et tombe.

SCENE VI : LES MÊMES, LE GRAND-DUC, OFFICIERS, VORONZOFF, JOLLIVET, BLOUNT, MARFA, NADIA, FEDOR

LE GRAND-DUC : Emparez-vous de cet homme. (A Strogoff.) Qui es-tu, toi qui as assassiné un courrier du czar ?

STROGOFF : Michel Strogoff, Altesse, et voici Ivan Ogareff.

MARFA entrant : Oui ! Michel Strogoff, mon enfant ! Altesse, vous avez devant vous le dévouement et la trahison !

JOLLIVET montrant Strogoff : Et le dévouement, le voici !

BLOUNT montrant Ivan : Et le trahison, le voilà !

LE GRAND-DUC : Quels sont ces hommes ?

STROGOFF : Mes braves compagnons de périls !

JOLLIVET désignant Blount : J'ai l'honneur de présenter à Votre Altesse monsieur Blount, un courageux Anglais !

BLOUNT même jeu : Mister Jollivet, une Française aussi coura... bien plus courageuse !

LE GRAND-DUC : Et vous affirmez ?...

BLOUNT : Que celui-là était Ivan Ogareff !

JOLLIVET : Et celui-ci est Michel Strogoff !

FEDOR : Le sauveur de ma fille, Altesse ! (Coups de canons rapprochés.)

STROGOFF : Ecoutez ! c'est le canon qui tonne !

LE GRAND-DUC : Oui !... Les colonnes ennemies attaquent la ville ! Il faut défendre les remparts !

STROGOFF : Non !... Ecoutez encore !... Au canon qui gronde sous nos murs répond le canon plus lointain !... C'est aujourd'hui le 24 septembre !... Voilà l'armée de secours qui arrive !...

TOUS : L'armée de secours !

STROGOFF : Que Votre Altesse ordonne une sortie générale, et l'armée tartare sera anéantie !

LE GRAND-DUC : Allons, mes amis, au combat !

TOUS : Au combat ! (Tous sortent.)

SEIZIEME TABLEAU : L'ASSAUT D'IRKOUTSK

La scène représente une plaine sous les murs d'Irkoutsk. Les Tartares ont été écrasés, et toute l'armée russe est en scène.

SCENE I : LE GRAND-DUC, STROGOFF, NADIA, MARFA, JOLLIVET, BLOUNT, VORONZOFF, FEDOR, TROUPES, etc.

LE GRAND-DUC : Soldats, grâce au courage et au dévouement de Michel Strogoff, nos troupes ont pu opérer leur jonction avec l'armée de secours ! Les Tartares sont en déroute, l'émir Féofar est prisonnier, et Irkoutsk est délivré !

TOUS : Hurrah ! hurrah !

LE GRAND-DUC : Michel Strogoff, quelle récompense demandes-tu ?

STROGOFF : Je ne veux rien !... Altesse, je n'ai fait que mon devoir de soldat... pour Dieu, pour le Czar, pour la patrie.

Les fanfares éclatent et les drapeaux russes se balancent dans les airs au milieu des hurrahs.

FIN

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$Date: 2007/12/26 22:05:13 $