Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (INaLF)

Cinq cents millions de la Begum [Document électronique] / par Jules Verne



p5

i où M Sharp fait son entrée :
" ces journaux anglais sont vraiment bien faits ! "
se dit à lui-même le bon docteur en se renversant
dans un grand fauteuil de cuir.
Le docteur Sarrasin avait toute sa vie pratiqué le
monologue, qui est une des formes de la distraction.
C' était un homme de cinquante ans, aux traits fins,
aux yeux vifs et purs sous leurs lunettes d' acier,
de physionomie à la fois grave et aimable, un de ces
individus dont on se dit à première vue : voilà un
brave homme.

p6

à cette heure matinale, bien que sa tenue ne trahît
aucune recherche, le docteur était déjà rasé de frais
et cravaté de blanc.
Sur le tapis, sur les meubles de sa chambre d' hôtel,
à Brighton, s' étalaient le times, le daily
telegraph,
le daily news. dix heures
sonnaient à peine, et le docteur avait eu le temps
de faire le tour de la ville, de visiter un hôpital,
de rentrer à son hôtel et de lire dans les principaux
journaux de Londres le compte rendu in extenso
d' un mémoire qu' il avait présenté l' avant-veille
au grand congrès international d' hygiène, sur un
" compte-globules du sang " dont il était l' inventeur.
Devant lui, un plateau recouvert d' une nappe blanche
contenait une côtelette cuite à point, une tasse de
thé fumant et quelques-unes de ces rôties au beurre
que les cuisinières anglaises font à merveille,
grâce aux petits pains spéciaux que les boulangers
leur fournissent.
" oui, répétait-il, ces journaux du Royaume-Uni
sont vraiment très bien faits, on ne peut pas dire le
contraire ! ... le speech du vice-président, la
réponse du docteur Cicogna, de Naples, les
développements de mon mémoire, tout y est saisi au
vol, pris sur le fait, photographié.
" la parole est au docteur Sarrasin, de Douai.
L' honorable associé s' exprime en français. Mes
auditeurs m' excuseront, dit-il en débutant, si je
prends cette liberté ; mais ils comprennent
assurément mieux ma langue que je ne saurai parler
la leur " ...
" cinq colonnes en petit texte ! ... je ne sais pas
lequel

p7

vaut mieux du compte rendu du times ou de celui
du telegraph... on n' est pas plus exact et plus
précis ! "
le docteur Sarrasin en était là de ses réflexions,
lorsque le maître des cérémonies lui-même, -on
n' oserait donner un moindre titre à un personnage si
correctement vêtu de noir, -frappa à la porte et
demanda si " monsiou " était visible...
" monsiou " est une appellation générale que les
anglais se croient obligés d' appliquer à tous les
français indistinctement, de même qu' ils s' imagineraient
manquer à toutes les règles de la civilité en ne
désignant pas un italien sous le titre de " signor "
et un allemand sous celui de " herr " . Peut-être, au
surplus, ont-ils raison. Cette habitude routinière
a incontestablement l' avantage d' indiquer d' emblée
la nationalité des gens.
Le docteur Sarrasin avait pris la carte qui lui
était présentée. Assez étonné de

p8

recevoir une visite en un pays où il ne connaissait
personne, il le fut plus encore lorsqu' il lut sur le
carré de papier minuscule :
" Mr Sharp, solicitor,
" 93, southampton row,
" London. "

il savait qu' un " solicitor " est le congénère anglais
d' un avoué, ou plutôt l' homme de loi hybride,
intermédiaire entre le notaire, l' avoué et l' avocat,
-le procureur d' autrefois.
" que diable puis-je avoir à démêler avec Mr Sharp ?
Se demanda-t-il. Est-ce que je me serais fait sans
y songer une mauvaise affaire ? ... vous êtes bien
sûr que c' est pour moi ? Reprit-il.
-oh ! Yes, monsiou.
-eh bien ! Faites entrer. "
le maître des cérémonies introduisit un homme jeune
encore, que le docteur, à première vue, classa dans
la grande famille des " têtes de mort " .
Ses lèvres minces ou plutôt desséchées, ses longues
dents blanches, ses cavités temporales presque à nu
sous une peau parcheminée, son teint de momie et ses
petits yeux gris au regard de vrille lui donnaient
des titres incontestables à cette qualification.
Son squelette disparaissait des talons à l' occiput
sous un " ulster-coat " à grands carreaux, et dans sa
main il serrait la poignée d' un sac de voyage en cuir
verni.

p9

Ce personnage entra, salua rapidement, posa à terre
son sac et son chapeau, s' assit sans en demander la
permission et dit :
" William Henry Sharp junior, associé de la maison
Billows, Green, Sharp et co... c' est bien au
docteur Sarrasin que j' ai l' honneur ? ...
-oui, monsieur.
-François Sarrasin ?
-c' est en effet mon nom.
-de Douai ?
-Douai est ma résidence.
-votre père s' appelait Isidore Sarrasin ?
-c' est exact.
-nous disons donc qu' il s' appelait Isidore
Sarrasin. "
Mr Sharp tira un calepin de sa poche, le consulta
et reprit :
" Isidore Sarrasin est mort à Paris en 1857, vie
arrondissement, rue taranne, numéro 54, hôtel des
écoles, actuellement démoli.
-en effet, dit le docteur, de plus en plus surpris.
Mais voudriez-vous m' expliquer ? ...
-le nom de sa mère était Julie Langévol,
poursuivit Mr Sharp, imperturbable. Elle était
originaire de Bar-Le-Duc, fille de Bénédict
Langévol, demeurant impasse Loriol, mort en 1812,
ainsi qu' il appert des registres de la municipalité
de ladite ville... ces registres sont une institution
bien précieuse, monsieur, bien précieuse ! ... hem ! ...
hem ! ... et soeur de Jean-Jacques Langévol,
tambour-major au 36 e léger...

p10

-je vous avoue, dit ici le docteur Sarrasin,
émerveillé par cette connaissance approfondie de sa
généalogie, que vous paraissez sur ces divers points
mieux informé que moi. Il est vrai que le nom de
famille de ma grand' mère était Langévol, mais c' est
tout ce que je sais d' elle.
-elle quitta vers 1807 la ville de Bar-Le-Duc
avec votre grand-père, Jean Sarrasin, qu' elle
avait épousé en 1799. Tous deux allèrent s' établir à
Melun comme ferblantiers et y restèrent jusqu' en
1811, date de la mort de Julie Langévol, femme
Sarrasin. De leur mariage, il n' y avait qu' un
enfant, Isidore Sarrasin, votre père. à dater de
ce moment, le fil est perdu, sauf pour la date de la
mort d' icelui, retrouvée à Paris...
-je puis rattacher ce fil, dit le docteur, entraîné
malgré lui par cette précision toute mathématique.
Mon grand-père vint s' établir à Paris pour
l' éducation de son fils, qui se destinait à la
carrière médicale. Il mourut, en 1832, à Palaiseau,
près Versailles, où mon père exerçait sa profession
et où je suis né moi-même en 1822.
-vous êtes mon homme, reprit Mr Sharp. Pas de
frères ni de soeurs ? ...
-non ! J' étais fils unique, et ma mère est morte
deux ans après ma naissance... mais enfin, monsieur,
me direz-vous ? ... "
Mr Sharp se leva.
" sir Bryah Jowahir Mothooranath, dit-il, en
prononçant ces noms avec le respect que tout anglais
professe

p11

pour les titres nobiliaires, je suis heureux de vous
avoir découvert et d' être le premier à vous présenter
mes hommages !
-cet homme est aliéné, pensa le docteur. C' est assez
fréquent chez les " têtes de mort " .
Le solicitor lut ce diagnostic dans ses yeux.
" je ne suis pas fou le moins du monde, répondit-il
avec calme. Vous êtes, à l' heure actuelle, le seul
héritier connu du titre de baronnet, concédé, sur la
présentation du gouverneur général de la province de
Bengale, à Jean-Jacques Langévol, naturalisé
sujet anglais en 1819, veuf de la bégum Gokool,
usufruitier de ses biens, et décédé en 1841, ne
laissant qu' un fils, lequel est mort idiot et sans
postérité, incapable et intestat, en 1869. La
succession s' élevait, il y a trente ans, à environ
cinq millions de livres sterling. Elle est restée
sous séquestre et tutelle, et les intérêts en ont
été capitalisés presque intégralement pendant la
vie du fils imbécile de Jean-Jacques Langévol.
Cette succession a été évaluée en 1870 au chiffre
rond de vingt et un millions de livres sterling,
soit cinq cent vingt-cinq millions de francs. En
exécution d' un jugement du tribunal d' Agra, confirmé
par la cour de Delhi, homologué par le conseil
privé, les biens immeubles et mobiliers ont été
vendus, les valeurs réalisées, et le total a été
placé en dépôt à la banque d' Angleterre. Il est
actuellement de cinq cent vingt-sept millions de
francs, que vous pourrez retirer avec un simple
chèque, aussitôt après avoir fait vos preuves
généalogiques en cour de chancellerie, et sur
lesquels je m' offre dès aujourd' hui

p12

à vous faire avancer par Mrs Trollop, Smith et
co., banquiers, n' importe quel à-compte à valoir... "
le docteur Sarrasin était pétrifié. Il resta un
instant sans trouver un mot à dire. Puis, mordu par
un remords d' esprit critique et ne pouvant accepter
comme fait expérimental ce rêve des mille et une
nuits,
il s' écria :
" mais, au bout du compte, monsieur, quelles preuves
me donnerez-vous de cette histoire, et comment
avez-vous été conduit à me découvrir ?
-les preuves sont ici, répondit Mr Sharp, en
tapant sur le sac de cuir verni. Quant à la manière
dont je vous ai trouvé, elle est fort naturelle. Il
y a cinq ans que je vous cherche. L' invention des
proches, ou " next of kin " , comme nous disons en droit
anglais, pour les nombreuses successions en déshérence
qui sont enregistrées tous les ans dans les
possessions britanniques, est une spécialité de notre
maison. Or, précisément, l' héritage de la bégum
Gokool exerce notre activité depuis un lustre
entier. Nous avons porté nos investigations de tous
côtés, passé en revue des centaines de familles
Sarrasin, sans trouver celle qui était issue
d' Isidore. J' étais même arrivé à la conviction
qu' il n' y avait pas un autre Sarrasin en France,
quand j' ai été frappé hier matin, en lisant dans le
daily news le compte rendu du congrès d' hygiène,
d' y voir un docteur de ce nom qui ne m' était pas
connu. Recourant aussitôt à mes notes et aux milliers
de fiches manuscrites que nous avons rassemblées au
sujet de cette succession, j' ai constaté avec
étonnement que la ville de Douai avait échappé à
notre attention. Presque sûr désormais

p13

d' être sur la piste, j' ai pris le train de Brighton,
je vous ai vu à la sortie du congrès, et ma
conviction a été faite. Vous êtes le portrait vivant
de votre grand-oncle Langévol, tel qu' il est
représenté dans une photographie de lui que nous
possédons, d' après une toile du peintre indien
Saranoni. "
Mr Sharp tira de son calepin une photographie et
la passa au docteur Sarrasin. Cette photographie
représentait un homme de haute taille avec une
barbe splendide, un turban à aigrette et une robe
de brocart chamarrée de vert, dans cette attitude
particulière aux portraits historiques d' un général
en chef qui écrit un ordre d' attaque en regardant
attentivement le spectateur. Au second plan, on
distinguait vaguement la fumée d' une bataille et une
charge de cavalerie.
" ces pièces vous en diront plus long que moi, reprit
Mr Sharp. Je vais vous les laisser et je
reviendrai dans deux heures, si vous voulez bien me
le permettre, prendre vos ordres. "
ce disant, Mr Sharp tira des flancs du sac verni
sept à huit volumes de dossiers, les uns imprimés,
les autres manuscrits, les déposa sur la table et
sortit à reculons, en murmurant :
" sir Bryah Jowahir Mothooranath, j' ai l' honneur
de vous saluer. "
moitié croyant, moitié sceptique, le docteur prit
les dossiers et commença à les feuilleter.
Un examen rapide suffit pour lui démontrer que
l' histoire était parfaitement vraie et dissipa tous
ses doutes.

p14

Comment hésiter, par exemple, en présence d' un
document imprimé sous ce titre :
" rapport aux très honorables lords du conseil
privé de la reine, déposé le 5 janvier 1870,
concernant la succession vacante de la bégum
Gokool de Ragginahra, province de Bengale.

" points de fait. -il s' agit en la cause des droits
de propriété de certains mehals et de quarante-trois
mille beegales de terre arable, ensemble de divers
édifices, palais, bâtiments d' exploitation, villages,
objets mobiliers, trésors, armes, etc., etc.,
provenant de la succession de la bégum de
Ragginahra. Des exposés soumis successivement au
tribunal civil d' Agra et à la cour supérieure de
Delhi, il résulte qu' en 1819, la bégum Gokool,
veuve du rajah Luckmissur et héritière de son
propre chef de biens considérables, épousa un
étranger, français d' origine, du nom de Jean-Jacques
Langévol. Cet étranger, après avoir servi jusqu' en
1815 dans l' armée française, où il avait eu le grade
de sous-officier (tambour-major) au 36 e léger,
s' embarqua à Nantes, lors du licenciement de
l' armée de la Loire, comme subrécargue d' un navire
de commerce. Il arriva à Calcutta, passa dans
l' intérieur et obtint bientôt les fonctions de
capitaine instructeur dans la petite armée indigène
que le rajah Luckmissur était autorisé à entretenir.
De ce grade, il ne tarda pas à s' élever à celui de
commandant en chef, et, peu de temps après la mort
du rajah, il obtint la main de sa veuve. Diverses
considérations de politique coloniale, et des
services

p15

importants rendus dans une circonstance périlleuse
aux européens d' Agra par Jean-Jacques Langévol,
qui s' était fait naturaliser sujet britannique,
conduisirent le gouverneur général de la province de
Bengale à demander et obtenir pour l' époux de la
bégum le titre de baronnet. La terre de Bryah
Jowahir Mothooranath fut alors érigée en fief. La
bégum mourut en 1839, laissant l' usufruit de ses
biens à Langévol, qui la suivit deux ans plus tard
dans la tombe. De leur mariage il n' y avait qu' un
fils en état d' imbécillité depuis son bas âge, et
qu' il fallut immédiatement placer sous tutelle. Ses
biens ont été fidèlement administrés jusqu' à sa
mort, survenue en 1869. Il n' y a point d' héritiers
connus de cette immense succession. Le tribunal
d' Agra et la cour de Delhi ayant ordonné la
licitation, à la requête du gouvernement local
agissant au nom de l' état, nous avons l' honneur de
demander aux lords du conseil privé l' homologation
de ces jugements, etc., etc. " suivaient les
signatures.
Des copies certifiées des jugements d' Agra et de
Delhi, des actes de vente, des ordres donnés pour
le dépôt du capital à la banque d' Angleterre, un
historique des recherches faites en France pour
retrouver des héritiers Langévol, et toute une
masse imposante de documents du même ordre, ne
permirent bientôt plus la moindre hésitation au
docteur Sarrasin. Il était bien et dûment le
" next of kin " et successeur de la bégum. Entre lui
et les cinq cent vingt-sept millions déposés dans
les caves de la banque, il n' y avait plus que
l' épaisseur d' un jugement

p16

de forme, sur simple production des actes authentiques
de naissance et de décès !
Un pareil coup de fortune avait de quoi éblouir
l' esprit le plus calme, et le bon docteur ne put
entièrement échapper à l' émotion qu' une certitude
aussi inattendue était faite pour causer. Toutefois,
son émotion fut de courte durée et ne se traduisit
que par une rapide promenade de quelques minutes à
travers la chambre. Il reprit ensuite possession de
lui-même, se reprocha comme une faiblesse cette
fièvre passagère, et, se jetant dans son fauteuil,
il resta quelque temps absorbé en de profondes
réflexions.
Puis, tout à coup, il se remit à marcher de long en
large. Mais, cette fois, ses yeux brillaient d' une
flamme pure, et l' on voyait qu' une pensée généreuse
et noble se développait en lui. Il l' accueillit, la
caressa, la choya, et, finalement, l' adopta.
à ce moment, on frappa à la porte. Mr Sharp
revenait.
" je vous demande pardon de mes doutes, lui dit
cordialement le docteur. Me voici convaincu et mille
fois votre obligé pour les peines que vous vous êtes
données.
-pas obligé du tout... simple affaire... mon métier...
répondit Mr Sharp. Puis-je espérer que sir Bryah
me conservera sa clientèle ?
-cela va sans dire. Je remets toute l' affaire entre
vos mains... je vous demanderai seulement de
renoncer à me donner ce titre absurde... "
absurde ! Un titre qui vaut vingt et un millions
sterling !

p17

Disait la physionomie de Mr Sharp ; mais il était
trop bon courtisan pour ne pas céder.
" comme il vous plaira, vous êtes le maître,
répondit-il. Je vais reprendre le train de Londres
et attendre vos ordres.
-puis-je garder ces documents ? Demanda le docteur.
-parfaitement, nous en avons copie. "
le docteur Sarrasin, resté seul, s' assit à son
bureau, prit une feuille de papier à lettre et
écrivit ce qui suit :
Brighton, 28 octobre 1871.
" mon cher enfant, il nous arrive une fortune énorme,
colossale, insensée ! Ne me crois pas atteint
d' aliénation mentale et lis les deux ou trois pièces
imprimées que je joins à ma lettre. Tu y verras
clairement que je me trouve l' héritier d' un titre de
baronnet anglais ou plutôt indien, et d' un capital
qui dépasse un demi-milliard de francs, actuellement
déposé à la banque d' Angleterre. Je ne doute pas,
mon cher Octave, des sentiments avec lesquels tu
recevras cette nouvelle. Comme moi, tu comprendras
les devoirs nouveaux qu' une telle fortune nous
impose, et les dangers qu' elle peut faire courir à
notre sagesse. Il y a une heure à peine que j' ai
connaissance du fait, et déjà le souci d' une pareille
responsabilité étouffe à demi la joie qu' en pensant
à toi la certitude acquise m' avait d' abord causée.
Peut-être ce changement sera-t-il fatal dans nos
destinées... modestes pionniers de la science, nous
étions heureux dans notre obscurité. Le serons-nous

p18

encore ? Non peut-être, à moins... mais je n' ose te
parler d' une idée arrêtée dans ma pensée... à moins
que cette fortune même ne devienne en nos mains un
nouvel et puissant appareil scientifique, un outil
prodigieux de civilisation ! ... nous en recauserons.
écris-moi, dis-moi bien vite quelle impression te
cause cette grosse nouvelle et charge-toi de
l' apprendre à ta mère. Je suis assuré qu' en femme
sensée, elle l' accueillera avec calme et
tranquillité. Quant à ta soeur, elle est trop jeune
encore pour que rien de pareil lui fasse perdre la
tête. D' ailleurs, elle est déjà solide, sa petite
tête, et dût-elle comprendre toutes les conséquences
possibles de la nouvelle que je t' annonce, je suis
sûr qu' elle sera de nous tous celle que ce
changement survenu dans notre position troublera le
moins. Une bonne poignée de main à Marcel. Il n' est
absent d' aucun de mes projets d' avenir.
" ton père affectionné,
" Fr. Sarrasin.
" D M P "
cette lettre placée sous enveloppe, avec les papiers
les plus importants, à l' adresse de " Monsieur
Octave Sarrasin, élève à l' école centrale des arts
et manufactures, 32, rue du roi-de-Sicile, Paris " ,
le docteur prit son chapeau, revêtit son pardessus
et s' en alla au congrès. Un quart d' heure plus tard,
l' excellent homme ne songeait même plus à ses
millions.

p19

ii deux copains :
Octave Sarrasin, fils du docteur, n' était pas ce
qu' on peut appeler proprement un paresseux. Il
n' était ni sot ni d' une intelligence supérieure, ni
beau ni laid, ni grand ni petit, ni brun ni blond.
Il était châtain, et, en tout, membre né de la
classe moyenne. Au collège, il obtenait généralement
un second prix et deux ou trois accessits. Au
baccalauréat, il avait eu la note " passable " .
Repoussé une première fois au concours de l' école
centrale, il avait été admis à la seconde épreuve
avec le numéro 127. C' était un caractère indécis, un
de ces esprits qui se contentent d' une certitude
incomplète, qui vivent toujours dans l' à peu près et
passent à travers la vie comme des clairs de lune.
Ces sortes de gens sont aux mains de la destinée ce
qu' un bouchon de liège est sur la crête d' une vague.
Selon que le vent souffle du nord ou du midi, ils sont
emportés vers l' équateur ou vers le pôle. C' est le
hasard qui décide de leur carrière. Si le docteur
Sarrasin ne se fût pas fait quelques illusions sur
le caractère de son fils, peut-être aurait-il hésité
avant de

p20

lui écrire la lettre qu' on a lue ; mais un peu
d' aveuglement paternel est permis aux meilleurs
esprits.
Le bonheur avait voulu qu' au début de son éducation,
Octave tombât sous la domination d' une nature
énergique, dont l' influence un peu tyrannique mais
bienfaisante s' était de vive force imposée à lui.
Au lycée Charlemagne, où son père l' avait envoyé
terminer ses études, Octave s' était lié d' une amitié
étroite avec un de ses camarades, un alsacien,
Marcel Bruckmann, plus jeune que lui d' un an, mais
qui l' avait bientôt écrasé de sa vigueur physique,
intellectuelle et morale.
Marcel Bruckmann, resté orphelin à douze ans,
avait hérité d' une petite rente qui suffisait tout
juste à payer son collège. Sans Octave, qui
l' emmenait en vacances chez ses parents, il n' eût
jamais mis le pied hors des murs du lycée.
Il suivit de là que la famille du docteur Sarrasin
fut bientôt celle du jeune alsacien. D' une nature
sensible, sous son apparente froideur, il comprit
que toute sa vie devait appartenir à ces braves gens
qui lui tenaient lieu de père et de mère. Il en
arriva donc tout naturellement à adorer le docteur
Sarrasin, sa femme et la gentille et déjà sérieuse
fillette qui lui avaient rouvert le coeur. Mais ce
fut par des faits, non par des paroles, qu' il leur
prouva sa reconnaissance. En effet, il s' était donné
la tâche agréable de faire de Jeanne, qui aimait
l' étude, une jeune fille au sens droit, un esprit
ferme et judicieux, et, en même temps, d' Octave, un
fils digne de son père. Cette dernière tâche, il
faut bien le dire, le jeune homme la

p21

rendait moins facile que sa soeur, déjà supérieure
pour son âge à son frère. Mais Marcel s' était
promis d' atteindre son double but.
C' est que Marcel Bruckmann était un de ces
champions vaillants et avisés que l' Alsace a
coutume d' envoyer, tous les ans, combattre dans la
grande lutte parisienne. Enfant, il se distinguait
déjà par la dureté et la souplesse de ses muscles
autant que par la vivacité de son intelligence. Il
était tout volonté et tout courage au dedans, comme
il était au dehors taillé à angles droits. Dès le
collège, un besoin impérieux le tourmentait
d' exceller en tout, aux barres comme à la balle, au
gymnase comme au laboratoire de chimie. Qu' il
manquât un prix à sa moisson annuelle, il pensait
l' année perdue. C' était à vingt ans un grand corps
déhanché et robuste, plein de vie et d' action, une
machine organique au maximum de tension et de
rendement. Sa tête intelligente était déjà de celles
qui arrêtent le regard des esprits attentifs. Entré
le second à l' école centrale, la même année qu' Octave,
il était résolu à en sortir le premier.
C' est d' ailleurs à son énergie persistante et
surabondante pour deux hommes qu' Octave avait dû
son admission. Un an durant, Marcel l' avait
" pistonné " , poussé au travail, de haute lutte obligé
au succès. Il éprouvait pour cette nature faible et
vacillante un sentiment de pitié amicale, pareil à
celui qu' un lion pourrait accorder à un jeune chien.
Il lui plaisait de fortifier, du surplus de sa sève,
cette plante anémique, et de la faire fructifier
auprès de lui.

p22

La guerre de 1870 était venue surprendre les deux
amis au moment où ils passaient leurs examens. Dès
le lendemain de la clôture du concours, Marcel,
plein d' une douleur patriotique que ce qui menaçait
Strasbourg et l' Alsace avait exaspérée, était allé
s' engager au 31 e bataillon de chasseurs à pied.
Aussitôt, Octave avait suivi cet exemple.
Côte à côte, tous deux avaient fait aux avant-postes
de Paris la dure campagne du siège. Marcel avait
reçu à Champigny une balle au bras droit ; à
Buzenval, une épaulette au bras gauche. Octave
n' avait eu ni galon ni blessure. à vrai dire, ce
n' était pas sa faute, car il avait toujours suivi
son ami sous le feu. à peine était-il en arrière
de six mètres. Mais ces six mètres-là étaient tout.
Depuis la paix et la reprise des travaux ordinaires,
les deux étudiants habitaient ensemble deux
chambres contiguës d' un modeste hôtel voisin de
l' école. Les malheurs de la France, la séparation de
l' Alsace et de la Lorraine, avaient imprimé au
caractère de Marcel une maturité toute virile.
" c' est affaire à la jeunesse française, disait-il,
de réparer les fautes de ses pères, et c' est par le
travail seul qu' elle peut y arriver. "
debout à cinq heures, il obligeait Octave à l' imiter.
Il l' entraînait aux cours, et, à la sortie, ne le
quittait pas d' une semelle. On rentrait pour se livrer
au travail, en le coupant de temps à autre d' une
pipe et d' une tasse de café. On se couchait à dix
heures, le coeur satisfait, sinon content, et la
cervelle pleine. Une partie de billard de

p23

temps en temps, un spectacle bien choisi, un concert
du conservatoire de loin en loin, une course à
cheval jusqu' au bois de Verrières, une promenade en
forêt, deux fois par semaine un assaut de boxe ou
d' escrime, tels étaient leurs délassements. Octave
manifestait bien par instants des velléités de
révolte, et jetait un coup d' oeil d' envie sur des
distractions moins recommandables. Il parlait d' aller
voir Aristide Leroux, qui " faisait son droit " à la
brasserie saint-Michel. Mais Marcel se moquait si
rudement de ces fantaisies, qu' elles reculaient le
plus souvent.
Le 29 octobre 1871, vers sept heures du soir, les
deux amis étaient, selon leur coutume, assis côte à
côte à la même table, sous l' abat-jour d' une lampe
commune. Marcel était plongé corps et âme dans un
problème palpitant d' intérêt, de géométrie descriptive
appliquée à la coupe des pierres. Octave procédait
avec un soin religieux à la fabrication, malheureusement
plus importante à son sens, d' un litre de café.
C' était un des rares articles sur lesquels il se
flattait d' exceller, -peut-être parce qu' il y
trouvait l' occasion quotidienne d' échapper pour
quelques minutes à la terrible nécessité d' aligner
des équations, dont il lui paraissait que Marcel
abusait un peu. Il faisait donc passer goutte à
goutte son eau bouillante à travers une couche
épaisse de moka en poudre, et ce bonheur tranquille
aurait dû lui suffire. Mais l' assiduité de Marcel
lui pesait comme un remords, et il éprouvait
l' invincible besoin de la troubler de son bavardage.

p24

" nous ferions bien d' acheter un percolateur, dit-il
tout à coup. Ce filtre antique et solennel n' est
plus à la hauteur de la civilisation.
-achète un percolateur ! Cela t' empêchera peut-être
de perdre une heure tous les soirs à cette cuisine, "
répondit Marcel. Et il se remit à son problème.
" une voûte a pour intrados un ellipsoïde à trois
axes inégaux. Soit a b d e l' ellipse de naissance qui
renferme l' axe maximum o a égal a, et l' axe moyen
o b égal b, tandis que l' axe minimum (o, o' c') est
vertical et égal à c, ce qui rend la voûte
surbaissée... "
à ce moment, on frappa à la porte.
" une lettre pour M Octave Sarrasin, " dit le
garçon de l' hôtel. On peut penser si cette heureuse
diversion fut bien accueillie du jeune étudiant.
" c' est de mon père, fit Octave. Je reconnais
l' écriture... voilà ce qui s' appelle une missive,
au moins, " ajouta-t-il en soupesant à petits coups
le paquet de papiers.
Marcel savait comme lui que le docteur était en
Angleterre. Son passage à Paris, huit jours
auparavant, avait même été signalé par un dîner de
Sardanapale offert aux deux camarades dans un
restaurant du palais-royal, jadis fameux,
aujourd' hui démodé, mais que le docteur Sarrasin
continuait de considérer comme le dernier mot du
raffinement parisien.
" tu me diras si ton père te parle de son congrès
d' hygiène, dit Marcel. C' est une bonne idée qu' il
a eue d' aller là. Les savants français sont trop
portés à

p25

s' isoler. " et Marcel reprit son problème :
" ... l' extrados sera formé par un ellipsoïde
semblable au premier ayant son centre au-dessous de
o' sur la verticale o. Après avoir marqué les
foyers f 1, f 2, f 3, des trois ellipses principales,
nous traçons l' ellipse et l' hyperbole auxiliaires,
dont les axes communs... "
un cri d' Octave lui fit relever la tête.
" qu' y a-t-il donc ? Demanda-t-il, un peu inquiet en
voyant son ami tout pâle.
-lis ! " dit l' autre, abasourdi par la nouvelle qu' il
venait de recevoir.
Marcel prit la lettre, la lut jusqu' au bout, la
relut une seconde fois, jeta un coup d' oeil sur les
documents imprimés qui l' accompagnaient, et dit :
" c' est curieux ! "
puis, il bourra sa pipe et l' alluma méthodiquement.
Octave était suspendu à ses lèvres.
" tu crois que c' est vrai ? Lui cria-t-il d' une voix
étranglée.
-vrai ? ... évidemment. Ton père a trop de bon sens
et d' esprit scientifique pour accepter à l' étourdie
une conviction pareille. D' ailleurs, les preuves
sont là, et c' est au fond très simple. "
la pipe étant bien et dûment allumée, Marcel se
remit au travail. Octave restait les bras ballants,
incapable même d' achever son café, à plus forte
raison d' assembler deux idées logiques. Pourtant,
il avait besoin de parler pour s' assurer qu' il ne
rêvait pas.
" mais... si c' est vrai, c' est absolument
renversant ! ...

p26

sais-tu qu' un demi-milliard, c' est une fortune
énorme ? "
Marcel releva la tête et approuva :
" énorme est le mot. Il n' y en a peut-être pas une
pareille en France, et l' on n' en compte que
quelques-unes aux états-Unis, à peine cinq ou six
en Angleterre, en tout quinze ou vingt au monde.
-et un titre par-dessus le marché ! Reprit Octave,
un titre de baronnet ! Ce n' est pas que j' aie
jamais ambitionné d' en avoir un, mais puisque
celui-ci arrive, on peut dire que c' est tout de
même plus élégant que de s' appeler Sarrasin tout
court. "
Marcel lança une bouffée de fumée et n' articula
pas un mot. Cette bouffée de fumée disait
clairement : " peuh ! ... peuh ! "
" certainement, reprit Octave, je n' aurais jamais
voulu faire comme tant de gens qui collent une
particule à leur nom, ou s' inventent un marquisat
de carton ! Mais posséder un vrai titre, un titre
authentique, bien et dûment inscrit au " peerage " de
Grande-Bretagne et d' Irlande, sans doute ni
confusion possibles, comme cela se voit trop souvent... "
la pipe faisait toujours : " peuh ! ... peuh ! "
" mon cher, tu as beau dire et beau faire, reprit
Octave avec conviction, " le sang est quelque chose, "
comme disent les anglais ! "
il s' arrêta court devant le regard railleur de
Marcel et se rabattit sur les millions.
" te rappelles-tu, reprit-il, que Binôme, notre
professeur de mathématiques, rabâchait tous les ans,
dans sa

p27

première leçon sur la numération, qu' un demi-milliard
est un nombre trop considérable pour que les forces
de l' intelligence humaine pussent seulement en avoir
une idée juste, si elles n' avaient à leur disposition
les ressources d' une représentation graphique ? ...
te dis-tu bien qu' à un homme qui verserait un franc
à chaque minute, il faudrait plus de mille ans pour
payer cette somme ! Ah ! C' est vraiment... singulier,
de se dire qu' on est l' héritier d' un demi-milliard
de francs !
-un demi-milliard de francs ! S' écria Marcel,
secoué par le mot plus qu' il ne l' avait été par la
chose. Sais-tu ce que vous pourriez en faire de
mieux ? Ce serait de le donner à la France pour
payer sa rançon ! Il n' en faudrait que dix fois
autant ! ...
-ne va pas t' aviser au moins de suggérer une
pareille idée à mon père ! ... s' écria Octave du
ton d' un homme effrayé. Il serait capable de
l' adopter ! Je vois déjà qu' il rumine quelque projet
de sa façon ! ... passe encore pour un placement sur
l' état, mais gardons au moins la rente !
-allons, tu étais fait, sans t' en douter
jusqu' ici, pour être capitaliste ! Reprit Marcel.
Quelque chose me dit, mon pauvre Octave, qu' il eût
mieux valu pour toi, sinon pour ton père, qui est
un esprit droit et sensé, que ce gros héritage fût
réduit à des proportions plus modestes. J' aimerais
mieux te voir vingt-cinq mille livres de rente à
partager avec ta brave petite soeur, que cette
montagne d' or ! " et il se remit au travail.
Quant à Octave, il lui était impossible de rien
faire, et

p28

il s' agita si fort dans la chambre, que son ami, un
peu impatienté, finit par lui dire : " tu ferais mieux
d' aller prendre l' air ! Il est évident que tu n' es
bon à rien ce soir !
-tu as raison, " répondit Octave, saisissant avec
joie cette quasi-permission d' abandonner toute
espèce de travail. Et, sautant sur son chapeau, il
dégringola l' escalier et se trouva dans la rue. à
peine eut-il fait dix pas, qu' il s' arrêta sous un
bec de gaz pour relire la lettre de son père. Il
avait besoin de s' assurer de nouveau qu' il était
bien éveillé.
" un demi-milliard ! ... un demi-milliard ! ...
répétait-il. Cela fait au moins vingt-cinq millions
de rente ! ... quand mon père ne m' en donnerait qu' un
par an, comme pension, que la moitié d' un, que le
quart d' un, je serais encore très heureux ! On fait
beaucoup de choses avec de l' argent ! Je suis sûr
que je saurais bien l' employer ! Je ne suis pas un
imbécile, n' est-ce pas ? On a été reçu à l' école
centrale ! ... et j' ai un titre encore ! ... je saurai
le porter ! "
il se regardait, en passant, dans les glaces d' un
magasin.
" j' aurai un hôtel, des chevaux ! ... il y en aura un
pour Marcel. Du moment où je serai riche, il est
clair que ce sera comme s' il l' était. Comme cela
vient à point tout de même ! ... un demi-milliard ! ...
baronnet ! ... c' est drôle, maintenant que c' est
venu, il me semble que je m' y attendais ! Quelque
chose me disait que je ne serais pas toujours
occupé à trimer sur des livres et des planches à
dessin ! ... tout de même, c' est un fameux rêve ! "
Octave suivait, en ruminant ces idées, les arcades
de

p29

la rue de Rivoli. Il arriva aux champs-élysées,
tourna le coin de la rue royale, déboucha sur le
boulevard. Jadis, il n' en regardait les splendides
étalages qu' avec indifférence, comme choses futiles
et sans place dans sa vie. Maintenant, il s' y
arrêta et songea avec un vif mouvement de joie que
tous ces trésors lui appartiendraient quand il le
voudrait.
" c' est pour moi, se dit-il, que les fileuses de la
Hollande tournent leurs fuseaux, que les manufactures
d' Elbeuf tissent leurs draps les plus souples, que
les horlogers construisent leurs chronomètres, que
le lustre de l' opéra verse ses cascades de lumière,
que les violons grincent, que les chanteuses
s' égosillent ! C' est pour moi qu' on dresse des pur
sang au fond des manèges, et que s' allume le café
anglais ! ... Paris est à moi ! ... tout est à moi ! ...
ne voyagerai-je pas ? N' irai-je point visiter ma
baronnie de l' Inde ? ... je pourrai bien quelque
jour me payer une pagode, avec les bonzes et les
idoles d' ivoire par-dessus le marché ! ... j' aurai
des éléphants ! ... je chasserai le tigre ! ... et les
belles armes ! ... et le beau canot ! ... un canot ?
Que non pas ! Mais un bel et bon yacht à vapeur
pour me conduire où je voudrai, m' arrêter et
repartir à ma fantaisie ! ... à propos de vapeur, je
suis chargé de donner la nouvelle à ma mère. Si je
partais pour Douai ! ... il y a l' école... oh ! Oh !
L' école ! On peut s' en passer ! ... mais Marcel ! Il
faut le prévenir. Je vais lui envoyer une dépêche.
Il comprendra bien que je suis pressé de voir ma
mère et ma soeur dans une pareille circonstance ! "

p30

Octave entra dans un bureau télégraphique, prévint
son ami qu' il partait et reviendrait dans deux jours.
Puis, il héla un fiacre et se fit transporter à la
gare du nord.
Dès qu' il fut en wagon, il se reprit à développer
son rêve. à deux heures du matin, Octave carillonnait
bruyamment à la porte de la maison maternelle et
paternelle, -sonnette de nuit, -et mettait en émoi
le paisible quartier des aubettes.
" qui donc est malade ? Se demandaient les commères
d' une fenêtre à l' autre.
-le docteur n' est pas en ville ! Cria la vieille
servante, de sa lucarne au dernier étage.
-c' est moi, Octave ! ... descendez m' ouvrir,
Francine ! "
après dix minutes d' attente, Octave réussit à
pénétrer dans la maison. Sa mère et sa soeur Jeanne,
précipitamment descendues en robe de chambre,
attendaient l' explication de cette visite.
La lettre du docteur, lue à haute voix, eut bientôt
donné la clef du mystère.
Mme Sarrasin fut un moment éblouie. Elle embrassa
son fils et sa fille en pleurant de joie. Il lui
semblait que l' univers allait être à eux maintenant,
et que le malheur n' oserait jamais s' attaquer à des
jeunes gens qui possédaient quelques centaines de
millions. Cependant, les femmes ont plus tôt fait que
les hommes de s' habituer à ces grands coups du sort.
Mme Sarrasin relut la lettre de son mari, se dit
que c' était à lui, en somme qu' il appartenait de
décider de sa destinée et de celle de ses enfants,

p31

et le calme rentra dans son coeur. Quant à Jeanne,
elle était heureuse de la joie de sa mère et de son
frère ; mais son imagination de treize ans ne rêvait
pas de bonheur plus grand que celui de cette petite
maison modeste où sa vie s' écoulait doucement entre
les leçons de ses maîtres et les caresses de ses
parents. Elle ne voyait pas trop en quoi quelques
liasses de billets de banque pouvaient changer
grand' chose à son existence, et cette perspective
ne la troubla pas un instant.
Mme Sarrasin, mariée très jeune à un homme absorbé
tout entier par les occupations silencieuses du
savant de race, respectait la passion de son mari,
qu' elle aimait tendrement, sans toutefois le bien
comprendre. Ne pouvant partager les bonheurs que
l' étude donnait au docteur Sarrasin, elle s' était
quelquefois sentie un peu seule à côté de ce
travailleur acharné, et avait par suite concentré
sur ses deux enfants toutes ses espérances. Elle
avait toujours rêvé pour eux un avenir brillant,
s' imaginant qu' il en serait plus heureux. Octave,
elle n' en doutait pas, était appelé aux plus hautes
destinées. Depuis qu' il avait pris rang à l' école
centrale, cette modeste et utile académie de jeunes
ingénieurs s' était transformée dans son esprit
en une pépinière d' hommes illustres. Sa seule
inquiétude était que la modestie de leur fortune ne
fût un obstacle, une difficulté tout au moins, à la
carrière glorieuse de son fils, et ne nuisît plus
tard à l' établissement de sa fille. Maintenant, ce
qu' elle avait compris de la lettre de son mari,
c' est que ses craintes n' avaient plus de raison
d' être. Aussi sa satisfaction fut-elle complète.

p32

La mère et le fils passèrent une grande partie de
la nuit à causer et à faire des projets, tandis
que Jeanne, très contente du présent, sans aucun
souci de l' avenir, s' était endormie dans un
fauteuil.
Cependant, au moment d' aller prendre un peu de
repos : " tu ne m' as pas parlé de Marcel, dit Mme
Sarrasin à son fils. Ne lui as-tu pas donné
connaissance de la lettre de ton père ? Qu' en
a-t-il dit ?
-oh ! Répondit Octave, tu connais Marcel ! C' est
plus qu' un sage, c' est un stoïque ! Je crois qu' il
a été effrayé pour nous de l' énormité de l' héritage !
Je dis pour nous ; mais son inquiétude ne
remontait pas jusqu' à mon père, dont le bon sens,
disait-il, et la raison scientifique le rassuraient.
Mais dame ! Pour ce qui te concerne, mère et
Jeanne aussi, et moi surtout, il ne m' a pas caché
qu' il eût préféré un héritage modeste, vingt-cinq
mille livres de rente...
-Marcel n' avait peut-être pas tort, répondit Mme
Sarrasin en regardant son fils. Cela peut devenir
un grand danger, une subite fortune, pour certaines
natures ! "
Jeanne venait de se réveiller. Elle avait entendu
les dernières paroles de sa mère :
" tu sais, mère, lui dit-elle, en se frottant les
yeux et se dirigeant vers sa petite chambre, tu
sais ce que tu m' as dit un jour, que Marcel avait
toujours raison. Moi, je crois tout ce que dit
notre ami Marcel ! "
et, ayant embrassé sa mère, Jeanne se retira.

p33

iii un fait-divers :
en arrivant à la quatrième séance du congrès
d' hygiène, le docteur Sarrasin put constater que
tous ses collègues l' accueillaient avec les marques
d' un respect extraordinaire. Jusque-là, c' était à
peine si le très noble lord Glandover, chevalier
de la jarretière, qui avait la présidence nominale
de l' assemblée, avait daigné s' apercevoir de
l' existence individuelle du médecin français.
Ce lord était un personnage auguste, dont le rôle se
bornait à déclarer la séance ouverte ou levée et à
donner mécaniquement la parole aux orateurs inscrits
sur une liste qu' on plaçait devant lui. Il gardait
habituellement sa main droite dans l' ouverture de
sa redingote boutonnée, -non pas qu' il eût fait une
chute de cheval, -mais uniquement parce que cette
attitude incommode a été donnée par les sculpteurs
anglais au bronze de plusieurs hommes d' état. Une
face blafarde et glabre, plaquée de taches rouges,
une perruque de chiendent prétentieusement relevée
en toupet sur un front qui sonnait le creux,
complétaient la figure la plus comiquement gourmée
et la plus follement raide qu' on pût voir. Lord
Glandover se

p34

mouvait tout d' une pièce, comme s' il avait été de
bois ou de carton-pâte. Ses yeux mêmes semblaient
ne rouler sous leurs arcades orbitaires que par
saccades intermittentes à la façon des yeux de
poupée ou de mannequin.
Lors des premières présentations, le président du
congrès d' hygiène avait adressé au docteur Sarrasin
un salut protecteur et condescendant qui aurait pu
se traduire ainsi : " bonjour, monsieur l' homme de
peu ! ... c' est vous qui, pour gagner votre petite
vie, faites ces petits travaux sur de petites
machinettes ? ... il faut que j' aie vraiment la vue
bonne pour apercevoir une créature aussi éloignée
de moi dans l' échelle des êtres ! ... mettez-vous à
l' ombre de ma seigneurie, je vous le permets. "
cette fois, lord Glandover lui adressa le plus
gracieux des sourires et poussa la courtoisie
jusqu' à lui montrer un siège vide à sa droite.
D' autre part, tous les membres du congrès s' étaient
levés.
Assez surpris de ces marques d' une attention
exceptionnellement flatteuse, et se disant qu' après
réflexion le compte-globules avait sans doute paru
à ses confrères une découverte plus considérable
qu' à première vue, le docteur Sarrasin s' assit à
la place qui lui était offerte.
Mais toutes ses illusions d' inventeur s' envolèrent,
lorsque lord Glandover se pencha à son oreille avec
une contorsion des vertèbres cervicales telle qu' il
pouvait en résulter un torticolis violent pour
sa seigneurie :
" j' apprends, dit-il, que vous êtes un homme de
propriété considérable ? On me dit que vous " valez "
vingt et un millions sterling ? "

p35

lord Glandover paraissait désolé d' avoir pu traiter
avec légèreté l' équivalent en chair et en os d' une
valeur monnayée aussi ronde. Toute son attitude
disait :
" pourquoi ne nous avoir pas prévenus ? ... exposer
les gens à des méprises semblables ! "
le docteur Sarrasin, qui ne croyait pas, en
conscience, " valoir un sou de plus " qu' aux séances
précédentes, se demandait comment la nouvelle avait
déjà pu se répandre, lorsque le docteur Ovidius, de
Berlin, son voisin de droite, lui dit avec un
sourire faux et plat :
" vous voilà aussi fort que les Rothschild ! ... le
daily telegraph donne la nouvelle ! ... tous mes
compliments ! "
et il lui passa un numéro du journal, daté du matin
même. On y lisait le " fait-divers " suivant, dont la
rédaction révélait suffisamment l' auteur :
un héritage monstre. -la fameuse succession
vacante de la bégum Gokool vient enfin de trouver
son légitime héritier par les soins habiles de Mrs
Billows, Green et Sharp, solicitors, 94,
southampton row, London. L' heureux propriétaire
des vingt et un millions sterling, actuellement
déposés à la banque d' Angleterre, est un médecin
français, le docteur Sarrasin, dont nous avons,
il y a trois jours, analysé ici même le beau
mémoire au congrès de Brighton. à force de peines
et à travers des péripéties qui formeraient à
elles seules un véritable roman, Mr Sharp est
arrivé à établir, sans contestation possible, que
le docteur Sarrasin est le seul descendant vivant
de Jean-Jacques Langévol, baronnet, époux en
secondes noces de la bégum

p36

Gokool. Ce soldat de fortune était paraît-il,
originaire de la petite ville française de
Bar-Le-Duc. Il ne reste plus à accomplir, pour
l' envoi en possession, que de simples formalités.
la requête est déjà logée en cour de chancellerie.
c' est un curieux enchaînement de circonstances qui
a accumulé sur la tête d' un savant français, avec
un titre britannique, les trésors entassés par une
longue suite de rajahs indiens. La fortune aurait
pu se montrer moins intelligente, et il faut se
féliciter qu' un capital aussi considérable tombe
en des mains qui sauront en faire bon usage.

par un sentiment assez singulier, le docteur
Sarrasin fut contrarié de voir la nouvelle rendue
publique. Ce n' était pas seulement à cause des
importunités que son expérience des choses humaines
lui faisait déjà prévoir, mais il était humilié de
l' importance qu' on paraissait attribuer à cet
événement. Il lui semblait être rapetissé
personnellement de tout l' énorme chiffre de son
capital. Ses travaux, son mérite personnel, -il en
avait le sentiment profond, -se trouvaient déjà
noyés dans cet océan d' or et d' argent, même aux
yeux de ses confrères. Ils ne voyaient plus en lui
le chercheur infatigable, l' intelligence supérieure
et déliée, l' inventeur ingénieux, ils voyaient le
demi-milliard. Eût-il été un goitreux des Alpes,
un hottentot abruti, un des spécimens les plus
dégradés de l' humanité, au lieu d' en être un des
représentants supérieurs, son poids eût été le même.
Lord Glandover avait dit le mot, il " valait "
désormais vingt et un millions sterling, ni plus, ni
moins. Cette idée

p37

l' écoeura, et le congrès, qui regardait, avec une
curiosité toute scientifique, comment était fait
un " demi-milliardaire " , constata non sans surprise
que la physionomie du sujet se voilait d' une sorte
de tristesse.
Ce ne fut pourtant qu' une faiblesse passagère. La
grandeur du but auquel il avait résolu de consacrer
cette fortune inespérée se représenta tout à coup à
la pensée du docteur et le rasséréna. Il attendit la
fin de la lecture que faisait le docteur Stevenson
de Glascow sur l' éducation des jeunes idiots,
et demanda la parole pour une communication.
Lord Glandover la lui accorda à l' instant et par
préférence même au docteur Ovidius. Il la lui aurait
accordée, quand tout le congrès s' y serait opposé,
quand tous les savants de l' Europe auraient
protesté à la fois contre ce tour de faveur ! Voilà
ce que disait éloquemment l' intonation toute spéciale
de la voix du président.
" messieurs, dit le docteur Sarrasin, je comptais
attendre quelques jours encore avant de vous faire
part de la fortune singulière qui m' arrive et des
conséquences heureuses que ce hasard peut avoir pour
la science. Mais, le fait étant devenu public, il y
aurait peut-être de l' affectation à ne pas le placer
tout de suite sur son vrai terrain... oui, messieurs,
il est vrai qu' une somme considérable, une somme de
plusieurs centaines de millions, actuellement
déposée à la banque d' Angleterre, se trouve me
revenir légitimement. Ai-je besoin de vous dire que
je ne me considère, en ces conjectures, que comme le
fidéi-commissaire de la science ? ... (sensation
profonde.)


p38

ce n' est pas à moi que ce capital appartient de
droit, c' est à l' humanité, c' est au progrès ! ...
(mouvements divers. Exclamations. Applaudissements
unanimes. Tout le congrès se lève, électrisé par
cette déclaration.)
ne m' applaudissez pas,
messieurs. Je ne connais pas un seul homme de
science, vraiment digne de ce beau nom, qui ne
fît à ma place ce que je veux faire. Qui sait si
quelques-uns ne penseront pas que, comme dans
beaucoup d' actions humaines, il n' y a pas en celle-ci
plus d' amour-propre que de dévouement ? ... (non !
non ! )
peu importe au surplus ! Ne voyons que les
résultats. Je le déclare donc, définitivement et sans
réserve : le demi-milliard que le hasard met dans
mes mains n' est pas à moi, il est à la science !
Voulez-vous être le parlement qui répartira ce
budget ? ... je n' ai pas en mes propres lumières une
confiance suffisante pour prétendre en disposer en
maître absolu. Je vous fais juges, et vous-mêmes
vous déciderez du meilleur emploi à donner à ce
trésor ! ... " (hurrahs. Agitation profonde. Délire
général.)

le congrès est debout. Quelques membres, dans leur
exaltation, sont montés sur la table. Le professeur
Turnbull, de Glasgow, paraît menacé d' apoplexie.
Le docteur Cicogna, de Naples, a perdu la
respiration. Lord Glandover seul conserve le calme
digne et serein qui convient à son rang. Il est
parfaitement convaincu que le docteur Sarrasin
plaisante agréablement, et n' a pas la moindre
intention de réaliser un programme si extravagant.
" s' il m' est permis, toutefois, reprit l' orateur,
quand il eut obtenu un peu de silence, s' il m' est
permis de suggérer

p39

un plan qu' il serait aisé de développer et de
perfectionner, je propose le suivant. " ici, le
congrès, revenu enfin au sang-froid, écoute avec
une attention religieuse.
" messieurs, parmi les causes de maladie, de misère
et de mort qui nous entourent, il faut en compter
une à laquelle je crois rationnel d' attacher une
grande importance : ce sont les conditions hygiéniques
déplorables dans lesquelles la plupart des hommes
sont placés. Ils s' entassent dans des villes, dans
des demeures souvent privées d' air et de lumière,
ces deux agents indispensables de la vie. Ces
agglomérations humaines deviennent parfois de
véritables foyers d' infection. Ceux qui n' y trouvent
pas la mort sont au moins atteints dans leur santé ;
leur force productive diminue, et la société perd
ainsi de grandes sommes de travail qui pourraient
être appliquées aux plus précieux usages. Pourquoi,
messieurs, n' essayerions-nous pas du plus puissant
des moyens de persuasion... de l' exemple ? Pourquoi
ne réunirions-nous pas toutes les forces de notre
imagination pour tracer le plan d' une cité modèle
sur des données rigoureusement scientifiques ? ...
(oui ! Oui ! C' est vrai ! ) pourquoi ne
consacrerions-nous pas ensuite le capital dont nous
disposons à édifier cette ville et à la présenter
au monde comme un enseignement pratique... " (oui !
oui ! -tonnerre d' applaudissements.)

les membres du congrès, pris d' un transport de folie
contagieuse, se serrent mutuellement les mains, ils
se jettent sur le docteur Sarrasin, l' enlèvent, le
portent en triomphe autour de la salle.

p40

" messieurs, reprit le docteur, lorsqu' il eut pu
réintégrer sa place, cette cité que chacun de nous
voit déjà par les yeux de l' imagination, qui peut
être dans quelques mois une réalité, cette ville de
la santé et du bien-être, nous inviterions tous les
peuples à venir la visiter, nous en répandrions dans
toutes les langues le plan et la description, nous
y appellerions les familles honnêtes que la pauvreté
et le manque de travail auraient chassées des pays
encombrés. Celles aussi, -vous ne vous étonnerez
pas que j' y songe, -à qui la conquête étrangère a
fait une cruelle nécessité de l' exil, trouveraient
chez nous l' emploi de leur activité, l' application
de leur intelligence, et nous apporteraient ces
richesses morales, plus précieuses mille fois que
les mines d' or et de diamant. Nous aurions là de
vastes collèges où la jeunesse, élevée d' après des
principes sages, propres à développer et à
équilibrer toutes les facultés morales, physiques
et intellectuelles, nous préparerait des générations
fortes pour l' avenir ! "
il faut renoncer à décrire le tumulte enthousiaste
qui suivit cette communication. Les applaudissements,
les hurrahs, les " hip ! Hip ! " se succédèrent
pendant plus d' un quart d' heure.
Le docteur Sarrasin était à peine parvenu à se
rasseoir que lord Glandover, se penchant de
nouveau vers lui, murmura à son oreille en clignant
de l' oeil :
" bonne spéculation ! ... vous comptez sur le revenu
de l' octroi, hein ? ... affaire sûre, pourvu qu' elle
soit bien lancée et patronnée de noms choisis ! ...
tous les convalescents

p41

et les valétudinaires voudront habiter là ! ...
j' espère que vous me retiendrez un bon lot de
terrain, n' est-ce pas ? "
le pauvre docteur, blessé de cette obstination à
donner à ses actions un mobile cupide, allait cette
fois répondre à sa seigneurie, lorsqu' il entendit
le vice-président réclamer un vote de remerciement
par acclamation pour l' auteur de la philanthropique
proposition qui venait d' être soumise à l' assemblée.
" ce serait, dit-il, l' éternel bonheur du congrès de
Brighton qu' une idée si sublime y eût pris
naissance. Il ne fallait pas moins pour la concevoir
que la plus haute intelligence unie au plus grand
coeur et à la générosité la plus inouïe... et
pourtant, maintenant que l' idée était suggérée, on
s' étonnait presque qu' elle n' eût pas déjà été mise
en pratique ! Combien de milliards dépensés en folles
guerres, combien de capitaux dissipés en spéculations
ridicules auraient pu être consacrés à un tel essai ! "
l' orateur, en terminant, demandait, pour la cité
nouvelle, comme un juste hommage à son fondateur, le
nom de " Sarrasina " .
Sa motion était déjà acclamée, lorsqu' il fallut
revenir sur le vote, à la requête du docteur Sarrasin
lui-même.
" non, dit-il, mon nom n' a rien à faire en ceci.
Gardons-nous aussi d' affubler la future ville
d' aucune de ces appellations qui, sous prétexte de
dériver du grec ou du latin, donnent à la chose ou
à l' être qui les porte une allure pédante. Ce sera
la cité du bien-être mais je

p42

demande que son nom soit celui de ma patrie, et que
nous l' appelions France-Ville ! "
on ne pouvait refuser au docteur cette satisfaction
qui lui était bien due.
France-Ville était d' ores et déjà fondée en paroles ;
elle allait, grâce au procès-verbal, qui devait
clore la séance, exister aussi sur le papier. On
passa immédiatement à la discussion des articles
généraux du projet.
Mais il convient de laisser le congrès à cette
occupation pratique, si différente des soins
ordinairement réservés à ces assemblées, pour
suivre pas à pas, dans un de ses innombrables
itinéraires, la fortune du fait-divers publié par
le daily telegraph.
dès le 29 octobre au soir, cet entre-filet,
textuellement reproduit par les journaux anglais,
commençait à rayonner

p43

sur tous les cantons du Royaume-Uni. Il apparaissait
notamment dans la gazette de hull et figurait en
haut de la seconde page dans un numéro de cette
feuille modeste que le Mary Queen,
trois-mâts-barque chargé de charbon, apporta le 1 er
novembre à Rotterdam.
Immédiatement coupé par les ciseaux diligents du
rédacteur en chef et secrétaire unique de l' écho
néerlandais
et traduit dans la langue de Guyp
et de Potter, le fait-divers arriva, le 2 novembre,
sur les ailes de la vapeur, au mémorial de
Brême.
là, il revêtit, sans changer de corps,
un vêtement neuf, et ne tarda pas à se voir
imprimer en allemand. Pourquoi faut-il constater
ici que le journaliste teuton, après avoir écrit en
tête de la traduction : eine übergrosse erbschaft,
ne craignit pas de recourir à un subterfuge mesquin
et d' abuser de la crédulité de ses lecteurs en
ajoutant entre parenthèses : correspondance
spéciale de Brighton ?

quoi qu' il en soit, devenue ainsi allemande par
droit d' annexion, l' anecdote arriva à la rédaction
de l' imposante gazette du nord, qui lui donna
une place dans la seconde colonne de sa troisième
page, en se contentant d' en supprimer le titre, trop
charlatanesque pour une si grave personne.
C' est après avoir passé par ces avatars successifs
qu' elle fit enfin son entrée, le 3 novembre au soir,
entre les mains épaisses d' un gros valet de chambre
saxon, dans le cabinet-salon-salle à manger de M
le professeur Schultze, de l' université d' Iéna.
Si haut placé que fût un tel personnage dans
l' échelle

p44

des êtres, il ne présentait à première vue rien
d' extraordinaire. C' était un homme de quarante-cinq
ou six ans, d' assez forte taille ; ses épaules
carrées indiquaient une constitution robuste ; son
front était chauve, et le peu de cheveux qu' il
avait gardés à l' occiput et aux tempes rappelaient
le blond filasse. Ses yeux étaient bleus, de ce bleu
vague qui ne trahit jamais la pensée. Aucune lueur
ne s' en échappe, et cependant, on se sent comme gêné
sitôt qu' ils vous regardent. La bouche du professeur
Schultze était grande, garnie d' une de ces doubles
rangées de dents formidables qui ne lâchent jamais
leur proie, mais enfermées dans des lèvres minces,
dont le principal emploi devait être de numéroter
les paroles qui pouvaient en sortir. Tout cela
composait un ensemble inquiétant et désobligeant
pour les autres, dont le professeur était
visiblement très satisfait pour lui-même.
Au bruit que fit son valet de chambre, il leva les
yeux sur la cheminée, regarda l' heure à une très
jolie pendule de barbedienne, singulièrement
dépaysée au milieu des meubles vulgaires qui
l' entouraient, et dit d' une voix raide encore plus
que rude :
" six heures cinquante-cinq ! Mon courrier arrive à
six trente, dernière heure. Vous le montez
aujourd' hui avec vingt-cinq minutes de retard. La
première fois qu' il ne sera pas sur ma table à six
heures trente, vous quitterez mon service à huit.
-monsieur, demanda le domestique avant de se
retirer, veut-il dîner maintenant ?
-il est six heures cinquante-cinq et je dîne à sept !

p45

Vous le savez depuis trois semaines que vous êtes
chez moi ! Retenez aussi que je ne change jamais une
heure et que je ne répète jamais un ordre. "
le professeur déposa son journal sur le bord de sa
table et se remit à écrire un mémoire qui devait
paraître le surlendemain dans les annalen für
physiologie.
il ne saurait y avoir aucune
indiscrétion à constater que ce mémoire avait pour
titre :
pourquoi tous les français sont-ils atteints à des
degrés différents de dégénérescence héréditaire ?

tandis que le professeur poursuivait sa tâche, le dîner,
composé d' un grand plat de saucisses aux choux
flanqué d' un gigantesque moos de bière, avait été
discrètement servi sur un guéridon au coin du feu.
Le professeur posa sa plume pour prendre ce repas,
qu' il savoura avec plus de complaisance qu' on n' en
eût attendu d' un homme aussi sérieux. Puis il sonna
pour avoir son café, alluma une grande pipe de
porcelaine et se remit au travail.
Il était près de minuit lorsque le professeur signa
le dernier feuillet, et il passa aussitôt dans sa
chambre à coucher pour y prendre un repos bien
gagné. Ce fut dans son lit seulement qu' il rompit
la bande de son journal et en commença la lecture,
avant de s' endormir. Au moment où le sommeil semblait
venir, l' attention du professeur fut attirée par un
nom étranger, celui de " Langévol " , dans le
fait-divers relatif à l' héritage monstre. Mais il
eut beau vouloir se rappeler quel souvenir

p46

pouvait bien évoquer en lui ce nom, il n' y parvint
pas. Après quelques minutes données à cette
recherche vaine, il jeta le journal, souffla sa
bougie et fit bientôt entendre un ronflement sonore.
Cependant, par un phénomène physiologique que
lui-même avait étudié et expliqué avec de grands
développements, ce nom de Langévol poursuivit le
professeur Schultze jusque dans ses rêves. Si bien
que, machinalement, en se réveillant le lendemain
matin, il se surprit à le répéter.
Tout à coup, au moment où il allait demander à sa
montre quelle heure il était, il fut illuminé d' un
éclair subit. Se jetant alors sur le journal qu' il
retrouva au pied de son lit, il lut et relut
plusieurs fois de suite, en se passant la main sur
le front comme pour y concentrer ses idées, l' alinéa
qu' il avait failli la veille laisser passer
inaperçu. La lumière, évidemment, se faisait dans
son cerveau, car, sans prendre le temps de passer sa
robe de chambre à ramages, il courut à la cheminée,
détacha un petit portrait en miniature pendu près
de la glace, et, le retournant, passa sa manche sur
le carton poussiéreux qui en formait l' envers.
Le professeur ne s' était pas trompé. Derrière le
portrait, on lisait ce nom tracé d' une encre jaunâtre,
presque effacé par un demi-siècle : " Thérèze
Schultze eingeborene Langévol
(Thérèse
Schultze, née Langévol). "
le soir même le professeur avait pris le train
direct pour Londres.

p47

iv part à deux :
le 6 novembre, à sept heures du matin, Herr
Schultze arrivait à la gare de Charing-Cross.
à midi, il se présentait au numéro 93, southampton
row, dans une grande salle divisée en deux parties
par une barrière de bois, -côté de mm les clercs,
côté du public, -meublée de six chaises, d' une
table noire, d' innombrables cartons verts et d' un
dictionnaire des adresses. Deux jeunes gens, assis
devant la table, étaient en train de manger
paisiblement le déjeuner de pain et de fromage
traditionnel en tous les pays de basoche.
" Messieurs Billows, Green et Sharp ? Dit le
professeur de la même voix dont il demandait son
dîner.
-Mr Sharp est dans son cabinet. -quel nom ?
Quelle affaire ?
-le professeur Schultze, d' Iéna, affaire
Langévol. "
le jeune clerc murmura ces renseignements dans le
pavillon d' un tuyau acoutisque et reçut en réponse
dans le pavillon de sa propre oreille une
communication qu' il n' eut garde de rendre publique.
Elle pouvait se traduire ainsi :

p48

" au diable l' affaire Langévol ! Encore un fou qui
croit avoir des titres ! "
réponse du jeune clerc :
" c' est un homme d' apparence " respectable " . Il n' a
pas l' air agréable, mais ce n' est pas la tête du
premier venu. "
nouvelle exclamation mystérieuse :
" et il vient d' Allemagne...
-il le dit, du moins. "
un soupir passa à travers le tuyau :
" faites monter.
-deux étages, la porte en face, " dit tout haut le
clerc en indiquant un passage intérieur.
Le professeur s' enfonça dans le couloir, monta les
deux étages et se trouva devant une porte matelassée,
où le nom de Mr Sharp se détachait en lettres
noires sur un fond de cuivre.
Ce personnage était assis devant un grand bureau
d' acajou, dans un cabinet vulgaire à tapis de feutre,
chaises de cuir et larges cartonniers béants. Il se
souleva à peine sur son fauteuil, et, selon
l' habitude si courtoise des gens de bureau, il se
remit à feuilleter des dossiers pendant cinq minutes,
afin d' avoir l' air très occupé. Enfin, se retournant
vers le professeur Schultze, qui s' était placé
auprès de lui :
" monsieur, dit-il, veuillez m' apprendre rapidement
ce qui vous amène. Mon temps est extraordinairement
limité, et je ne puis vous donner qu' un très petit
nombre de minutes. "

p49

le professeur eut un semblant de sourire, laissant
voir qu' il s' inquiétait assez peu de la nature de
cet accueil.
" peut-être trouverez-vous bon de m' accorder quelques
minutes supplémentaires, dit-il, quand vous saurez
ce qui m' amène.
-parlez-donc, monsieur.
-il s' agit de la succession de Jean-Jacques
Langévol, de Bar-Le-Duc, et je suis le petit-fils
de sa soeur aînée, Thérèse Langévol, mariée en
1792 à mon grand-père Martin Schultze, chirurgien
à l' armée de Brunswick et mort en 1814. J' ai en ma
possession trois lettres de mon grand-oncle écrites
à sa soeur, et de nombreuses traditions de son
passage à la maison, après la bataille d' Iéna, sans
compter les pièces dûment légalisées qui établissent
ma filiation. "
inutile de suivre le professeur Schultze dans les
explications qu' il donna à Mr Sharp. Il fut,
contre ses habitudes, presque prolixe. Il est vrai
que c' était le seul point où il était inépuisable.
En effet, il s' agissait pour lui de démontrer à
Mr Sharp, anglais, la nécessité de faire
prédominer la race germanique sur toutes les
autres. S' il poursuivait l' idée de réclamer cette
succession, c' était surtout pour l' arracher des
mains françaises, qui ne pourraient en faire que
quelque inepte usage ! ... ce qu' il détestait dans
son adversaire, c' était surtout sa nationalité ! ...
devant un allemand, il n' insisterait pas
assurément, etc., etc., mais l' idée qu' un prétendu
savant, qu' un français pourrait employer cet
énorme capital

p50

au service des idées françaises, le mettait hors de
lui, et lui faisait un devoir de faire valoir ses
droits à outrance.
à première vue, la liaison des idées pouvait ne pas
être évidente entre cette digression politique et
l' opulente succession. Mais Mr Sharp avait assez
l' habitude des affaires pour apercevoir le rapport
supérieur qu' il y avait entre les aspirations
nationales de la race germanique en générale et les
aspirations particulières de l' individu Schultze
vers l' héritage de la bégum. Elles étaient, au
fond, du même ordre.
D' ailleurs, il n' y avait pas de doute possible. Si
humiliant qu' il pût être pour un professeur à
l' université d' Iéna d' avoir des rapports de parenté
avec des gens de race inférieure, il était évident
qu' une aïeule française avait sa part de
responsabilité dans la fabrication de ce produit
humain sans égal. Seulement, cette parenté, d' un
degré secondaire à celle du docteur Sarrasin, ne
lui créait aussi que des droits secondaires à
ladite succession. Le solicitor vit cependant la
possibilité de les soutenir avec quelques
apparences de légalité, et, dans cette possibilité,
il en entrevit une autre tout à l' avantage de
Billows, Green et Sharp : celle de transformer
l' affaire Langévol, déjà belle, en une affaire
magnifique, quelque nouvelle représentation du
" Jarndyce contre Jarndyce " , de Dickens. Un
horizon de papier timbré, d' actes, de pièces de
toute nature s' étendit devant les yeux de l' homme
de loi. Ou encore, ce qui valait mieux, il songea
à un compromis ménagé par lui, Sharp, dans
l' intérêt

p51

de ses deux clients, et qui lui rapporterait, à
lui Sharp, presque autant d' honneur que de profit.
Cependant, il fit connaître à Herr Schultze les
titres du docteur Sarrasin, lui donna les preuves
à l' appui et lui insinua que, si Billows, Green
et Sharp se chargeaient cependant de tirer un
parti avantageux pour le professeur de l' apparence
de droits, -" apparences seulement, mon cher
monsieur, et qui, je le crains, ne résisteraient
pas à un bon procès, " -que lui donnait sa parenté
avec le docteur, il comptait que le sens si
remarquable de la justice, que possédaient tous les
allemands, admettrait que Billows, Green et
Sharp acquéraient aussi, en cette occasion, des
droits d' ordre différent, mais bien plus impérieux,
à la reconnaissance du professeur.
Celui-ci était trop bien doué pour ne pas
comprendre la logique du raisonnement de l' homme
d' affaires. Il lui mit sur ce point l' esprit en
repos, sans toutefois rien préciser. Mr Sharp
lui demanda poliment la permission d' examiner son
affaire à loisir et le reconduisit avec des égards
marqués. Il n' était plus question à cette heure de
ces minutes strictement limitées, dont il se disait
si avare !
Herr Schultze se retira, convaincu qu' il n' avait
aucun titre suffisant à faire valoir sur l' héritage
de la bégum, mais persuadé cependant qu' une lutte
entre la race saxonne et la race latine, outre
qu' elle était toujours méritoire, ne pouvait, s' il
savait bien s' y prendre, que tourner à l' avantage
de la première.
L' important était de tâter l' opinion du docteur
Sarrasin.

p52

Une dépêche télégraphique, immédiatement expédiée
à Brighton, amenait vers cinq heures le savant
français dans le cabinet du solicitor.
Le docteur Sarrasin apprit avec un calme dont
s' étonna Mr Sharp l' incident qui se produisait.
Aux premiers mots de Mr Sharp, il lui déclara en
toute loyauté qu' en effet il se rappelait avoir
entendu parler traditionnellement, dans sa
famille, d' une grand' tante élevée par une femme
riche et titrée, émigrée avec elle, et qui se serait
mariée en Allemagne. Il ne savait d' ailleurs ni le
nom ni le degré précis de parenté de cette
grand' tante.
Mr Sharp avait déjà recours à ses fiches,
soigneusement cataloguées dans des cartons qu' il
montra avec complaisance au docteur.
Il y avait là, -Mr Sharp ne le dissimula pas,
-matière à procès, et les procès de ce genre
peuvent aisément traîner en longueur. à la vérité,
on n' était pas obligé de faire à la partie adverse
l' aveu de cette tradition de famille, que le docteur
Sarrasin venait de confier, dans sa sincérité, à
son solicitor... mais il y avait ces lettres de
Jean-Jacques Langévol à sa soeur, dont Herr
Schultze avait parlé, et qui étaient une
présomption en sa faveur. Présomption faible à la
vérité, dénuée de tout caractère légal, mais enfin
présomption... d' autres preuves seraient sans doute
exhumées de la poussière des archives municipales.
Peut-être même la partie adverse, à défaut de pièces
authentiques, ne craindrait pas d' en inventer
d' imaginaires. Il fallait tout prévoir ! Qui sait
si de nouvelles investigations n' assigneraient même
pas à cette

p53

Thérèse Langévol, subitement sortie de terre, et
à ses représentants actuels, des droits supérieurs
à ceux du docteur Sarrasin ? ... en tous cas,
longues chicanes, longues vérifications, solution
lointaine ! ... les probabilités de gain étant
considérables des deux parts, on formerait aisément
de chaque côté une compagnie en commandite pour
avancer les frais de la procédure et épuiser tous
les moyens de juridiction. Un procès célèbre du
même genre avait été pendant quatre-vingt-trois années
consécutives en cour de chancellerie et ne s' était
terminé que faute de fonds : intérêts et capital,
tout y avait passé ! ... enquêtes, commissions,
transports, procédures prendraient un temps infini ! ...
dans dix ans la question pourrait être encore
indécise, et le demi-milliard toujours endormi à la
banque...
le docteur Sarrasin écoutait ce verbiage et se
demandait quand il s' arrêterait. Sans accepter pour
parole d' évangile tout ce qu' il entendait, une sorte
de découragement se glissait dans son âme. Comme un
voyageur penché à l' avant d' un navire voit le port
où il croyait entrer s' éloigner, puis devenir moins
distinct et enfin disparaître, il se disait qu' il
n' était pas impossible que cette fortune, tout à
l' heure si proche et d' un emploi déjà tout trouvé,
ne finît par passer à l' état gazeux et s' évanouir !
" enfin, que faire ? " demanda-t-il au solicitor.
Que faire ? ... hem ! ... c' était difficile à
déterminer. Plus difficile encore à réaliser. Mais
enfin tout pouvait encore s' arranger. Lui, Sharp,
en avait la certitude. La

p54

justice anglaise était une excellente justice,
-un peu lente, peut-être, il en convenait, -oui,
décidément un peu lente, pede claudo...
hem ! ... hem ! ... mais d' autant plus sûre ! ...
assurément le docteur Sarrasin ne pouvait manquer
dans quelques années d' être en possession de cet
héritage, si toutefois... hem ! ... hem ! ... ses
titres étaient suffisants ! ...
le docteur sortit du cabinet de southampton row
fortement ébranlé dans sa confiance et convaincu
qu' il allait, ou falloir entamer une série
d' interminables procès, ou renoncer à son rêve.
Alors, pensant à son beau projet philanthropique,
il ne pouvait se retenir d' en éprouver quelque
regret.
Cependant, Mr Sharp manda le professeur Schultze,
qui lui avait laissé son adresse. Il lui annonça que
le docteur Sarrasin n' avait jamais entendu parler
d' une Thérèse Langévol, contestait formellement
l' existence d' une branche allemande de la famille
et se refusait à toute transaction. Il ne restait
donc au professeur, s' il croyait ses droits bien
établis, qu' à " plaider " . Mr Sharp, qui n' apportait
en cette affaire qu' un désintéressement absolu, une
véritable curiosité d' amateur, n' avait certes pas
l' intention de l' en dissuader. Que pouvait demander
un solicitor, sinon un procès, dix procès, trente
ans de procès, comme la cause semblait les porter
en ses flancs ? Lui, Sharp, personnellement, en
était ravi. S' il n' avait pas craint de faire au
professeur Schultze une offre suspecte de sa part,
il aurait poussé le désintéressement jusqu' à lui
indiquer un de ses confrères, qu' il pût charger

p55

de ses intérêts... et certes le choix avait de
l' importance ! La carrière légale était devenue un
véritable grand chemin ! ... les aventuriers et les
brigands y foisonnaient ! ... il le constatait, la
rougeur au front ! ...
" si le docteur français voulait s' arranger, combien
cela coûterait-il ? " demanda le professeur.
Homme sage, les paroles ne pouvaient l' étourdir !
Homme pratique, il alla droit au but sans perdre un
temps précieux en chemin ! Mr Sharp fut un peu
déconcerté par cette façon d' agir. Il représenta à
Herr Schultze que les affaires ne marchaient
point si vite ; qu' on n' en pouvait prévoir la fin
quand on en était au commencement ; que, pour
amener M Sarrasin à composition, il fallait un
peu traîner les choses afin de ne pas lui laisser
connaître que lui, Schultze, était déjà prêt à une
transaction.
" je vous en prie, monsieur, conclut-il, laissez-moi
faire, remettez-vous-en à moi et je réponds de tout.
-moi aussi, répliqua Schultze, mais j' aimerais
savoir à quoi m' en tenir. "
cependant, il ne put, cette fois, tirer de Mr
Sharp à quel chiffre le solicitor évaluait la
reconnaissance saxonne, et il dut lui laisser
là-dessus carte blanche.
Lorsque le docteur Sarrasin, rappelé dès le
lendemain par Mr Sharp, lui demanda avec
tranquillité s' il avait quelques nouvelles sérieuses
à lui donner, le solicitor, inquiet de cette
tranquillité même, l' informa qu' un examen sérieux
l' avait convaincu que le mieux serait peut-être de
couper le mal dans sa racine et de proposer une

p56

transaction à ce prétendant nouveau. C' était là, le
docteur Sarrasin en conviendrait, un conseil
essentiellement désintéressé et que bien peu de
solicitors eussent donné à la place de Mr Sharp !
Mais il mettait son amour-propre à régler
rapidement cette affaire, qu' il considérait avec des
yeux presque paternels.
Le docteur Sarrasin écoutait ces conseils et les
trouvait relativement assez sages. Il s' était si
bien habitué depuis quelques jours à l' idée de
réaliser immédiatement son rêve scientifique, qu' il
subordonnait tout à ce projet. Attendre dix ans ou
seulement un an avant de pouvoir l' exécuter aurait
été maintenant pour lui une cruelle déception. Peu
familier d' ailleurs avec les questions légales et
financières, et sans être dupe des belles paroles
de maître Sharp, il aurait fait bon marché de ses
droits pour une bonne somme payée comptant qui lui
permît de passer de la théorie à la pratique. Il
donna donc également carte blanche à Mr Sharp et
repartit.
Le solicitor avait obtenu ce qu' il voulait. Il était
bien vrai qu' un autre aurait peut-être cédé, à sa
place, à la tentation d' entamer et de prolonger des
procédures destinées à devenir, pour son étude, une
grosse rente viagère. Mais Mr Sharp n' était pas de
ces gens qui font des spéculations à long terme. Il
voyait à sa portée le moyen facile d' opérer d' un
coup une abondante moisson, et il avait résolu de le
saisir. Le lendemain, il écrivit au docteur en lui
laissant entrevoir que Herr Schultze ne serait
peut-être pas opposé à toute idée d' arrangement.
Dans de nouvelles visites, faites par lui, soit au
docteur Sarrasin,

p57

soit à Herr Schultze, il disait alternativement à
l' un et à l' autre que la partie adverse ne voulait
décidément rien entendre, et que, par surcroît, il
était question d' un troisième candidat alléché par
l' odeur...
ce jeu dura huit jours. Tout allait bien le matin,
et le soir il s' élevait subitement une objection
imprévue qui dérangeait tout. Ce n' était plus pour
le bon docteur que chausses-trapes, hésitations,
fluctuations. Mr Sharp ne pouvait se décider à
tirer l' hameçon, tant il craignait qu' au dernier
moment le poisson ne se débattît et ne fît casser
la corde. Mais tant de précaution était, en ce cas,
superflu. Dès le premier jour, comme il l' avait
dit, le docteur Sarrasin, qui voulait avant tout
s' épargner les ennuis d' un procès, avait été prêt
pour un arrangement. Lorsqu' enfin Mr Sharp crut
que le moment psychologique, selon l' expression
célèbre, était arrivé, ou que, dans son langage
moins noble, son client était " cuit à point " , il
démasqua tout à coup ses batteries et proposa une
transaction immédiate.
Un homme bienfaisant se présentait, le banquier
Stilbing, qui offrait de partager le différend
entre les parties, de leur compter à chacun deux
cent cinquante millions et de ne prendre à titre
de commission que l' excédent du demi-milliard,
soit vingt-sept millions.
Le docteur Sarrasin aurait volontiers embrassé
Mr Sharp, lorsqu' il vint lui soumettre cette
offre, qui, en somme, lui paraissait encore
superbe. Il était tout prêt à signer, il ne
demandait qu' à signer, il aurait voté par-dessus
le marché des statues d' or au banquier Stilbing,

p58

au solicitor Sharp, à toute la haute banque et à
toute la chicane du Royaume-Uni.
Les actes étaient rédigés, les témoins racolés, les
machines à timbrer de Somerset House prêtes à
fonctionner. Herr Schultze s' était rendu. Mis
par ledit Sharp au pied du mur, il avait pu
s' assurer en frémissant qu' avec un adversaire de
moins bonne composition que le docteur Sarrasin,
il en eût été certainement pour ses frais. Ce fut
bientôt terminé. Contre leur mandat formel et leur
acceptation d' un partage égal, les deux héritiers
reçurent chacun un chèque à valoir de cent mille
livres sterling, payable à vue, et des promesses de
règlement définitif, aussitôt après l' accomplissement
des formalités légales.
Ainsi se conclut, pour la plus grande gloire de la
supériorité anglo-saxonne, cette étonnante affaire.
On assure que le soir même, en dînant à Cobden-club
avec son ami Stilbing, Mr Sharp but un verre de
champagne à la santé du docteur Sarrasin, un autre
à la santé du professeur Schultze, et se laissa
aller, en achevant la bouteille, à cette exclamation
indiscrète :
" hurrah ! ... rule britannia ! ... il n' y a encore
que nous ! ... "
la vérité est que le banquier Stilbing considérait
son hôte comme un pauvre homme, qui avait lâché pour
vingt-sept millions une affaire de cinquante, et,
au fond, le professeur pensait de même, du moment,
en effet, où lui, Herr Schultze, se sentait
forcé d' accepter tout arrangement quelconque ! Et
que n' aurait-on pu faire avec un

p59

homme comme le docteur Sarrasin, un celte, léger,
mobile, et, bien certainement, visionnaire !
Le professeur avait entendu parler du projet de
son rival de fonder une ville française dans des
conditions d' hygiène morale et physique propres à
développer toutes les qualités de la race et à
former de jeunes générations fortes et vaillantes.
Cette entreprise lui paraissait absurde, et, à son
sens, devait échouer, comme opposée à la loi de
progrès qui décrétait l' effondrement de la race
latine, son asservissement à la race saxonne, et,
dans la suite, sa disparition totale de la surface
du globe. Cependant, ces résultats pouvaient être
tenus en échec si le programme du docteur avait un
commencement de réalisation, à plus forte raison si
l' on pouvait croire à son succès. Il appartenait
donc à tout Saxon, dans l' intérêt de l' ordre
général et pour obéir à une loi inéluctable, de
mettre à néant, s' il le pouvait, une entreprise
aussi folle. Et dans les circonstances qui se
présentaient, il était clair que lui, Schultze,
m d " privat docent " de chimie à l' université d' Iéna,
connu par ses nombreux travaux comparatifs sur les
différentes races humaines, -travaux où il était
prouvé que la race germanique devait les aborder
toutes, -il était clair enfin qu' il était
particulièrement désigné par la grande force
constamment créative et destructive de la nature,
pour anéantir ces pygmées qui se rebellaient contre
elle. De toute éternité, il avait été arrêté que
Thérèse Langévol épouserait Martin Schultze, et
qu' un jour les deux nationalités, se trouvant en
présence dans la personne du docteur français

p60

et du professeur allemand, celui-ci écraserait
celui-là. Déjà il avait en main la moitié de la
fortune du docteur. C' était l' instrument qu' il lui
fallait.
D' ailleurs, ce projet n' était pour Herr Schultze
que très secondaire il ne faisait que s' ajouter à
ceux, beaucoup plus vastes, qu' il formait pour la
destruction de tous les peuples qui refuseraient de
se fusionner avec le peuple germain et de se réunir
au Vaterland. Cependant, voulant connaître à fond,
-si tant est qu' ils pussent avoir un fond, -les
plans du docteur Sarrasin, dont il se constituait
déjà l' implacable ennemi, il se fit admettre au
congrès international d' hygiène et en suivit
assidûment les séances. C' est au sortir de cette
assemblée que quelques membres, parmi lesquels se
trouvait le docteur Sarrasin lui-même, l' entendirent
un jour faire cette déclaration : qu' il s' élèverait
en même temps que France-Ville une cité forte qui
ne laisserait pas subsister cette fourmilière
absurde et anormale.
" j' espère, ajouta-t-il, que l' expérience que nous
ferons sur elle servira d' exemple au monde ! "
le bon docteur Sarrasin, si plein d' amour qu' il fût
pour l' humanité, n' en était pas à avoir besoin
d' apprendre que tous ses semblables ne méritaient
pas le nom de philanthropes. Il enregistra avec soin
ces paroles de son adversaire, pensant, en homme
sensé, qu' aucune menace ne devait être négligée.
Quelque temps après, écrivant à Marcel pour l' inviter
à l' aider dans son entreprise, il lui raconta cet
incident, et lui fit un portrait de Herr Schultze,
qui donna à penser au jeune alsacien que le

p61

bon docteur aurait là un rude adversaire. Et comme
le docteur ajoutait :
" nous aurons besoin d' hommes forts et énergiques,
de savants actifs, non seulement pour édifier, mais
pour nous défendre, " Marcel lui répondit :
" si je ne puis immédiatement vous apporter mon
concours pour la fondation de votre cité, comptez
cependant que vous me trouverez en temps utile. Je
ne perdrai pas un seul jour de vue ce Herr
Schultze, que vous dépeignez si bien. Ma qualité
d' alsacien me donne le droit de m' occuper de ses
affaires. De près ou de loin, je vous suis tout
dévoué. Si, par impossible, vous restiez quelques
mois ou même quelques années sans entendre parler
de moi, ne vous en inquiétez pas. De loin comme de
près, je n' aurai qu' une pensée : travailler pour
vous, et, par conséquent, servir la France. "

p63

v la cité de l' acier :
les lieux et les temps sont changés. Il y a cinq
années que l' héritage de la bégum est aux mains de
ses deux héritiers, et la scène est transportée
maintenant aux états-Unis, au sud de l' Orégon,
à dix lieues du littoral du Pacifique. Là s' étend
un district vague encore, mal délimité entre les
deux puissances limitrophes, et qui forme comme une
sorte de Suisse américaine.
Suisse, en effet, si l' on ne regarde que la
superficie des choses, les pics abrupts qui se
dressent vers le ciel, les vallées profondes qui
séparent de longues chaînes de hauteurs, l' aspect
grandiose et sauvage de tous les sites pris à vol
d' oiseau.
Mais cette fausse Suisse n' est pas, comme la Suisse
européenne, livrée aux industries pacifiques du
berger, du guide et du maître d' hôtel. Ce n' est
qu' un décor alpestre, une croûte de rocs, de terre
et de pins séculaires, posée sur un bloc de fer et
de houille.
Si le touriste, arrêté dans ces solitudes, prête
l' oreille aux bruits de la nature, il n' entend pas,
comme dans les

p64

sentiers de l' Oberland, le murmure harmonieux de la
vie mêlé au grand silence de la montagne. Mais il
saisit au loin les coups sourds du marteau-pilon,
et, sous ses pieds, les détonations étouffées de la
poudre. Il semble que le sol soit machiné comme les
dessous d' un théâtre, que ces roches gigantesques
sonnent creux et qu' elles peuvent d' un moment à
l' autre s' abîmer dans de mystérieuses profondeurs.
Les chemins, macadamisés de cendres et de coke,
s' enroulent aux flancs des montagnes. Sous les
touffes d' herbes jaunâtres, de petits tas de scories,
diaprées de toutes les couleurs du prisme, brillent
comme des yeux de basilic. çà et là, un vieux puits
de mine abandonné, déchiqueté par les pluies,
déshonoré par les ronces, ouvre sa gueule béante,
gouffre sans fond, pareil au cratère d' un volcan
éteint. L' air est chargé de fumée et pèse comme un
manteau sombre sur la terre. Pas un oiseau ne le
traverse, les insectes même semblent le fuir, et
de mémoire d' homme on n' y a vu un papillon.
Fausse Suisse ! à sa limite nord, au point où les
contre-forts viennent se fondre dans la plaine,
s' ouvre, entre deux chaînes de collines maigres, ce
qu' on appelait jusqu' en 1871 le " désert rouge " , à
cause de la couleur du sol, tout imprégné d' oxydes
de fer, et ce qu' on appelle maintenant Stahlfield,
" le champ d' acier " .
Qu' on imagine un plateau de cinq à six lieues carrées,
au sol sablonneux, parsemé de galets, aride et
désolé comme le lit de quelque ancienne mer intérieure.
Pour

p65

animer cette lande, lui donner la vie et le
mouvement, la nature n' avait rien fait ; mais
l' homme a déployé tout à coup une énergie et une
vigueur sans égales.
Sur la plaine nue et rocailleuse, en cinq ans,
dix-huit villages d' ouvriers, aux petites maisons
de bois uniformes et grises, ont surgi, apportés
tout bâtis de Chicago, et renferment une nombreuse
population de rudes travailleurs.
C' est au centre de ces villages, au pied même des
Coals-Butts, inépuisables montagnes de charbon de
terre, que s' élève une masse sombre, colossale,
étrange, une agglomération de bâtiments réguliers,
percés de fenêtres symétriques, couverts de toits
rouges, surmontés d' une forêt de cheminées
cylindriques, et qui vomissent par ces milles
bouches des torrents continus de vapeurs fuligineuses.
Le ciel en est voilé d' un rideau noir, sur lequel
passent par instants de rapides éclairs rouges. Le
vent apporte un grondement lointain, pareil à celui
d' un tonnerre ou d' une grosse houle, mais plus
régulier et plus grave.
Cette masse est Stahlstadt, la cité de l' acier, la
ville allemande, la propriété personnelle de Herr
Schultze, l' ex-professeur de chimie d' Iéna,
devenu, de par les millions de la bégum, le plus
grand travailleur du fer et, spécialement, le plus
grand fondeur de canons des deux mondes.
Il en fond, en vérité, de toutes formes et de tout
calibre, à âme lisse et à raies, à culasse mobile et
à culasse fixe, pour la Russie et pour la Turquie,
pour la Roumanie

p66

et pour le Japon, pour l' Italie et pour la Chine,
mais surtout pour l' Allemagne.
Grâce à la puissance d' un capital énorme, un
établissement monstre, une ville véritable, qui est
en même temps une usine modèle est sortie de terre
comme à coup de baguette. Trente mille travailleurs,
pour la plupart allemands d' origine, sont venus se
grouper autour d' elle et en former les faubourgs.
En quelques mois, ses produits ont dû à leur
écrasante supériorité une célébrité universelle.
Le professeur Schultze extrait le minerai de fer
et la houille de ses propres mines. Sur place, il
les transforme en acier fondu. Sur place, il en fait
des canons.
Ce qu' aucun de ses concurrents ne peut faire, il
arrive, lui, à le réaliser. En France, on obtient
des lingots d' acier de quarante mille kilogrammes.
En Angleterre, on a fabriqué un canon en fer forgé
de cent tonnes. à Essen, M Krupp est arrivé à
fondre des blocs d' acier de cinq cent mille
kilogrammes. Herr Schultze ne connaît pas de
limites : demandez-lui un canon de poids quelconque
et d' une puissance quelle qu' elle soit, il vous
servira ce canon, brillant comme un sou neuf, dans
les délais convenus.
Mais, par exemple, il vous le fera payer ! Il semble
que les deux cent cinquante millions de 1871 n' aient
fait que le mettre en appétit.
En industrie canonnière comme en toutes choses, on
est bien fort lorsqu' on peut ce que les autres ne
peuvent pas. Et il n' y a pas à dire, non seulement
les canons de

p67

Herr Schultze atteignent des dimensions sans
précédent, mais, s' ils sont susceptibles de se
détériorer par l' usage, ils n' éclatent jamais.
L' acier de Stahlstadt semble avoir des propriétés
spéciales. Il court à cet égard des légendes
d' alliages mystérieux, de secrets chimiques. Ce
qu' il y a de sûr, c' est que personne n' en sait le
fin mot.
Ce qu' il y a de sûr aussi, c' est qu' à Stahlstadt,
le secret est gardé avec un soin jaloux.
Dans ce coin écarté de l' Amérique septentrionale,
entouré de déserts, isolé du monde par un rempart
de montagnes, situé à cinq cents milles des petites
agglomérations humaines les plus voisines, on
chercherait vainement aucun vestige de cette liberté
qui a fondé la puissance de la république des
états-Unis.

p68

En arrivant sous les murailles mêmes de Stahlstadt,
n' essayez pas de franchir une des portes massives qui
coupent de distance en distance la ligne des fossés et
des fortifications. La consigne la plus impitoyable
vous repousserait. Il faut descendre dans l' un des
faubourgs. Vous n' entrerez dans la cité de l' acier que
si vous avez la formule magique, le mot d' ordre, ou
tout au moins une autorisation dûment timbrée, signée
et paraphée.
Cette autorisation, un jeune ouvrier qui arrivait à
Stahlstadt, un matin de novembre, la possédait sans
doute, car, après avoir laissé à l' auberge une petite
valise de cuir tout usée, il se dirigea à pied vers la
porte la plus voisine du village.
C' était un grand gaillard, fortement charpenté,
négligemment vêtu, à la mode des pionniers américains,
d' une vareuse lâche, d' une chemise de laine sans col et
d' un pantalon de velours à côtes, engouffré dans de
grosses bottes. Il rabattait sur son visage un large
chapeau de feutre, comme pour mieux dissimuler la
poussière de charbon dont sa peau était imprégnée, et
marchait d' un pas élastique en sifflotant dans sa
barbe brune.
Arrivé au guichet, ce jeune homme exhiba au chef de
poste une feuille imprimée et fut aussitôt admis.
" votre ordre porte l' adresse du contremaître Seligmann,
section k, rue ix, atelier 743, dit le sous-officier.
Vous n' avez qu' à suivre le chemin de ronde, sur votre
droite, jusqu' à la borne k, et à vous présenter au
concierge... vous savez le règlement ? Expulsé, si vous
entrez

p70

dans un autre secteur que le vôtre, " ajouta-t-il au
moment où le nouveau venu s' éloignait.
Le jeune ouvrier suivit la direction qui lui était
indiquée et s' engagea dans le chemin de ronde. à sa
droite, se creusait un fossé, sur la crête duquel
se promenaient les sentinelles. à sa gauche, entre
la large route circulaire et la masse des bâtiments,
se dessinait d' abord la double ligne d' un chemin de
fer de ceinture ; puis une seconde muraille s' élevait
pareille à la muraille extérieure, ce qui indiquait
la configuration de la cité de l' acier.
C' était celle d' une circonférence dont les secteurs,
limités en guise de rayons par une ligne fortifiée,
étaient parfaitement indépendants les uns des autres,
quoique enveloppés d' un mur et d' un fossé communs.
Le jeune ouvrier arriva bientôt à la borne k, placée
à la lisière du chemin, en face d' une porte
monumentale que surmontait la même lettre sculptée
dans la pierre, et il se présenta au concierge.
Cette fois, au lieu d' avoir affaire à un soldat, il
se trouvait en présence d' un invalide, à jambe de
bois et poitrine médaillée.
L' invalide examina la feuille, y apposa un nouveau
timbre et dit :
" tout droit. Neuvième rue à gauche. "
le jeune homme franchit cette seconde ligne
retranchée et se trouva enfin dans le secteur k. La
route qui débouchait de la porte en était l' axe. De
chaque côté s' allongeaient à angle droit des files
de constructions uniformes.

p71

Le tintamarre des machines était alors assourdissant.
Ces bâtiments gris, percés à jour de milliers de
fenêtres, semblaient plutôt des monstres vivants que
des choses inertes. Mais le nouveau venu était sans
doute blasé sur le spectacle, car il n' y prêta pas
la moindre attention.
En cinq minutes, il eut trouvé la rue ix, l' atelier
743, et il arriva en présence du contremaître
Seligmann.
Celui-ci prit la feuille munie de tous ses visas, la
vérifia, et reportant ses yeux sur le jeune ouvrier :
" embauché comme puddleur ? ... demanda-t-il. Vous
paraissez bien jeune ?
-l' âge ne fait rien, répondit l' autre. J' ai bientôt
vingt-six ans, et j' ai déjà puddlé pendant sept
mois... si cela vous intéresse, je puis vous montrer
les certificats sur la présentation desquels j' ai
été engagé à New-York par le chef du personnel. "
le jeune homme parlait l' allemand non sans facilité,
mais avec un léger accent qui sembla éveiller les
défiances du contremaître.
" est-ce que vous êtes alsacien ? Lui demanda
celui-ci.
-non, je suis suisse... de Schaffhouse. Tenez,
voici tous mes papiers qui sont en règle. "
il tira d' un portefeuille de cuir et montra au
contremaître un passeport, un livret, des certificats.
" c' est bon. Après tout, vous êtes embauché et je
n' ai plus qu' à vous désigner votre place, " reprit
Seligmann, rassuré par ce déploiement de documents
officiels.
Il écrivit sur un registre le nom de Johann Schwartz,
qu' il copia sur la feuille d' engagement, remit au
jeune

p72

homme une carte bleue à son nom portant le numéro
57938, et ajouta :
" vous devez être à la porte k tous les matins à sept
heures, présenter cette carte qui vous aura permis
de franchir l' enceinte extérieure, prendre au
ratelier de la loge un jeton de présence à votre
numéro matricule et me le montrer en arrivant. à
sept heures du soir, en sortant, vous le jetez dans
un tronc, placé à la porte de l' atelier et qui n' est
ouvert qu' à cet instant.
-je connais le système... peut-on loger dans
l' enceinte ? Demanda Schwartz.
-non. Vous devez vous procurer une demeure à
l' extérieur, mais vous pourrez prendre vos repas à
la cantine de l' atelier pour un prix très modéré.
Votre salaire est d' un dollar par jour en débutant.
Il s' accroît d' un vingtième par trimestre...
l' expulsion est la seule peine. Elle est prononcée
par moi en première instance, et par l' ingénieur en
appel, sur toute infraction au règlement...
commencez-vous aujourd' hui ?
-pourquoi pas ?
-ce ne sera qu' une demi-journée, " fit observer le
contremaître en guidant Schwartz vers une galerie
intérieure.
Tous deux suivirent un large couloir, traversèrent
une cour et pénétrèrent dans une vaste halle,
semblable, par ses dimensions comme par la disposition
de sa légère charpente, au débarcadère d' une gare
de premier ordre. Schwartz, en la mesurant d' un
coup d' oeil, ne put retenir un mouvement d' admiration
professionnelle.

p73

De chaque côté de cette longue halle, deux rangées
d' énormes colonnes cylindriques, aussi grandes, en
diamètre comme en hauteur, que celles de
saint-Pierre de Rome, s' élevaient du sol jusqu' à
la voûte de verre qu' elles transperçaient de part
en part. C' étaient les cheminées d' autant de fours
à puddler, maçonnés à leur base. Il y en avait
cinquante sur chaque rangée.
à l' une des extrémités, des locomotives amenaient à
tout instant des trains de wagons chargés de lingots
de fonte qui venaient alimenter les fours. à l' autre
extrémité, des trains de wagons vides recevaient et
emportaient cette fonte transformée en acier.
L' opération du " puddlage " a pour but d' effectuer
cette métarmorphose. Des équipes de cyclopes
demi-nus, armés d' un long crochet de fer, s' y
livraient avec activité.
Les lingots de fonte, jetés dans un four doublé d' un
revêtement de scories, y étaient d' abord portés à
une température élevée. Pour obtenir du fer, on
aurait commencé à brasser cette fonte aussitôt qu' elle
serait devenue pâteuse. Pour obtenir de l' acier,
ce carbure de fer, si voisin et pourtant si distinct
par ses propriétés de son congénère, on attendait
que la fonte fût fluide et l' on avait soin de
maintenir dans les fours une chaleur plus forte. Le
puddleur alors, du bout de son crochet, pétrissait
et roulait en tous sens la masse métallique ; il la
tournait et retournait au milieu de la flamme ; puis,
au moment précis où elle atteignait, par son
mélange avec les scories, un certain degré de
résistance, il la divisait en quatre boules

p74

ou " loupes " spongieuses, qu' il livrait, une à une,
aux aides marteleurs.
C' est dans l' axe même de la halle que se poursuivait
l' opération. En face de chaque four et lui
correspondant, un marteau-pilon, mis en mouvement
par la vapeur d' une chaudière verticale logée dans
la cheminée même, occupait un ouvrier " cingleur " .
Armé de pied en cap de bottes et de brassards de
tôle, protégé par un épais tablier de cuir, masqué
de toile métallique, ce cuirassier de l' industrie
prenait au bout de ses longues tenailles la loupe
incandescente et la soumettait au marteau. Battue
et rebattue sous le poids de cette énorme masse, elle
exprimait comme une éponge toutes les matières
impures dont elle s' était chargée, au milieu d' une
pluie d' étincelles et d' éclaboussures.
Le cuirassier la rendait aux aides pour la remettre
au four, et, une fois réchauffée, la rebattre de
nouveau.
Dans l' immensité de cette forge monstre, c' était un
mouvement incessant, des cascades de courroies sans
fin, des coups sourds sur la basse d' un ronflement
continu, des feux d' artifice de paillettes rouges,
des éblouissements de fours chauffés à blanc. Au
milieu de ces grondements et de ces rages de la
matière asservie, l' homme semblait presque un
enfant.
De rudes gars pourtant, ces puddleurs ! Pétrir à
bout de bras, dans une température torride, une
pâte métallique de deux cents kilogrammes, rester
plusieurs heures l' oeil fixé sur ce fer incandescent
qui aveugle, c' est un régime terrible et qui use son
homme en dix ans.

p75

Schwartz, comme pour montrer au contremaître qu' il
était capable de le supporter, se dépouilla de sa
vareuse et de sa chemise de laine, et, exhibant un
torse d' athlète, sur lequel ses muscles dessinaient
toutes leurs attaches, il prit le crochet que
maniait un des puddleurs, et commença à manoeuvrer.
Voyant qu' il s' acquittait fort bien de sa besogne,
le contremaître ne tarda pas à le laisser pour
rentrer à son bureau.
Le jeune ouvrier continua, jusqu' à l' heure du dîner,
de puddler des blocs de fonte. Mais, soit qu' il
apportât trop d' ardeur à l' ouvrage, soit qu' il eût
négligé de prendre ce matin-là le repas substantiel
qu' exige un pareil déploiement de force physique,
il parut bientôt las et défaillant. Défaillant au
point que le chef d' équipe s' en aperçut.
" vous n' êtes pas fait pour puddler, mon garçon, lui
dit celui-ci, et vous feriez mieux de demander tout
de suite un changement de secteur, qu' on ne vous
accordera pas plus tard. "
Schwartz protesta. Ce n' était qu' une fatigue
passagère ! Il pourrait puddler tout comme un
autre ! ...
le chef d' équipe n' en fit pas moins son rapport, et
le jeune homme fut immédiatement appelé chez
l' ingénieur en chef.
Ce personnage examina ses papiers, hocha la tête, et
lui demanda d' un ton inquisitorial :
" est-ce que vous étiez puddleur à Brooklyn ? "
Schwartz baissait les yeux tout confus.

p76

" je vois qu' il faut l' avouer, dit-il. J' étais
employé à la coulée, et c' est dans l' espoir
d' augmenter mon salaire que j' avais voulu essayer
du puddlage !
-vous êtes tous les mêmes ! Répondit l' ingénieur en
haussant les épaules. à vingt-cinq ans, vous voulez
savoir ce qu' un homme de trente-cinq ne fait
qu' exceptionnellement ! ... êtes-vous bon fondeur,
au moins ?
-j' étais depuis deux mois à la première classe.
-vous auriez mieux fait d' y rester, en ce cas ! Ici,
vous allez commencer par entrer dans la troisième.
Encore pouvez-vous vous estimer heureux que je vous
facilite ce changement de secteur ! "
l' ingénieur écrivit quelques mots sur un laissez-passer,
expédia une dépêche et dit :
" rendez votre jeton, sortez de la division et allez
directement au secteur o, bureau de l' ingénieur en
chef. Il est prévenu. "
les mêmes formalités qui avaient arrêté Schwartz à
la porte du secteur k l' accueillirent au secteur o.
Là, comme le matin, il fut interrogé, accepté,
adressé à un chef d' atelier, qui l' introduisit dans
une salle de coulée. Mais ici le travail était plus
silencieux et plus méthodique.
" ce n' est qu' une petite galerie pour la fonte des
pièces de 42, lui dit le contremaître. Les ouvriers
de première classe seuls sont admis aux halles de
coulée des gros canons. "
la " petite " galerie n' en avait pas moins cent
cinquante mètres de long sur soixante-cinq de large.
Elle

p77

devait, à l' estime de Schwartz, chauffer au moins
six cents creusets, placés par quatre, par huit ou
par douze, selon leurs dimensions, dans les fours
latéraux.
Les moules destinés à recevoir l' acier en fusion
étaient allongés dans l' axe de la galerie, au fond
d' une tranchée médiane. De chaque côté de la
tranchée, une ligne de rails portait une grue mobile,
qui, roulant à volonté, venait opérer où il était
nécessaire le déplacement de ces énormes poids.
Comme dans les halles de puddlage, à un bout
débouchait le chemin de fer qui apportait les
blocs d' acier fondu, à l' autre celui qui emportait
les canons sortant du moule.
Près de chaque moule, un homme armé d' une tige en
fer surveillait la température à l' état de la fusion
dans les creusets.
Les procédés que Schwartz avait vu mettre en oeuvre
ailleurs étaient portés là à un degré singulier de
perfection.
Le moment venu d' opérer une coulée, un timbre
avertisseur donnait le signal à tous les surveillants
de fusion. Aussitôt, d' un pas égal et rigoureusement
mesuré, des ouvriers de même taille, soutenant sur
les épaules une barre de fer horizontale, venaient
deux à deux se placer devant chaque four.
Un officier armé d' un sifflet, son chronomètre à
fractions de seconde en main, se portait près du
moule, convenablement logé à proximité de tous les
fours en action. De chaque côté, des conduits en
terre réfractaire, recouverte de tôle, convergeaient,
en descendant sur des

p78

pentes douces, jusqu' à une cuvette en entonnoir,
placée directement au-dessus du moule. Le commandant
donnait un coup de sifflet. Aussitôt, un creuset,
tiré du feu à l' aide d' une pince, était suspendu à
la barre de fer des deux ouvriers arrêtés devant le
premier four. Le sifflet commençait alors une série
de modulations, et les deux hommes venaient en
mesure vider le contenu de leur creuset dans le
conduit correspondant. Puis ils jetaient dans une
cuve le récipient vide et brûlant.
Sans interruption, à intervalles exactement comptés,
afin que la coulée fût absolument régulière et
constante, les équipes des autres fours agissaient
successivement de même.
La précision était si extraordinaire, qu' au dixième
de seconde fixé par le dernier mouvement, le dernier
creuset était vide et précipité dans la cuve. Cette
manoeuvre parfaite semblait plutôt le résultat d' un
mécanisme aveugle que celui du concours de cent
volontés humaines.
Une discipline inflexible, la force de l' habitude et
la puissance d' une mesure musicale faisaient
pourtant ce miracle.
Schwartz paraissait familier avec un tel spectacle.
Il fut bientôt accouplé à un ouvrier de sa taille,
éprouvé dans une coulée peu importante et reconnu
excellent praticien. Son chef d' équipe, à la fin de
la journée, lui promit même un avancement rapide.
Lui, cependant, à peine sorti, à sept heures du soir,
du secteur o et de l' enceinte extérieure, il était
allé

p79

reprendre sa valise à l' auberge. Il suivit alors un
des chemins extérieurs, et, arrivant bientôt à un
groupe d' habitations qu' il avait remarquées dans la
matinée, il trouva aisément un logis de garçon chez
une brave femme qui " recevait des pensionnaires " .
Mais on ne le vit pas, ce jeune ouvrier, aller après
souper à la recherche d' une brasserie. Il s' enferma
dans sa chambre, tira de sa poche un fragment d' acier,
ramassé sans doute dans la salle de puddlage, et un
fragment de terre à creuset recueilli dans le secteur
o ; puis, il les examina avec un soin singulier, à
la lueur d' une lampe fumeuse.
Il prit ensuite dans sa valise un gros cahier
cartonné, en feuilleta les pages chargées de notes,
de formules et de calculs, et écrivit ce qui suit
en bon français, mais, pour plus de précautions,
dans une langue chiffrée dont lui seul connaissait
le chiffre :
" 10 novembre. - Stahlstadt. -il n' y a rien de
particulier dans le mode de puddlage, si ce n' est,
bien entendu, le choix de deux températures
différentes et relativement basses pour la première
chauffe et le réchauffage, selon les règles
déterminées par Chernoff. Quant à la coulée, elle
s' opère suivant le procédé Krupp, mais avec une
égalité de mouvements véritablement admirable. Cette
précision dans les manoeuvres est la grande force
allemande. Elle procède du sentiment musical inné
dans la race germanique. Jamais les anglais ne
pourront atteindre à cette perfection : l' oreille
leur manque, sinon la discipline. Des français
peuvent y

p80

arriver aisément, eux qui sont les premiers danseurs
du monde. Jusqu' ici donc, rien de mystérieux dans
les succès si remarquables de cette fabrication. Les
échantillons de minerai que j' ai recueillis dans la
montagne sont sensiblement analogues à nos bons fers.
Les spécimens de houille sont assurément très beaux
et de qualité éminemment métallurgique, mais sans
rien non plus d' anormal. Il n' est pas douteux que
la fabrication Schultze ne prenne un soin spécial
de dégager ces matières premières de tout mélange
étranger et ne les emploie qu' à l' état de pureté
parfaite. Mais c' est encore là un résultat facile à
réaliser. Il ne reste donc, pour être en possession
de tous les éléments du problème, qu' à déterminer la
composition de cette terre réfractaire, dont sont
faits les creusets et les tuyaux de coulée. Cet
objet atteint et nos équipes de fondeurs
convenablement disciplinées, je ne vois pas pourquoi
nous ne ferions pas ce qui se fait ici ! Avec tout
cela, je n' ai encore vu que deux secteurs, et il y
en a au moins vingt-quatre, sans compter
l' organisme central, le département des plans et des
modèles, le cabinet secret ! Que peuvent-ils bien
machiner dans cette caverne ? Que ne doivent pas
craindre nos amis après les menaces formulées par
Herr Schultze, lorsqu' il est entré en possession
de son héritage ? "
sur ces points d' interrogation, Schwartz, assez
fatigué de sa journée, se déshabilla, se glissa dans
un petit lit aussi inconfortable que peut l' être un
lit allemand, -ce qui est beaucoup dire, -alluma
une pipe et se mit à fumer en lisant un vieux livre.
Mais sa pensée semblait

p81

être ailleurs. Sur ses lèvres, les petits jets de
vapeur odorante se succédaient en cadence et
faisaient :
" peuh ! ... peuh ! ... peuh ! ... peuh ! ... "
il finit par déposer son livre et resta songeur
pendant longtemps, comme absorbé dans la solution
d' un problème difficile.
" ah ! S' écria-t-il enfin, quand le diable lui-même
s' en mêlerait, je découvrirai le secret de Herr
Schultze, et surtout ce qu' il peut méditer contre
France-Ville ! "
Schwartz s' endormit en prononçant le nom du docteur
Sarrasin ; mais, dans son sommeil, ce fut le nom
de Jeanne, petite fille, qui revint sur ses lèvres.
Le souvenir de la fillette était resté entier,
encore, bien que Jeanne, depuis qu' il l' avait
quittée, fût devenue une jeune demoiselle. Ce
phénomène s' explique aisément par les lois
ordinaires de l' association des idées : l' idée du
docteur renfermait celle de sa fille, association
par contiguïté. Aussi, lorsque Schwartz, ou plutôt
Marcel Bruckmann, s' éveilla, ayant encore le nom
de Jeanne à la pensée, il ne s' en étonna pas, et
vit dans ce fait une nouvelle preuve de l' excellence
des principes psychologiques de Stuart Mill.

p83

vi le puits Albrecht :
Madame Bauer, la bonne femme qui donnait
l' hospitalité à Marcel Bruckmann, suissesse de
naissance, était la veuve d' un mineur tué quatre
ans auparavant dans un de ces cataclysmes qui font
de la vie du houilleur une bataille de tous les
instants. L' usine lui servait une petite pension
annuelle de trente dollars, à laquelle elle ajoutait
le mince produit d' une chambre meublée et le salaire
que lui apportait tous les dimanches son petit
garçon Carl.
Quoique à peine âgé de treize ans, Carl était
employé dans la houillère pour fermer et ouvrir, au
passage des wagonnets de charbon, une de ces portes
d' air qui sont indispensables à la ventilation des
galeries, en forçant le courant à suivre une
direction déterminée. La maison tenue à bail par sa
mère, se trouvant trop loin du puits Albrecht pour
qu' il pût rentrer tous les soirs au logis, on lui
avait donné par surcroît une petite fonction
nocturne au fond de la mine même. Il était chargé
de garder et de panser six chevaux dans leur écurie
souterraine, pendant que le palefrenier remontait
au dehors.

p84

La vie de Carl se passait donc presque tout entière
à cinq cents mètres au-dessous de la surface terrestre.
Le jour, il se tenait en sentinelle auprès de sa
porte d' air ; la nuit, il dormait sur la paille
auprès de ses chevaux. Le dimanche seulement, il
revenait à la lumière et pouvait pour quelques
heures profiter de ce patrimoine commun des
hommes : le soleil, le ciel bleu et le sourire
maternel.
Comme on peut bien penser, après une pareille
semaine, lorsqu' il sortait du puits, son aspect
n' était pas précisément celui d' un jeune " gommeux " .
Il ressemblait plutôt à un gnome de féerie, à un
ramoneur ou à un nègre papou. Aussi, dame Bauer
consacrait-elle généralement une grande heure à le
débarbouiller à grand renfort d' eau chaude et de
savon. Puis, elle lui faisait revêtir un bon costume
de gros drap vert, taillé dans une défroque
paternelle qu' elle tirait des profondeurs de sa
grande armoire de sapin, et de ce moment jusqu' au
soir, elle ne se lassait pas d' admirer son garçon,
le trouvant le plus beau du monde.
Dépouillé de son sédiment de charbon, Carl,
vraiment n' était pas plus laid qu' un autre. Ses
cheveux blonds et soyeux, ses yeux bleus et doux
allaient bien à son teint d' une blancheur excessive ;
mais sa taille était trop exiguë pour son âge. Cette
vie sans soleil le rendait aussi anémique qu' une
laitue, et il est vraisemblable que le compte-globules
du docteur Sarrasin, appliqué au sang du petit
mineur, y aurait révélé une quantité tout à fait
insuffisante de monnaie hématique.
Au moral, c' était un enfant silencieux, flegmatique,

p85

tranquille, avec une pointe de cette fierté que le
sentiment du péril continuel, l' habitude du travail
régulier et la satisfaction de la difficulté vaincue
donnent à tous les mineurs sans exception.
Son grand bonheur était de s' asseoir auprès de sa
mère, à la table carrée qui occupait le milieu de
la salle basse, et de piquer sur un carton une
multitude d' insectes affreux qu' il rapportait des
entrailles de la terre. L' atmosphère tiède et égale
des mines a sa faune spéciale, peu connue des
naturalistes, comme les parois humides de la houille
ont leur flore étrange de mousses verdâtres, de
champignons non décrits et de flocons amorphes. C' est
ce que l' ingénieur Maulesmülhe, amoureux
d' entomologie, avait remarqué, et il avait promis un
petit écu pour chaque espèce nouvelle dont Carl
pourrait lui apporter un spécimen. Perspective dorée,
qui avait d' abord amené le garçonnet à explorer avec
soin tous les recoins de la houillère, et qui, petit
à petit, avait fait de lui un collectionneur. Aussi,
c' était pour son propre compte qu' il recherchait
maintenant les insectes.
Au surplus, il ne limitait pas ses affections aux
araignées et aux cloportes. Il entretenait, dans sa
solitude, des relations intimes avec deux chauves-souris
et avec un gros rat mulot. Même, s' il fallait l' en
croire, ces trois animaux étaient les bêtes les plus
intelligentes et les plus aimables du monde : plus
spirituelles encore que ses chevaux aux longs poils
soyeux et à la croupe luisante, dont Carl ne
parlait pourtant qu' avec admiration.
Il y avait Blair-Athol, surtout le doyen de
l' écurie, un

p86

vieux philosophe, descendu depuis six ans à cinq
cents mètres au-dessous du niveau de la mer, et qui
n' avait jamais revu la lumière du jour. Il était
maintenant presque aveugle. Mais comme il connaissait
bien son labyrinthe souterrain ! Comme il savait
tourner à droite ou à gauche, en traînant son wagon,
sans jamais se tromper d' un pas ! Comme il s' arrêtait
à point devant les portes d' air, afin de laisser
l' espace nécessaire à les ouvrir ! Comme il
hennissait amicalement, matin et soir, à la minute
exacte où sa provende lui était due ! Et si bon, si
caressant, si tendre !
" je vous assure, mère, qu' il me donne réellement un
baiser en frottant sa joue contre la mienne, quand
j' avance ma tête auprès de lui, disait Carl. Et
c' est très commode, savez-vous, que Blair-Athol
ait ainsi une horloge dans la tête ! Sans lui, nous
ne saurions pas, de toute la semaine, s' il est nuit
ou jour, soir ou matin ! "
ainsi bavardait l' enfant, et dame Bauer l' écoutait
avec ravissement. Elle aimait Blair-Athol, elle
aussi, de toute l' affection que lui portait son
garçon, et ne manquait guère, à l' occasion de lui
envoyer un morceau de sucre. Que n' aurait-elle pas
donné pour aller voir ce vieux serviteur, que son
homme avait connu, et en même temps visiter
l' emplacement sinistre où le cadavre du pauvre
Bauer, noir comme de l' encre, carbonisé par le feu
grisou, avait été retrouvé après l' explosion ? ...
mais les femmes ne sont pas admises dans la mine, et
il fallait se contenter des descriptions incessantes
que lui en faisait son fils.

p87

Ah ! Elle la connaissait bien, cette houillère, ce
grand trou noir d' où son mari n' était pas revenu.
Que de fois elle avait attendu, auprès de cette
gueule béante, de dix-huit pieds de diamètre, suivi
du regard, le long du muraillement en pierres de
taille, la double cage en chêne dans laquelle
glissaient les bennes accrochées à leur câble et
suspendues aux poulies d' acier, visité la haute
charpente extérieure, le bâtiment de la machine à
vapeur, la cabine du marqueur, et le reste ! Que
de fois elle s' était réchauffée au brasier toujours
ardent de cette énorme corbeille de fer où les mineurs
sèchent leurs habits en émergeant du gouffre, où
les fumeurs impatients allument leur pipe ! Comme
elle était familière avec le bruit et l' activité
de cette porte infernale ! Les receveurs qui
détachent les wagons chargés de houille, les
accrocheurs, les trieurs, les laveurs, les
mécaniciens, les chauffeurs, elle les avait tous
vus et revus à la tâche !
Ce qu' elle n' avait pu voir et ce qu' elle voyait
bien, pourtant, par les yeux du coeur, c' est ce qui
se passait, lorsque la benne s' était engloutie,
emportant la grappe humaine d' ouvriers, parmi eux
son mari jadis, et maintenant son unique enfant !
Elle entendait leurs voix et leurs rires s' éloigner
dans la profondeur, s' affaiblir, puis cesser. Elle
suivait par la pensée cette cage, qui s' enfonçait
dans le boyau étroit et vertical, à cinq, six cents
mètres, -quatre fois la hauteur de la grande
pyramide ! ... elle la voyait arriver enfin au terme
de sa course, et les hommes s' empresser de mettre
pied à terre !

p88

Les voilà se dispersant dans la ville souterraine,
prenant l' un à droite, l' autre à gauche ; les
rouleurs allant à leur wagon ; les piqueurs, armés
du pic de fer qui leur donne son nom, se dirigeant
vers le bloc de houille qu' il s' agit d' attaquer ;
les remblayeurs s' occupant à remplacer par des
matériaux solides les trésors de charbon qui ont été
extraits ; les boiseurs établissant les charpentes
qui soutiennent les galeries non muraillées ; les
cantonniers réparant les voies, posant les rails ;
les maçons assemblant les voûtes...
une galerie centrale part du puits et aboutit
comme un large boulevard à un autre puits éloigné
de trois ou quatre kilomètres. De là rayonnent à
angles droits des galeries secondaires, et, sur les
lignes parallèles, les galeries de troisième ordre.
Entre ces voies se dressent des murailles, des
piliers formés par la houille même ou par la
roche. Tout cela régulier, carré, solide, noir ! ...
et dans ce dédale de rues, égales de largeur et de
longueur, toute une armée de mineurs demi-nus
s' agitant, causant, travaillant à la lueur de leurs
lampes de sûreté ! ...
voilà ce que dame Bauer se représentait souvent,
quand elle était seule, songeuse au coin de son
feu.
Dans cet entre-croisement de galeries, elle en
voyait une surtout, une qu' elle connaissait mieux
que les autres, dont son petit Carl ouvrait et
refermait la porte.
Le soir venu, la bordée de jour remontait pour
être remplacée par la bordée de nuit. Mais son
garçon, à elle, ne reprenait pas place dans la
benne. Il se rendait à

p89

l' écurie, il retrouvait son cher Blair-Athol,
il lui servait son souper d' avoine et sa provision
de foin ; puis il mangeait à son tour le petit
dîner froid qu' on lui descendait de là-haut,
jouait un instant avec son gros rat, immobile à
ses pieds, avec ses deux chauves-souris voletant
lourdement autour de lui, et s' endormait sur la
litière de paille.
Comme elle savait bien tout cela, dame Bauer,
et comme elle comprenait à demi-mot tous les
détails que lui donnait Carl !
" savez-vous, mère, ce que m' a dit hier monsieur
l' ingénieur Maulesmülhe ? Il a dit que, si je
répondais bien sur les questions d' arithmétique
qu' il me posera un de ces jours, il me prendrait
pour tenir la chaîne d' arpentage, quand il lève
des plans dans la mine avec sa boussole. Il paraît
qu' on va percer une galerie pour aller rejoindre
le puits Weber, et il aura fort à faire pour
tomber juste !
-vraiment ! S' écriait dame Bauer enchantée,
monsieur l' ingénieur Maulesmülhe a dit cela ! "
et elle se représentait déjà son garçon tenant
la chaîne, le long des galeries, tandis que
l' ingénieur, carnet en main, relevait les chiffres,
et, l' oeil fixé sur la boussole, déterminait la
direction de la percée.
" malheureusement, reprit Carl, je n' ai personne
pour m' expliquer ce que je ne comprends pas dans
mon arithmétique, et j' ai bien peur de mal
répondre ! "
ici, Marcel qui fumait silencieusement au coin
du feu, comme sa qualité de pensionnaire de la
maison lui en

p90

donnait le droit, se mêla de la conversation pour
dire à l' enfant :
" si tu veux m' indiquer ce qui t' embarrasse, je
pourrai peut-être te l' expliquer.
-vous ? Fit dame Bauer avec quelque incrédulité.
-sans doute, répondit Marcel. Croyez-vous que
je n' apprenne rien aux cours du soir, où je vais
régulièrement après souper ? Le maître est très
content de moi et dit que je pourrais servir de
moniteur ! "
ces principes posés, Marcel alla prendre dans sa
chambre un cahier de papier blanc, s' installa
auprès du petit garçon, lui demanda ce qui
l' arrêtait dans son problème et le lui expliqua
avec tant de clarté, que Carl, émerveillé, n' y
trouva plus la moindre difficulté.
à dater de ce jour, dame Bauer eut plus de
considération pour son pensionnaire, et Marcel
se prit d' affection pour son petit camarade.
Du reste, il se montrait lui-même un ouvrier
exemplaire, et n' avait pas tardé à être promu
d' abord à la seconde, puis à la première classe.
Tous les matins, à sept heures, il était à la
porte o. Tous les soirs, après son souper, il se
rendait au cours professé par l' ingénieur Trubner.
Géométrie, algèbre, dessin de figure et de
machines, il abordait tout avec une égale ardeur,
et ses progrès étaient si rapides, que le maître
en fut vivement frappé. Deux mois après être
entré à l' usine Schultze, le jeune ouvrier était
déjà noté comme une des intelligences les plus
ouvertes, non seulement du secteur o, mais de
toute la cité de l' acier. Un rapport de son chef

p91

immédiat expédié à la fin du trimestre, portait
cette mention formelle :
" Schwartz (Johann), 26 ans, ouvrier fondeur de
première classe. Je dois signaler ce sujet à
l' administration centrale, comme tout à fait
" hors ligne " sous le triple rapport des
connaissances théoriques, de l' habileté pratique
et de l' esprit d' invention le plus caractérisé. "
il fallut néanmoins une circonstance extraordinaire
pour achever d' appeler sur Marcel l' attention de
ses chefs. Cette circonstance ne manqua pas de se
produire, comme il arrive toujours tôt ou tard :
malheureusement, ce fut dans les conditions les
plus tragiques.
Un dimanche matin, Marcel, assez étonné d' entendre
sonner dix heures sans que son petit ami Carl
eût paru, descendit demander à dame Bauer si
elle savait la cause de ce retard. Il la trouva
très inquiète. Carl aurait dû être au logis
depuis deux heures au moins. Voyant son anxiété,
Marcel s' offrit d' aller aux nouvelles, et partit
dans la direction du puits Albrecht.
En route, il rencontra plusieurs mineurs, et ne
manqua pas de leur demander s' ils avaient vu le
petit garçon ; puis, après avoir reçu une
réponse négative et avoir échangé avec eux ce
glück auf ! " bonne sortie ! " qui est le
salut des houilleurs allemands, Marcel poursuivit
sa promenade.
Il arriva ainsi vers onze heures au puits
Albrecht. L' aspect n' en était pas tumultueux et
animé comme il l' est dans la semaine. C' est à
peine si une jeune " modiste " , -c' est le nom que
les mineurs donnent gaiement et par

p92

antiphrase aux trieuses de charbon, -était en
train de bavarder avec le marqueur, que son
devoir retenait, même en ce jour férié, à la
gueule du puits.
" avez-vous vu sortir le petit Carl Bauer,
numéro 41902 ? " demanda Marcel à ce fonctionnaire.
L' homme consulta sa liste et secoua la tête.
" est-ce qu' il y a une autre sortie de la mine ?
-non, c' est la seule, répondit le marqueur. La
" fendue " , qui doit affleurer au nord, n' est pas
encore achevée.
-alors, le garçon est en bas ?
-nécessairement, et c' est en effet extraordinaire
puisque, le dimanche, les cinq gardiens spéciaux
doivent seuls y rester.
-puis-je descendre pour m' informer ? ...
-pas sans permission.
-il peut y avoir eu un accident, dit alors la
modiste.
-pas d' accident possible le dimanche !
-mais enfin, reprit Marcel, il faut que je
sache ce qu' est devenu cet enfant !
-adressez-vous au contremaître de la machine,
dans ce bureau... si toutefois il s' y trouve... "
le contremaître, en grand costume du dimanche,
avec un col de chemise aussi raide que du
fer-blanc, s' était heureusement attardé à ses
comptes. En homme intelligent et humain, il
partagea tout de suite l' inquiétude de Marcel.
" nous allons voir ce qu' il en est, " dit-il.
Et, donnant l' ordre au mécanicien de service de
se

p93

tenir prêt à filer du câble, il se disposa à
descendre dans la mine avec le jeune ouvrier.
" n' avez-vous pas des appareils Galibert ?
Demanda celui-ci. Ils pourraient devenir utiles...
-vous avez raison. On ne sait jamais ce qui se
passe au fond du trou. "
le contremaître prit dans une armoire deux réservoirs
en zinc, pareils aux fontaines que les marchands
de " coco " portent à Paris sur le dos. Ce sont
des caisses à air comprimé, mises en communication
avec les lèvres par deux tubes de caoutchouc dont
l' embouchure de corne se place entre les dents.
On les remplit à l' aide de soufflets spéciaux,
construits de manière à se vider complètement. Le
nez serré dans une pince de bois, on peut ainsi,
muni d' une provision d' air, pénétrer impunément
dans l' atmosphère la plus irrespirable.
Les préparatifs achevés, le contremaître et Marcel
s' accrochèrent à la benne, le câble fila sur les
poulies et la descente commença. éclairés par
deux petites lampes électriques, tous deux causaient
en s' enfonçant dans les profondeurs de la terre.
" pour un homme qui n' est pas de la partie, vous
n' avez pas froid aux yeux, disait le contremaître.
J' ai vu des gens ne pas pouvoir se décider à
descendre ou rester accroupis comme des lapins au
fond de la benne !
-vraiment ? Répondit Marcel. Cela ne me fait
rien du tout. Il est vrai que je suis descendu
deux ou trois fois dans les houillères. "
on fut bientôt au fond du puits. Un gardien, qui
se

p94

trouvait au rond-point d' arrivée, n' avait point
vu le petit Carl.
On se dirigea vers l' écurie. Les chevaux y étaient
seuls et paraissaient même s' ennuyer de tout leur
coeur. Telle est du moins la conclusion qu' il
était permis de tirer du hennissement de
bienvenue par lequel Blair-Athol salua ces trois
figures humaines. à un clou était pendu le sac de
Carl, et dans un petit coin, à côté d' une étrille,
son livre d' arithmétique.
Marcel fit aussitôt remarquer que sa lanterne
n' était plus là, nouvelle preuve que l' enfant
devait être dans la mine.
" il peut avoir été pris dans un éboulement, dit
le contremaître, mais c' est peu probable !
Qu' aurait-il été faire dans les galeries
d' exploitation, un dimanche ?
-oh ! Peut-être a-t-il été chercher des
insectes avant de sortir ! Répondit le gardien.
C' est une vraie passion chez lui ! "
le garçon de l' écurie, qui arriva sur ces
entrefaites, confirma cette supposition. Il avait
vu Carl partir avant sept heures avec sa
lanterne.
Il ne restait donc plus qu' à commencer des
recherches régulières.
On appela à coups de sifflet les autres gardiens,
on se partagea la besogne sur un grand plan de la
mine, et chacun, muni de sa lampe, commença
l' exploration des galeries de second et de
troisième ordre qui lui avaient été dévolues.
En deux heures, toutes les régions de la
houillère

p95

avaient été passées en revue, et les sept hommes
se retrouvaient au rond-point. Nulle part, il n' y
avait la moindre trace d' éboulement, mais nulle
part non plus la moindre trace de Carl. Le
contremaître, peut-être influencé par un appétit
grandissant, inclinait vers l' opinion que l' enfant
pouvait avoir passé inaperçu et se trouver tout
simplement à la maison ; mais Marcel, convaincu
du contraire, insista pour faire de nouvelles
recherches.
" qu' est-ce que cela ? Dit-il en montrant sur le
plan

p96

une région pointillée, qui ressemblait, au milieu
de la précision des détails avoisinants, à ces
terrae ignotae que les géographes marquent aux
confins des continents arctiques.
-c' est la zone provisoirement abandonnée, à cause
de l' amincissement de la couche exploitable,
répondit le contremaître.
-il y a une zone abandonnée ? ... alors c' est là
qu' il faut chercher ! " reprit Marcel avec une
autorité que les autres hommes subirent.
Ils ne tardèrent pas à atteindre l' orifice de
galeries, qui devaient, en effet, à en juger par
l' aspect gluant et moisi de leurs parois, avoir été
délaissées depuis plusieurs années.
Ils les suivaient déjà depuis quelque temps sans
rien découvrir de suspect, lorsque Marcel, les
arrêtant, leur dit :
" est-ce que vous ne vous sentez pas alourdis et
pris de maux de tête ?
-tiens ! C' est vrai ! Répondirent ses
compagnons.
-pour moi, reprit Marcel, il y a un instant
que je me sens à demi étourdi. Il y a sûrement
ici de l' acide carbonique... voulez-vous me
permettre d' enflammer une allumette ?
Demanda-t-il au contremaître.
-allumez, mon garçon, ne vous gênez pas. "
Marcel tira de sa poche une petite boîte de
fumeur, frotta une allumette, et, se baissant,
approcha de terre la petite flamme. Elle
s' éteignit aussitôt.
" j' en étais sûr... dit-il. Le gaz, étant plus
lourd que

p97

l' air, se maintient au ras du sol... il ne faut
pas rester ici, -je parle de ceux qui n' ont pas
d' appareils Galibert. Si vous voulez, maître, nous
poursuivrons seuls la recherche. "
les choses ainsi convenues, Marcel et le
contremaître prirent chacun entre leurs dents
l' embouchure de leur caisse à air, placèrent la
pince sur leurs narines et s' enfoncèrent dans une
succession de vieilles galeries. Un quart d' heure
plus tard, ils en ressortaient pour renouveler
l' air des réservoirs ; puis, cette opération
accomplie, ils repartaient.
à la troisième reprise, leurs efforts furent enfin
couronnés de succès. Une petite lueur bleuâtre,
celle d' une lampe électrique, se montra au loin
dans l' ombre. Ils y coururent...

p98

au pied de la muraille humide, gisait, immobile
et déjà froid, le pauvre petit Carl. Ses lèvres
bleues, sa face injectée, son pouls muet, disaient,
avec son attitude, ce qui s' était passé.
Il avait voulu ramasser quelque chose à terre, il
s' était baissé et avait été littéralement noyé
dans le gaz d' acide carbonique.
Tous les efforts furent inutiles pour le rappeler
à la vie. La mort remontait déjà à quatre ou cinq
heures. Le lendemain soir, il y avait une petite
tombe de plus dans le cimetière neuf de Stahlstadt,
et dame Bauer, la pauvre femme, était veuve de
son enfant comme elle l' était de son mari.

p99

vii le bloc central :
un rapport lumineux du docteur Echternach,
médecin en chef de la section du puits
Albrecht, avait établi que la mort de Carl
Bauer, numéro 41902, âgé de treize ans,
" trappeur " à la galerie 228, était due à
l' asphyxie résultant de l' absorption par les
organes respiratoires d' une forte proportion
d' acide carbonique.
Un autre rapport non moins lumineux de
l' ingénieur Maulesmülhe avait exposé la
nécessité de comprendre dans un système
d' aération la zone b du plan xiv, dont les
galeries laissaient transpirer du gaz
délétère par une sorte de distillation lente
et insensible.
Enfin, une note du même fonctionnaire signalait
à l' autorité compétente le dévouement du
contremaître Rayer et du fondeur de première
classe Johann Schwartz.
Huit à dix jours plus tard, le jeune ouvrier, en
arrivant pour prendre son jeton de présence dans
la loge du concierge, trouva au clou un ordre
imprimé à son adresse :

p100

" le nommé Schwartz se présentera aujourd' hui à
dix heures au bureau du directeur général, bloc
central, porte et route a. Tenue d' extérieur.
-enfin ! ... pensa Marcel. Ils y ont mis le
temps, mais ils y viennent ! "
il avait maintenant acquis, dans ses causeries
avec ses camarades et dans ses promenades du
dimanche autour de Stahlstadt, une connaissance
de l' organisation générale de la cité suffisante
pour savoir que l' autorisation de pénétrer dans
le bloc central ne courait pas les rues. De
véritables légendes s' étaient répandues à cet
égard. On disait que des indiscrets, ayant voulu
s' introduire par surprise dans cette enceinte
réservée, n' avaient plus reparu ; que les ouvriers
et employés y étaient soumis, avant leur
admission, à toute une série de cérémonies
maçonniques, obligés de s' engager sous les
serments les plus solennels à ne rien révéler
de ce qui se passait, et impitoyablement punis
de mort par un tribunal secret s' ils violaient
leur serment... un chemin de fer souterrain
mettait ce sanctuaire en communication avec la
ligne de ceinture... des trains de nuit y
amenaient des visiteurs inconnus... il s' y
tenait parfois des conseils suprêmes où des
personnages mystérieux venaient s' asseoir et
participer aux délibérations...
sans ajouter plus de foi qu' il ne fallait à
tous ces récits, Marcel savait qu' ils étaient,
en somme, l' expression populaire d' un fait
parfaitement réel : l' extrême difficulté qu' il
y avait à pénétrer dans la division centrale.
De tous les ouvriers qu' il connaissait, -et il
avait des

p101

amis parmi les mineurs de fer comme parmi les
charbonniers, parmi les affineurs comme parmi
les employés des hauts fourneaux, parmi les
brigadiers et les charpentiers comme parmi les
forgerons, pas un seul n' avait jamais franchi
la porte a.
C' est donc avec un sentiment de curiosité
profonde et de plaisir intime qu' il s' y présenta
à l' heure indiquée. Il put bientôt s' assurer que
les précautions étaient des plus sévères.
Et d' abord, Marcel était attendu. Deux hommes
revêtus d' un uniforme gris, sabre au côté et
revolver à la ceinture, se trouvaient dans la
loge du concierge. Cette loge, comme celle de
la soeur tourière d' un couvent cloîtré, avait
deux portes, l' une à l' extérieur, l' autre
intérieure, qui ne s' ouvraient jamais en même
temps.
Le laisser-passer examiné et visé. Marcel se
vit, sans manifester aucune surprise, présenter
un mouchoir blanc, avec lequel les deux acolytes
en uniforme lui bandèrent soigneusement les yeux.
Le prenant ensuite sous les bras, ils se mirent
en marche avec lui sans mot dire.
Au bout de deux à trois mille pas, on monta un
escalier, une porte s' ouvrit et se referma, et
Marcel fut autorisé à retirer son bandeau.
Il se trouvait alors dans une salle très simple,
meublée de quelques chaises, d' un tableau noir
et d' une large planche à épures, garnie de tous
les instruments nécessaires au dessin linéaire.
Le jour venait par de hautes

p102

fenêtres à vitres dépolies.
Presque aussitôt, deux personnages de tournure
universitaire entrèrent dans la salle.
" vous êtes signalé comme un sujet distingué,
dit l' un d' eux. Nous allons vous examiner et
voir s' il y a lieu de vous admettre à la division
des modèles. êtes-vous disposé à répondre à nos
questions ? "
Marcel se déclara modestement prêt à l' épreuve.
Les deux examinateurs lui posèrent alors
successivement des questions sur la chimie, sur
la géométrie et sur l' algèbre. Le jeune ouvrier
les satisfit en tous points par la clarté et la
précision de ses réponses. Les figures qu' il
traçait à la craie sur le tableau étaient nettes,
aisées, élégantes. Ses équations s' alignaient
menues et serrées, en rangs égaux comme les
lignes d' un régiment d' élite. Une de ses
démonstrations même fut si remarquable et si
nouvelle pour ses juges, qu' ils lui en
exprimèrent leur étonnement en lui demandant
où il l' avait apprise.

p103

" à Schaffhouse, mon pays, à l' école primaire.
-vous paraissez bon dessinateur ?
-c' était ma meilleure partie.
-l' éducation qui se donne en Suisse est
décidément bien remarquable ! Dit l' un des
examinateurs à l' autre... nous allons vous
laisser deux heures pour exécuter ce dessin,
reprit-il, en remettant au candidat une coupe
de machine à vapeur assez compliquée. Si vous
vous en acquittez bien, vous serez admis avec
la mention : parfaitement satisfait et hors
ligne... "

Marcel, resté seul, se mit à l' ouvrage avec
ardeur.
Quand ses juges rentrèrent, à l' expiration du
délai de rigueur, ils furent si émerveillés de
son épure, qu' ils ajoutèrent à la mention
promise : nous n' avons pas un autre dessinateur
de talent égal.

le jeune ouvrier fut alors ressaisi par les
acolytes gris, et, avec le même cérémonial,
c' est-à-dire les yeux bandés, conduit au bureau
du directeur général.
" vous êtes présenté pour l' un des ateliers de
dessin à la division des modèles, lui dit ce
personnage. êtes-vous disposé à vous soumettre
aux conditions du règlement ?
-je ne les connais pas, dit Marcel, mais je
présume qu' elles sont acceptables.
-les voici : 1) vous êtes astreint, pour toute
la durée de votre engagement, à résider dans la
division même. Vous ne pouvez en sortir que sur
autorisation spéciale et tout à fait
exceptionnelle. -2) vous êtes soumis au régime
militaire, et vous devez obéissance absolue, sous

p104

les peines militaires, à vos supérieurs. Par
contre, vous êtes assimilé aux sous-officiers
d' une armée active, et vous pouvez, par un
avancement régulier, vous élever aux plus hauts
grades. -3) vous vous engagez par serment à ne
jamais révéler à personne ce que vous voyez dans
la partie de la division où vous avez accès.
-4) votre correspondance est ouverte par vos
chefs hiérarchiques, à la sortie comme à la
rentrée, et doit être limitée à votre famille.
-bref, je suis en prison, " pensa Marcel.
Puis, il répondit très simplement :
" ces conditions me paraissent justes et je suis
prêt à m' y soumettre.
-bien. Levez la main... prêtez serment... vous
êtes nommé dessinateur au 4 e atelier... un
logement vous sera assigné, et, pour les repas,
vous avez ici une cantine de premier ordre...
vous n' avez pas vos effets avec vous ?
-non, monsieur. Ignorant ce qu' on me voulait,
je les ai laissés chez mon hôtesse.
-on ira vous les chercher, car vous ne devez
plus sortir de la division.
-j' ai bien fait, pensa Marcel, d' écrire mes
notes en langage chiffré ! On n' aurait eu qu' à
les trouver ! ... "
avant la fin du jour, Marcel était établi dans
une jolie chambrette, au quatrième étage d' un
bâtiment ouvert sur une vaste cour, et il avait
pu prendre une première idée de sa vie nouvelle.
Elle ne paraissait pas devoir être aussi triste
qu' il l' aurait cru d' abord. Ses camarades, -il
fit leur connaissance

p105

au restaurant, -étaient en général calmes et
doux, comme tous les hommes de travail. Pour
essayer de s' égayer un peu, car la gaieté
manquait à cette vie automatique, plusieurs
d' entre eux avaient formé un orchestre et
faisaient tous les soirs d' assez bonne
musique. Une bibliothèque, un salon de
lecture, offraient à l' esprit de précieuses
ressources au point de vue scientifique,
pendant les rares heures de loisir. Des cours
spéciaux, faits par des professeurs de premier
mérite, étaient obligatoires pour tous les
employés, soumis en outre à des examens et à
des concours fréquents. Mais la liberté, l' air,
manquaient dans cet étroit milieu. C' était le
collège avec beaucoup de sévérités en plus et à
l' usage d' hommes faits. L' atmosphère ambiante ne
laissait donc pas de peser sur ces esprits, si
façonnés qu' ils fussent à une discipline de fer.
L' hiver s' acheva dans ces travaux, auxquels
Marcel s' était donné corps et âme. Son
assiduité, la perfection de ses dessins, les
progrès extraordinaires de son instruction,
signalés unanimement par tous les maîtres et
tous les examinateurs, lui avaient fait en peu
de temps, au milieu de ces hommes laborieux,
une célébrité relative. Du consentement général,
il était le dessinateur le plus habile, le plus
ingénieux, le plus fécond en ressources. Y
avait-il une difficulté ? C' est à lui qu' on
recourait. Les chefs eux-mêmes s' adressaient à
son expérience avec le respect que le mérite
arrache toujours à la jalousie la plus
marquée.
Mais si le jeune homme avait compté, en arrivant
au

p106

coeur de la division des modèles, en pénétrer
les secrets intimes, il était loin de compte.
Sa vie était enfermée dans une grille de fer de
trois cents mètres de diamètre, qui entourait
le segment du bloc central auquel il était
attaché. Intellectuellement, son activité
pouvait et devait s' étendre aux branches
les plus lointaines de l' industrie
métallurgique.
En pratique, elle était limitée à des dessins
de machines à vapeur. Il en construisait de
toutes dimensions et de toutes forces, pour toutes
sortes d' industries et d' usages, pour des
navires de guerre et pour des presses à
imprimer ; mais il ne sortait pas de cette
spécialité. La division du travail poussée
à son extrême limite l' enserrait dans son
étau.
Après quatre mois passés dans la section a,
Marcel n' en savait pas plus sur l' ensemble
des oeuvres de la cité de l' acier qu' avant d' y
entrer. Tout au plus avait-il rassemblé
quelques renseignements généraux sur
l' organisation dont il n' était, -malgré ses
mérites, -qu' un rouage presque infime. Il
savait que le centre de la toile d' araignée,
figurée par Stahlstadt, était la tour du
taureau, sorte de construction cyclopéenne,
qui dominait tous les bâtiments voisins. Il
avait appris aussi, toujours par les récits
légendaires de la cantine, que l' habitation
personnelle de Herr Schultze se trouvait à
la base de cette tour, et que le fameux
cabinet secret en occupait le centre. On
ajoutait que cette salle voûtée, garantie
contre tout danger d' incendie et blindée
intérieurement comme un monitor l' est à
l' extérieur, était fermée par

p107

un système de portes d' acier à serrures
mitrailleuses, dignes de la banque la plus
soupçonneuse. L' opinion générale était
d' ailleurs que Herr Schultze travaillait
à l' achèvement d' un engin de guerre terrible,
d' un effet sans précédent et destiné à
assurer bientôt à l' Allemagne la domination
universelle.
Pour achever de percer le mystère, Marcel avait
vainement roulé dans sa tête les plans les plus
audacieux d' escalade et de déguisement. Il avait
dû s' avouer qu' ils n' avaient rien de praticable.
Ces lignes de murailles sombres et massives,
éclairées la nuit par des flots de lumière,
gardées par des sentinelles éprouvées,
opposeraient toujours à ses efforts un
obstacle infranchissable. Parvînt-il même à
les forcer, sur un point, que verrait-il ?
Des détails, toujours des détails ; jamais
un ensemble !
N' importe. Il s' était juré de ne pas céder ;
il ne céderait pas. S' il fallait dix ans de
stage, il attendrait dix ans. Mais l' heure
sonnerait où ce secret deviendrait le sien !
Il le fallait. France-Ville prospérait alors,
cité heureuse, dont les institutions bienfaisantes
favorisaient tous et chacun en montrant un
horizon nouveau aux peuples découragés. Marcel
ne doutait pas qu' en face d' un pareil succès
de la race latine, Schultze ne fût plus que
jamais résolu à accomplir ses menaces. La cité
de l' acier elle-même et les travaux qu' elle
avait pour but en étaient une preuve.
Plusieurs mois s' écoulèrent ainsi.
Un jour, en mars, Marcel venait, pour la
millième

p108

fois, de se renouveler à lui-même ce serment
d' Annibal, lorsqu' un des acolytes gris
l' informa que le directeur général avait à
lui parler.
" je reçois de Herr Schultze, lui dit ce haut
fonctionnaire, l' ordre de lui envoyer notre
meilleur dessinateur. C' est vous. Veuillez faire
vos paquets pour passer au cercle interne. Vous
êtes promu au grade de lieutenant. "
ainsi, au moment même où il désespérait presque
du succès, l' effet logique et naturel d' un
travail héroïque lui procurait cette admission
tant désirée ! Marcel en fut si pénétré de joie,
qu' il ne put contenir l' expression de ce
sentiment sur sa physionomie.
" je suis heureux d' avoir à vous annoncer une
si bonne nouvelle, reprit le directeur, et je
ne puis que vous engager à persister dans la
voie que vous suivez si courageusement.
L' avenir le plus brillant vous est offert.
Allez, monsieur. "
enfin Marcel, après une si longue épreuve,
entrevoyait le but qu' il s' était juré
d' atteindre !
Entasser dans sa valise tous ses vêtements,
suivre les hommes gris, franchir enfin cette
dernière enceinte dont l' entrée unique,
ouverte sur la route a, aurait pu si longtemps
encore lui rester interdite, tout cela fut
l' affaire de quelques minutes pour Marcel.
Il était au pied de cette inaccessible tour du
taureau dont il n' avait encore aperçu que la
tête sourcilleuse, perdue au loin dans les
nuages.
Le spectacle qui s' étendait devant lui était
assurément

p109

des plus imprévus. Qu' on imagine un homme
transporté subitement sans transition, du
milieu d' un atelier européen, bruyant et
banal, au fond d' une forêt vierge de la
zone torride. Telle était la surprise qui
attendait Marcel au centre de Stahlstadt.
Encore une forêt vierge gagne-t-elle beaucoup
à être vue à travers les descriptions des
grands écrivains, tandis que le parc de Herr
Schultze était le mieux peigné des jardins
d' agrément. Les palmiers les plus élancés, les
bananiers les plus touffus, les cactus les
plus obèses en formaient les massifs. Des lianes
s' enroulaient élégamment aux grêles eucalyptus,
se drapaient en festons verts ou retombaient en
chevelures opulentes. Les plantes grasses les
plus invraisemblables fleurissaient en pleine
terre. Les ananas et les goyaves mûrissaient
auprès des oranges. Les colibris et les oiseaux
de paradis étalaient en plein air les richesses
de leur plumage. Enfin, la température même
était aussi tropicale que la végétation.
Marcel cherchait des yeux les vitrages et
les calorifères qui produisaient ce miracle,
et, étonné de ne voir que le ciel bleu, il
resta un instant stupéfait.
Puis, il se rappela qu' il y avait non loin de
là une houillère en combustion permanente, et
il comprit que Herr Schultze avait
ingénieusement utilisé ces trésors de chaleur
souterraine pour se faire servir par des tuyaux
métalliques une température constante de serre
chaude.
Mais cette explication, que se donna la raison
du jeune alsacien, n' empêcha pas ses yeux d' être
éblouis et charmés du vert des pelouses, et ses
narines d' aspirer

p110

avec ravissement les aromes qui emplissaient
l' atmosphère. Après six mois passés sans voir
un brin d' herbe, il prenait sa revanche. Une
allée sablée le conduisit par une pente
insensible au pied d' un beau degré de marbre,
dominé par une majestueuse colonnade. En
arrière se dressait la masse énorme d' un
grand bâtiment carré qui était comme le
piédestal de la tour du taureau. Sous le
péristyle, Marcel aperçut sept à huit valets
en livrée rouge, un suisse à tricorne et
hallebarde ; il remarqua entre les colonnes
de riches candélabres de bronze, et, comme il
montait le degré, un léger grondement lui
révéla que le chemin de fer souterrain passait
sous ses pieds.
Marcel se nomma et fut aussitôt admis dans un
vestibule qui était un véritable musée de
sculpture. Sans avoir le temps de s' y arrêter,
il traversa un salon rouge et or, puis un salon
noir et or, et arriva à un salon jaune et or où
le valet de pied le laissa seul cinq minutes.
Enfin, il fut introduit dans un splendide
cabinet de travail vert et or.
Herr Schultze en personne, fumant une longue
pipe de terre à côté d' une chope de bière,
faisait, au milieu de ce luxe, l' effet d' une
tache de boue sur une botte vernie.
Sans se lever, sans même tourner la tête, le
roi de l' acier dit froidement et simplement :
" vous êtes le dessinateur ?
-oui, monsieur.

p111

-j' ai vu de vos épures. Elles sont très bien.
Mais vous ne savez donc faire que des machines
à vapeur ?
-on ne m' a jamais demandé autre chose.
-connaissez-vous un peu la partie de la
balistique ?
-je l' ai étudiée à mes moments perdus et pour
mon plaisir. "
cette réponse alla droit au coeur de Herr
Schultze. Il daigna regarder alors son employé.
" ainsi, vous vous chargez de dessiner un canon
avec moi ? ... nous verrons un peu comment vous
vous en tirerez ! ... ah ! Vous aurez de la peine
à remplacer cet imbécile de Sohne, qui s' est
tué ce matin en maniant un sachet de dynamite ! ...
l' animal aurait pu nous faire sauter tous ! "
il faut bien l' avouer, ce manque d' égards ne
semblait pas trop révoltant dans la bouche de
Herr Schultze !

p113

viii la caverne du dragon :
le lecteur qui a suivi les progrès de la
fortune du jeune alsacien ne sera probablement
pas surpris de le trouver parfaitement établi,
au bout de quelques semaines, dans la
familiarité de Herr Schultze. Tous deux
étaient devenus inséparables. Travaux, repas,
promenades dans le parc, longues pipes fumées
sur des mooss de bière, -ils prenaient tout en
commun. Jamais l' ex-professeur d' Iéna n' avait
rencontré un collaborateur qui fût aussi bien
selon son coeur, qui le comprît pour ainsi
dire à demi-mot, qui sût utiliser aussi
rapidement ses données théoriques.
Marcel n' était pas seulement d' un mérite
transcendant dans toutes les branches du
métier, c' était aussi le plus charmant
compagnon, le travailleur le plus assidu,
l' inventeur le plus modestement fécond.
Herr Schultze était ravi de lui. Dix fois
par jour, il se disait in petto :
" quelle trouvaille ! Quelle perle que ce
garçon ! "
la vérité est que Marcel avait pénétré du
premier coup d' oeil le caractère de son
terrible patron. Il avait

p114

vu que sa faculté maîtresse était un égoïsme
immense, omnivore, manifesté au dehors par une
vanité féroce, et il s' était religieusement
attaché à régler là-dessus sa conduite de tous
les instants.
En peu de jours, le jeune alsacien avait si bien
appris le doigté spécial de ce clavier, qu' il
était arrivé à jouer du Schultze comme on joue
du piano. Sa tactique consistait simplement à
montrer autant que possible son propre mérite,
mais de manière à laisser toujours à l' autre
une occasion de rétablir sa supériorité sur
lui.
Par exemple, achevait-il un dessin, il le faisait
parfait, -moins un défaut facile à voir comme
à corriger, et que l' ex-professeur signalait
aussitôt avec exaltation.
Avait-il une idée théorique, il cherchait à la
faire naître dans la conversation de telle
sorte que Herr Schultze pût croire l' avoir
trouvée. Quelquefois même il allait plus loin,
disant par exemple :
" j' ai tracé le plan de ce navire à éperon
détachable, que vous m' avez demandé.
-moi ? Répondait Herr Schultze, qui n' avait
jamais songé à pareille chose.
-mais oui ! Vous l' avez donc oublié ? ... un
éperon détachable, laissant dans le flanc de
l' ennemi une torpille en fuseau, qui éclate
après un intervalle de trois minutes !
-je n' en avais plus aucun souvenir. J' ai tant
d' idées en tête ! "

p115

et Herr Schultze empochait consciencieusement
la paternité de la nouvelle invention.
Peut-être, après tout, n' était-il qu' à demi dupe
de cette manoeuvre. Au fond, il est probable
qu' il sentait Marcel plus fort que lui. Mais,
par une de ces mystérieuses fermentations qui
s' opèrent dans les cervelles humaines, il en
arrivait aisément à se contenter de " paraître "
supérieur, et surtout de faire illusion à son
subordonné.
" est-il bête, avec tout son esprit, ce mâtin-là ! "
se disait-il parfois en découvrant silencieusement
dans un rire muet les trente-deux " dominos " de sa
mâchoire.
D' ailleurs, sa vanité avait bientôt trouvé une
échelle de compensation. Lui seul au monde
pouvait réaliser ces sortes de rêves industriels ! ...
ces rêves n' avaient de valeur que par lui et
pour lui ! ... Marcel, au bout du compte,
n' était qu' un des rouages de l' organisme que
lui, Schultze, avait su créer, etc., etc...
avec tout cela, il ne se déboutonnait pas, comme
on dit. Après cinq mois de séjour à la tour du
taureau, Marcel n' en savait pas beaucoup plus
sur les mystères du bloc central. à la vérité,
ses soupçons étaient devenus des quasi-certitudes.
Il était de plus en plus convaincu que
Stahlstadt recélait un secret, et que Herr
Schultze avait encore un bien autre but que
celui du gain. La nature de ses préoccupations,
celles de son industrie même rendaient
infiniment vraisemblable l' hypothèse qu' il avait
inventé quelque nouvel engin de guerre.
Mais le mot de l' énigme restait toujours obscur.

p116

Marcel en était bientôt venu à se dire qu' il ne
l' obtiendrait pas sans une crise. Ne la voyant
pas venir, il se décida à la provoquer.
C' était un soir, le 5 septembre, à la fin du
dîner. Un an auparavant, jour pour jour, il avait
retrouvé dans le puits Albrecht le cadavre de
son petit ami Carl.
Au loin, l' hiver si long et si rude de cette
Suisse américaine couvrait encore toute la
campagne de son manteau blanc. Mais, dans le
parc de Stahlstadt, la température était aussi
tiède qu' en juin, et la neige, fondue avant de
toucher le sol, se déposait en rosée au lieu de
tomber en flocons.
" ces saucisses à la choucroute étaient délicieuses,
n' est-ce pas ? Fit remarquer Herr Schultze, que
les millions de la bégum n' avaient pas lassé de
son mets favori.
-délicieuses, " répondit Marcel, qui en
mangeait héroïquement tous les soirs,
quoiqu' il eût fini par avoir ce plat en horreur.
Les révoltes de son estomac achevèrent de le
décider à tenter l' épreuve qu' il méditait.
" je me demande même, ajouta-t-il, comment les
peuples qui n' ont ni saucisses, ni choucroute,
ni bière, peuvent tolérer l' existence ! Reprit
Herr Schultze avec un soupir.
-la vie doit être pour eux un long supplice,
répondit Marcel. Ce sera véritablement faire
preuve d' humanité que de les réunir au
Vaterland.
-eh ! Eh ! ... cela viendra... cela viendra !
S' écria le roi de l' acier. Nous voici déjà
installés au coeur de

p117

l' Amérique. Laissez-nous prendre une île ou
deux aux environs du Japon, et vous verrez
quelles enjambées nous saurons faire autour
du globe ! "
le valet de pied avait apporté les pipes. Herr
Schultze bourra la sienne et l' alluma. Marcel
avait choisi avec préméditation ce moment
quotidien de complète béatitude.
" je dois dire, ajouta-t-il après un instant de
silence, que je ne crois pas beaucoup à cette
conquête !
-quelle conquête ? Demanda Herr Schultze, qui
n' était déjà plus au sujet de la conversation.
-la conquête du monde par les allemands. "
l' ex-professeur pensa qu' il avait mal entendu.
" vous ne croyez pas à la conquête du monde par
les allemands ?
-non.
-ah ! Par exemple, voilà qui est fort ! ... et
je serais curieux de connaître les motifs de ce
doute !
-tout simplement parce que les artilleurs
français finiront par faire mieux et par vous
enfoncer. Les suisses, mes compatriotes, qui
les connaissent bien, ont pour idée fixe qu' un
français averti en vaut deux. 1870 est une leçon
qui se retournera contre ceux qui l' ont donnée.
Personne n' en doute dans mon petit pays, monsieur,
et, s' il faut tout vous dire, c' est l' opinion des
hommes les plus forts en Angleterre. "
Marcel avait proféré ces mots d' un ton froid,
sec et tranchant, qui doubla, s' il est possible,
l' effet qu' un tel

p118

blasphème, lancé de but en blanc, devait
produire sur le roi de l' acier.
Herr Schultze en resta suffoqué, hagard,
anéanti. Le sang lui monta à la face avec une
telle violence, que le jeune homme craignit
d' être allé trop loin. Voyant toutefois que
sa victime, après avoir failli étouffer de
rage, n' en mourrait pas sur le coup, il reprit :
" oui, c' est fâcheux à constater, mais c' est
ainsi. Si nos rivaux ne font plus de bruit, ils
font de la besogne. Croyez-vous donc qu' ils n' ont
rien appris depuis la guerre ? Tandis que nous en
sommes bêtement à augmenter le poids de nos
canons, tenez pour certain qu' ils préparent
du nouveau et que nous nous en apercevrons à
la première occasion !
-du nouveau ! Du nouveau ! Balbutia Herr
Schultze. Nous en faisons aussi, monsieur !
-ah ! Oui, parlons-en ! Nous refaisons en
acier ce que nos prédécesseurs ont fait en
bronze, voilà tout ! Nous doublons les
proportions et la portée de nos pièces !
-doublons ! ... riposta Herr Schultze d' un
ton qui signifiait : en vérité ! Nous faisons
mieux que doubler !
-mais au fond, reprit Marcel, nous ne sommes
que des plagiaires. Tenez, voulez-vous que je
vous dise la vérité ? La faculté d' invention
nous manque. Nous ne trouvons rien, et les
français trouvent, eux, soyez-en sûr ! "
Herr Schultze avait repris un peu de calme
apparent. Toutefois, le tremblement de ses
lèvres, la pâleur qui

p119

avait succédé à la rougeur apoplectique de sa
face montraient assez les sentiments qui
l' agitaient.
Fallait-il en arriver à ce degré d' humiliation ?
S' appeler Schultze, être le maître absolu de la
plus grande usine et de la première fonderie de
canons du monde entier, voir à ses pieds les
rois et les parlements, et s' entendre dire par
un petit dessinateur suisse qu' on manque
d' invention, qu' on est au-dessous d' un
artilleur français ! ... et cela quand on avait
près de soi, derrière l' épaisseur d' un mur
blindé, de quoi confondre mille fois ce drôle
impudent, lui fermer la bouche, anéantir ses
sots arguments ? Non, il n' était pas possible
d' endurer un pareil supplice !
Herr Schultze se leva d' un mouvement si
brusque, qu' il en cassa sa pipe. Puis, regardant
Marcel d' un oeil chargé d' ironie, et, serrant
les dents, il lui dit, ou plutôt il siffla ces
mots :
" suivez-moi, monsieur, je vais vous montrer si
moi, Herr Schultze, je manque d' invention ! "
Marcel avait joué gros jeu, mais il avait
gagné, grâce à la surprise produite par un
langage si audacieux et si inattendu, grâce à la
violence du dépit qu' il avait provoqué, la
vanité étant plus forte chez l' ex-professeur que
la prudence. Schultze avait soif de dévoiler son
secret, et, comme malgré lui, pénétrant dans son
cabinet de travail, dont il referma la porte avec
soin, il marcha droit à sa bibliothèque et en
toucha un des panneaux. Aussitôt, une ouverture,
masquée par des rangées de livres, apparut dans
la muraille. C' était l' entrée d' un passage

p120

étroit qui conduisait, par un escalier de pierre,
jusqu' au pied même de la tour du taureau.
Là, une porte de chêne fut ouverte à l' aide
d' une petite clé qui ne quittait jamais le
patron du lieu. Une seconde porte apparut,
fermée par un cadenas syllabique, du genre de
ceux qui servent pour les coffres-forts. Herr
Schultze forma le mot et ouvrit le lourd
battant de fer, qui était intérieurement armé
d' un appareil compliqué d' engins explosibles, que
Marcel, sans doute par curiosité professionnelle,
aurait bien voulu examiner. Mais son guide ne lui
en laissa pas le temps.
Tous deux se trouvaient alors devant une
troisième porte, sans serrure apparente, qui
s' ouvrit sur une simple poussée, opérée, bien
entendu, selon des règles déterminées.
Ce triple retranchement franchi, Herr Schultze
et son compagnon eurent à gravir les deux cents
marches d' un escalier de fer, et ils arrivèrent
au sommet de la tour du taureau, qui dominait
toute la cité de Stahlstadt.
Sur cette tour de granit, dont la solidité était
à toute épreuve, s' arrondissait une sorte de
casemate, percée de plusieurs embrasures. Au
centre de la casemate s' allongeait un canon
d' acier.
" voilà ! " dit le professeur, qui n' avait pas
soufflé mot depuis le trajet.
C' était la plus grosse pièce de siège que Marcel
eût jamais vue. Elle devait peser au moins trois
cent mille kilogrammes, et se chargeait par
la culasse. Le diamètre de sa bouche mesurait
un mètre et demi. Montée sur un

p121

affût d' acier et roulant sur des rubans de
même métal, elle aurait pu être manoeuvrée par
un enfant, tant les mouvements en étaient
rendus faciles par un système de roues
dentées. Un ressort compensateur, établi en
arrière de l' affût, avait pour effet d' annuler
le recul, ou du moins de produire une réaction
rigoureusement égale, et de replacer
automatiquement la pièce, après chaque coup,
dans sa position première.
" et quelle est la puissance de perforation de
cette pièce ? Demanda Marcel, qui ne put se
retenir d' admirer un pareil engin.

p122

-à vingt mille mètres, avec un projectile
plein, nous perçons une plaque de quarante
pouces aussi aisément que si c' était une
tartine de beurre !
-quelle est donc sa portée ?
-sa portée ! S' écria Schultze, qui
s' enthousiasmait. Ah ! Vous disiez tout à
l' heure que notre génie imitateur n' avait
rien obtenu de plus que de doubler la portée
des canons actuels ! Eh bien, avec ce
canon-là, je me charge d' envoyer, avec une
précision suffisante, un projectile à la
distance de dix lieues !
-dix lieues ! S' écria Marcel. Dix lieues !
Quelle poudre nouvelle employez-vous donc ?
-oh ! Je puis tout vous dire, maintenant !
Répondit Herr Schultze d' un ton singulier.
Il n' y a plus d' inconvénient à vous dévoiler
mes secrets ! La poudre à gros grains a fait
son temps. Celle dont je me sers est le
fulmicoton, dont la puissance expansive est
quatre fois supérieure à celle de la poudre
ordinaire, puissance que je quintuple encore
en y mêlant les huit dixièmes de son poids
de nitrate de potasse !
-mais, fit observer Marcel, aucune pièce,
même faite du meilleur acier, ne pourra
résister à la déflagration de ce pyroxyle !
Votre canon, après trois, quatre, cinq coups,
sera détérioré et mis hors d' usage !
-ne tirât-il qu' un coup, un seul, ce coup
suffirait !
-il coûterait cher !
-un million, puisque c' est le prix de revient
de la pièce !
-un coup d' un million ! ...

p124

-qu' importe, s' il peut détruire un milliard !
-un milliard ! " s' écria Marcel.
Cependant, il se contint pour ne pas laisser
éclater l' horreur mêlée d' admiration que lui
inspirait ce prodigieux agent de destruction.
Puis, il ajouta :
" c' est assurément une étonnante et merveilleuse
pièce d' artillerie, mais qui, malgré tous ses
mérites, justifie absolument ma thèse : des
perfectionnements, de l' imitation, pas
d' invention !
-pas d' invention ! Répondit Herr Schultze en
haussant les épaules. Je vous répète que je n' ai
plus de secrets pour vous ! Venez donc ! "
le roi de l' acier et son compagnon, quittant
alors la casemate, redescendirent à l' étage
inférieur, qui était mis en communication avec
la plate-forme par des monte-charges
hydrauliques. Là se voyaient une certaine
quantité d' objets allongés, de forme
cylindrique, qui auraient pu être pris à
distance pour d' autres canons démontés.
" voilà nos obus, " dit Herr Schultze.
Cette fois, Marcel fut obligé de reconnaître
que ces engins ne ressemblaient à rien de
ce qu' il connaissait.
C' étaient d' énormes tubes de deux mètres de
long et d' un mètre dix de diamètre, revêtus
extérieurement d' une chemise de plomb propre
à se mouler sur les rayures de la pièce,
fermés à l' arrière par une plaque d' acier
boulonnée et à l' avant par une pointe d' acier
ogivale, munie d' un bouton de percussion.
Quelle était la nature spéciale de ces obus ?
C' est ce

p125

que rien dans leur aspect ne pouvait indiquer.
On pressentait seulement qu' ils devaient
contenir dans leurs flancs quelque explosion
terrible, dépassant tout ce qu' on avait jamais
fait dans ce genre.
" vous ne devinez pas ? Demanda Herr Schultze
voyant Marcel rester silencieux.
-ma foi non, monsieur ! Pourquoi un obus si
long et si lourd, -au moins en apparence ?
-l' apparence est trompeuse, répondit Herr
Schultze, et le poids ne diffère pas
sensiblement de ce qu' il serait pour un obus
ordinaire de même calibre... allons, il faut
tout vous dire ! ... obus-fusée de verre,
revêtu de bois de chêne, chargé à soixante-douze
atmosphères de pression intérieure, d' acide
carbonique liquide. La chute détermine
l' explosion de l' enveloppe et le retour du
liquide à l' état gazeux. Conséquence : un
froid d' environ cent degrés au-dessous de zéro
dans toute la zone avoisinante, en même temps
mélange d' un énorme volume de gaz acide
carbonique à l' air ambiant. Tout être vivant
qui se trouve dans un rayon de trente mètres
du centre d' explosion est en même temps
congelé et asphyxié. Je dis trente mètres pour
prendre une base de calcul, mais l' action
s' étend vraisemblablement beaucoup plus loin,
peut-être à cent et deux cents mètres de
rayon ! Circonstance plus avantageuse encore,
le gaz acide carbonique restant très
longtemps dans les couches inférieures de
l' atmosphère, en raison de son poids qui est
supérieur à celui de l' air, la zone
dangereuse conserve ses propriétés septiques
plusieurs heures après

p126

l' explosion, et tout être qui tente d' y
pénétrer périt infailliblement. C' est un
coup de canon à effet à la fois instantané
et durable ! ... aussi, avec mon système,
pas de blessés, rien que des morts ! "
Herr Schultze éprouvait un plaisir
manifeste à développer les mérites de son
invention. Sa bonne humeur était venue,
il était rouge d' orgueil et montrait toutes
ses dents.
" voyez-vous d' ici, ajouta-t-il, un nombre
suffisant de mes bouches à feu braquées sur
une ville assiégée ! Supposons une pièce pour
un hectare de surface, soit, pour une ville
de mille hectares, cent batteries de dix
pièces convenablement établies. Supposons
ensuite toutes nos pièces en position, chacune
avec son tir réglé, une atmosphère calme et
favorable, enfin le signal général donné par
un fil électrique... en une minute, il ne
restera pas un être vivant sur une superficie
de mille hectares ! Un véritable océan d' acide
carbonique aura submergé la ville ! C' est
pourtant une idée qui m' est venue l' an
dernier en lisant le rapport médical sur la
mort accidentelle d' un petit mineur du puits
Albrecht ! J' en avais bien eu la première
inspiration à Naples, lorsque je visitai
la grotte du Chien. Mais il a fallu ce
dernier fait pour donner à ma pensée l' essor
définitif. Vous saisissez bien le principe,
n' est-ce pas ? Un océan

p127

artificiel d' acide carbonique pur ! Or, une
proportion d' un cinquième de ce gaz suffit à
rendre l' air irrespirable. "
Marcel ne disait pas un mot. Il était
véritablement réduit au silence. Herr
Schultze sentit si vivement son triomphe,
qu' il ne voulut pas en abuser.
" il n' y a qu' un détail qui m' ennuie,
dit-il.
-lequel donc ? Demanda Marcel.
-c' est que je n' ai pas réussi à supprimer
le bruit de l' explosion. Cela donne trop
d' analogie à mon coup de canon avec le coup
du canon vulgaire. Pensez un peu à ce que ce
serait, si j' arrivais à obtenir un tir
silencieux ! Cette mort subite, arrivant sans
bruit à cent mille hommes à la fois, par une
nuit calme et sereine ! "
l' idéal enchanteur qu' il évoquait rendit Herr
Schultze tout rêveur, et peut-être sa
rêverie, qui n' était qu' une immersion profonde
dans un bain d' amour-propre, se fût-elle
longtemps prolongée, si Marcel ne l' eût
interrompue par cette observation :
" très bien, monsieur, très bien ! Mais, mille
canons de ce genre, c' est du temps et de
l' argent.
-l' argent ? Nous en regorgeons ! Le temps ? ...
le temps est à nous ! "
et, en vérité, ce Germain, le dernier de son
école, croyait ce qu' il disait !
" soit, répondit Marcel. Votre obus, chargé
d' acide carbonique, n' est pas absolument
nouveau, puisqu' il dérive des projectiles
asphyxiants, connus depuis bien des années ;
mais il peut être éminemment destructeur, je
n' en disconviens pas. Seulement...

p128

-seulement ? ...
-il est relativement léger pour son volume,
et si celui-là va jamais à dix lieues ! ...
-il n' est fait que pour aller à deux lieues,
répondit Herr Schultze en souriant. Mais,
ajouta-t-il en montrant un autre obus, voici
un projectile en fonte. Il est plein, celui-là,
et contient cent petits canons symétriquement
disposés, encastrés les uns dans les autres
comme les tubes d' une lunette, et qui, après
avoir été lancés comme projectiles,
redeviennent canons, pour vomir à leur tour
de petits obus chargés de matières
incendiaires. C' est comme une batterie que
je lance dans l' espace et qui peut porter
l' incendie et la mort sur toute une ville en
la couvrant d' une averse de feux inextinguibles !
Il a le poids voulu pour franchir les dix lieues
dont j' ai parlé ! Et, avant peu, l' expérience en
sera faite de telle manière, que les incrédules
pourront toucher du doigt cent mille cadavres
qu' il aura couchés à terre ! "
les dominos brillaient à ce moment d' un si
insupportable éclat dans la bouche de Herr
Schultze, que Marcel eut la plus violente
envie d' en briser une douzaine. Il eut
pourtant la force de se contenir encore. Il
n' était pas au bout de ce qu' il devait
entendre.
En effet, Herr Schultze reprit :
" je vous ai dit qu' avant peu une expérience
décisive serait tentée !
-comment ? Où ? ... s' écria Marcel.
-comment ? Avec un de ces obus, qui franchira
la chaîne des Cascades-Mounts, lancé par mon
canon de la

p129

plate-forme ! ... où ? Sur une cité dont dix
lieues au plus nous séparent, qui ne peut
s' attendre à ce coup de tonnerre, et qui,
s' y attendît-elle, n' en pourrait parer les
foudroyants résultats ! Nous sommes au 5
septembre ! ... eh bien, le 13, à onze heures
quarante-cinq minutes du soir, France-Ville
disparaîtra du sol américain ! L' incendie de
Sodome aura eu son pendant ! Le professeur
Schultze aura déchaîné tous les feux du ciel
à son tour ! "
cette fois, à cette déclaration inattendue,
tout le sang de Marcel lui reflua au coeur !
Heureusement, Herr Schultze ne vit rien de
ce qui se passait en lui.
" voilà ! Reprit-il du ton le plus dégagé. Nous
faisons ici le contraire de ce que font les
inventeurs de France-Ville ! Nous cherchons
le secret d' abréger la vie des hommes tandis
qu' ils cherchent, eux, le moyen de
l' augmenter. Mais leur oeuvre est condamnée,
et c' est de la mort, semée par nous, que doit
naître la vie. Cependant, tout a son but dans
la nature, et le docteur Sarrasin, en fondant
une ville isolée, a mis sans s' en douter à ma
portée le plus magnifique champ d' expériences. "
Marcel ne pouvait croire à ce qu' il venait
d' entendre.
" mais, dit-il d' une voix dont le tremblement
involontaire parut attirer un instant
l' attention du roi de l' acier, les habitants
de France-Ville ne vous ont rien fait,
monsieur ! Vous n' avez, que je sache,
aucune raison de leur chercher querelle ?
-mon cher, répondit Herr Schultze, il y a
dans

p130

votre cerveau, bien organisé sous d' autres
rapports, un fonds d' idées celtiques qui vous
nuiraient beaucoup si vous deviez vivre longtemps !
Le droit, le bien, le mal, sont choses
purement relatives et toutes de convention.
Il n' y a d' absolu que les grandes lois
naturelles. La loi de concurrence vitale
l' est au même titre que celle de la
gravitation. Vouloir s' y soustraire, c' est
chose insensée ; s' y ranger et agir dans le
sens qu' elle nous indique, c' est chose
raisonnable et sage, et voilà pourquoi je
détruirai la cité du docteur Sarrasin.
Grâce à mon canon, mes cinquante mille
allemands viendront facilement à bout
des cent mille rêveurs qui constituent
là-bas un groupe condamné à périr. "
Marcel, comprenant l' inutilité de vouloir
raisonner avec Herr Schultze, ne chercha
plus à le ramener.
Tous deux quittèrent alors la chambre des
obus, dont les portes à secret furent
refermées, et ils redescendirent à la salle
à manger.
De l' air le plus naturel du monde, Herr
Schultze reporta son mooss de bière à sa
bouche, toucha un timbre, se fit donner une
autre pipe pour remplacer celle qu' il avait
cassée, et s' adressant au valet de pied :
" Arminius et Sigimer sont-ils là ?
Demanda-t-il.
-oui, monsieur.
-dites-leur de se tenir à portée de ma
voix. "
lorsque le domestique eut quitté la salle
à manger, le roi de l' acier, se tournant
vers Marcel, le regarda bien en face.
Celui-ci ne baissa pas les yeux devant ce
regard qui avait pris une dureté métallique.

p131

" réellement, dit-il, vous exécuterez ce
projet ?
-réellement. Je connais, à un dixième de
seconde près en longitude et en latitude,
la situation de France-Ville, et le 13
septembre, à onze heures quarante-cinq
du soir, elle aura vécu.
-peut-être auriez-vous dû tenir ce plan
absolument secret !
-mon cher, répondit Herr Schultze,
décidément vous ne serez jamais logique.
Ceci me fait moins regretter que vous
deviez mourir jeune. "
Marcel, sur ces derniers mots, s' était
levé.
" comment n' avez-vous pas compris, ajouta
froidement Herr Schultze, que je ne
parle jamais de mes projets que devant ceux
qui ne pourront plus les redire ? "
le timbre résonna. Arminius et Sigimer,
deux géants, apparurent à la porte de la
salle.
" vous avez voulu connaître mon secret, dit
Herr Schultze, vous le connaissez ! ... il
ne vous reste plus qu' à mourir. "
Marcel ne répondit pas.
" vous êtes trop intelligent, reprit Herr
Schultze, pour supposer que je puisse
vous laisser vivre, maintenant que vous
savez à quoi vous en tenir sur mes projets.
Ce serait une légèreté impardonnable, ce
serait illogique. La grandeur de mon but
me défend d' en compromettre le succès pour
une considération d' une valeur relative
aussi minime que la vie d' un homme,
-même d' un homme tel que vous, mon cher,
dont j' estime

p132

tout particulièrement la bonne organisation
cérébrale. Aussi, je regrette véritablement
qu' un petit mouvement d' amour-propre m' ait
entraîné trop loin, et me mette à présent
dans la nécessité de vous supprimer. Mais,
vous devez le comprendre, en face des
intérêts auxquels je me suis consacré, il
n' y a plus de question de sentiment. Je
puis bien vous le dire, c' est d' avoir
pénétré mon secret que votre prédécesseur
Sohne est mort, et non pas par l' explosion
d' un sachet de dynamite ! ... la règle est
absolue, il faut qu' elle soit inflexible !
Je n' y puis rien changer. "
Marcel regardait Herr Schultze. Il
comprit, au son de sa voix, à l' entêtement
bestial de cette

p133

tête chauve, qu' il était perdu. Aussi ne se
donna-t-il même pas la peine de protester.
" quand mourrai-je et de quelle mort ?
Demanda-t-il.
-ne vous inquiétez pas de ce détail,
répondit tranquillement Herr Schultze.
Vous mourrez, mais la souffrance vous
sera épargnée. Un matin, vous ne vous
réveillerez pas. Voilà tout. "
sur un signe du roi de l' acier, Marcel
se vit emmené et consigné dans sa chambre,
dont la porte fut gardée par les deux géants.
Mais, lorsqu' il se retrouva seul, il songea,
en frémissant d' angoisse et de colère, au
docteur, à tous les siens, à tous ses
compatriotes, à tous ceux qu' il aimait !
" la mort qui m' attend n' est rien, se dit-il.
Mais le danger qui les menace, comment le
conjurer ! "

p135

ix " p p c " :
la situation, en effet, était excessivement
grave. Que pouvait faire Marcel, dont les heures
d' existence étaient maintenant comptées, et qui
voyait peut-être arriver sa dernière nuit avec
le coucher du soleil ?
Il ne dormit pas un instant, -non par crainte
de ne pas se réveiller, ainsi que l' avait dit
Herr Schultze, -mais parce que sa pensée ne
parvenait pas à quitter France-Ville, sous le
coup de cette imminente catastrophe !
" que tenter ? Se répétait-il. Détruire ce canon ?
Faire sauter la tour qui le porte ? Et comment
le pourrai-je ? Fuir ! Fuir, lorsque ma chambre
est gardée par ces deux colosses ! Et puis, quand
je parviendrais, avant cette date du 13 septembre,
à quitter Stahlstadt, comment empêcherais-je ? ...
mais si ! à défaut de notre chère cité, je
pourrais au moins sauver ses habitants,
arriver jusqu' à eux, leur crier : fuyez !
Fuyez sans retard ! Vous êtes menacés de
périr par le feu, par le fer ! Fuyez tous ! "
puis les idées de Marcel se jetaient dans
un autre courant.

p136

" ce misérable Schultze ! Pensait-il. En
admettant même qu' il ait exagéré les effets
destructeurs de son obus, et qu' il ne puisse
couvrir de ce feu inextinguible la ville tout
entière, il est certain qu' il peut d' un seul
coup en incendier une partie considérable !
C' est un engin effroyable qu' il a imaginé là,
et, malgré la distance qui sépare les deux
villes, ce formidable canon saura bien y
envoyer son projectile ! Une vitesse initiale
vingt fois supérieure à la vitesse obtenue
jusqu' ici ! Quelque chose comme dix mille mètres,
deux lieues et demie à la seconde ! Mais c' est
presque le tiers de la vitesse de translation
de la terre sur son orbite ! Est-ce donc
possible ? ... oui, oui ! ... si son canon
n' éclate pas au premier coup ! ... et il
n' éclatera pas, car il est fait d' un métal dont
la résistance à l' éclatement est presque
infinie ! Le coquin connaît très exactement
la situation de France-Ville ! Sans sortir
de son antre, il pointera son canon avec une
précision mathématique, et comme il l' a dit,
l' obus ira tomber sur le centre même de la
cité ! Comment en prévenir les infortunés
habitants ! "
Marcel n' avait pas fermé l' oeil, quand le
jour reparut. Il quitta alors le lit sur
lequel il s' était vainement étendu pendant
toute cette insomnie fiévreuse.
" allons, se dit-il, ce sera pour la nuit
prochaine ! Ce bourreau, qui veut bien m' épargner
la souffrance, attendra sans doute que le
sommeil, l' emportant sur l' inquiétude, se soit
emparé de moi ! Et alors ! ... mais quelle mort
me réserve-t-il donc ? Songe-t-il à me tuer
avec quelque inhalation d' acide prussique
pendant que

p137

je dormirai ? Introduira-t-il dans ma
chambre de ce gaz acide carbonique qu' il
a à discrétion ? N' emploiera-t-il pas
plutôt ce gaz à l' état liquide, tel qu' il
le met dans ses obus de verre, et dont le
subit retour à l' état gazeux déterminera un
froid de cent degrés ! Et le lendemain, à
la place de " moi " , de ce corps vigoureux,
bien constitué, plein de vie, on ne
retrouverait plus qu' une momie desséchée,
glacée, racornie ! ... ah ! Le misérable !
Eh bien, que mon coeur se sèche, s' il le
faut, que ma vie se refroidisse dans cette
insoutenable température, mais que mes amis,
que le docteur Sarrasin, sa famille, Jeanne,
ma petite Jeanne, soient sauvés ! Or, pour
cela, il faut que je fuie... donc, je
fuirai ! "
en prononçant ce dernier mot, Marcel, par
un mouvement instinctif, bien qu' il dût se
croire renfermé dans sa chambre, avait mis
la main sur la serrure de la porte.
à son extrême surprise, la porte s' ouvrit,
et il put descendre, comme d' habitude, dans
le jardin où il avait coutume de se promener.
" ah ! Fit-il, je suis prisonnier dans le bloc
central, mais je ne le suis pas dans ma
chambre ! C' est déjà quelque chose ! "
seulement, à peine Marcel fut-il dehors, qu' il
vit bien que, quoique libre en apparence, il
ne pourrait plus faire un pas sans être escorté
des deux personnages qui répondaient aux noms
historiques, ou plutôt préhistoriques,
d' Arminius et de Sigimer.
Il s' était déjà demandé plus d' une fois, en
les rencontrant sur son passage, qu' elle
pouvait bien être la fonction

p138

de ces deux colosses en casaque grise,
aux cous de taureaux, aux biceps herculéens,
aux faces rouges embroussaillées de
moustaches épaisses et de favoris buissonnants !
Leur fonction, il la connaissait maintenant.
C' étaient les exécuteurs des hautes-oeuvres
de Herr Schultze, et provisoirement ses
gardes du corps personnels.
Ces deux géants le tenaient à vue, couchaient
à la porte de sa chambre, emboîtaient le pas
derrière lui s' il sortait dans le parc. Un
formidable armement de revolvers et de
poignards, ajouté à leur uniforme, accentuait
encore cette surveillance.
Avec cela muets comme des poissons. Marcel
ayant voulu, dans un but diplomatique, lier
conversation avec eux, n' avait obtenu en
réponse que des regards féroces. Même l' offre
d' un verre de bière, qu' il avait quelque
raison de croire irrésistible, était restée
infructueuse. Après quinze heures d' observation,
il ne leur connaissait qu' un vice, -un seul,
-la pipe, qu' ils prenaient la liberté de fumer
sur ses talons. Cet unique vice, Marcel
pourrait-il l' exploiter au profit de son
propre salut ? Il ne le savait pas, il ne
pouvait encore l' imaginer, mais il s' était
juré à lui-même de fuir, et rien ne devait
être négligé de ce qui pourrait amener son
évasion.
Or, cela pressait. Seulement, comment s' y
prendre ?
Au moindre signe de révolte ou de fuite,
Marcel était sûr de recevoir deux balles dans
la tête. En admettant qu' il fût manqué, il se
trouvait au centre même d' une

p139

triple ligne fortifiée, bordée d' un triple
rang de sentinelles.
Selon son habitude, l' ancien élève de l' école
centrale s' était correctement posé le
problème en mathématicien.
" soit un homme gardé à vue par des gaillards
sans scrupules, individuellement plus forts
que lui, et de plus armés jusqu' aux dents. Il
s' agit d' abord, pour cet homme, d' échapper à
la vigilance de ses argousins. Ce premier
point acquis, il lui reste à sortir d' une
place forte dont tous les abords sont
rigoureusement surveillés... "
cent fois, Marcel rumina cette double
question et cent fois il se buta à une
impossibilité.
Enfin, l' extrême gravité de la situation
donna-t-elle à ses facultés d' invention le
coup de fouet suprême ? Le hasard décida-t-il
seul de la trouvaille ? Ce serait difficile
à dire.
Toujours est-il que, le lendemain, pendant que
Marcel se promenait dans le parc, ses yeux
s' arrêtèrent, au bord d' un parterre, sur un
arbuste dont l' aspect le frappa.
C' était une plante de triste mine, herbacée,
à feuilles alternes, ovales, aiguës et
géminées, avec de grandes fleurs rouges en
forme de clochettes monopétales et soutenues
par un pédoncule axillaire.
Marcel, qui n' avait jamais fait de botanique
qu' en amateur, crut pourtant reconnaître dans
cet arbuste la physionomie caractéristique de
la famille des solanées.

p140

à tout hasard, il en cueillit une petite
feuille et la mâcha légèrement en
poursuivant sa promenade.
Il ne s' était pas trompé. Un alourdissement
de tous ses membres, accompagné d' un
commencement de nausées, l' avertit
bientôt qu' il avait sous la main un
laboratoire naturel de belladone,
c' est-à-dire du plus actif des narcotiques.
Toujours flânant, il arriva jusqu' au petit
lac artificiel qui s' étendait vers le sud
du parc pour aller alimenter, à l' une de
ses extrémités, une cascade assez servilement
copiée sur celle du bois de Boulogne.
" où donc se dégage l' eau de cette cascade ? "
se demanda Marcel.
C' était d' abord dans le lit d' une petite rivière,
qui, après avoir décrit une douzaine de
courbes, disparaissait sur la limite du
parc.
Il devait donc se trouver là un déversoir,
et, selon toute apparence, la rivière
s' échappait en l' emplissant à travers un
des canaux souterrains qui allaient
arroser la plaine en dehors de Stahlstadt.
Marcel entrevit là une porte de sortie.
Ce n' était pas une porte cochère
évidemment, mais c' était une porte.
" et si le canal était barré par des grilles
de fer ! Objecta tout d' abord la voix de
la prudence.
-qui ne risque rien n' a rien ! Les limes
n' ont pas été inventées pour roder les
bouchons, et il y en a d' excellentes dans
le laboratoire ! " répliqua une autre voix
ironique, celle qui dicte les résolutions
hardies.
En deux minutes, la décision de Marcel fut
prise. Une

p141

idée, -ce qu' on appelle une idée ! -lui
était venue, idée irréalisable, peut-être,
mais qu' il tenterait de réaliser, si la
mort ne le surprenait pas auparavant.
Il revint alors sans affectation vers
l' arbuste à fleurs rouges, il en détacha
deux ou trois feuilles, de telle sorte que
ses gardiens ne pussent manquer de le voir.
Puis, une fois rentré dans sa chambre, il
fit toujours ostensiblement sécher ces
feuilles devant le feu, les roula dans ses
mains pour les écraser, et les mêla à son
tabac.
Pendant les six jours qui suivirent, Marcel,
à son extrême surprise, se réveilla chaque
matin. Herr Schultze, qu' il ne voyait
plus, qu' il ne rencontrait jamais pendant
ses promenades, avait-il donc renoncé à
ce projet de se défaire de lui ? Non,
sans doute, pas plus qu' au projet de
détruire la ville du docteur Sarrasin.
Marcel profita donc de la permission
qui lui était laissée de vivre, et,
chaque jour, il renouvela sa manoeuvre.
Il prenait soin, bien entendu, de ne
pas fumer de belladone, et, à cet effet,
il avait deux paquets de tabac, l' un pour
son usage personnel, l' autre pour sa
manipulation quotidienne. Son but était
simplement d' éveiller la curiosité
d' Arminius et de Sigimer. En fumeurs
endurcis qu' ils étaient, ces deux brutes
devaient bientôt en venir à remarquer
l' arbuste dont il cueillait les
feuilles, à imiter son opération et à
essayer du goût que ce mélange communiquait
au tabac.
Le calcul était juste, et le résultat prévu
se produisit pour ainsi dire mécaniquement.

p142

Dès le sixième jour, -c' était la veille du
fatal 13 septembre, -Marcel, en regardant
derrière lui du coin de l' oeil, sans avoir l' air
d' y songer, eut la satisfaction de voir ses
gardiens faire leur petite provision de
feuilles vertes.
Une heure plus tard, il s' assura qu' ils les
faisaient sécher à la chaleur du feu, les
roulaient dans leurs grosses mains calleuses,
les mêlaient à leur tabac. Ils semblaient
même se pourlécher les lèvres à l' avance !
Marcel se proposait-il donc seulement
d' endormir Arminius et Sigimer ? Non.
Ce n' était pas assez d' échapper à leur
surveillance. Il fallait encore trouver la
possibilité de passer par le canal, à
travers la masse d' eau qui s' y déversait,
même si ce canal mesurait plusieurs
kilomètres de long. Or, ce moyen, Marcel
l' avait imaginé. Il avait, il est vrai,
neuf chances sur dix de périr, mais le
sacrifice de sa vie, déjà condamnée, était
fait depuis longtemps.
Le soir arriva, et, avec le soir, l' heure
du souper, puis l' heure de la dernière
promenade. L' inséparable trio prit le
chemin du parc.
Sans hésiter, sans perdre une minute,
Marcel se dirigea délibérément vers un
bâtiment élevé dans un massif et qui
n' était autre que l' atelier des modèles.
Il choisit un banc écarté, bourra sa
pipe et se mit à la fumer.
Aussitôt, Arminius et Sigimer, qui
tenaient leurs pipes toutes prêtes,
s' installèrent sur le banc voisin et
commencèrent à aspirer des bouffées
énormes.
L' effet du narcotique ne se fit pas attendre.

p143

Cinq minutes ne s' étaient pas écoulées, que
les deux lourds teutons bâillaient et
s' étiraient à l' envi comme des ours en
cage. Un nuage voila leurs yeux : leurs
oreilles bourdonnèrent ; leurs faces
passèrent du rouge clair au rouge cerise ;
leurs bras tombèrent inertes ; leurs
têtes se renversèrent sur le dossier du
banc.
Les pipes roulèrent à terre.
Finalement, deux ronflements sonores
vinrent se mêler en cadence au gazouillement
des oiseaux, qu' un été perpétuel retenait
au parc de Stahlstadt.
Marcel n' attendait que ce moment. Avec quelle
impatience, on le comprendra, puisque, le
lendemain soir, à onze heures quarante-cinq,
France-Ville, condamnée par Herr Schultze,
aurait cessé d' exister.
Marcel s' était précipité dans l' atelier
des modèles. Cette vaste salle renfermait
tout un musée. Réductions de machines
hydrauliques, locomotives, machines à
vapeur, locomobiles, pompes d' épuisement,
turbines, perforatrices, machines marines,
coques de navires, il y avait là pour
plusieurs millions de chefs-d' oeuvre.
C' étaient les modèles en bois de tout ce
qu' avait fabriqué l' usine Schultze depuis sa
fondation, et l' on peut croire que les
gabarits de canons, de torpilles ou
d' obus, n' y manquaient pas.
La nuit était noire, conséquemment propice
au projet hardi que le jeune alsacien
comptait mettre à exécution. En même temps
qu' il allait préparer son suprême plan
d' évasion, il voulait anéantir le musée
des modèles de Stahlstadt. Ah ! S' il
avait aussi pu détruire, avec la casemate

p144

et le canon qu' elle abritait, l' énorme et
indestructible tour du taureau ! Mais il
n' y fallait pas songer.
Le premier soin de Marcel fut de prendre
une petite scie d' acier, propre à scier le
fer, qui était pendue à un des râteliers
d' outils, et de la glisser dans sa poche.
Puis frottant une allumette qu' il tira de
sa boîte, sans que sa main hésitât un
instant, il porta la flamme dans un coin
de la salle où étaient entassés des cartons
d' épure et de légers modèles en bois de
sapin.
Puis, il sortit.
Un instant après, l' incendie, alimenté par
toutes ces matières combustibles, projetait
d' intenses flammes à travers les fenêtres de
la salle. Aussitôt, la cloche d' alarme
sonnait, un courant mettait en mouvement
les carillons électriques des divers quartiers
de Stahlstadt, et les pompiers, traînant
leurs engins à vapeur, accouraient de
toutes parts.
Au même moment, apparaissait Herr Schultze,
dont la présence était bien faite pour
encourager tous ces travailleurs.
En quelques minutes, les chaudières à
vapeur avaient été mises en pression,
et les puissantes pompes fonctionnaient
avec rapidité. C' était un déluge d' eau
qu' elles déversaient sur les murs et
jusque sur les toits du musée des modèles.
Mais le feu, plus fort que cette eau, qui,
pour ainsi dire, se vaporisait à son
contact au lieu de l' éteindre, eut
bientôt attaqué toutes les parties
de l' édifice à la fois. En cinq minutes,
il avait acquis une intensité telle, que l' on
devait renoncer à tout espoir de s' en

p145

rendre maître. Le spectacle de cet incendie
était grandiose et terrible.
Marcel, blotti dans un coin, ne perdait
pas de vue Herr Schultze, qui poussait
ses hommes comme à l' assaut d' une ville.
Il n' y avait pas d' ailleurs à faire la
part du feu. Le musée des modèles était
isolé dans le parc, et il était maintenant
certain qu' il serait consumé tout entier.
à ce moment, Herr Schultze, voyant qu' on
ne pourrait rien préserver du bâtiment
lui-même, fit entendre ces mots jetés
d' une voix éclatante :
" dix mille dollars à qui sauvera le
modèle numéro 3175, enfermé sous la
vitrine du centre ! "
ce modèle était précisément le gabarit
du fameux canon perfectionné par
Schultze, et plus précieux pour lui
qu' aucun des autres objets enfermés dans
le musée.
Mais, pour sauver ce modèle, il s' agissait
de se jeter sous une pluie de feu, à
travers une atmosphère de fumée noire qui
devait être irrespirable. Sur dix
chances, il y en avait neuf d' y rester !
Aussi malgré l' appât des dix milles
dollars, personne ne répondait à l' appel
de Herr Schultze.
Un homme se présenta alors.
C' était Marcel.
" j' irai, dit-il.
-vous ! S' écria Herr Schultze.
-moi !
-cela ne vous sauvera pas, sachez-le,
de la sentence de mort prononcée contre
vous !

p146

-je n' ai pas la prétention de m' y soustraire,
mais d' arracher à la destruction ce précieux
modèle !
-va donc, répondit Herr Schultze, et je te
jure que, si tu réussis, les dix mille dollars
seront fidèlement remis à tes héritiers.
-j' y compte bien, " répondit Marcel.
On avait apporté plusieurs de ces appareils
Galibert, toujours préparés en cas
d' incendie, et qui permettent de pénétrer
dans les milieux irrespirables. Marcel en
avait déjà fait usage, lorsqu' il avait
tenté d' arracher à la mort le petit Carl,
l' enfant de dame Bauer.
Un de ces appareils, chargé d' air sous une
pression de plusieurs atmosphères, fut
aussitôt placé sur son dos. La pince fixée
à son nez, l' embouchure des tuyaux à sa
bouche, il s' élança dans la fumée.
" enfin ! Se dit-il. J' ai pour un quart
d' heure d' air dans le réservoir ! ... Dieu
veuille que cela me suffise ! "
on l' imagine aisément, Marcel ne songeait
en aucune façon à sauver le gabarit du
canon Schultze. Il ne fit que traverser,
au péril de sa vie, la salle emplie de
fumée, sous une averse de brandons
ignescents, de poutres calcinées, qui,
par miracle, ne l' atteignirent pas, et,
au moment où le toit s' effondrait au
milieu d' un feu d' artifice d' étincelles,
que le vent emportait jusqu' aux nuages,
il s' échappait par une porte opposée qui
s' ouvrait sur le parc.
Courir vers la petite rivière, en descendre
la berge jusqu' au déversoir inconnu qui
l' entraînait au dehors de

p148

Stahlstadt, s' y plonger sans hésitation,
ce fut pour Marcel l' affaire de quelques
secondes.
Un rapide courant le poussa alors dans
une masse d' eau qui mesurait sept à
huit pieds de profondeur. Il n' avait
pas besoin de s' orienter, car le courant
le conduisait comme s' il eût tenu un fil
d' Ariane. Il s' aperçut presque aussitôt
qu' il était entré dans un étroit canal,
sorte de boyau, que le trop-plein de la
rivière emplissait tout entier.
" quelle est la longueur de ce boyau ? Se
demanda Marcel. Tout est là ! Si je ne
l' ai pas franchi en un quart d' heure,
l' air me manquera, et je suis perdu ! "
Marcel avait conservé tout son sang-froid.
Depuis dix minutes, le courant le poussait
ainsi, quand il se heurta à un obstacle.
C' était une grille de fer, montée sur
gonds, qui fermait le canal.
" je devais le craindre ! " se dit simplement
Marcel.
Et, sans perdre une seconde, il tira la
scie de sa poche, et commença à scier le
pène à l' affleurement de la gâche.
Cinq minutes de travail n' avaient pas
encore détaché ce pêne. La grille restait
obstinément fermée. Déjà Marcel ne
respirait plus qu' avec une difficulté
extrême. L' air, très raréfié dans le
réservoir, ne lui arrivait qu' en une
insuffisante quantité. Des bourdonnements
aux oreilles, le sang aux yeux, la
congestion le prenant à la tête, tout
indiquait qu' une imminente asphyxie
allait le foudroyer ! Il résistait,
cependant, il retenait sa respiration
afin de consommer le moins possible de
cet oxygène que ses

p149

poumons étaient impropres à dégager de ce
milieu ! ... mais le pène ne cédait pas,
quoique largement entamé !
à ce moment, la scie lui échappa.
" Dieu ne peut être contre moi ! "
pensa-t-il.
Et, secouant la grille à deux mains, il
le fit avec cette vigueur que donne le
suprême instinct de la conservation.
La grille s' ouvrit. Le pène était brisé,
et le courant emporta l' infortuné Marcel,
presque entièrement suffoqué,

p150

et qui s' épuisait à aspirer les dernières
molécules d' air du réservoir !
Le lendemain, lorsque les gens de Herr
Schultze pénétrèrent dans l' édifice
entièrement dévoré par l' incendie,
ils ne trouvèrent ni parmi les débris,
ni dans les cendres chaudes, rien qui
restât d' un être humain. Il était donc
certain que le courageux ouvrier avait
été victime de son dévouement. Cela
n' étonnait pas ceux qui l' avaient connu
dans les ateliers de l' usine.
Le modèle si précieux n' avait donc pas
pu être sauvé, mais l' homme qui possédait
les secrets du roi de l' acier était mort.
" le ciel m' est témoin que je voulais lui
épargner la souffrance, se dit tout
bonnement Herr Schultze ! En tout cas,
c' est une économie de dix mille dollars ! "
et ce fut toute l' oraison funèbre du jeune
alsacien !

p151

x un article de " l' unsere centurie " ,
revue allemande :

un mois avant l' époque à laquelle se
passaient les événements qui ont été
racontés ci-dessus, une revue à couverture
saumon, intitulée " unsere centurie " (notre
siècle), publiait l' article suivant au
sujet de France-Ville, article qui fut
particulièrement goûté par les délicats
de l' empire germanique, peut-être parce
qu' il ne prétendait étudier cette cité
qu' à un point de vue exclusivement matériel.
" nous avons déjà entretenu nos lecteurs du
phénomène extraordinaire qui s' est produit
sur la côte occidentale des états-Unis.
La grande république américaine, grâce à la
proportion considérable d' émigrants que
renferme sa population, a de longue date
habitué le monde à une succession de
surprises. Mais la dernière et la plus
singulière est véritablement celle d' une
cité appelée France-Ville, dont l' idée
même n' existait pas il y a cinq ans,
aujourd' hui florissante et subitement
arrivée au plus haut degré de prospérité.
" cette merveilleuse cité s' est élevée
comme par enchantement sur la rive
embaumée du Pacifique. Nous

p152

n' examinerons pas si, comme on l' assure,
le plan primitif et l' idée première de
cette entreprise appartiennent à un
français, le docteur Sarrasin. La chose
est possible, étant donné que ce médecin
peut se targuer d' une parenté éloignée
avec notre illustre roi de l' acier. Même,
soit dit en passant, on ajoute que la
captation d' un héritage considérable, qui
revenait légitimement à Herr Schultze, n' a
pas été étrangère à la fondation de
France-Ville. Partout où il se fait
quelque bien dans le monde, on peut être
certain de trouver une semence germanique ;
c' est une vérité que nous sommes fiers de
constater à l' occasion. Mais, quoi qu' il en
soit, nous devons à nos lecteurs des détails
précis et authentiques sur cette végétation
spontanée d' une cité modèle.
" qu' on n' en cherche pas le nom sur la carte.
Même le grand atlas en trois cent
soixante-dix-huit volumes in-folio de notre
éminent Tuchtigmann, où sont indiqués avec
une exactitude rigoureuse tous les buissons
et bouquets d' arbres de l' ancien et du
nouveau monde, même ce monument généreux de
la science géographique appliquée à l' art
du tirailleur, ne porte pas encore la
moindre trace de France-Ville. à la place
où s' élève maintenant la cité nouvelle,
s' étendait encore, il y a cinq ans, une
lande déserte. C' est le point exact
indiqué sur la carte par le 43 e degré
11 minutes 3 secondes de latitude nord,
et le 124 e degré 41 minutes 17 secondes
de longitude à l' ouest de Greenwich. Il
se trouve, comme on voit, au bord de
l' océan Pacifique et au pied de la chaîne
secondaire des montagnes Rocheuses qui a

p153

reçu le nom de Mont-Des-Cascades, à
vingt lieues au nord du cap Blanc, état
d' Orégon, Amérique septentrionale.
" l' emplacement le plus avantageux avait
été recherché avec soin et choisi entre
un grand nombre d' autres sites favorables.
Parmi les raisons qui en ont déterminé
l' adoption, on fait valoir spécialement
sa latitude tempérée dans l' hémisphère
nord, qui a toujours été à la tête de la
civilisation terrestre ; -sa position au
milieu d' une république fédérative et dans
un état encore nouveau, qui lui a permis de
se faire garantir provisoirement son
indépendance et des droits analogues à
ceux que possède en Europe la principauté
de Monaco, sous la condition de rentrer
après un certain nombre d' années dans
l' union ; -sa situation sur l' océan,
qui devient de plus en plus la grande
route du globe ; -la nature accidentée,
fertile et éminemment salubre du sol ;
-la proximité d' une chaîne de montagnes
qui arrête à la fois les vents du nord,
du midi et de l' est, en laissant à la
brise du Pacifique le soin de renouveler
l' atmosphère de la cité ; -la possession
d' une petite rivière dont l' eau fraîche,
douce, légère, oxygénée par des chutes
répétées et par la rapidité de son cours,
arrive parfaitement pure à la mer ;
-enfin, un port naturel très aisé à
développer par des jetées et formé par un
long promontoire recourbé en crochet.
" on indique seulement quelques avantages
secondaires : proximité de belles carrières
de marbre et de pierres, gisements de kaolin,
voire même des traces de pépites aurifères.
En fait, ce détail a manqué de faire

p154

abandonner le territoire ; les fondateurs
de la ville craignaient que la fièvre de
l' or vînt se mettre à la traverse de leurs
projets. Mais, par bonheur, les pépites
étaient petites et rares.
" le choix du territoire, quoique déterminé
seulement par des études sérieuses et
approfondies, n' avait d' ailleurs pris que
peu de jours et n' avait pas nécessité
d' expédition spéciale. La science du
globe est maintenant assez avancée pour
qu' on puisse, sans sortir de son cabinet,
obtenir sur les régions les plus lointaines
des renseignements exacts et précis.
" ce point décidé, deux commissaires du
comité d' organisation ont pris à Liverpool
le premier paquebot en partance, sont
arrivés en onze jours à New-York, et sept
jours plus tard à San Francisco, où ils
ont mobilisé un steamer, qui les déposait en
dix heures au site désigné.

p155

" s' entendre avec la législature d' Orégon,
obtenir une concession de terre allongée
du bord de la mer à la crête des
Cascades-Mounts, sur une largeur de
quatre lieues, désintéresser, avec
quelques milliers de dollars, une
demi-douzaine de planteurs qui avaient
sur ces terres des droits réels ou
supposés, tout cela n' a pas pris plus
d' un mois.
" en janvier 1872, le territoire était
déjà reconnu, mesuré, jalonné, sondé,
et une armée de vingt mille coolies
chinois, sous la direction de cinq cents
contremaîtres et ingénieurs européens,
était à l' oeuvre. Des affiches placardées
dans tout l' état de Californie, un
wagon-annonce ajouté en permanence au
train rapide qui part tous les matins de
San Francisco pour traverser le
continent américain, et une réclame
quotidienne dans les vingt-trois journaux
de cette ville, avaient suffi pour assurer
le recrutement des travailleurs. Il avait
même été inutile d' adopter le procédé de
publicité en grand, par voie de lettres
gigantesques sculptées sur les pics des
montagnes Rocheuses, qu' une compagnie
était venue offrir à prix réduits, il faut
dire aussi que l' affluence des coolies
chinois dans l' Amérique occidentale jetait
à ce moment une perturbation grave sur le
marché des salaires. Plusieurs états avaient
dû recourir, pour protéger les moyens
d' existence de leurs propres habitants et
pour empêcher des violences sanglantes, à
une expulsion en masse de ces malheureux.
La fondation de France-Ville vint à
point pour les empêcher de périr. Leur
rémunération uniforme fut fixée à un
dollar par jour, qui ne devait leur être
payée qu' après l' achèvement des travaux,

p156

et à des vivres en nature distribuées par
l' administration municipale. On évita ainsi
le désordre et les spéculations éhontées
qui déshonorent trop souvent ces grands
déplacements de population.
" le produit des travaux était déposé
toutes les semaines, en présence des
délégués, à la grande banque de San
Francisco, et chaque coolie devait
s' engager, en le touchant, à ne plus
revenir. Précaution indispensable
pour se débarrasser d' une population
jaune, qui n' aurait pas manqué de modifier
d' une manière assez fâcheuse le type et
le génie de la cité nouvelle. Les fondateurs
s' étant d' ailleurs réservé le droit
d' accorder ou de refuser le permis de
séjour, l' application de la mesure a été
relativement aisée.
" la première grande entreprise a été
l' établissement d' un embranchement ferré,
reliant le territoire de la ville nouvelle
au tronc du Pacific-Railroad et tombant à
la ville de Sacramento. On eut soin
d' éviter tous les bouleversements de
terres ou tranchées profondes qui
auraient pu exercer sur la salubrité
une influence fâcheuse. Ces travaux et
ceux du port furent poussés avec une
activité extraordinaire. Dès le mois
d' avril, le premier train direct de
New York amenait en gare de France-Ville
les membres du comité, jusqu' à ce jour
restés en Europe. Dans cet intervalle,
les plans généraux de la ville, le détail
des habitations et des monuments publics
avaient été arrêtés.
" ce n' étaient pas les matériaux qui
manquaient : dès les premières nouvelles
du projet, l' industrie américaine

p157

s' était empressée d' inonder les quais
de France-Ville de tous les éléments
imaginables de construction. Les
fondateurs n' avaient que l' embarras du
choix. Ils décidèrent que la pierre de
taille serait réservée pour les édifices
nationaux et pour l' ornementation
générale, tandis que les maisons seraient
faites de briques. Non pas, bien entendu,
de ces briques grossièrement moulées avec
un gâteau de terre plus ou moins bien cuit,
mais de briques légères, parfaitement
régulières de forme, de poids et de
densité, transpercées dans le sens de
leur longueur d' une série de trous
cylindriques et parallèles. Ces trous,
assemblés bout à bout, devaient former
dans l' épaisseur de tous les murs des
conduits ouverts à leurs deux extrémités,
et permettre ainsi à l' air de circuler
librement dans l' enveloppe extérieure
des maisons, comme dans les cloisons
internes. Cette disposition avait en
même temps le précieux avantage d' amortir
les sons et de procurer à chaque appartement
une indépendance complète.
" le comité ne prétendait pas d' ailleurs
imposer aux constructeurs un type de
maison. Il était plutôt l' adversaire de
cette uniformité fatigante et insipide,
il s' était contenté de poser un certain
nombre de règles fixes, auxquelles les
architectes étaient tenus de se plier :
1) chaque maison sera isolée dans un lot
de terrain planté d' arbres, de gazon et
de fleurs. Elle sera affectée à une seule
famille.

p158

" 2) aucune maison n' aura plus de deux
étages ; l' air et la lumière ne doivent pas
être accaparés par les uns au détriment
des autres.
" 3) toutes les maisons seront en façade
à dix mètres en arrière de la rue, dont
elles seront séparées par une grille à
hauteur d' appui. L' intervalle entre la
grille et la façade sera aménagé en
parterre.
" 4) les murs seront faits de briques
tubulaires brevetées, conformes au modèle.
Toute liberté est laissée aux architectes
pour l' ornementation.
" 5) les toits seront en terrasse, légèrement
inclinés dans les quatre sens, couverts de
bitume, bordés d' une galerie assez haute
pour rendre les accidents impossibles, et
soigneusement canalisés pour l' écoulement
immédiat des eaux de pluie.
" 6) toutes les maisons seront bâties sur
une voûte de fondations, ouverte de tous
côtés, et formant sous le premier plan
d' habitation un sous-sol d' aération en
même temps qu' une halle. Les conduits à
eau et les décharges y seront à découvert,
appliqués au pilier central de la voûte,
de telle sorte qu' il soit toujours aisé
d' en vérifier l' état, et, en cas d' incendie,
d' avoir immédiatement l' eau nécessaire. L' aire
de cette halle, élevée de cinq à six
centimètres au-dessus du niveau de la
rue, sera proprement sablée. Une porte
et un escalier spécial la mettront en
communication directe avec les cuisines
ou offices, et toutes les transactions
ménagères pourront s' opérer là sans blesser
la vue ou l' odorat.
" 7) les cuisines, offices ou dépendances
seront, contrairement

p159

à l' usage ordinaire, placés à l' étage
supérieur et en communication avec la
terrasse, qui en deviendra ainsi la
large annexe en plein air. Un élévateur,
mû par une force mécanique, qui sera,
comme la lumière artificielle et l' eau,
mise à prix réduit à la disposition des
habitants, permettra aisément le
transport de tous les fardeaux à cet étage.
" 8) le plan des appartements est laissé à
la fantaisie individuelle. Mais deux
dangereux éléments de maladie, véritables
nids à miasmes et laboratoires de poisons,
en sont impitoyablement proscrits : les
tapis et les papiers peints. Les parquets,
artistement construits de bois précieux
assemblés en mosaïques par d' habiles
ébénistes, auraient tout à perdre à se
cacher sous des lainages d' une propreté
douteuse. Quant aux murs, revêtus de
briques vernies, ils présentent aux yeux
l' éclat et la variété des appartements
intérieurs de Pompéi, avec un luxe de
couleurs et de durée que le papier peint,
chargé de ses mille poisons subtils, n' a
jamais pu atteindre. On les lave comme on
lave les glaces et les vitres, comme on
frotte les parquets et les plafonds. Pas
un germe morbide ne peut s' y mettre en
embuscade.
" 9) chaque chambre à coucher est distincte
du cabinet de toilette. On ne saurait trop
recommander de faire de cette pièce, où se
passe un tiers de la vie, la plus vaste, la
plus aérée et en même temps la plus simple.
Elle ne doit servir qu' au sommeil : quatre
chaises, un lit en fer, muni d' un sommier à
jour et d' un matelas de laine fréquemment
battu, sont les seuls meubles nécessaires.

p160

Les édredons, couvre-pieds piqués et autres,
alliés puissants des maladies épidémiques, en
sont naturellement exclus. De bonnes couvertures
de laine, légères et chaudes, faciles à blanchir,
suffisent amplement à les remplacer. Sans
proscrire formellement les rideaux et les
draperies, on doit conseiller du moins de
les choisir parmi les étoffes susceptibles
de fréquents lavages.
" 10) chaque pièce a sa cheminée chauffée,
selon les goûts, au feu de bois ou de houille,
mais à toute cheminée correspond une bouche
d' appel d' air extérieur. Quant à la fumée, au
lieu d' être expulsée par les toits, elle
s' engage à travers des conduits souterrains qui
l' appellent dans des fourneaux spéciaux, établis,
aux frais de la ville, en arrière des maisons, à
raison d' un fourneau pour deux cents habitants.
Là, elle est dépouillée des particules de
carbone qu' elle emporte, et déchargée à l' état
incolore, à une hauteur de trente-cinq mètres,
dans l' atmosphère.
" telles sont les dix règles fixes, imposées pour
la construction de chaque habitation particulière.
Les dispositions générales ne sont pas moins
soigneusement étudiées.
" et d' abord le plan de la ville est essentiellement
simple et régulier, de manière à pouvoir se prêter
à tous les développements. Les rues, croisées à
angles droits, sont tracées à distances égales,
de largeur uniforme, plantées d' arbres et
désignées par des numéros d' ordre.
" de demi-kilomètre en demi-kilomètre, la rue, plus
large d' un tiers, prend le nom de boulevard ou
avenue, et présente sur un de ses côtés une
tranchée à découvert

p161

pour les tramways et chemins de fer métropolitains.
" à tous les carrefours, un jardin public est
réservé et orné de belles copies des chefs-d' oeuvre
de la sculpture, en attendant que les artistes de
France-Ville aient produit des morceaux originaux
dignes de les remplacer.
" toutes les industries et tous les commerces sont
libres. Pour obtenir le droit de résidence à
France-Ville, il suffit, mais il est nécessaire
de donner de bonnes références, d' être apte à
exercer une profession utile ou libérale, dans
l' industrie, les sciences ou les arts, de
s' engager à observer les lois de la ville. Les
existences oisives n' y seraient pas tolérées.
" les édifices publics sont déjà en grand nombre.
Les plus importants sont la cathédrale, un
certain nombre de chapelles, les musées, les
bibliothèques, les écoles et les gymnases,
aménagés avec un luxe et une entente des
convenances hygiéniques véritablement dignes
d' une grande cité.
" inutile de dire que les enfants sont astreints
dès l' âge de quatre ans à suivre les exercices
intellectuels et physiques, qui peuvent seuls
développer leurs forces cérébrales et musculaires.
On les habitue tous à une propreté si rigoureuse,
qu' ils considèrent une simple tache sur leurs
habits comme un déshonneur véritable.
" cette question de la propreté individuelle
et collective est du reste la préoccupation
capitale des fondateurs de France-Ville.
Nettoyer, nettoyer sans cesse, détruire
et annuler aussitôt qu' ils sont formés les
miasmes qui émanent constamment d' une
agglomération humaine,

p162

telle est l' oeuvre principale du gouvernement
central. à cet effet, les produits des égouts
sont centralisés hors de la ville, traités
par des procédés qui en permettent la
condensation et le transport quotidien
dans les campagnes.
" l' eau coule partout à flots. Les rues,
pavées de bois bitumé, et les trottoirs
de pierre sont aussi brillants que le
carreau d' une cour hollandaise. Les
marchés alimentaires sont l' objet d' une
surveillance incessante, et des peines
sévères sont appliquées aux négociants
qui osent spéculer sur la santé publique.
Un marchand qui vend un oeuf gâté, une
viande avariée, un litre de lait
sophistiqué, est tout simplement traité
comme un empoisonneur qu' il est. Cette
police sanitaire, si nécessaire et si
délicate, est confiée à des hommes
expérimentés, à de véritables spécialistes,
élevés à cet effet dans les écoles
normales.
" leur juridiction s' étend jusqu' aux
blanchisseries mêmes, toutes établies sur
un grand pied, pourvues de machines à
vapeur, de séchoirs artificiels et surtout
de chambres désinfectantes. Aucun linge de
corps ne revient à son propriétaire sans
avoir été véritablement blanchi à fond,
et un soin spécial est pris de ne jamais
réunir les envois de deux familles
distinctes. Cette simple précaution est
d' un effet incalculable.
" les hôpitaux sont peu nombreux, car le
système de l' assistance à domicile est
général, et ils sont réservés aux étrangers
sans asile et à quelques cas exceptionnels.
Il est à peine besoin d' ajouter que l' idée
de faire d' un hôpital un édifice plus grand
que tous les autres et d' entasser

p163

dans un même foyer d' infection sept à
huit cents malades, n' a pu entrer dans
la tête d' un fondateur de la cité modèle.
Loin de chercher, par une étrange
aberration, à réunir systématiquement
plusieurs patients, on ne pense au
contraire qu' à les isoler. C' est leur
intérêt particulier aussi bien que celui
du public. Dans chaque maison, même,
on recommande de tenir autant que
possible le malade en un appartement
distinct. Les hôpitaux ne sont que des
constructions exceptionnelles et
restreintes, pour l' accommodation
temporaire de quelques cas pressants.
" vingt, trente malades au plus, peuvent
se trouver, -chacun ayant sa chambre
particulière, -centralisés dans ces
baraques légères, faites de bois de sapin,
et qu' on brûle régulièrement tous les ans
pour les renouveler. Ces ambulances,
fabriquées de toutes pièces sur un modèle
spécial, ont d' ailleurs l' avantage de
pouvoir être transportées à volonté sur
tel ou tel point de la ville, selon les
besoins, et multipliées autant qu' il est
nécessaire.
" une innovation ingénieuse, rattachée à
ce service, est celle d' un corps de
garde-malades éprouvées, dressées
spécialement à ce métier tout spécial,
et tenues par l' administration centrale
à la disposition du public. Ces femmes,
choisies avec discernement, sont pour
les médecins les auxiliaires les plus
précieux et les plus dévoués. Elles
apportent au sein des familles les
connaissances pratiques si nécessaires
et si souvent absentes au moment du
danger, et elles ont pour mission
d' empêcher la propagation

p164

de la maladie en même temps qu' elles
soignent le malade.
" on ne finirait pas si l' on voulait
énumérer tous les perfectionnements
hygiéniques que les fondateurs de la
ville nouvelle ont inaugurés. Chaque
citoyen reçoit à son arrivée une petite
brochure, où les principes les plus
importants d' une vie réglée selon la
science sont exposés dans un langage simple
et clair.
" il y voit que l' équilibre parfait de
toutes ses fonctions est une des nécessités
de la santé ; que le travail et le repos
sont également indispensables à ses
organes ; que la fatigue est nécessaire
à son cerveau comme à ses muscles ; que
les neuf dixièmes des maladies sont dues
à la contagion transmise par l' air ou
les aliments. Il ne saurait donc
entourer sa demeure et sa personne de
trop de " quarantaines " sanitaires.
éviter l' usage des poisons excitants,
pratiquer les exercices du corps,
accomplir consciencieusement tous les
jours une tâche fonctionnelle, boire de
la bonne eau pure, manger des viandes et
des légumes sains et simplement
préparés, dormir régulièrement sept à
huit heures par nuit, tel est l' a b c de
la santé.
" partis des premiers principes posés par
les fondateurs, nous en sommes venus
insensiblement à parler de cette cité
singulière comme d' une ville achevée. C' est
qu' en effet, les premières maisons une
fois bâties, les autres sont sorties de
terre comme par enchantement. Il faut
avoir visité le Far-West pour se rendre
compte de ces efflorescences urbaines.
Encore désert au mois de

p165

janvier 1872, l' emplacement choisi comptait
déjà six mille maisons en 1873. Il en
possédait neuf mille et tous ses édifices
au complet en 1874.
" il faut dire que la spéculation a eu sa
part dans ce succès inouï. Construites en
grand sur des terrains immenses et sans
valeur au début, les maisons étaient livrées
à des prix très modérés et louées à des
conditions très modestes. L' absence de
tout octroi, l' indépendance politique de ce
petit territoire isolé, l' attrait de la
nouveauté, la douceur du climat, ont
contribué à appeler l' émigration. à
l' heure qu' il est, France-Ville
compte près de cent mille habitants.
" ce qui vaut mieux et ce qui peut seul
nous intéresser, c' est que l' expérience
sanitaire est des plus concluantes.
Tandis que la mortalité annuelle, dans
les villes les plus favorisées de la
vieille Europe ou du nouveau monde,
n' est jamais sensiblement descendue
au-dessous de trois pour cent, à
France-Ville la moyenne de ces cinq
années n' est que de un et demi. Encore
ce chiffre est-il grossi par une
petite épidémie de fièvre paludéenne
qui a signalé la première campagne.
Celui de l' an dernier, pris séparément,
n' est que de un et quart. Circonstance
plus importante encore : à quelques
exceptions près, toutes les morts
actuellement enregistrées ont été dues
à des affections spécifiques et la
plupart héréditaires. Les maladies
accidentelles ont été à la fois
infiniment plus rares, plus limitées
et moins dangereuses que dans aucun
autre milieu. Quant aux épidémies proprement
dites, on n' en a point vu.

p166

" les développements de cette tentative
seront intéressants à suivre. Il sera
curieux, notamment, de rechercher si
l' influence d' un régime aussi scientifique
sur toute la durée d' une génération, à plus
forte raison de plusieurs générations, ne
pourrait pas amortir les prédispositions
morbides héréditaires.
" il n' est assurément pas outrecuidant de
l' espérer, a écrit un des fondateurs de
cette étonnante agglomération, et, dans
ce cas, quelle ne serait pas la grandeur
du résultat ! Les hommes vivant jusqu' à
quatre-vingt-dix ou cent ans, ne mourant
plus que de vieillesse, comme la plupart
des animaux comme les plantes ! "
" un tel rêve a de quoi séduire !
" s' il nous est permis, toutefois, d' exprimer
notre opinion sincère, nous n' avons qu' une
foi médiocre dans le succès définitif de
l' expérience. Nous y apercevons un vice
originel et vraisemblablement fatal, qui est
de se trouver aux mains d' un comité où
l' élément latin domine et dont l' élément
germanique a été systématiquement exclu. C' est
là un fâcheux symptôme. Depuis que le monde
existe, il ne s' est rien fait de durable que
par l' Allemagne, et il ne se fera rien sans
elle de définitif. Les fondateurs de
France-Ville auront bien pu déblayer le
terrain, élucider quelques points spéciaux ;
mais ce n' est pas encore sur ce point de
l' Amérique, c' est aux bords de la Syrie que
nous verrons s' élever un jour la vraie cité
modèle. "

p167

xi un dîner chez le docteur Sarrasin :
le 13 septembre, -quelques heures seulement
avant l' instant fixé par Herr Schultze pour
la destruction de France-Ville, -ni le
gouverneur, ni aucun des habitants ne se
doutaient encore de l' effroyable danger qui
les menaçait.
Il était sept heures du soir.
Cachée dans d' épais massifs de lauriers-roses
et de tamarins, la cité s' allongeait
gracieusement au pied des Cascades-Mounts
et présentait ses quais de marbre aux vagues
courtes du Pacifique, qui venaient les
caresser sans bruit. Les rues, arrosées avec
soin, rafraîchies par la brise, offraient
aux yeux le spectacle le plus riant et le
plus animé. Les arbres qui les ombrageaient
bruissaient doucement. Les pelouses
verdissaient. Les fleurs des parterres, rouvrant
leurs corolles, exhalaient toutes à la fois
leurs parfums. Les maisons souriaient, calmes
et coquettes dans leur blancheur. L' air était
tiède, le ciel bleu comme la mer, qu' on voyait
miroiter au bout des longues avenues.
Un voyageur, arrivant dans la ville, aurait
été frappé

p168

de l' air de santé des habitants, de l' activité
qui régnait dans les rues. On fermait
justement les académies de peinture, de
musique, de sculpture, la bibliothèque, qui
étaient réunies dans le même quartier et où
d' excellents cours publics étaient organisés
par sections peu nombreuses, -ce qui
permettait à chaque élève de s' approprier à
lui seul tout le fruit de la leçon. La foule,
sortant de ces établissements, occasionna
pendant quelques instants un certain
encombrement ; mais aucune exclamation
d' impatience, aucun cri ne se fit entendre.
L' aspect général était tout de calme et de
satisfaction.
C' était, non au centre de la ville, mais sur
le bord du Pacifique, que la famille Sarrasin
avait bâti sa demeure. Là, tout d' abord, -car
cette maison fut construite une des premières,
-le docteur était venu s' établir définitivement
avec sa femme et sa fille Jeanne.
Octave, le millionnaire improvisé, avait voulu
rester à Paris, mais il n' avait plus Marcel
pour lui servir de mentor.
Les deux amis s' étaient presque perdus de vue
depuis l' époque où ils habitaient ensemble la
rue du roi-de-Sicile. Lorsque le docteur avait
émigré avec sa femme et sa fille à la côte de
l' Orégon, Octave était resté maître de
lui-même. Il avait bientôt été entraîné fort
loin de l' école, où son père avait voulu lui
faire continuer ses études, et il avait échoué
au dernier examen, d' où son ami était sorti
avec le numéro un.
Jusque-là, Marcel avait été la boussole du
pauvre Octave, incapable de se conduire
lui-même. Lorsque le

p169

jeune alsacien fut parti, son camarade d' enfance
finit peu à peu par mener à Paris ce qu' on
appelle la vie à grandes guides. Le mot était,
dans le cas présent, d' autant plus juste, que la
sienne se passait en grande partie sur le siège
élevé d' un énorme coach à quatre chevaux,
perpétuellement en voyage entre l' avenue
Marigny, où il avait pris un appartement, et
les divers champs de courses de la banlieue.
Octave Sarrasin, qui, trois mois plus tôt,
savait à peine rester en selle sur les chevaux
de manège qu' il louait à l' heure, était devenu
subitement un des hommes de France les plus
profondément versés dans les mystères de
l' hippologie. Son érudition était empruntée à
un groom anglais qu' il avait attaché à son
service et qui le dominait entièrement par
l' étendue de ses connaissances spéciales.
Les tailleurs, les selliers et les bottiers se
partageaient ses matinées. Ses soirées
appartenaient aux petits théâtres et aux salons
d' un cercle, tout flambant neuf, qui venait de
s' ouvrir au coin de la rue Tronchet, et
qu' Octave avait choisi parce que le monde qu' il
y trouvait rendait à son argent un hommage que
ses seuls mérites n' avaient pas rencontré
ailleurs. Ce monde lui paraissait l' idéal de la
distinction. Chose particulière, la liste,
somptueusement encadrée, qui figurait dans le
salon d' attente, ne portait guère que des noms
étrangers. Les titres foisonnaient, et l' on
aurait pu se croire, du moins en les énumérant,
dans l' antichambre d' un collège héraldique. Mais,
si l' on pénétrait plus avant, on pensait plutôt
se trouver dans une exposition vivante d' ethnologie.

p170

Tous les gros nez et tous les teints bilieux
des deux mondes semblaient s' être donné
rendez-vous là. Supérieurement habillés, du
reste, ces personnages cosmopolites, quoiqu' un
goût marqué pour les étoffes blanchâtres
révélât l' éternelle aspiration des races
jaunes ou noires vers la couleur des " faces
pâles " .
Octave Sarrasin paraissait un jeune dieu au
milieu de ces bimanes. On citait ses mots, on
copiait ses cravates, on acceptait ses
jugements comme articles de foi. Et lui, enivré
de cet encens, ne s' apercevait pas qu' il perdait
régulièrement tout son argent au baccarat et aux
courses. Peut-être certains membres du club, en
leur qualité d' orientaux, pensaient-ils avoir
des droits à l' héritage de la bégum. En tout cas,
ils savaient l' attirer dans leurs poches par un
mouvement lent, mais continu.
Dans cette existence nouvelle, les liens qui
attachaient Octave à Marcel Bruckmann s' étaient
vite relâchés. à peine, de loin en loin, les
deux camarades échangeaient-ils une lettre. Que
pouvait-il y avoir de commun entre l' âpre
travailleur, uniquement occupé d' amener son
intelligence à un degré supérieur de culture
et de force, et le joli garçon, tout gonflé de
son opulence, l' esprit rempli de ses histoires
de club et d' écurie ?
On sait comment Marcel quitta Paris, d' abord
pour observer les agissements de Herr Schultze,
qui venait de fonder Stahlstadt, une rivale de
France-Ville, sur le même terrain indépendant
des états-Unis, puis pour entrer au service
du roi de l' acier.
Pendant deux ans, Octave mena cette vie d' inutile
et

p171

de dissipé. Enfin, l' ennui de ces choses creuses
le prit, et, un beau jour, après quelques
millions dévorés, il rejoignit son père, -ce
qui le sauva d' une ruine menaçante, encore plus
morale que physique. à cette époque, il demeurait
donc à France-Ville dans la maison du docteur.
Sa soeur Jeanne, à en juger du moins par
l' apparence, était alors une exquise jeune fille
de dix-neuf ans, à laquelle son séjour de quatre
années dans sa nouvelle patrie avait donné toutes
les qualités américaines, ajoutées à toutes les
grâces françaises. Sa mère disait parfois qu' elle
n' avait jamais soupçonné, avant de l' avoir pour
compagne de tous les instants, le charme de
l' intimité absolue.
Quant à Mme Sarrasin, depuis le retour de
l' enfant prodigue, son dauphin, le fils aîné
de ses espérances, elle était aussi complètement
heureuse qu' on peut l' être ici-bas, car elle
s' associait à tout le bien que son mari pouvait
faire et faisait, grâce à son immense fortune.
Ce soir-là, le docteur Sarrasin avait reçu, à
sa table, deux de ses plus intimes amis, le
colonel Hendon, un vieux débris de la guerre de
sécession, qui avait laissé un bras à Pittsburg
et une oreille à Seven Oaks, mais qui n' en
tenait pas moins sa partie tout comme un autre à
la table d' échecs ; puis M Lentz, directeur
général de l' enseignement dans la nouvelle cité.
La conversation roulait sur les projets de
l' administration de la ville, sur les résultats
déjà obtenus dans les

p172

établissements publics de toute nature,
institutions, hôpitaux, caisses de secours
mutuels.
M Lentz, selon le programme du docteur, dans
lequel l' enseignement religieux n' était pas
oublié, avait fondé plusieurs écoles primaires
où les soins du maître tendaient à développer
l' esprit de l' enfant en le soumettant à une
gymnastique intellectuelle, calculée de manière
à suivre l' évolution naturelle de ses facultés.
On lui apprenait à aimer une science avant de
s' en bourrer, évitant ce savoir qui, dit
Montaigne, " nage en la superficie de la cervelle " ,
ne pénètre pas l' entendement, ne rend ni plus
sage ni meilleur. Plus tard, une intelligence
bien préparée saurait, elle-même, choisir sa
route et la suivre.
Les soins d' hygiène étaient au premier rang
dans une éducation si bien ordonnée. C' est que
l' homme, corps et esprit, doit être également
assuré de ces deux serviteurs ; si l' un fait
défaut, il en souffre, et l' esprit à lui seul
succomberait bientôt.
à cette époque, France-Ville avait atteint le
plus haut degré de prospérité, non seulement
matérielle, mais intellectuelle. Là, dans des
congrès, se réunissaient les plus illustres
savants des deux mondes. Des artistes, peintres,
sculpteurs, musiciens, attirés par la réputation
de cette cité, y affluaient. Sous ces maîtres
étudiaient de jeunes francevillais, qui
promettaient d' illustrer un jour ce coin de la
terre américaine.
Il était donc permis de prévoir que cette
nouvelle Athènes, française d' origine,
deviendrait avant peu la première des cités.

p173

Il faut dire aussi que l' éducation militaire
des élèves se faisait dans les lycées
concurremment avec l' éducation civile. En en
sortant, les jeunes gens connaissaient, avec
le maniement des armes, les premiers éléments
de stratégie et de tactique.
Aussi, le colonel Hendon, lorsqu' on fut sur
ce chapitre, déclara-t-il qu' il était enchanté
de toutes ses recrues.
" elles sont, dit-il, déjà accoutumées aux
marches forcées, à la fatigue, à tous les
exercices du corps. Notre armée se compose
de tous les citoyens, et tous, le jour où il
le faudra, se trouveront soldats aguerris et
disciplinés. "
France-Ville avait bien les meilleures relations
avec tous les états voisins, car elle avait
saisi toutes les occasions de les obliger ; mais
l' ingratitude parle si haut, dans les questions
d' intérêt, que le docteur et ses amis n' avaient
pas perdu de vue la maxime : aide-toi le ciel
t' aidera ! Et ils ne voulaient compter que sur
eux-mêmes.
On était à la fin du dîner : le dessert venait
d' être enlevé, et, selon l' habitude
anglo-saxonne qui avait prévalu, les dames
venaient de quitter la table.
Le docteur Sarrasin, Octave, le colonel
Hendon et M Lentz continuaient la
conversation commencée, et entamaient les plus
hautes questions d' économie politique,
lorsqu' un domestique entra et remit au docteur
son journal.
C' était le New York Herald. cette honorable
feuille s' était toujours montrée extrêmement
favorable à la fondation,

p174

puis au développement de France-Ville, et les
notables de la cité avaient l' habitude de
chercher dans ses colonnes les variations
possibles de l' opinion publique aux
états-Unis à leur égard. Cette agglomération
de gens heureux, libres, indépendants, sur ce
petit territoire neutre, avait fait bien des
envieux, et si les francevillais avaient en
Amérique des partisans pour les défendre, il
se trouvait aussi des ennemis pour les attaquer.
En tout cas, le New York Herald était
pour eux, et il ne cessait de leur donner des
marques d' admiration et d' estime.
Le docteur Sarrasin, tout en causant, avait
déchiré la bande du journal et jeté machinalement
les yeux sur le premier article.
Quelle fut donc sa stupéfaction à la lecture des
quelques lignes suivantes, qu' il lut à voix
basse d' abord, à voix haute ensuite, pour la
plus grande surprise et la plus profonde
indignation de ses amis.
" New York, 8 septembre. -un violent
" attentat contre le droit des gens va
" prochainement s' accomplir. Nous apprenons
" de source certaine que de formidables armements
" se font à Stahlstadt dans le but d' attaquer
" et de détruire France-Ville, la cité
" d' origine française. Nous ne savons si les
" états-Unis pourront et devront intervenir
" dans cette lutte qui mettra encore aux prises
" les races latine et saxonne ; mais nous
" dénonçons aux honnêtes gens cet odieux abus de
" la force. Que France-Ville ne perde pas une
" heure pour se mettre " en état de défense... etc. "

p175

xii le conseil :
ce n' était pas un secret, cette haine du
roi de l' acier pour l' oeuvre du docteur Sarrasin.
On savait qu' il était venu élever cité contre
cité. Mais de là à se ruer sur une ville
paisible, à la détruire par un coup de force,
on devait croire qu' il y avait loin. Cependant,
l' article du New York Herald était
positif. Les correspondants de ce puissant
journal avaient pénétré les desseins de
Herr Schultze, et, -ils le disaient, -il
n' y avait pas une heure à perdre !
Le digne docteur resta d' abord confondu. Comme
toutes les âmes honnêtes, il se refusait aussi
longtemps qu' il le pouvait à croire le mal. Il
lui semblait impossible qu' on pût pousser la
perversité jusqu' à vouloir détruire, sans motif
ou par pure fanfaronnade, une cité qui était
en quelque sorte la propriété commune de
l' humanité.
" pensez donc que notre moyenne de mortalité ne
sera pas cette année de un et quart pour cent !
S' écria-t-il naïvement, que nous n' avons pas un
garçon de dix ans qui ne sache lire, qu' il ne
s' est pas commis un meurtre

p176

ni un vol depuis la fondation de France-Ville !
Et des barbares viendraient anéantir à son début
une expérience si heureuse ! Non ! Je ne peux pas
admettre qu' un chimiste, qu' un savant, fût-il
cent fois germain, en soit capable ! "
il fallut bien, cependant, se rendre aux
témoignages d' un journal tout dévoué à l' oeuvre
du docteur et aviser sans retard. Ce premier
moment d' abattement passé, le docteur Sarrasin,
redevenu maître de lui-même, s' adressa à ses
amis :
" messieurs, leur dit-il, vous êtes membres du
conseil civique, et il vous appartient comme à
moi de prendre toutes les mesures nécessaires
pour le salut de la ville. Qu' avons-nous à faire
tout d' abord ?
-y a-t-il possibilité d' arrangement ? Dit
M Lentz. Peut-on honorablement éviter la
guerre ?
-c' est impossible, répliqua Octave. Il est
évident que Herr Schultze la veut à tout prix.
Sa haine ne transigera pas !
-soit ! S' écria le docteur. On s' arrangera pour
être en mesure de lui répondre. Pensez-vous,
colonel, qu' il y ait un moyen de résister aux
canons de Stahlstadt ?
-toute force humaine peut être efficacement
combattue par une autre force humaine, répondit
le colonel Hendon, mais il ne faut pas songer
à nous défendre par les mêmes moyens et les mêmes
armes dont Herr Schultze se servira pour nous
attaquer. La construction d' engins de guerre,
capables de lutter avec les siens, exigerait un
temps très long, et je ne sais, d' ailleurs, si
nous

p177

réussirions à les fabriquer, puisque les ateliers
spéciaux nous manquent. Nous n' avons donc qu' une
chance de salut : empêcher l' ennemi d' arriver
jusqu' à nous, et rendre l' investissement
impossible.
-je vais immédiatement convoquer le conseil, " dit
le docteur Sarrasin.
Le docteur précéda ses hôtes dans son cabinet de
travail.
C' était une pièce simplement meublée, dont trois
côtés étaient couverts par des rayons chargés de
livres, tandis que le quatrième présentait,
au-dessous de quelques tableaux et d' objets d' art,
une rangée de pavillons numérotés, pareils à des
cornets acoustiques.
" grâce au téléphone, dit-il, nous pouvons tenir
conseil à France-Ville en restant chacun chez
soi. "
le docteur toucha un timbre avertisseur, qui
communiqua instantanément son appel au logis
de tous les membres du conseil. En moins de
trois minutes, le mot " présent ! " apporté
successivement par chaque fil de communication,
annonça que le conseil était en séance.
Le docteur se plaça alors devant le pavillon de
son appareil expéditeur, agita une sonnette et
dit :
" la séance est ouverte... la parole est à mon
honorable ami le colonel Hendon, pour faire au
conseil civique une communication de la plus
haute gravité. "
le colonel se plaça à son tour devant le
téléphone, et, après avoir lu l' article du
New York Herald, il demanda que les
premières mesures fussent immédiatement prises.

p178

à peine avait-il conclu, que le numéro 6 lui posa
une question :
" le colonel croyait-il la défense possible, au
cas où les moyens sur lesquels il comptait pour
empêcher l' ennemi d' arriver n' y auraient pas
réussi ? "
le colonel Hendon répondit affirmativement. La
question et la réponse étaient parvenues
instantanément à chaque membre invisible du
conseil comme les explications qui les avaient
précédées.
Le numéro 7 demanda combien de temps, à son
estime, les francevillains avaient pour se
préparer.
Le colonel ne le savait pas, mais il fallait
agir comme s' ils devaient être attaqués avant
quinze jours.
Le numéro 2 : " faut-il attendre l' attaque ou
croyez-vous préférable de la prévenir ?
-il faut tout faire pour la prévenir, répondit
le colonel, et, si nous sommes menacés d' un
débarquement, faire sauter les navires de
Herr Schultze avec nos torpilles. "
sur cette proposition, le docteur Sarrasin
offrit d' appeler en conseil les chimistes les
plus distingués, ainsi que les officiers
d' artillerie les plus expérimentés, et de leur
confier le soin d' examiner les projets que le
colonel Hendon avait à leur soumettre.
Question du numéro 1 :
" quelle est la somme nécessaire pour commencer
immédiatement les travaux de défense ?
-il faudrait pouvoir disposer de quinze à vingt
millions de dollars. "

p179

le numéro 4 : " je propose de convoquer
immédiatement l' assemblée plénière des citoyens. "
le président Sarrasin : " je mets aux voix la
proposition. "
deux coups de timbre, frappés dans chaque
téléphone, annoncèrent qu' elle était adoptée
à l' unanimité.
Il était huit heures et demie. Le conseil civique
n' avait pas duré dix-huit minutes et n' avait
dérangé personne.
L' assemblée populaire fut convoquée par un moyen
aussi simple et presque aussi expéditif. à peine
le docteur Sarrasin eut-il communiqué le vote du
conseil, à l' hôtel de ville, toujours par
l' intermédiaire de son téléphone, qu' un carillon
électrique se mit en mouvement au sommet de
chacune des colonnes placées dans les deux cent
quatre-vingts carrefours de la ville. Ces
colonnes étaient surmontées de cadrans lumineux
dont les aiguilles, mues par l' électricité,
s' étaient aussitôt arrêtées sur huit heures et
demie, -heure de la convocation.
Tous les habitants avertis à la fois par cet
appel bruyant qui se prolongea plus d' un quart
d' heure, s' empressèrent de sortir ou de lever la
tête vers le cadran le plus voisin, et,
constatant qu' un devoir national les appelait à
la halle municipale, ils s' empressèrent de s' y
rendre.
à l' heure dite, c' est-à-dire en moins de
quarante-cinq minutes, l' assemblée était au
complet. Le docteur Sarrasin se trouvait déjà
à la place d' honneur, entouré de tout le conseil.
Le colonel Hendon attendait, au pied de la
tribune, que la parole lui fût donnée.

p180

La plupart des citoyens savaient déjà la
nouvelle qui motivait le meeting. En effet, la
discussion du conseil civique, automatiquement
sténographiée par le téléphone de l' hôtel de ville,
avait été immédiatement envoyée aux journaux,
qui en avaient fait l' objet d' une édition
spéciale, placardée sous forme d' affiches.
La halle municipale était une immense nef à
toit de verre, où l' air circulait librement, et
dans laquelle la lumière tombait à flots d' un
cordon de gaz qui dessinait les arêtes de la
voûte.
La foule était debout, calme, peu bruyante. Les
visages étaient gais. La plénitude de la santé,
l' habitude d' une vie pleine et régulière, la
conscience de sa propre force mettaient chacun
au-dessus de toute émotion désordonnée d' alarme
ou de colère.
à peine le président eut-il touché la sonnette, à
huit heures et demie précises, qu' un silence
profond s' établit.
Le colonel monta à la tribune.
Là, dans une langue sobre et forte, sans
ornements inutiles ni prétentions oratoires,
-la langue des gens qui, sachant ce qu' ils
disent, énoncent clairement les choses parce
qu' ils les comprennent bien, -le colonel Hendon
raconta la haine invétérée de Herr Schultze
contre la France, contre Sarrasin et son
oeuvre, les préparatifs formidables qu' annonçait
le New York Herald, destinés à détruire
France-Ville et ses habitants.
" c' était à eux de choisir le parti qu' ils croyaient
le meilleur à prendre, poursuivit-il. Bien des
gens sans courage et sans patriotisme aimeraient
peut-être mieux

p181

céder le terrain, et laisser les agresseurs
s' emparer de la patrie nouvelle. Mais le colonel
était sûr d' avance que des propositions si
pusillanimes ne trouveraient pas d' écho parmi ses
concitoyens. Les hommes qui avaient su comprendre
la grandeur du but poursuivi par les fondateurs
de la cité modèle, les hommes qui avaient su en
accepter les lois, étaient nécessairement des
gens de coeur et d' intelligence. Représentants
sincères et militants du progrès, ils voudraient
tout faire pour sauver cette ville incomparable,
monument glorieux élevé à l' art d' améliorer le sort
de l' homme ! Leur devoir était donc de donner
leur vie pour la cause qu' ils représenteraient. "
une immense salve d' applaudissements accueillit
cette péroraison.
Plusieurs orateurs vinrent appuyer la motion du
colonel Hendon.
Le docteur Sarrasin, ayant fait valoir alors la
nécessité de constituer sans délai un conseil de
défense, chargé de prendre toutes les mesures
urgentes, en s' entourant du secret indispensable
aux opérations militaires, la proposition fut
adoptée.
Séance tenante, un membre du conseil civique
suggéra la convenance de voter un crédit
provisoire de cinq millions de dollars, destinés
aux premiers travaux. Toutes les mains se
levèrent pour ratifier la mesure.
à dix heures vingt-cinq minutes, le meeting
était terminé, et les habitants de France-Ville,
s' étant donné des chefs, allaient se retirer,
lorsqu' un incident inattendu se produisit.

p182

La tribune, libre depuis un instant, venait
d' être occupée par un inconnu de l' aspect le
plus étrange.
Cet homme avait surgi là comme par magie. Sa
figure énergique portait les marques d' une
surexcitation effroyable, mais son attitude
était calme et résolue. Ses vêtements à demi
collés à son corps et encore souillés de vase,
son front ensanglanté, disaient qu' il venait de
passer par de terribles épreuves.
à sa vue, tous s' étaient arrêtés. D' un geste
impérieux, l' inconnu avait commandé à tous
l' immobilité et le silence.
Qui était-il ? D' où venait-il ? Personne, pas
même le docteur Sarrasin, ne songea à le lui
demander.
D' ailleurs, on fut bientôt fixé sur sa personnalité.
" je viens de m' échapper de Stahlstadt, dit-il.
Herr Schultze m' avait condamné à mort. Dieu
a permis que j' arrivasse jusqu' à vous assez à
temps pour tenter de vous sauver. Je ne suis pas
un inconnu pour tout le monde ici. Mon vénéré
maître, le docteur Sarrasin, pourra vous dire,
je l' espère, qu' en dépit de l' apparence qui me
rend méconnaissable même pour lui, on peut avoir
quelque confiance dans Marcel Bruckmann !
-Marcel ! " s' étaient écriés à la fois le
docteur et Octave.
Tous deux allaient se précipiter vers lui...
un nouveau geste les arrêta.
C' était Marcel, en effet, miraculeusement sauvé.
Après qu' il eut forcé la grille du canal, au
moment où il tombait presque asphyxié, le courant
l' avait entraîné comme

p183

un corps sans vie. Mais, par bonheur, cette grille
fermait l' enceinte même de Stahlstadt, et deux
minutes après, Marcel était jeté au dehors, sur
la berge de la rivière, libre enfin, s' il revenait
à la vie !
Pendant de longues heures, le courageux jeune
homme était resté étendu sans mouvement, au milieu
de cette sombre nuit, dans cette campagne déserte,
loin de tout secours.
Lorsqu' il avait repris ses sens, il faisait jour.
Il s' était

p184

alors souvenu ! ... grâce à dieu, il était donc
enfin hors de la maudite Stahlstadt ! Il n' était
plus prisonnier. Toute sa pensée se concentra sur
le docteur Sarrasin, ses amis, ses concitoyens !
" eux ! Eux ! " s' écria-t-il alors.
Par un suprême effort, Marcel parvint à se
remettre sur pied.
Dix lieues le séparaient de France-Ville, dix
lieues à faire, sans railway, sans voiture, sans
cheval, à travers cette campagne qui était comme
abandonnée autour de la farouche cité de l' acier.
Ces dix lieues, il les franchit sans prendre un
instant de repos, et, à dix heures et quart, il
arrivait aux premières maisons de la cité du
docteur Sarrasin.
Les affiches qui couvraient les murs lui apprirent
tout. Il comprit que les habitants étaient prévenus
du danger qui les menaçait ; mais il comprit
aussi qu' ils ne savaient ni combien ce danger
était immédiat, ni surtout de quelle étrange
nature il pouvait être.
La catastrophe préméditée par Herr Schultze
devait se produire, ce soir-là, à onze heures
quarante-cinq... il était dix heures un quart.
Un dernier effort restait à faire. Marcel
traversa la ville tout d' un élan, et, à dix heures
vingt-cinq minutes, au moment où l' assemblée
allait se retirer, il escaladait la tribune.
" ce n' est pas dans un mois, mes amis s' écria-t-il,
ni même dans huit jours, que le premier danger
peut vous atteindre ! Avant une heure, une
catastrophe sans précédent,

p185

une pluie de fer et de feu va tomber sur votre
ville. Un engin digne de l' enfer, et qui porte
à dix lieues, est, à l' heure où je parle, braqué
contre elle. Je l' ai vu. Que les femmes et les
enfants cherchent donc un abri au fond des caves
qui présentent quelques garanties de solidité,
ou qu' ils sortent de la ville à l' instant pour
chercher un refuge dans la montagne ! Que les
hommes valides se préparent pour combattre le feu
par tous les moyens possibles ! Le feu, voilà
pour le moment votre seul ennemi ! Ni armées ni
soldats ne marchent encore contre vous. L' adversaire
qui vous menace a dédaigné les moyens d' attaque
ordinaires. Si les plans, si les calculs d' un
homme dont la puissance pour le mal vous est
connue se réalisent, si Herr Schultze ne s' est
pas pour la première fois trompé, c' est sur cent
points à la fois que l' incendie va se déclarer
subitement dans France-Ville ! C' est sur cent
points différents qu' il s' agira de faire tout à
l' heure face aux flammes ! Quoi qu' il en doive
advenir, c' est tout d' abord la population qu' il
faut sauver, car enfin, celles de vos maisons,
ceux de vos monuments qu' on ne pourra préserver,
dût même la ville entière être détruite, l' or et
le temps pourront les rebâtir ! "
en Europe, on eût pris Marcel pour un fou. Mais
ce n' est pas en Amérique qu' on s' aviserait de nier
les miracles de la science, même les plus
inattendus. On écouta le jeune ingénieur, et,
sur l' avis du docteur Sarrasin, on le crut.
La foule, subjuguée plus encore par l' accent de
l' orateur que par ses paroles, lui obéit, sans
même songer à

p186

les discuter. Le docteur répondait de
Marcel Bruckmann. Cela suffisait.
Des ordres furent immédiatement donnés, et des
messagers partirent dans toutes les directions
pour les répandre.
Quant aux habitants de la ville, les uns, rentrant
dans leur demeure, descendirent dans les caves,
résignés à subir les horreurs d' un bombardement ;
les autres, à pied, à cheval, en voiture, gagnèrent
la campagne et tournèrent les premières rampes des
Cascades-Mounts.
Pendant ce temps et en toute hâte, les hommes
valides réunissaient sur la grande place et sur
quelques points indiqués par le docteur tout ce
qui pouvait servir à combattre le feu, c' est-à-dire
de l' eau, de la terre, du sable.
Cependant, à la salle des séances, la délibération
continuait à l' état de dialogue.
Mais il semblait alors que Marcel fût obsédé par
une idée qui ne laissait place à aucune autre dans
son cerveau. Il ne parlait plus, et ses lèvres
murmuraient ces seuls mots :
" à onze heures quarante-cinq ! Est-ce bien possible
que ce Schultze maudit ait raison de nous par son
exécrable invention ? ... "
tout à coup, Marcel tira un carnet de sa poche.
Il fit le geste d' un homme qui demande le
silence, et, le crayon à la main, il traça d' une
main fébrile quelques chiffres sur une des pages
de son carnet. Et, alors, on vit peu à peu son
front s' éclairer, sa figure devenir rayonnante :

p187

" ah ! Mes amis ! S' écria-t-il, mes amis ! Ou les
chiffres que voici sont menteurs, ou tout ce que
nous redoutons va s' évanouir comme un cauchemar
devant l' évidence d' un problème de balistique dont
je cherchais en vain la solution ! Herr Schultze
s' est trompé ! Le danger dont il nous menace n' est
qu' un rêve ! Pour une fois, sa science est en
défaut ! Rien de ce qu' il a annoncé n' arrivera,
ne peut arriver ! Son formidable obus passera
au-dessus de France-Ville sans y toucher, et,
s' il reste à craindre quelque chose, ce n' est
que pour l' avenir ! "
que voulait dire Marcel ? On ne pouvait le
comprendre ?
Mais alors le jeune alsacien exposa le résultat du
calcul qu' il venait enfin de résoudre. Sa voix
nette et vibrante déduisit sa démonstration de
façon à la rendre lumineuse pour les ignorants
eux-mêmes. C' était la clarté succédant aux
ténèbres, le calme à l' angoisse. Non seulement
le projectile ne toucherait pas à la cité du
docteur, mais il ne toucherait à " rien du tout. "
il était destiné à se perdre dans l' espace !
Le docteur Sarrasin approuvait du geste l' exposé
des calculs de Marcel, lorsque, tout d' un coup,
dirigeant son doigt vers le cadran lumineux de la
salle :
" dans trois minutes, dit-il, nous saurons qui de
Schultze ou de Marcel Bruckmann a raison ! Quoi
qu' il en soit, mes amis, ne regrettons aucune des
précautions prises et ne négligeons rien de ce qui
peut déjouer les inventions de notre ennemi. Son
coup, s' il doit manquer, comme Marcel vient de
nous en donner l' espoir,

p188

ne sera pas le dernier ! La haine de Schultze ne
saurait se tenir pour battue et s' arrêter devant
un échec !
-venez ! " s' écria Marcel.
Et tous le suivirent sur la grande place.
Les trois minutes s' écoulèrent. Onze heures
quarante-cinq sonnèrent à l' horloge ! ...
quatre secondes après, une masse sombre passait
dans les hauteurs du ciel, et, rapide comme la
pensée, se perdait bien au delà de la ville avec
un sifflement sinistre.
" bon voyage ! S' écria Marcel, en éclatant de rire.
Avec cette vitesse initiale, l' obus de Herr
Schultze, qui a dépassé, maintenant, les limites
de l' atmosphère, ne peut plus retomber sur le sol
terrestre ! "
deux minutes plus tard, une détonation se faisait
entendre, comme un bruit sourd, qu' on eût cru
sorti des entrailles de la terre !
C' était le bruit du canon de la tour du taureau,
et ce bruit arrivait en retard de cent treize
secondes sur le projectile qui se déplaçait avec
une vitesse de cent cinquante lieues à la minute.

p189

xiii Marcel Bruckmann au professeur Schultze,
Stahlstadt :

France-Ville, 14 septembre.
" il me paraît convenable d' informer le roi de l' acier
que j' ai passé fort heureusement, avant-hier soir,
la frontière de ses possessions, préférant mon salut
à celui du modèle du canon Schultze.
" en vous présentant mes adieux, je manquerais à tous
mes devoirs, si je ne vous faisais pas connaître, à
mon tour, mes secrets ; mais, soyez tranquille, vous
n' en payerez pas la connaissance de votre vie.
" je ne m' appelle pas Schwartz, et je ne suis pas
suisse. Je suis alsacien. Mon nom est Marcel
Bruckmann. Je suis un ingénieur passable, s' il
faut vous en croire, mais, avant tout, je suis
français. Vous vous êtes fait l' ennemi implacable
de mon pays, de mes amis, de ma famille. Vous
nourrissiez d' odieux projets contre tout ce que
j' aime. J' ai tout osé, j' ai tout fait pour les
connaître ! Je ferai tout pour les déjouer.
" je m' empresse de vous faire savoir que votre
premier coup n' a pas porté, que votre but, grâce
à dieu, n' a

p190

pas été atteint, et qu' il ne pouvait pas l' être !
Votre canon n' en est pas moins un canon
archi-merveilleux, mais les projectiles qu' il
lance sous une telle charge de poudre, et ceux
qu' il pourrait lancer, ne feront de mal à
personne ! Ils ne tomberont jamais nulle part. Je
l' avais pressenti, et c' est aujourd' hui, à votre
plus grande gloire, un fait acquis, que Herr
Schultze a inventé un canon terrible...
entièrement inoffensif.
" c' est donc avec plaisir que vous apprendrez que
nous avons vu votre obus trop perfectionné passer
hier soir, à onze heures quarante-cinq minutes et
quatre secondes, au-dessus de notre ville. Il se
dirigeait vers l' ouest, circulant dans le vide, et
il continuera à graviter ainsi jusqu' à la fin des
siècles. Un projectile, animé d' une vitesse initiale
vingt fois supérieure à la vitesse actuelle, soit
dix mille mètres à la seconde, ne peut plus
" tomber ! " son mouvement de translation, combiné
avec l' attraction terrestre, en fait un mobile
destiné à toujours circuler autour de notre globe.
" vous auriez dû ne pas l' ignorer.
" j' espère, en outre, que le canon de la tour du
taureau est absolument détérioré par ce premier
essai ; mais ce n' est pas payer trop cher, deux
cent mille dollars, l' agrément d' avoir doté le
monde planétaire d' un nouvel astre, et la terre
d' un second satellite.
" Marcel Bruckmann. "
un exprès partit immédiatement de France-Ville pour
Stahlstadt. On pardonnera à Marcel de n' avoir pu
se

p191

refuser la satisfaction gouailleuse de faire
parvenir sans délai cette lettre à Herr Schultze.
Marcel avait en effet raison lorsqu' il disait
que le fameux obus, animé de cette vitesse, et
circulant au delà de la couche atmosphérique, ne
tomberait plus sur la surface de la terre, -raison
aussi quand il espérait que, sous cette énorme
charge de pyroxile, le canon de la tour du taureau
devait être hors d' usage.
Ce fut une rude déconvenue pour Herr Schultze,
un échec terrible à son indomptable amour-propre,
que la réception de cette lettre. En la lisant, il
devint livide, et, après l' avoir lue, sa tête tomba
sur sa poitrine comme s' il avait reçu un coup de
massue. Il ne sortit de cet état de prostration
qu' au bout d' un quart d' heure, mais par quelle
colère ! Arminius et Sigimer seuls auraient pu
dire ce qu' en furent les éclats !
Cependant, Herr Schultze n' était pas homme à
s' avouer vaincu. C' est une lutte sans merci qui
allait s' engager entre lui et Marcel. Ne lui
restait-il pas ses obus chargés d' acide carbonique
liquide, que des canons moins puissants, mais plus
pratiques, pourraient lancer à courte distance ?
Apaisé par un effort soudain, le roi de l' acier
était rentré dans son cabinet et avait repris son
travail.
Il était clair que France-Ville, plus menacée
que jamais, ne devait rien négliger pour se mettre
en état de défense.

p193

xiv branle-bas de combat :
si le danger n' était plus imminent, il était
toujours grave. Marcel fit connaître au docteur
Sarrasin et à ses amis tout ce qu' il savait des
préparatifs de Herr Schultze et de ses engins
de destruction. Dès le lendemain, le conseil de
défense, auquel il prit part, s' occupa de discuter
un plan de résistance et d' en préparer l' exécution.
En tout ceci, Marcel fut bien secondé par Octave,
qu' il trouva moralement changé et bien à son
avantage.
Quelles furent les résolutions prises ? Personne
n' en sut le détail. Les principes généraux furent
seuls systématiquement communiqués à la presse et
répandus dans le public. Il n' était pas malaisé
d' y reconnaître la main pratique de Marcel.
" dans toute défense, se disait-on par la ville, la
grande affaire est de bien connaître les forces de
l' ennemi et d' adapter le système de résistance à
ces forces mêmes. Sans doute, les canons de Herr
Schultze sont formidables. Mieux vaut pourtant
avoir en face de soi ces canons, dont on sait le
nombre, le calibre, la portée

p194

et les effets, que d' avoir à lutter contre des
engins mal connus. "
le tout était d' empêcher l' investissement de la
ville, soit par terre, soit par mer.
C' est cette question qu' étudiait avec activité le
conseil de défense, et, le jour où une affiche
annonça que le problème était résolu, personne
n' en douta. Les citoyens accoururent se proposer
en masse pour exécuter les travaux nécessaires.
Aucun emploi n' était dédaigné, qui devait
contribuer à l' oeuvre de défense.
Des hommes de tout âge, de toute position, se
faisaient simples ouvriers en cette circonstance.
Le travail était conduit rapidement et gaiement.
Des approvisionnements de vivres suffisants pour
deux ans furent emmagasinés dans la ville. La
houille et le fer arrivèrent aussi en quantités
considérables : le fer, matière première de
l' armement ; la houille, réservoir de chaleur et
de mouvement, indispensables à la lutte.
Mais, en même temps que la houille et le fer
s' entassaient sur les places, des piles gigantesques
de sacs de farine et de quartiers de viande fumée,
des meules de fromages, des montagnes de
conserves alimentaires et de légumes desséchés
s' amoncelaient dans les halles transformées en
magasins. Des troupeaux nombreux étaient parqués
dans les jardins qui faisaient de France-Ville
une vaste pelouse.
Enfin, lorsque parut le décret de mobilisation de
tous les hommes en état de porter les armes,
l' enthousiasme qui l' accueillit témoigna une fois
de plus des excellentes

p195

dispositions de ces soldats citoyens. équipés
simplement de vareuses de laine, pantalons de
toile et demi-bottes, coiffés d' un bon chapeau
de cuir bouilli, armés de fusils Werder, ils
manoeuvraient dans les avenues.
Des essaims de coolies remuaient la terre,
creusaient des fossés, élevaient des
retranchements et des redoutes sur tous les
points favorables. La fonte des pièces d' artillerie
avait commencé et fut poussée avec activité. Une
circonstance très favorable à ces travaux était
qu' on put utiliser le grand nombre de fourneaux
fumivores que possédait la ville et qu' il fut aisé
de transformer en fours de fonte.
Au milieu de ce mouvement incessant, Marcel se
montrait infatigable. Il était partout à la
hauteur de sa tâche. Qu' une difficulté théorique
ou pratique se présentât, il savait immédiatement
la résoudre.
Au besoin, il retroussait ses manches et montrait
un procédé expéditif, un tour de main rapide. Aussi
son autorité était-elle acceptée sans murmure et
ses ordres toujours ponctuellement exécutés.
Auprès de lui, Octave faisait de son mieux. Si,
tout d' abord, il s' était promis de bien garnir son
uniforme de galons d' or, il y renonça, comprenant
qu' il ne devait rien être, pour commencer, qu' un
simple soldat.
Aussi prit-il rang dans le bataillon qu' on lui
assigna et sut-il s' y conduire en soldat modèle.
à ceux qui firent d' abord mine de le plaindre :

p196

" à chacun selon ses mérites, répondit-il. Je n' aurais
peut-être pas su commander ! ... c' est le moins que
j' apprenne à obéir ! "
une nouvelle, -fausse il est vrai, -vint tout à
coup imprimer aux travaux de défense une impulsion
plus vive encore. Herr Schultze, disait-on,
cherchait à négocier avec des compagnies maritimes
pour le transport de ses canons. à partir de ce
moment, les " canards " se succédèrent tous les jours.
C' était tantôt la flotte schultzienne qui avait mis
le cap sur France-Ville, tantôt le chemin de fer
de Sacramento qui avait été coupé par des " uhlans " ,
tombés du ciel apparemment.
Mais ces rumeurs, aussitôt contredites, étaient
inventées à plaisir par des chroniqueurs aux abois
dans le but d' entretenir la curiosité de leurs
lecteurs. La vérité, c' est que Stahlstadt ne
donnait pas signe de vie.
Ce silence absolu, tout en laissant à Marcel le
temps de compléter ses travaux de défense, n' était
pas sans l' inquiéter quelque peu dans ses rares
instants de loisir.
" est-ce que ce brigand aurait changé ses batteries
et me préparerait quelque nouveau tour de sa façon ! "
se demandait-il parfois.
Mais le plan, soit d' arrêter les navires ennemis,
soit d' empêcher l' investissement, promettait de
répondre à tout, et Marcel en ses moments
d' inquiétude, redoublait encore d' activité.
Son unique plaisir et son unique repos, après une

p197

laborieuse journée, était l' heure rapide qu' il
passait tous les soirs dans le salon de Mme Sarrasin.
Le docteur avait exigé, dès les premiers jours,
qu' il vînt habituellement dîner chez lui, sauf dans
le cas où il en serait empêché par un autre engagement ;
mais, par un phénomène singulier, le cas d' un
engagement assez séduisant pour que Marcel
renonçât à ce privilège ne s' était pas encore
présenté. L' éternelle partie du docteur avec le
colonel Hendon n' offrait cependant pas un intérêt
assez palpitant pour expliquer cette assiduité.
Force est donc de penser qu' un autre charme
agissait sur Marcel, et peut-être pourra-t-on en
soupçonner la nature, quoique, assurément, il ne la
soupçonnât pas encore lui-même, en observant
l' intérêt que semblait avoir pour lui ses causeries
du soir avec Mme Sarrasin et Mlle Jeanne,
lorsqu' ils étaient tous trois assis près de la
grande table sur laquelle les deux vaillantes
femmes préparaient ce qui pouvait être nécessaire
au service futur des ambulances.
" est-ce que ces nouveaux boulons d' acier vaudront
mieux que ceux dont vous nous aviez montré le
dessin ? Demandait Jeanne, qui s' intéressait à
tous les travaux de la défense.
-sans nul doute, mademoiselle, répondait Marcel.
-ah ! J' en suis bien heureuse ! Mais que le
moindre détail industriel représente de recherches
et de peine ! ... vous me disiez que le génie a
creusé hier cinq cents nouveaux mètres de fossés ?
C' est beaucoup, n' est-ce pas ?

p198

-mais non, ce n' est même pas assez ! De ce
train-là nous n' aurons pas terminé l' enceinte à
la fin du mois.
-je voudrais bien la voir finie, et que ces
affreux schultziens arrivassent ! Les hommes sont
bien heureux de pouvoir agir et de se rendre
utiles. L' attente est ainsi moins longue pour eux
que pour nous, qui ne sommes bonnes à rien.
-bonnes à rien ! S' écriait Marcel, d' ordinaire
plus calme, bonnes à rien ! Et pour qui donc,
selon vous, ces braves gens, qui ont tout quitté
pour devenir soldats, pour qui donc travaillent-ils,
sinon pour assurer le repos et le bonheur de leurs
mères, de leurs femmes, de leurs fiancées ? Leur
ardeur, à tous, d' où leur vient-elle, sinon de vous,
et à qui ferez-vous remonter cet amour du sacrifice,
sinon... "
sur ce mot, Marcel, un peu confus, s' arrêta.
Mlle Jeanne n' insista pas, et ce fut la bonne
Mme Sarrasin qui fut obligée de fermer la
discussion, en disant au jeune homme que l' amour
du devoir suffisait sans doute à expliquer le zèle
du plus grand nombre.
Et lorsque Marcel, rappelé par la tâche impitoyable,
pressé d' aller achever un projet ou un devis,
s' arrachait à regret à cette douce causerie, il
emportait avec lui l' inébranlable résolution de
sauver France-Ville et le moindre de ses
habitants. Il ne s' attendait guère à ce qui allait
arriver, et, cependant, c' était la conséquence
naturelle, inéluctable, de cet état de choses contre
nature, de cette concentration de tous en un seul,
qui était la loi fondamentale de la cité de l' acier.

p199

xv la bourse de San Francisco :
la bourse de San Francisco, expression condensée
et en quelque sorte algébrique d' un immense
mouvement industriel et commercial, est l' une des
plus animées et des plus étranges du monde. Par
une conséquence naturelle de la position
géographique de la capitale de la Californie, elle
participe du caractère cosmopolite, qui est un de
ses traits les plus marqués. Sous ses portiques de
beau granit rouge, le saxon aux cheveux blonds, à
la taille élevée, coudoie le celte au teint mat,
aux cheveux plus foncés, aux membres plus souples
et plus fins. Le nègre y rencontre le finnois et
l' indou. Le polynésien y voit avec surprise le
groënlandais. Le chinois aux yeux obliques, à la
natte soigneusement tressée, y lutte de finesse
avec le japonais, son ennemi historique. Toutes
les langues, tous les dialectes, tous les jargons
s' y heurtent comme dans une babel moderne.
L' ouverture du marché du 12 octobre, à cette bourse
unique au monde, ne présenta rien d' extraordinaire.
Comme onze heures approchaient, on vit les
principaux

p200

courtiers et agents d' affaires s' aborder gaiement
ou gravement, selon leurs tempéraments particuliers,
échanger des poignées de main, se diriger vers la
buvette et préluder, par des libations propitiatoires,
aux opérations de la journée. Ils allèrent, un à un,
ouvrir la petite porte de cuivre des casiers
numérotés qui reçoivent dans le vestibule la
correspondance des abonnés, en tirer d' énormes
paquets de lettres et les parcourir d' un oeil
distrait.
Bientôt, les premiers cours du jour se formèrent,
en même temps que la foule affairée grossissait
insensiblement. Un léger brouhaha s' éleva des
groupes, de plus en plus nombreux.
Les dépêches télégraphiques commencèrent alors à
pleuvoir de tous les points du globe. Il ne se
passait guère de minute sans qu' une bande de papier
bleu, lue à tue-tête au milieu de la tempête des
voix, vînt s' ajouter sur la muraille du nord à la
collection des télégrammes placardés par les gardes
de la bourse.
L' intensité du mouvement croissait de minute en
minute. Des commis entraient en courant, repartaient,
se précipitaient vers le bureau télégraphique,
apportaient des réponses. Tous les carnets étaient
ouverts, annotés, raturés, déchirés. Une sorte de
folie contagieuse semblait avoir pris possession de
la foule, lorsque, vers une heure, quelque chose de
mystérieux sembla passer comme un frisson à travers
ces groupes agités.
Une nouvelle étonnante, inattendue, incroyable,
venait d' être apportée par l' un des associés de la
" banque

p201

du Far-West " et circulait avec la rapidité de
l' éclair.
Les uns disaient :
" quelle plaisanterie ! ... c' est une manoeuvre !
Comment admettre une bourde pareille ?
-eh ! Eh ! Faisaient les autres, il n' y a pas de
fumée sans feu !
-est-ce qu' on sombre dans une situation comme
celle-là ?
-on sombre dans toutes les situations !
-mais, monsieur, les immeubles seuls et
l' outillage représentent plus de quatre-vingts
millions de dollars ! S' écriait celui-ci.
-sans compter les fontes et aciers,
approvisionnements et produits fabriqués !
Répliquait celui-là.
-parbleu ! C' est ce que je disais ! Schultze est
bon pour quatre-vingt-dix millions de dollars, et
je me charge de les réaliser quand on voudra sur
son actif !
-enfin, comment expliquez-vous cette suspension
de payements ?
-je ne me l' explique pas du tout ! ... je n' y crois
pas !
-comme si ces choses-là n' arrivaient pas tous les
jours et aux maisons réputées les plus solides !
-Stahlstadt n' est pas une maison, c' est une
ville !
-après tout, il est impossible que ce soit fini !
Une compagnie ne peut manquer de se former pour
reprendre ses affaires !
-mais pourquoi diable Schultze ne l' a-t-il pas
formée, avant de se laisser protester ?
-justement, monsieur, c' est tellement absurde,
que

p202

cela ne supporte pas l' examen ! C' est purement et
simplement une fausse nouvelle, probablement lancée
par Nash, qui a terriblement besoin d' une hausse
sur les aciers !
-pas du tout une fausse nouvelle ! Non seulement
Schultze est en faillite, mais il est en fuite.
-allons donc !
-en fuite, monsieur. Le télégramme qui le dit vient
d' être placardé à l' instant ! "
une formidable vague humaine roula vers le cadre
des dépêches. La dernière bande de papier bleu
était libellée en ces termes :
" New York, 12 heures 10 minutes. -central
bank. Usine Stahlstadt. Payements suspendus. Passif
connu : quarante-sept millions de dollars. Schultze
disparu. "
cette fois, il n' y avait plus à douter, quelque
surprenante que fût la nouvelle, et les hypothèses
commencèrent à se donner carrière.
à deux heures, les listes de faillites secondaires,
entraînées par celle de Herr Schultze,
commencèrent à inonder la place. C' était la
mining bank de New York qui perdait le plus ; la
maison Westerley et fils de Chicago, qui se
trouvait impliquée pour sept millions de dollars ;
la maison Milwankee, de Buffalo, pour cinq
millions ; la banque industrielle de San Francisco,
pour un million et demi ; puis le menu fretin des
maisons de troisième ordre.
D' autre part, et sans attendre ces nouvelles, les
contre-coups

p203

naturels de l' événement se déchaînaient avec
fureur.
Le marché de San Francisco, si lourd le matin, à
dire d' experts, ne l' était certes pas à deux heures !
Quels soubresauts ! Quelles hausses ! Quel
déchaînement effréné de la spéculation !
Hausse sur les aciers, qui montent de minute en
minute ! Hausse sur les houilles ! Hausse sur les
actions de toutes les fonderies de l' union
américaine ! Hausse sur les produits fabriqués de
tout genre de l' industrie du fer ! Hausse aussi sur
les terrains de France-Ville. Tombés à zéro,
disparus de la cote, depuis la déclaration de
guerre, ils se trouvèrent subitement portés à
cent quatre-vingts dollars l' acre demandé !
Dès le soir même, les boutiques à nouvelles furent
prises d' assaut. Mais le herald comme la
tribune, l' alta comme le guardian,
l' écho comme le globe, eurent beau
inscrire en caractères gigantesques les maigres
informations qu' ils avaient pu recueillir, ces
informations se réduisaient, en somme, presque à
néant.
Tout ce qu' on savait, c' est que, le 25 septembre,
une traite de huit millions de dollars, acceptée
par Herr Schultze, tirée par Jackson, Elder Et
Co, de Buffalo, ayant été présentée à Schiring,
Strauss Et Co, banquiers du roi de l' acier, à
New-York, ces messieurs avaient constaté que la
balance portée au crédit de leur client était
insuffisante pour parer à cet énorme payement, et
lui avaient immédiatement donné avis télégraphique
du fait, sans recevoir de réponse ; qu' ils avaient
alors

p204

recouru à leurs livres et constaté avec stupéfaction
que, depuis treize jours, aucune lettre et aucune
valeur ne leur étaient parvenues de Stahlstadt ;
qu' à dater de ce moment les traites et les chèques,
tirés par Herr Schultze sur leur caisse, s' étaient
accumulés quotidiennement, pour subir le sort
commun et retourner à leur lieu d' origine avec la
mention " no effects " (pas de fonds).
Pendant quatre jours, les demandes de renseignements,
les télégrammes inquiets, les questions furieuses,
s' étaient abattus d' une part sur la maison de
banque, de l' autre sur Stahlstadt.
Enfin, une réponse décisive était arrivée.
" Herr Schultze disparu depuis le 17 septembre,
disait le télégramme. Personne ne peut donner la
moindre lueur sur ce mystère. Il n' a pas laissé
d' ordres, et les caisses de secteur sont vides. "
dès lors, il n' avait plus été possible de dissimuler
la vérité. Des créanciers principaux avaient pris
peur et déposé leurs effets au tribunal de
commerce. La déconfiture s' était dessinée en
quelques heures avec la rapidité de la foudre,
entraînant avec elle son cortège de ruines
secondaires. à midi, le 13 octobre, le total des
créances connues était de quarante-sept millions de
dollars. Tout faisait prévoir que, avec les créances
complémentaires, le passif approcherait de soixante
millions.
Voilà ce qu' on savait et ce que tous les journaux
racontaient, à quelques amplifications près. Il va
sans dire qu' ils annonçaient tous pour le
lendemain les renseignements les plus inédits et
les plus spéciaux.

p205

Et, de fait, il n' en était pas un qui n' eût dès
la première heure expédié ses correspondants sur
les routes de Stahlstadt.
Dès le 14 octobre au soir, la cité de l' acier
s' était vue investie par une véritable armée de
reporters, le carnet ouvert et le crayon au vent.
Mais cette armée vint se briser comme une vague
contre l' enceinte extérieure de Stahlstadt. La
consigne était toujours maintenue, et les reporters
eurent beau mettre en oeuvre tous les moyens
possibles de séduction, il leur fut impossible de
la faire plier.
Ils purent, toutefois, constater que les ouvriers
ne savaient rien et que rien n' était changé dans
la routine de leur section. Les contremaîtres avaient
seulement annoncé la veille, par ordre supérieur,
qu' il n' y avait plus de fonds aux caisses particulières,
ni d' instructions venues du bloc central, et qu' en
conséquence, les travaux seraient suspendus le
samedi suivant, sauf avis contraire.
Tout cela, au lieu d' éclairer la situation, ne
faisait que la compliquer. Que Herr Schultze eût
disparu depuis près d' un mois, cela ne faisait
doute pour personne. Mais quelle était la cause et la
portée de cette disparition, c' est ce que personne
ne savait. Une vague impression que le mystérieux
personnage allait reparaître d' une minute à l' autre
dominait encore obscurément les inquiétudes.
à l' usine pendant les premiers jours, les travaux
avaient continué comme à l' ordinaire, en vertu de la

p206

vitesse acquise. Chacun avait poursuivi sa tâche
partielle dans l' horizon limité de sa section. Les
caisses particulières avaient payé les salaires
tous les samedis. La caisse principale avait fait
face jusqu' à ce jour aux nécessités locales. Mais
la centralisation était poussée à Stahlstadt à un
trop haut degré de perfection, le maître s' était
réservé une trop absolue surintendance de toutes
les affaires, pour que son absence n' entraînât pas,
dans un temps très court, un arrêt forcé de la
machine. C' est ainsi que, du 17 septembre, jour où,
pour la dernière fois, le roi de l' acier avait signé
des ordres, jusqu' au 13 octobre, où la nouvelle de
la suspension des payements avait éclaté comme un
coup de foudre, des milliers de lettres, -un grand
nombre contenaient certainement des valeurs
considérables, -passées par la poste de Stahlstadt,
avaient été déposées à la boîte du bloc central, et
sans nul doute étaient arrivées au cabinet de Herr
Schultze. Mais lui seul se réservait le droit de les
ouvrir, de les annoter d' un coup de crayon rouge et
d' en transmettre le contenu au caissier principal.
Les fonctionnaires les plus élevés de l' usine n' auraient
jamais songé seulement à sortir de leurs
attributions régulières. Investis en face de leurs
subordonnés d' un pouvoir presque absolu, ils étaient
chacun, vis-à-vis de Herr Schultze, -et même
vis-à-vis de son souvenir, -comme autant
d' instruments sans autorité, sans initiative, sans
voix au chapitre. Chacun s' était donc cantonné
dans la responsabilité étroite de son mandat,
avait attendu, temporisé, " vu venir " les
événements.

p207

à la fin, les événements étaient venus. Cette
situation singulière s' était prolongée jusqu' au
moment où les principales maisons intéressées,
subitement saisies d' alarme, avaient télégraphié,
sollicité une réponse, réclamé, protesté, enfin
pris leurs précautions légales. Il avait fallu du
temps pour en arriver là. On ne se décida pas
aisément à soupçonner une prospérité si notoire
de n' avoir que des pieds d' argile. Mais le fait
était maintenant patent : Herr Schultze s' était
dérobé à ses créanciers.
C' est tout ce que les reporters purent arriver à
savoir. Le célèbre Meiklejohn lui-même, illustre
pour avoir réussi à soutirer des aveux politiques
au président Grant, l' homme le plus taciturne de
son siècle, l' infatigable Blunderbuss, fameux
pour avoir le premier, lui, simple correspondant
du World, annoncé au czar la grosse nouvelle
de la capitulation de Plewna, ces grands hommes
du reportage n' avaient pas été cette fois plus
heureux que leurs confrères. Ils étaient obligés
de s' avouer à eux-mêmes que la tribune et le
World ne pourraient encore donner le dernier
mot de la faillite Schultze.
Ce qui faisait de ce sinistre industriel un
événement presque unique, c' était cette situation
bizarre de Stahlstadt, cet état de ville
indépendante et isolée qui ne permettait aucune
enquête régulière et légale. La signature de
Herr Schultze était, il est vrai, protestée
à New York, et ses créanciers avaient toute
raison de penser que l' actif représenté par
l' usine pouvait suffire dans

p208

une certaine mesure à les indemniser. Mais à quel
tribunal s' adresser pour en obtenir la saisie ou
la mise sous séquestre ? Stahlstadt était restée
un territoire spécial, non classé encore, où tout
appartenait à Herr Schultze. Si seulement il
avait laissé un représentant, un conseil
d' administration, un substitut ! Mais rien, pas
même un tribunal, pas même un conseil judiciaire !
Il était à lui seul le roi, le grand juge, le
général en chef, le notaire, l' avoué, le tribunal
de commerce de sa ville. Il avait réalisé en sa
personne l' idéal de la centralisation. Aussi, lui
absent, on se trouvait en face du néant pur et
simple, et tout cet édifice formidable s' écroulait
comme un château de cartes.
En toute autre situation, les créanciers auraient
pu former un syndicat, se substituer à Herr
Schultze, étendre la main sur son actif,
s' emparer de la direction des affaires. Selon
toute apparence, ils auraient reconnu qu' il ne
manquait, pour faire fonctionner la machine,
qu' un peu d' argent peut-être et un pouvoir
régulateur.
Mais rien de tout cela n' était possible.
L' instrument légal faisait défaut pour opérer
cette substitution. On se trouvait arrêté par
une barrière morale, plus infranchissable, s' il
est possible que les circonvallations élevées
autour de la cité de l' acier. Les infortunés
créanciers voyaient le gage de leur créance, et
ils se trouvaient dans l' impossibilité de le
saisir.
Tout ce qu' ils purent faire fut de se réunir en
assemblée générale, de se concerter et d' adresser
une requête au congrès pour lui demander de
prendre leur cause en

p209

main, d' épouser les intérêts de ses nationaux, de
prononcer l' annexion de Stahlstadt au territoire
américain et de faire rentrer ainsi cette création
monstrueuse dans le droit commun de la civilisation.
Plusieurs membres du congrès étaient
personnellement intéressés dans l' affaire ; la
requête par plus d' un côté séduisait le caractère
américain, et il y avait lieu de penser qu' elle
serait couronnée d' un plein succès. Malheureusement,
le congrès n' était pas en session, et de longs
délais étaient à redouter avant que l' affaire pût
lui être soumise.
En attendant ce moment, rien n' allait plus à
Stahlstadt, et les fourneaux s' éteignaient un à
un.
Aussi la consternation était-elle profonde dans
cette population de dix mille familles qui vivaient
de l' usine. Mais que faire ? Continuer le travail
sur la foi d' un salaire qui mettrait peut-être six
mois à venir, ou qui ne viendrait pas du tout ?
Personne n' en était d' avis. Quel travail,
d' ailleurs ? La source des commandes s' était tarie
en même temps que les autres. Tous les clients de
Herr Schultze attendaient pour reprendre leurs
relations, la solution légale. Les chefs de
sections, ingénieurs et contremaîtres, privés
d' ordre, ne pouvaient agir.
Il y eut des réunions, des meetings, des discours,
des projets. Il n' y eut pas de plan arrêté, parce
qu' il n' y en avait pas de possible. Le chômage
entraîna bientôt avec lui son cortège de misères,
de désespoirs et de vices. L' atelier vide, le
cabaret se remplissait. Pour chaque cheminée qui
avait cessé de fumer à l' usine, on vit naître un
cabaret dans les villages d' alentour.

p210

Les plus sages des ouvriers, les plus avisés, ceux
qui avaient su prévoir les jours difficiles,
épargner une réserve, se hâtèrent de fuir avec
armes et bagages, -les outils, la literie, chère
au coeur de la ménagère, et les enfants joufflus,
ravis par le spectacle du monde qui se révélait
à eux par la portière du wagon. Ils partirent,
ceux-là, s' éparpillèrent aux quatre coins de
l' horizon, eurent bientôt retrouvé, l' un à l' est,
celui-ci au sud, celui-là au nord, une autre
usine, une autre enclume, un autre foyer...
mais pour un, pour dix qui pouvaient réaliser ce
rêve, combien en était-il que la misère clouait à
la glèbe ! Ceux-là restèrent, l' oeil cave et le
coeur navré !
Ils restèrent, vendant leurs pauvres hardes à
cette nuée d' oiseaux de proie à face humaine qui
s' abat d' instinct sur tous les grands désastres,
acculés en quelques jours aux expédients suprêmes,
bientôt privés de crédit comme de salaire, d' espoir
comme de travail, et voyant s' allonger devant eux,
noir comme l' hiver qui allait s' ouvrir, un avenir
de misère !

p211

xvi deux français contre une ville :
lorsque la nouvelle de la disparition de Schultze
arriva à France-Ville, le premier mot de Marcel
avait été :
" si ce n' était qu' une ruse de guerre ? "
sans doute, à la réflexion, il s' était bien dit que
les résultats d' une telle ruse eussent été si graves
pour Stahlstadt, qu' en bonne logique l' hypothèse
était inadmissible. Mais il s' était dit encore que
la haine ne raisonne pas et que la haine exaspérée
d' un homme tel que Herr Schultze devait, à un
moment donné, le rendre capable de tout sacrifier
à sa passion. Quoi qu' il en pût être, cependant,
il fallait rester sur le qui-vive.
à sa requête, le conseil de défense rédigea
immédiatement une proclamation pour exhorter les
habitants à se tenir en garde contre les fausses
nouvelles semées par l' ennemi dans le but
d' endormir sa vigilance.
Les travaux et les exercices, poussés avec plus
d' ardeur que jamais, accentuèrent la réplique que
France-Ville jugea convenable d' adresser à ce
qui pouvait

p212

à toute force n' être qu' une manoeuvre de Herr
Schultze. Mais les détails, vrais ou faux,
apportés par les journaux de San Francisco, de
Chicago et de New York, les conséquences
financières et commerciales de la catastrophe de
Stahlstadt, tout cet ensemble de preuves
insaisissables, séparément sans force, si puissantes
par leur accumulation, ne permit plus de doute.
Un beau matin, la cité du docteur se réveilla
définitivement sauvée, comme un dormeur qui
échappe à un mauvais rêve par le simple fait de
son réveil. Oui ! France-Ville était évidemment
hors de danger, sans avoir eu à coup férir, et ce
fut Marcel, arrivé à une conviction absolue, qui
lui en donna la nouvelle par tous les moyens de
publicité dont il disposait.
Ce fut alors un mouvement universel de détente et
de joie, un air de fête, un immense soupir de
soulagement. On se serrait les mains, on se
félicitait, on s' invitait à dîner. Les femmes
exhibaient de fraîches toilettes, les hommes se
donnaient momentanément congé d' exercices, de
manoeuvres et de travaux. Tout le monde était
rassuré, satisfait, rayonnant. On aurait dit une
ville de convalescents.
Mais, le plus content de tous, c' était sans
contredit le docteur Sarrasin. Le digne homme se
sentait responsable du sort de tous ceux qui étaient
venus avec confiance se fixer sur son territoire et
se mettre sous sa protection. Depuis un mois, la
crainte de les avoir entraînés à leur perte, lui
qui n' avait en vue que leur bonheur, ne lui avait
pas laissé un moment de repos. Enfin, il était

p213

déchargé d' une si terrible inquiétude et respirait
à l' aise.
Cependant, le danger commun avait uni plus
intimement tous les citoyens. Dans toutes les
classes, on s' était rapproché davantage, on
s' était reconnu frères, animés de sentiments
semblables, touchés par les mêmes intérêts.
Chacun avait senti s' agiter dans son coeur un être
nouveau. Désormais, pour les habitants de
France-Ville, la " patrie " était née. On avait
craint, on avait souffert pour elle, on avait
mieux senti combien on l' aimait.
Les résultats matériels de la mise en état de
défense furent tout à l' avantage de la cité. On
avait appris à connaître ses forces. On n' aurait
plus à les improviser. On était plus sûr de soi.
à l' avenir, à tout événement, on serait prêt.
Enfin, jamais le sort de l' oeuvre du docteur
Sarrasin ne s' était annoncé si brillant. Et, chose
rare, on ne se montra pas ingrat envers Marcel.
Encore que le salut de tous n' eût pas été son
ouvrage, des remerciements publics furent votés
au jeune ingénieur, comme à l' organisateur de la
défense, à celui au dévouement duquel la ville
aurait dû de ne pas périr, si les projets de
Herr Schultze avaient été mis à exécution.
Marcel, cependant, ne trouvait pas que son rôle
fût terminé.
Le mystère qui environnait Stahlstadt pouvait
encore recéler un danger, pensait-il. Il ne se
tiendrait pour satisfait qu' après avoir porté
une lumière complète au milieu même des ténèbres
qui enveloppaient encore la cité de l' acier.

p214

Il résolut donc de retourner à Stahlstadt, et de
ne reculer devant rien pour avoir le dernier mot
de ses derniers secrets.
Le docteur Sarrasin essaya bien de lui représenter
que l' entreprise serait difficile, hérissée de
dangers peut-être ; qu' il allait faire là une sorte
de descente aux enfers ; qu' il pouvait trouver on ne
sait quels abîmes cachés sous chacun de ses pas...
Herr Schultze, tel qu' il le lui avait dépeint,
n' était pas homme à disparaître impunément pour les
autres, à s' ensevelir seul sous les ruines de toutes
ses espérances... on était en droit de tout
redouter de la dernière pensée d' un tel personnage...
elle ne pouvait rappeler que l' agonie terrible du
requin ! ...
" c' est précisément parce que je pense, cher docteur,
que tout ce que vous imaginez est possible, lui
répondit Marcel, que je crois de mon devoir
d' aller à Stahlstadt. C' est une bombe dont il
m' appartient d' arracher la mèche avant qu' elle
n' éclate, et je vous demanderai même la
permission d' emmener Octave avec moi.
-Octave ! S' écria le brave docteur.
-oui ! C' est maintenant un brave garçon sur
lequel on peut compter, et je vous assure que
cette promenade lui fera du bien !
-que Dieu vous protège donc tous les deux ! "
répondit le vieillard ému en l' embrassant.
Le lendemain matin, une voiture, après avoir
traversé les villages abandonnés, déposait
Marcel et Octave à la porte de Stahlstadt. Tous
deux étaient bien équipés,

p216

bien armés, et très décidés à ne pas revenir sans
avoir éclairci ce sombre mystère.
Ils marchaient côte à côte sur le chemin de
ceinture extérieur qui faisait le tour des
fortifications, et la vérité, dont Marcel s' était
obstiné à douter jusqu' à ce moment, se dessinait
maintenant devant lui.
L' usine était complètement arrêtée, c' était évident.
De cette route qu' il longeait avec Octave, sous le
ciel noir, sans une étoile au ciel, il aurait
aperçu, jadis, la lumière du gaz, l' éclair parti de
la bayonnette d' une sentinelle, mille signes de vie
désormais absents. Les fenêtres illuminées des
secteurs se seraient montrées comme autant de
verrières éclatantes. Maintenant, tout était
sombre et muet. La mort seule semblait planer sur
la cité, dont les hautes cheminées se dressaient à
l' horizon comme des squelettes. Les pas de Marcel
et de son compagnon sur la chaussée résonnaient dans
le vide. L' expression de solitude et de désolation
était si forte, qu' Octave ne put s' empêcher de
dire :
" c' est singulier, je n' ai jamais entendu un silence
pareil à celui-ci ! On se croirait dans un
cimetière ! "
il était sept heures, lorsque Marcel et Octave
arrivèrent au bord du fossé, en face de la
principale porte de Stahlstadt. Aucun être vivant
ne se montrait sur la crête de la muraille, et,
des sentinelles qui autrefois s' y dressaient de
distance en distance, comme autant de poteaux
humains, il n' y avait plus la moindre trace. Le
pont-levis était relevé, laissant devant la porte
un gouffre large de cinq à six mètres.

p217

Il fallut plus d' une heure pour réussir à amarrer
un bout de câble en le lançant à tour de bras à
l' une des poutrelles. Après bien des peines
pourtant, Marcel y parvint, et Octave, se
suspendant à la corde, put se hisser à la force
des poignets jusqu' au toit de la porte. Marcel
lui fit alors passer une à une les armes et
munitions, puis il prit à son tour le même chemin.
Il ne resta plus alors qu' à ramener le câble de
l' autre côté de la muraille, à faire descendre tous
les impedimenta comme on les avait hissés, et,
enfin, à se laisser glisser en bas.
Les deux jeunes gens se trouvèrent alors sur le
chemin de ronde que Marcel se rappelait avoir
suivi le premier jour de son entrée à Stahlstadt.
Partout la solitude et le silence le plus complet.
Devant eux s' élevait, noire et muette, la masse
imposante des bâtiments, qui, de leurs mille
fenêtres vitrées, semblaient regarder ces intrus
comme pour leur dire :
" allez-vous-en ! ... vous n' avez que faire de vouloir
pénétrer nos secrets ! "
Marcel et Octave tinrent conseil.
" le mieux est d' attaquer la porte o, que je
connais, " dit Marcel.
Ils se dirigèrent vers l' ouest et arrivèrent
bientôt devant l' arche monumentale qui portait à
son front la lettre o. Les deux battants massifs
de chêne, à gros clous d' acier, étaient fermés.
Marcel s' en approcha, heurta à plusieurs reprises
avec un pavé qu' il ramassa sur la chaussée.

p218

L' écho seul lui répondit.
" allons ! à l' ouvrage ! " cria-t-il à Octave.
Il fallut recommencer le pénible travail du
lancement de l' amarre par-dessus la porte, afin
de rencontrer un obstacle où elle pût s' accrocher
solidement. Ce fut difficile. Mais, enfin, Marcel
et Octave réussirent à franchir la muraille, et se
trouvèrent dans l' axe du secteur o.
" bon ! S' écria Octave, à quoi bon tant de peines ?
Nous voilà bien avancés ! Quand nous avons franchi
un mur, nous en trouvons un autre devant nous !
-silence dans les rangs ! Répondit Marcel... voilà
justement mon ancien atelier. Je ne serai pas fâché
de le revoir et d' y prendre certains outils dont nous
aurons certainement besoin, sans oublier quelques
sachets de dynamite. "
c' était la grande halle de coulée où le jeune alsacien
avait été admis lors de son arrivée à l' usine. Quelle
était lugubre maintenant, avec ses fourneaux éteints,
ses rails rouillés, ses grues poussiéreuses qui
levaient en l' air leurs grands bras éplorés comme
autant de potences ! Tout cela donnait froid au
coeur, et Marcel sentait la nécessité d' une
diversion.
" voici un atelier qui t' intéressera davantage, "
dit-il à Octave en le précédant sur le chemin de
la cantine.
Octave fit un signe d' acquiescement, qui devint
un signe de satisfaction, lorsqu' il aperçut, rangés
en bataille sur une tablette de bois, un régiment de
flacons rouges, jaunes et verts. Quelques boîtes de
conserves montraient aussi leurs étuis de fer-blanc,
poinçonnés aux meilleures

p219

marques. Il y avait là de quoi faire un déjeuner,
dont le besoin, d' ailleurs se faisait sentir. Le
couvert fut donc mis sur le comptoir d' étain, et
les deux jeunes gens reprirent des forces pour
continuer leur expédition.
Marcel, tout en mangeant, songeait à ce qu' il
avait à faire. Escalader la muraille du bloc
central, il n' y avait pas à y songer. Cette
muraille était prodigieusement haute, isolée
de tous les autres bâtiments, sans une saillie
à laquelle on pût accrocher une corde. Pour en
trouver la porte, -porte probablement unique,
-il aurait fallu parcourir tous les secteurs,
et ce n' était pas une opération facile. Restait
l' emploi de la dynamite, toujours bien chanceux,
car il paraissait impossible que Herr Schultze
eût disparu sans semer d' embûches le terrain
qu' il abandonnait, sans opposer des contre-mines
aux mines que ceux qui voudraient s' emparer de
Stahlstadt ne manqueraient pas d' établir. Mais
rien de tout cela n' était pour faire reculer
Marcel.
Voyant Octave refait et reposé, Marcel se
dirigea avec lui vers le bout de la rue qui
formait l' axe du secteur, jusqu' au pied de la
grande muraille en pierre de taille.
" que dirais-tu d' un boyau de mine là-dedans ?
Demanda-t-il.
-ce sera dur, mais nous ne sommes pas des
fainéants ! " répondit Octave, prêt à tout
tenter.
Le travail commença. Il fallut déchausser la
base de la muraille, introduire un levier dans
l' interstice de deux pierres, en détacher une,
et, enfin, à l' aide d' un foret, opérer la percée
de plusieurs petits boyaux parallèles. à

p220

dix heures, tout était terminé, les saucissons
de dynamite étaient en place, et la mèche fut
allumée.
Marcel savait qu' elle durerait cinq minutes,
et comme il avait remarqué que la cantine,
située dans un sous-sol, formait une véritable
cave voûtée, il vint s' y réfugier avec Octave.
Tout à coup, l' édifice et la cave même furent
secoués comme par l' effet d' un tremblement de
terre. Une détonation formidable, pareille à
celle de trois ou quatre batteries de canon
tonnant à la fois, déchira les airs, suivant
de près la secousse. Puis, après deux à trois
secondes, une avalanche de débris projetés de
tous les côtés retomba sur le sol.
Ce fut, pendant quelques instants, un roulement
continu de toits s' effondrant, de poutres craquant,
de murs s' écroulant, au milieu des cascades claires
des vitres cassées.
Enfin, cet horrible vacarme prit fin. Octave et
Marcel quittèrent alors leur retraite.
Si habitué qu' il fût aux prodigieux effets des
substances explosives, Marcel fut émerveillé des
résultats qu' il constata. La moitié du secteur
avait sauté, et les murs démantelés de tous les
ateliers voisins du bloc central ressemblaient à
ceux d' une ville bombardée. De toutes parts les
décombres amoncelés, les éclats de verre et les
plâtres couvraient le sol, tandis que des nuages
de poussière, retombant lentement du ciel où
l' explosion les avait projetés, s' étalaient comme
une neige sur toutes ces ruines.

p221

Marcel et Octave coururent à la muraille
intérieure. Elle était détruite aussi sur une
largeur de quinze à vingt mètres, et de l' autre
côté de la brèche, l' ex-dessinateur du bloc central
aperçut la cour, à lui bien connue, où il avait
passé tant d' heures monotones.
Du moment où cette cour n' était plus gardée, la
grille de fer qui l' entourait n' était pas
infranchissable... elle fut bientôt franchie.
Partout le même silence.
Marcel passa en revue les ateliers où jadis ses
camarades admiraient ses épures. Dans un coin, il
retrouva, à demi ébauché sur sa planche, le dessin
de machine à vapeur qu' il

p222

avait commencé, lorsqu' un ordre de Herr Schultze
l' avait appelé au parc. Au salon de lecture, il
revit les journaux et les livres familiers.
Toutes choses avaient gardé la physionomie d' un
mouvement suspendu, d' une vie interrompue
brusquement.
Les deux jeunes gens arrivèrent à la limite
intérieure du bloc central et se trouvèrent
bientôt au pied de la muraille qui devait, dans
la pensée de Marcel, les séparer du parc.
" est-ce qu' il va falloir encore faire danser ces
moellons-là ? Lui demanda Octave.
-peut-être... mais, pour entrer, nous pourrions
d' abord chercher une porte qu' une simple fusée
enverrait en l' air. "
tous deux se mirent à tourner autour du parc en
longeant la muraille. De temps à autre, ils étaient
obligés de faire un détour, de doubler un corps de
bâtiments qui s' en détachait comme un éperon, ou
d' escalader une grille. Mais ils ne la perdaient
jamais de vue, et ils furent bientôt récompensés
de leurs peines. Une petite porte, basse et
louche, qui interrompait le muraillement, leur
apparut.
En deux minutes, Octave eut percé un trou de vrille
à travers les planches de chêne. Marcel,
appliquant aussitôt son oeil à cette ouverture,
reconnut, à sa vive satisfaction, que, de l' autre
côté, s' étendait le parc tropical avec sa verdure
éternelle et sa température de printemps.

p223

" encore une porte à faire sauter, et nous voilà
dans la place ! Dit-il à son compagnon.
-une fusée pour ce carré de bois, répondit Octave,
ce serait trop d' honneur ! "
et il commença d' attaquer la poterne à grands coups
de pic.
Il l' avait à peine ébranlée, qu' on entendit une
serrure intérieure grincer sous l' effort d' une clé,
et deux verrous glisser dans leurs gardes.
La porte s' entr' ouvrit, retenue en dedans par une
grosse chaîne.
" wer da ? " (qui va là ? ) dit une voix rauque.

p225

xvii explications à coups de fusil :
les deux jeunes gens ne s' attendaient à rien moins
qu' à une pareille question. Ils en furent plus
surpris véritablement qu' ils ne l' auraient été
d' un coup de fusil.
De toutes les hypothèses que Marcel avait
imaginées au sujet de cette ville en léthargie,
la seule qui ne se fût pas présentée à son esprit
était celle-ci : un être vivant lui demandant
tranquillement compte de sa visite. Son entreprise,
presque légitime, si l' on admettait que Stahlstadt
fût complètement déserte, revêtait une tout autre
physionomie, du moment où la cité possédait encore
des habitants. Ce qui n' était, dans le premier cas,
qu' une sorte d' enquête archéologique, devenait, dans
le second, une attaque à main armée avec effraction.
Toutes ces idées se présentèrent à l' esprit de Marcel
avec tant de force, qu' il resta d' abord comme frappé
de mutisme.
" wer da ? " répéta la voix avec un peu
d' impatience.
L' impatience n' était évidemment pas tout à fait
déplacée. Franchir pour arriver à cette porte des
obstacles si variés, escalader des murailles et
faire sauter des quartiers

p226

de ville, tout cela pour n' avoir rien à répondre
lorsqu' on vous demande simplement : qui va là ?
Cela ne laissait pas d' être surprenant.
Une demi-minute suffit à Marcel pour se rendre
compte de la fausseté de sa position, et aussitôt,
s' exprimant en allemand : " ami ou ennemi à votre
gré ! Répondit-il. Je demande à parler à Herr
Schultze. "
il n' avait pas articulé ces mots qu' une exclamation
de surprise se fit entendre à travers la porte
entre-bâillée :
" ach ! "
et, par l' ouverture, Marcel put apercevoir un coin
de favoris rouges, une moustache hérissée, un oeil
hébété, qu' il reconnut aussitôt. Le tout appartenait
à Sigimer, son ancien garde du corps.
" Johann Schwartz ! S' écria le géant avec une
stupéfaction mêlée de joie, Johann Schwartz ! "
le retour inopiné de son prisonnier paraissait
l' étonner presque autant qu' il avait dû l' être de
sa disparition mystérieuse.
" puis-je parler à Herr Schultze ? " répéta Marcel,
voyant qu' il ne recevait d' autre réponse que cette
exclamation.
Sigimer secoua la tête.
" pas d' ordre ! Dit-il. Pas entrer ici sans ordre !
-pouvez-vous du moins faire savoir à Herr Schultze
que je suis là et que je désire l' entretenir ?
-Herr Schultze pas ici ! Herr Schultze parti !
Répondit le géant avec une nuance de tristesse.
-mais où est-il ? Quand reviendra-t-il ?

p227

-ne sais ! Consigne pas changée ! Personne entrer
sans ordre ! "
ces phrases entrecoupées furent tout ce que Marcel
put tirer de Sigimer, qui, à toutes les questions,
opposa un entêtement bestial. Octave finit par
s' impatienter.
" à quoi bon demander la permission d' entrer ? Dit-il.
Il est bien plus simple de la prendre ! "
et il se rua contre la porte pour essayer de la
forcer. Mais la chaîne résista, et une poussée,
supérieure à la sienne, eut bientôt refermé le
battant, dont les deux verrous furent successivement
tirés.
" il faut qu' ils soient plusieurs derrière cette
planche ! " s' écria Octave, assez humilié de ce
résultat.
Il appliqua son oeil au trou de vrille, et, presque
aussitôt, il poussa un cri de surprise :
" il y a un second géant !
-Arminius ? " répondit Marcel.
Et il regarda à son tour par le trou de vrille.
" oui ! C' est Arminius, le collègue de Sigimer ! "
tout à coup, une autre voix, qui semblait venir du
ciel, fit lever la tête à Marcel.
" wer da ? " disait la voix.
C' était celle d' Arminius, cette fois.
La tête du gardien dépassait la crête de la
muraille, qu' il devait avoir atteinte à l' aide
d' une échelle.
" allons, vous le savez bien, Arminius ! Répondit
Marcel. Voulez-vous ouvrir, oui ou non ? "
il n' avait pas achevé ces mots que le canon d' un
fusil

p228

se montra sur la crête du mur. Une détonation
retentit, et une balle vint raser le bord du
chapeau d' Octave.
" eh bien, voilà pour te répondre ! " s' écria Marcel,
qui, introduisant un saucisson de dynamite sous la
porte, la fit voler en éclats.
à peine la brèche était-elle faite, que Marcel et
Octave la carabine au poing et le couteau au dents,
s' élancèrent dans le parc.
Contre le pan du mur, lézardé par l' explosion qu' ils
venaient de franchir, une échelle était encore
dressée, et, au pied de cette échelle, on voyait des
traces de sang. Mais ni Sigimer ni Arminius
n' étaient là pour défendre le passage.
Les jardins s' ouvraient devant les deux assiégeants
dans toute la splendeur de leur végétation. Octave
était émerveillé.
" c' est magnifique ! ... dit-il. Mais attention ! ...
déployons-nous en tirailleurs ! ... ces mangeurs de
choucroute pourraient bien s' être tapis derrière
les buissons ! "
Octave et Marcel se séparèrent, et, prenant chacun
l' un des côtés de l' allée qui s' ouvrait devant eux,
ils avancèrent avec prudence, d' arbre en arbre,
d' obstacle en obstacle, selon les principes de la
stratégie individuelle la plus élémentaire.
La précaution était sage. Ils n' avaient pas fait
cent pas, qu' un second coup de fusil éclata. Une
balle fit sauter l' écorce d' un arbre que Marcel
venait à peine de quitter.

p229

" pas de bêtises ! ... ventre à terre ! " dit Octave
à demi-voix.
Et, joignant l' exemple au précepte, il rampa sur
les genoux et sur les coudes jusqu' à un buisson
épineux qui bordait le rond-point au centre duquel
s' élevait la tour du taureau. Marcel, qui n' avait
pas suivi assez promptement cet avis, essuya un
troisième coup de feu et n' eut que le temps de se
jeter derrière le tronc d' un palmier pour en éviter
un quatrième.
" heureusement que ces animaux-là tirent comme des
conscrits ! Cria Octave à son compagnon, séparé de
lui par une trentaine de pas.
-chut ! Répondit Marcel des yeux autant que des
lèvres. Vois-tu la fumée qui sort de cette fenêtre,
au rez-de-chaussée ? ... c' est là qu' ils sont
embusqués, les bandits ! ... mais je veux leur jouer
un tour de ma façon ! "
en un clin d' oeil, Marcel eut coupé derrière le
buisson un échalas de longueur raisonnable ; puis,
se débarrassant de sa vareuse, il la jeta sur ce
bâton, qu' il surmonta de son chapeau, et il
fabriqua ainsi un mannequin présentable. Il le
planta alors à la place qu' il occupait, de manière
à laisser visibles le chapeau et les deux manches,
et, se glissant vers Octave, il lui siffla dans
l' oreille :
" amuse-les par ici en tirant sur la fenêtre, tantôt
de ta place, tantôt de la mienne ! Moi, je vais les
prendre à revers ! "
et Marcel, laissant Octave tirailler, se coula
discrètement

p230

dans les massifs qui faisaient le tour du
rond-point.
Un quart d' heure se passa, pendant lequel une
vingtaine de balles furent échangées sans résultat.
La veste de Marcel et son chapeau étaient
littéralement criblés ; mais, personnellement,
il ne s' en trouvait pas plus mal. Quant aux
persiennes du rez-de-chaussée, la carabine
d' Octave les avait mises en miettes.
Tout à coup, le feu cessa, et Octave entendit
distinctement ce cri étouffé :
" à moi ! ... je le tiens ! ... "
quitter son abri, s' élancer à découvert dans le
rond-point, monter à l' assaut de la fenêtre, ce
fut pour Octave l' affaire d' une demi-minute. Un
instant après, il tombait dans le salon.
Sur le tapis, enlacés comme deux serpents, Marcel
et Sigimer luttaient désespérément. Surpris par
l' attaque soudaine de son adversaire, qui avait
ouvert à l' improviste une porte intérieure, le
géant n' avait pu faire usage de ses armes. Mais
sa force herculéenne en faisait un redoutable
adversaire, et, quoique jeté à terre, il n' avait
pas perdu l' espoir de reprendre le dessus. Marcel,
de son côté, déployait une vigueur et une
souplesse remarquables.
La lutte eût nécessairement fini par la mort de
l' un des combattants, si l' intervention d' Octave
ne fût arrivée à point pour amener un résultat
moins tragique. Sigimer, pris par les deux bras
et désarmé, se vit attaché de manière à ne pouvoir
plus faire un mouvement.

p231

" et l' autre ? " demanda Octave.
Marcel montra au bout de l' appartement un sofa
sur lequel Arminius était étendu tout sanglant.
" est-ce qu' il a reçu une balle ? Demanda Octave.
-oui, " répondit Marcel.
Puis il s' approcha d' Arminius.
" mort ! Dit-il.
-ma foi, le coquin ne l' a pas volé ! S' écria Octave.
-nous voilà maîtres de la place ! Répondit Marcel.
Nous allons procéder à une visite sérieuse. D' abord
le cabinet de Herr Schultze ! "
du salon d' attente où venait de se passer le dernier
acte du siège, les deux jeunes gens suivirent
l' enfilade d' appartements qui conduisait au
sanctuaire du roi de l' acier.
Octave était en admiration devant toutes ces
splendeurs.

p232

Marcel souriait en le regardant et ouvrait une à
une les portes qu' il rencontrait devant lui
jusqu' au salon vert et or.
Il s' attendait bien à y trouver du nouveau, mais
rien d' aussi singulier que le spectacle qui s' offrit
à ses yeux. On eût dit que le bureau central des
postes de New York ou de Paris, subitement
dévalisé, avait été jeté pêle-mêle dans ce salon.
Ce n' étaient de tous côtés que lettres et paquets
cachetés, sur le bureau, sur les meubles, sur le
tapis. On enfonçait jusqu' à mi-jambe dans cette
inondation. Toute la correspondance financière,
industrielle et personnelle de Herr Schultze,
accumulée de jour en jour dans la boîte extérieure
du parc, et fidèlement relevée par Arminius et
Sigimer, était là dans le cabinet du maître.
Que de questions, de souffrances, d' attentes
anxieuses, de misères, de larmes enfermées dans
ces plis muets à l' adresse de Herr Schultze !
Que de millions aussi, sans doute, en papier, en
chèques, en mandats, en ordres de tout genre ! ...
tout cela dormait là, immobilisé par l' absence de
la seule main qui eût le droit de faire sauter ces
enveloppes fragiles mais inviolables.
" il s' agit maintenant, dit Marcel, de retrouver
la porte secrète du laboratoire ! "
il commença donc à enlever tous les livres de la
bibliothèque. Ce fut en vain. Il ne parvint pas
à découvrir le passage masqué qu' il avait un jour
franchi en compagnie de Herr Schultze. En vain
il ébranla un à un tous les panneaux, et,
s' armant d' une tige de fer qu' il prit dans

p233

la cheminée, il les fit sauter l' un après l' autre !
En vain il sonda la muraille avec l' espoir de
l' entendre sonner le creux ! Il fut bientôt évident
que Herr Schultze, inquiet de n' être plus seul à
posséder le secret de la porte de son laboratoire,
l' avait supprimée.
Mais il avait nécessairement dû en faire ouvrir une
autre.
" où ? ... se demandait Marcel. Ce ne peut être
qu' ici, puisque c' est ici qu' Arminius et
Sigimer ont apporté les lettres ! C' est donc
dans cette salle que Herr Schultze a continué
de se tenir après mon départ ! Je connais assez
ses habitudes pour savoir qu' en faisant murer
l' ancien passage, il aura voulu en avoir un autre
à sa portée, à l' abri des regards indiscrets ! ...
serait-ce une trappe sous le tapis ? "
le tapis ne montrait aucune trace de coupure. Il
n' en fut pas moins décloué et relevé. Le parquet,
examiné feuille à feuille, ne présentait rien de
suspect.
" qui te dit que l' ouverture est dans cette pièce,
demanda Octave.
-j' en suis moralement sûr ! Répondit Marcel.
-alors il ne me reste plus qu' à explorer le
plafond, " dit Octave en montant sur une chaise.
Son dessein était de grimper jusque sur le lustre
et de sonder le tour de la rosace centrale à
coups de crosse de fusil.
Mais Octave ne fut pas plus tôt suspendu au
candélabre doré, qu' à son extrême surprise, il
le vit s' abaisser sous sa main. Le plafond
bascula et laissa à découvert un

p234

trou béant, d' où une légère échelle d' acier
descendit automatiquement jusqu' au ras du
parquet.
C' était comme une invitation à monter.
" allons donc. Nous y voilà ! " dit tranquillement
Marcel ; et il s' élança aussitôt sur l' échelle,
suivi de près par son compagnon.

p235

xviii l' amande du noyau :
l' échelle d' acier s' accrochait par son dernier
échelon au parquet même d' une vaste salle
circulaire, sans communication avec l' extérieur.
Cette salle eût été plongée dans l' obscurité la
plus complète, si une éblouissante lumière
blanchâtre n' eût filtré à travers l' épaisse
vitre d' un oeil-de-boeuf, encastré au centre de
son plancher de chêne. On eût dit le disque
lunaire, au moment où, dans son opposition avec
le soleil, il apparaît dans toute sa pureté.
Le silence était absolu entre ces murs sourds et
aveugles, qui ne pouvaient ni voir ni entendre.
Les deux jeunes gens se crurent dans
l' antichambre d' un monument funéraire.
Marcel, avant d' aller se pencher sur la vitre
étincelante, eut un moment d' hésitation. Il
touchait à son but ! De là, il n' en pouvait
douter, allait sortir l' impénétrable secret
qu' il était venu chercher à Stahlstadt !
Mais son hésitation ne dura qu' un instant.
Octave et lui allèrent s' agenouiller près du
disque et inclinèrent la

p236

tête de manière à pouvoir explorer dans toutes
ses parties la chambre placée au-dessous d' eux.
Un spectacle aussi horrible qu' inattendu s' offrit
alors à leurs regards.
Ce disque de verre, convexe sur ses deux faces,
en forme de lentille, grossissait démesurément
les objets que l' on regardait à travers.
Là était le laboratoire secret de Herr Schultze.
L' intense lumière qui sortait à travers le disque,
comme si c' eût été l' appareil dioptrique d' un
phare, venait d' une double lampe électrique
brûlant encore dans sa cloche vide d' air, que
le courant voltaïque d' une pile puissante
n' avait pas cessé d' alimenter. Au milieu de la
chambre, dans cette atmosphère éblouissante,
une forme humaine, énormément agrandie par la
réfraction de la lentille, -quelque chose
comme un des sphinx du désert lybique, -était
assise dans une immobilité de marbre.
Autour de ce spectre, des éclats d' obus
jonchaient le sol.
Plus de doute ! ... c' était Herr Schultze,
reconnaissable au rictus effrayant de sa
mâchoire, à ses dents éclatantes, mais un
Herr Schultze gigantesque, que l' explosion
de l' un de ses terribles engins avait à la fois
asphyxié et congelé sous l' action d' un froid
terrible !
Le roi de l' acier était devant sa table, tenant
une plume de géant, grande comme une lance, et
il semblait écrire encore ! N' eût été le regard
atone de ses pupilles dilatées, l' immobilité de
sa bouche, on l' aurait cru vivant. Comme ces
mammouths que l' on retrouve

p238

enfouis dans les glaçons des régions polaires,
ce cadavre était là, depuis un mois, caché à
tous les yeux. Autour de lui tout était encore
gelé, les réactifs dans leurs bocaux, l' eau dans
ses récipients, le mercure dans sa cuvette !
Marcel, en dépit de l' horreur de ce spectacle,
eut un mouvement de satisfaction en se disant
combien il était heureux qu' il eût pu observer
du dehors l' intérieur de ce laboratoire, car
très certainement Octave et lui auraient été
frappés de mort en y pénétrant.
Comment donc s' était produit cet effroyable
accident ? Marcel le devina sans peine,
lorsqu' il eut remarqué que les fragments d' obus,
épars sur le plancher, n' étaient autres que de
petits morceaux de verre. Or, l' enveloppe
intérieur, qui contenait l' acide carbonique
liquide dans les projectiles asphyxiants de Herr
Schultze, vu la pression

p239

formidable qu' elle avait à supporter, était
faite de ce verre trempé, qui a dix à douze
fois la résistance du verre ordinaire ; mais
un des défauts de ce produit, qui était encore
tout nouveau, c' est que, par l' effet d' une
action moléculaire mystérieuse, il éclate
subitement, quelquefois, sans raison apparente.
C' est ce qui avait dû arriver. Peut-être même
la pression intérieure avait-elle provoqué plus
inévitablement encore l' éclatement de l' obus
qui avait été déposé dans le laboratoire. L' acide
carbonique, subitement décomprimé, avait alors
déterminé, en retournant à l' état gazeux, un
effroyable abaissement de la température ambiante.
Toujours est-il que l' effet avait dû être
foudroyant. Herr Schultze, surpris par la mort
dans l' attitude qu' il avait au moment de
l' explosion, s' était instantanément momifié au
milieu d' un froid de cent degrés au-dessous de
zéro.
Une circonstance frappa surtout Marcel, c' est que
le roi de l' acier avait été frappé pendant qu' il
écrivait.
Or, qu' écrivait-il sur cette feuille de papier
avec cette plume que sa main tenait encore ? Il
pouvait être intéressant de recueillir la dernière
pensée, de connaître le dernier mot d' un tel
homme.
Mais comment se procurer ce papier ? Il ne fallait
pas songer un instant à briser le disque lumineux
pour descendre dans le laboratoire. Le gaz acide
carbonique, emmagasiné sous une effroyable pression,
aurait fait irruption au dehors, et asphyxié tout
être vivant qu' il eût enveloppé de ses vapeurs
irrespirables. C' eût été

p240

courir à une mort certaine, et, évidemment, les
risques étaient hors de proportion avec les
avantages que l' on pouvait recueillir de la
possession de ce papier.
Cependant, s' il n' était pas possible de reprendre
au cadavre de Herr Schultze les dernières lignes
tracées par sa main, il était probable qu' on
pourrait les déchiffrer, agrandies qu' elles
devaient être par la réfraction de la lentille.
Le disque n' était-il pas là, avec les puissants
rayons qu' il faisait converger sur tous les objets
renfermés dans ce laboratoire, si puissamment
éclairé par la double lampe électrique ?
Marcel connaissait l' écriture de Herr Schultze,
et, après quelques tâtonnements, il parvint à lire
les dix lignes suivantes.
Ainsi que tout ce qu' écrivait Herr Schultze,
c' était plutôt un ordre qu' une instruction.
" ordre à b k r z d' avancer de quinze jours
l' expédition projetée contre France-Ville.
-sitôt cet ordre reçu, exécuter les mesures
par moi prises. -il faut que l' expérience, cette
fois, soit foudroyante et complète. -ne changez
pas un iota à ce que j' ai décidé. -je veux que
dans quinze jours France-Ville soit une cité
morte et que pas un de ses habitants ne survive.
-il me faut une Pompéi moderne, et que ce soit en
même temps l' effroi et l' étonnement du monde
entier. -mes ordres bien exécutés rendent ce
résultat inévitable.
" vous m' expédierez les cadavres du docteur Sarrasin
et de Marcel Bruckmann. -je veux les voir et les
avoir.
" Schultz "

p241

cette signature était inachevée ; l' e final et le
paraphe habituel y manquaient.
Marcel et Octave demeurèrent d' abord muets et
immobiles devant cet étrange spectacle, devant
cette sorte d' évocation d' un génie malfaisant,
qui touchait au fantastique.
Mais il fallut enfin s' arracher à cette lugubre
scène.
Les deux amis, très émus, quittèrent donc la
salle, située au-dessus du laboratoire.
Là, dans ce tombeau où régnerait l' obscurité
complète, lorsque la lampe s' éteindrait faute de
courant électrique, le cadavre du roi de l' acier
allait rester seul, desséché comme une de ces momies
des pharaons que vingt siècles n' ont pu réduire en
poussière ! ...
une heure plus tard, après avoir délié Sigimer,
fort embarrassé de la liberté qu' on lui rendait,
Octave et Marcel quittaient Stahlstadt et
reprenaient la route de France-Ville, où ils
rentraient le soir même.
Le docteur Sarrasin travaillait dans son cabinet,
lorsqu' on lui annonça le retour des deux jeunes
gens.
" qu' ils entrent ! S' écria-t-il, qu' ils entrent
vite ! "
son premier mot en les voyant tous deux fut :
" eh bien ?
-docteur, répondit Marcel, les nouvelles que
nous vous apportons de Stahlstadt vous mettront
l' esprit en repos et pour longtemps. Herr Schultze
n' est plus ! Herr Schultze est mort !
-mort ! " s' écria le docteur Sarrasin.

p242

Le bon docteur demeura pensif quelque temps devant
Marcel, sans ajouter un mot.
" mon pauvre enfant, lui dit-il, après s' être remis,
comprends-tu que cette nouvelle qui devrait me
réjouir puisqu' elle éloigne de nous ce que j' éxècre
le plus, la guerre, et la guerre la plus injuste,
la moins motivée ! Comprends-tu qu' elle m' ait,
contre toute raison, serré le coeur ! Ah !
Pourquoi cet homme aux facultés puissantes
s' était-il constitué notre ennemi ! Pourquoi
surtout n' a-t-il pas mis ses rares qualités
intellectuelles au service du bien ? Que de
forces perdues dont l' emploi eût été utile, si
l' on avait pu les associer avec les nôtres et
leur donner un but commun ! Voilà ce qui tout
d' abord m' a frappé, quand tu m' as dit : " Herr
Schultze est mort. " mais, maintenant, raconte-moi,
ami, ce que tu sais de cette fin inattendue.
-Herr Schultze, reprit Marcel, a trouvé la mort
dans le mystérieux laboratoire qu' avec une habileté
diabolique il s' était appliqué à rendre inaccessible
de son vivant. Nul autre que lui n' en connaissait
l' existence, et nul, par conséquent, n' eût pu y
pénétrer même pour lui porter secours. Il a donc
été victime de cette incroyable concentration de
toutes les forces rassemblées dans ses mains, sur
laquelle il avait compté bien à tort pour être
à lui seul la clef de toute son oeuvre, et cette
concentration, à l' heure marquée de Dieu, s' est
soudain tournée contre lui et contre son but !
-il n' en pouvait être autrement ! Répondit le
docteur Sarrasin. Herr Schultze était parti
d' une donnée absolument

p243

erronée. En effet, le meilleur gouvernement
n' est-il pas celui dont le chef, après sa mort,
peut être le plus facilement remplacé, et qui
continue de fonctionner précisément parce que
ses rouages n' ont rien de secret ?
-vous allez voir, docteur, répondit Marcel, que
ce qui s' est passé à Stahlstadt est la démonstration,
ipso facto, de ce que vous venez de dire. J' ai
trouvé Herr Schultze assis devant son bureau,
point central d' où partaient tous les ordres
auxquels obéissait la cité de l' acier, sans que
jamais un seul eût été discuté. La mort lui avait
à ce point laissé l' attitude et toutes les
apparences de la vie, que j' ai cru un instant que
ce spectre allait me parler ! ... mais l' inventeur
a été le martyr de sa propre invention ! Il a été
foudroyé par l' un de ces obus qui devaient
anéantir notre ville ! Son arme s' est brisée dans
sa main, au moment même où il allait tracer la
dernière lettre d' un ordre d' extermination !
écoutez ! "
et Marcel lut à haute voix les terribles lignes,
tracées par la main d' Herr Schultze, dont il
avait pris copie.
Puis, il ajouta :
" ce qui d' ailleurs m' eût prouvé mieux encore que
Herr Schultze était mort, si j' avais pu en
douter plus longtemps, c' est que tout avait cessé
de vivre autour de lui ! C' est que tout avait cessé
de respirer dans Stahlstadt ! Comme au palais de
la belle au bois dormant, le sommeil avait
suspendu toutes les vies, arrêté tous les
mouvements ! La paralysie du maître avait du
même coup paralysé les serviteurs et s' était
étendue jusqu' aux instruments !

p244

-oui, répondit le docteur Sarrasin, il y a eu,
là, justice de Dieu ! C' est en voulant précipiter
hors de toute mesure son attaque contre nous,
c' est en forçant les ressorts de son action, que
Herr Schultze a succombé !
-en effet, répondit Marcel ; mais, maintenant,
docteur, ne pensons plus au passé et soyons tout
au présent. Herr Schultze mort, si c' est la paix
pour nous, c' est aussi la ruine pour l' admirable
établissement qu' il avait créé, et provisoirement,
c' est la faillite. Des imprudences, colossales
comme tout ce que le roi de l' acier imaginait,
ont creusé dix abîmes. Aveuglé, d' une part, par
ses succès, de l' autre par sa passion contre la
France et contre vous, il a fourni d' immenses
armements, sans prendre de garanties suffisantes,
à tout ce qui pouvait nous être ennemi. Malgré
cela, et bien que le payement de la plupart de
ces créances puisse se faire attendre longtemps,
je crois qu' une main ferme pourrait remettre
Stahlstadt sur pied et faire tourner au bien les
forces qu' elle avait accumulées pour le mal.
Herr Schultze n' a qu' un héritier possible,
docteur, et cet héritier, c' est vous. Il ne faut
pas laisser périr son oeuvre. On croit trop en
ce monde qu' il n' y a que profit à tirer de
l' anéantissement d' une force rivale. C' est une
grande erreur, et vous tomberez d' accord avec moi,
je l' espère, qu' il faut au contraire sauver de cet
immense naufrage tout ce qui peut servir au bien
de l' humanité. Or, à cette tâche, je suis prêt à
me dévouer tout entier.
-Marcel a raison, répondit Octave, en serrant la

p245

main de son ami, et me voilà prêt à travailler sous
ses ordres, si mon père y consent.
-je vous approuve, mes chers enfants, dit le
docteur Sarrasin. Oui, Marcel, les capitaux
ne nous manqueront pas, et, grâce à toi, nous
aurons, dans Stahlstadt ressuscitée, un arsenal
d' instruments tel, que personne au monde ne
pensera plus désormais à nous attaquer ! Et,
comme en même temps que nous serons les plus forts
nous tâcherons d' être aussi les plus justes, nous
ferons aimer les bienfaits de la paix et de la
justice à tout ce qui nous entoure. Ah ! Marcel,
que de beaux rêves ! Et quand je sens que par toi
et avec toi je pourrai en voir accomplir une partie,
je me demande pourquoi... oui ! Pourquoi je n' ai
pas deux fils ! ... pourquoi tu n' es pas le frère
d' Octave ! ... à nous trois, rien ne m' eût paru
impossible ! ... "

p247

xix une affaire de famille :
peut-être, dans le courant de ce récit, n' a-t-il
pas été suffisamment question des affaires
personnelles de ceux qui en sont les héros. C' est
une raison de plus pour qu' il soit permis d' y
revenir et de penser enfin à eux pour eux-mêmes.
Le bon docteur, il faut le dire, n' appartenait pas
tellement à l' être collectif, à l' humanité, que
l' individu tout entier disparût pour lui, alors
même qu' il venait de s' élancer en plein idéal. Il
fut donc frappé de la pâleur subite qui venait de
couvrir le visage de Marcel à ses dernières
paroles. Ses yeux cherchèrent à lire dans ceux
du jeune homme le sens caché de cette soudaine
émotion. Le silence du vieux praticien interrogeait
le silence du jeune ingénieur et attendait peut-être
que celui-ci le rompît ; mais Marcel, redevenu
maître de lui par un rude effort de volonté, n' avait
pas tardé à retrouver tout son sang-froid. Son
teint avait repris ses couleurs naturelles, et son
attitude n' était plus que celle d' un homme qui
attend la suite d' un entretien commencé.

p248

Le docteur Sarrasin, un peu impatienté peut-être de
cette prompte reprise de Marcel par lui-même, se
rapprocha de son jeune ami ; puis, par un geste
familier de sa profession de médecin, il s' empara
de son bras et le tint comme il eût fait de celui
d' un malade dont il aurait voulu discrètement ou
distraitement tâter le pouls.
Marcel s' était laissé faire sans trop se rendre
compte de l' intention du docteur, et comme il ne
desserrait pas les lèvres :
" mon grand Marcel, lui dit son vieil ami, nous
reprendrons plus tard notre entretien sur les
futures destinées de Stahlstadt. Mais il n' est
pas défendu, alors même qu' on se voue à
l' amélioration du sort de tous, de s' occuper
aussi du sort de ceux qu' on aime, de ceux qui
vous touchent de plus près. Eh bien, je crois
le moment venu de te raconter ce qu' une jeune
fille, dont je te dirai le nom tout à l' heure,
répondait, il n' y a pas longtemps encore, à son
père et à sa mère, à qui, pour la vingtième fois
depuis un an, on venait la demander en mariage.
Les demandes étaient pour la plupart de celles
que les plus difficiles auraient eu le droit
d' accueillir, et cependant la jeune fille
répondait non, et toujours non ! "
à ce moment, Marcel, d' un mouvement un peu
brusque, dégagea son poignet resté jusque-là
dans la main du docteur.
Mais, soit que celui-ci se sentît suffisamment
édifié sur la santé de son patient, soit qu' il
ne se fût pas aperçu

p249

que le jeune homme lui eût retiré tout à la fois
son bras et sa confiance, il continua son récit
sans paraître tenir compte de ce petit incident.
" mais enfin, disait à sa fille la mère de la jeune
personne dont je te parle, dis-nous au moins les
raisons de ces refus multipliés. éducation,
fortune, situation honorable, avantages physiques,
tout est là ! Pourquoi ces non si fermes, si
résolus, si prompts, à des demandes que tu ne te
donnes pas même la peine d' examiner ? Tu es moins
péremptoire d' ordinaire ! "
" devant cette objurgation de sa mère, la jeune fille
se décida enfin à parler, et alors, comme c' est un
esprit net et un coeur droit, une fois résolue à
rompre le silence, voici ce qu' elle dit :
" je vous répond " non " avec autant de sincérité que
j' en mettrais à vous répondre " oui " , chère maman,
si oui était en effet prêt à sortir de mon coeur.
Je tombe d' accord avec vous que bon nombre des
partis que vous m' offrez sont à des degrés divers
acceptables ; mais, outre que j' imagine que toutes
ces demandes s' adressent beaucoup plus à ce qu' on
appelle le plus beau, c' est-à-dire le plus riche
parti de la ville, qu' à ma personne, et que cette
idée-là ne serait pas pour me donner l' envie de
répondre oui, j' oserai vous dire, puisque vous le
voulez, qu' aucune de ces demandes n' est celle que
j' attendais, celle que j' attends encore, et
j' ajouterai que, malheureusement, celle que
j' attends pourra se faire attendre longtemps, si
jamais elle arrive !

p250

" -eh quoi ! Mademoiselle, dit la mère stupéfaite,
vous... "
" elle n' acheva pas sa phrase faute de savoir
comment la terminer, et, dans sa détresse, elle
tourna vers son mari des regards qui imploraient
visiblement aide et secours.
" mais, soit qu' il ne tînt pas à entrer dans cette
bagarre, soit qu' il trouvât nécessaire qu' un peu
plus de lumière se fît entre la mère et la fille
avant d' intervenir, le mari n' eut pas l' air de
comprendre, si bien que la pauvre enfant, rouge
d' embarras et peut-être aussi d' un peu de colère,
prit soudain le parti d' aller jusqu' au bout.
" je vous ai dit, chère mère, reprit-elle, que la
demande que j' espérais pourrait bien se faire
attendre longtemps, et qu' il n' était même pas
impossible qu' elle ne se fît jamais. J' ajoute
que ce retard, fût-il indéfini, ne saurait ni
m' étonner ni me blesser. J' ai le malheur d' être,
dit-on, très riche ; celui qui devrait faire
cette demande est très pauvre ; alors il ne la
fait pas et il a raison. C' est à lui d' attendre...
" -pourquoi pas à nous d' arriver, " dit la mère,
voulant peut-être arrêter sur les lèvres de sa
fille les paroles qu' elle craignait d' entendre.
" ce fut alors que le mari intervint.
" ma chère amie, dit-il en prenant affectueusement
les deux mains de sa femme, ce n' est pas
impunément qu' une mère aussi justement écoutée de
sa fille que vous, célèbre devant elle, depuis
qu' elle est au monde ou peu s' en faut, les louanges
d' un beau et brave garçon

p251

qui est presque de notre famille, qu' elle fait
remarquer à tous la solidité de son caractère,
et qu' elle applaudit à ce que dit son mari,
lorsque celui-ci a l' occasion de vanter à son
tour son intelligence hors ligne, quand il parle
avec attendrissement des mille preuves de
dévouement qu' il en a reçues ! Si celle qui
voyait ce jeune homme, distingué entre tous par
son père et par sa mère, ne l' avait pas remarqué
à son tour, elle aurait manqué à tous ses devoirs !
" -ah ! Père, s' écria alors la jeune fille en se
jetant dans les bras de sa mère pour y cacher son
trouble, si vous m' aviez devinée, pourquoi m' avoir
forcée de parler !
" -pourquoi ? Reprit le père, mais pour avoir la
joie de t' entendre, ma mignonne, pour être plus
assuré encore que je ne me trompais pas, pour
pouvoir enfin te dire et te faire dire par ta mère
que nous approuvons le chemin qu' a pris ton coeur,
que ton choix comble tous nos voeux, et que, pour
épargner à l' homme pauvre et fier dont il s' agit
de faire une demande à laquelle sa délicatesse
répugne, cette demande, c' est moi qui la ferai,
-oui ! Je la ferai, parce que j' ai lu dans son
coeur comme dans le tien ! Sois donc tranquille !
à la première bonne occasion qui se présentera,
je me permettrai de demander à Marcel, si, par
impossible, il ne lui plairait pas d' être mon
gendre ! ... "
pris à l' improviste par cette brusque péroraison,
Marcel s' était dressé sur ses pieds comme s' il
eût été mû par

p252

un ressort. Octave lui avait silencieusement serré
la main pendant que le docteur Sarrasin lui tendait
les bras. Le jeune alsacien était pâle comme un mort.
Mais n' est-ce pas l' un des aspects que prend le
bonheur, dans les âmes fortes, quand il y entre
sans avoir crié : gare ! ...

p253

conclusion :
France-Ville, débarrassée de toute inquiétude,
en paix avec tous ses voisins, bien administrée,
heureuse, grâce à la sagesse de ses habitants, est
en pleine prospérité. Son bonheur, si justement
mérité, ne lui fait pas d' envieux, et sa force
impose le respect aux plus batailleurs.
La cité de l' acier n' était qu' une usine formidable,
qu' un engin de destruction redouté sous la main de
fer de Herr Schultze ; mais, grâce à Marcel
Bruckmann, sa liquidation s' est opérée sans
encombre pour personne, et Stahlstadt est devenue
un centre de production incomparable pour toutes les
industries utiles.
Marcel est, depuis un an, le très heureux époux de
Jeanne, et la naissance d' un enfant vient
d' ajouter à leur félicité.
Quant à Octave, il s' est mis bravement sous les
ordres de son beau-frère, et le seconde de tous ses
efforts. Sa soeur est maintenant en train de le
marier à l' une de ses amies, charmante d' ailleurs,
dont les qualités de bon sens et de raison
garantiront son mari contre toutes rechutes.
Les voeux du docteur et de sa femme sont donc
remplis, et, pour tout dire, ils seraient au comble
du bonheur

p254

et même de la gloire, -si la gloire avait jamais
figuré pour quoi que ce soit dans le programme de
leurs honnêtes ambitions.
On peut donc assurer dès maintenant que l' avenir
appartient aux efforts du docteur Sarrasin et de
Marcel Bruckmann, et que l' exemple de
France-Ville et de Stahlstadt, usine et cité
modèles, ne sera pas perdu pour les générations
futures.