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[Les] enfants du Capitaine Grant [Document électronique] / Jules Verne


1E PARTIE



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chapitre I balance-fish
le 26 juillet 1864, par une forte brise du nord-est,
un magnifique yacht évoluait à toute vapeur sur les
flots du canal du nord. Le pavillon d' Angleterre
battait à sa corne d' artimon ; à l' extrémité du
grand mât, un guidon bleu portait les initiales
E G, brodées en or et surmontées d' une couronne
ducale. Ce yacht se nommait le Duncan ; il
appartenait à lord Glenarvan, l' un des seize pairs
écossais qui siègent à la chambre haute, et le
membre le plus distingué du " royal-thames-yacht-club " ,
si célèbre dans tout le royaume-uni.
Lord Edward Glenarvan se trouvait à bord avec sa
jeune femme, lady Helena, et l' un de ses cousins,
le major Mac Nabbs.
Le Duncan, nouvellement construit, était venu
faire ses essais à quelques milles au dehors du
golfe de la Clyde, et cherchait à rentrer à
Glasgow ; déjà l' île d' Arran se relevait à
l' horizon, quand le matelot de vigie signala un
énorme poisson qui s' ébattait dans le sillage du
yacht.

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Le capitaine John Mangles fit aussitôt prévenir
lord Edward de cette rencontre. Celui-ci monta sur
la dunette avec le major Mac Nabbs, et demanda au
capitaine ce qu' il pensait de cet animal.
" vraiment, votre honneur, répondit John Mangles,
je pense que c' est un requin d' une belle taille.
-un requin dans ces parages ! S' écria Glenarvan.
-cela n' est pas douteux, reprit le capitaine ; ce
poisson appartient à une espèce de requins qui se
rencontre dans toutes les mers et sous toutes les
latitudes. C' est le " balance-fish " , et je me trompe
fort, ou nous avons affaire à l' un de ces
coquins-là ! Si votre honneur y consent, et pour peu
qu' il plaise à lady Glenarvan d' assister à une
pêche curieuse, nous saurons bientôt à quoi nous
en tenir.
-qu' en pensez-vous, Mac Nabbs ? Dit lord
Glenarvan au major ; êtes-vous d' avis de tenter
l' aventure ?
-je suis de l' avis qu' il vous plaira, répondit
tranquillement le major.
-d' ailleurs, reprit John Mangles, on ne saurait
trop exterminer ces terribles bêtes. Profitons de
l' occasion, et, s' il plaît à votre honneur, ce sera
à la fois un émouvant spectacle et une bonne
action.
-faites, John, " dit lord Glenarvan.
Puis il envoya prévenir lady Helena, qui le
rejoignit sur la dunette, fort tentée vraiment par
cette pêche émouvante.
La mer était magnifique ; on pouvait facilement
suivre à sa surface les rapides évolutions du squale,
qui plongeait ou s' élançait avec une surprenante
vigueur. John Mangles donna ses ordres. Les
matelots jetèrent par-dessus les bastingages de
tribord une forte corde,

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munie d' un émerillon amorcé avec un épais morceau de
lard. Le requin, bien qu' il fût encore à une distance
de cinquante yards, sentit l' appât offert à sa
voracité. Il se rapprocha rapidement du yacht. On
voyait ses nageoires, grises à leur extrémité, noires
à leur base, battre les flots avec violence, tandis
que son appendice caudal le maintenait dans une ligne
rigoureusement droite. à mesure qu' il s' avançait, ses
gros yeux saillants apparaissaient, enflammés par la
convoitise, et ses mâchoires béantes, lorsqu' il se
retournait, découvraient une quadruple rangée de
dents. Sa tête était large et disposée comme un
double marteau au bout d' un manche. John Mangles
n' avait pu s' y tromper ; c' était là le plus vorace
échantillon de la famille des squales, le
poisson-balance des anglais, le poisson-juif des
provençaux.
Les passagers et les marins du Duncan
suivaient avec une vive attention les mouvements du
requin. Bientôt l' animal fut à portée de l' émerillon ;
il se retourna sur le dos pour le mieux saisir, et
l' énorme amorce disparut dans son vaste gosier.
Aussitôt il " se ferra " lui-même en donnant une
violente secousse au câble, et les matelots halèrent
le monstrueux squale au moyen d' un palan frappé à
l' extrémité de la grande vergue. Le requin se
débattit violemment, en se voyant arracher de son
élément naturel. Mais on eut raison de sa violence.
Une corde munie d' un noeud coulant le saisit par la
queue et paralysa ses mouvements. Quelques instants
après, il était enlevé au-dessus des bastingages et
précipité sur le pont du yacht. Aussitôt, un des
marins s' approcha de lui, non sans précaution, et,
d' un coup de hache porté avec vigueur, il trancha la
formidable queue de l' animal.
La pêche était terminée ; il n' y avait plus rien à
craindre de la part du monstre ; la vengeance des
marins se trouvait satisfaite, mais non leur
curiosité. En effet, il est d' usage à bord de tout
navire de visiter soigneusement l' estomac du requin.
Les matelots connaissent sa

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voracité peu délicate, s' attendent à quelque
surprise, et leur attente n' est pas toujours
trompée.
Lady Glenarvan ne voulut pas assister à cette
répugnante " exploration " , et elle rentra dans la
dunette. Le requin haletait encore ; il avait dix
pieds de long et pesait plus de six cents livres.
Cette dimension et ce poids n' ont rien
d' extraordinaire ; mais si le balance-fish n' est
pas classé parmi les géants de l' espèce, du moins
compte-t-il au nombre des plus redoutables.
Bientôt l' énorme poisson fut éventré à coups de
hache, et sans plus de cérémonies. L' émerillon avait
pénétré jusque dans l' estomac, qui se trouva
absolument vide ; évidemment l' animal jeûnait depuis
longtemps, et les marins désappointés allaient en
jeter les débris à la mer, quand l' attention du
maître d' équipage fut attirée par un objet grossier,
solidement engagé dans l' un des viscères.
" eh ! Qu' est-ce que cela ? S' écria-t-il.
-cela, répondit un des matelots, c' est un morceau
de roc que la bête aura avalé pour se lester.
-bon ! Reprit un autre, c' est bel et bien un
boulet ramé que ce coquin-là a reçu dans le ventre,
et qu' il n' a pas encore pu digérer.
-taisez-vous donc, vous autres, répliqua Tom
Austin, le second du yacht, ne voyez-vous pas que
cet animal était un ivrogne fieffé, et que pour n' en
rien perdre il a bu non seulement le vin, mais encore
la bouteille ?
-quoi ! S' écria lord Glenarvan, c' est une bouteille
que ce requin a dans l' estomac !
-une véritable bouteille, répondit le maître
d' équipage. Mais on voit bien qu' elle ne sort pas
de la cave.
-eh bien, Tom, reprit lord Edward, retirez-la
avec précaution ; les bouteilles trouvées en mer
renferment souvent des documents précieux.
-vous croyez ? Dit le major Mac Nabbs.
-je crois, du moins, que cela peut arriver.

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-oh ! Je ne vous contredis point, répondit le major,
et il y a peut-être là un secret.
-c' est ce que nous allons savoir, dit Glenarvan.
Eh bien, Tom ?
-voilà, répondit le second, en montrant un objet
informe qu' il venait de retirer, non sans peine, de
l' estomac du requin.
-bon, dit Glenarvan, faites laver cette vilaine
chose, et qu' on la porte dans la dunette. "
Tom obéit, et cette bouteille, trouvée dans des
circonstances si singulières, fut déposée sur la
table du carré, autour de laquelle prirent place
lord Glenarvan, le major Mac Nabbs, le capitaine
John Mangles et lady Helena, car une femme est,
dit-on, toujours un peu curieuse.
Tout fait événement en mer. Il y eut un moment de
silence. Chacun interrogeait du regard cette épave
fragile. Y avait-il là le secret de tout un
désastre, ou seulement un message insignifiant
confié au gré des flots par quelque navigateur
désoeuvré ?
Cependant, il fallait savoir à quoi s' en tenir, et
Glenarvan procéda sans plus attendre à l' examen de
la bouteille ; il prit, d' ailleurs, toutes les
précautions voulues en pareilles circonstances ; on
eût dit un coroner relevant les particularités d' une
affaire grave ; et Glenarvan avait raison, car
l' indice le plus insignifiant en apparence peut
mettre souvent sur la voie d' une importante
découverte.
Avant d' être visitée intérieurement, la bouteille fut
examinée à l' extérieur. Elle avait un col effilé,
dont le goulot vigoureux portait encore un bout de
fil de fer entamé par la rouille ; ses parois, très
épaisses et capables de supporter une pression de
plusieurs atmosphères, trahissaient une origine
évidemment champenoise. Avec ces bouteilles-là,
les vignerons d' Aï ou d' épernay

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cassent des bâtons de chaise, sans qu' elles aient
trace de fêlure. Celle-ci avait donc pu supporter
impunément les hasards d' une longue pérégrination.
" une bouteille de la maison Cliquot " , dit
simplement le major.
Et, comme il devait s' y connaître, son affirmation
fut acceptée sans conteste.
" mon cher major, répondit Helena, peu importe ce
qu' est cette bouteille, si nous ne savons pas d' où
elle vient.
-nous le saurons, ma chère Helena, dit lord
Edward, et déjà l' on peut affirmer qu' elle vient
de loin. Voyez les matières pétrifiées qui la
recouvrent, ces substances minéralisées, pour ainsi
dire, sous l' action des eaux de la mer ! Cette
épave avait déjà fait un long séjour dans l' océan
avant d' aller s' engloutir dans le ventre d' un
requin.
-il m' est impossible de ne pas être de votre avis,
répondit le major, et ce vase fragile, protégé par
son enveloppe de pierre, a pu faire un long
voyage.
-mais d' où vient-il ? Demanda lady Glenarvan.
-attendez, ma chère Helena, attendez ; il faut
être patient avec les bouteilles. Ou je me trompe
fort, ou celle-ci va répondre elle-même à toutes
nos questions. "
et, ce disant, Glenarvan commença à gratter les
dures matières qui protégeaient le goulot ; bientôt
le bouchon apparut, mais fort endommagé par l' eau
de mer.
" circonstance fâcheuse, dit Glenarvan, car s' il se
trouve là quelque papier, il sera en fort mauvais
état.
-c' est à craindre, répliqua le major.
-j' ajouterai, reprit Glenarvan, que cette bouteille
mal bouchée ne pouvait tarder à couler bas, et il est
heureux que ce requin l' ait avalée pour nous
l' apporter à bord du Duncan.
-sans doute, répondit John Mangles, et cependant
mieux eût valu la pêcher en pleine mer, par une
longitude et une latitude bien déterminées. On peut
alors,

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en étudiant les courants atmosphériques et marins,
reconnaître le chemin parcouru ; mais avec un facteur
comme celui-là, avec ces requins qui marchent contre
vent et marée, on ne sait plus à quoi s' en tenir.
-nous verrons bien, " répondit Glenarvan.
En ce moment, il enlevait le bouchon avec le plus
grand soin, et une forte odeur saline se répandit
dans la dunette. " eh bien ? Demanda lady Helena,
avec une impatience toute féminine.
-oui ! Dit Glenarvan, je ne me trompais pas ! Il
y a là des papiers !
-des documents ! Des documents ! S' écria lady
Helena.
-seulement, répondit Glenarvan, ils paraissent
être rongés par l' humidité, et il est impossible de
les retirer, car ils adhèrent aux parois de la
bouteille.
-cassons-la, dit Mac Nabbs.
-j' aimerais mieux la conserver intacte, répliqua
Glenarvan.
-moi aussi, répondit le major.
-sans nul doute, dit lady Helena, mais le contenu
est plus précieux que le contenant, et il vaut mieux
sacrifier celui-ci à celui-là.
-que votre honneur détache seulement le goulot, dit
John Mangles, et cela permettra de retirer le
document sans l' endommager.
-voyons ! Voyons ! Mon cher Edward " , s' écria lady
Glenarvan.
Il était difficile de procéder d' une autre façon,
et quoi qu' il en eût, lord Glenarvan se décida à
briser le goulot de la précieuse bouteille. Il
fallut employer le marteau, car l' enveloppe pierreuse
avait acquis la dureté du granit. Bientôt ses débris
tombèrent sur la table, et l' on aperçut plusieurs
fragments de papier adhérents les uns aux autres.
Glenarvan les retira avec précaution, les sépara,
et les étala devant ses yeux, pendant que lady
Helena, le major et le capitaine se pressaient
autour de lui.

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chapitre ii les trois documents
ces morceaux de papier, à demi détruits par l' eau de
mer, laissaient apercevoir quelques mots seulement,
restes indéchiffrables de lignes presque entièrement
effacées. Pendant quelques minutes, lord Glenarvan les
examina avec attention ; il les retourna dans tous
les sens ; il les exposa à la lumière du jour ; il
observa les moindres traces d' écriture respectées
par la mer ; puis il regarda ses amis, qui le
considéraient d' un oeil anxieux.
" il y a là, dit-il, trois documents distincts, et
vraisemblablement trois copies du même document
traduit en trois langues, l' un anglais, l' autre
français, le troisième allemand. Les quelques mots
qui ont résisté ne me laissent aucun doute à cet
égard.
-mais au moins, ces mots présentent-ils un sens ?
Demanda lady Glenarvan.
-il est difficile de se prononcer, ma chère
Helena ; les mots tracés sur ces documents sont
fort incomplets.
-peut-être se complètent-ils l' un par l' autre ?
Dit le major.
-cela doit être, répondit John Mangles ; il est
impossible que l' eau de mer ait rongé ces lignes
précisément aux mêmes endroits, et en rapprochant
ces lambeaux de phrase, nous finirons par leur
trouver un sens intelligible.
-c' est ce que nous allons faire, dit lord
Glenarvan, mais procédons avec méthode. Voici
d' abord le document anglais. "

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ce document présentait la disposition suivante de
lignes et de mots :
62 bri gow sink... etc.
" voilà qui ne signifie pas grand' chose, dit le major
d' un air désappointé.
-quoi qu' il en soit, répondit le capitaine, c' est
là du bon anglais.
-il n' y a pas de doute à cet égard, dit lord
Glenarvan ; les mots sink, aland, that, and,
lost,
sont intacts ; skipp forme évidemment
le mot skipper, et il est question d' un sieur
Gr, probablement le capitaine d' un bâtiment
naufragé.
-ajoutons, dit John Mangles, les mots monit
et ssistance dont l' interprétation est évidente.
-eh mais ! C' est déjà quelque chose, cela, répondit
lady Helena.
-malheureusement, répondit le major, il nous manque
des lignes entières. Comment retrouver le nom du
navire perdu, le lieu du naufrage ?
-nous les retrouverons, dit lord Edward.
-cela n' est pas douteux, répliqua le major, qui
était invariablement de l' avis de tout le monde,
mais de quelle façon ?

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-en complétant un document par l' autre.
-cherchons donc ! " s' écria lady Helena.
Le second morceau de papier, plus endommagé que le
précédent, n' offrait que des mots isolés et disposés
de cette manière :
7 juni glas... etc.
" ceci est écrit en allemand, dit John Mangles, dès
qu' il eut jeté les yeux sur ce papier.
-et vous connaissez cette langue, John ? Demanda
Glenarvan.
-parfaitement, votre honneur.
-eh bien, dites-nous ce que signifient ces quelques
mots. "
le capitaine examina le document avec attention, et
s' exprima en ces termes :
" d' abord, nous voilà fixés sur la date de l' événement ;
7 juni veut dire 7 juin, et en rapprochant
ce chiffre des chiffres 62 fournis par le document
anglais, nous avons cette date complète :
7 juin 1862.
-très bien ! S' écria lady Helena ; continuez,
John.
-sur la même ligne, reprit le jeune capitaine, je
trouve le mot glas, qui, rapproché du mot
gow fourni par le premier document, donne
Glasgow. il s' agit évidemment d' un navire du
port de Glasgow.
-c' est mon opinion, répondit le major.
-la seconde ligne du document manque tout entière,
reprit John Mangles. Mais, sur la troisième, je
rencontre deux mots importants : zwei qui veut
dire deux, et atrosen,

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ou mieux matrosen, qui signifie matelots en
langue allemande.
-ainsi donc, dit lady Helena, il s' agirait d' un
capitaine et de deux matelots ?
-c' est probable, répondit lord Glenarvan.
-j' avouerai à votre honneur, reprit le capitaine,
que le mot suivant, graus, m' embarrasse. Je ne
sais comment le traduire. Peut-être le troisième
document nous le fera-t-il comprendre. Quant aux
deux derniers mots, ils s' expliquent sans
difficultés. bringt ihnen signifie
portez-leur, et si on les rapproche du mot
anglais situé comme eux sur la septième ligne du
premier document, je veux dire du mot assistance,
la phrase portez-leur secours se dégage toute
seule.
-oui ! Portez-leur secours ! Dit Glenarvan, mais
où se trouvent ces malheureux ? Jusqu' ici nous
n' avons pas une seule indication du lieu, et le
théâtre de la catastrophe est absolument inconnu.
-espérons que le document français sera plus
explicite, dit lady Helena.
-voyons le document français, répondit Glenarvan,
et comme nous connaissons tous cette langue, nos
recherches seront plus faciles. "
voici le fac-simile exact du troisième document :
troi ats tannia gonie... etc.
" il y a des chiffres, s' écria lady Helena. Voyez,
messieurs, voyez ! ...
-procédons avec ordre, dit lord Glenarvan, et
commençons

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par le commencement. Permettez-moi de relever un à
un ces mots épars et incomplets. Je vois d' abord,
dès les premières lettres, qu' il s' agit d' un
trois-mâts, dont le nom, grâce aux documents anglais
et français, nous est entièrement conservé : le
Britannia. des deux mots suivants gonie
et austral, le dernier seul a une signification
que vous comprenez tous.
-voilà déjà un détail précieux, répondit John
Mangles ; le naufrage a eu lieu dans l' hémisphère
austral.
-c' est vague, dit le major.
-je continue, reprit Glenarvan. Ah ! Le mot
abor, le radical du verbe aborder. ces
malheureux ont abordé quelque part. Mais où ?
contin ! est-ce donc sur un continent ?
cruel ! ...
- cruel ! s' écria John Mangles, mais voilà
l' explication du mot allemand graus...
grausam... cruel !

-continuons ! Continuons ! Dit Glenarvan, dont
l' intérêt était violemment surexcité à mesure que
le sens de ces mots incomplets se dégageait à ses
yeux. indi... s' agit-il donc de l' Inde
où ces matelots auraient été jetés ? Que signifie
ce mot ongit ? ah ! longitude ! et voici
la latitude : trente-sept degrés onze minutes.
enfin ! Nous avons donc une indication précise.
-mais la longitude manque, dit Mac Nabbs.
-on ne peut pas tout avoir, mon cher major, répondit
Glenarvan, et c' est quelque chose qu' un degré
exact de latitude. Décidément, ce document français
est le plus complet des trois. Il est évident que
chacun d' eux était la traduction littérale des
autres, car ils contiennent tous le même nombre de
lignes. Il faut donc maintenant les réunir, les
traduire en une seule langue, et chercher leur sens
le plus probable, le plus logique et le plus
explicite.
-est-ce en français, demanda le major, en anglais
ou en allemand que vous allez faire cette
traduction ?
-en français, répondit Glenarvan, puisque la
plupart

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des mots intéressants nous ont été conservés dans
cette langue.
-votre honneur a raison, dit John Mangles, et
d' ailleurs ce langage nous est familier.
-c' est entendu. Je vais écrire ce document en
réunissant ces restes de mots et ces lambeaux de
phrase, en respectant les intervalles qui les
séparent, en complétant ceux dont le sens ne peut
être douteux ; puis, nous comparerons et nous
jugerons. "
Glenarvan prit aussitôt la plume, et, quelques
instants après, il présentait à ses amis un papier
sur lequel étaient tracées les lignes suivantes :
7 juin 1862 trois-mâts Britannia Glasgow
sombré... etc.

en ce moment, un matelot vint prévenir le capitaine
que le Duncan embouquait le golfe de la Clyde,
et il demanda ses ordres.
" quelles sont les intentions de votre honneur ? Dit
John Mangles en s' adressant à lord Glenarvan.
-gagner Dumbarton au plus vite, John ; puis,
tandis que lady Helena retournera à Malcolm-Castle,
j' irai jusqu' à Londres soumettre ce document à
l' amirauté " .
John Mangles donna ses ordres en conséquence, et le
matelot alla les transmettre au second.
" maintenant, mes amis, dit Glenarvan, continuons
nos recherches. Nous sommes sur les traces d' une
grande catastrophe. La vie de quelques hommes dépend
de notre sagacité. Employons donc toute notre
intelligence à deviner le mot de cette énigme.

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-nous sommes prêts, mon cher Edward, répondit lady
Helena.
-tout d' abord, reprit Glenarvan, il faut
considérer trois choses bien distinctes dans ce
document : 1) les choses que l' on sait ; 2) celles
que l' on peut conjecturer ; 3) celles qu' on ne sait
pas. Que savons-nous ? Nous savons que le 7 juin
1862 un trois-mâts, le Britannia, de Glasgow,
a sombré ; que deux matelots et le capitaine ont jeté
ce document à la mer par 3711 de latitude, et qu' ils
demandent du secours.
-parfaitement, répliqua le major.
-que pouvons-nous conjecturer ? Reprit Glenarvan.
D' abord, que le naufrage a eu lieu dans les mers
australes, et tout de suite j' appellerai votre
attention sur le mot gonie. ne vient-il pas
de lui-même indiquer le nom du pays auquel il
appartient ?
-la Patagonie ! S' écria lady Helena.
-sans doute.
-mais la Patagonie est-elle traversée par le
trente-septième parallèle ? Demanda le major.
-cela est facile à vérifier, répondit John
Mangles en déployant une carte de l' Amérique
méridionale. C' est bien cela. La Patagonie est
effleurée par ce trente-septième parallèle. Il
coupe l' Araucanie, longe à travers les pampas le
nord des terres patagones, et va se perdre dans
l' Atlantique.
-bien. Continuons nos conjectures. Les deux
matelots et le capitaine abor... abordent quoi ?
contin... le continent ; vous entendez, un
continent et non pas une île. Que deviennent-ils ?
Vous avez là deux lettres providentielles Pr...
qui vous apprennent leur sort. Ces malheureux, en
effet, sont pris ou prisonniers. de qui ?
De cruels indiens. êtes-vous convaincus ? Est-ce
que les mots ne sautent pas d' eux-mêmes dans les
places vides ? Est-ce que ce document ne s' éclaircit
pas à vos yeux ? Est-ce que la lumière ne se fait pas
dans votre esprit ? "
Glenarvan parlait avec conviction. Ses yeux
respiraient

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une confiance absolue. Tout son feu se communiquait à
ses auditeurs. Comme lui, ils s' écrièrent : " c' est
évident ! C' est évident ! "
lord Edward, après un instant, reprit en ces termes :
" toutes ces hypothèses, mes amis, me semblent
extrêmement plausibles ; pour moi, la catastrophe a
eu lieu sur les côtes de la Patagonie. D' ailleurs,
je ferai demander à Glasgow quelle était la
destination du Britannia, et nous saurons s' il
a pu être entraîné dans ces parages.
-oh ! Nous n' avons pas besoin d' aller chercher si
loin, répondit John Mangles. J' ai ici la collection
de la mercantile and shipping gazette, qui nous
fournira des indications précises.
-voyons, voyons ! " dit lady Glenarvan.
John Mangles prit une liasse de journaux de l' année
1862 et se mit à la feuilleter rapidement. Ses
recherches ne furent pas longues, et bientôt il dit
avec un accent de satisfaction :
" 30 mai 1862. Pérou ! Le Callao ! En charge pour
Glasgow. Britannia, capitaine Grant.
-Grant ! S' écria lord Glenarvan, ce hardi
écossais qui a voulu fonder une nouvelle-écosse
dans les mers du Pacifique !
-oui, répondit John Mangles, celui-là même qui,
en 1861, s' est embarqué à Glasgow sur le
Britannia, et dont on n' a jamais eu de
nouvelles.
-plus de doute ! Plus de doute ! Dit Glenarvan.
C' est bien lui. Le Britannia a quitté le
Callao le 30 mai, et le 7 juin, huit jours après
son départ, il s' est perdu sur les côtes de la
Patagonie. Voilà son histoire tout entière dans
ces restes de mots qui semblaient indéchiffrables.
Vous voyez, mes amis, que la part est belle des
choses que nous pouvions conjecturer. Quant à celles
que nous ne savons pas, elle se réduisent à une seule,
au degré de longitude qui nous manque.
-il nous est inutile, répondit John Mangles,
puisque

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le pays est connu, et avec la latitude seule, je me
chargerais d' aller droit au théâtre du naufrage.
-nous savons tout, alors ? Dit lady Glenarvan.
-tout, ma chère Helena, et ces blancs que la mer a
laissés entre les mots du document, je vais les
remplir sans peine, comme si j' écrivais sous la
dictée du capitaine Grant. "
aussitôt lord Glenarvan reprit la plume, et il
rédigea sans hésiter la note suivante :
" le " 7 juin 1862, " le " trois-mâts Britannia,
" de " Glasgow, " a " sombré " sur les côtes de la
Patagonie dans l' hémisphère " austral. " se
dirigeant " à terre, deux matelots " et " le
capitaine " Grant vont tenter d' aborder le "
continent " où ils seront prisonniers de " cruels
indiens. " ils ont " jeté ce document " par degrés de "
longitude et 3711 de " latitude " . Portez-leur
secours " ou ils sont " perdus.

" bien ! Bien ! Mon cher Edward, dit lady Helena,
et si ces malheureux revoient leur patrie, c' est à
vous qu' ils devront ce bonheur.
-et ils la reverront, répondit Glenarvan. Ce
document est trop explicite, trop clair, trop
certain, pour que l' Angleterre hésite à venir au
secours de trois de ses enfants abandonnés sur une
côte déserte. Ce qu' elle a fait pour Franklin et
tant d' autres, elle le fera aujourd' hui pour les
naufragés du Britannia !
-mais ces malheureux, reprit lady Helena, ont sans
doute une famille qui pleure leur perte. Peut-être
ce pauvre capitaine Grant a-t-il une femme, des
enfants...
-vous avez raison, ma chère lady, et je me charge de
leur apprendre que tout espoir n' est pas encore
perdu. Maintenant, mes amis, remontons sur la
dunette, car nous devons approcher du port. "
en effet, le Duncan avait forcé de vapeur ; il
longeait en ce moment les rivages de l' île de Bute,
et laissait Rothesay sur tribord, avec sa charmante
petite ville, couchée dans sa fertile vallée ; puis
il s' élança dans les passes rétrécies du golfe,
évolua devant Greenok, et, à six

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heures du soir, il mouillait au pied du rocher
basaltique de Dumbarton, couronné par le célèbre
château de Wallace, le héros écossais.
Là, une voiture attelée en poste attendait lady
Helena pour la reconduire à Malcolm-Castle avec
le major Mac Nabbs. Puis lord Glenarvan, après
avoir embrassé sa jeune femme, s' élança dans
l' express du railway de Glasgow.
Mais, avant de partir, il avait confié à un agent
plus rapide une note importance, et le télégraphe
électrique, quelques minutes après, apportait au
times et au morning-chronicle un avis
rédigé en ces termes :
" pour renseignements sur le sort du trois-mâts
" Britannia, de Glasgow, capitaine Grant,
" s' adresser à lord Glenarvan, Malcolm-Castle,
" Luss, comté de Dumbarton, écosse. "

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chapitre iii Malcolm-Castle
le château de Malcolm, l' un des plus poétiques des
Highlands, est situé auprès du village de Luss,
dont il domine le joli vallon. Les eaux limpides
du lac Lomond baignent le granit de ses murailles.
Depuis un temps immémorial il appartenait à la famille
Glenarvan, qui conserva dans le pays de Rob-Roy
et de Fergus Mac Gregor les usages hospitaliers
des vieux héros de Walter Scott. à l' époque où
s' accomplit la révolution sociale en écosse, grand
nombre de vassaux furent chassés, qui ne pouvaient
payer de gros fermages aux anciens chefs de clans.
Les uns moururent de faim ; ceux-ci se firent
pêcheurs ; d' autres émigrèrent. C' était un
désespoir général. Seuls entre tous, les Glenarvan
crurent que la fidélité liait les grands comme les
petits, et ils demeurèrent fidèles à leurs
tenanciers. Pas un ne quitta le toit qui l' avait
vu naître ; nul n' abandonna la terre où reposaient
ses ancêtres ; tous restèrent au clan de leurs
anciens seigneurs. Aussi, à cette époque même, dans
ce siècle de désaffection et de désunion, la
famille Glenarvan ne comptait que des écossais au
château de Malcolm comme à bord du Duncan ;
tous descendaient des vassaux de Mac Gregor, de
Mac Farlane, de Mac Nabbs, de Mac Naughtons,
c' est-à-dire qu' ils étaient enfants des comtés de
Stirling et de Dumbarton : braves gens, dévoués
corps et

p23

âme à leur maître, et dont quelques-uns parlaient
encore le gaélique de la vieille Calédonie.
Lord Glenarvan possédait une fortune immense ; il
l' employait à faire beaucoup de bien ; sa bonté
l' emportait encore sur sa générosité, car l' une
était infinie, si l' autre avait forcément des
bornes. Le seigneur de Luss, " le laird " de
Malcolm, représentait son comté à la chambre des
lords. Mais, avec ses idées jacobites, peu soucieux
de plaire à la maison de Hanovre, il était assez
mal vu des hommes d' état d' Angleterre, et surtout
par ce motif qu' il s' en tenait aux traditions de
ses aïeux et résistait énergiquement aux empiétements
politiques de " ceux du sud " .
Ce n' était pourtant pas un homme arriéré que lord
Edward Glenarvan, ni de petit esprit, ni de mince
intelligence ; mais, tout en tenant les portes de
son comté largement ouvertes au progrès, il restait
écossais dans l' âme, et c' était pour la gloire de
l' écosse qu' il allait lutter avec ses yachts de
course dans les " matches " du royal-thames-yacht-club.
Edward Glenarvan avait trente-deux ans ; sa taille
était grande, ses traits un peu sévères, son regard
d' une douceur infinie, sa personne toute empreinte
de la poésie highlandaise. On le savait brave à
l' excès, entreprenant, chevaleresque, un Fergus du
xixe siècle, mais bon par-dessus toute chose,
meilleur que saint Martin lui-même, car il eût
donné son manteau tout entier aux pauvres gens des
hautes terres.
Lord Glenarvan était marié depuis trois mois à
peine ; il avait épousé miss Helena Tuffnel, la
fille du grand voyageur William Tuffnel, l' une des
nombreuses victimes de la science géographique et
de la passion des découvertes.
Miss Helena n' appartenait pas à une famille noble,
mais elle était écossaise, ce qui valait toutes les
noblesses aux yeux de lord Glenarvan ; de cette
jeune personne charmante, courageuse, dévouée, le
seigneur de Luss

p24

avait fait la compagne de sa vie. Un jour, il la
rencontra vivant seule, orpheline, à peu près sans
fortune, dans la maison de son père, à Kilpatrick.
Il comprit que la pauvre fille ferait une vaillante
femme ; il l' épousa. Miss Helena avait vingt-deux
ans ; c' était une jeune personne blonde, aux yeux
bleus comme l' eau des lacs écossais par un beau
matin du printemps. Son amour pour son mari
l' emportait encore sur sa reconnaissance. Elle
l' aimait comme si elle eût été la riche héritière,
et lui l' orphelin abandonné. Quant à ses fermiers
et à ses serviteurs, ils étaient prêts à donner leur
vie pour celle qu' ils nommaient : notre bonne dame de
Luss.
Lord Glenarvan et lady Helena vivaient heureux à
Malcolm-Castle, au milieu de cette nature superbe
et sauvage des highlands, se promenant sous les
sombres allées de marronniers et de sycomores, aux
bords du lac où retentissaient encore les pibrochs
du vieux temps, au fond de ces gorges incultes dans
lesquelles l' histoire de l' écosse est écrite en
ruines séculaires. Un jour ils s' égaraient dans les
bois de bouleaux ou de mélèzes, au milieu des vastes
champs de bruyères jaunies ; un autre jour, ils
gravissaient les sommets abrupts du Ben Lomond,
ou couraient à cheval à travers les glens
abandonnés, étudiant, comprenant, admirant cette
poétique contrée encore nommée " le pays de
Rob-Roy " , et tous ces sites célèbres, si
vaillamment chantés par Walter Scott. Le soir, à
la nuit tombante, quand " la lanterne de Mac
Farlane " s' allumait à l' horizon, ils allaient errer
le long des bartazennes, vieille galerie circulaire
qui faisait un collier de créneaux au château de
Malcolm, et là, pensifs, oubliés et comme seuls au
monde, assis sur quelque pierre détachée, au milieu
du silence de la nature, sous les pâles rayons de
la lune, tandis que la nuit se faisait peu à peu au
sommet des montagnes assombries, ils demeuraient
ensevelis

p25

dans cette limpide extase et ce ravissement intime
dont les coeurs aimants ont seuls le secret sur la
terre.
Ainsi se passèrent les premiers mois de leur
mariage. Mais lord Glenarvan n' oubliait pas que sa
femme était fille d' un grand voyageur ! Il se dit
que lady Helena devait avoir dans le coeur toutes
les aspirations de son père, et il ne se trompait
pas. Le Duncan fut construit ; il était
destiné à transporter lord et lady Glenarvan vers
les plus beaux pays du monde, sur les flots de la
Méditerranée, et jusqu' aux îles de l' archipel. Que
l' on juge de la joie de lady Helena quand son mari
mit le Duncan à ses ordres ! En effet, est-il
un plus grand bonheur que de promener son amour vers
ces contrées charmantes de la Grèce, et de voir se
lever la lune de miel sur les rivages enchantés de
l' orient ?
Cependant lord Glenarvan était parti pour Londres.
Il s' agissait du salut de malheureux naufragés ; aussi,
de cette absence momentanée, lady Helena se
montra-t-elle plus impatiente que triste ; le
lendemain, une dépêche de son mari lui fit espérer
un prompt retour ; le soir, une lettre demanda une
prolongation ; les propositions de lord Glenarvan
éprouvaient quelques difficultés ; le surlendemain,
nouvelle lettre, dans laquelle lord Glenarvan ne
cachait pas son mécontentement à l' égard de
l' amirauté.
Ce jour-là, lady Helena commença à être inquiète.
Le soir, elle se trouvait seule dans sa chambre,
quand l' intendant du château, Mr Halbert, vint lui
demander si elle voulait recevoir une jeune fille et
un jeune garçon qui désiraient parler à lord
Glenarvan.
" des gens du pays ? Dit lady Helena.
-non, madame, répondit l' intendant, car je ne les
connais pas. Ils viennent d' arriver par le chemin
de fer de Balloch, et de Balloch à Luss, ils
ont fait la route à pied.
-priez-les de monter, Halbert, " dit lady
Glenarvan.
L' intendant sortit. Quelques instants après, la
jeune

p26

fille et le jeune garçon furent introduits dans la
chambre de lady Helena. C' étaient une soeur et un
frère. à leur ressemblance on ne pouvait en douter.
La soeur avait seize ans. Sa jolie figure un peu
fatiguée, ses yeux qui avaient dû pleurer souvent,
sa physionomie résignée, mais courageuse, sa mise
pauvre, mais propre, prévenaient en sa faveur. Elle
tenait par la main un garçon de douze ans à l' air
décidé, et qui semblait prendre sa soeur sous sa
protection. Vraiment ! Quiconque eût manqué à la
jeune fille aurait eu affaire à ce petit
bonhomme ! La soeur demeura un peu interdite en se
trouvant devant lady Helena. Celle-ci se hâta de
prendre la parole.
" vous désirez me parler ? Dit-elle en encourageant
la jeune fille du regard.
-non, répondit le jeune garçon d' un ton déterminé,
pas à vous, mais à lord Glenarvan lui-même.
-excusez-le, madame, dit alors la soeur en
regardant son frère.
-lord Glenarvan n' est pas au château, reprit lady
Helena ; mais je suis sa femme, et si je puis le
remplacer auprès de vous...
-vous êtes lady Glenarvan ? Dit la jeune fille.
-oui, miss.
-la femme de lord Glenarvan de Malcolm-Castle,
qui a publié dans le times une note relative au
naufrage du Britannia ?
-oui ! Oui ! Répondit lady Helena avec
empressement, et vous ? ...
-je suis miss Grant, madame, et voici mon frère.
-miss Grant ! Miss Grant ! S' écria lady Helena
en attirant la jeune fille près d' elle, en lui
prenant les mains, en baisant les bonnes joues du
petit bonhomme.
-madame, reprit la jeune fille, que savez-vous du
naufrage de mon père ? Est-il vivant ? Le
reverrons-nous jamais ? Parlez, je vous en supplie !
-ma chère enfant, dit lady Helena, Dieu me garde
de vous répondre légèrement dans une semblable
circonstance ;

p27

je ne voudrais pas vous donner une espérance
illusoire...
-parlez, madame, parlez ! Je suis forte contre la
douleur, et je puis tout entendre.
-ma chère enfant, répondit lady Helena, l' espoir
est bien faible ; mais, avec l' aide de Dieu qui
peut tout, il est possible que vous revoyiez un
jour votre père.
-mon Dieu ! Mon Dieu ! " s' écria miss Grant,
qui ne put contenir ses larmes, tandis que Robert
couvrait de baisers les mains de lady Glenarvan.
Lorsque le premier accès de cette joie douloureuse
fut passé, la jeune fille se laissa aller à faire
des questions sans nombre ; lady Helena lui
raconta l' histoire du document, comment le
Britannia s' était perdu sur les côtes de
la Patagonie ; de quelle manière, après le
naufrage, le capitaine et deux matelots, seuls
survivants, devaient avoir gagné le continent ;
enfin, comment ils imploraient le secours du monde
entier dans ce document écrit en trois langues et
abandonné aux caprices de l' océan.
Pendant ce récit, Robert Grant dévorait des yeux
lady Helena ; sa vie était suspendue à ses lèvres ;
son imagination d' enfant lui retraçait les scènes
terribles dont son père avait dû être la victime ;
il le voyait sur le pont du Britannia ; il le
suivait au sein des flots ; il s' accrochait avec
lui aux rochers de la côte ; il se traînait
haletant sur le sable et hors de la portée des
vagues. Plusieurs fois, pendant cette histoire, des
paroles s' échappèrent de sa bouche.
" oh ! Papa ! Mon pauvre papa ! " s' écria-t-il en se
pressant contre sa soeur.
Quant à miss Grant, elle écoutait, joignant les
mains, et ne prononça pas une seule parole, jusqu' au
moment où, le récit terminé, elle dit : " oh ! Madame !
Le document ! Le document !
-je ne l' ai plus, ma chère enfant, répondit lady
Helena.
-vous ne l' avez plus ?

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-non ; dans l' intérêt même de votre père, il a dû
être porté à Londres par lord Glenarvan ; mais je
vous ai dit tout ce qu' il contenait mot pour mot,
et comment nous sommes parvenus à en retrouver le
sens exact ; parmi ces lambeaux de phrases presque
effacés, les flots ont respecté quelques chiffres ;
malheureusement, la longitude...
-on s' en passera ! S' écria le jeune garçon.
-oui, Monsieur Robert, répondit Helena en
souriant à le voir si déterminé. Ainsi, vous le
voyez, miss Grant, les moindres détails de ce
document vous sont connus comme à moi.
-oui, madame, répondit la jeune fille, mais
j' aurais voulu voir l' écriture de mon père.
-eh bien, demain, demain peut-être, lord
Glenarvan sera de retour. Mon mari, muni de ce
document incontestable, a voulu le soumettre aux
commissaires de l' amirauté, afin de provoquer
l' envoi immédiat d' un navire à la recherche du
capitaine Grant.
-est-il possible, madame ! S' écria la jeune fille ;
vous avez fait cela pour nous ?
-oui, ma chère miss, et j' attends lord Glenarvan
d' un instant à l' autre.
-madame, dit la jeune fille avec un profond accent
de reconnaissance et une religieuse ardeur, lord
Glenarvan et vous, soyez bénis du ciel !
-chère enfant, répondit lady Helena, nous ne
méritons aucun remercîment ; toute autre personne à
notre place eût fait ce que nous avons fait. Puissent
se réaliser les espérances que je vous ai laissé
concevoir ! Jusqu' au retour de lord Glenarvan,
vous demeurez au château...
-madame, répondit la jeune fille, je ne voudrais pas
abuser de la sympathie que vous témoignez à des
étrangers.
-étrangers ! Chère enfant ; ni votre frère ni
vous, vous n' êtes des étrangers dans cette maison,
et je veux qu' à son arrivée lord Glenarvan apprenne
aux enfants

p29

du capitaine Grant ce que l' on va tenter pour
sauver leur père. "
il n' y avait pas à refuser une offre faite avec
tant de coeur. Il fut donc convenu que miss Grant
et son frère attendraient à Malcolm-Castle le
retour de lord Glenarvan.

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chapitre iv une proposition de lady Glenarvan
pendant cette conversation, lady Helena n' avait
point parlé des craintes exprimées dans les lettres
de lord Glenarvan sur l' accueil fait à sa demande
par les commissaires de l' amirauté. Pas un mot non
plus ne fut dit touchant la captivité probable du
capitaine Grant chez les indiens de l' Amérique
méridionale. à quoi bon attrister ces pauvres enfants
sur la situation de leur père et diminuer
l' espérance qu' ils venaient de concevoir ? Cela ne
changeait rien aux choses. Lady Helena s' était donc
tue à cet égard, et, après avoir satisfait à toutes
les questions de miss Grant, elle l' interrogea à
son tour sur sa vie, sur sa situation dans ce monde
où elle semblait être la seule protectrice de son
frère.
Ce fut une touchante et simple histoire qui accrut
encore la sympathie de lady Glenarvan pour la jeune
fille.
Miss Mary et Robert Grant étaient les seuls
enfants du capitaine. Harry Grant avait perdu sa
femme à la naissance de Robert, et pendant ses
voyages au long cours, il laissait ses enfants aux
soins d' une bonne et vieille cousine. C' était un
hardi marin que le capitaine Grant, un homme sachant
bien son métier, bon navigateur et bon négociant
tout à la fois, réunissant ainsi une double aptitude
précieuse aux skippers de la marine marchande. Il
habitait la ville de Dundee, dans le comté de
Perth, en écosse. Le capitaine Grant était donc
un enfant du pays.

p31

Son père, un ministre de Sainte-Katrine Church,
lui avait donné une éducation complète, pensant que
cela ne peut jamais nuire à personne, pas même à un
capitaine au long cours.
Pendant ses premiers voyages d' outre-mer, comme
second d' abord, et enfin en qualité de skipper, ses
affaires réussirent, et quelques années après la
naissance de Robert Harry, il se trouvait
possesseur d' une certaine fortune.
C' est alors qu' une grande idée lui vint à l' esprit,
qui rendit son nom populaire en écosse. Comme les
Glenarvan, et quelques grandes familles des
Lowlands, il était séparé de coeur, sinon de fait,
de l' envahissante Angleterre. Les intérêts de son
pays ne pouvaient être à ses yeux ceux des
anglo-saxons, et pour leur donner un développement
personnel il résolut de fonder une vaste colonie
écossaise dans un des continents de l' Océanie.
Rêvait-il pour l' avenir cette indépendance dont
les états-Unis avaient donné l' exemple, cette
indépendance que les Indes et l' Australie ne
peuvent manquer de conquérir un jour ? Peut-être.
Peut-être aussi laissa-t-il percer ses secrètes
espérances. On comprend donc que le gouvernement
refusât de prêter la main à son projet de
colonisation ; il créa même au capitaine Grant des
difficultés qui, dans tout autre pays, eussent tué
leur homme. Mais Harry ne se laissa pas abattre ;
il fit appel au patriotisme de ses compatriotes,
mit sa fortune au service de sa cause, construisit
un navire, et, secondé par un équipage

p32

d' élite, après avoir confié ses enfants aux soins de
sa vieille cousine, il partit pour explorer les
grandes îles du Pacifique. C' était en l' année 1861.
Pendant un an, jusqu' en mai 1862, on eut de ses
nouvelles ; mais, depuis son départ du Callao, au
mois de juin, personne n' entendit plus parler du
Britannia, et la gazette maritime devint
muette sur le sort du capitaine.
Ce fut dans ces circonstances-là que mourut la
vieille cousine d' Harry Grant, et les deux enfants
restèrent seuls au monde.
Mary Grant avait alors quatorze ans ; son âme
vaillante ne recula pas devant la situation qui lui
était faite, et elle se dévoua tout entière à son
frère encore enfant. Il fallait l' élever, l' instruire.
à force d' économies, de prudence et de sagacité,
travaillant nuit et jour, se donnant toute à lui, se
refusant tout à elle, la soeur suffit à l' éducation
du frère, et remplit courageusement ses devoirs
maternels. Les deux enfants vivaient donc à
Dundee dans cette situation touchante d' une misère
noblement acceptée, mais vaillamment combattue.
Mary ne songeait qu' à son frère, et rêvait pour
lui quelque heureux avenir. Pour elle, hélas ! Le
Britannia était à jamais perdu, et son père
mort, bien mort. Il faut donc renoncer à peindre
son émotion, quand la note du times, que le
hasard jeta sous ses yeux, la tira subitement de
son désespoir.
Il n' y avait pas à hésiter ; son parti fut pris
immédiatement. Dût-elle apprendre que le corps du
capitaine Grant avait été retrouvé sur une côte
déserte, au fond d' un navire désemparé, cela valait
mieux que ce doute incessant, cette torture éternelle
de l' inconnu.
Elle dit tout à son frère ; le jour même, ces deux
enfants prirent le chemin de fer de Perth, et le
soir ils arrivèrent à Malcolm-Castle, où Mary,
après tant d' angoisses, se reprit à espérer.
Voilà cette douloureuse histoire que Mary Grant
raconta à lady Glenarvan, d' une façon simple, et
sans

p33

songer qu' en tout ceci, pendant ces longues années
d' épreuves, elle s' était conduite en fille héroïque ;
mais lady Helena y songea pour elle, et à plusieurs
reprises, sans cacher ses larmes, elle pressa dans ses
bras les deux enfants du capitaine Grant.
Quant à Robert, il semblait qu' il entendît cette
histoire pour la première fois, il ouvrait de grands
yeux en écoutant sa soeur ; il comprenait tout ce
qu' elle avait fait, tout ce qu' elle avait souffert,
et enfin, l' entourant de ses bras :
" ah ! Maman ! Ma chère maman ! " s' écria-t-il, sans
pouvoir retenir ce cri parti du plus profond de son
coeur.
Pendant cette conversation, la nuit était tout à
fait venue. Lady Helena, tenant compte de la
fatigue des deux enfants, ne voulut pas prolonger
plus longtemps cet entretien. Mary Grant et
Robert furent conduits dans leurs chambres, et
s' endormirent en rêvant à un meilleur avenir. Après
leur départ, lady Helena fit demander le major, et
lui apprit tous les incidents de cette soirée.
" une brave jeune fille que cette Mary Grant ! Dit
Mac Nabbs, lorsqu' il eut entendu le récit de sa
cousine.
-fasse le ciel que mon mari réussisse dans son
entreprise ! Répondit lady Helena, car la situation
de ces deux enfants deviendrait affreuse.
-il réussira, répliqua Mac Nabbs, ou les lords de
l' amirauté auraient un coeur plus dur que la pierre
de Portland. "
malgré cette assurance du major, lady Helena passa
la nuit dans les craintes les plus vives et ne put
prendre un moment de repos.
Le lendemain, Mary Grant et son frère, levés dès
l' aube, se promenaient dans la grande cour du
château, quand un bruit de voiture se fit entendre.
Lord Glenarvan rentrait à Malcolm-Castle de toute
la vitesse de ses chevaux. Presque aussitôt lady
Helena, accompagnée du

p34

major, parut dans la cour, et vola au-devant de son
mari. Celui-ci semblait triste, désappointé, furieux.
Il serrait sa femme dans ses bras et se taisait.
" eh bien, Edward, Edward ? S' écria lady Helena.
-eh bien, ma chère Helena, répondit lord
Glenarvan, ces gens-là n' ont pas de coeur !
-ils ont refusé ? ...
-oui ! Ils m' ont refusé un navire ! Ils ont parlé
des millions vainement dépensés à la recherche de
Franklin ! Ils ont déclaré le document obscur,
inintelligible ! Ils ont dit que l' abandon de ces
malheureux remontait à deux ans déjà, et qu' il y
avait peu de chance de les retrouver ! Ils ont
soutenu que, prisonniers des indiens, ils avaient
dû être entraînés dans l' intérieur des terres, qu' on
ne pouvait fouiller toute la Patagonie pour
retrouver trois hommes, -trois écossais ! -que
cette recherche serait vaine et périlleuse, qu' elle
coûterait plus de victimes qu' elle n' en sauverait.
Enfin, ils ont donné toutes les mauvaises raisons
de gens qui veulent refuser. Ils se souvenaient des
projets du capitaine, et le malheureux Grant est à
jamais perdu !
-mon père ! Mon pauvre père ! S' écria Mary
Grant en se précipitant aux genoux de lord
Glenarvan.
-votre père ! Quoi, miss... dit celui-ci, surpris de
voir cette jeune fille à ses pieds.
-oui, Edward, miss Mary et son frère, répondit
lady Helena, les deux enfants du capitaine Grant,
que l' amirauté vient de condamner à rester
orphelins !
-ah ! Miss, reprit lord Glenarvan en relevant la
jeune fille, si j' avais su votre présence... "
il n' en dit pas davantage ! Un silence pénible,
entrecoupé de sanglots, régnait dans la cour.
Personne n' élevait la voix, ni lord Glenarvan, ni
lady Helena, ni le major, ni les serviteurs du
château, rangés silencieusement autour de leurs
maîtres. Mais par leur attitude, tous ces écossais
protestaient contre la conduite du gouvernement
anglais.

p35

Après quelques instants, le major prit la parole,
et, s' adressant à lord Glenarvan, il lui dit :
" ainsi, vous n' avez plus aucun espoir ?
-aucun.
-eh bien, s' écria le jeune Robert, moi j' irai
trouver ces gens-là, et nous verrons... "
Robert n' acheva pas sa menace, car sa soeur
l' arrêta ; mais son poing fermé indiquait des
intentions peu pacifiques.
" non, Robert, dit Mary Grant, non ! Remercions
ces braves seigneurs de ce qu' ils ont fait pour
nous ; gardons-leur une reconnaissance éternelle,
et partons tous les deux.
-Mary ! S' écria lady Helena.
-miss, où voulez-vous aller ? Dit lord Glenarvan.
-je vais aller me jeter aux pieds de la reine,
répondit la jeune fille, et nous verrons si elle
sera sourde aux prières de deux enfants qui demandent
la vie de leur père. "
lord Glenarvan secoua la tête, non qu' il doutât du
coeur de sa gracieuse majesté, mais il savait que
Mary Grant ne pourrait parvenir jusqu' à elle.
Les suppliants arrivent trop rarement aux marches
d' un trône, et il semble que l' on ait écrit sur la
porte des palais royaux ce que les anglais mettent
sur la roue des gouvernails de leurs navires :
passengers are requested not to speak to the man
at the wheel.

lady Helena avait compris la pensée de son mari ;
elle savait que la jeune fille allait tenter une
inutile démarche ; elle voyait ces deux enfants
menant désormais une existence désespérée. Ce fut
alors qu' elle eut une idée grande et généreuse.
" Mary Grant, s' écria-t-elle, attendez, mon
enfant, et écoutez ce que je vais dire. "

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la jeune fille tenait son frère par la main et se
disposait à partir. Elle s' arrêta.
Alors lady Helena, l' oeil humide, mais la voix
ferme et les traits animés, s' avança vers son mari.
" Edward, lui dit-elle, en écrivant cette lettre et
en la jetant à la mer, le capitaine Grant l' avait
confiée aux soins de Dieu lui-même. Dieu nous l' a
remise, à nous ! Sans doute, Dieu a voulu nous
charger du salut de ces malheureux.
-que voulez-vous dire, Helena ? " demanda lord
Glenarvan.
Un silence profond régnait dans toute l' assemblée.
" je veux dire, reprit lady Helena, qu' on doit
s' estimer heureux de commencer la vie du mariage par
une bonne action. Eh bien, vous, mon cher Edward,
pour me plaire, vous avez projeté un voyage de
plaisir ! Mais quel plaisir sera plus vrai, plus
utile, que de sauver des infortunés que leur pays
abandonne ?
-Helena ! S' écria lord Glenarvan.
-oui, vous me comprenez, Edward ! Le Duncan
est un brave et bon navire ! Il peut affronter les
mers du sud ! Il peut faire le tour du monde, et
il le fera, s' il le faut ! Partons, Edward ! Allons
à la recherche du capitaine Grant ! "
à ces hardies paroles, lord Glenarvan avait tendu
les bras à sa jeune femme ; il souriait, il la
pressait sur son coeur, tandis que Mary et Robert
lui baisaient les mains. Et, pendant cette scène
touchante, les serviteurs du château, émus et
enthousiasmés, laissaient échapper de leur coeur ce
cri de reconnaissance :
" hurrah pour la dame de Luss ! Hurrah ! Trois fois
hurrah pour lord et lady Glenarvan ! "

p37

chapitre v le départ du " Duncan "
il a été dit que lady Helena avait une âme forte et
généreuse. Ce qu' elle venait de faire en était une
preuve indiscutable. Lord Glenarvan fut à bon droit
fier de cette noble femme, capable de le comprendre
et de le suivre. Cette idée de voler au secours du
capitaine Grant s' était déjà emparée de lui, quand,
à Londres, il vit sa demande repoussée ; s' il
n' avait pas devancé lady Helena, c' est qu' il ne
pouvait se faire à la pensée de se séparer d' elle.
Mais puisque lady Helena demandait à partir
elle-même, toute hésitation cessait. Les serviteurs
du château avaient salué de leurs cris cette
proposition ; il s' agissait de sauver des frères,
des écossais comme eux, et lord Glenarvan s' unit
cordialement aux hurrahs qui acclamaient la dame
de Luss.
Le départ résolu, il n' y avait pas une heure à
perdre. Le jour même, lord Glenarvan expédia à
John Mangles l' ordre d' amener le Duncan à
Glasgow, et de tout préparer pour un voyage dans
les mers du sud qui pouvait devenir un voyage de
circumnavigation. D' ailleurs, en formulant sa
proposition, lady Helena n' avait pas trop préjugé
des qualités du Duncan ; construit dans des
conditions remarquables de solidité et de vitesse,
il pouvait impunément tenter un voyage au long
cours.
C' était un yacht à vapeur du plus bel échantillon ;
il jaugeait deux cent dix tonneaux, et les premiers
navires qui abordèrent au nouveau monde, ceux de
Colomb, de

p38

Vespuce, de Pinçon, de Magellan, étaient de
dimensions bien inférieures.
Le Duncan avait deux mâts : un mât de misaine
avec misaine, goélette-misaine, petit hunier et
petit perroquet, un grand mât portant brigantine
et flèche ; de plus, une trinquette, un grand foc,
un petit foc et des voiles d' étai. Sa voilure était
suffisante, et il pouvait profiter du vent comme un
simple clipper ; mais, avant tout, il comptait sur
la puissance mécanique renfermée dans ses flancs.
Sa machine, d' une force effective de cent soixante
chevaux, et construite d' après un nouveau système,
possédait des appareils de surchauffe qui donnaient
une tension plus grande à sa vapeur ; elle était à
haute pression et mettait en mouvement une hélice
double. Le Duncan à toute vapeur pouvait
acquérir une vitesse supérieure à toutes les
vitesses obtenues jusqu' à ce jour. En effet,
pendant ses essais dans le golfe de la Clyde, il
avait fait, d' après le patent-log, jusqu' à dix-sept
milles à l' heure. Donc, tel il était, tel il pouvait
partir et faire le tour du monde. John Mangles
n' eut à se préoccuper que des aménagements intérieurs.
Son premier soin fut d' abord d' agrandir ses soutes,
afin d' emporter la plus grande quantité possible de
charbon, car il est difficile de renouveler en route
les approvisionnements de combustible. Même
précaution fut prise pour les cambuses, et John
Mangles fit si bien qu' il emmagasina pour deux ans
de vivres ; l' argent ne lui manquait pas, et il en
eut même assez pour acheter un canon à pivot qui fut
établi sur le gaillard d' avant du

p39

yacht ; on ne savait pas ce qui arriverait, et il
est toujours bon de pouvoir lancer un boulet de
huit à une distance de quatre milles.
John Mangles, il faut le dire, s' y entendait ;
bien qu' il ne commandât qu' un yacht de plaisance,
il comptait parmi les meilleurs skippers de
Glasgow ; il avait trente ans, les traits un peu
rudes, mais indiquant le courage et la bonté.
C' était un enfant du château, que la famille
Glenarvan éleva et dont elle fit un excellent
marin. John Mangles donna souvent des preuves
d' habileté, d' énergie et de sang-froid dans
quelques-uns de ses voyages au long cours. Lorsque
lord Glenarvan lui offrit le commandement du
Duncan, il l' accepta de grand coeur, car il
aimait comme un frère le seigneur de Malcolm-Castle,
et cherchait, sans l' avoir rencontrée jusqu' alors,
l' occasion de se dévouer pour lui.
Le second, Tom Austin, était un vieux marin digne
de toute confiance ; vingt-cinq hommes, en
comprenant le capitaine et le second composaient
l' équipage du Duncan ; tous appartenaient au
comté de Dumbarton ; tous, matelots éprouvés,
étaient fils des tenanciers de la famille et
formaient à bord un clan véritable de braves gens
auxquels ne manquait même pas le piper-bag
traditionnel. Lord Glenarvan avait là une troupe
de bons sujets, heureux de leur métier, dévoués,
courageux, habiles dans le maniement des armes comme
à la manoeuvre

p40

d' un navire, et capables de le suivre dans les plus
hasardeuses expéditions. Quand l' équipage du
Duncan apprit où on le conduisait, il ne put
contenir sa joyeuse émotion, et les échos des rochers
de Dumbarton se réveillèrent à ses enthousiastes
hurrahs.
John Mangles, tout en s' occupant d' arrimer et
d' approvisionner son navire, n' oublia pas
d' aménager les appartements de lord et de lady
Glenarvan pour un voyage de long cours. Il dut
préparer également les cabines des enfants du
capitaine Grant, car lady Helena n' avait pu
refuser à Mary la permission de la suivre à
bord du Duncan.
quant au jeune Robert, il se fût caché dans la cale
du yacht plutôt que de ne pas partir. Eût-il dû
faire le métier de mousse, comme Nelson et
Franklin, il se serait embarqué sur le Duncan.
le moyen de résister à un pareil petit bonhomme !
On n' essaya pas. Il fallut même consentir " à lui
refuser " la qualité de passager, car, mousse, novice
ou matelot, il voulait servir. John Mangles fut
chargé de lui apprendre le métier de marin.
" bon, dit Robert, et qu' il ne m' épargne pas les
coups de martinet, si je ne marche pas droit !
-sois tranquille, mon garçon " , répondit Glenarvan
d' un air sérieux, et sans ajouter que l' usage du
chat à neuf queues était défendu, et, d' ailleurs,
parfaitement inutile à bord du Duncan.
pour compléter le rôle des passagers, il suffira de
nommer le major Mac Nabbs. Le major était un
homme âgé de cinquante ans, d' une figure calme et
régulière, qui allait où on lui disait d' aller,
une excellente et parfaite nature, modeste,
silencieux, paisible et doux ; toujours d' accord
sur n' importe quoi, avec n' importe qui, il ne
discutait rien, il ne se disputait pas, il ne
s' emportait point ; il montait du même pas l' escalier
de sa chambre à coucher ou le talus d' une courtine
battue en brèche,

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ne s' émouvant de rien au monde, ne se dérangeant
jamais, pas même pour un boulet de canon, et sans
doute il mourra sans avoir trouvé l' occasion de se
mettre en colère. Cet homme possédait au suprême
degré non seulement le vulgaire courage des champs
de bataille, cette bravoure physique uniquement due
à l' énergie musculaire, mais mieux encore, le
courage moral, c' est-à-dire la fermeté de l' âme.
S' il avait un défaut, c' était d' être absolument
écossais de la tête aux pieds, un calédonien pur
sang, un observateur entêté des vieilles coutumes
de son pays. Aussi ne voulut-il jamais servir
l' Angleterre, et ce grade de major, il le gagna au
42 e régiment des Highland-Black-Watch, garde noire,
dont les compagnies étaient formées uniquement de
gentilshommes écossais. Mac Nabbs, en sa qualité
de cousin des Glenarvan, demeurait au château de
Malcolm, et en sa qualité de major il trouva tout
naturel de prendre passage sur le Duncan.
tel était donc le personnel de ce yacht, appelé par
des circonstances imprévues à accomplir un des plus
surprenants voyages des temps modernes. Depuis son
arrivée au steamboat-quay de Glasgow, il avait
monopolisé à son profit la curiosité publique ; une
foule considérable venait chaque jour le visiter ;
on ne s' intéressait qu' à lui, on ne parlait que de
lui, au grand déplaisir des autres capitaines du
port, entre autres du capitaine Burton, commandant
le Scotia, un magnifique steamer amarré auprès
du Duncan, et en partance pour Calcutta.
Le Scotia, vu sa taille, avait le droit de
considérer le Duncan comme un simple fly-boat.
Cependant tout

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l' intérêt se concentrait sur le yacht de lord
Glenarvan, et s' accroissait de jour en jour.
En effet, le moment du départ approchait, John
Mangles s' était montré habile et expéditif. Un
mois après ses essais dans le golfe de la Clyde,
le Duncan, arrimé, approvisionné, aménagé,
pouvait prendre la mer. Le départ fut fixé au
25 août, ce qui permettait au yacht d' arriver vers
le commencement du printemps des latitudes australes.
Lord Glenarvan, dès que son projet fut connu,
n' avait pas été sans recevoir quelques observations
sur les fatigues et les dangers du voyage ; mais il
n' en tint aucun compte, et il se disposa à quitter
Malcolm-Castle. D' ailleurs, beaucoup le blâmaient
qui l' admiraient sincèrement. Puis, l' opinion publique
se déclara franchement pour le lord écossais, et
tous les journaux, à l' exception des " organes du
gouvernement " , blâmèrent unanimement la conduite des
commissaires de l' amirauté dans cette affaire. Au
surplus, lord Glenarvan fut insensible au blâme
comme à l' éloge : il faisait son devoir, et se souciait
peu du reste.
Le 24 août, Glenarvan, lady Helena, le major Mac
Nabbs, Mary et Robert Grant, Mr Olbinett, le
steward du yacht, et sa femme Mrs Olbinett, attachée
au service de lady Glenarvan, quittèrent
Malcolm-Castle, après avoir reçu les touchants
adieux des serviteurs de la famille. Quelques heures
plus tard, ils étaient installés à bord. La population
de Glasgow accueillit avec une sympathique
admiration lady Helena, la jeune et courageuse
femme qui renonçait aux tranquilles plaisirs d' une
vie opulente et volait au secours des naufragés.
Les appartements de lord Glenarvan et de sa femme
occupaient dans la dunette tout l' arrière du
Duncan ; ils se composaient de deux chambres à
coucher, d' un salon et de deux cabinets de toilette ;
puis il y avait un carré commun, entouré de six
cabines, dont cinq étaient occupées par Mary et
Robert Grant, Mr et Mrs Olbinett,

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et le major Mac Nabbs. Quant aux cabines de John
Mangles et de Tom Austin, elles se trouvaient
situées en retour et s' ouvraient sur le tillac.
L' équipage était logé dans l' entrepont, et fort à
son aise, car le yacht n' emportait d' autre cargaison
que son charbon, ses vivres et des armes. La place
n' avait donc pas manqué à John Mangles pour les
aménagements intérieurs, et il en avait habilement
profité.
Le Duncan devait partir dans la nuit du 24 au
25 août, à la marée descendante de trois heures du
matin. Mais, auparavant, la population de Glasgow
fut témoin d' une cérémonie touchante. à huit heures
du soir, lord Glenarvan et ses hôtes, l' équipage
entier, depuis les chauffeurs jusqu' au capitaine,
tous ceux qui devaient prendre part à ce voyage de
dévouement, abandonnèrent le yacht et se rendirent
à saint-Mungo, la vieille cathédrale de Glasgow.
Cette antique église restée intacte au milieu des
ruines causées par la réforme et si merveilleusement
décrite par Walter Scott, reçut sous ses voûtes
massives les passagers et les marins du Duncan.
une foule immense les accompagnait. Là, dans la
grande nef, pleine de tombes comme un cimetière, le
révérend Morton implora les bénédictions du ciel et
mit l' expédition sous la garde de la providence. Il
y eut un moment où la voix de Mary Grant s' éleva
dans la vieille église. La jeune fille priait pour
ses bienfaiteurs et versait devant Dieu les douces
larmes de la reconnaissance. Puis, l' assemblée se
retira sous l' empire d' une émotion profonde. à onze
heures, chacun était rentré à bord. John Mangles
et l' équipage s' occupaient des derniers préparatifs.
à minuit, les feux furent allumés ; le capitaine
donna l' ordre de les pousser activement, et bientôt
des torrents de fumée noire se mêlèrent aux brumes de
la nuit. Les voiles du Duncan avaient été
soigneusement renfermées dans l' étui de toile qui
servait à les garantir des souillures du charbon, car
le vent soufflait du sud-ouest et ne pouvait
favoriser la marche du navire.

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à deux heures, le Duncan commença à frémir
sous la trépidation de ses chaudières ; le manomètre
marqua une pression de quatre atmosphères ; la vapeur
réchauffée siffla par les soupapes ; la marée était
étale ; le jour permettait déjà de reconnaître les
passes de la Clyde entre les balises et les
biggings dont les fanaux s' effaçaient peu à peu
devant l' aube naissante. Il n' y avait plus qu' à
partir.
John Mangles fit prévenir lord Glenarvan, qui
monta aussitôt sur le pont.
Bientôt le jusant se fit sentir ; le Duncan
lança dans les airs de vigoureux coups de sifflet,
largua ses amarres, et se dégagea des navires
environnants ; l' hélice fut mise en mouvement et
poussa le yacht dans le chenal de la rivière.
John n' avait pas pris de pilote ; il connaissait
admirablement les passes de la Clyde, et nul
pratique n' eût mieux manoeuvré à son bord. Le yacht
évoluait sur un signe de lui : de la main droite il
commandait à la machine ; de la main gauche, au
gouvernail, silencieusement et sûrement. Bientôt les
dernières usines firent place aux villas élevées çà
et là sur les collines riveraines, et les bruits de la
ville s' éteignirent dans l' éloignement.
Une heure après le Duncan rasa les rochers de
Dumbarton ; deux heures plus tard, il était dans le
golfe de la Clyde ; à six heures du matin, il
doublait le mull de Cantyre, sortait du canal du
nord, et voguait en plein océan.

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chapitre vi le passager de la cabine numéro six
pendant cette première journée de navigation, la mer
fut assez houleuse, et le vent fraîchit vers le
soir ; le Duncan était fort secoué ; aussi les
dames ne parurent-elles pas sur la dunette ; elles
restèrent couchées dans leurs cabines, et firent
bien.
Mais le lendemain le vent tourna d' un point ; le
capitaine John établit la misaine, la brigantine
et le petit hunier ; le Duncan, mieux appuyé
sur les flots, fut moins sensible aux mouvements de
roulis et de tangage. Lady Helena et Mary Grant
purent dès l' aube rejoindre sur le pont lord
Glenarvan, le major et le capitaine. Le lever du
soleil fut magnifique. L' astre du jour, semblable à
un disque de métal doré par les procédés Ruolz,
sortait de l' océan comme d' un immense bain voltaïque.
Le Duncan glissait au milieu d' une irradiation
splendide, et l' on eût vraiment dit que ses voiles se
tendaient sous l' effort des rayons du soleil.
Les hôtes du yacht assistaient dans une silencieuse
contemplation à cette apparition de l' astre radieux.
" quel admirable spectacle ! Dit enfin lady Helena.
Voilà le début d' une belle journée. Puisse le vent
ne point se montrer contraire et favoriser la marche
du Duncan.
-il serait impossible d' en désirer un meilleur, ma
chère Helena, répondit lord Glenarvan, et nous
n' avons pas à nous plaindre de ce commencement de
voyage.

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-la traversée sera-t-elle longue, mon cher
Edward ?
-c' est au capitaine John de nous répondre, dit
Glenarvan. Marchons-nous bien ? êtes-vous satisfait
de votre navire, John ?
-très satisfait, votre honneur, répliqua John ;
c' est un merveilleux bâtiment, et un marin aime à le
sentir sous ses pieds. Jamais coque et machine ne
furent mieux en rapport ; aussi, vous voyez comme
le sillage du yacht est plat, et combien il se
dérobe aisément à la vague. Nous marchons à raison
de dix-sept milles à l' heure. Si cette rapidité se
soutient, nous couperons la ligne dans dix jours, et
avant cinq semaines nous aurons doublé le cap Horn.
-vous entendez, Mary, reprit lady Helena, avant
cinq semaines !
-oui, madame, répondit la jeune fille, j' entends, et
mon coeur a battu bien fort aux paroles du capitaine.
-et cette navigation, miss Mary, demanda lord
Glenarvan, comment la supportez-vous ?
-assez bien, mylord, et sans éprouver trop de
désagréments. D' ailleurs, je m' y ferai vite.
-et notre jeune Robert ?
-oh ! Robert, répondit John Mangles, quand il
n' est pas fourré dans la machine, il est juché à la
pomme des mâts. Je vous le donne pour un garçon qui
se moque du mal de mer. Et tenez ! Le voyez-vous ? "
sur un geste du capitaine, tous les regards se
portèrent vers le mât de misaine, et chacun put
apercevoir Robert suspendu aux balancines du petit
perroquet à cent pieds en l' air. Mary ne put
retenir un mouvement.
" oh ! Rassurez-vous, miss, dit John Mangles, je
réponds de lui, et je vous promets de présenter
avant peu un fameux luron au capitaine Grant, car
nous le retrouverons, ce digne capitaine !
-le ciel vous entende, Monsieur John, répondit
la jeune fille.
-ma chère enfant, reprit lord Glenarvan, il y a
dans

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tout ceci quelque chose de providentiel qui doit
nous donner bon espoir. Nous n' allons pas, on nous
mène. Nous ne cherchons pas, on nous conduit. Et
puis, voyez tous ces braves gens enrôlés au service
d' une si belle cause. Non seulement nous réussirons
dans notre entreprise, mais elle s' accomplira sans
difficultés. J' ai promis à lady Helena un voyage
d' agrément, et je me trompe fort, ou je tiendrai ma
parole.
-Edward, dit lady Glenarvan, vous êtes le meilleur
des hommes.
-non point, mais j' ai le meilleur des équipages sur
le meilleur des navires. Est-ce que vous ne
l' admirez pas notre Duncan, miss Mary ?
-au contraire, mylord, répondit la jeune fille, je
l' admire et en véritable connaisseuse.
-ah ! Vraiment !
-j' ai joué tout enfant sur les navires de mon père ;
il aurait dû faire de moi un marin, et s' il le
fallait, je ne serais peut-être pas embarrassée de
prendre un ris ou de tresser une garcette.
-eh ! Miss, que dites-vous là ? S' écria John
Mangles.
-si vous parlez ainsi, reprit lord Glenarvan,
vous allez vous faire un grand ami du capitaine
John, car il ne conçoit rien au monde qui vaille
l' état de marin ! Il n' en voit pas d' autre, même
pour une femme ! N' est-il pas vrai, John ?
-sans doute, votre honneur, répondit le jeune
capitaine, et j' avoue cependant que miss Grant est
mieux à sa place sur la dunette qu' à serrer une
voile de perroquet ; mais je n' en suis pas moins
flatté de l' entendre parler ainsi.
-et surtout quand elle admire le Duncan,
répliqua Glenarvan.
-qui le mérite bien, répondit John.
-ma foi, dit lady Helena, puisque vous êtes si
fier de votre yacht, vous me donnez envie de le
visiter jusqu' à

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fond de cale, et de voir comment nos braves
matelots sont installés dans l' entrepont.
-admirablement, répondit John ; ils sont là
comme chez eux.
-et ils sont véritablement chez eux, ma chère
Helena, répondit lord Glenarvan. Ce yacht est
une portion de notre vieille Calédonie ! C' est un
morceau détaché du comté de Dumbarton qui vogue
par grâce spéciale, de telle sorte que nous
n' avons pas quitté notre pays ! Le Duncan,
c' est le château de Malcolm, et l' océan, c' est
le lac Lomond.
-eh bien, mon cher Edward, faites-nous les
honneurs du château, répondit lady Helena.
-à vos ordres, madame, dit Glenarvan, mais
auparavant laissez-moi prévenir Olbinett. "
le steward du yacht était un excellent maître
d' hôtel, un écossais qui aurait mérité d' être
français pour son importance ; d' ailleurs,
remplissant ses fonctions avec zèle et intelligence.
Il se rendit aux ordres de son maître.
" Olbinett, nous allons faire un tour avant
déjeuner, dit Glenarvan, comme s' il se fût agi
d' une promenade à Tarbet ou au lac Katrine ;
j' espère que nous trouverons la table servie à
notre retour. "
Olbinett s' inclina gravement.
" nous accompagnez-vous, major ? Dit lady Helena.
-si vous l' ordonnez, répondit Mac Nabbs.
-oh ! Fit lord Glenarvan, le major est absorbé
dans les fumées de son cigare ; il ne faut pas l' en
arracher ; car je vous le donne pour un intrépide
fumeur, miss Mary. Il fume toujours, même en
dormant. "
le major fit un signe d' assentiment, et les hôtes de
lord Glenarvan descendirent dans l' entrepont.
Mac Nabbs, demeuré seul, et causant avec lui-même,
selon son habitude, mais sans jamais se contrarier,
s' enveloppa de nuages plus épais ; il restait
immobile, et regardait à l' arrière le sillage du
yacht. Après quelques

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minutes, d' une muette contemplation, il se retourna
et se vit en face d' un nouveau personnage. Si
quelque chose avait pu le surprendre, le major eût
été surpris de cette rencontre, car ce passager lui
était absolument inconnu.
Cet homme grand, sec et maigre, pouvait avoir
quarante ans ; il ressemblait à un long clou à
grosse tête ; sa tête, en effet, était large et
forte, son front haut, son nez allongé, sa bouche
grande, son menton fortement busqué. Quant à ses
yeux, ils se dissimulaient derrière d' énormes
lunettes rondes et son regard semblait avoir cette
indécision particulière aux nyctalopes. Sa physionomie
annonçait un homme intelligent et gai ; il n' avait
pas l' air rébarbatif de ces graves personnages qui
ne rient jamais, par principe, et dont la nullité
se couvre d' un masque sérieux. Loin de là. Le
laisser-aller, le sans-façon aimable de cet inconnu
démontraient clairement qu' il savait prendre les
hommes et les choses par leur bon côté. Mais sans
qu' il eût encore parlé, on le sentait parleur, et
distrait surtout, à la façon des gens qui ne voient
pas ce qu' ils regardent, et qui n' entendent pas ce
qu' ils écoutent. Il était coiffé d' une casquette de
voyage, chaussé de fortes bottines jaunes et de
guêtres de cuir, vêtu d' un pantalon de velours marron
et d' une jaquette de même étoffe, dont les poches
innombrables semblaient bourrées de calepins,
d' agendas, de carnets, de portefeuilles, et de mille
objets aussi embarrassants qu' inutiles, sans parler
d' une longue-vue qu' il portait en bandoulière.
L' agitation de cet inconnu contrastait singulièrement
avec la placidité du major ; il tournait autour de
mac Nabbs, il le regardait, il l' interrogeait des
yeux, sans que celui-ci s' inquiétât de savoir d' où
il venait, où il allait, pourquoi il se trouvait à
bord du Duncan.
quand cet énigmatique personnage vit ses tentatives

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déjouées par l' indifférence du major, il saisit sa
longue-vue, qui dans son plus grand développement
mesurait quatre pieds de longueur, et, immobile, les
jambes écartées, semblable au poteau d' une grande
route, il braqua son instrument sur cette ligne où
le ciel et l' eau se confondaient dans un même
horizon ; après cinq minutes d' examen, il abaissa sa
longue-vue, et, la posant sur le pont, il s' appuya
dessus comme il eût fait d' une canne ; mais aussitôt
les compartiments de la lunette glissèrent l' un sur
l' autre, elle rentra en elle-même, et le nouveau
passager, auquel le point d' appui manqua subitement,
faillit s' étaler au pied du grand mât.
Tout autre eût au moins souri à la place du major.
Le major ne sourcilla pas. L' inconnu prit alors son
parti.
" steward ! " cria-t-il, avec un accent qui dénotait
un étranger.
Et il attendit. Personne ne parut.
" steward ! " répéta-t-il d' une voix plus forte.
Mr Olbinett passait en ce moment, se rendant à la
cuisine située sous le gaillard d' avant. Quel fut
son étonnement de s' entendre ainsi interpellé par ce
grand individu qu' il ne connaissait pas ?
" d' où vient ce personnage ? Se dit-il. Un ami de
lord Glenarvan ? C' est impossible. "
cependant il monta sur la dunette, et s' approcha de
l' étranger.
" vous êtes le steward du bâtiment ? Lui demanda
celui-ci.
-oui, monsieur, répondit Olbinett, mais je n' ai
pas l' honneur...
-je suis le passager de la cabine numéro six.
-numéro six ? Répéta le steward.
-sans doute. Et vous vous nommez ? ...
-Olbinett.
-eh bien ! Olbinett, mon ami, répondit l' étranger
de la cabine numéro six, il faut penser au déjeuner,
et vivement. Voilà trente-six heures que je n' ai
mangé, ou

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plutôt trente-six heures que je n' ai que dormi, ce
qui est pardonnable à un homme venu tout d' une
traite de Paris à Glasgow. à quelle heure
déjeune-t-on, s' il vous plaît ?
-à neuf heures " , répondit machinalement Olbinett.
L' étranger voulut consulter sa montre, mais cela ne
laissa pas de prendre un temps long, car il ne la
trouva qu' à sa neuvième poche.
" bon, fit-il, il n' est pas encore huit heures. Eh
bien, alors, Olbinett, un biscuit et un verre de
sherry pour attendre, car je tombe d' inanition. "
Olbinett écoutait sans comprendre ; d' ailleurs
l' inconnu parlait toujours et passait d' un sujet à un
autre avec une extrême volubilité.
" eh bien, dit-il, et le capitaine ? Le capitaine
n' est pas encore levé ! Et le second ? Que fait-il
le second ? Est-ce qu' il dort aussi ? Le temps est
beau, heureusement, le vent favorable, et le navire
marche tout seul. "
précisément, et comme il parlait ainsi, John
Mangles parut à l' escalier de la dunette.
" voici le capitaine, dit Olbinett.
-ah ! Enchanté, s' écria l' inconnu, enchanté,
capitaine Burton, de faire votre connaissance ! "
si quelqu' un fut stupéfait,

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ce fut à coup sûr John Mangles, non moins de
s' entendre appeler " capitaine Burton " que de voir
cet étranger à son bord.
L' autre continuait de plus belle :
" permettez-moi de vous serrer la main, dit-il, et si
je ne l' ai pas fait avant-hier soir, c' est qu' au
moment d' un départ il ne faut gêner personne. Mais
aujourd' hui, capitaine, je suis véritablement
heureux d' entrer en relation avec vous. "
John Mangles ouvrait des yeux démesurés, regardant
tantôt Olbinett, et tantôt ce nouveau venu.
" maintenant, reprit celui-ci, la présentation est
faite, mon cher capitaine, et nous voilà de vieux
amis. Causons donc, et dites-moi si vous êtes
content du Scotia ?
-qu' entendez-vous par le Scotia ? dit enfin
John Mangles.
-mais le Scotia qui nous porte, un bon navire
dont on m' a vanté les qualités physiques non moins
que les qualités morales de son commandant, le brave
capitaine Burton. Seriez-vous parent du grand voyageur
africain de ce nom ? Un homme audacieux. Mes
compliments, alors !
-monsieur, reprit John Mangles, non seulement je
ne suis pas parent du voyageur Burton, mais je ne suis
même pas le capitaine Burton.
-ah ! Fit l' inconnu, c' est donc au second du
Scotia, Mr Burdness, que je m' adresse en ce
moment ?
-Mr Burdness ? " répondit John Mangles qui
commençait à soupçonner la vérité. Seulement,
avait-il affaire à un fou ou à un étourdi ? Cela
faisait question dans son esprit, et il allait
s' expliquer catégoriquement, quand lord Glenarvan,
sa femme et miss Grant remontèrent sur le pont.
L' étranger les aperçut, et s' écria :
" ah ! Des passagers ! Des passagères ! Parfait.
J' espère, Monsieur Burdness, que vous allez me
présenter... "
et s' avançant avec une parfaite aisance, sans
attendre l' intervention de John Mangles :

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" madame, dit-il à miss Grant, miss, dit-il à lady
Helena, monsieur... ajouta-t-il en s' adressant à
lord Glenarvan.
-lord Glenarvan, dit John Mangles.
-mylord, reprit alors l' inconnu, je vous demande
pardon de me présenter moi-même ; mais, à la mer, il
faut bien se relâcher un peu de l' étiquette ;
j' espère que nous ferons rapidement connaissance,
et que dans la compagnie de ces dames la traversée
du Scotia nous paraîtra aussi courte
qu' agréable. "
lady Helena et miss Grant n' auraient pu trouver un
seul mot à répondre. Elles ne comprenaient rien à la
présence de cet intrus sur la dunette du
Duncan.
" monsieur, dit alors Glenarvan, à qui ai-je
l' honneur de parler ?
-à Jacques-éliacin-François-Marie Paganel,
secrétaire de la société de géographie de Paris,
membre correspondant des sociétés de Berlin, de
Bombay, de Darmstadt, de Leipzig, de Londres,
de Pétersbourg, de Vienne, de New-York, membre
honoraire de l' institut royal géographique et
ethnographique des Indes orientales, qui, après
avoir passé vingt ans de sa vie à faire de
la géographie de cabinet, a voulu entrer dans la
science militante, et se dirige vers l' Inde pour
y relier entre eux les travaux des grands
voyageurs. "

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chapitre vii d' où vient et où va Jacques
Paganel

le secrétaire de la société de géographie devait
être un aimable personnage, car tout cela fut dit
avec beaucoup de grâce. Lord Glenarvan, d' ailleurs,
savait parfaitement à qui il avait affaire ; le nom
et le mérite de Jacques Paganel lui étaient
parfaitement connus ; ses travaux géographiques,
ses rapports sur les découvertes modernes insérés
aux bulletins de la société, sa correspondance avec
le monde entier, en faisaient l' un des savants les
plus distingués de la France. Aussi Glenarvan
tendit cordialement la main à son hôte inattendu.
" et maintenant que nos présentations sont faites,
ajouta-t-il, voulez-vous me permettre, Monsieur
Paganel, de vous adresser une question ?
-vingt questions, mylord, répondit Jacques
Paganel ; ce sera toujours un plaisir pour moi de
m' entretenir avec vous.
-c' est avant-hier soir que vous êtes arrivé à bord
de ce navire ?
-oui, mylord, avant-hier soir, à huit heures. J' ai
sauté du caledonian-railway dans un cab, et du cab
dans le Scotia, où j' avais fait retenir de
Paris la cabine numéro six. La nuit était sombre.
Je ne vis personne à bord. Or, me sentant fatigué
par trente heures de route, et sachant que pour
éviter le mal de mer c' est une précaution bonne à
prendre de se coucher en arrivant et de ne pas
bouger de son cadre pendant les premiers jours
de la traversée, je me suis mis au lit incontinent,
et j' ai

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consciencieusement dormi pendant trente-six heures,
je vous prie de le croire. "
les auditeurs de Jacques Paganel savaient
désormais à quoi s' en tenir sur sa présence à bord.
Le voyageur français, se trompant de navire, s' était
embarqué pendant que l' équipage du Duncan
assistait à la cérémonie de saint-Mungo. Tout
s' expliquait. Mais qu' allait dire le savant
géographe, lorsqu' il apprendrait le nom et la
destination du navire sur lequel il avait pris
passage ? " ainsi, Monsieur Paganel, dit
Glenarvan, c' est Calcutta que vous avez choisi
pour point de départ de vos voyages ?
-oui, mylord. Voir l' Inde est une idée que j' ai
caressée pendant toute ma vie. C' est mon plus beau
rêve qui va se réaliser enfin dans la patrie des
éléphants et des taugs.
-alors, Monsieur Paganel, il ne vous serait
point indifférent de visiter un autre pays ?
-non, mylord, cela me serait désagréable, car j' ai
des recommandations pour lord Sommerset, le
gouverneur général des indes, et une mission de la
société de géographie que je tiens à remplir.
-ah ! Vous avez une mission ?
-oui, un utile et curieux voyage à tenter, et dont
le programme a été rédigé par mon savant ami et
collègue M Vivien De Saint-Martin. Il s' agit,
en effet, de s' élancer sur les traces des frères
Schlaginweit, du colonel Waugh, de Webb,
d' Hodgson, des missionnaires Huc et Gabet, de
Moorcroft, de M Jules Remy, et de tant d' autres
voyageurs célèbres. Je veux réussir là où le
missionnaire Krick a malheureusement échoué en
1846 ; en un mot, reconnaître le cours du
Yarou-Dzangbo-Tchou, qui arrose le Tibet pendant
un espace de quinze cents kilomètres, en longeant
la base septentrionale de l' Himalaya, et savoir
enfin si cette rivière ne se joint pas au
Brahmapoutre dans le nord-est de l' Assam. La
médaille d' or, mylord, est assurée au voyageur qui
parviendra

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à réaliser ainsi l' un des plus vifs desiderata
de la géographie des Indes. "
Paganel était magnifique. Il parlait avec une
animation superbe. Il se laissait emporter sur les
ailes rapides de l' imagination. Il eût été aussi
impossible de l' arrêter que le Rhin aux chutes de
Schaffouse.
" monsieur Jacques Paganel, dit lord Glenarvan,
après un instant de silence, c' est là certainement
un beau voyage et dont la science vous sera fort
reconnaissante ; mais je ne veux pas prolonger plus
longtemps votre erreur, et, pour le moment du moins,
vous devez renoncer au plaisir de visiter les Indes.
-y renoncer ! Et pourquoi ?
-parce que vous tournez le dos à la péninsule
indienne.
-comment ! Le capitaine Burton...
-je ne suis pas le capitaine Burton, répondit
John Mangles.
-mais le Scotia ?
-mais ce navire n' est pas le Scotia ! "
l' étonnement de Paganel ne saurait se dépeindre.
Il regarda tour à tour lord Glenarvan, toujours
sérieux, lady Helena et Mary Grant, dont les
traits exprimaient un sympathique chagrin, John
Mangles qui souriait, et le major qui ne bronchait
pas ; puis, levant les épaules et ramenant ses
lunettes de son front à ses yeux :
" quelle plaisanterie ! " s' écria-t-il.
Mais en ce moment ses yeux rencontrèrent la roue du
gouvernail qui portait ces deux mots en exergue :
Duncan
Glasgow

" le Duncan ! le Duncan ! " fit-il en
poussant un véritable cri de désespoir !
Puis, dégringolant l' escalier de la dunette, il se
précipita vers sa cabine.
Dès que l' infortuné savant eut disparu, personne à

p57

bord, sauf le major, ne put garder son sérieux, et
le rire gagna jusqu' aux matelots. Se tromper de
railway ! Bon ! Prendre le train d' édimbourg pour
celui de Dumbarton. Passe encore ! Mais se tromper
de navire, et voguer vers le Chili quand on veut
aller aux Indes, c' est là le fait d' une haute
distraction.
" au surplus, cela ne m' étonne pas de la part de
Jacques Paganel, dit Glenarvan ; il est fort cité
pour de pareilles mésaventures. Un jour, il a publié
une célèbre carte d' Amérique, dans laquelle il
avait mis le Japon. Cela ne l' empêche pas d' être un
savant distingué, et l' un des meilleurs géographes
de France.
-mais qu' allons-nous faire de ce pauvre monsieur ?
Dit lady Helena. Nous ne pouvons l' emmener en
Patagonie.
-pourquoi non ? Répondit gravement Mac Nabbs ;
nous ne sommes pas responsables de ses distractions.
Supposez qu' il soit dans un train de chemin de fer,
le ferait-il arrêter ?
-non, mais il descendrait à la station prochaine,
reprit lady Helena.
-eh bien, dit Glenarvan, c' est ce qu' il pourra
faire, si cela lui plaît, à notre prochaine relâche. "
en ce moment, Paganel, piteux et honteux, remontait
sur la dunette, après s' être assuré de la présence de
ses bagages à bord. Il répétait incessamment ces
mots malencontreux ; le Duncan ! le Duncan !
il n' en eût pas trouvé d' autres dans son
vocabulaire. Il allait et venait, examinant la
mâture du yacht, et interrogeant le muet horizon
de la pleine mer. Enfin, il revint vers lord
Glenarvan :
" et ce Duncan va ? ... dit-il.
-en Amérique, Monsieur Paganel.
-et plus spécialement ? ...
-à Concepcion.
-au Chili ! Au Chili ! S' écria l' infortuné
géographe. Et ma mission des Indes ! Mais que vont
dire M De

p58

Quatrefages, le président de la commission
centrale ! Et M D' Avezac ! Et M Cortambert !
Et M Vivien De Saint-Martin ! Comment me
représenter aux séances de la société !
-voyons, Monsieur Paganel, répondit Glenarvan,
ne vous désespérez pas. Tout peut s' arranger, et
vous n' aurez subi qu' un retard relativement de
peu d' importance. Le Yarou-Dzangbo-Tchou vous
attendra toujours dans les montagnes du Tibet.
Nous relâcherons bientôt à Madère, et là vous
trouverez un navire qui vous ramènera en Europe.
-je vous remercie, mylord, il faudra bien se
résigner. Mais, on peut le dire, voilà une aventure
extraordinaire, et il n' y a qu' à moi que ces choses
arrivent. Et ma cabine qui est retenue à bord du
Scotia !
-ah ! Quant au Scotia, je vous engage à y
renoncer provisoirement.
-mais, dit Paganel, après avoir examiné de
nouveau le navire, le Duncan est un yacht de
plaisance ?
-oui, monsieur, répondit John Mangles, et il
appartient à son honneur lord Glenarvan.
-qui vous prie d' user largement de son hospitalité,
dit Glenarvan.
-mille grâces, mylord, répondit Paganel ; je suis
vraiment sensible à votre courtoisie ; mais
permettez-moi une simple observation : c' est un
beau pays que l' Inde ; il offre aux voyageurs des
surprises merveilleuses ; les dames ne le
connaissent pas sans doute... eh bien, l' homme de
la barre n' aurait qu' à donner un tour de roue,
et le yacht le Duncan voguerait aussi
facilement vers Calcutta que vers Concepcion ;
or, puisqu' il fait un voyage d' agrément... "
les hochements de tête qui accueillirent la
proposition de Paganel ne lui permirent pas d' en
continuer le développement. Il s' arrêta court.
" Monsieur Paganel, dit alors lady Helena, s' il ne
s' agissait que d' un voyage d' agrément, je vous
répondrais :

p59

allons tous ensemble aux grandes-Indes, et lord
Glenarvan ne me désapprouverait pas. Mais le
Duncan va rapatrier des naufragés abandonnés
sur la côte de la Patagonie, et il ne peut changer
une si humaine destination... "
en quelques minutes, le voyageur français fut mis au
courant de la situation ; il apprit, non sans
émotion, la providentielle rencontre des documents,
l' histoire du capitaine Grant, la généreuse
proposition de lady Helena.
" madame, dit-il, permettez-moi d' admirer votre
conduite en tout ceci, et de l' admirer sans réserve.
Que votre yacht continue sa route, je me reprocherais
de le retarder d' un seul jour.
-voulez-vous donc vous associer à nos recherches ?
Demanda lady Helena.
-c' est impossible, madame, il faut que je remplisse
ma mission. Je débarquerai à votre prochaine
relâche...
-à Madère alors, dit John Mangles.
-à Madère, soit. Je ne serai qu' à cent quatre-vingts
lieues de Lisbonne, et j' attendrai là des moyens
de transport.
-eh bien, Monsieur Paganel, dit Glenarvan, il
sera fait suivant votre désir, et pour mon compte,
je suis heureux de pouvoir vous offrir pendant
quelques jours l' hospitalité à mon bord.
Puissiez-vous ne pas trop vous ennuyer dans notre
compagnie !
-oh ! Mylord, s' écria le savant, je suis encore
trop heureux de m' être trompé d' une si agréable
façon ! Néanmoins, c' est une situation fort
ridicule que celle d' un homme qui s' embarque pour
les Indes et fait voile pour l' Amérique ! "
malgré cette réflexion mélancolique, Paganel prit
son parti d' un retard qu' il ne pouvait empêcher.
Il se montra aimable, gai et même distrait ; il
enchanta les dames par sa bonne humeur ; avant
la fin de la journée, il était l' ami de tout le
monde. Sur sa demande, le fameux

p60

document lui fut communiqué. Il l' étudia avec soin,
longuement, minutieusement. Aucune autre
interprétation ne lui parut possible. Mary Grant
et son frère lui inspirèrent le plus vif intérêt.
Il leur donna bon espoir. Sa façon d' entrevoir les
événements et le succès indiscutable qu' il prédit au
Duncan arrachèrent un sourire à la jeune
fille. Vraiment, sans sa mission, il se serait
lancé à la recherche du capitaine Grant !
En ce qui concerne lady Helena, quand il apprit
qu' elle était fille de William Tuffnel, ce fut une
explosion d' interjections admiratives. Il avait
connu son père. Quel savant audacieux ! Que de
lettres ils échangèrent, quand William Tuffnel
fut membre correspondant de la société ! C' était
lui, lui-même, qui l' avait présenté avec
M Malte-Brun ! Quelle rencontre, et quel plaisir
de voyager avec la fille de William Tuffnel !
Finalement, il demanda à lady Helena la
permission de l' embrasser. à quoi consentit lady
Glenarvan quoique de fût peut-être un peu
" improper " .

p61

chapitre viii un brave homme de plus à bord du
" Duncan "

cependant le yacht, favorisé par les courants du
nord de l' Afrique, marchait rapidement vers
l' équateur. Le 30 août, on eut connaissance du
groupe de Madère. Glenarvan, fidèle à sa
promesse, offrit à son nouvel hôte de relâcher
pour le mettre à terre.
" mon cher lord, répondit Paganel, je ne ferai point
de cérémonies avec vous. Avant mon arrivée à bord,
aviez-vous l' intention de vous arrêter à Madère ?
-non, dit Glenarvan.
-eh bien, permettez-moi de mettre à profit les
conséquences de ma malencontreuse distraction.
Madère est une île trop connue. Elle n' offre
plus rien d' intéressant à un géographe. On a tout
dit, tout écrit sur ce groupe, qui est, d' ailleurs,
en pleine décadence au point de vue de la viticulture.
Imaginez-vous qu' il n' y a plus de vignes à
Madère ! La récolte de vin qui, en 1813, s' élevait
à vingt-deux mille pipes, est tombée, en 1845, à
deux mille six cent soixante-neuf. Aujourd' hui,
elle ne va pas à cinq cents ! C' est un affligeant
spectacle. Si donc il vous est indifférent de
relâcher aux Canaries ? ...
-relâchons aux Canaries, répondit Glenarvan. Cela
ne nous écarte pas de notre route.
-je le sais, mon cher lord. Aux Canaries,
voyez-vous, il y a trois groupes à étudier, sans
parler du pic de Ténériffe, que j' ai toujours
désiré voir. C' est une

p62

occasion. J' en profite, et, en attendant le
passage d' un navire qui me ramène en Europe, je
ferai l' ascension de cette montagne célèbre.
-comme il vous plaira, mon cher Paganel " ,
répondit lord Glenarvan, qui ne put s' empêcher
de sourire.
Et il avait raison de sourire.
Les Canaries sont peu éloignées de Madère. Deux
cent cinquante milles à peine séparent les deux
groupes, distance insignifiante pour un aussi bon
marcheur que le Duncan.
le 31 août, à deux heures du soir, John Mangles et
Paganel se promenaient sur la dunette. Le français
pressait son compagnon de vives questions sur le
Chili ; tout à coup le capitaine l' interrompit, et
montrant dans le sud un point de l' horizon :
" Monsieur Paganel ? Dit-il.
-mon cher capitaine, répondit le savant.
-veuillez porter vos regards de ce côté. Ne
voyez-vous rien ?
-rien.
-vous ne regardez pas où il faut. Ce n' est pas à
l' horizon, mais au-dessus, dans les nuages.
-dans les nuages ? J' ai beau chercher...
-tenez, maintenant, par le bout-dehors de beaupré.
-je ne vois rien.
-c' est que vous ne voulez pas voir. Quoi qu' il en
soit, et bien que nous en soyons à quarante milles,
vous m' entendez, le pic de Ténériffe est
parfaitement visible au-dessus de l' horizon. "
que Paganel voulût voir ou non, il dut se rendre à
l' évidence quelques heures plus tard, à moins de
s' avouer aveugle.
" vous l' apercevez enfin ? Lui dit John Mangles.
-oui, oui, parfaitement, répondit Paganel ; et
c' est là, ajouta-t-il d' un ton dédaigneux, c' est
là ce qu' on appelle le pic de Ténériffe ?

p63

-lui-même.
-il paraît avoir une hauteur assez médiocre.
-cependant il est élevé de onze mille pieds
au-dessus du niveau de la mer.
-cela ne vaut pas le Mont Blanc.
-c' est possible, mais quand il s' agira de le
gravir, vous le trouverez peut-être suffisamment
élevé.
-oh ! Le gravir ! Le gravir, mon cher capitaine,
à quoi bon, je vous prie, après Mm De Humboldt
et Bonplan ? Un grand génie, ce Humboldt ! Il a
fait l' ascension de cette montagne ; il en a donné
une description qui ne laisse rien à désirer ; il
en a reconnu les cinq zones : la zone des vins,
la zone des lauriers, la zone des pins, la zone
des bruyères alpines, et enfin la zone de la
stérilité. C' est au sommet du piton même qu' il a
posé le pied, et là, il n' avait même pas la place
de s' asseoir. Du haut de la montagne, sa vue
embrassait un espace égal au quart de l' Espagne.
Puis il a visité le volcan jusque dans ses
entrailles, et il a atteint le fond de son cratère
éteint. Que voulez-vous que je fasse après ce
grand homme, je vous le demande ?
-en effet, répondit John Mangles, il ne reste
plus rien à glaner. C' est fâcheux, car vous vous
ennuierez fort à attendre un navire dans le port de
Ténériffe. Il n' y a pas là beaucoup de distractions
à espérer.
-excepté les miennes, dit Paganel en riant. Mais,
mon cher Mangles, est-ce que les îles du Cap-Vert
n' offrent pas des points de relâche importants ?
-si vraiment. Rien de plus facile que de s' embarquer
à Villa-Praïa.
-sans parler d' un avantage qui n' est point à
dédaigner, répliqua Paganel, c' est que les îles du
Cap-Vert sont peu éloignées du Sénégal, où je
trouverai des compatriotes. Je sais bien que l' on
dit ce groupe médiocrement intéressant, sauvage,
malsain ; mais tout est curieux à l' oeil du
géographe. Voir est une science. Il y a des gens
qui ne savent pas voir, et qui voyagent avec

p64

autant d' intelligence qu' un crustacé. Croyez bien
que je ne suis pas de leur école.
-à votre aise, monsieur Paganel, répondit John
Mangles ; je suis certain que la science
géographique gagnera à votre séjour dans les îles
du Cap-Vert. Nous devons précisément y relâcher
pour faire du charbon. Votre débarquement ne nous
causera donc aucun retard. "
cela dit, le capitaine donna la route de manière à
passer dans l' ouest des Canaries ; le célèbre pic
fut laissé sur bâbord, et le Duncan,
continuant sa marche rapide, coupa le tropique du
Cancer le 2 septembre, à cinq heures du matin.
Le temps vint alors à changer. C' était l' atmosphère
humide et pesante de la saison des pluies, " le
tempo das aguas " , suivant l' expression espagnole,
saison pénible aux voyageurs, mais utile aux
habitants des îles africaines, qui manquent d' arbres,
et conséquemment qui manquent d' eau. La mer, très
houleuse, empêcha les passagers de se tenir sur le
pont ; mais les conversations du carré n' en furent
pas moins fort animées.
Le 3 septembre, Paganel se mit à rassembler ses
bagages pour son prochain débarquement. Le
Duncan évoluait entre les îles du Cap-Vert ;
il passa devant l' île du sel, véritable tombe de
sable, infertile et désolée ; après avoir longé de
vastes bancs de corail, il laissa par le travers
l' île Saint-Jacques, traversée du nord au midi par
une chaîne de montagnes basaltiques que terminent deux
mornes élevés. Puis John Mangles embouqua la baie
de Villa-Praïa, et mouilla bientôt devant la ville
par huit brasses de fond. Le temps était affreux
et le ressac excessivement violent, bien que la
baie fût abritée contre les vents du large. La pluie
tombait à torrents et permettait à peine de voir la
ville, élevée sur une plaine en forme de terrasse qui
s' appuyait à des contreforts de roches volcaniques
hauts de trois cents pieds. L' aspect de l' île à
travers cet épais rideau de pluie était navrant.
Lady Helena ne put donner suite à son projet de
visiter

p65

la ville ; l' embarquement du charbon ne se faisait
pas sans de grandes difficultés. Les passagers du
Duncan se virent donc consignés sous la dunette,
pendant que la mer et le ciel mêlaient leurs eaux
dans une inexprimable confusion. La question du
temps fut naturellement à l' ordre du jour dans les
conversations du bord. Chacun dit son mot, sauf le
major, qui eût assisté au déluge universel avec
une indifférence complète. Paganel allait et
venait en hochant la tête.
" c' est un fait exprès, disait-il.
-il est certain, répondit Glenarvan, que les
éléments se déclarent contre vous.
-j' en aurai pourtant raison.
-vous ne pouvez affronter pareille pluie, dit
lady Helena.
-moi, madame, parfaitement. Je ne la crains que
pour mes bagages et mes instruments. Tout sera
perdu.
-il n' y a que le débarquement à redouter, reprit
Glenarvan. Une fois à Villa-Praïa, vous ne serez
pas trop mal logé ; peu proprement, par exemple :
en compagnie de singes et de porcs dont les relations
ne sont pas toujours agréables. Mais un voyageur n' y
regarde pas de si près. D' abord il faut espérer que
dans sept ou huit mois vous pourrez vous embarquer
pour l' Europe.
-sept ou huit mois ! S' écria Paganel.
-au moins. Les îles du Cap-Vert ne sont pas très
fréquentées des navires pendant la saison des pluies.
Mais vous pourrez employer votre temps d' une façon
utile. Cet archipel est encore peu connu ; en
topographie, en climatologie, en ethnographie,
en hypsométrie, il y a beaucoup à faire.
-vous aurez des fleuves à reconnaître, dit lady
Helena.
-il n' y en a pas, madame, répondit Paganel.
-eh bien, des rivières ?
-il n' y en a pas non plus.
-des cours d' eau alors ?

p66

-pas davantage.
-bon, fit le major, vous vous rabattrez sur les
forêts.
-pour faire des forêts, il faut des arbres ; or,
il n' y a pas d' arbres.
-un joli pays ! Répliqua le major.
-consolez-vous, mon cher Paganel, dit alors
Glenarvan, vous aurez du moins des montagnes.
-oh ! Peu élevées et peu intéressantes, mylord.
D' ailleurs, ce travail a été fait.
-fait ! Dit Glenarvan.
-oui, voilà bien ma chance habituelle. Si, aux
Canaries, je me voyais en présence des travaux de
Humboldt, ici, je me trouve devancé par un
géologue, M Charles Sainte-Claire Deville !
-pas possible ?
-sans doute, répondit Paganel d' un ton piteux. Ce
savant se trouvait à bord de la corvette de l' état
la décidée, pendant sa relâche aux îles du
Cap-Vert, et il a visité le sommet le plus
intéressant du groupe, le volcan de l' île Fogo.
Que voulez-vous que je fasse après lui ?
-voilà qui est vraiment regrettable, répondit lady
Helena. Qu' allez-vous devenir, Monsieur
Paganel ? "
Paganel garda le silence pendant quelques instants.
" décidément, reprit Glenarvan, vous auriez mieux
fait de débarquer à Madère, quoiqu' il n' y ait plus
de vin ! "
nouveau silence du savant secrétaire de la société
de géographie.
" moi, j' attendrais " , dit le major, exactement comme
s' il avait dit : je n' attendrais pas.
" mon cher Glenarvan, reprit alors Paganel, où
comptez-vous relâcher désormais ?
-oh ! Pas avant Concepcion.
-diable ! Cela m' écarte singulièrement des Indes.
-mais non, du moment que vous avez passé le cap
Horn, vous vous en rapprochez.
-je m' en doute bien.
-d' ailleurs, reprit Glenarvan avec le plus grand

p67

sérieux, quand on va aux Indes, qu' elles soient
orientales ou occidentales, peu importe.
-comment, peu importe !
-sans compter que les habitants des pampas de la
Patagonie sont aussi bien des indiens que les
indigènes du Pendjaub.
-ah ! Parbleu, mylord, s' écria Paganel, voilà une
raison que je n' aurais jamais imaginée !
-et puis, mon cher Paganel, on peut gagner la
médaille d' or en quelque lieu que ce soit ; il y a
partout à faire, à chercher, à découvrir, dans les
chaînes des Cordillères comme dans les montagnes du
Thibet.
-mais le cours du Yarou-Dzangbo-Tchou ?
-bon ! Vous le remplacerez par le Rio-Colorado !
Voilà un fleuve peu connu, et qui sur les cartes
coule un peu trop à la fantaisie des géographes.
-je le sais, mon cher lord, il y a là des erreurs
de plusieurs degrés. Oh ! Je ne doute pas que sur ma
demande la société de Géographie ne m' eût envoyé
dans la Patagonie aussi bien qu' aux Indes. Mais
je n' y ai pas songé.
-effet de vos distractions habituelles.
-voyons, Monsieur Paganel, nous accompagnez-vous ?
Dit lady Helena de sa voix la plus engageante.
-madame, et ma mission ?
-je vous préviens que nous passerons par le détroit
de Magellan, reprit Glenarvan.
-mylord, vous êtes un tentateur.
-j' ajoute que nous visiterons le Port-Famine !
-le Port-Famine, s' écria le français, assailli de
toutes parts, ce port célèbre dans les fastes
géographiques !
-considérez aussi, Monsieur Paganel, reprit lady
Helena, que, dans cette entreprise, vous aurez le
droit d' associer le nom de la France à celui de
l' écosse.
-oui, sans doute !
-un géographe peut servir utilement notre
expédition,

p68

et quoi de plus beau que de mettre la science au
service de l' humanité ?
-voilà qui est bien dit, madame !
-croyez-moi. Laissez faire le hasard, ou plutôt la
providence. Imitez-nous. Elle nous a envoyé ce
document, nous sommes partis. Elle vous jette à
bord du Duncan, ne le quittez plus.
-voulez-vous que je vous le dise, mes braves amis ?
Reprit alors Paganel ; eh bien, vous avez grande
envie que je reste !
-et vous, Paganel, vous mourez d' envie de rester,
repartit Glenarvan.
-parbleu ! S' écria le savant géographe, mais je
craignais d' être indiscret ! "

p69

chapitre ix le détroit de Magellan
la joie fut générale à bord, quand on connut la
résolution de Paganel. Le jeune Robert lui sauta
au cou avec une vivacité fort démonstrative. Le
digne secrétaire faillit tomber à la renverse. " un
rude petit bonhomme, dit-il, je lui apprendrai la
géographie. "
or, comme John Mangles se chargeait d' en faire un
marin, Glenarvan un homme de coeur, le major un
garçon de sang-froid, lady Helena un être bon et
généreux, Mary Grant un élève reconnaissant
envers de pareils maîtres, Robert devait évidemment
devenir un jour un gentleman accompli.
Le Duncan termina rapidement son chargement de
charbon, puis, quittant ces tristes parages, il
gagna vers l' ouest le courant de la côte du Brésil,
et, le 7 septembre, après avoir franchi l' équateur
sous une belle brise du nord, il entra dans
l' hémisphère austral.
La traversée se faisait donc sans peine. Chacun
avait bon espoir. Dans cette expédition à la
recherche du capitaine Grant, la somme des
probabilités semblait s' accroître chaque jour.
L' un des plus confiants du bord, c' était le
capitaine. Mais sa confiance venait surtout du
désir qui le tenait si fort au coeur de voir miss
Mary heureuse et consolée. Il s' était pris d' un
intérêt tout particulier pour cette jeune fille ;
et ce sentiment, il le cacha si bien, que, sauf
Mary Grant et lui, tout le monde s' en aperçut à
bord du Duncan.

p70

quant au savant géographe, c' était probablement
l' homme le plus heureux de l' hémisphère austral ; il
passait ses journées à étudier les cartes dont il
couvrait la table du carré ; de là des discussions
quotidiennes avec Mr Olbinett, qui ne pouvait
mettre le couvert. Mais Paganel avait pour lui
tous les hôtes de la dunette, sauf le major, que
les questions géographiques laissaient fort
indifférent, surtout à l' heure du dîner. De plus,
ayant découvert toute une cargaison de livres fort
dépareillés dans les coffres du second, et parmi eux
un certain nombre d' ouvrages espagnols, Paganel
résolut d' apprendre la langue de Cervantes, que
personne ne savait à bord. Cela devait faciliter ses
recherches sur le littoral chilien. Grâce à ses
dispositions au polyglottisme, il ne désespérait
pas de parler couramment ce nouvel idiome en
arrivant à Concepcion. Aussi étudiait-il avec
acharnement, et on l' entendait marmotter
incessamment des syllabes hétérogènes.
Pendant ses loisirs, il ne manquait pas de donner
une instruction pratique au jeune Robert, et il lui
apprenait l' histoire de ces côtes dont le
Duncan s' approchait si rapidement.
On se trouvait alors, le 10 septembre, par 573 de
latitude et 3115 de longitude, et ce jour-là
Glenarvan apprit une chose que de plus instruits
ignorent probablement. Paganel racontait l' histoire
de l' Amérique, et pour arriver aux grands
navigateurs, dont le yacht suivait alors la route,
il remonta à Christophe Colomb ; puis il finit
en disant que le célèbre génois était mort sans
savoir qu' il avait découvert un nouveau monde. Tout
l' auditoire se récria. Paganel persista dans son
affirmation.
" rien n' est plus certain, ajouta-t-il. Je ne veux
pas diminuer la gloire de Colomb, mais le fait est
acquis. à la fin du quinzième siècle, les esprits
n' avaient qu' une préoccupation : faciliter les
communications avec l' Asie, et chercher l' orient
par les routes de l' occident ; en un

p71

mot, aller par le plus court " au pays des épices " .
C' est ce que tenta Colomb. Il fit quatre voyages ;
il toucha l' Amérique aux côtes de Cumana, de
Honduras, de Mosquitos, de Nicaragua, de
Veragua, de Costa-Rica, de Panama, qu' il prit
pour les terres du Japon et de la Chine, et mourut
sans s' être rendu compte de l' existence du grand
continent auquel il ne devait pas même léguer son
nom !
-je veux vous croire, mon cher Paganel, répondit
Glenarvan ; cependant vous me permettrez d' être
surpris, et de vous demander quels sont les
navigateurs qui ont reconnu la vérité sur les
découvertes de Colomb ?
-ses successeurs, Ojeda, qui l' avait déjà
accompagné dans ses voyages, ainsi que Vincent
Pinzon, Vespuce, Mendoza, Bastidas, Cabral,
Solis, Balboa. Ces navigateurs longèrent les
côtes orientales de l' Amérique ; ils les
délimitèrent en descendant vers le sud, emportés,
eux aussi, trois cent soixante ans avant nous,
par ce courant qui nous entraîne ! Voyez, mes amis,
nous avons coupé l' équateur à l' endroit même où
Pinzon le passa dans la dernière année du
quinzième siècle, et nous approchons de ce
huitième degré de latitude australe sous lequel il
accosta les terres du Brésil. Un an après, le
portugais Cabral descendit jusqu' au port Séguro.
Puis Vespuce, dans sa troisième expédition en
1502, alla plus loin encore dans le sud. En 1508,
Vincent Pinzon et Solis s' associèrent pour la
reconnaissance des rivages américains, et en 1514,
Solis découvrit l' embouchure du rio de la Plata,
où il fut dévoré par les indigènes, laissant à
Magellan la gloire de contourner le continent.
Ce grand navigateur, en 1519, partit avec cinq
bâtiments, suivit les côtes de la Patagonie,
découvrit le port Désiré, le port San-Julian, où
il fit de longues relâches, trouva par cinquante-deux
degrés de latitude ce détroit des onze-mille-vierges
qui devait porter son nom, et, le 28 novembre 1520,
il déboucha dans l' océan Pacifique. Ah ! Quelle
joie il dut éprouver, et quelle émotion fit battre
son

p72

coeur, lorsqu' il vit une mer nouvelle étinceler à
l' horizon sous les rayons du soleil !
-oui, M Paganel, s' écria Robert Grant,
enthousiasmé par les paroles du géographe, j' aurais
voulu être là !
-moi aussi, mon garçon, et je n' aurais pas manqué
une occasion pareille, si le ciel m' eût fait naître
trois cents ans plus tôt !
-ce qui eût été fâcheux pour nous, Monsieur
Paganel, répondit lady Helena, car vous ne seriez
pas maintenant sur la dunette du Duncan à nous
raconter cette histoire.
-un autre l' eût dite à ma place, madame, et il
aurait ajouté que la reconnaissance de la côte
occidentale est due aux frères Pizarre. Ces hardis
aventuriers furent de grands fondateurs de villes.
Cusco, Quito, Lima, Santiago, Villarica,
Valparaiso et Concepcion, où le Duncan nous
mène, sont leur ouvrage. à cette époque, les
découvertes de Pizarre se relièrent à celles de
Magellan, et le développement des côtes
américaines figura sur les cartes, à la grande
satisfaction des savants du vieux monde.
-eh bien, moi, dit Robert, je n' aurais pas encore
été satisfait.
-pourquoi donc ? Répondit Mary, en considérant son
jeune frère qui se passionnait à l' histoire de ces
découvertes.
-oui, mon garçon, pourquoi ? Demanda lord
Glenarvan avec le plus encourageant sourire.
-parce que j' aurais voulu savoir ce qu' il y avait
au delà du détroit de Magellan.
-bravo, mon ami, répondit Paganel, et moi aussi,
j' aurais voulu savoir si le continent se prolongeait
jusqu' au pôle, ou s' il existait une mer libre, comme
le supposait Drake, un de vos compatriotes, mylord.
Il est donc évident que si Robert Grant et
Jacques Paganel eussent vécu au xviie siècle, ils
se seraient embarqués à la suite de Shouten et de
Lemaire, deux hollandais fort

p73

curieux de connaître le dernier mot de cette énigme
géographique.
-étaient-ce des savants ? Demanda lady Helena.
-non, mais d' audacieux commerçants, que le côté
scientifique des découvertes inquiétait assez peu.
Il existait alors une compagnie hollandaise des
Indes orientales, qui avait un droit absolu sur
tout le commerce fait par le détroit de Magellan.
Or, comme à cette époque on ne connaissait pas
d' autre passage pour se rendre en Asie par les
routes de l' occident, ce privilège constituait un
accaparement véritable. Quelques négociants
voulurent donc lutter contre ce monopole, en
découvrant un autre détroit, et de ce nombre fut
un certain Isaac Lemaire, homme intelligent et
instruit. Il fit les frais d' une expédition commandée
par son neveu, Jacob Lemaire, et Shouten, un bon
marin, originaire de Horn. Ces hardis navigateurs
partirent au mois de juin 1615, près d' un siècle
après Magellan ; ils découvrirent le détroit de
Lemaire, entre la terre de feu et la terre des
états, et, le 12 février 1616, ils doublèrent ce
fameux cap Horn, qui, mieux que son frère, le cap de
Bonne-Espérance, eût mérité de s' appeler le cap
des tempêtes !
-oui, certes, j' aurais voulu être là ! S' écria
Robert.
-et tu aurais puisé à la source des émotions les
plus vives, mon garçon, reprit Paganel en s' animant.
Est-il, en effet, une satisfaction plus vraie, un
plaisir plus réel que celui du navigateur qui pointe
ses découvertes sur la carte du bord ? Il voit les
terres se former peu à peu sous ses regards, île
par île, promontoire par promontoire, et, pour ainsi
dire, émerger du sein des flots ! D' abord, les
lignes terminales sont vagues, brisées, interrompues !
Ici un cap solitaire, là une baie isolée, plus loin
un golfe perdu dans l' espace. Puis les découvertes
se complètent, les lignes se rejoignent, le pointillé
des cartes fait place au trait ; les baies échancrent
des côtes déterminées, les caps s' appuient sur des
rivages certains ; enfin le nouveau continent,
avec ses lacs, ses rivières et ses fleuves, ses

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montagnes, ses vallées et ses plaines, ses villages,
ses villes et ses capitales, se déploie sur le
globe dans toute sa splendeur magnifique ! Ah !
Mes amis, un découvreur de terres est un véritable
inventeur ! Il en a les émotions et les surprises !
Mais maintenant cette mine est à peu près épuisée !
On a tout vu, tout reconnu, tout inventé en fait de
continents ou de nouveaux mondes, et nous autres,
derniers venus dans la science géographique, nous
n' avons plus rien à faire ?
-si, mon cher Paganel, répondit Glenarvan.
-et quoi donc ?
-ce que nous faisons ! "
cependant le Duncan filait sur cette route des
Vespuce et des Magellan avec une rapidité
merveilleuse. Le 15 septembre, il coupa le tropique
du Capricorne, et le cap fut dirigé vers l' entrée
du célèbre détroit. Plusieurs fois les côtes basses
de la Patagonie furent aperçues, mais comme une
ligne à peine visible à l' horizon ; on les rangeait
à plus de dix milles, et la fameuse longue-vue de
Paganel ne lui donna qu' une vague idée de ces
rivages américains.
Le 25 septembre, le Duncan se trouvait à la
hauteur du détroit de Magellan. Il s' y engagea sans
hésiter. Cette voie est généralement préférée par
les navires à vapeur qui se rendent dans l' océan
Pacifique. Sa longueur exacte n' est que de trois
cent soixante-seize milles ; les bâtiments du
plus fort tonnage y trouvent partout une eau
profonde, même au ras de ses rivages, un fond d' une
excellente tenue, de nombreuses aiguades, des
rivières abondantes en poissons, des forêts riches
en gibier, en vingt endroits des relâches sûres et
faciles, enfin mille ressources qui manquent au
détroit de Lemaire et aux terribles rochers du
cap Horn, incessamment visités par les ouragans et
les tempêtes.
Pendant les premières heures de navigation,
c' est-à-dire

p75

sur un espace de soixante à quatre-vingts milles,
jusqu' au cap Gregory, les côtes sont basses et
sablonneuses. Jacques Paganel ne voulait perdre
ni un point de vue, ni un détail du détroit. La
traversée devait durer trente-six heures à peine,
et ce panorama mouvant des deux rives valait bien la
peine que le savant s' imposât de l' admirer sous les
splendides clartés du soleil austral. Nul habitant
ne se montra sur les terres du nord ; quelques
misérables fuegiens seulement erraient sur les rocs
décharnés de la terre de feu. Paganel eut donc à
regretter de ne pas voir de patagons, ce qui le
fâcha fort, au grand amusement de ses compagnons de
route.
" une Patagonie sans patagons, disait-il, ce n' est
plus une Patagonie.
-patience, mon digne géographe, répondit Glenarvan,
nous verrons des patagons.
-je n' en suis pas certain.
-mais il en existe, dit lady Helena.
-j' en doute fort, madame, puisque je n' en vois pas.
-enfin, ce nom de patagons, qui signifie " grands
pieds " en espagnol, n' a pas été donné à des êtres
imaginaires.
-oh ! Le nom n' y fait rien, répondit Paganel, qui
s' entêtait dans son idée pour animer la discussion,
et d' ailleurs, à vrai dire, on ignore comment ils
se nomment !
-par exemple ! S' écria Glenarvan. Saviez-vous cela,
major ?
-non, répondit Mac Nabbs, et je ne donnerais pas
une livre d' écosse pour le savoir.
-vous l' entendrez pourtant, reprit Paganel, major
indifférent ! Si Magellan a nommé patagons les
indigènes de ces contrées, les fuegiens les appellent
tiremenen, les chiliens caucalhues, les colons du
carmen tehuelches, les araucans huiliches ;
Bougainville leur donne le nom de chaouha, Falkner
celui de tehuelhets ! Eux-mêmes ils se désignent
sous la dénomination générale d' inaken ! Je vous
demande comment vous voulez que

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l' on s' y reconnaisse, et si un peuple qui a tant de
noms peut exister !
-voilà un argument ! Répondit lady Helena.
-admettons-le, reprit Glenarvan ; mais notre ami
Paganel avouera, je pense, que s' il y a doute sur
le nom des patagons, il y a au moins certitude sur
leur taille !
-jamais je n' avouerai une pareille énormité,
répondit Paganel.
-ils sont grands, dit Glenarvan.
-je l' ignore.
-petits ? Demanda lady Helena.
-personne ne peut l' affirmer.
-moyens, alors ? Dit Mac Nabbs pour tout
concilier.
-je ne le sais pas davantage.
-cela est un peu fort, s' écria Glenarvan ; les
voyageurs qui les ont vus...
-les voyageurs qui les ont vus, répondit le
géographe, ne s' entendent en aucune façon. Magellan
dit que sa tête touchait à peine à leur ceinture !
-eh bien !
-oui, mais Drake prétend que les anglais sont plus
grands que le plus grand patagon !
-oh ! Des anglais, c' est possible, répliqua
dédaigneusement le major ; mais s' il s' agissait
d' écossais !
-Cavendish assure qu' ils sont grands et robustes,
reprit Paganel. Hawkins en fait des géants.
Lemaire et Shouten leur donnent onze pieds de
haut.
-bon, voilà des gens dignes de foi, dit
Glenarvan.
-oui, tout autant que Wood, Narborough et
Falkner, qui leur ont trouvé une taille moyenne.
Il est vrai que Byron, la Giraudais, Bougainville,
Wallis et Carteret affirment que les patagons ont
six pieds six pouces, tandis que M D' Orbigny, le
savant qui connaît le mieux ces contrées, leur
attribue une taille moyenne de cinq pieds quatre
pouces.
-mais alors, dit lady Helena, quelle est la vérité
au milieu de tant de contradictions ?

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-la vérité, madame, répondit Paganel, la voici :
c' est que les patagons ont les jambes courtes et le
buste développé. On peut donc formuler son opinion
d' une manière plaisante, en disant que ces gens-là
ont six pieds quand ils sont assis, et cinq
seulement quand ils sont debout.
-bravo ! Mon cher savant, répondit Glenarvan. Voilà
qui est dit.
-à moins, reprit Paganel, qu' ils n' existent pas,
ce qui mettrait tout le monde d' accord. Mais pour
finir, mes amis, j' ajouterai cette remarque
consolante : c' est que le détroit de Magellan est
magnifique, même sans patagons ! "
en ce moment, le Duncan contournait la
presqu' île de Brunswick, entre deux panoramas
splendides. Soixante-dix milles après avoir doublé le
cap Gregory, il laissa sur tribord le pénitencier
de Punta Arena. Le pavillon chilien et le clocher de
l' église apparurent un instant entre les arbres.
Alors le détroit courait entre des masses
granitiques d' un effet imposant ; les montagnes
cachaient leur pied au sein de forêts immenses, et
perdaient dans les nuages leur tête poudrée d' une
neige éternelle ; vers le sud-ouest, le mont Tarn
se dressait à six mille cinq cents pieds dans les
airs ; la nuit vint, précédée d' un long crépuscule ;
la lumière se fondit insensiblement en nuances
douces ; le ciel se constella d' étoiles
brillantes, et la croix du sud vint marquer aux yeux
des navigateurs la route du pôle austral. Au milieu
de cette obscurité lumineuse, à la clarté de ces astres
qui remplacent les phares des côtes civilisées, le
yacht continua audacieusement sa route sans jeter
l' ancre dans ces baies faciles dont le rivage abonde ;
souvent l' extrémité de ses vergues frôla les
branches des hêtres antarctiques qui se penchaient
sur les flots ; souvent aussi son hélice battit
les eaux des grandes rivières, en réveillant les
oies, les canards, les bécassines, les sarcelles,
et tout ce monde emplumé des humides parages.
Bientôt des ruines apparurent,

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et quelques écroulements auxquels la nuit prêtait
un aspect grandiose, triste reste d' une colonie
abandonnée, dont le nom protestera éternellement
contre la fertilité de ces côtes et la richesse de
ces forêts giboyeuses. Le Duncan passait devant
le Port-Famine.
Ce fut à cet endroit même que l' espagnol Sarmiento,
en 1581, vint s' établir avec quatre cents émigrants.
Il y fonda la ville de Saint-Philippe ; des froids
extrêmement rigoureux décimèrent la colonie, la
disette acheva ceux que l' hiver avait épargnés, et,
en 1587, le corsaire Cavendish trouva le dernier
de ces quatre cents malheureux qui mourait de faim
sur les ruines d' une ville vieille de six siècles après
six ans d' existence.
Le Duncan longea ces rivages déserts ; au lever
du jour, il naviguait au milieu des passes rétrécies,
entre des forêts de hêtres, de frênes et de bouleaux,
du sein desquelles émergeaient des dômes verdoyants,
des mamelons tapissés d' un houx vigoureux et des
pics aigus, parmi lesquels l' obélisque de Buckland
se dressait à une grande hauteur. Il passa à l' ouvert
de la baie Saint-Nicolas, autrefois la baie des
français, ainsi nommée par Bougainville ; au loin,
se jouaient des troupeaux de phoques et de baleines
d' une grande taille, à en juger par leurs jets, qui
étaient visibles à une distance de quatre milles.
Enfin, il doubla le cap Froward, tout hérissé encore
des dernières glaces de l' hiver. De l' autre côté du
détroit, sur la terre de feu, s' élevait à six milles
pieds le mont Sarmiento, énorme agrégation de
roches séparées par des bandes de nuages, et qui
formaient dans le ciel comme un archipel aérien.
C' est au cap Froward que finit véritablement le
continent américain, car le cap Horn n' est qu' un
rocher perdu en mer sous le cinquante-sixième degré
de latitude.
Ce point dépassé, le détroit se rétrécit entre la
presqu' île de Brunswick et la terre de la
désolation, longue île allongée entre mille îlots,
comme un énorme cétacé échoué au milieu des galets.
Quelle différence entre

p79

cette extrémité si déchiquetée de l' Amérique et les
pointes franches et nettes de l' Afrique, de
l' Australie ou des Indes ! Quel cataclysme
inconnu a ainsi pulvérisé cet immense promontoire
jeté entre deux océans ?
Alors, aux rivages fertiles succédait une suite de
côtes dénudées, à l' aspect sauvage, échancrées par
les mille pertuis de cet inextricable labyrinthe.
Le Duncan, sans une erreur, sans une hésitation,
suivait de capricieuses sinuosités en mêlant les
tourbillons de sa fumée aux brumes déchirées par les
rocs. Il passa, sans ralentir sa marche, devant
quelques factoreries espagnoles établies sur ces
rives abandonnées. Au cap Tamar, le détroit s' élargit ;
le yacht put prendre du champ pour tourner la côte
accore des îles Narborough et se rapprocha des
rivages du sud. Enfin, trente-six heures après avoir
embouqué le détroit, il vit surgir le rocher du
cap Pilares sur l' extrême pointe de la terre de la
désolation. Une mer immense, libre, étincelante,
s' étendait devant son étrave, et Jacques Paganel,
la saluant d' un geste enthousiaste, se sentit ému comme
le fut Fernand de Magellan lui-même, au moment où
la Trinidad s' inclina sous les brises de
l' océan Pacifique.

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chapitre x le trente-septième parallèle
huit jours après avoir doublé le cap Pilares, le
Duncan donnait à pleine vapeur dans la baie de
Talcahuano, magnifique estuaire long de douze milles
et large de neuf. Le temps était admirable. Le ciel
de ce pays n' a pas un nuage de novembre à mars, et
le vent du sud règne invariablement le long des côtes
abritées par la chaîne des Andes. John Mangles,
suivant les ordres d' Edward Glenarvan, avait serré
de près l' archipel des Chiloé et les innombrables
débris de tout ce continent américain. Quelque
épave, un espars brisé, un bout de bois travaillé
de la main des hommes, pouvaient mettre le Duncan
sur les traces du naufrage ; mais on ne vit rien,
et le yacht, continuant sa route, mouilla dans le
port de Talcahuano, quarante-deux jours après avoir
quitté les eaux brumeuses de la Clyde.
Aussitôt Glenarvan fit mettre son canot à la mer,
et, suivi de Paganel, il débarqua au pied de
l' estacade. Le savant géographe, profitant de la
circonstance, voulut se servir de la langue
espagnole qu' il avait si consciencieusement
étudiée ; mais, à son grand étonnement, il ne put
se faire comprendre des indigènes.
" c' est l' accent qui me manque, dit-il.
-allons à la douane " , répondit Glenarvan.
Là, on lui apprit, au moyen de quelques mots
d' anglais accompagnés de gestes expressifs, que le
consul britannique résidait à Concepcion. C' était
une course d' une heure. Glenarvan trouva aisément
deux chevaux

p81

d' allure rapide, et peu de temps après Paganel et
lui franchissaient les murs de cette grande ville,
due au génie entreprenant de Valdivia, le vaillant
compagnon des Pizarre.
Combien elle était déchue de son ancienne splendeur !
Souvent pillée par les indigènes, incendiée en 1819,
désolée, ruinée, ses murs encore noircis par la
flamme des dévastations, éclipsée déjà par
Talcahuano, elle comptait à peine huit mille âmes.
Sous le pied paresseux des habitants, ses rues se
transformaient en prairies. Pas de commerce,
activité nulle, affaires impossibles. La mandoline
résonnait à chaque balcon ; des chansons
langoureuses s' échappaient à travers la jalousie
des fenêtres, et Concepcion, l' antique cité des
hommes, était devenue un village de femmes et
d' enfants.
Glenarvan se montra peu désireux de rechercher les
causes de cette décadence, bien que Jacques
Paganel l' entreprît à ce sujet, et, sans perdre un
instant, il se rendit chez J R Bentock, esq,
consul de sa majesté britannique. Ce personnage le
reçut fort civilement, et se chargea, lorsqu' il
connut l' histoire du capitaine Grant, de prendre
des informations sur tout le littoral.
Quant à la question de savoir si le trois-mâts
Britannia avait fait côte vers le trente-septième
parallèle le long des rivages chiliens ou araucaniens,
elle fut résolue négativement. Aucun rapport sur un
événement de cette nature n' était parvenu ni au
consul, ni à ses collègues des autres nations.
Glenarvan ne se découragea pas. Il revint à
Talcahuano, et n' épargnant ni démarches, ni soins,
ni argent, il expédia des agents sur les côtes.
Vaines recherches. Les enquêtes les plus minutieuses
faites chez les populations riveraines ne
produisirent pas de résultat. Il fallut en conclure
que le Britannia n' avait laissé aucune trace
de son naufrage.
Glenarvan instruisit alors ses compagnons de
l' insuccès de ses démarches. Mary Grant et son
frère ne purent contenir l' expression de leur
douleur. C' était six jours

p82

après l' arrivée du Duncan à Talcahuano. Les
passagers se trouvaient réunis dans la dunette.
Lady Helena consolait, non par ses paroles,
-qu' aurait-elle pu dire ? -mais par ses caresses,
les deux enfants du capitaine. Jacques Paganel
avait repris le document, et il le considérait avec
une profonde attention, comme s' il eût voulu lui
arracher de nouveaux secrets. Depuis une heure, il
l' examinait ainsi, lorsque Glenarvan, l' interpellant,
lui dit :
" Paganel ! Je m' en rapporte à votre sagacité.
Est-ce que l' interprétation que nous avons faite de
ce document est erronée ? Est-ce que le sens de ces
mots est illogique ? "
Paganel ne répondit pas. Il réfléchissait.
" est-ce que nous nous trompons sur le théâtre
présumé de la catastrophe ? Reprit Glenarvan.
Est-ce que le nom de Patagonie ne saute pas aux
yeux des gens les moins perspicaces ? " Paganel se
taisait toujours.
" enfin, dit Glenarvan, le mot indien ne vient-il
pas encore nous donner raison ?
-parfaitement, répondit Mac Nabbs.
-et, dès lors, n' est-il pas évident que les
naufragés, au moment où ils écrivaient ces lignes,
s' attendaient à devenir prisonniers des indiens ?
-je vous arrête là, mon cher lord, répondit enfin
Paganel, et si vos autres conclusions sont justes,
la dernière, du moins, ne me paraît pas rationnelle.
-que voulez-vous dire ? Demanda lady Helena,
tandis que tous les regards se fixaient sur le
géographe.
-je veux dire, répondit Paganel, en accentuant
ses paroles, que le capitaine Grant est maintenant
prisonnier des indiens,
et j' ajouterai que le
document ne laisse aucun doute sur cette situation.
-expliquez-vous, monsieur, dit Miss Grant.
-rien de plus facile, ma chère Mary ; au lieu de
lire sur le document seront prisonniers, lisons
sont prisonniers, et tout devient clair.
-mais cela est impossible ! Répondit Glenarvan.

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-impossible ! Et pourquoi, mon noble ami ?
Demanda Paganel en souriant.
-parce que la bouteille n' a pu être lancée qu' au
moment où le navire se brisait sur les rochers. De
là cette conséquence, que les degrés de longitude
et de latitude s' appliquent au lieu même du
naufrage.
-rien ne le prouve, répliqua vivement Paganel, et
je ne vois pas pourquoi les naufragés, après avoir
été entraînés par les indiens dans l' intérieur du
continent, n' auraient pas cherché à faire connaître,
au moyen de cette bouteille, le lieu de leur
captivité.
-tout simplement, mon cher Paganel, parce que,
pour lancer une bouteille à la mer, il faut au
moins que la mer soit là.
-ou, à défaut de la mer, repartit Paganel, les
fleuves qui s' y jettent ! "
un silence d' étonnement accueillit cette réponse
inattendue, et admissible cependant. à l' éclair qui
brilla dans les yeux de ses auditeurs, Paganel
comprit que chacun d' eux se rattachait à une nouvelle
espérance. Lady Helena fut la première à reprendre
la parole.
" quelle idée ! S' écria-t-elle.
-et quelle bonne idée, ajouta naïvement le
géographe.
-alors, votre avis ? ... demanda Glenarvan.
-mon avis est de chercher le trente-septième
parallèle à l' endroit où il rencontre la côte
américaine et de le suivre sans s' écarter d' un
demi-degré jusqu' au point où il se plonge dans
l' Atlantique. Peut-être trouverons-nous sur son
parcours les naufragés du Britannia.
-faible chance ! Répondit le major.
-si faible qu' elle soit, reprit Paganel, nous ne
devons pas la négliger. Que j' aie raison, par
hasard, que cette bouteille soit arrivée à la mer
en suivant le courant d' un fleuve de ce continent,
nous ne pouvons manquer, dès lors, de tomber sur
les traces des prisonniers. Voyez,

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mes amis, voyez la carte de ce pays, et je vais vous
convaincre jusqu' à l' évidence ! "
ce disant, Paganel étala sur la table une carte du
Chili et des provinces argentines.
" regardez, dit-il, et suivez-moi dans cette
promenade à travers le continent américain.
Enjambons l' étroite bande chilienne. Franchissons
la Cordillère des Andes. Descendons au milieu des
pampas. Les fleuves, les rivières, les cours d' eau
manquent-ils à ces régions ? Non. Voici le
Rio Negro, voici le Rio Colorado, voici leurs
affluents coupés par le trente-septième degré de
latitude, et qui tous ont pu servir au transport du
document. Là, peut-être, au sein d' une tribu, aux
mains d' indiens sédentaires, au bord de ces rivières
peu connues, dans les gorges des sierras, ceux que
j' ai le droit de nommer nos amis attendent une
intervention providentielle ! Devons-nous donc
tromper leur espérance ? N' est-ce pas votre avis à
tous de suivre à travers ces contrées la ligne
rigoureuse que mon doigt trace en ce moment sur la
carte, et si, contre toute prévision, je me trompe
encore, n' est-ce pas notre devoir de remonter
jusqu' au bout le trente-septième parallèle, et,
s' il le faut, pour retrouver les naufragés, de
faire avec lui le tour du monde ? " ces paroles
prononcées avec une généreuse animation, produisirent
une émotion profonde parmi les auditeurs de
Paganel. Tous se levèrent et vinrent lui serrer
la main.
" oui ! Mon père est là ! S' écriait Robert Grant,
en dévorant la carte des yeux.
-et où il est, répondit Glenarvan, nous saurons le
retrouver, mon enfant ! Rien de plus logique que
l' interprétation de notre ami Paganel, et il faut,
sans hésiter, suivre la voie qu' il nous trace. Ou
le capitaine est entre les mains d' indiens nombreux,
ou il est prisonnier d' une faible tribu. Dans ce
dernier cas, nous le délivrerons. Dans l' autre, après
avoir reconnu sa situation, nous rejoignons le
Duncan sur la côte orientale, nous
gagnons Buenos-Ayres, et là, un détachement
organisé

p85

par le major Mac Nabbs aura raison de tous les
indiens des provinces argentines.
-bien ! Bien ! Votre honneur ! Répondit John
Mangles, et j' ajouterai que cette traversée du
continent américain se fera sans périls.
-sans périls et sans fatigues, reprit Paganel.
Combien l' ont accomplie déjà qui n' avaient guère
nos moyens d' exécution, et dont le courage n' était
pas soutenu par la grandeur de l' entreprise !
Est-ce qu' en 1872 un certain Basilio Villarmo
n' est pas allé de Carmen aux cordillères ? Est-ce
qu' en 1806 un chilien, alcade de la province de
Concepcion, don Luiz de la Cruz, parti
d' Antuco, n' a pas précisément suivi ce
trente-septième degré, et, franchissant les Andes,
n' est-il pas arrivé à Buenos-Ayres, après un
trajet accompli en quarante jours ? Enfin le
colonel Garcia, M Alcide d' Orbigny, et mon
honorable collègue, le docteur Martin de Moussy,
n' ont-ils pas parcouru ce pays en tous les sens, et
fait pour la science ce que nous allons faire pour
l' humanité ?
-monsieur ! Monsieur, dit Mary Grant d' une voix
brisée par l' émotion, comment reconnaître un
dévouement qui vous expose à tant de dangers ?
-des dangers ! S' écria Paganel. Qui a prononcé
le mot danger ?
-ce n' est pas moi ! Répondit Robert Grant, l' oeil
brillant, le regard décidé.
-des dangers ! Reprit Paganel, est-ce que cela
existe ? D' ailleurs, de quoi s' agit-il ? D' un
voyage de trois cent cinquante lieues à peine,
puisque nous irons en ligne droite, d' un voyage qui
s' accomplira sous une latitude équivalente à celle
de l' Espagne, de la Sicile, de la Grèce dans
l' autre hémisphère, et par conséquent sous un
climat à peu près identique, d' un voyage enfin dont
la durée sera d' un mois au plus ! C' est une
promenade !
-Monsieur Paganel, demanda alors lady Helena,
vous pensez donc que si les naufragés sont tombés
au pouvoir des indiens, leur existence a été
respectée ?

p86

-si je le pense, madame ! Mais les indiens ne sont
pas des anthropophages ! Loin de là. Un de mes
compatriotes, que j' ai connu à la société de
géographie, M Guinnard, est resté pendant trois
ans prisonnier des indiens des pampas. Il a souffert,
il a été fort maltraité, mais enfin il est sorti
victorieux de cette épreuve. Un européen est un être
utile dans ces contrées ; les indiens en connaissent
la valeur, et ils le soignent comme un animal de
prix.
-eh bien, il n' y a plus à hésiter, dit Glenarvan,
il faut partir, et partir sans retard. Quelle route
devons-nous suivre ?
-une route facile et agréable, répondit Paganel.
Un peu de montagnes en commençant, puis une pente
douce sur le versant oriental des Andes, et enfin
une plaine unie, gazonnée, sablée, un vrai jardin.
-voyons la carte, dit le major.
-la voici, mon cher Mac Nabbs. Nous irons
prendre l' extrémité du trente-septième parallèle
sur la côte chilienne, entre la pointe Rumena et
la baie de Carnero. Après avoir traversé la
capitale de l' Araucanie, nous couperons la
cordillère par la passe d' Antuco, en laissant le
volcan au sud ; puis, glissant sur les déclivités
allongées des montagnes, franchissant le Neuquem,
le Rio Colorado, nous atteindrons les pampas, le
Salinas, la rivière Guamini, la sierra
Tapalquen. Là se présentent les frontières de la
province de Buenos-Ayres. Nous les passerons, nous
gravirons la sierra Tandil, et nous prolongerons
nos recherches jusqu' à la pointe Medano sur les
rivages de l' Atlantique. "
en parlant ainsi, en développant le programme de
l' expédition, Paganel ne prenait même pas la peine
de regarder la carte déployée sous ses yeux ; il n' en
avait que faire. Nourrie des travaux de Frézier, de
Molina, de Humboldt, de Miers, de D' Orbigny, sa
mémoire ne pouvait être ni trompée, ni surprise. Après
avoir terminé cette nomenclature géographique, il
ajouta :

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" donc, mes chers amis, la route est droite. En
trente jours nous l' aurons franchie, et nous serons
arrivés avant le Duncan sur la côte orientale,
pour peu que les vents d' aval retardent sa marche.
-ainsi le Duncan, dit John Mangles, devra
croiser entre le cap Corrientes et le cap
Saint-Antoine ?
-précisément.
-et comment composeriez-vous le personnel d' une
pareille expédition ? Demanda Glenarvan.
-le plus simplement possible. Il s' agit seulement
de reconnaître la situation du capitaine Grant,
et non de faire le coup de fusil avec les indiens.
Je crois que lord Glenarvan, notre chef naturel ;
le major, qui ne voudra céder sa place à personne ;
votre serviteur, Jacques Paganel...
-et moi ! S' écria le jeune Grant.
-Robert ! Robert ! Dit Mary.
-et pourquoi pas ? Répondit Paganel. Les voyages
forment la jeunesse. Donc, nous quatre, et trois
marins du Duncan...
-comment, dit John Mangles en s' adressant à son
maître, votre honneur ne réclame pas pour moi ?
-mon cher John, répondit Glenarvan, nous laissons
nos passagères à bord, c' est-à-dire ce que nous
avons de plus cher au monde ! Qui veillerait sur
elles, si ce n' est le dévoué capitaine du
Duncan ?
-nous ne pouvons donc pas vous accompagner ? Dit
lady Helena, dont les yeux se voilèrent d' un nuage
de tristesse.
-ma chère Helena, répondit Glenarvan, notre
voyage doit s' accomplir dans des conditions
exceptionnelles de célérité ; notre séparation sera
courte, et...
-oui, mon ami, je vous comprends, répondit lady
Helena ; allez donc, et réussissez dans votre
entreprise !
-d' ailleurs, ce n' est pas un voyage, dit Paganel.
-et qu' est-ce donc ? Demanda lady Helena.
-un passage, rien de plus. Nous passerons, voilà

p88

tout, comme l' honnête homme sur terre, en faisant le
plus de bien possible. transire benefaciendo,
c' est là notre devise. "
sur cette parole de Paganel se termina la
discussion, si l' on peut donner ce nom à une
conversation dans laquelle tout le monde fut du
même avis. Les préparatifs commencèrent le jour
même. On résolut de tenir l' expédition secrète,
pour ne pas donner l' éveil aux indiens.
Le départ fut fixé au 14 octobre. Quand il s' agit
de choisir les matelots destinés à débarquer, tous
offrirent leurs services, et Glenarvan n' eut que
l' embarras du choix. Il préféra donc s' en remettre
au sort, pour ne pas désobliger de si braves gens.
C' est ce qui eut lieu, et le second, Tom Austin,
Wilson, un vigoureux gaillard, et Mulrady, qui
eût défié à la boxe Tom Sayers lui-même, n' eurent
point à se plaindre de la chance.
Glenarvan avait déployé une extrême activité dans
ses préparatifs. Il voulait être prêt au jour
indiqué, et il le fut. Concurremment, John Mangles
s' approvisionnait de charbon, de manière à pouvoir
reprendre immédiatement la mer. Il tenait à devancer
les voyageurs sur la côte argentine. De là, une
véritable rivalité entre Glenarvan et le jeune
capitaine, qui tourna au profit de tous.
En effet, le 14 octobre, à l' heure dite, chacun était
prêt. Au moment du départ, les passagers du yacht
se réunirent dans le carré. Le Duncan était en
mesure d' appareiller, et les branches de son hélice
troublaient déjà les eaux limpides de Talcahuano.
Glenarvan, Paganel, Mac Nabbs, Robert Grant,
Tom Austin, Wilson, Mulrady, armés de carabines
et de revolvers Colt, se préparèrent à quitter le
bord. Guides et mulets les attendaient à l' extrémité
de l' estacade.
" il est temps, dit enfin lord Edward.
-allez donc, mon ami ! " répondit lady Helena en
contenant son émotion.

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Lord Glenarvan la pressa sur son coeur, tandis que
Robert se jetait au cou de Mary Grant.
" et maintenant, chers compagnons, dit Jacques
Paganel, une dernière poignée de main qui nous dure
jusqu' aux rivages de l' Atlantique ! "
c' était beaucoup demander. Cependant il y eut là des
étreintes capables de réaliser les voeux du digne
savant.
On remonta sur le pont, et les sept voyageurs
quittèrent le Duncan. bientôt ils atteignirent
le quai, dont le yacht en évoluant se rapprocha à
moins d' une demi-encablure.
Lady Helena, du haut de la dunette, s' écria une
dernière fois :
" mes amis, Dieu vous aide !
-et il nous aidera, madame, répondit Jacques
Paganel, car je vous prie de le croire, nous nous
aiderons nous-mêmes !
-en avant ! Cria John Mangles à son mécanicien.
-en route ! " répondit lord Glenarvan.
Et à l' instant même où les voyageurs, rendant la
bride à leurs montures, suivaient le chemin du
rivage, le Duncan, sous l' action de son
hélice, reprenait à toute vapeur la route de
l' océan.

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chapitre xi traversée du Chili
la troupe indigène organisée par Glenarvan se
composait de trois hommes et d' un enfant. Le
muletier-chef était un anglais naturalisé dans ce
pays depuis vingt ans. Il faisait le métier de
louer des mulets aux voyageurs et de les guider à
travers les différents passages des cordillères.
Puis, il les remettait entre les mains d' un
" baqueano " , guide argentin, auquel le chemin des
pampas était familier. Cet anglais n' avait pas
tellement oublié sa langue maternelle dans la
compagnie des mulets et des indiens qu' il ne pût
s' entretenir avec les voyageurs. De là, une facilité
pour la manifestation de ses volontés et l' exécution
de ses ordres, dont Glenarvan s' empressa de
profiter, puisque Jacques Paganel ne parvenait
pas encore à se faire comprendre.
Ce muletier-chef, ce " catapaz " , suivant la
dénomination chilienne, était secondé par deux
péons indigènes et un enfant de douze ans. Les
péons surveillaient les mulets chargés du bagage
de la troupe, et l' enfant conduisait la " madrina " ,
petite jument qui, portant grelots et sonnette,
marchait en avant et entraînait dix mules à sa
suite. Les voyageurs en montaient sept, le catapaz
une ; les deux autres transportaient les vivres et
quelques rouleaux d' étoffes destinés à assurer le
bon vouloir des caciques de la plaine. Les péons
allaient à pied, suivant leur habitude. Cette
traversée de l' Amérique méridionale devait donc
s' exécuter dans les conditions les meilleures, au
point de vue de la sûreté et de la célérité.

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Ce n' est pas un voyage ordinaire que ce passage à
travers la chaîne des Andes. On ne peut l' entreprendre
sans employer ces robustes mulets dont les plus
estimés sont de provenance argentine. Ces
excellentes bêtes ont acquis dans le pays un
développement supérieur à celui de la race
primitive. Elles sont peu difficiles sur la
question de nourriture. Elles ne boivent qu' une
seule fois par jour, font aisément dix lieues en
huit heures, et portent sans se plaindre une
charge de quatorze arrobes.
Il n' y a pas d' auberges sur cette route d' un océan
à l' autre. On mange de la viande séchée, du riz
assaisonné de piment, et le gibier qui consent à
se laisser tuer en route. On boit l' eau des torrents
dans la montagne, l' eau des ruisseaux dans la plaine,
relevée de quelques gouttes de rhum, dont chacun a
sa provision contenue dans une corne de boeuf
appelée " chiffle " . Il faut avoir soin, d' ailleurs,
de ne pas abuser des boissons alcooliques, peu
favorables dans une région où le système nerveux de
l' homme est particulièrement exalté. Quant à la
literie, elle est contenue tout entière dans la
selle indigène nommée " recado " . Cette selle est
faite de " pelions " , peaux de moutons tannées d' un
côté et garnies de laine de l' autre, que maintiennent
de larges sangles luxueusement brodées. Un voyageur
roulé dans ces chaudes couvertures brave impunément
les nuits humides et dort du meilleur sommeil.
Glenarvan en homme qui sait voyager et se
conformer aux usages des divers pays, avait adopté
le costume chilien pour lui et les siens. Paganel
et Robert, deux enfants, -un grand et un petit, -
ne se sentirent pas de joie, quand ils introduisirent
leur tête à travers le puncho national, vaste tartan
percé d' un trou à son centre, et leurs jambes dans
des bottes de cuir faites de la patte de derrière
d' un jeune cheval. Il fallait voir leur mule
richement harnachée, ayant à la bouche le mors
arable,

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la longue bride en cuir tressé servant de fouet,
la têtière enjolivée d' ornements de métal, et les
" alforjas " , doubles sacs en toile de couleur
éclatante qui contenaient les vivres du jour.
Paganel, toujours distrait, faillit recevoir
trois ou quatre ruades de son excellente monture au
moment de l' enfourcher. Une fois en selle, son
inséparable longue-vue en bandoulière, les pieds
cramponnés aux étriers, il se confia à la sagacité
de sa bête et n' eut pas lieu de s' en repentir.
Quant au jeune Robert, il montra dès ses débuts de
remarquables dispositions à devenir un excellent
cavalier.
On partit. Le temps était superbe, le ciel d' une
limpidité parfaite, et l' atmosphère suffisamment
rafraîchie par les brises de la mer, malgré les
ardeurs du soleil. La petite troupe suivit d' un pas
rapide les sinueux rivages de la baie de Talcahuano,
afin de gagner à trente milles au sud l' extrémité du
parallèle. On marcha rapidement pendant cette
première journée à travers les roseaux d' anciens
marais desséchés, mais on parla peu. Les adieux du
départ avaient laissé une vive impression dans
l' esprit des voyageurs. Ils pouvaient voir encore la
fumée du Duncan qui se perdait à l' horizon.
Tous se taisaient, à l' exception de Paganel ; ce
studieux géographe se posait à lui-même des questions
en espagnol, et se répondait dans cette langue
nouvelle.
Le catapaz, au surplus, était un homme assez
taciturne, et que sa profession n' avait pas dû
rendre bavard. Il parlait à peine à ses péons.
Ceux-ci, en gens du métier, entendaient fort bien
leur service. Si quelque mule s' arrêtait, ils la
stimulaient d' un cri guttural, si le cri ne
suffisait pas, un bon caillou, lancé d' une main
sûre, avait raison de son entêtement. Qu' une sangle
vînt à se détacher, une bride à manquer, le péon,
se débarrassant de son puncho, enveloppait la tête
de la mule, qui, l' accident réparé, reprenait aussitôt
sa marche.
L' habitude des muletiers est de partir à huit
heures, après le déjeuner du matin, et d' aller ainsi
jusqu' au

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moment de la couchée, à quatre heures du soir.
Glenarvan s' en tint à cet usage. Or, précisément,
quand le signal de halte fut donné par le catapaz,
les voyageurs arrivaient à la ville d' Arauco,
située à l' extrémité sud de la baie, sans avoir
abandonné la lisière écumeuse de l' océan. Il eût
alors fallu marcher pendant une vingtaine de milles
dans l' ouest jusqu' à la baie Carnero pour y trouver
l' extrémité du trente-septième degré. Mais les
agents de Glenarvan avaient déjà parcouru cette
partie du littoral sans rencontrer aucun vestige du
naufrage. Une nouvelle exploration devenait donc
inutile, et il fut décidé que la ville d' Arauco
serait prise pour point de départ. De là, la route
devait être tenue vers l' est, suivant une ligne
rigoureusement droite.
La petite troupe entra dans la ville pour y passer
la nuit, et campa en pleine cour d' une auberge dont
le confortable était encore à l' état rudimentaire.
Arauco est la capitale de l' Araucanie, un état
long de cent cinquante lieues, large de trente,
habité par les molouches, ces fils aînés de la race
chilienne chantés par le poète Ercilla. Race fière
et forte, la seule des deux Amériques qui n' ait jamais
subi une domination étrangère. Si Arauco a jadis
appartenu aux espagnols, les populations, du moins,
ne se soumirent pas ; elles résistèrent alors comme
elles résistent aujourd' hui aux envahissantes
entreprises du Chili, et leur drapeau
indépendant, -une étoile blanche sur champ
d' azur, -flotte encore au sommet de la colline
fortifiée qui protège la ville.
Tandis que l' on préparait le souper, Glenarvan,
Paganel et le catapaz se promenèrent entre les
maisons coiffées de chaumes. Sauf une église et les
restes d' un couvent de franciscains, Arauco
n' offrait rien de curieux. Glenarvan tenta de
recueillir quelques renseignements qui n' aboutirent
pas. Paganel était désespéré de ne pouvoir se
faire comprendre des habitants ; mais, puisque
ceux-ci parlaient l' araucanien, -une langue
mère dont

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l' usage est général jusqu' au détroit de Magellan, -
l' espagnol de Paganel lui servait autant que de
l' hébreu. Il occupa donc ses yeux à défaut de ses
oreilles, et, somme toute, il éprouva une vraie
joie de savant à observer les divers types de la
race molouche qui posaient devant lui. Les hommes
avaient une taille élevée, le visage plat, le
teint cuivré, le menton épilé, l' oeil méfiant, la
tête large et perdue dans une longue chevelure
noire. Ils paraissaient voués à cette fainéantise
spéciale des gens de guerre qui ne savent que faire
en temps de paix. Leurs femmes, misérables et
courageuses, s' employaient aux travaux pénibles du
ménage, pansaient les chevaux, nettoyaient les armes,
labouraient, chassaient pour leurs maîtres, et
trouvaient encore le temps de fabriquer ces punchos
bleu-turquoise qui demandent deux années de travail,
et dont le moindre prix atteint cent dollars.
En résumé, ces molouches forment un peuple peu
intéressant et de moeurs assez sauvages. Ils ont à
peu près tous les vices humains, contre une seule
vertu, l' amour de l' indépendance.
" de vrais spartiates " , répétait Paganel, quand, sa
promenade terminée, il vint prendre place au repas du
soir.
Le digne savant exagérait, et on le comprit encore
moins quand il ajouta que son coeur de français
battait fort pendant sa visite à la ville d' Arauco.
Lorsque le major lui demanda la raison de ce
" battement " inattendu, il répondit que son émotion
était bien naturelle, puisqu' un de ses compatriotes
occupait naguère le trône d' Araucanie. Le major
le pria de vouloir bien faire connaître le nom de ce
souverain. Jacques Paganel nomma fièrement le
brave M De Tonneins, un excellent homme, ancien
avoué de Périgueux, un peu trop barbu, et qui avait
subi ce que les rois détrônés appellent volontiers
" l' ingratitude de leurs sujets " . Le major ayant
légèrement souri à l' idée d' un ancien avoué chassé
du trône,

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Paganel répondit fort sérieusement qu' il était
peut-être plus facile à un avoué de faire un bon
roi, qu' à un roi de faire un bon avoué. Et sur
cette remarque, chacun de rire et de boire quelques
gouttes de " chicha " à la santé d' Orellie-Antoine 1 er,
ex-roi d' Araucanie. Quelques minutes plus tard,
les voyageurs, roulés dans leur puncho, dormaient
d' un profond sommeil. Le lendemain, à huit heures,
la madrina en tête, les péons en queue, la petite
troupe reprit à l' est la route du trente-septième
parallèle. Elle traversait alors le fertile
territoire de l' Araucanie, riche en vignes et en
troupeaux. Mais, peu à peu, la solitude se fit.
à peine, de mille en mille, une hutte de
" ras-treadores " , indiens dompteurs de chevaux,
célèbres dans toute l' Amérique. Parfois, un relais
de poste abandonné, qui servait d' abri à
l' indigène errant des plaines. Deux rivières pendant
cette journée barrèrent la route aux voyageurs,
le Rio De Raque et le Rio De Tubal. Mais le
catapaz découvrit un gué qui permit de passer
outre. La chaîne des Andes se déroulait à l' horizon,
enflant ses croupes et multipliant ses pics vers
le nord. Ce n' étaient encore là que les basses
vertèbres de l' énorme épine dorsale sur laquelle
s' appuie la charpente du nouveau-monde.
à quatre heures du soir, après un trajet de
trente-cinq milles, on s' arrêta en pleine campagne
sous un bouquet de myrtes géants. Les mules furent
débridées, et allèrent paître en liberté l' herbe
épaisse de la prairie. Les alforjas fournirent la
viande et le riz accoutumés. Les pelions étendus
sur le sol servirent de couverture, d' oreillers, et
chacun trouva sur ces lits improvisés un repos
réparateur, tandis que les péons et le catapaz
veillaient à tour de rôle.
Puisque le temps devenait si favorable, puisque
tous les voyageurs, sans en excepter Robert, se
maintenaient en bonne santé, puisqu' enfin ce voyage
débutait sous de si heureux auspices, il fallait
en profiter et pousser en avant comme un joueur
" pousse dans la veine " . C' était l' avis

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de tous. La journée suivante, on marcha vivement, on
franchit sans accident le rapide de Bell et le
soir, en campant sur les bords du Rio Biobio,
qui sépare le Chili espagnol du Chili indépendant,
Glenarvan put encore inscrire trente-cinq milles
de plus à l' actif de l' expédition. Le pays n' avait
pas changé. Il était toujours fertile et riche en
amaryllis, violettes arborescentes, fluschies,
daturas et cactus à fleurs d' or. Quelques animaux
se tenaient tapis dans les fourrés. Mais d' indigènes,
on voyait peu. à peine quelques " guassos " , enfants
dégénérés des indiens et des espagnols galopant sur
des chevaux ensanglantés par l' éperon gigantesque
qui chaussait leur pied nu et passant comme des
ombres. On ne trouvait à qui parler sur la route
et les renseignements manquaient absolument,
Glenarvan en prenait son parti. Il se disait que
le capitaine Grant, prisonnier des Indiens,
devait avoir été entraîné par eux au delà de la
chaîne des Andes. Les recherches ne pouvaient être
fructueuses que dans les pampas, non en deçà. Il
fallait donc patienter, aller en avant, vite et
toujours.
Le 17, on repartit à l' heure habituelle et dans
l' ordre accoutumé. Un ordre que Robert ne gardait
pas sans peine, car son ardeur l' entraînait à
devancer la madrina, au grand désespoir de sa mule.
Il ne fallait rien de moins qu' un rappel sévère de
Glenarvan pour maintenir le jeune garçon à son
poste de marche.
Le pays devint alors plus accidenté ; quelques
ressauts de terrains indiquaient de prochaines
montagnes ; les rios se multipliaient, en obéissant
bruyamment aux caprices des pentes. Paganel
consultait souvent ses cartes ; quand l' un de ces
ruisseaux n' y figurait pas, ce qui arrivait
fréquemment, son sang de géographe bouillonnait
dans ses veines, et il se fâchait de la plus
charmante façon du monde.
" un ruisseau qui n' a pas de nom, disait-il, c' est
comme s' il n' avait pas d' état civil ! Il n' existe
pas aux yeux de la loi géographique. "

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aussi ne se gênait-il pas pour baptiser ces rios
innommés ; il les notait sur sa carte et les
affublait des qualificatifs les plus retentissants
de la langue espagnole.
" quelle langue ! Répétait-il, quelle langue pleine
et sonore ! C' est une langue de métal, et je suis
sûr qu' elle est composée de soixante-dix-huit
parties de cuivre et de vingt-deux d' étain, comme
le bronze des cloches !
-mais au moins, faites-vous des progrès ? Lui
répondit Glenarvan.
-certes ! Mon cher lord ! Ah ! S' il n' y avait pas
l' accent ! Mais il y a l' accent ! "
et en attendant mieux, Paganel, chemin faisant,
travaillait à rompre son gosier aux difficultés de
la prononciation, sans oublier ses observations
géographiques. Là, par exemple, il était étonnamment
fort et n' eût pas trouvé son maître. Lorsque
Glenarvan interrogeait le catapaz sur une
particularité du pays, son savant compagnon
devançait toujours la réponse du guide. Le catapaz
le regardait d' un air ébahi.
Ce jour-là même, vers dix heures, une route se
présenta, qui coupait la ligne suivie jusqu' alors.
Glenarvan en demanda naturellement le nom, et
naturellement aussi, ce fut Jacques Paganel qui
répondit :
" c' est la route de Yumbel à Los Angeles. "
Glenarvan regarda le catapaz.
" parfaitement " , répondit celui-ci.
Puis, s' adressant au géographe :
" vous avez donc traversé ce pays ? Dit-il.
-parbleu ! Répondit sérieusement Paganel.
-sur un mulet ?
-non, dans un fauteuil. "
le catapaz ne comprit pas, car il haussa les
épaules et revint en tête de la troupe. à cinq
heures du soir, il s' arrêtait dans une gorge peu
profonde, à quelques milles au-dessus de la petite
ville de Loja ; et cette nuit-là, les voyageurs
campèrent au pied des sierras, premiers échelons
de la grande cordillère.

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chapitre xii à douze mille pieds dans les airs
la traversée du Chili n' avait présenté jusqu' ici
aucun incident grave. Mais alors ces obstacles et
ces dangers que comporte un passage dans les
montagnes s' offraient à la fois. La lutte avec les
difficultés naturelles allait véritablement
commencer.
Une question importante dut être résolue avant le
départ. Par quel passage pouvait-on franchir la
chaîne des Andes, sans s' écarter de la route
déterminée ? Le catapaz fut interrogé à ce sujet :
" je ne connais, répondit-il, que deux passages
praticables dans cette partie des cordillères.
-le passage d' Arica, sans doute, dit Paganel,
qui a été découvert par Valdivia Mendoza ?
-précisément.
-et celui de Villarica, situé au sud du Nevado de
ce nom ?
-juste.
-eh bien, mon ami, ces deux passages n' ont qu' un
tort, c' est de nous entraîner au nord ou au sud plus
qu' il ne convient.
-avez-vous un autre paso à nous proposer ? Demanda
le major.
-parfaitement, répondit Paganel, le paso
d' Antuco, situé sur le penchant volcanique, par
trente-sept degrés trente minutes, c' est-à-dire à
un demi-degré près de notre route. Il se trouve à
mille toises de hauteur seulement et a été reconnu
par Zamudio De Cruz.

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-bon, fit Glenarvan, mais ce paso d' Antuco, le
connaissez-vous, catapaz ?
-oui, mylord, je l' ai traversé, et si je ne le
proposais pas, c' est que c' est tout au plus une voie
de bétail qui sert aux indiens pasteurs des versants
orientaux.
-eh bien, mon ami, répondit Glenarvan, là où
passent les troupeaux de juments, de moutons et de
boeufs des pehuenches, nous saurons passer aussi.
Et puisqu' il nous maintient dans la ligne droite,
va pour le paso d' Antuco. "
le signal du départ fut aussitôt donné, et l' on
s' enfonça dans la vallée de las Lejas, entre de
grandes masses de calcaire cristallisé. On montait
suivant une pente presque insensible. Vers onze
heures, il fallut contourner les bords d' un petit
lac, réservoir naturel et rendez-vous pittoresque
de tous les rios du voisinage ; ils y arrivaient
en murmurant et s' y confondaient dans une limpide
tranquillité. Au-dessus du lac s' étendaient de
vastes " ilanos " , hautes plaines couvertes de
graminées, où paissaient des troupeaux indiens.
Puis, un marais se rencontra qui courait sud et
nord, et dont on se tira, grâce à l' instinct des
mules. à une heure, le fort Ballenare apparut
sur un roc à pic qu' il couronnait de ses courtines
démantelées. On passa outre. Les pentes devenaient
déjà raides, pierreuses, et les cailloux, détachés
par le sabot des mules, roulaient sous leurs pas
en formant de bruyantes cascades de pierres. Vers
trois heures, nouvelles ruines pittoresques d' un
fort détruit dans le soulèvement de 1770.
" décidément, dit Paganel, les montagnes ne
suffisent pas à séparer les hommes, il faut encore
les fortifier ! "
à partir de ce point, la route devint difficile,
périlleuse même ; l' angle des pentes s' ouvrit
davantage, les corniches se rétrécirent de plus en
plus, les précipices se creusèrent effroyablement.
Les mules avançaient prudemment, le nez à terre,
flairant le chemin. On marchait en file. Parfois,
à un coude brusque, la madrina disparaissait,

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et la petite caravane se guidait alors au bruit
lointain de sa sonnette. Souvent aussi, les
capricieuses sinuosités du sentier ramenaient la
colonne sur deux lignes parallèles, et le catapaz
pouvait parler aux péons, tandis qu' une crevasse,
large de deux toises à peine, mais profonde de
deux cents, creusait entre eux un infranchissable
abîme.
La végétation herbacée luttait encore cependant
contre les envahissements de la pierre, mais on
sentait déjà le règne minéral aux prises avec le
règne végétal. Les approches du volcan d' Antuco se
reconnaissaient à quelques traînées de lave d' une
couleur ferrugineuse et hérissées de cristaux
jaunes en forme d' aiguilles. Les rocs, entassés les
uns sur les autres, et prêts à choir, se tenaient
contre toutes les lois de l' équilibre. évidemment,
les cataclysmes devaient facilement modifier leur
aspect, et, à considérer ces pics sans aplomb, ces
dômes gauches, ces mamelons mal assis, il était
facile de voir que l' heure du tassement définitif
n' avait pas encore sonné pour cette montagneuse
région.
Dans ces conditions, la route devait être difficile
à reconnaître. L' agitation presque incessante de la
charpente andine en change souvent le tracé, et les
points de repère ne sont plus à leur place. Aussi le
catapaz hésitait-il ; il s' arrêtait ; il regardait
autour de lui ; il interrogeait la forme des rochers ;
il cherchait sur la pierre friable des traces
d' indiens. Toute orientation devenait impossible.
Glenarvan suivait son guide pas à pas ; il
comprenait, il sentait son embarras croissant avec
les difficultés du chemin ; il n' osait l' interroger
et pensait, non sans raison peut-être, qu' il en est
des muletiers comme de l' instinct des mulets et
qu' il vaut mieux s' en rapporter à lui.
Pendant une heure encore, le catapaz erra pour ainsi
dire à l' aventure, mais toujours en gagnant des
zones plus élevées de la montagne. Enfin il fut
forcé de s' arrêter court. On se trouvait au fond d' une
vallée de peu de

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largeur, une de ces gorges étroites que les indiens
appellent " quebradas " . Un mur de porphyre, taillé à
pic, en fermait l' issue. Le catapaz, après avoir
cherché vainement un passage, mit pied à terre, se
croisa les bras, et attendit. Glenarvan vint à lui.
" vous vous êtes égaré ? Demanda-t-il.
-non, mylord, répondit le catapaz.
-cependant, nous ne sommes pas dans le passage
d' Antuco ?
-nous y sommes.
-vous ne vous trompez pas ?
-je ne me trompe pas. Voici les restes d' un feu
qui a servi aux indiens, et voilà les traces
laissées par les troupeaux de juments et de moutons.
-eh bien, on a passé par cette route !
-oui, mais on n' y passera plus. Le dernier
tremblement de terre l' a rendue impraticable...
-aux mulets, répondit le major, mais non aux
hommes.
-ah ! Ceci vous regarde, répondit le catapaz, j' ai
fait ce que j' ai pu. Mes mules et moi, nous sommes
prêts à retourner en arrière, s' il vous plaît de
revenir sur vos pas et de chercher les autres
passages de la cordillère.
-et ce sera un retard ? ...
-de trois jours, au moins. "
Glenarvan écoutait en silence les paroles du
catapaz. Celui-ci était évidemment dans les
conditions de son marché. Ses mules ne pouvaient
aller plus loin. Cependant, quand la proposition fut
faite de rebrousser chemin, Glenarvan se retourna
vers ses compagnons, et leur dit :
" voulez-vous passer quand même ?
-nous voulons vous suivre, répondit Tom Austin.
-et même vous précéder, ajouta Paganel. De quoi
s' agit-il, après tout ? De franchir une chaîne de
montagnes, dont les versants opposés offrent une
descente incomparablement plus facile ! Cela fait,
nous trouverons

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les baqueanos argentins qui nous guideront à travers
les pampas, et des chevaux rapides habitués à
galoper dans les plaines. En avant donc, et sans
hésiter.
-en avant ! S' écrièrent les compagnons de
Glenarvan.
-vous ne nous accompagnez pas ? Demanda celui-ci
au catapaz.
-je suis conducteur de mules, répondit le muletier.
-à votre aise.
-on se passera de lui, dit Paganel ; de l' autre
côté de cette muraille, nous retrouverons les
sentiers d' Antuco, et je me fais fort de vous
conduire au bas de la montagne aussi directement que
le meilleur guide des cordillères. "
Glenarvan régla donc avec le catapaz, et le
congédia, lui, ses péons et ses mules. Les armes,
les instruments et quelques vivres furent répartis
entre les sept voyageurs. D' un commun accord, on
décida que l' ascension serait immédiatement reprise,
et que, s' il le fallait, on voyagerait une partie
de la nuit. Sur le talus de gauche serpentait un
sentier abrupt que des mules n' auraient pu franchir.
Les difficultés furent grandes, mais, après deux
heures de fatigues et de détours, Glenarvan et ses
compagnons se retrouvèrent sur le passage d' Antuco.
Ils étaient alors dans la partie andine proprement
dite, qui n' est pas éloignée de l' arête supérieure
des cordillères ; mais de sentier frayé, de paso
déterminé, il n' y avait plus apparence. Toute cette
région venait d' être bouleversée dans les derniers
tremblements de terre, et il fallut s' élever de plus
en plus sur les croupes de la chaîne. Paganel fut
assez décontenancé de ne pas trouver la route libre,
et il s' attendit à de rudes fatigues pour gagner le
sommet des Andes, car leur hauteur moyenne est
comprise entre onze mille et douze mille six cents
pieds. Fort heureusement, le temps était calme, le
ciel pur, la saison favorable ; mais en hiver, de
mai à octobre, une pareille ascension eût été
impraticable ; les froids

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intenses tuent rapidement les voyageurs, et ceux
qu' ils épargnent n' échappent pas, du moins, aux
violences des " temporales " , sortes d' ouragans
particuliers à ces régions, et qui, chaque année,
peuplent de cadavres les gouffres de la cordillère.
On monta pendant toute la nuit ; on se hissait à
force de poignets sur des plateaux presque
inaccessibles ; on sautait des crevasses larges et
profondes ; les bras ajoutés aux bras remplaçaient
les cordes, et les épaules servaient d' échelons ;
ces hommes intrépides ressemblaient à une troupe
de clowns livrés à toute la folie des jeux
icariens. Ce fut alors que la vigueur de Mulrady
et l' adresse de Wilson eurent mille occasions de
s' exercer. Ces deux braves écossais se
multiplièrent ; maintes fois, sans leur dévouement
et leur courage, la petite troupe n' aurait pu passer.
Glenarvan ne perdait pas de vue le jeune Robert,
que son âge et sa vivacité portaient aux
imprudences. Paganel, lui, s' avançait avec une
furie toute française. Quant au major, il ne se
remuait qu' autant qu' il le fallait, pas plus, pas
moins, et il s' élevait par un mouvement insensible.
S' apercevait-il qu' il montait depuis plusieurs
heures ? Cela n' est pas certain. Peut-être
s' imaginait-il descendre.
à cinq heures du matin, les voyageurs avaient atteint
une hauteur de sept mille cinq cents pieds,
déterminée par une observation barométrique. Ils
se trouvaient alors sur les plateaux secondaires,
dernière limite de la région arborescente. Là
bondissaient quelques animaux qui eussent fait la
joie ou la fortune d' un chasseur ; ces bêtes
agiles le savaient bien, car elles fuyaient, et de
loin, l' approche des hommes. C' était le lama,
animal précieux des montagnes, qui remplace le
mouton, le boeuf et le cheval, et vit là où ne
vivrait pas le mulet. C' était le chinchilla, petit
rongeur doux et craintif, riche en fourrure, qui
tient le milieu entre le lièvre et la gerboise,
et auquel ses pattes de derrière donnent l' apparence
d' un kangourou. Rien de charmant à voir comme ce

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léger animal courant sur la cime des arbres à la
façon d' un écureuil. " ce n' est pas encore un oiseau,
disait Paganel, mais ce n' est déjà plus un
quadrupède. "
cependant, ces animaux n' étaient pas les derniers
habitants de la montagne. à neuf mille pieds, sur la
limite des neiges perpétuelles, vivaient encore,
et par troupes, des ruminants d' une incomparable
beauté, l' alpaga au pelage long et soyeux, puis cette
sorte de chèvre sans cornes, élégante et fière,
dont la laine est fine, et que les naturalistes ont
nommée vigogne. Mais il ne fallait pas songer à
l' approcher, et c' est à peine s' il était donné de
la voir ; elle s' enfuyait, on pourrait dire à
tire-d' aile, et glissait sans bruit sur les
tapis éblouissants de blancheur.
à cette heure, l' aspect des régions était entièrement
métamorphosé. De grands blocs de glace éclatants,
d' une teinte bleuâtre dans certains escarpements,
se dressaient de toutes parts et réfléchissaient
les premiers rayons du jour. L' ascension devint
très périlleuse alors. On ne s' aventurait plus
sans sonder attentivement pour reconnaître les
crevasses. Wilson avait pris la tête de la file,
et du pied il éprouvait le sol des glaciers. Ses
compagnons marchaient exactement sur les empreintes
de ses pas, et évitaient d' élever la voix, car le
moindre bruit agitant les couches d' air pouvait
provoquer la chute des masses neigeuses suspendues
à sept ou huit cents pieds au-dessus de leur tête.
Ils étaient alors parvenus à la région des
arbrisseaux, qui, deux cent cinquante toises plus
haut, cédèrent la place aux graminées et aux
cactus. à onze mille pieds, ces plantes elles-mêmes
abandonnèrent le sol aride, et toute trace de
végétation disparut. Les voyageurs ne s' étaient
arrêtés qu' une seule fois, à huit heures, pour
réparer leurs forces par un repas sommaire, et,
avec un courage surhumain, ils reprirent l' ascension,
bravant des dangers toujours croissants. Il fallut
enfourcher des arêtes aiguës et passer au-dessus de
gouffres que le

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regard n' osait sonder. En maint endroit, des croix
de bois jalonnaient la route et marquaient la place
de catastrophes multipliées. Vers deux heures, un
immense plateau, sans trace de végétation, une sorte
de désert, s' étendit entre des pics décharnés. L' air
était sec, le ciel d' un bleu cru ; à cette hauteur,
les pluies sont inconnues, et les vapeurs ne s' y
résolvent qu' en neige ou en grêle. çà et là, quelques
pics de porphyre ou de basalte trouaient le suaire
blanc comme les os d' un squelette, et, par instants,
des fragments de quartz ou de gneiss, désunis sous
l' action de l' air, s' éboulaient avec un bruit mat,
qu' une atmosphère peu dense rendait presque
imperceptible.
Cependant, la petite troupe, malgré son courage,
était à bout de forces. Glenarvan, voyant
l' épuisement de ses compagnons, regrettait de s' être
engagé si avant dans la montagne. Le jeune Robert
se raidissait contre la fatigue, mais il ne pouvait
aller plus loin. à trois heures, Glenarvan
s' arrêta.
" il faut prendre du repos, dit-il, car il vit bien
que personne ne ferait cette proposition.
-prendre du repos ? Répondit Paganel, mais nous
n' avons pas d' abri.
-cependant, c' est indispensable, ne fût-ce que
pour Robert.
-mais non, mylord, répondit le courageux enfant,
je puis encore marcher... ne vous arrêtez pas...
-on te portera, mon garçon, répondit Paganel, mais
il faut gagner à tout prix le versant oriental. Là
nous trouverons peut-être quelque hutte de refuge.
Je demande encore deux heures de marche.
-est-ce votre avis, à tous ? Demanda Glenarvan.
-oui, " répondirent ses compagnons.
Mulrady ajouta :
" je me charge de l' enfant. "
et l' on reprit la direction de l' est. Ce furent
encore deux heures d' une ascension effrayante. On
montait toujours pour atteindre les dernières
sommités de la montagne.

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La raréfaction de l' air produisait cette oppression
douloureuse connue sous le nom de " puna " . Le sang
suintait à travers les gencives et les lèvres par
défaut d' équilibre, et peut-être aussi sous
l' influence des neiges, qui à une grande hauteur
vicient évidemment l' atmosphère. Il fallait
suppléer au défaut de sa densité par des inspirations
fréquentes, et activer ainsi la circulation, ce
qui fatiguait non moins que la réverbération des
rayons du soleil sur les plaques de neige. Quelle
que fût la volonté de ces hommes courageux, le
moment vint donc où les plus vaillants défaillirent,
et le vertige, ce terrible mal des montagnes,
détruisit non seulement leurs forces physiques,
mais aussi leur énergie morale. On ne lutte pas
impunément contre des fatigues de ce genre. Bientôt
les chutes devinrent fréquentes, et ceux qui
tombaient n' avançaient qu' en se traînant sur les
genoux.
Or, l' épuisement allait mettre un terme à cette
ascension trop prolongée, et Glenarvan ne
considérait pas sans terreur l' immensité des neiges,
le froid dont elles imprégnaient cette région
funeste, l' ombre qui montait vers ces cimes
désolées, le défaut d' abri pour la nuit, quand le
major l' arrêta, et d' un ton calme :
" une hutte, " dit-il.

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chapitre xiii descente de la cordillère
tout autre que Mac Nabbs eût passé cent fois à
côté, autour, au-dessus même de cette hutte, sans
en soupçonner l' existence. Une extumescence du
tapis de neige la distinguait à peine des rocs
environnants. Il fallut la déblayer. Après une
demi-heure d' un travail opiniâtre, Wilson et
Mulrady eurent dégagé l' entrée de la " casucha "
et la petite troupe s' y blottit avec empressement.
Cette casucha, construite par les indiens, était
faite " d' adobes " , espèce de briques cuites au
soleil ; elle avait la forme d' un cube de douze
pieds sur chaque face, et se dressait au sommet
d' un bloc de basalte. Un escalier de pierre
conduisait à la porte, seule ouverture de la
cahute, et, quelque étroite qu' elle fût, les
ouragans, la neige ou la grêle, savaient bien s' y
frayer un passage, lorsque les temporales les
déchaînaient dans la montagne.
Dix personnes pouvaient aisément y tenir place, et si
ses murs n' eussent pas été suffisamment étanches
dans la saison des pluies, à cette époque du moins
ils garantissaient à peu près contre un froid
intense que le thermomètre portait à dix degrés
au-dessous de zéro. D' ailleurs, une sorte de foyer
avec tuyau de briques fort mal rejointoyées
permettait d' allumer du feu et de combattre
efficacement la température extérieure.
" voilà un gîte suffisant, dit Glenarvan, s' il n' est
pas confortable. La providence nous y a conduits,
et nous ne pouvons faire moins que de l' en remercier.
-comment donc, répondit Paganel, mais c' est un

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palais ! Il n' y manque que des factionnaires et
des courtisans. Nous serons admirablement ici.
-surtout quand un bon feu flambera dans l' âtre,
dit Tom Austin, car si nous avons faim nous
n' avons pas moins froid, il me semble, et, pour ma
part, un bon fagot me réjouirait plus qu' une
tranche de venaison.
-eh bien, Tom, répondit Paganel, on tâchera de
trouver du combustible.
-du combustible au sommet des cordillères ! Dit
Mulrady en secouant la tête d' un air de doute.
-puisqu' on a fait une cheminée dans cette casucha,
répondit le major, c' est probablement parce qu' on
trouve ici quelque chose à brûler.
-notre ami Mac Nabbs a raison, dit Glenarvan ;
disposez tout pour le souper ; je vais aller faire
le métier de bûcheron.
-je vous accompagne avec Wilson, répondit
Paganel.
-si vous avez besoin de moi ? ... dit Robert en
se levant.
-non, repose-toi, mon brave garçon, répondit
Glenarvan. Tu seras un homme à l' âge où d' autres
ne sont encore que des enfants ! "
Glenarvan, Paganel et Wilson sortirent de la
casucha. Il était six heures du soir. Le froid
piquait vivement malgré le calme absolu de
l' atmosphère. Le bleu du ciel

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s' assombrissait déjà, et le soleil effleurait de
ses derniers rayons les hauts pics des plateaux
andins. Paganel, ayant emporté son baromètre, le
consulta, et vit que le mercure se maintenait à
0, 495 millimètres. La dépression de la colonne
barométrique correspondait à une élévation de onze
mille sept cents pieds. Cette région des cordillères
avait donc une altitude inférieure de neuf cent dix
mètres seulement à celle du Mont Blanc. Si ces
montagnes eussent présenté les difficultés dont est
hérissé le géant de la Suisse, si seulement les
ouragans et les tourbillons se fussent déchaînés
contre eux, pas un des voyageurs n' eût franchi la
grande chaîne du nouveau-monde.
Glenarvan et Paganel, arrivés sur un monticule de
porphyre, portèrent leurs regards à tous les points
de l' horizon. Ils occupaient alors le sommet des
nevados de la cordillère, et dominaient un espace
de quarante milles carrés. à l' est, les versants
s' abaissaient en rampes douces par des pentes
praticables sur lesquelles les péons se laissent
glisser pendant l' espace de plusieurs centaines de
toises. Au loin, des traînées longitudinales de
pierre et de blocs erratiques, repoussés par le
glissement des glaciers, formaient d' immenses
lignes de moraines. Déjà la vallée du Colorado se
noyait dans une ombre montante, produite par
l' abaissement du soleil ; les reliefs du terrain,
les saillies, les aiguilles, les pics, éclairés par
ses rayons, s' éteignaient graduellement, et
l' assombrissement se faisait peu à peu sur tout le
versant oriental des Andes. Dans l' ouest, la
lumière éclairait encore les contreforts qui
soutiennent la paroi à pic des flancs occidentaux.
C' était un éblouissement de voir les rocs et les
glaciers baignés dans cette irradiation de l' astre
du jour. Vers le nord ondulait une succession de
cimes qui se confondaient insensiblement et
formaient comme une ligne tremblée sous un crayon
inhabile. L' oeil s' y perdait confusément. Mais au
sud, au contraire, le spectacle devenait splendide,
et, avec la nuit tombante, il allait prendre de
sublimes proportions. En effet, le regard

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s' enfonçant dans la vallée sauvage du Torbido,
dominait l' Antuco, dont le cratère béant se
creusait à deux milles de là. Le volcan rugissait
comme un monstre énorme, semblable aux léviathans
des jours apocalyptiques, et vomissait d' ardentes
fumées mêlées à des torrents d' une flamme
fuligineuse. Le cirque de montagnes qui l' entourait
paraissait être en feu ; des grêles de pierres
incandescentes, des nuages de vapeurs rougeâtres,
des fusées de laves, se réunissaient en gerbes
étincelantes. Un immense éclat, qui s' accroissait
d' instant en instant, une déflagration éblouissante
emplissait ce vaste circuit de ses réverbérations
intenses, tandis que le soleil, dépouillé peu à
peu de ses lueurs crépusculaires, disparaissait
comme un astre éteint dans les ombres de l' horizon.
Paganel et Glenarvan seraient restés longtemps
à contempler cette lutte magnifique des feux de la
terre et des feux du ciel ; les bûcherons improvisés
faisaient place aux artistes ; mais Wilson, moins
enthousiaste, les rappela au sentiment de la
situation. Le bois manquait, il est vrai ;
heureusement, un lichen maigre et sec revêtait les
rocs ; on en fit une ample provision, ainsi que
d' une certaine plante nommée " ilaretta " , dont la
racine pouvait brûler suffisamment. Ce précieux
combustible rapporté à la casucha, on l' entassa
dans le foyer. Le feu fut difficile à allumer et
surtout à entretenir. L' air très raréfié ne
fournissait plus assez d' oxygène à son alimentation ;
du moins ce fut la raison donnée par le major.
" en revanche, ajoutait-il, l' eau n' aura pas besoin
de cent degrés de chaleur pour bouillir ; ceux qui
aiment le café fait avec de l' eau à cent degrés
seront forcés de s' en passer, car à cette hauteur
l' ébullition se manifestera avant quatre-vingt-dix
degrés. "
Mac Nabbs ne se trompait pas, et le thermomètre
plongé dans l' eau de la chaudière, dès qu' elle fut
bouillante, ne

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marqua que quatre-vingt-sept degrés. Ce fut avec
volupté que chacun but quelques gorgées de café
brûlant ; quant à la viande sèche, elle parut un
peu insuffisante, ce qui provoqua de la part de
Paganel une réflexion aussi sensée qu' inutile.
" parbleu, dit-il, il faut avouer qu' une grillade
de lama ne serait pas à dédaigner ! On dit que cet
animal remplace le boeuf et le mouton, et je serais
bien aise de savoir si c' est au point de vue
alimentaire !
-comment ! Dit le major, vous n' êtes pas content de
notre souper, savant Paganel ?
-enchanté, mon brave major ; cependant j' avoue
qu' un plat de venaison serait le bienvenu.
-vous êtes un sybarite, dit Mac Nabbs.
-j' accepte le qualificatif, major ; mais vous-même,
et quoique vous en disiez, vous ne bouderiez pas
devant un beefsteak quelconque !
-cela est probable, répondit le major.
-et si l' on vous priait d' aller vous poster à
l' affût malgré le froid et la nuit, vous iriez sans
faire une réflexion ?
-évidemment, et pour peu que cela vous plaise... "
les compagnons de Mac Nabbs n' avaient pas eu le
temps de le remercier et d' enrayer son incessante
obligeance, que des hurlements lointains se firent
entendre. Ils se prolongeaient longuement. Ce
n' étaient pas là des cris d' animaux isolés, mais
ceux d' un troupeau qui s' approchait avec rapidité.
La providence, après avoir fourni la cahute,
voulait-elle donc offrir le souper ? Ce fut la
réflexion du géographe. Mais Glenarvan rabattit
un peu de sa joie en lui faisant observer que les
quadrupèdes de la cordillère ne se rencontrent
jamais sur une zone si élevée.
" alors, d' où vient ce bruit ? Dit Tom Austin.
Entendez-vous comme il s' approche !
-une avalanche ? Dit Mulrady.

p113

-impossible ! Ce sont de véritables hurlements,
répliqua Paganel.
-voyons, dit Glenarvan.
-et voyons en chasseurs, " répondit le major qui
prit sa carabine.
Tous s' élancèrent hors de la casucha. La nuit était
venue, sombre et constellée. La lune ne montrait pas
encore le disque à demi rongé de sa dernière phase.
Les sommets du nord et de l' est disparaissaient
dans les ténèbres, et le regard ne percevait plus
que la silhouette fantastique de quelques rocs
dominants. Les hurlements, -des hurlements de
bêtes effarées, -redoublaient. Ils venaient de la
partie ténébreuse des cordillères. Que se passait-il ?
Soudain, une avalanche furieuse arriva, mais une
avalanche d' êtres animés et fous de terreur. Tout
le plateau sembla s' agiter. De ces animaux, il en
venait des centaines, des milliers peut-être, qui,
malgré la raréfaction de l' air, produisaient un
vacarme assourdissant. étaient-ce des bêtes fauves
de la pampa ou seulement une troupe de lamas et de
vigognes ? Glenarvan, Mac Nabbs, Robert,
Austin, les deux matelots, n' eurent que le temps
de se jeter à terre, pendant que ce tourbillon
vivant passait à quelques pieds au-dessus d' eux.
Paganel, qui, en sa qualité de nyctalope, se
tenait debout pour mieux voir, fut culbuté en un
clin d' oeil.
En ce moment la détonation d' une arme à feu éclata.
Le major avait tiré au jugé. Il lui sembla qu' un
animal tombait à quelques pas de lui, tandis que
toute la bande, emportée par son irrésistible élan
et redoublant ses clameurs, disparaissait sur les
pentes éclairées par la réverbération du volcan.
" ah ! Je les tiens, dit une voix, -la voix de
Paganel.
-et que tenez-vous ? Demanda Glenarvan.
-mes lunettes, parbleu ! C' est bien le moins qu' on
perde ses lunettes dans une pareille bagarre !
-vous n' êtes pas blessé ? ...
-non, un peu piétiné. Mais par qui ?

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-par ceci, " répondit le major, en traînant après
lui l' animal qu' il avait abattu.
Chacun se hâta de regagner la cahute, et à la lueur
du foyer on examina le " coup de fusil " de Mac
Nabbs.
C' était une jolie bête, ressemblant à un petit
chameau sans bosse ; elle avait la tête fine, le
corps aplati, les jambes longues et grêles, le poil
fin, le pelage café au lait, et le dessous du ventre
tacheté de blanc. à peine Paganel l' eut-il
regardée, qu' il s' écria :
" c' est un guanaque !
-qu' est-ce que c' est qu' un guanaque ? Demanda
Glenarvan.
-une bête qui se mange, répondit Paganel.
-et c' est bon ?
-savoureux. Un mets de l' olympe. Je savais bien
que nous aurions de la viande fraîche pour souper.
Et quelle viande ! Mais qui va découper l' animal ?
-moi, dit Wilson.
-bien, je me charge de le faire griller, répliqua
Paganel.
-vous êtes donc cuisinier, Monsieur Paganel ?
Dit Robert.
-parbleu, mon garçon, puisque je suis français !
Dans un français il y a toujours un cuisinier. "
cinq minutes après, Paganel déposa de larges
tranches de venaison sur les charbons produits
par la racine de ilaretta. Dix minutes plus tard,
il servit à ses compagnons cette viande fort
appétissante sous le nom de " filets de guanaque " .
Personne ne fit de façons, et chacun y mordit à
pleines dents.
Mais, à la grande stupéfaction du géographe, une
grimace générale, accompagnée d' un " pouah "
unanime, accueillit la première bouchée.
" c' est horrible ! Dit l' un.
-ce n' est pas mangeable ! " répliqua l' autre.
Le pauvre savant, quoi qu' il en eût, dut convenir
que cette grillade ne pouvait être acceptée, même
par des

p115

affamés. On commençait donc à lui lancer quelques
plaisanteries, qu' il entendait parfaitement, du
reste, et à dauber son " mets de l' olympe " ;
lui-même cherchait la raison pour laquelle cette
chair de guanaque, véritablement bonne et très
estimée, était devenue détestable entre ses mains,
quand une réflexion subite traversa son cerveau.
" j' y suis, s' écria-t-il ! Eh parbleu ! J' y suis,
j' ai trouvé !
-est-ce que c' est de la viande trop avancée ?
Demanda tranquillement Mac Nabbs.
-non, major intolérant, mais de la viande qui a
trop marché ! Comment ai-je pu oublier cela ?
-que voulez-vous dire ? Monsieur Paganel, demanda
Tom Austin.
-je veux dire que le guanaque n' est bon que
lorsqu' il a été tué au repos ; si on le chasse
longtemps, s' il fournit une longue course, sa chair
n' est plus mangeable. Je puis donc affirmer au
goût que cet animal venait de loin, et par
conséquent le troupeau tout entier.
-vous êtes certain de ce fait ? Dit Glenarvan.
-absolument certain.
-mais quel événement, quel phénomène a pu effrayer
ainsi ces animaux et les chasser à l' heure où ils
devraient être paisiblement endormis dans leur
gîte ?
-à cela, mon cher Glenarvan, dit Paganel, il m' est
impossible de vous répondre. Si vous m' en croyez,
allons dormir sans en chercher plus long. Pour mon
compte, je meurs de sommeil. Dormons-nous, major ?
-dormons, Paganel. "
sur ce, chacun s' enveloppa de son poncho, le feu fut
ravivé pour la nuit, et bientôt dans tous les tons et
sur tous les rythmes s' élevèrent des ronflements
formidables, au milieu desquels la basse du savant
géographe soutenait l' édifice harmonique.
Seul, Glenarvan ne dormit pas. De secrètes
inquiétudes le tenaient dans un état de fatigante
insomnie. Il songeait involontairement à ce troupeau
fuyant dans une direction

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commune, à son effarement inexplicable. Les guanaques
ne pouvaient être poursuivis par des bêtes fauves.
à cette hauteur, il n' y en a guère, et de chasseurs
encore moins. Quelle terreur les précipitait donc
vers les abîmes de l' Antuco, et quelle en était la
cause ? Glenarvan avait le pressentiment d' un
danger prochain.
Cependant, sous l' influence d' un demi-assoupissement,
ses idées se modifièrent peu à peu, et les craintes
firent place à l' espérance. Il se vit au lendemain,
dans la plaine des Andes. Là devaient commencer
véritablement ses recherches, et le succès n' était
peut-être pas loin. Il songea au capitaine Grant,
à ses deux matelots délivrés d' un dur esclavage.
Ces images passaient rapidement devant son esprit,
à chaque instant distrait par un pétillement du feu,
une étincelle crépitant dans l' air, une flamme
vivement oxygénée qui éclairait la face endormie de
ses compagnons, et agitait quelque ombre fuyante sur
les murs de la casucha. Puis, ses pressentiments
revenaient avec plus d' intensité. Il écoutait
vaguement les bruits extérieurs, difficiles à
expliquer sur ces cimes solitaires ?
à un certain moment, il crut surprendre des
grondements éloignés, sourds, menaçants, comme les
roulements d' un tonnerre qui ne viendrait pas du
ciel. Or, ces grondements ne pouvaient appartenir
qu' à un orage déchaîné sur les flancs de la montagne,
à quelques milles pieds au-dessous de son sommet.
Glenarvan voulut constater le fait, et sortit.
La lune se levait alors. L' atmosphère était limpide
et calme. Pas un nuage, ni en haut, ni en bas. çà
et là, quelques reflets mobiles des flammes de
l' Antuco. Nul orage, nul éclair. Au zénith étincelaient
des milliers d' étoiles. Pourtant les grondements
duraient toujours : ils semblaient se rapprocher et
courir à travers la chaîne des Andes. Glenarvan
rentra plus inquiet, se demandant quel rapport
existait entre ces ronflements souterrains et la
fuite des guanaques. Y avait-il là un effet et une
cause ? Il regarda sa montre, qui marquait deux
heures du matin.

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Cependant, n' ayant point la certitude d' un danger
immédiat, il n' éveilla pas ses compagnons, que la
fatigue tenait pesamment endormis, et il tomba
lui-même dans une lourde somnolence qui dura
plusieurs heures.
Tout d' un coup, de violents fracas le remirent sur
pied. C' était un assourdissant vacarme, comparable
au bruit saccadé que feraient d' innombrables caissons
d' artillerie roulant sur un pavé sonore. Soudain
Glenarvan sentit le sol manquer à ses pieds ; il
vit la casucha osciller et s' entr' ouvrir.
" alerte ! " s' écria-t-il.
Ses compagnons, tous réveillés et renversés
pêle-mêle, étaient entraînés sur une pente rapide.
Le jour se levait alors, et la scène était
effrayante. La forme des montagnes changeait
subitement : les cônes se tronquaient ; les pics
chancelants disparaissaient comme si quelque trappe
s' entr' ouvrait sous leur base. Par suite d' un
phénomène

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particulier aux cordillères, un massif, large de
plusieurs milles, se déplaçait tout entier et
glissait vers la plaine.
" un tremblement de terre ! " s' écria Paganel.
Il ne se trompait pas. C' était un de ces cataclysmes
fréquents sur la lisière montagneuse du Chili, et
précisément dans cette région où Copiapo a été deux
fois détruit, et Santiago renversé quatre fois en
quatorze ans. Cette portion du globe est travaillée
par les feux de la terre, et les volcans de cette
chaîne d' origine récente n' offrent que d' insuffisantes
soupapes à la sortie des vapeurs souterraines. De
là ces secousses incessantes, connues sous le nom
de " tremblores " .
Cependant, ce plateau auquel se cramponnaient sept
hommes accrochés à des touffes de lichen, étourdis,
épouvantés, glissait avec la rapidité d' un express,
c' est-à-dire une vitesse de cinquante milles à
l' heure. Pas un cri n' était possible, pas un
mouvement pour fuir ou s' enrayer. On n' aurait pu
s' entendre. Les roulements intérieurs, le fracas
des avalanches, le choc des masses de granit et de
basalte, les tourbillons d' une neige pulvérisée,
rendaient toute communication impossible. Tantôt,
le massif dévalait sans heurts ni cahots ; tantôt,
pris d' un mouvement de tangage et de roulis comme
le pont d' un navire secoué par la houle, côtoyant
des gouffres dans lesquels tombaient des morceaux
de montagne, déracinant les arbres séculaires, il
nivelait avec la précision d' une faux immense toutes
les saillies du versant oriental.
Que l' on songe à la puissance d' une masse pesant
plusieurs milliards de tonnes, lancée avec une
vitesse toujours croissante sous un angle de
cinquante degrés.
Ce que dura cette chute indescriptible, nul n' aurait
pu l' évaluer. à quel abîme elle devait aboutir, nul
n' eût

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osé le prévoir. Si tous étaient là, vivants, ou si
l' un d' eux gisait déjà au fond d' un abîme, nul encore
n' aurait pu le dire. étouffés par la vitesse de la
course, glacés par l' air froid qui les pénétrait,
aveuglés par les tourbillons de neige, ils haletaient,
anéantis, presque inanimés, et ne s' accrochaient
aux rocs que par un suprême instinct de conservation.
Tout d' un coup, un choc d' une incomparable violence
les arracha de leur glissant véhicule. Ils furent
lancés en avant et roulèrent sur les derniers
échelons de la montagne. Le plateau s' était arrêté
net.
Pendant quelques minutes, nul ne bougea. Enfin, l' un
se releva étourdi du coup, mais ferme encore, -le
major. Il secoua la poussière qui l' aveuglait, puis
il regarda autour de lui. Ses compagnons, étendus
dans un cercle restreint, comme les grains de plomb
d' un fusil qui ont fait balle, étaient renversés les
uns sur les autres.
Le major les compta. Tous, moins un, gisaient sur le
sol. Celui qui manquait, c' était Robert Grant.

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chapitre xiv le coup de fusil de la providence
le versant oriental de la cordillère des Andes est
fait de longues pentes qui vont se perdre
insensiblement à la plaine, sur laquelle une portion
du massif s' était subitement arrêtée. Dans cette
contrée nouvelle, tapissée de pâturages épais,
hérissée d' arbres magnifiques, un nombre incalculable
de ces pommiers plantés au temps de la conquête
étincelaient de fruits dorés et formaient des forêts
véritables. C' était un coin de l' opulente
Normandie jeté dans les régions platéennes, et, en
toute autre circonstance, l' oeil d' un voyageur eût
été frappé de cette transition subite du désert à
l' oasis, des cimes neigeuses aux prairies
verdoyantes, de l' hiver à l' été.
Le sol avait repris, d' ailleurs, une immobilité
absolue. Le tremblement de terre s' était apaisé,
et sans doute les forces souterraines exerçaient
plus loin leur action dévastatrice, car la chaîne
des Andes est toujours en quelque endroit agitée
ou tremblante. Cette fois, la commotion avait été
d' une violence extrême. La ligne des montagnes se
trouvait entièrement modifiée. Un panorama nouveau
de cimes, de crêtes et de pics se découpait sur le
fond bleu du ciel, et le guide des pampas y eût en
vain cherché ses points de repère accoutumés.
Une admirable journée se préparait ; les rayons du
soleil, sorti de son lit humide du Pacifique,
glissaient sur les plaines argentines et se plongeaient
déjà dans les flots de l' autre océan. Il était huit
heures du matin.
Lord Glenarvan et ses compagnons, ranimés par les

p121

soins du major, revinrent peu à peu à la vie. En
somme, ils avaient subi un étourdissement effroyable,
mais rien de plus. La cordillère était descendue,
et ils n' auraient eu qu' à s' applaudir d' un moyen
de locomotion dont la nature avait fait tous les
frais, si l' un d' eux, le plus faible, un enfant,
Robert Grant, n' eût manqué à l' appel.
Chacun l' aimait, ce courageux garçon, Paganel qui
s' était particulièrement attaché à lui, le major
malgré sa froideur, tous, et surtout Glenarvan.
Ce dernier, quand il apprit la disparition de
Robert, fut désespéré. Il se représentait le
pauvre enfant englouti dans quelque abîme, et
appelant d' une voix inutile celui qu' il nommait
son second père.
" mes amis, mes amis, dit-il en retenant à peine ses
larmes, il faut le chercher, il faut le retrouver !
Nous ne pouvons l' abandonner ainsi ! Pas une vallée,
pas un précipice, pas un abîme qui ne doive être
fouillé jusqu' au fond ! On m' attachera par une
corde ! On m' y descendra ! Je le veux, vous
m' entendez ! Je le veux ! Fasse le ciel que Robert
respire encore ! Sans lui, comment oserions-nous
retrouver son père, et de quel droit sauver le
capitaine Grant, si son salut a coûté la vie à
son enfant ! "
les compagnons de Glenarvan l' écoutaient sans
répondre ; ils sentaient qu' il cherchait dans leur
regard quelque lueur d' espérance, et ils baissaient
les yeux.
" eh bien, reprit Glenarvan, vous m' avez entendu !
Vous vous taisez ! Vous n' espérez plus rien !
Rien ! "
il y eut quelques instants de silence ; puis, Mac
Nabbs prit la parole et dit :
" qui de vous, mes amis, se rappelle à quel instant
Robert a disparu ? "
à cette demande, aucune réponse ne fut faite.
" au moins, reprit le major, vous me direz près de qui
se trouvait l' enfant pendant la descente de la
cordillère ?
-près de moi, répondit Wilson.
-eh bien, jusqu' à quel moment l' as-tu vu près de
toi ? Rappelle tes souvenirs. Parle.

p122

-voici tout ce dont je me souviens, répondit
Wilson. Robert Grant était encore à mes côtés, la
main crispée à une touffe de lichen, moins de deux
minutes avant le choc qui a terminé notre descente.
-moins de deux minutes ! Fais bien attention,
Wilson, les minutes ont dû te paraître longues !
Ne te trompes-tu pas ?
-je ne crois pas me tromper... c' est bien cela...
moins de deux minutes !
-bon ! Dit Mac Nabbs. Et Robert se trouvait-il
placé à ta gauche ou à ta droite ?
-à ma gauche. Je me rappelle que son poncho
fouettait ma figure.
-et toi, par rapport à nous, tu étais placé ? ...
-également sur la gauche.
-ainsi, Robert n' a pu disparaître que de ce côté,
dit le major, se tournant vers la montagne et
indiquant sa droite. J' ajouterai qu' en tenant compte
du temps écoulé depuis sa disparition, l' enfant doit
être tombé sur la partie de la montagne comprise
entre le sol et deux milles de hauteur. C' est là
qu' il faut le chercher, en nous partageant les
différentes zones, et c' est là que nous le
retrouverons. "
pas une parole ne fut ajoutée. Les six hommes,
gravissant les pentes de la cordillère,
s' échelonnèrent sur sa croupe à diverses hauteurs
et commencèrent leur exploration. Ils se
maintenaient constamment à droite de la ligne de
descente, fouillant les moindres fissures,
descendant au fond des précipices comblés en partie
par les débris du massif, et plus d' un en sortit les
vêtements en lambeaux, les pieds et les mains
ensanglantés, après avoir exposé sa vie. Toute
cette portion des Andes, sauf quelques plateaux
inaccessibles, fut scrupuleusement fouillée pendant
de longues heures, sans qu' aucun de ces braves gens
songeât à prendre du repos. Vaines recherches.
L' enfant avait trouvé non seulement la mort dans
la

p123

montagne, mais aussi un tombeau dont la pierre,
faite de quelque roc énorme, s' était à jamais
refermée sur lui.
Vers une heure, Glenarvan et ses compagnons, brisés,
anéantis, se retrouvaient au fond de la vallée.
Glenarvan était en proie à une douleur violente ;
il parlait à peine, et de ses lèvres sortaient ces
seuls mots entrecoupés de soupirs :
" je ne m' en irai pas ! Je ne m' en irai pas ! "
chacun comprit cette obstination devenue une idée
fixe, et la respecta.
" attendons, dit Paganel au major et à Tom Austin.
Prenons quelque repos, et réparons nos forces. Nous
en avons besoin, soit pour recommencer nos
recherches, soit pour continuer notre route.
-oui, répondit Mac Nabbs, et restons, puisque
Edward veut demeurer ! Il espère. Mais qu' espère-t-il ?
-Dieu le sait, dit Tom Austin.
-pauvre Robert ! " répondit Paganel en s' essuyant
les yeux.
Les arbres poussaient en grand nombre dans la vallée.
Le major choisit un groupe de hauts caroubiers, sous
lesquels il fit établir un campement provisoire.
Quelques couvertures, les armes, un peu de viande
séchée et du riz, voilà ce qui restait aux
voyageurs. Un rio coulait non loin, qui fournit une
eau encore troublée par l' avalanche. Mulrady alluma
du feu sur l' herbe, et bientôt il offrit à son
maître une boisson chaude et réconfortante. Mais
Glenarvan la refusa et demeura étendu sur son
poncho dans une profonde prostration.
La journée se passa ainsi. La nuit vint, calme et
tranquille comme la nuit précédente. Pendant que
ses compagnons demeuraient immobiles, quoique
inassoupis, Glenarvan remonta les pentes de la
cordillère. Il prêtait l' oreille, espérant toujours
qu' un dernier appel parviendrait jusqu' à lui. Il
s' aventura loin, haut, seul, collant son oreille
contre terre, écoutant et comprimant les battements
de son coeur, appelant d' une voix désespérée.

p124

Pendant toute la nuit, le pauvre lord erra dans la
montagne. Tantôt Paganel, tantôt le major le
suivaient, prêts à lui porter secours sur les
crêtes glissantes et au bord des gouffres où
l' entraînait son inutile imprudence. Mais ses
derniers efforts furent stériles, et à ces cris
mille fois jetés de " Robert ! Robert ! " l' écho
seul répondit en répétant ce nom regretté.
Le jour se leva. Il fallut aller chercher
Glenarvan sur les plateaux éloignés, et, malgré
lui, le ramener au campement. Son désespoir était
affreux. Qui eût osé lui parler de départ et lui
proposer de quitter cette vallée funeste ? Cependant,
les vivres manquaient. Non loin devaient se
rencontrer les guides argentins annoncés par le
muletier, et les chevaux nécessaires à la traversée
des pampas. Revenir sur ses pas offrait plus de
difficultés que marcher en avant. D' ailleurs,
c' était à l' océan Atlantique que rendez-vous avait
été donné au Duncan. toutes les raisons graves
ne permettaient pas un plus long retard, et, dans
l' intérêt de tous, l' heure de partir ne pouvait
être reculée.
Ce fut Mac Nabbs qui tenta d' arracher Glenarvan à
sa douleur. Longtemps il parla sans que son ami
parût l' entendre. Glenarvan secouait la tête.
Quelques mots, cependant, entr' ouvrirent ses
lèvres.
" partir ? Dit-il.
-oui ! Partir.
-encore une heure !
-oui, encore une heure, " répondit le digne major.
Et, l' heure écoulée, Glenarvan demanda en grâce
qu' une autre heure lui fût accordée. On eût dit
un condamné implorant une prolongation d' existence.
Ce fut ainsi jusqu' à midi environ. Alors Mac Nabbs,
de l' avis de tous, n' hésita plus, et dit à
Glenarvan qu' il fallait partir, et que d' une
prompte résolution dépendait la vie de ses
compagnons.
" oui ! Oui ! Répondit Glenarvan. Partons !
Partons ! "
mais, en parlant ainsi, ses yeux se détournaient
de Mac

p125

Nabbs ; son regard fixait un point noir dans les
airs. Soudain, sa main se leva et demeura immobile
comme si elle eût été pétrifiée.
" là ! Là, dit-il, voyez ! Voyez ! "
tous les regards se portèrent vers le ciel, et dans
la direction si impérieusement indiquée. En ce moment,
le point noir grossissait visiblement. C' était un
oiseau qui planait à une hauteur incommensurable.
" un condor, dit Paganel.
-oui, un condor, répondit Glenarvan. Qui sait ? Il
vient ! Il descend ! Attendons ! "
qu' espérait Glenarvan ? Sa raison s' égarait-elle ?
" qui sait ? " avait-il dit. Paganel ne s' était pas
trompé. Le condor devenait plus visible d' instants
en instants. Ce magnifique oiseau, jadis révéré des
incas, est le roi des Andes méridionales. Dans ces
régions, il atteint un développement extraordinaire.
Sa force est prodigieuse, et souvent il précipite
des boeufs au fond des gouffres. Il s' attaque aux
moutons, aux chevaux, aux jeunes veaux errants par
les plaines, et les enlève dans ses serres à de
grandes hauteurs. Il n' est pas rare qu' il plane à
vingt mille pieds au-dessus du sol, c' est-à-dire à
cette limite que l' homme ne peut pas franchir. De
là, invisible aux meilleures vues, ce roi des airs
promène un regard perçant sur les régions terrestres,
et distingue les plus faibles objets avec une
puissance de vision qui fait l' étonnement des
naturalistes.
Qu' avait donc vu ce condor ? Un cadavre, celui de
Robert Grant ! " qui sait ? " répétait Glenarvan,
sans le perdre du regard. L' énorme oiseau
s' approchait, tantôt planant, tantôt tombant avec
la vitesse des corps inertes abandonnés dans
l' espace. Bientôt il décrivit des cercles d' un
large rayon, à moins de cent toises du sol. On le
distinguait parfaitement. Il mesurait plus de quinze
pieds d' envergure. Ses ailes puissantes le
portaient sur le fluide aérien presque sans battre,
car c' est le propre des grands oiseaux de voler
avec un calme majestueux, tandis que

p126

pour les soutenir dans l' air il faut aux insectes
mille coups d' ailes par seconde.
Le major et Wilson avaient saisi leur carabine,
Glenarvan les arrêta d' un geste. Le condor
enlaçait dans les replis de son vol une sorte de
plateau inaccessible situé à un quart de mille sur
les flancs de la cordillère. Il tournait avec une
rapidité vertigineuse, ouvrant, refermant ses
redoutables serres, et secouant sa crête
cartilagineuse.
" c' est là ! Là ! " s' écria Glenarvan.
Puis, soudain, une pensée traversa son esprit.
" si Robert est encore vivant ! S' écria-t-il en
poussant une exclamation terrible, cet oiseau...
feu ! Mes amis ! Feu ! "
mais il était trop tard. Le condor s' était dérobé
derrière de hautes saillies de roc. Une seconde
s' écoula, une seconde que l' aiguille dut mettre
un siècle à battre ! Puis l' énorme oiseau reparut
pesamment chargé et s' élevant d' un vol plus lourd.
Un cri d' horreur se fit entendre. Aux serres du
condor un corps inanimé apparaissait suspendu et
balloté, celui de Robert Grant. L' oiseau
l' enlevait par ses vêtements et se balançait dans
les airs à moins de cent cinquante pieds au-dessus
du campement ; il avait aperçu les voyageurs, et,
cherchant à s' enfuir avec sa lourde proie, il
battait violemment de l' aile les couches
atmosphériques.
" ah ! S' écria Glenarvan, que le cadavre de Robert
se brise sur ces rocs, plutôt que de servir... "
il n' acheva pas, et, saisissant la carabine de
Wilson, il essaya de coucher en joue le condor.
Mais son bras tremblait. Il ne pouvait fixer son
arme. Ses yeux se troublaient.
" laissez-moi faire " , dit le major.
Et l' oeil calme, la main assurée, le corps
immobile, il visa l' oiseau qui se trouvait déjà
à trois cents pieds de lui.
Mais il n' avait pas encore pressé la gâchette de sa
carabine, qu' une détonation retentit dans le fond
de la vallée ;

p127

une fumée blanche fusa entre deux masses de basalte,
et le condor, frappé à la tête, tomba peu à peu en
tournoyant, soutenu par ses grandes ailes déployées
qui formaient parachute. Il n' avait pas lâché sa
proie, et ce fut avec une certaine lenteur qu' il
s' affaissa sur le sol, à dix pas des berges du
ruisseau.
" à nous ! à nous ! " dit Glenarvan.
Et sans chercher d' où venait ce coup de fusil
providentiel, il se précipita vers le condor. Ses
compagnons le suivirent en courant.
Quand ils arrivèrent, l' oiseau était mort, et le
corps de Robert disparaissait sous ses larges
ailes. Glenarvan se jeta sur le cadavre de l' enfant,
l' arracha aux serres de l' oiseau, l' étendit sur
l' herbe, et pressa de son oreille la poitrine de ce
corps inanimé.
Jamais plus terrible cri de joie ne s' échappa de
lèvres humaines, qu' à ce moment où Glenarvan se
releva en répétant :
" il vit ! Il vit encore ! "
en un instant, Robert fut dépouillé de ses
vêtements, et sa figure baignée d' eau fraîche. Il
fit un mouvement, il ouvrit les yeux, il regarda,
il prononça quelques paroles, et ce fut pour dire :
" ah ! Vous, mylord... mon père ! ... "
Glenarvan ne put répondre ; l' émotion l' étouffait,
et, s' agenouillant, il pleura près de cet enfant
si miraculeusement sauvé.

p128

chapitre xv l' espagnol de Jacques Paganel
après l' immense danger auquel il venait d' échapper,
Robert en courut un autre, non moins grand, celui
d' être dévoré de caresses. Quoiqu' il fût bien faible
encore, pas un de ces braves gens ne résista au
désir de le presser sur son coeur. Il faut croire
que ces bonnes étreintes ne sont pas fatales aux
malades, car l' enfant n' en mourut pas. Au contraire.
Mais après le sauvé, on pensa au sauveur, et ce fut
naturellement le major qui eut l' idée de regarder
autour de lui. à cinquante pas du rio, un homme d' une
stature très élevée se tenait immobile sur un des
premiers échelons de la montagne. Un long fusil
reposait à ses pieds. Cet homme, subitement apparu,
avait les épaules larges, les cheveux longs et
rattachés avec des cordons de cuir. Sa taille
dépassait six pieds. Sa figure bronzée était rouge
entre les yeux et la bouche, noire à la paupière
inférieure, et blanche au front. Vêtu à la façon des
patagons des frontières, l' indigène portait un
splendide manteau décoré d' arabesques rouges, fait
avec le dessous du cou et des jambes d' un guanaque,
cousu de tendons d' autruche, et dont la laine
soyeuse était retournée à l' extérieur. Sous son
manteau s' appliquait un vêtement de peau de renard
serré à la taille, et qui par devant se terminait en
pointe. à sa ceinture pendait un petit sac
renfermant les couleurs qui lui servaient à peindre
son visage. Ses bottes étaient formées d' un
morceau de cuir de boeuf, et fixées

p129

à la cheville par des courroies croisées
régulièrement.
La figure de ce patagon était superbe et dénotait
une réelle intelligence, malgré le bariolage qui la
décorait. Il attendait dans une pose pleine de
dignité. à le voir immobile et grave sur son
piédestal de rochers, on l' eût pris pour la statue
du sang-froid.
Le major, dès qu' il l' eut aperçu, le montra à
Glenarvan, qui courut à lui. Le patagon fit deux
pas en avant. Glenarvan prit sa main et la serra
dans les siennes. Il y avait dans le regard du
lord, dans l' épanouissement de sa figure, dans toute
sa physionomie un tel sentiment de reconnaissance,
une telle expression de gratitude, que l' indigène ne
put s' y tromper. Il inclina doucement la tête, et
prononça quelques paroles que ni le major ni son
ami ne purent comprendre.
Alors, le patagon, après avoir regardé attentivement
les étrangers, changea de langage ; mais, quoi qu' il
fît, ce nouvel idiome ne fut pas plus compris que le
premier. Cependant, certaines expressions dont se
servit l' indigène frappèrent Glenarvan. Elles lui
parurent appartenir à la langue espagnole, dont il
connaissait quelques mots usuels.
" espanol ? " dit-il.
Le patagon remua la tête de haut en bas, mouvement
alternatif qui a la même signification affirmative
chez tous les peuples.
" bon, fit le major, voilà l' affaire de notre ami
Paganel. Il est heureux qu' il ait eu l' idée
d' apprendre l' espagnol ! "
on appela Paganel. Il accourut aussitôt, et salua
le Patagon avec une grâce toute française, à laquelle
celui-ci n' entendit probablement rien. Le savant
géographe fut mis au courant de la situation.
" parfait, " dit-il.
Et, ouvrant largement la bouche afin de mieux
articuler, il dit :

p130

" vos sois un homem de bem ! "
l' indigène tendit l' oreille, et ne répondit rien.
" il ne comprend pas, dit le géographe.
-peut-être n' accentuez-vous pas bien ? Répliqua le
major.
-c' est juste. Diable d' accent ! "
et de nouveau Paganel recommença son compliment.
Il obtint le même succès.
" changeons de phrase, " dit-il, et, prononçant avec
une lenteur magistrale, il fit entendre ces mots :
" sem duvida, um patagâo. "
l' autre resta muet comme devant.
" dizeime ! " ajouta Paganel.
Le patagon ne répondit pas davantage.
" vos compriendeis ? " cria Paganel si
violemment qu' il faillit s' en rompre les cordes
vocales.
Il était évident que l' indien ne comprenait pas,
car il répondit, mais en espagnol :
" no comprendo. "
ce fut au tour de Paganel d' être ébahi, et il fit
vivement aller ses lunettes de son front à ses yeux,
comme un homme agacé.
" que je sois pendu, dit-il, si j' entends un mot de ce
patois infernal ! C' est de l' araucanien, bien sûr !
-mais non, répondit Glenarvan, cet homme a
certainement répondu en espagnol. "
et se tournant vers le patagon :
" espanol ? répéta-t-il.
-si, si ! " répondit l' indigène.
La surprise de Paganel devint de la stupéfaction.
Le major et Glenarvan se regardaient du coin de
l' oeil.

p131

" ah çà ! Mon savant ami, dit le major, pendant
qu' un demi-sourire se dessinait sur ses lèvres,
est-ce que vous auriez commis une de ces distractions
dont vous me paraissez avoir le monopole ?
-hein ! Fit le géographe en dressant l' oreille.
-oui ! Il est évident que ce patagon parle
l' espagnol...
-lui ?
-lui ! Est-ce que, par hasard, vous auriez appris
une autre langue, en croyant étudier... "
Mac Nabbs n' acheva pas. Un " oh ! " vigoureux du
savant, accompagné de haussements d' épaules, le
coupa net.
" major, vous allez un peu loin, dit Paganel d' un
ton assez sec.
-enfin, puisque vous ne comprenez pas ! Répondit
Mac Nabbs.
-je ne comprends pas, parce que cet indigène parle
mal ! Répliqua le géographe, qui commençait à
s' impatienter.
-c' est-à-dire qu' il parle mal parce que vous ne
comprenez pas, riposta tranquillement le major.
-mac Nabbs, dit alors Glenarvan, c' est là une
supposition inadmissible. Quelque distrait que soit
notre ami Paganel, on ne peut supposer que ses
distractions aient été jusqu' à apprendre une langue
pour une autre !
-alors, mon cher Edward, ou plutôt vous, mon
brave Paganel, expliquez-moi ce qui se passe ici.
-je n' explique pas, répondit Paganel, je constate.
Voici le livre dans lequel je m' exerce
journellement aux difficultés de la langue espagnole !
Examinez-le, major, et vous verrez si je vous en
impose ! "
ceci dit, Paganel fouilla dans ses nombreuses
poches ; après quelques minutes de recherches, il
en tira un volume en fort mauvais état, et le
présenta d' un air assuré.
Le major prit le livre et le regarda :

p132

" eh bien, quel est cet ouvrage ? Demanda-t-il.
-ce sont les lusiades, répondit Paganel, une
admirable épopée, qui...
-les lusiades ! s' écria Glenarvan.
-oui, mon ami, les lusiades du grand
Camoëns, ni plus ni moins !
-Camoëns, répéta Glenarvan, mais, malheureux
ami, Camoëns est un portugais ! C' est le portugais
que vous apprenez depuis six semaines !
-Camoëns ! lusiades ! portugais ! ... "
Paganel ne put pas en dire davantage. Ses yeux se
troublèrent sous ses lunettes, tandis qu' un éclat
de rire homérique éclatait à ses oreilles, car
tous ses compagnons étaient là qui l' entouraient.
Le patagon ne sourcillait pas ; il attendait
patiemment l' explication d' un incident absolument
incompréhensible pour lui.
" ah ! Insensé ! Fou ! Dit enfin Paganel. Comment !
Cela est ainsi ? Ce n' est point une invention faite
à plaisir ? J' ai fait cela, moi ? Mais c' est la
confusion des langues, comme à Babel ! Ah ! Mes
amis ! Mes amis ! Partir pour les Indes et
arriver au Chili ! Apprendre l' espagnol et parler
le portugais, cela est trop fort, et si cela
continue, un jour il m' arrivera de me jeter par la
fenêtre au lieu de jeter mon cigare ! "
à entendre Paganel prendre ainsi sa mésaventure, à
voir sa comique déconvenue, il était impossible de
garder son sérieux. D' ailleurs, il donnait l' exemple.
" riez, mes amis ! Disait-il, riez de bon coeur !
Vous ne rirez pas tant de moi que j' en ris moi-même ! "
et il fit entendre le plus formidable éclat de rire
qui soit jamais sorti de la bouche d' un savant.
" il n' en est pas moins vrai que nous sommes sans
interprète, dit le major.
-oh ! Ne vous désolez pas, répondit Paganel ; le
portugais et l' espagnol se ressemblent tellement que
je m' y suis trompé ; mais aussi, cette ressemblance
me servira à

p133

réparer promptement mon erreur, et avant peu je
veux remercier ce digne patagon dans la langue
qu' il parle si bien. "
Paganel avait raison, car bientôt il put échanger
quelques mots avec l' indigène ; il apprit même que
le patagon se nommait Thalcave, mot qui dans la
langue araucanienne signifie " le tonnant " .
Ce surnom lui venait sans doute de son adresse à
manier des armes à feu.
Mais ce dont Glenarvan se félicita particulièrement,
ce fut d' apprendre que le patagon était guide de
son métier, et guide des pampas. Il y avait dans cette
rencontre quelque chose de si providentiel, que le
succès de l' entreprise prit déjà la forme d' un
fait accompli, et personne ne mit plus en doute le
salut du capitaine Grant. Cependant, les voyageurs
et le patagon étaient retournés auprès de Robert.
Celui-ci tendit les bras vers l' indigène, qui, sans
prononcer une parole, lui mit la main sur la tête.
Il examina l' enfant et palpa ses membres endoloris.
Puis, souriant, il alla cueillir sur les bords du
rio quelques poignées de céleri sauvage dont il
frotta le corps du malade. Sous ce massage fait
avec une délicatesse infinie, l' enfant sentit ses
forces renaître, et il fut évident que quelques
heures de repos suffiraient à le remettre.
On décida donc que cette journée et la nuit
suivante se passeraient au campement. Deux graves
questions, d' ailleurs, restaient à résoudre,
touchant la nourriture et le transport. Vivres et
mulets manquaient également. Heureusement,
Thalcave était là. Ce guide, habitué à conduire
les voyageurs le long des frontières patagones, et
l' un des plus intelligents baqueanos du pays, se
chargea de fournir à Glenarvan tout ce qui manquait
à sa petite troupe. Il lui offrit de le conduire à
une " tolderia " d' indiens, distante de quatre milles
au plus, où se trouveraient les choses nécessaires
à l' expédition. Cette proposition fut faite moitié
par gestes, moitié en mots espagnols, que Paganel
parvint à comprendre. Elle fut acceptée.

p134

Aussitôt, Glenarvan et son savant ami, prenant
congé de leurs compagnons, remontèrent le rio sous
la conduite du patagon.
Ils marchèrent d' un bon pas pendant une heure et
demie, et à grandes enjambées, pour suivre le géant
Thalcave. Toute cette région andine était
charmante et d' une opulente fertilité. Les gras
pâturages se succédaient l' un à l' autre, et eussent
nourri sans peine une armée de cent mille ruminants.
De larges étangs, liés entre eux par l' inextricable
lacet des rios, procuraient à ces plaines une
verdoyante humidité. Des cygnes à tête noire s' y
ébattaient capricieusement et disputaient l' empire
des eaux à de nombreuses autruches qui gambadaient à
travers les ilanos. Le monde des oiseaux était
fort brillant, fort bruyant aussi, mais d' une
variété merveilleuse. Les " isacas " , gracieuses
tourterelles grisâtres au plumage strié de blanc,
et les cardinaux jaunes s' épanouissaient sur les
branches d' arbres comme des fleurs vivantes ; les
pigeons voyageurs traversaient l' espace, tandis
que toute la gent emplumée des moineaux, les
" chingolos " , les " hilgueros " et les " monjitas " ,
se poursuivant à tire-d' aile, remplissaient l' air
de cris pétillants.
Jacques Paganel marchait d' admiration en
admiration ; les interjections sortaient incessamment
de ses lèvres, à l' étonnement du patagon, qui trouvait
tout naturel qu' il y eût des oiseaux par les airs,
des cygnes sur les étangs et de l' herbe dans les
prairies. Le savant n' eut pas à regretter sa
promenade, ni à se plaindre de sa durée. Il se
croyait à peine parti, que le campement des indiens
s' offrait à sa vue.
Cette tolderia occupait le fond d' une vallée
étranglée entre les contreforts des Andes. Là
vivaient, sous des cabanes de branchages, une
trentaine d' indigènes nomades paissant de grands
troupeaux de vaches laitières, de moutons, de
boeufs et de chevaux. Ils allaient ainsi d' un
pâturage à un autre, et trouvaient la table
toujours servie pour leurs convives à quatre
pattes.

p135

Type hybride des races d' araucans, de pehuenches et
d' aucas, ces ando-péruviens, de couleur olivâtre, de
taille moyenne, de formes massives, au front bas, à
la face presque circulaire, aux lèvres minces, aux
pommettes saillantes, aux traits efféminés, à la
physionomie froide, n' eussent pas offert aux yeux
d' un anthropologiste le caractère des races pures.
C' étaient, en somme, des indigènes peu intéressants.
Mais Glenarvan en voulait à leur troupeau, non à
eux. Du moment qu' ils avaient des boeufs et des
chevaux, il n' en demandait pas davantage.
Thalcave se chargea de la négociation, qui ne fut
pas longue. En échange de sept petits chevaux de
race argentine tout harnachés, d' une centaine de
livres de charqui ou viande séchée, de quelques
mesures de riz et d' outres de cuir pour l' eau, les
indiens, à défaut de vin ou de rhum, qu' ils eussent
préféré, acceptèrent vingt onces d' or, dont ils
connaissaient parfaitement la valeur. Glenarvan
voulait acheter un huitième cheval pour le
patagon, mais celui-ci lui fit comprendre que
c' était inutile.
Ce marché terminé, Glenarvan prit congé de ses
nouveaux " fournisseurs " , suivant l' expression de
Paganel, et il revint au campement en moins d' une
demi-heure. Son arrivée fut saluée par des
acclamations qu' il voulut bien rapporter à qui de
droit, c' est-à-dire aux vivres et aux montures.
Chacun mangea avec appétit. Robert prit quelques
aliments ; ses forces lui étaient presque
entièrement revenues.
La fin de la journée se passa dans un repos complet.
On parla un peu de tout, des chères absentes, du
Duncan, du capitaine John Mangles, de son
brave équipage, d' Harry Grant, qui n' était pas
loin peut-être.
Quant à Paganel, il ne quittait pas l' indien ; il
se faisait l' ombre de Thalcave. Il ne se sentait
pas d' aise de voir un vrai patagon, auprès duquel
il eût passé pour un nain, un patagon qui pouvait
presque rivaliser avec cet empereur Maximin et ce
nègre du Congo vu par le savant Van Der Brock,
hauts de huit pieds tous les

p136

deux ! Puis il assommait le grave indien de phrases
espagnoles, et celui-ci se laissait faire. Le
géographe étudiait, sans livre cette fois. On
l' entendait articuler des mots retentissants à
l' aide du gosier, de la langue et des mâchoires.
" si je n' attrape pas l' accent, répétait-il au
major, il ne faudra pas m' en vouloir ! Mais qui
m' eût dit qu' un jour ce serait un patagon qui
m' apprendrait l' espagnol ? "

p137

chapitre xvi le rio-Colorado
le lendemain 22 octobre, à huit heures, Thalcave
donna le signal du départ. Le sol argentin, entre
le vingt-deuxième et le quarante-deuxième degré,
s' incline de l' ouest à l' est ; les voyageurs n' avaient
plus qu' à descendre une pente douce jusqu' à la mer.
Quand le patagon refusa le cheval que lui offrait
Glenarvan, celui-ci pensa qu' il préférait aller à
pied, suivant l' habitude de certains guides, et
certes, ses longues jambes devaient lui rendre la
marche facile. Mais Glenarvan se trompait.
Au moment de partir, Thalcave siffla d' une façon
particulière. Aussitôt un magnifique cheval
argentin, de superbe taille, sortit d' un petit bois
peu éloigné, et se rendit à l' appel de son maître.
L' animal était d' une beauté parfaite ; sa couleur
brune indiquait une bête de fond, fière, courageuse
et vive ; il avait la tête légère et finement attachée,
les naseaux largement ouverts, l' oeil ardent, les
jarrets larges, le garrot bien sorti, la poitrine
haute, les paturons longs, c' est-à-dire toutes les
qualités qui font la force et la souplesse. Le
major, en parfait connaisseur, admira sans réserve
cet échantillon de la race pampéenne, auquel il
trouva certaines ressemblances avec le " hunter "
anglais. Ce bel animal s' appelait " Thaouka " ,
c' est-à-dire " oiseau " en langue patagone, et il
méritait ce nom à juste titre.
Lorsque Thalcave fut en selle, son cheval bondit
sous lui. Le patagon, écuyer consommé, était
magnifique à

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voir. Son harnachement comportait les deux
instruments de chasse usités dans la plaine
argentine, les " bolas " et le " lazo " . Les bolas
consistent en trois boules réunies ensemble par
une courroie de cuir, attachée à l' avant du recado.
L' indien les lance souvent à cent pas de distance
sur l' animal ou l' ennemi qu' il poursuit, et avec
une précision telle, qu' elles s' enroulent autour
de ses jambes et l' abattent aussitôt. C' est donc
entre ses mains un instrument redoutable, et il
le manie avec une surprenante habileté. Le lazo,
au contraire, n' abandonne pas la main qui le
brandit. Il se compose uniquement d' une corde
longue de trente pieds, formée par la réunion de
deux cuirs bien tressés, et terminée par un noeud
coulant qui glisse dans un anneau de fer. C' est ce
noeud coulant que lance la main droite, tandis que
la gauche tient le reste du lazo, dont l' extrémité
est fixée fortement à la selle. Une longue
carabine mise en bandoulière complétait les armes
offensives du patagon.
Thalcave, sans remarquer l' admiration produite par
sa grâce naturelle, son aisance et sa fière
désinvolture, prit la tête de la troupe, et l' on
partit, tantôt au galop, tantôt au pas des chevaux,
auxquels l' allure du trot semblait être inconnue.
Robert montait avec beaucoup de hardiesse, et
rassura promptement Glenarvan sur son aptitude à
se tenir en selle.
Au pied même de la cordillère commence la plaine
des pampas. Elle peut se diviser en trois parties.
La première s' étend depuis la chaîne des Andes sur
un espace de deux cent cinquante milles, couvert
d' arbres peu élevés et de buissons. La seconde,
large de quatre cent cinquante milles, est
tapissée d' une herbe magnifique, et s' arrête à
cent quatre-vingts milles de Buenos-Ayres. De
ce point à la mer, le pas du voyageur foule
d' immenses prairies de luzernes et de chardons.
C' est la troisième partie des pampas.
En sortant des gorges de la cordillère, la troupe
de Glenarvan rencontra d' abord une grande quantité
de

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dunes de sable appelées " medanos " , véritables
vagues incessamment agitées par le vent, lorsque la
racine des végétaux ne les enchaîne pas au sol.
Ce sable est d' une extrême finesse ; aussi le
voyait-on, au moindre souffle, s' envoler en
ébroussins légers, ou former de véritables trombes
qui s' élevaient à une hauteur considérable. Ce
spectacle faisait à la fois le plaisir et le
désagrément des yeux : le plaisir, car rien n' était
plus curieux que ces trombes errant par la plaine,
luttant, se confondant, s' abattant, se relevant
dans un désordre inexprimable ; le désagrément,
car une poussière impalpable se dégageait de ces
innombrables medanos, et pénétrait à travers les
paupières, si bien fermées qu' elles fussent.
Ce phénomène dura pendant une grande partie de la
journée sous l' action des vents du nord. On marcha
rapidement néanmoins, et, vers six heures, les
cordillères, éloignées de quarante milles,
présentaient un aspect noirâtre déjà perdu dans les
brumes du soir.
Les voyageurs étaient un peu fatigués de leur route,
qui pouvait être estimée à trente-huit milles. Aussi
virent-ils avec plaisir arriver l' heure du coucher.
Ils campèrent sur les bords du rapide Neuquem, un
rio torrentueux aux eaux troubles, encaissé dans de
hautes falaises rouges. Le Neuquem est nommé
Ramid ou Comoe par certains géographes, et prend
sa source au milieu de lacs que les indiens seuls
connaissent.
La nuit et la journée suivante n' offrirent aucun
incident digne d' être relaté. On allait vite et
bien. Un sol uni une température supportable
rendaient facile la marche en avant. Vers midi,
cependant, le soleil fut prodigue de rayons très
chauds. Le soir venu, une barre de nuages raya
l' horizon du sud-ouest, symptôme assuré d' un
changement de temps. Le patagon ne pouvait s' y
méprendre, et du doigt il indiqua au géographe la
zone occidentale du ciel.
" bon ! Je sais, " dit Paganel, et s' adressant à ses
compagnons : " voilà ajouta-t-il, un changement de
temps

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qui se prépare. Nous allons avoir un coup de
pampero."
et il expliqua que ce pampero est fréquent dans les
plaines argentines. C' est un vent du sud-ouest très
sec. Thalcave ne s' était pas trompé, et pendant
la nuit, qui fut assez pénible pour des gens
abrités d' un simple poncho, le pampero souffla
avec une grande force. Les chevaux se couchèrent sur
le sol, et les hommes s' étendirent près d' eux en
groupe serré. Glenarvan craignait d' être retardé
si cet ouragan se prolongeait ; mais Paganel le
rassura, après avoir consulté son baromètre.
" ordinairement, lui dit-il, le pampero crée des
tempêtes de trois jours que la dépression du mercure
indique d' une façon certaine. Mais quand, au
contraire, le baromètre remonte, -et c' est le cas, -
on en est quitte pour quelques heures de rafales
furieuses. Rassurez-vous donc, mon cher ami, au
lever du jour le ciel aura repris sa pureté
habituelle.
-vous parlez comme un livre, Paganel, répondit
Glenarvan.
-et j' en suis un, répliqua Paganel. Libre à vous
de me feuilleter tant qu' il vous plaira. "
le livre ne se trompait pas. à une heure du matin,
le vent tomba subitement, et chacun put trouver dans
le sommeil un repos réparateur. Le lendemain, on
se levait frais et dispos, Paganel surtout, qui
faisait craquer ses articulations avec un bruit
joyeux et s' étirait comme un jeune chien.
Ce jour était le vingt-quatrième d' octobre, et le
dixième depuis le départ de Talcahuano.
Quatre-vingt-treize milles séparaient encore les
voyageurs du point où le rio-Colorado coupe le
trente-septième parallèle, c' est-à-dire trois jours
de voyage. Pendant cette traversée du continent
américain, lord Glenarvan guettait avec une
scrupuleuse attention l' approche des indigènes. Il
voulait les interroger au sujet du capitaine Grant
par l' intermédiaire

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du patagon, avec lequel Paganel, d' ailleurs,
commençait à s' entretenir suffisamment. Mais on
suivait une ligne peu fréquentée des indiens, car
les routes de la pampa qui vont de la république
argentine aux cordillères sont situées plus au nord.
Aussi, indiens errants ou tribus sédentaires vivant
sous la loi des caciques ne se rencontraient pas.
Si, d' aventure, quelque cavalier nomade apparaissait
au loin, il s' enfuyait rapidement, peu soucieux
d' entrer en communication avec des inconnus. Une
pareille troupe devait sembler suspecte à quiconque
se hasardait seul dans la plaine, au bandit dont
la prudence s' alarmait à la vue de huit hommes bien
armés et bien montés, comme au voyageur qui, par ces
campagnes désertes, pouvait voir en eux des gens mal
intentionnés. De là, une impossibilité absolue de
s' entretenir avec les honnêtes gens ou les pillards.
C' était à regretter de ne pas se trouver en face d' une
bande de " rastreadores " , dût-on commencer la
conversation à coups de fusil. Cependant, si
Glenarvan, dans l' intérêt de ses recherches, eut
à regretter l' absence des indiens, un incident se
produisit qui vint singulièrement justifier
l' interprétation du document.
Plusieurs fois la route suivie par l' expédition
coupa des sentiers de la pampa, entre autres une
route assez importante, -celle de Carmen à
Mendoza, -reconnaissable aux ossements d' animaux
domestiques, de mulets, de chevaux, de moutons ou de
boeufs, qui la jalonnaient de leurs débris désagrégés
sous le bec des oiseaux de proie et blanchis à
l' action décolorante de l' atmosphère. Ils étaient
là par milliers, et sans doute plus d' un squelette
humain y confondait sa poussière avec la poussière
des plus humbles animaux.
Jusqu' alors Thalcave n' avait fait aucune observation
sur la route rigoureusement suivie. Il comprenait,
cependant, que, ne se reliant à aucune voie des
pampas, elle

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n' aboutissait ni aux villes, ni aux villages, ni
aux établissements des provinces argentines.
Chaque matin, on marchait vers le soleil levant,
sans s' écarter de la ligne droite, et chaque soir le
soleil couchant se trouvait à l' extrémité opposée
de cette ligne. En sa qualité de guide, Thalcave
devait donc s' étonner de voir que non seulement
il ne guidait pas, mais qu' on le guidait lui-même.
Cependant, s' il s' en étonna, ce fut avec la réserve
naturelle aux indiens, et à propos de simples sentiers
négligés jusqu' alors, il ne fit aucune observation.
Mais ce jour-là, arrivé à la susdite voie de
communication, il arrêta son cheval et se tourna
vers Paganel :
" route de Carmen, dit-il.
-eh bien, oui, mon brave patagon, répondit le
géographe dans son plus pur espagnol, route de
Carmen à Mendoza.
-nous ne la prenons pas ? Reprit Thalcave.

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-non, répliqua Paganel.
-et nous allons ?
-toujours à l' est.
-c' est aller nulle part.
-qui sait ? "
Thalcave se tut et regarda le savant d' un air
profondément surpris. Il n' admettait pas, pourtant,
que Paganel plaisantât le moins du monde. Un
indien, toujours sérieux, ne pense jamais qu' on ne
parle pas sérieusement.
" vous n' allez donc pas à Carmen ? Ajouta-t-il
après un instant de silence.
-non, répondit Paganel.
-ni à Mendoza ?
-pas davantage. "
en ce moment, Glenarvan, ayant rejoint Paganel,
lui demanda ce que disait Thalcave, et pourquoi il
s' était arrêté.
" il m' a demandé si nous allions soit à Carmen,
soit à Mendoza, répondit Paganel, et il s' étonne
fort de ma réponse négative à sa double question.
-au fait, notre route doit lui paraître fort
étrange reprit Glenarvan.
-je le crois. Il dit que nous n' allons nulle part.
-eh bien, Paganel, est-ce que vous ne pourriez pas
lui expliquer le but de notre expédition, et quel
intérêt nous avons à marcher toujours vers l' est ?
-ce sera fort difficile, répondit Paganel, car
un indien n' entend rien aux degrés terrestres, et
l' histoire du document sera pour lui une histoire
fantastique.
-mais, dit sérieusement le major, sera-ce l' histoire
qu' il ne comprendra pas, ou l' historien ?
-ah ! Mac Nabbs, répliqua Paganel, voilà que
vous doutez encore de mon espagnol !
-eh bien, essayez, mon digne ami.
-essayons. "
Paganel retourna vers le patagon et entreprit
un discours

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fréquemment interrompu par le manque de mots,
par la difficulté de traduire certaines
particularités, et d' expliquer à un sauvage à demi
ignorant des détails fort peu compréhensibles pour lui.
Le savant était curieux à voir. Il gesticulait,
il articulait, il se démenait de cent façons, et
des gouttes de sueur tombaient en cascade de son
front à sa poitrine. Quand la langue n' alla plus,
le bras lui vint en aide. Paganel mit pied à terre,
et là, sur le sable, il traça une carte
géographique où se croisaient des latitudes et
des longitudes, où figuraient les deux océans, où
s' allongeait la route de Carmen. Jamais
professeur ne fut dans un tel embarras. Thalcave
regardait ce manège d' un air tranquille, sans
laisser voir s' il comprenait ou non. La leçon du
géographe dura plus d' une demi-heure. Puis il se
tut, épongea son visage qui fondait en eau, et
regarda le patagon.
" a-t-il compris ? Demanda Glenarvan.
-nous verrons bien, répondit Paganel, mais s' il
n' a pas compris, j' y renonce. "
Thalcave ne bougeait pas. Il ne parlait pas
davantage. Ses yeux restaient attachés aux
figures tracées sur le sable, que le vent effaçait
peu à peu.
" eh bien ? " lui demanda Paganel.
Thalcave ne parut pas l' entendre. Paganel voyait
déjà un sourire ironique se dessiner sur les lèvres
du major, et, voulant en venir à son honneur, il
allait recommencer avec une nouvelle énergie ses
démonstrations géographiques, quand le patagon
l' arrêta d' un geste.
" vous cherchez un prisonnier ? Dit-il.
-oui, répondit Paganel.
-et précisément sur cette ligne comprise entre le
soleil qui se couche et le soleil qui se lève,
ajouta Thalcave, en précisant par une comparaison
à la mode indienne la route de l' ouest à l' est.
-oui, oui, c' est cela.
-et c' est votre dieu, dit le patagon, qui a confié
aux flots de la vaste mer les secrets du prisonnier ?

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-Dieu lui-même.
-que sa volonté s' accomplisse alors, répondit
Thalcave avec une certaine solennité, nous
marcherons dans l' est, et s' il le faut, jusqu' au
soleil ! "
Paganel, triomphant dans la personne de son élève,
traduisit immédiatement à ses compagnons les
réponses de l' indien.
" quelle race intelligente ! Ajouta-t-il. Sur vingt
paysans de mon pays, dix-neuf n' auraient rien
compris à mes explications. "
Glenarvan engagea Paganel à demander au patagon
s' il avait entendu dire que des étrangers fussent
tombés entre les mains d' indiens des pampas.
Paganel fit la demande, et attendit la réponse.
" peut-être, " dit le patagon.
à ce mot immédiatement traduit, Thalcave fut
entouré des sept voyageurs. On l' interrogeait du
regard.
Paganel, ému, et trouvant à peine ses mots, reprit
cet interrogatoire si intéressant, tandis que ses
yeux fixés sur le grave indien essayaient de
surprendre sa réponse avant qu' elle ne sortît de
ses lèvres.
Chaque mot espagnol du patagon, il le répétait en
anglais, de telle sorte que ses compagnons
l' entendaient parler, pour ainsi dire, dans leur
langue naturelle.
" et ce prisonnier ? Demanda Paganel.
-c' était un étranger, répondit Thalcave, un
européen.
-vous l' avez vu ?
-non, mais il est parlé de lui dans les récits des
indiens. C' était un brave ! Il avait un coeur de
taureau !
-un coeur de taureau ! Dit Paganel. Ah !
Magnifique langue patagone ! Vous comprenez, mes
amis ! Un homme courageux !
-mon père ! " s' écria Robert Grant.
Puis, s' adressant à Paganel :
" comment dit-on " c' est mon père " en espagnol ?
Lui demanda-t-il.

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-es mio padre, " répondit le géographe.
Aussitôt Robert, prenant les mains de Thalcave,
dit d' une voix douce :
" es mio padre !
-suo padre ! " répondit le patagon, dont le
regard s' éclaira.
Il prit l' enfant dans ses bras, l' enleva de son
cheval, et le considéra avec la plus curieuse
sympathie. Son visage intelligent était empreint
d' une paisible émotion.
Mais Paganel n' avait pas terminé son interrogatoire.
Ce prisonnier, où était-il ? Que faisait-il ? Quand
Thalcave en avait-il entendu parler ? Toutes ces
questions se pressaient à la fois dans son esprit.
Les réponses ne se firent pas attendre, et il apprit
que l' européen était esclave de l' une des tribus
indiennes qui parcourent le pays entre le Colorado
et le rio-Negro.
" mais où se trouvait-il en dernier lieu ? Demanda
Paganel.
-chez le cacique Calfoucoura, répondit Thalcave.
-sur la ligne suivie par nous jusqu' ici ?
-oui.
-et quel est ce cacique ?
-le chef des indiens-poyuches, un homme à deux
langues, un homme à deux coeurs !
-c' est-à-dire faux en parole et faux en action, dit
Paganel, après avoir traduit à ses compagnons cette
belle image de la langue patagone. -et pourrons-nous
délivrer notre ami ? Ajouta-t-il.
-peut-être, s' il est encore aux mains des indiens.
-et quand en avez-vous entendu parler ?
-il y a longtemps, et, depuis lors, le soleil a
ramené déjà deux étés dans le ciel des pampas ! "
la joie de Glenarvan ne peut se décrire. Cette
réponse concordait exactement avec la date du
document. Mais une question restait à poser à
Thalcave. Paganel la fit aussitôt.

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" vous parlez d' un prisonnier, dit-il, est-ce qu' il
n' y en avait pas trois ?
-je ne sais, répondit Thalcave.
-et vous ne connaissez rien de la situation
actuelle ?
-rien. "
ce dernier mot termina la conversation. Il était
possible que les trois prisonniers fussent séparés
depuis longtemps. Mais ce qui résultait des
renseignements donnés par le patagon, c' est que les
indiens parlaient d' un européen tombé en leur
pouvoir. La date de sa captivité, l' endroit même
où il devait être, tout, jusqu' à la phrase patagone
employée pour exprimer son courage, se rapportait
évidemment au capitaine Harry Grant. Le lendemain
25 octobre, les voyageurs reprirent avec une
animation nouvelle la route de l' est. La plaine,
toujours triste et monotone, formait un de ces
espaces sans fin qui se nomment " travesias " dans
la langue du pays. Le sol argileux, livré à l' action
des vents, présentait une horizontalité parfaite ;
pas une pierre, pas un caillou même, excepté dans
quelques ravins arides et desséchés, ou sur le bord
des mares artificielles creusées de la main des
indiens. à de longs intervalles apparaissaient des
forêts basses à cimes noirâtres que perçaient çà
et là des caroubiers blancs dont la gousse renferme
une pulpe sucrée, agréable et rafraîchissante ; puis,
quelques bouquets de térébinthes, des " chanares " ,
des genêts sauvages, et toute espèce d' arbres
épineux dont la maigreur trahissait déjà l' infertilité
du sol.
Le 26, la journée fut fatigante. Il s' agissait de
gagner le rio-Colorado. Mais les chevaux, excités
par leurs cavaliers, firent une telle diligence, que
le soir même, par 6945 de longitude, ils atteignirent
le beau fleuve des régions pampéennes. Son nom
indien, le Cobu-Leubu, signifie " grande rivière " ,
et, après un long parcours, il va se jeter dans
l' Atlantique. Là, vers son embouchure, se produit
une particularité curieuse, car alors la masse de
ses eaux diminue en s' approchant de la

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mer, soit par imbibition, soit par évaporation,
et la cause de ce phénomène n' est pas encore
parfaitement déterminée.
En arrivant au Colorado, le premier soin
de Paganel fut de se baigner " géographiquement "
dans ses eaux colorées par une argile
rougeâtre. Il fut surpris de les trouver aussi
profondes, résultat uniquement dû à la fonte
des neiges sous le premier soleil de l' été. De
plus, la largeur du fleuve était assez
considérable pour que les chevaux ne pussent le
traverser à la nage. Fort heureusement, à quelques
centaines de toises en amont se trouvait un pont
de clayonnage soutenu par des lanières de cuir et
suspendu à la mode indienne. La petite troupe put
donc passer le fleuve et camper sur la rive gauche.
Avant de s' endormir, Paganel voulut prendre un
relèvement exact du Colorado, et il le pointa sur
sa carte avec un soin particulier, à défaut du
Yarou-Dzangbo-Tchou, qui coulait sans lui dans
les montagnes du Tibet.
Pendant les deux journées suivantes, celles du 27
et du 28 octobre, le voyage s' accomplit sans
incidents. Même monotonie et même stérilité du
terrain. Jamais paysage ne fut moins varié, jamais
panorama plus insignifiant.

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Cependant, le sol devint très humide. Il fallut
passer des " canadas " , sortes de bas-fonds inondés,
et des " esteros " , lagunes permanentes encombrées
d' herbes aquatiques. Le soir, les chevaux
s' arrêtèrent au bord d' un vaste lac, aux eaux
fortement minéralisées, l' Ure-Lanquem, nommé
" lac amer " par les indiens, qui fut en 1862 témoin
de cruelles représailles des troupes argentines.
On campa à la manière accoutumée, et la nuit aurait
été bonne, n' eût été la présence des singes, des
allouates et des chiens sauvages. Ces bruyants animaux,
sans doute en l' honneur, mais, à coup sûr, pour le
désagrément des oreilles européennes, exécutèrent
une de ces symphonies naturelles que n' eût pas
désavouée un compositeur de l' avenir.

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chapitre xvii les pampas
la Pampasie argentine s' étend du trente-quatrième
au quarantième degré de latitude australe. Le mot
" pampa " , d' origine araucanienne, signifie " plaine
d' herbes " , et s' applique justement à cette région.
Les mimosées arborescentes de sa partie occidentale,
les herbages substantiels de sa partie orientale,
lui donnent un aspect particulier. Cette végétation
prend racine dans une couche de terre qui recouvre le
sol argilo-sableux, rougeâtre ou jaune. Le géologue
trouverait des richesses abondantes, s' il
interrogeait ces terrains de l' époque tertiaire.
Là gisent en quantités infinies des ossements
antédiluviens que les indiens attribuent à de grandes
races de tatous disparues, et sous cette poussière
végétale est enfouie l' histoire primitive de ces
contrées.
La pampa américaine est une spécialité géographique,
comme les savanes des grands-lacs ou les steppes de
la Sibérie. Son climat a des chaleurs et des froids
plus extrêmes que celui de la province de
Buenos-Ayres, étant plus continental. Car,
suivant l' explication que donna Paganel, la
chaleur de l' été emmagasinée dans l' océan qui
l' absorbe est lentement restituée par lui pendant
l' hiver. De là cette conséquence, que les îles ont
une température plus uniforme que l' intérieur des
continents. Aussi, le climat de la Pampasie
occidentale n' a-t-il pas cette égalité

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qu' il présente sur les côtes, grâce au voisinage de
l' Atlantique. Il est soumis à de brusques excès,
à des modifications rapides qui font incessamment
sauter d' un degré à l' autre les colonnes
thermométriques. En automne, c' est-à-dire pendant
les mois d' avril et de mai, les pluies y sont
fréquentes et torrentielles. Mais, à cette époque
de l' année, le temps était très sec et la
température fort élevée.
On partit dès l' aube, vérification faite de la
route ; le sol, enchaîné par les arbrisseaux et
arbustes, offrait une fixité parfaite ; plus de
médanos, ni le sable dont ils se formaient, ni la
poussière que le vent tenait en suspension dans
les airs. Les chevaux marchaient d' un bon pas, entre
les touffes de " paja-brava " , l' herbe pampéenne par
excellence, qui sert d' abri aux indiens pendant
les orages. à de certaines distances, mais de plus
en plus rares, quelques bas-fonds humides laissaient
pousser des saules, et une certaine plante, le
" gygnerium argenteum " , qui se plaît dans le
voisinage des eaux douces. Là, les chevaux se
délectaient d' une bonne lampée, prenant le bien
quand il venait, et se désaltérant pour l' avenir.
Thalcave, en avant, battait les buissons. Il
effrayait ainsi les " cholinas " , vipères de la
plus dangereuse espèce, dont la morsure tue un
boeuf en moins d' une heure. L' agile Thaouka
bondissait au-dessus des broussailles et aidait
son maître à frayer un passage aux chevaux qui le
suivaient.
Le voyage, sur ces plaines unies et droites,
s' accomplissait donc facilement et rapidement.
Aucun changement ne se produisait dans la nature
de la prairie ; pas une pierre, pas un caillou, même
à cent milles à la ronde. Jamais pareille monotonie
ne se rencontra, ni si obstinément prolongée. De
paysages, d' incidents, de surprises naturelles, il
n' y avait pas l' ombre ! Il fallait être un Paganel,
un de ces enthousiastes savants qui voient là où
il n' y a rien à voir, pour prendre intérêt aux
détails de la route. à quel propos ? Il n' aurait pu
le dire. Un buisson

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tout au plus ! Un brin d' herbe peut-être. Cela lui
suffisait pour exciter sa faconde inépuisable, et
instruire Robert, qui se plaisait à l' écouter.
Pendant cette journée du 29 octobre, la plaine se
déroula devant les voyageurs avec son uniformité
infinie. Vers deux heures, de longues traces
d' animaux se rencontrèrent sous les pieds des
chevaux. C' étaient les ossements d' un innombrable
troupeau de boeufs, amoncelés et blanchis. Ces
débris ne s' allongeaient pas en ligne sinueuse,
telle que la laissent après eux des animaux à
bout de forces et tombant peu à peu sur la route.
Aussi, personne ne savait comment expliquer cette
réunion de squelettes dans un espace relativement
restreint, et Paganel, quoi qu' il fît, pas plus
que les autres. Il interrogea donc Thalcave, qui
ne fut point embarrassé de lui répondre.
Un " pas possible ! " du savant et un signe très
affirmatif du patagon intriguèrent fort leurs
compagnons.
" qu' est-ce donc ? Demandèrent-ils.
-le feu du ciel, répondit le géographe.
-quoi ! La foudre aurait produit un tel désastre !
Dit Tom Austin ; un troupeau de cinq cents têtes
étendu sur le sol !
-Thalcave l' affirme, et Thalcave ne se trompe
pas. Je le crois, d' ailleurs, car les orages des
pampas se signalent, entre tous, par leurs fureurs.
Puissions-nous ne pas les éprouver un jour !
-il fait bien chaud, dit Wilson.
-le thermomètre, répondit Paganel, doit marquer
trente degrés à l' ombre.
-cela ne m' étonne pas, dit Glenarvan, je sens
l' électricité qui me pénètre. Espérons que cette
température ne se maintiendra pas.
-oh ! Oh ! Fit Paganel, il ne faut pas compter
sur un changement de temps, puisque l' horizon est
libre de toute brume.
-tant pis, répondit Glenarvan, car nos chevaux
sont

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très affectés par la chaleur. Tu n' as pas trop chaud,
mon garçon ? Ajouta-t-il en s' adressant à Robert.
-non, mylord, répondit le petit bonhomme. J' aime
la chaleur, c' est une bonne chose.
-l' hiver surtout, " fit observer judicieusement le
major, en lançant vers le ciel la fumée de son
cigare.
Le soir, on s' arrêta près d' un " rancho " abandonné,
un entrelacement de branchages mastiqués de boue et
recouverts de chaume ; cette cabane attenait à une
enceinte de pieux à demi pourris, qui suffit,
cependant, à protéger les chevaux pendant la nuit
contre les attaques des renards. Non qu' ils eussent
rien à redouter personnellement de la part de ces
animaux, mais les malignes bêtes rongent leurs
licous, et les chevaux en profitent pour s' échapper.
à quelques pas du rancho était creusé un trou qui
servait de cuisine et contenait des cendres
refroidies. à l' intérieur, il y avait un banc, un
grabat de cuir de boeuf, une marmite, une broche et
une bouilloire à maté. Le maté est une boisson fort
en usage dans l' Amérique du sud. C' est le thé des
indiens. Il consiste en une infusion de feuilles
séchées au feu, et on l' aspire comme les boissons
américaines au moyen d' un tube de paille. à la
demande de Paganel, Thalcave prépara quelques
tasses de ce breuvage, qui accompagna fort
avantageusement les comestibles ordinaires et fut
déclaré excellent.
Le lendemain, 30 octobre, le soleil se leva dans une
brume ardente et versa sur le sol ses rayons les
plus chauds. La température de cette journée devait
être excessive, en effet, et malheureusement la
plaine n' offrait aucun abri. Cependant, on reprit
courageusement la route de l' est. Plusieurs fois
se rencontrèrent d' immenses troupeaux qui, n' ayant
pas la force de paître sous cette chaleur
accablante, restaient paresseusement étendus. De
gardiens, de bergers, pour mieux dire, il n' était
pas question. Des chiens habitués à téter les
brebis, quand la soif les aiguillonne, surveillaient
seuls ces nombreuses agglomérations

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de vaches, de taureaux et de boeufs. Ces animaux
sont d' ailleurs d' humeur douce, et n' ont pas cette
horreur instinctive du rouge qui distingue leurs
congénères européens.
" cela vient sans doute de ce qu' ils paissent
l' herbe d' une république ! " dit Paganel, enchanté
de sa plaisanterie, un peu trop française peut-être.
Vers le milieu de la journée, quelques changements
se produisirent dans la pampa, qui ne pouvaient
échapper à des yeux fatigués de sa monotonie. Les
graminées devinrent plus rares. Elles firent place
à de maigres bardanes, et à des chardons gigantesques,
hauts de neuf pieds, qui eussent fait le bonheur de
tous les ânes de la terre. Des chanares rabougris
et autres arbrisseaux épineux d' un vert sombre,
plantes chères aux terrains desséchés, poussaient
çà et là. Jusqu' alors une certaine humidité
conservée dans l' argile de la prairie entretenait
les pâturages ; le tapis d' herbe était épais et
luxueux ; mais alors, sa moquette, usée par places,
arrachée en maint endroit, laissait voir la trame
et étalait aux regards la misère du sol. Ces
symptômes d' une croissante sécheresse ne pouvaient
être méconnus, et Thalcave les fit remarquer.
" je ne suis pas fâché de ce changement, dit Tom
Austin ; toujours de l' herbe, toujours de l' herbe,
cela devient écoeurant à la longue.
-oui, mais toujours de l' herbe, toujours de l' eau,
répondit le major.
-oh ! Nous ne sommes pas à court, dit Wilson, et
nous trouverons bien quelque rivière sur notre
route. "
si Paganel avait entendu cette réponse, il n' eût
pas manqué de dire que les rivières étaient rares
entre le Colorado et les sierras de la province
argentine ; mais en ce moment il expliquait à
Glenarvan un fait sur lequel celui-ci venait
d' attirer son attention.
Depuis quelque temps, l' atmosphère semblait être
imprégnée d' une odeur de fumée. Cependant, nul feu

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n' était visible à l' horizon ; nulle fumée ne trahissait
un incendie éloigné. On ne pouvait donc assigner à
ce phénomène une cause naturelle. Bientôt cette
odeur d' herbe brûlée devint si forte qu' elle étonna
les voyageurs, moins Paganel et Thalcave. Le
géographe, que l' explication d' un fait quelconque
ne pouvait embarrasser, fit à ses amis la réponse
suivante :
" nous ne voyons pas le feu, dit-il, et nous sentons
la fumée. Or, pas de fumée sans feu, et le proverbe
est vrai en Amérique comme en Europe. Il y a donc
un feu quelque part. Seulement, ces pampas sont si
unies que rien n' y gêne les courants de l' atmosphère,
et l' on y sent souvent l' odeur d' herbes qui brûlent
à une distance de près de soixante-quinze milles.
-soixante-quinze milles ? Répliqua le major d' un
ton peu convaincu.
-tout autant, affirma Paganel. Mais j' ajoute que
ces conflagrations se propagent sur une grande
échelle et atteignent souvent un développement
considérable.
-qui met le feu aux prairies ? Demanda Robert.
-quelquefois la foudre, quand l' herbe est desséchée
par les chaleurs ; quelquefois aussi la main des
indiens.
-et dans quel but ?
-ils prétendent, -je ne sais jusqu' à quel point
cette prétention est fondée, -qu' après un incendie
des pampas les graminées y poussent mieux. Ce serait
alors un moyen de revivifier le sol par l' action
des cendres. Pour mon compte, je crois plutôt que
ces incendies sont destinés à détruire des milliards
d' ixodes, sorte d' insectes parasites qui
incommodent particulièrement les troupeaux.
-mais ce moyen énergique, dit le major, doit
coûter la vie à quelques-uns des bestiaux qui errent
par la plaine ?
-oui, il en brûle ; mais qu' importe dans le
nombre ?

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-je ne réclame pas pour eux, reprit Mac Nabbs,
c' est leur affaire, mais pour les voyageurs qui
traversent la pampa. Ne peut-il arriver qu' ils
soient surpris et enveloppés par les flammes ?
-comment donc ! S' écria Paganel avec un air de
satisfaction visible, cela arrive quelquefois, et,
pour ma part, je ne serais pas fâché d' assister à
un pareil spectacle.
-voilà bien notre savant, répondit Glenarvan, il
pousserait la science jusqu' à se faire brûler vif.
-ma foi non, mon cher Glenarvan, mais on a lu son
Cooper, et Bas De Cuir nous a enseigné le moyen
d' arrêter la marche des flammes en arrachant l' herbe
autour de soi dans un rayon de quelques toises. Rien
n' est plus simple. Aussi, je ne redoute pas
l' approche d' un incendie, et je l' appelle de tous
mes voeux ! "
mais les désirs de Paganel ne devaient pas se
réaliser, et s' il rôtit à moitié, ce fut uniquement
à la chaleur des rayons du soleil, qui versait une
insoutenable ardeur. Les chevaux haletaient sous
l' influence de cette température tropicale. Il n' y
avait pas d' ombre à espérer, à moins qu' elle ne vînt
de quelque rare nuage voilant le disque enflammé ;
l' ombre courait alors sur le sol uni, et les
cavaliers, poussant leur monture, essayaient de se
maintenir dans la nappe fraîche que les vents d' ouest
chassaient devant eux. Mais les chevaux, bientôt
distancés, demeuraient en arrière, et l' astre
dévoilé arrosait d' une nouvelle pluie de feu le
terrain calciné des pampas.
Cependant, quand Wilson avait dit que la provision
d' eau ne manquerait pas, il comptait sans la soif
inextinguible qui dévora ses compagnons pendant cette
journée ; quand il avait ajouté que l' on rencontrerait
quelque rio sur la route, il s' était trop
avancé. En effet, non seulement les rios manquaient,
car la planité du sol ne leur offrait aucun lit
favorable, mais les mares artificielles creusées
de la main des indiens étaient également taries.
En voyant les symptômes de sécheresse s' accroître de
mille en mille, Paganel fit quelques observations à
Thalcave,

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et lui demanda où il comptait trouver de l' eau.
" au lac Salinas, répondit l' indien.
-et quand y arriverons-nous ?
-demain soir. "
le soir, on fit halte après une traite de trente
milles. Chacun comptait sur une bonne nuit pour se
remettre des fatigues du jour, et elle fut
précisément troublée par une nuée de moustiques et
de maringouins. Leur présence indiquait un changement
du vent, qui, en effet, tourna d' un quart et passa
dans le nord. Ces maudits insectes disparaissent
généralement avec les brises du sud ou du sud-ouest.
Si le major gardait son calme, même au milieu des
petites misères de la vie, Paganel, au contraire,
s' indignait des taquineries du sort. Il donna au
diable moustiques et maringouins, et regretta fort
l' eau acidulée qui eût calmé les mille cuissons de
ses piqûres. Bien que le major essayât de le consoler
en lui disant que sur les trois cent mille espèces
d' insectes que comptent les naturalistes on devait
s' estimer heureux de n' avoir affaire qu' à deux
seulement, il se réveilla de fort mauvaise humeur.
Cependant, il ne se fit point prier pour repartir
dès l' aube naissante, car il s' agissait d' arriver
le jour même au lac Salinas. Les chevaux étaient
très fatigués ; ils mouraient de soif, et quoique
leurs cavaliers se fussent privés pour eux, leur
ration avait été très restreinte. La sécheresse
était encore plus forte, et la chaleur non moins
intolérable sous le souffle poussiéreux du vent
du nord, ce simoun des pampas.
Pendant cette journée, la monotonie du voyage fut un
instant interrompue. Mulrady, qui marchait en avant,
revint sur ses pas en signalant l' approche d' un
parti d' indiens. Cette rencontre fut appréciée
diversement. Glenarvan songea aux renseignements que
ces indigènes pourraient lui fournir sur les
naufragés du Britannia. Thalcave, pour son
compte, ne se réjouit guère de trouver sur sa route
les indiens nomades de la prairie ; il les

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tenait pour pillards et voleurs, et ne cherchait
qu' à les éviter. Suivant ses ordres, la petite
troupe se massa, et les armes furent mises en état.
Bientôt, on aperçut le détachement indien. Il se
composait seulement d' une dizaine d' indigènes, ce
qui rassura le patagon. Les indiens s' approchèrent
à une centaine de pas. On pouvait facilement les
distinguer. C' étaient des naturels appartenant à
cette race pampéenne, balayée en 1833 par le
général Rosas. Leur front élevé, bombé et non
fuyant, leur haute taille, leur couleur olivâtre,
en faisaient de beaux types de la race indienne.
Ils étaient vêtus de peaux de guanaques ou de
mouffettes, et portaient avec la lance, longue de
vingt pieds, couteaux, frondes, bolas et lazos.
Leur dextérité à manier le cheval indiquait
d' habiles cavaliers.
Ils s' arrêtèrent à cent pas et parurent conférer,
criant et gesticulant. Glenarvan s' avança vers eux.
Mais il n' avait pas franchi deux toises, que le
détachement, faisant volte-face, disparut avec une
incroyable vélocité.
" les lâches ! S' écria Paganel.
-ils s' enfuient trop vite pour d' honnêtes gens,
dit Mac Nabbs.
-quels sont ces indiens ? Demanda Paganel à
Thalcave.
-gauchos, répondit le patagon.
-des gauchos ! Reprit Paganel, en se tournant vers
ses compagnons, des gauchos ! Alors nous n' avions
pas besoin de prendre tant de précautions !
-pourquoi cela ? Dit le major.
-parce que les gauchos sont des paysans inoffensifs.
-vous croyez, Paganel ?
-sans doute, ceux-ci nous ont pris pour des
voleurs et ils se sont enfuis.
-je crois plutôt qu' ils n' ont pas osé nous
attaquer, répondit Glenarvan, très vexé de n' avoir
pu communiquer avec ces indigènes, quels qu' ils
fussent.
-c' est mon avis, dit le major, car, si je ne me

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trompe, loin d' être inoffensifs, les gauchos sont, au
contraire, de francs et redoutables bandits.
-par exemple ! " s' écria Paganel.
Et il se mit à discuter vivement cette thèse
ethnologique, si vivement même, qu' il trouva moyen
d' émouvoir le major, et s' attira cette répartie peu
habituelle dans les discussions de Mac Nabbs :
" je crois que vous avez tort, Paganel.
-tort ? Répliqua le savant.
-oui. Thalcave lui-même a pris ces indiens pour
des voleurs, et Thalcave sait à quoi s' en tenir.
-eh bien, Thalcave s' est trompé cette fois,
riposta Paganel avec une certaine aigreur. Les
gauchos sont des agriculteurs, des pasteurs, pas
autre chose, et moi-même, je l' ai écrit dans une
brochure assez remarquée sur les indigènes des
pampas.
-eh bien, vous avez commis une erreur, Monsieur
Paganel.
-moi, une erreur, Monsieur Mac Nabbs ?
-par distraction, si vous voulez, répliqua le major
en insistant, et vous en serez quitte pour faire
quelques errata à votre prochaine édition. "
Paganel, très mortifié d' entendre discuter et
même plaisanter ses connaissances géographiques,
sentit la mauvaise humeur le gagner.
" sachez, monsieur, dit-il, que mes livres n' ont
pas besoin d' errata de cette espèce !
-si ! à cette occasion, du moins, riposta Mac
Nabbs.
-monsieur, je vous trouve taquin aujourd' hui !
Repartit Paganel.
-et moi, je vous trouve aigre ! " riposta le major.
La discussion prenait, on le voit, des proportions
inattendues, et sur un sujet qui, certes, n' en
valait pas la peine. Glenarvan jugea à propos
d' intervenir.
" il est certain, dit-il, qu' il y a d' un côté
taquinerie et de l' autre aigreur, ce qui m' étonne
de votre part à tous deux. "

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le patagon, sans comprendre le sujet de la querelle,
avait facilement deviné que les deux amis se
disputaient. Il se mit à sourire et dit
tranquillement :
" c' est le vent du nord.
-le vent du nord ! S' écria Paganel. Qu' est-ce que
le vent du nord a à faire dans tout ceci ?
-eh ! C' est cela même, répondit Glenarvan, c' est
le vent du nord qui est la cause de votre mauvaise
humeur ! J' ai entendu dire qu' il irritait
particulièrement le système nerveux dans le sud de
l' Amérique.
-par saint Patrick, Edward, vous avez raison ! "
dit le major, et il partit d' un éclat de rire.
Mais Paganel, vraiment monté, ne voulut pas
démordre de la discussion, et il se rabattit sur
Glenarvan, dont l' intervention lui parut un peu
trop plaisante.
" ah ! Vraiment, mylord, dit-il, j' ai le système
nerveux irrité ?
-oui, Paganel, c' est le vent du nord, un vent qui
fait commettre bien des crimes dans la pampa, comme
la tramontane dans la campagne de Rome !
-des crimes ! Repartit le savant. J' ai l' air d' un
homme qui veut commettre des crimes ?
-je ne dis pas précisément cela.
-dites tout de suite que je veux vous assassiner !
-eh ! Répondit Glenarvan, qui riait sans pouvoir
se contenir, j' en ai peur. Heureusement que le vent
du nord ne dure qu' un jour ! "
tout le monde, à cette réponse, fit chorus avec
Glenarvan. Alors Paganel piqua des deux, et s' en
alla en avant passer sa mauvaise humeur. Un quart
d' heure après, il n' y pensait plus.
à huit heures du soir, Thalcave ayant poussé une
pointe en avant, signala les barrancas du lac tant
désiré. Un quart d' heure après, la petite troupe
descendait les berges du Salinas. Mais là l' attendait
une grave déception. Le lac était à sec.

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chapitre xviii à la recherche d' une aiguade
le lac Salinas termine le chapelet de lagunes qui se
rattachent aux sierras Ventana et Guamini. De
nombreuses expéditions venaient autrefois de
Buenos-Ayres y faire provision de sel, car ses
eaux contiennent du chlorure de sodium dans une
remarquable proportion. Mais alors, l' eau volatilisée
par une chaleur ardente avait déposé tout le sel
qu' elle contenait en suspension, et le lac ne
formait plus qu' un immense miroir resplendissant.
Lorsque Thalcave annonça la présence d' un liquide
potable au lac Salinas il entendait parler des rios
d' eau douce qui s' y précipitent en maint endroit.
Mais, en ce moment, ses affluents étaient taris comme
lui. L' ardent soleil avait tout bu. De là,
consternation générale, quand la troupe altérée
arriva sur les rives desséchées du Salinas. Il
fallait prendre un parti. Le peu d' eau conservée
dans les outres était à demi corrompue, et ne
pouvait désaltérer. La soif commençait à se faire
cruellement sentir. La faim et la fatigue
disparaissaient devant cet impérieux besoin. Un
" roukah " , sorte de tente de cuir dressée dans un
pli de terrain et abandonnée des indigènes, servit
de retraite aux voyageurs épuisés, tandis que leurs
chevaux, étendus sur les bords vaseux du lac,
broyaient avec répugnance les plantes marines et
les roseaux secs.
Lorsque chacun eut pris place dans le roukah,
Paganel interrogea Thalcave et lui demanda son
avis sur ce

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qu' il convenait de faire. Une conversation rapide,
dont Glenarvan saisit quelques mots, cependant,
s' établit entre le géographe et l' indien. Thalcave
parlait avec calme. Paganel gesticulait pour deux.
Ce dialogue dura quelques minutes, et le patagon
se croisa les bras.
" qu' a-t-il dit ? Demanda Glenarvan. J' ai cru
comprendre qu' il conseillait de nous séparer.
-oui, en deux troupes, répondit Paganel. Ceux
de nous dont les chevaux, accablés de fatigue et
de soif, peuvent à peine mettre un pied devant
l' autre, continueront tant bien que mal la route
du trente-septième parallèle. Les mieux montés,
au contraire, les devançant sur cette route, iront
reconnaître la rivière Guamini, qui se jette dans
le lac San-Lucas, à trente et un milles d' ici.
Si l' eau s' y trouve en quantité suffisante, ils
attendront leurs compagnons sur les bords de la
Guamini. Si l' eau manque, ils reviendront au-devant
d' eux pour leur épargner un voyage inutile.
-et alors ? Demanda Tom Austin.
-alors, il faudra se résoudre à descendre pendant
soixante-quinze milles vers le sud, jusqu' aux
premières ramifications de la sierra Ventana, où
les rivières sont nombreuses.
-l' avis est bon, répondit Glenarvan, et nous le
suivrons sans retard. Mon cheval n' a pas encore
trop souffert du manque d' eau, et j' offre
d' accompagner Thalcave.
-oh ! Mylord, emmenez-moi, dit Robert, comme s' il
se fût agi d' une partie de plaisir.
-mais pourras-tu nous suivre, mon enfant ?
-oui ! J' ai une bonne bête qui ne demande pas mieux
que d' aller en avant. Voulez-vous... mylord ? ...
je vous en prie.
-viens donc, mon garçon, dit Glenarvan, enchanté
de ne pas se séparer de Robert. à nous trois,
ajouta-t-il, nous serons bien maladroits si nous
ne découvrons pas quelque aiguade fraîche et
limpide.

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-eh bien, et moi ? Dit Paganel.
-oh ! Vous, mon cher Paganel, répondit le major,
vous resterez avec le détachement de réserve. Vous
connaissez trop bien le trente-septième parallèle,
et la rivière Guamini et la pampa tout entière
pour nous abandonner. Ni Mulrady, ni Wilson, ni
moi, nous ne sommes capables de rejoindre Thalcave
à son rendez-vous, tandis que nous marcherons avec
confiance sous la bannière du brave Jacques
Paganel.
-je me résigne, répondit le géographe, très
flatté d' obtenir un commandement supérieur.
-mais pas de distractions ! Ajouta le major.
N' allez pas nous conduire où nous n' avons que
faire, et nous ramener, par exemple, sur les
bords de l' océan Pacifique !
-vous le mériteriez, major insupportable,
répondit en riant Paganel. Cependant, dites-moi,
mon cher Glenarvan, comment comprendrez-vous le
langage de Thalcave ?
-je suppose, répondit Glenarvan, que le patagon
et moi nous n' aurons pas besoin de causer.
D' ailleurs, avec quelques mots espagnols que
je possède, je parviendrais bien dans une
circonstance pressante à lui exprimer ma pensée et à
comprendre la sienne.
-allez donc, mon digne ami, répondit Paganel.
-soupons d' abord, dit Glenarvan, et dormons,
s' il se peut, jusqu' à l' heure du départ. "
on soupa sans boire, ce qui parut peu rafraîchissant,
et l' on dormit, faute de mieux. Paganel rêva de
torrents, de cascades, de rivières, de fleuves,
d' étangs, de ruisseaux, voire même de carafes
pleines, en un mot, de tout ce qui contient
habituellement une eau potable. Ce fut un vrai
cauchemar.
Le lendemain, à six heures, les chevaux de
Thalcave, de Glenarvan et de Robert Grant
furent sellés ; on leur fit boire la dernière
ration d' eau, et ils l' avalèrent avec plus d' envie
que de satisfaction, car elle était très
nauséabonde. Puis les trois cavaliers se mirent
en selle.

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" au revoir, dirent le major, Austin, Wilson et
Mulrady.
-et surtout, tâchez de ne pas revenir ! "
ajouta Paganel.
Bientôt, le patagon, Glenarvan et Robert
perdirent de vue, non sans un certain serrement de
coeur, le détachement confié à la sagacité du
géographe.
Le " desertio de las Salinas " , qu' ils traversaient
alors, est une plaine argileuse, couverte d' arbustes
rabougris hauts de dix pieds, de petites mimosées
que les indiens appellent " curra-mammel " , et de
" jumes " , arbustes buissonneux, riches en soude.
çà et là, de larges plaques de sel réverbéraient
les rayons solaires avec une étonnante intensité.
L' oeil eût aisément confondu ces " barreros " avec
des surfaces glacées par un froid violent ; mais
l' ardeur du soleil avait vite fait de le détromper.
Néanmoins, ce contraste d' un sol aride et brûlé
avec ces nappes étincelantes donnait à ce désert
une physionomie très particulière qui intéressait
le regard.
à quatre-vingts milles dans le sud, au contraire,
cette sierra Ventana, vers laquelle le dessèchement
possible de la Guamini forcerait peut-être les
voyageurs de descendre, présentait un aspect
différent. Ce pays, reconnu en 1835 par le capitaine
Fitz-Roy, qui commandait alors l' expédition du
Beagle, est d' une fertilité superbe. Là
poussent avec une vigueur sans égale les meilleurs
pâturages du territoire indien ; le versant
nord-ouest des sierras s' y revêt d' une herbe
luxuriante, et descend au milieu de forêts riches en
essences diverses ; là se voient " l' algarrobo " ,
sorte de caroubier, dont le fruit séché et réduit
en poussière sert à confectionner un pain assez
estimé des indiens ; le " quebracho blanc " , aux
branches longues et flexibles qui pleurent à la
manière du saule européen ; le " quebracho rouge " ,
d' un bois indestructible ; le " naudubay " , qui
prend feu avec une extrême facilité,

p166

et cause souvent de terribles incendies ; le
" viraro " , dont les fleurs violettes s' étagent en
forme de pyramide, et enfin le " timbo " , qui élève
jusqu' à quatre-vingts pieds dans les airs son
immense parasol, sous lequel des troupeaux entiers
peuvent s' abriter contre les rayons du soleil. Les
argentins ont tenté souvent de coloniser ce riche
pays, sans réussir à vaincre l' hostilité des
indiens.
Certes, on devait croire que des rios abondants
descendaient des croupes de la sierra, pour fournir
l' eau nécessaire à tant de fertilité, et, en effet,
les sécheresses les plus grandes n' ont jamais
vaporisé ces rivières ; mais, pour les atteindre,
il fallait faire une pointe de cent trente milles
dans le sud. Thalcave avait donc raison de se
diriger d' abord vers la Guamini, qui, sans
l' écarter de sa route, se trouvait à une distance
beaucoup plus rapprochée.
Les trois chevaux galopaient avec entrain. Ces
excellentes bêtes sentaient d' instinct sans doute
où les menaient leurs maîtres. Thaouka, surtout,
montrait une vaillance que ni les fatigues ni les
besoins ne pouvaient diminuer ; il franchissait
comme un oiseau les canadas desséchées et les
buissons de curra-mammel, en poussant des
hennissements de bon augure. Les chevaux de
Glenarvan et de Robert, d' un pas plus lourd,
mais entraînés par son exemple, le suivaient
courageusement. Thalcave, immobile sur sa selle,
donnait à ses compagnons, l' exemple que Thaouka
donnait aux siens.
Le patagon tournait souvent la tête pour considérer
Robert Grant.
En voyant le jeune garçon, ferme et bien assis, les
reins souples, les épaules effacées, les jambes
tombant naturellement, les genoux fixés à la selle,
il témoignait sa satisfaction par un cri
encourageant. En vérité, Robert Grant devenait
un excellent cavalier et méritait les compliments
de l' indien.

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" bravo, Robert, disait Glenarvan, Thalcave a
l' air de te féliciter ! Il t' applaudit, mon garçon.
-et à quel propos, mylord ?
-à propos de la bonne façon dont tu montes à
cheval.
-oh ! Je me tiens solidement, et voilà tout,
répondit Robert, qui rougit de plaisir à
s' entendre complimenter.
-c' est le principal, Robert, répondit Glenarvan,
mais tu es trop modeste, et, je te le prédis, tu ne
peux manquer de devenir un sportsman accompli.
-bon, fit Robert en riant, et papa qui veut faire
de moi un marin, que dira-t-il ?
-l' un n' empêche pas l' autre. Si tous les cavaliers
ne font pas de bons marins, tous les marins sont
capables de faire de bons cavaliers. à chevaucher
sur les vergues on apprend à se tenir solidement.
Quant à savoir rassembler son cheval, à exécuter les
mouvements obliques ou circulaires, cela vient tout
seul, car rien n' est plus naturel.
-pauvre père ! Répondit Robert, ah ! Que de
grâces il vous rendra, mylord, quand vous l' aurez
sauvé !
-tu l' aimes bien, Robert ?
-oui, mylord. Il était si bon pour ma soeur et
pour moi ! Il ne pensait qu' à nous ! Chaque voyage
nous valait un souvenir de tous les pays qu' il
visitait, et mieux encore, de bonnes caresses, de
bonnes paroles à son retour. Ah ! Vous l' aimerez,
vous aussi, quand vous le connaîtrez ! Mary lui
ressemble. Il a la voix douce comme elle ! Pour
un marin, c' est singulier, n' est-ce pas ?
-oui, très singulier, Robert, répondit Glenarvan.
-je le vois encore, reprit l' enfant, qui semblait
alors se parler à lui-même. Bon et brave papa ! Il
m' endormait sur ses genoux, quand j' étais petit, et
il murmurait toujours un vieux refrain écossais où
l' on chante les lacs de notre pays. L' air me
revient parfois, mais confusément. à Mary aussi.
Ah ! Mylord, que nous l' aimions ! Tenez, je crois
qu' il faut être petit pour bien aimer son père !

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-et grand pour le vénérer, mon enfant, " répondit
Glenarvan, tout ému des paroles échappées de ce
jeune coeur.
Pendant cette conversation, les chevaux avaient
ralenti leur allure et cheminaient au pas.
" nous le retrouverons, n' est-ce pas ? Dit Robert,
après quelques instants de silence.
-oui, nous le retrouverons, répondit Glenarvan.
Thalcave nous a mis sur ses traces, et j' ai
confiance en lui.
-un brave indien, Thalcave, dit l' enfant.
-certes.
-savez-vous une chose, mylord ?
-parle d' abord, et je te répondrai.
-c' est qu' il n' y a que des braves gens avec vous !
Mme Helena que j' aime tant, le major avec son air
tranquille, le capitaine Mangles, et M Paganel,
et les matelots du Duncan, si courageux et si
dévoués !
-oui, je sais cela, mon garçon, répondit
Glenarvan.
-et savez-vous que vous êtes le meilleur de tous ?
-non, par exemple, je ne le sais pas !
-eh bien, il faut l' apprendre, mylord " , répondit
Robert, qui saisit la main du lord et la porta à
ses lèvres.
Glenarvan secoua doucement la tête, et si la
conversation ne continua pas, c' est qu' un geste de
Thalcave rappela les retardataires. Ils s' étaient
laissé devancer. Or, il fallait ne pas perdre de
temps et songer à ceux qui restaient en arrière.
On reprit donc une allure rapide, mais il fut
bientôt évident que, Thaouka excepté, les chevaux
ne pourraient longtemps la soutenir. à midi, il
fallut leur donner une heure de repos. Ils n' en
pouvaient plus et refusaient de manger les touffes
d' alfafares, sorte de luzerne maigre et torréfiée
par les rayons du soleil.
Glenarvan devint inquiet. Les symptômes de
stérilité ne diminuaient pas, et le manque d' eau
pouvait amener des conséquences désastreuses.
Thalcave ne disait rien,

p169

et pensait probablement que si la Guamini était
desséchée, il serait alors temps de se désespérer,
si toutefois un coeur indien a jamais entendu sonner
l' heure du désespoir.
Il se remit donc en marche, et, bon gré mal gré, le
fouet et l' éperon aidant, les chevaux durent
reprendre la route, mais au pas, ils ne pouvaient
faire mieux.
Thalcave aurait bien été en avant, car, en quelques
heures, Thaouka pouvait le transporter aux bords du
rio. Il y songea sans doute ; mais, sans doute aussi,
il ne voulut pas laisser ses deux compagnons seuls
au milieu de ce désert, et, pour ne pas les devancer,
il força Thaouka de prendre une allure plus
modérée.
Ce ne fut pas sans résister, sans se cabrer, sans
hennir violemment, que le cheval de Thalcave se
résigna à garder le pas ; il fallut non pas tant la
vigueur de son maître pour l' y contraindre que ses
paroles. Thalcave causait véritablement avec son
cheval, et Thaouka, s' il ne lui répondait pas, le
comprenait du moins. Il faut croire que le patagon
lui donna d' excellentes raisons, car, après avoir
pendant quelque temps " discuté " , Thaouka se
rendit à ses arguments et obéit, non sans ronger
son frein.
Mais si Thaouka comprit Thalcave, Thalcave
n' avait pas moins compris Thaouka. L' intelligent
animal, servi par des organes supérieurs, sentait
quelque humidité dans l' air ; il l' aspirait avec
frénésie, agitant et faisant claquer sa langue,
comme si elle eût trempé dans un bienfaisant
liquide. Le patagon ne pouvait s' y méprendre :
l' eau n' était pas loin.
Il encouragea donc ses compagnons en interprétant
les impatiences de Thaouka, que les deux autres
chevaux ne tardèrent pas à comprendre. Ils firent
un dernier effort, et galopèrent à la suite de
l' indien. Vers trois heures, une ligne blanche
apparut dans un pli de terrain. Elle tremblotait
sous les rayons du soleil.
" l' eau ! Dit Glenarvan. -l' eau ! Oui, l' eau ! "
s' écria Robert.

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Ils n' avaient plus besoin d' exciter leurs montures ;
les pauvres bêtes, sentant leurs forces ranimées,
s' emportèrent avec une irrésistible violence. En
quelques minutes, elles eurent atteint le rio de
Guamini, et, toutes harnachées, se précipitèrent
jusqu' au poitrail dans ses eaux bienfaisantes.
Leurs maîtres les imitèrent, un peu malgré eux, et
prirent un bain involontaire, dont ils ne songèrent
pas à se plaindre.
" ah ! Que c' est bon ! Disait Robert, se
désaltérant en plein rio.
-modère-toi, mon garçon " , répondait Glenarvan,
qui ne prêchait pas d' exemple.
On n' entendait plus que le bruit de rapides
lampées.
Pour son compte, Thalcave but tranquillement, sans
se presser, à petites gorgées, mais " long comme un
lazo " , suivant l' expression patagone. Il n' en
finissait pas, et l' on pouvait craindre que le rio
n' y passât tout entier.
" enfin, dit Glenarvan, nos amis ne seront pas
déçus dans leur espérance ; ils sont assurés, en
arrivant à la Guamini, de trouver une eau limpide
et abondante, si Thalcave en laisse, toutefois !
-mais ne pourrait-on pas aller au-devant d' eux ?
Demanda Robert. On leur épargnerait quelques
heures d' inquiétudes et de souffrances.
-sans doute, mon garçon, mais comment transporter
cette eau ? Les outres sont restées entre les mains
de Wilson. Non, il vaut mieux attendre comme c' est
convenu. En calculant le temps nécessaire, et en
comptant sur des chevaux qui ne marchent qu' au pas,
nos amis seront ici dans la nuit. Préparons-leur
donc bon gîte et bon repas. "
Thalcave n' avait pas attendu la proposition de
Glenarvan pour chercher un lieu de campement. Il
avait fort heureusement trouvé sur les bords du rio
une " ramada " , sorte d' enceinte destinée à parquer
les troupeaux

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et fermée sur trois côtés. L' emplacement était
excellent pour s' y établir, du moment qu' on ne
craignait pas de dormir à la belle étoile, et
c' était le moindre souci des compagnons de Thalcave.
Aussi ne cherchèrent-ils pas mieux, et ils
s' étendirent en plein soleil pour sécher leurs
vêtements imprégnés d' eau.
" eh bien, puisque voilà le gîte, dit Glenarvan,
pensons au souper. Il faut que nos amis soient
satisfaits des courriers qu' ils ont envoyés en
avant, et je me trompe fort, ou ils n' auront pas
à se plaindre. Je crois qu' une heure de chasse
ne sera pas du temps perdu. Es-tu prêt, Robert ?
-oui, mylord " , répondit le jeune garçon en se
levant, le fusil à la main.
Si Glenarvan avait eu cette idée, c' est que les
bords de la Guamini semblaient être le
rendez-vous de tout le gibier des plaines
environnantes ; on voyait s' enlever par compagnies
les " tinamous " , sorte de bartavelles particulières
aux pampas, des gelinottes noires, une espèce de
pluvier, nommé " teru-teru " , des râles aux couleurs
jaunes, et des poules d' eau d' un vert magnifique.
Quant aux quadrupèdes, ils ne se laissaient pas
apercevoir ; mais Thalcave, indiquant les grandes
herbes et les taillis épais, fit comprendre qu' ils
s' y tenaient cachés. Les chasseurs n' avaient que
quelques pas à faire pour se trouver dans le pays
le plus giboyeux du monde.
Ils se mirent donc en chasse, et, dédaignant
d' abord la plume pour le poil, leurs premiers
coups s' adressèrent au gros gibier de la pampa.
Bientôt, se levèrent devant eux, et par centaines,
des chevreuils et des guanaques, semblables à
ceux qui les assaillirent si violemment sur les
cimes de la cordillère ; mais ces animaux, très
craintifs, s' enfuirent avec une telle vitesse,
qu' il fut impossible de les approcher à portée de
fusil. Les chasseurs se rabattirent alors sur un
gibier moins rapide, qui, d' ailleurs, ne laissait
rien à désirer au point de vue alimentaire. Une
douzaine de bartavelles et de râles furent démontés,
et

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Glenarvan tua fort adroitement un pécari
" tay-tetre " , pachyderme à poil fauve très bon à
manger, qui valait son coup de fusil.
En moins d' une demi-heure, les chasseurs, sans se
fatiguer, abattirent tout le gibier dont ils
avaient besoin ; Robert, pour sa part, s' empara
d' un curieux animal appartenant à l' ordre des
édentés, " un armadillo " , sorte de tatou couvert
d' une carapace à pièces osseuses et mobiles, qui
mesurait un pied et demi de long. Quant à
Thalcave, il donna à ses compagnons le spectacle
d' une chasse au " nandou " , espèce d' autruche
particulière à la pampa, et dont la rapidité est
merveilleuse.
L' indien ne chercha pas à ruser avec un animal si
prompt à la course ; il poussa Thaouka au galop,
droit à lui, de manière à l' atteindre aussitôt,
car, la première attaque manquée, le nandou eût
bientôt fatigué cheval et chasseur dans
l' inextricable lacet de ses détours. Thalcave,
arrivé à bonne distance, lança ses bolas d' une
main vigoureuse, et si adroitement, qu' elles
s' enroulèrent autour des jambes de l' autruche et
paralysèrent ses efforts. En quelques secondes,
elle gisait à terre.
On rapporta donc à la ramada le chapelet de
bartavelles, l' autruche de Thalcave, le pécari de
Glenarvan et le tatou de Robert. L' autruche et
le pécari furent préparés aussitôt, c' est-à-dire
dépouillés de leur peau coriace et coupés en
tranches minces. Quant au tatou, c' est un animal
précieux, qui porte sa rôtissoire avec lui, et on
le plaça dans sa propre carapace sur des charbons
ardents.
Les trois chasseurs se contentèrent, pour le souper,
de dévorer les bartavelles, et ils gardèrent à leurs
amis les pièces de résistance.
Les chevaux n' avaient pas été oubliés. Une grande
quantité de fourrage sec, amassé dans la ramada,
leur servit à la fois de nourriture et de litière.
Quand tout fut préparé, Glenarvan, Robert et
l' indien s' enveloppèrent de leur poncho, et
s' étendirent sur un édredon d' alfafares, le lit
habituel des chasseurs pampéens.

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chapitre xix les loups rouges
la nuit vint. Une nuit de nouvelle lune, pendant
laquelle l' astre des nuits devait rester invisible
à tous les habitants de la terre. L' indécise clarté
des étoiles éclairait seule la plaine. à l' horizon,
les constellations zodiacales s' éteignaient dans
une brume plus foncée. Les eaux de la Guamini coulaient
sans murmurer comme une longue nappe d' huile qui
glisse sur un plan de marbre. Oiseaux, quadrupèdes
et reptiles se reposaient des fatigues du jour, et
un silence de désert s' étendait sur l' immense
territoire des pampas.
Glenarvan, Robert et Thalcave avaient subi la
loi commune. Allongés sur l' épaisse couche de
luzerne, ils dormaient d' un profond sommeil. Les
chevaux, accablés de lassitude, s' étaient couchés
à terre ; seul, Thaouka, en vrai cheval de sang,
dormait debout, les quatre jambes posées d' aplomb,
fier au repos comme à l' action, et prêt à s' élancer
au moindre signe de son maître. Un calme complet
régnait à l' intérieur de l' enceinte, et les charbons
du foyer nocturne, s' éteignant peu à peu, jetaient
leurs dernières lueurs dans la silencieuse
obscurité.
Cependant, vers dix heures environ, après un assez
court sommeil, l' indien se réveilla. Ses yeux
devinrent fixes sous ses sourcils abaissés, et son
oreille se tendit vers la plaine. Il cherchait
évidemment à surprendre quelque son imperceptible.
Bientôt une vague inquiétude apparut sur sa figure,
si impassible qu' elle fût d' habitude.

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Avait-il senti l' approche d' indiens rôdeurs, ou
la venue des jaguars, des tigres d' eau et autres
bêtes redoutables, qui ne sont pas rares dans le
voisinage des rivières ? Cette dernière hypothèse,
sans doute, lui parut plausible, car il jeta un
rapide regard sur les matières combustibles entassées
dans l' enceinte, et son inquiétude s' accrut encore.
En effet, toute cette litière sèche d' alfafares
devait se consumer vite et ne pouvait arrêter
longtemps des animaux audacieux.
Dans cette conjoncture, Thalcave n' avait qu' à
attendre les événements, et il attendit, à demi
couché, la tête reposant sur les mains, les coudes
appuyés aux genoux, l' oeil immobile, dans la
posture d' un homme qu' une anxiété subite vient
d' arracher au sommeil.
Une heure se passa. Tout autre que Thalcave,
rassuré par le silence extérieur, se fût rejeté
sur sa couche. Mais où un étranger n' eût rien
soupçonné, les sens surexcités et l' instinct
naturel de l' indien pressentaient quelque danger
prochain.
Pendant qu' il écoutait et épiait, Thaouka fit
entendre un hennissement sourd ; ses naseaux
s' allongèrent vers l' entrée de la ramada. Le
patagon se redressa soudain.
" Thaouka a senti quelque ennemi " , dit-il.
Il se leva et vint examiner attentivement la
plaine.
Le silence y régnait encore, mais non la
tranquillité. Thalcave entrevit des ombres se
mouvant sans bruit à travers les touffes de
curra-mammel. çà et là étincelaient des points
lumineux, qui se croisaient dans tous les sens,
s' éteignaient et se rallumaient tour à tour. On
eût dit une danse de falots fantastiques sur le
miroir d' une immense lagune. Quelque étranger eût
pris sans doute ces étincelles volantes pour des
lampyres qui brillent, la nuit venue, en maint
endroit des régions pampéennes, mais Thalcave ne
s' y trompa pas ; il comprit à quels ennemis il
avait affaire ; il arma sa carabine, et vint

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se placer en observation près des premiers poteaux
de l' enceinte.
Il n' attendit pas longtemps. Un cri étrange, un
mélange d' aboiements et de hurlements retentit
dans la pampa. La détonation de la carabine lui
répondit, et fut suivie de cent clameurs
épouvantables.
Glenarvan et Robert, subitement réveillés, se
relevèrent.
" qu' y a-t-il ? Demanda le jeune Grant.
-des indiens ? Dit Glenarvan.
-non, répondit Thalcave, des " aguaras. "
Robert regarda Glenarvan.
" des aguaras ? Dit-il.
-oui, répondit Glenarvan, les loups rouges de la
pampa. "
tous deux saisirent leurs armes et rejoignirent
l' indien. Celui-ci leur montra la plaine, d' où
s' élevait un formidable concert de hurlements.
Robert fit involontairement un pas en arrière.
" tu n' as pas peur des loups, mon garçon ? Lui dit
Glenarvan.
-non, mylord, répondit Robert d' une voix ferme.
Auprès de vous, d' ailleurs, je n' ai peur de rien.
-tant mieux. Ces aguaras sont des bêtes assez peu
redoutables, et, n' était leur nombre, je ne m' en
préoccuperais même pas.
-qu' importe ! Répondit Robert. Nous sommes
bien armés, qu' ils y viennent !
-et ils seront bien reçus ! "
en parlant ainsi, Glenarvan voulait rassurer
l' enfant ; mais il ne songeait pas sans une
secrète terreur à cette légion de carnassiers
déchaînés dans la nuit. Peut-être étaient-ils là
par centaines, et trois hommes, si bien armés
qu' ils fussent, ne pouvaient lutter avec avantage
contre un tel nombre d' animaux.
Lorsque le patagon prononça le mot " aguara " ,
Glenarvan reconnut aussitôt le nom donné au loup
rouge

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par les indiens de la pampa. Ce carnassier, le
" canis-jubatus " des naturalistes, a la taille d' un
grand chien et la tête d' un renard ; son pelage
est rouge cannelle, et sur son dos flotte une
crinière noire qui lui court tout le long de
l' échine. Cet animal est très leste et très
vigoureux ; il habite généralement les endroits
marécageux et poursuit à la nage les bêtes
aquatiques ; la nuit le chasse de sa tanière, où
il dort pendant le jour ; on le redoute
particulièrement dans les estancias où s' élèvent
les troupeaux, car, pour peu que la faim
l' aiguillonne, il s' en prend au gros bétail et
commet des ravages considérables. Isolé, l' aguara
n' est pas à craindre ; mais il en est autrement
d' un grand nombre de ces animaux affamés, et
mieux vaudrait avoir affaire à quelque couguar ou
jaguar que l' on peut attaquer face à face.
Or, aux hurlements dont retentissait la pampa, à la
multitude des ombres qui bondissaient dans la plaine,
Glenarvan ne pouvait se méprendre sur la quantité
de loups rouges rassemblés au bord de la Guamini ;
ces animaux avaient senti là une proie sûre, chair
de cheval ou chair humaine, et nul d' entre eux ne
regagnerait son gîte sans en avoir eu sa part. La
situation était donc très alarmante.
Cependant le cercle des loups se restreignit peu à
peu. Les chevaux réveillés donnèrent des signes de
la plus vive terreur. Seul, Thaouka frappait du
pied, cherchant à rompre son licol et prêt à
s' élancer au dehors. Son maître ne parvenait à le
calmer qu' en faisant entendre un sifflement
continu.
Glenarvan et Robert s' étaient postés de manière à
défendre l' entrée de la ramada. Leurs carabines
armées, ils allaient faire feu sur le premier rang
des aguaras, quand Thalcave releva de la main leur
arme déjà mise en joue.
" que veut Thalcave ? Dit Robert.
-il nous défend de tirer ! Répondit Glenarvan.
-pourquoi ?

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-peut-être ne juge-t-il pas le moment opportun ! "
ce n' était pas ce motif qui faisait agir l' indien,
mais une raison plus grave, et Glenarvan la
comprit, quand Thalcave, soulevant sa poudrière et
la retournant, montra qu' elle était à peu près vide.
" eh bien ? Dit Robert.
-eh bien, il faut ménager nos munitions. Notre
chasse aujourd' hui nous a coûté cher, et nous
sommes à court de plomb et de poudre. Il ne nous
reste pas vingt coups à tirer ! "
l' enfant ne répondit rien.
" tu n' as pas peur, Robert ?
-non, mylord.
-bien, mon garçon. "
en ce moment, une nouvelle détonation retentit.
Thalcave avait jeté à terre un ennemi trop
audacieux ; les loups, qui s' avançaient en rangs
pressés, reculèrent et se massèrent à cent pas de
l' enceinte.
Aussitôt, Glenarvan, sur un signe de l' indien,
prit sa place ; celui-ci, ramassant la litière,
les herbes, en un mot toutes les matières
combustibles, les entassa à l' entrée de

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la ramada, et y jeta un charbon encore incandescent.
Bientôt un rideau de flammes se tendit sur le fond
noir du ciel, et, à travers ses déchirures, la
plaine se montra vivement éclairée par de grands
reflets mobiles. Glenarvan put juger alors de
l' innombrable quantité d' animaux auxquels il fallait
résister. Jamais tant de loups ne s' étaient vus
ensemble, ni si excités par la convoitise. La
barrière de feu que venait de leur opposer Thalcave
avait redoublé leur colère en les arrêtant net.
Quelques-uns, cependant, s' avancèrent jusqu' au
brasier même, et s' y brûlèrent les pattes.
De temps à autre, il fallait un nouveau coup de fusil
pour arrêter cette horde hurlante, et, au bout d' une
heure, une quinzaine de cadavres jonchaient déjà la
prairie.
Les assiégés se trouvaient alors dans une situation
relativement moins dangereuse ; tant que dureraient
les munitions, tant que la barrière de feu se
dresserait à l' entrée de la ramada, l' envahissement
n' était pas à craindre. Mais après, que faire,
quand tous ces moyens de repousser la bande de
loups manqueraient à la fois ?
Glenarvan regarda Robert et sentit son coeur se
gonfler. Il s' oublia, lui, pour ne songer qu' à ce
pauvre enfant qui montrait un courage au-dessus de
son âge. Robert était pâle, mais sa main
n' abandonnait pas son arme, et il attendait de pied
ferme l' assaut des loups irrités.
Cependant Glenarvan, après avoir froidement
envisagé la situation, résolut d' en finir.
" dans une heure, dit-il, nous n' aurons plus ni
poudre, ni plomb, ni feu. Eh bien, il ne faut pas
attendre à ce moment pour prendre un parti. "
il retourna donc vers Thalcave, et rassemblant les
quelques mots d' espagnol que lui fournit sa mémoire,
il commença avec l' indien une conversation souvent
interrompue par les coups de feu.
Ce ne fut pas sans peine que ces deux hommes
parvinrent

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à se comprendre. Glenarvan, fort heureusement,
connaissait les moeurs du loup rouge. Sans cette
circonstance, il n' aurait su interpréter les mots
et les gestes du patagon.
Néanmoins, un quart d' heure se passa avant qu' il
pût transmettre à Robert la réponse de Thalcave.
Glenarvan avait interrogé l' indien sur leur
situation presque désespérée.
" et qu' a-t-il répondu ? Demanda Robert Grant.
-il a dit que, coûte que coûte, il fallait tenir
jusqu' au lever du jour. L' aguara ne sort que la
nuit, et, le matin venu, il rentre dans son repaire.
C' est le loup des ténèbres, une bête lâche qui a
peur du grand jour, un hibou à quatre pattes !
-eh bien, défendons-nous jusqu' au jour !
-oui, mon garçon, et à coups de couteau, quand
nous ne pourrons plus le faire à coups de fusil. "
déjà Thalcave avait donné l' exemple, et lorsqu' un
loup s' approchait du brasier, le long bras armé du
patagon traversait la flamme et en ressortait rouge
de sang.
Cependant les moyens de défense allaient manquer.
Vers deux heures du matin, Thalcave jetait dans le
brasier la dernière brassée de combustible, et il
ne restait plus aux assiégés que cinq coups à tirer.
Glenarvan porta autour de lui un regard
douloureux.
Il songea à cet enfant qui était là, à ses
compagnons, à tous ceux qu' il aimait. Robert ne
disait rien. Peut-être le danger n' apparaissait-il
pas imminent à sa confiante imagination. Mais
Glenarvan y pensait pour lui, et se représentait cette
perspective horrible, maintenant inévitable,
d' être dévoré vivant ! Il ne fut pas maître de son
émotion ; il attira l' enfant sur sa poitrine, il
le serra contre son coeur, il colla ses lèvres
à son front, tandis que des larmes involontaires
coulaient de ses yeux.
Robert le regarda en souriant.
" je n' ai pas peur ! Dit-il.
-non ! Mon enfant, non, répondit Glenarvan, et tu

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as raison. Dans deux heures, le jour viendra, et
nous serons sauvés ! -bien, Thalcave, bien, mon
brave patagon ! " s' écria-t-il au moment où l' indien
tuait à coups de crosse deux énormes bêtes qui
tentaient de franchir la barrière ardente.
Mais, en ce moment, la lueur mourante du foyer lui
montra la bande des aguaras qui marchait en rangs
pressés à l' assaut de la ramada.
Le dénoûment de ce drame sanglant approchait ; le
feu tombait peu à peu, faute de combustible ; la
flamme baissait ; la plaine, éclairée jusqu' alors,
rentrait dans l' ombre, et dans l' ombre aussi
reparaissaient les yeux phosphorescents des loups
rouges. Encore quelques minutes, et toute la horde
se précipiterait dans l' enceinte.
Thalcave déchargea pour la dernière fois sa
carabine, jeta un ennemi de plus à terre, et, ses
munitions épuisées, il se croisa les bras. Sa tête
s' inclina sur sa poitrine. Il parut méditer
silencieusement. Cherchait-il donc quelque moyen
hardi, impossible, insensé, de repousser cette
troupe furieuse ? Glenarvan n' osait l' interroger.
En ce moment, un changement se produisit dans
l' attaque des loups. Ils semblèrent s' éloigner, et
leurs hurlements, si assourdissants jusqu' alors,
cessèrent subitement. Un morne silence s' étendit
sur la plaine.
" ils s' en vont ! Dit Robert.
-peut-être, " répondit Glenarvan, qui prêta l' oreille
aux bruits du dehors.
Mais Thalcave, devinant sa pensée, secoua la tête.
Il savait bien que les animaux n' abandonneraient
pas une proie assurée, tant que le jour ne les
aurait pas ramenés à leurs sombres tanières.
Cependant la tactique de l' ennemi s' était
évidemment modifiée.
Il n' essayait plus de forcer l' entrée de la
ramada, mais ses nouvelles manoeuvres allaient
créer un danger plus pressant encore. Les aguaras,
renonçant à pénétrer par

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cette entrée que défendaient obstinément le fer et
le feu, tournèrent la ramada, et d' un commun accord
ils cherchèrent à l' assaillir par le côté opposé.
Bientôt on entendit leurs griffes s' incruster dans
le bois à demi pourri. Entre les poteaux ébranlés
passaient déjà des pattes vigoureuses, des gueules
sanglantes. Les chevaux, effarés, rompant leur
licol, couraient dans l' enceinte, pris d' une
terreur folle. Glenarvan saisit entre ses bras le
jeune enfant, afin de le défendre jusqu' à la
dernière extrémité. Peut-être même, tentant une
fuite impossible, allait-il s' élancer au dehors,
quand ses regards se portèrent sur l' indien.
Thalcave, après avoir tourné comme une bête fauve
dans la ramada, s' était brusquement rapproché de son
cheval qui frémissait d' impatience, et il commença
à le seller avec soin, n' oubliant ni une courroie,
ni un ardillon. Il ne semblait plus s' inquiéter des
hurlements qui redoublaient alors. Glenarvan le
regardait faire avec une sinistre épouvante.
" il nous abandonne ! S' écria-t-il, en voyant
Thalcave rassembler ses guides, comme un cavalier
qui va se mettre en selle.
-lui ! Jamais ! " dit Robert.
Et en effet, l' indien allait tenter, non
d' abandonner ses amis, mais de les sauver en se
sacrifiant pour eux.
Thaouka était prêt ; il mordait son mors ; il
bondissait ; ses yeux, pleins d' un feu superbe,
jetaient des éclairs ; il avait compris son maître.
Glenarvan, au moment où l' indien saisissait la
crinière de son cheval, lui prit le bras d' une
main convulsive.
" tu pars ? Dit-il en montrant la plaine libre
alors.
-oui " , fit l' indien, qui comprit le geste de son
compagnon.
Puis il ajouta quelques mots espagnols qui
signifiaient :
" Thaouka ! Bon cheval. Rapide. Entraînera les
loups à sa suite.
-ah ! Thalcave ! S' écria Glenarvan.

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-vite ! Vite ! " répondit l' indien, pendant que
Glenarvan disait à Robert d' une voix brisée par
l' émotion :
" Robert ! Mon enfant ! Tu l' entends ! Il veut se
dévouer pour nous ! Il veut s' élancer dans la pampa,
et détourner la rage des loups en l' attirant sur
lui !
-ami Thalcave, répondit Robert en se jetant aux
pieds du patagon, ami Thalcave, ne nous quitte
pas !
-non ! Dit Glenarvan, il ne nous quittera pas. "
et se tournant vers l' indien :
" partons ensemble, dit-il, en montrant les chevaux
épouvantés et serrés contre les poteaux.
-non, fit l' indien, qui ne se méprit pas sur le
sens de ces paroles. Mauvaises bêtes. Effrayées.
Thaouka. Bon cheval.
-eh bien soit ! Dit Glenarvan, Thalcave ne te
quittera pas, Robert ! Il m' apprend ce que j' ai
à faire ! à moi de partir ! à lui de rester près
de toi. "
puis, saisissant la bride de Thaouka :
" ce sera moi, dit-il, qui partirai !
-non, répondit tranquillement le patagon.
-moi, te dis-je, s' écria Glenarvan, en lui arrachant
la bride des mains, ce sera moi ! Sauve cet
enfant ! Je te le confie, Thalcave ! "
cependant Thalcave résistait. Cette discussion se
prolongeait, et le danger croissait de seconde en
seconde. Déjà les pieux rongés cédaient aux dents
et aux griffes des loups. Ni Glenarvan ni
Thalcave ne paraissaient vouloir céder. L' indien
avait entraîné Glenarvan vers l' entrée de
l' enceinte ; il lui montrait la plaine libre de
loups ; dans son langage animé il lui faisait comprendre
qu' il ne fallait pas perdre un instant ; que le
danger, si la manoeuvre ne réussissait pas, serait
plus grand pour ceux qui restaient ; enfin que seul
il connaissait assez Thaouka pour employer au salut
commun ses merveilleuses qualités de légèreté et
de vitesse. Glenarvan, aveuglé, s' entêtait et
voulait se dévouer, quand soudain il fut repoussé
violemment. Thaouka bondissait ; il se dressait
sur ses

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pieds de derrière, et tout d' un coup, emporté, il
franchit la barrière de feu et la lisière de
cadavres, tandis qu' une voix d' enfant s' écriait :
" Dieu vous sauve, mylord ! "
et c' est à peine si Glenarvan et Thalcave eurent
le temps d' apercevoir Robert qui, cramponné à la
crinière de Thaouka, disparaissait dans les
ténèbres.
" Robert ! Malheureux ! " s' écria Glenarvan.
Mais ces paroles, l' indien lui-même ne put les
entendre. Un hurlement épouvantable éclata. Les
loups rouges, lancés sur les traces du cheval,
s' enfuyaient dans l' ouest avec une fantastique
rapidité.
Thalcave et Glenarvan se précipitèrent hors
de la ramada. Déjà la plaine avait repris sa
tranquillité, et c' est à peine s' ils purent
entrevoir une ligne mouvante qui ondulait au loin
dans les ombres de la nuit.
Glenarvan tomba sur le sol, accablé, désespéré,
joignant les mains. Il regarda Thalcave. L' indien
souriait avec son calme accoutumé.
" Thaouka. Bon cheval ! Enfant brave ! Il se
sauvera ! Répétait-il en approuvant d' un signe de
la tête.
-et s' il tombe ? Dit Glenarvan.
-il ne tombera pas ! "
malgré la confiance de Thalcave, la nuit s' acheva
pour le pauvre lord dans d' affreuses angoisses. Il
voulait courir à la recherche de Robert ; mais
l' indien l' arrêta ; il lui fit comprendre que les
chevaux ne pouvaient le rejoindre, que Thaouka
avait dû distancer ses ennemis, qu' on ne pourrait
le retrouver dans les ténèbres, et qu' il fallait
attendre le jour pour s' élancer sur les traces de
Robert.
à quatre heures du matin, l' aube commença à
poindre.
Le moment de partir était arrivé.
" en route " , dit l' indien.
Glenarvan ne répondit pas, mais il sauta sur le
cheval de Robert. Bientôt les deux cavaliers
galopaient vers l' ouest, remontant la ligne droite
dont leurs compagnons

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ne devaient pas s' écarter. Pendant une heure, ils
allèrent ainsi à une vitesse prodigieuse, cherchant
Robert des yeux, craignant à chaque pas de
rencontrer son cadavre ensanglanté. Glenarvan
déchirait les flancs de son cheval sous l' éperon.
Enfin des coups de fusil se firent entendre, des
détonations régulièrement espacées comme un signal
de reconnaissance.
" ce sont eux " , s' écria Glenarvan.
Thalcave et lui communiquèrent à leurs chevaux
une allure plus rapide encore, et, quelques
instants après, ils rejoignirent le détachement
conduit par Paganel. Un cri s' échappa de la
poitrine de Glenarvan. Robert était là, vivant,
bien vivant, porté par le superbe Thaouka, qui
hennit de plaisir en revoyant son maître.
" ah ! Mon enfant ! Mon enfant ! " s' écria
Glenarvan, avec une indicible expression de
tendresse.
Et Robert et lui, mettant pied à terre, se
précipitèrent dans les bras l' un de l' autre. Puis,
ce fut au tour de l' indien de serrer sur sa
poitrine le courageux fils du capitaine Grant.
" il vit ! Il vit ! S' écriait Glenarvan.
-oui ! Répondit Robert, et grâce à Thaouka ! "
l' indien n' avait pas attendu cette parole de
reconnaissance pour remercier son cheval, et, en
ce moment, il lui parlait, il l' embrassait, comme
si un sang humain eût coulé dans les veines du
fier animal.
Puis, se retournant vers Paganel, il lui montra le
jeune Robert :
" un brave ! " dit-il.
Cependant, Glenarvan disait à Robert en l' entourant
de ses bras :
" pourquoi, mon fils, pourquoi n' as-tu pas laissé
Thalcave ou moi tenter cette dernière chance de
te sauver ?
-mylord, répondit l' enfant avec l' accent de la plus
vive reconnaissance, n' était-ce pas à moi de me
dévouer ? Thalcave m' a déjà sauvé la vie ! Et
vous, vous allez sauver mon père. "

p186

chapitre xx les plaines argentines
après les premiers épanchements du retour, Paganel,
Austin, Wilson, Mulrady, tous ceux qui étaient
restés en arrière, sauf peut-être le major
Mac Nabbs, s' aperçurent d' une chose, c' est qu' ils
mouraient de soif. Fort heureusement, la Guamini
coulait à peu de distance. On se remit donc en
route, et à sept heures du matin la petite troupe
arriva près de l' enceinte. à voir ses abords
jonchés des cadavres des loups, il fut facile de
comprendre la violence de l' attaque et la vigueur
de la défense.
Bientôt les voyageurs, abondamment rafraîchis, se
livrèrent à un déjeuner phénoménal dans l' enceinte
de la ramada. Les filets de nandou furent déclarés
excellents, et le tatou, rôti dans sa carapace,
un mets délicieux.
" en manger raisonnablement, dit Paganel, ce serait
de l' ingratitude envers la providence, il faut en
manger trop. "
et il en mangea trop, et ne s' en porta pas plus
mal, grâce à l' eau limpide de la Guamini, qui lui
parut posséder des qualités digestives d' une grande
supériorité.
à dix heures du matin, Glenarvan, ne voulant pas
renouveler les fautes d' Annibal à Capoue, donna
le signal du départ. Les outres de cuir furent
remplies d' eau, et l' on partit. Les chevaux bien
restaurés montrèrent beaucoup d' ardeur, et, presque
tout le temps, ils se maintinrent à l' allure du
petit galop de chasse. Le pays plus humide devenait
aussi plus fertile, mais toujours

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désert. Nul incident ne se produisit pendant les
journées du 2 et du 3 novembre, et le soir, les
voyageurs, rompus déjà aux fatigues des longues
marches, campèrent à la limite des pampas, sur les
frontières de la province de Buenos-Ayres. Ils
avaient quitté la baie de Talcahuano le
14 octobre ; ainsi donc, en vingt-deux jours,
quatre cent cinquante milles, c' est-à-dire près des
deux tiers du chemin, se trouvaient heureusement
franchis.
Le lendemain matin, on dépassa la ligne
conventionnelle qui sépare les plaines argentines
de la région des pampas. C' est là que Thalcave
espérait rencontrer les caciques aux mains
desquels il ne doutait pas de trouver Harry
Grant et ses deux compagnons d' esclavage.
Des quatorze provinces qui composent la république
argentine, celle de Buenos-Ayres est à la fois la
plus vaste et la plus peuplée. Sa frontière
confine aux territoires indiens du sud, entre le
soixante-quatrième et le soixante-cinquième degré.
Son territoire est étonnamment fertile. Un climat
particulièrement salubre règne sur cette plaine
couverte de graminées et de plantes arborescentes
légumineuses, qui présente une horizontalité
presque parfaite jusqu' au pied des sierras
Tandil et Tapalquem.
Depuis qu' ils avaient quitté la Guamini, les
voyageurs constataient, non sans grande
satisfaction, une amélioration notable dans la
température. Sa moyenne ne dépassait pas dix-sept
degrés centigrades, grâce aux vents violents et
froids de la Patagonie qui agitent incessamment
les ondes atmosphériques. Bêtes et gens n' avaient
donc aucun motif de se plaindre, après avoir tant
souffert de la sécheresse et de la chaleur. On
s' avançait avec ardeur et confiance. Mais, quoi
qu' en eût dit Thalcave, le pays semblait être
entièrement inhabité, ou, pour employer un mot
plus juste, " déshabité " .
Souvent la ligne de l' est côtoya ou coupa des
petites lagunes, faites tantôt d' eaux douces,
tantôt d' eaux saumâtres.

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Sur les bords et à l' abri des buissons sautillaient
de légers roitelets et chantaient de joyeuses
alouettes, en compagnie des " tangaras " , ces rivaux
en couleurs des colibris étincelants. Ces jolis
oiseaux battaient gaiement de l' aile sans prendre
garde aux étourneaux militaires qui paradaient sur
les berges avec leurs épaulettes et leurs poitrines
rouges. Aux buissons épineux se balançait, comme
un hamac de créole, le nid mobile des " annubis " ,
et sur le rivage des lagunes, de magnifiques
flamants, marchant en troupe régulière, déployaient
au vent leurs ailes couleur de feu. On apercevait
leurs nids groupés par milliers, en forme de cônes
tronqués d' un pied de haut, qui formaient comme une
petite ville. Les flamants ne se dérangeaient pas
trop à l' approche des voyageurs. Ce qui ne fit pas
le compte du savant Paganel.
" depuis longtemps, dit-il au major, je suis curieux de
voir voler un flamant.
-bon ! Dit le major.
-or, puisque j' en trouve l' occasion, j' en profite.
-profitez-en, Paganel.
-venez avec moi, major. Viens aussi, Robert. J' ai
besoin de témoins. "
et Paganel, laissant ses compagnons marcher en
avant, se dirigea, suivi de Robert Grant et du
major, vers la troupe des phénicoptères.
Arrivé à bonne portée, il tira un coup de fusil à
poudre, car il n' aurait pas versé inutilement le
sang d' un oiseau, et tous les flamants de s' envoler
d' un commun accord, pendant que Paganel les
observait attentivement à travers ses lunettes.
" eh bien, dit-il au major quand la troupe eut
disparu, les avez-vous vus voler ?
-oui certes, répondit Mac Nabbs, et, à moins
d' être aveugle, on ne pouvait faire moins.
-avez-vous trouvé qu' en volant ils ressemblaient
à des flèches empennées ?
-pas le moins du monde.

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-pas du tout, ajouta Robert.
-j' en étais sûr ! Reprit le savant d' un air de
satisfaction. Cela n' a pas empêché le plus
orgueilleux des gens modestes, mon illustre
compatriote Chateaubriand, d' avoir fait cette
comparaison inexacte entre les flamants et les
flèches ! Ah ! Robert, la comparaison, vois-tu
bien, c' est la plus dangereuse figure de rhétorique
que je connaisse. Défie-t' en toute la vie, et ne
l' emploie qu' à la dernière extrémité.
-ainsi vous êtes satisfait de votre expérience ?
Dit le major.
-enchanté.
-et moi aussi ; mais pressons nos chevaux, car
votre illustre Chateaubriand nous a mis d' un mille
en arrière. "
lorsqu' il eut rejoint ses compagnons, Paganel
trouva Glenarvan en grande conversation avec
l' indien qu' il ne semblait pas comprendre. Thalcave
s' était souvent arrêté pour observer l' horizon,
et chaque fois son visage avait exprimé un assez
vif étonnement. Glenarvan, ne voyant pas auprès
de lui son interprète ordinaire, avait essayé, mais
en vain, d' interroger l' indien. Aussi, du plus
loin qu' il aperçut le savant, il lui cria :
" arrivez donc, ami Paganel, Thalcave et moi, nous
ne parvenons guère à nous entendre ! "
Paganel s' entretint pendant quelques minutes avec
le patagon, et se retournant vers Glenarvan :
" Thalcave, lui dit-il, s' étonne d' un fait qui est
véritablement bizarre.
-lequel ?
-c' est de ne rencontrer ni indiens ni traces
d' indiens dans ces plaines, qui sont ordinairement
sillonnées de leurs bandes, soit qu' ils chassent
devant eux le bétail volé aux estancias, soit
qu' ils aillent jusqu' aux Andes vendre leurs
tapis de zorillo et leurs fouets en cuir tressé.
-et à quoi Thalcave attribue-t-il cet abandon ?
-il ne saurait le dire ; il s' en étonne, voilà
tout.

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-mais quels indiens comptait-il trouver dans cette
partie des pampas ?
-précisément ceux qui ont eu des prisonniers
étrangers entre leurs mains, ces indigènes que
commandent les caciques Calfoucoura, Catriel ou
Yanchetruz.
-quels sont ces gens-là ?
-des chefs de bandes qui étaient tout-puissants il
y a une trentaine d' années, avant qu' ils eussent
été rejetés au delà des sierras. Depuis cette époque,
ils se sont soumis autant qu' un indien peut se
soumettre, et ils battent la plaine de la Pampasie
aussi bien que la province de Buenos-Ayres. Je
m' étonne donc avec Thalcave de ne pas rencontrer
leurs traces dans un pays où ils font généralement
le métier de salteadores.
-mais alors, demanda Glenarvan, quel parti
devons-nous prendre ?
-je vais le savoir, " répondit Paganel.
Et après quelques instants de conversation avec
Thalcave, il dit :
" voici son avis, qui me paraît fort sage. Il faut
continuer notre route à l' est jusqu' au fort
indépendance, -c' est notre chemin, -et là, si
nous n' avons pas de nouvelles du capitaine Grant,
nous saurons du moins ce que sont devenus les
indiens de la plaine argentine.
-ce fort indépendance est-il éloigné ? Répondit
Glenarvan.
-non, il est situé dans la sierra Tandil, à une
soixantaine de milles.
-et nous y arriverons ? ...
-après-demain soir. "
Glenarvan fut assez déconcerté de cet incident. Ne
pas trouver un indien dans les pampas, c' était à
quoi on se fût le moins attendu. Il y en a trop
ordinairement. Il fallait donc qu' une circonstance
toute spéciale les eût écartés. Mais, chose grave
surtout, si Harry Grant était prisonnier de l' une
de ces tribus, il avait été entraîné

p191

dans le nord ou dans le sud ? Ce doute ne laissa pas
d' inquiéter Glenarvan. Il s' agissait de conserver
à tout prix la piste du capitaine. Enfin, le mieux
était de suivre l' avis de Thalcave et d' atteindre
le village de Tandil. Là, du moins, on trouverait
à qui parler.
Vers quatre heures du soir, une colline, qui
pouvait passer pour une montagne dans un pays si
plat, fut signalée à l' horizon. C' était la sierra
Tapalquem, au pied de laquelle les voyageurs
campèrent la nuit suivante. Le passage de cette
sierra se fit le lendemain le plus facilement du
monde. On suivait des ondulations sablonneuses d' un
terrain à pentes douces. Une pareille sierra ne
pouvait être prise au sérieux par des gens qui
avaient franchi la cordillère des Andes, et les
chevaux ralentirent à peine leur rapide allure.
à midi, on dépassait le fort abandonné de
Tapalquem, premier anneau de cette chaîne de
fortins tendue sur la lisière du sud contre les
indigènes pillards. Mais d' indiens, on n' en
rencontra pas l' ombre, à la surprise croissante de
Thalcave. Cependant, vers le milieu du jour,
trois coureurs des plaines, bien montés et bien
armés, observèrent un instant la petite troupe ;
mais ils ne se laissèrent pas approcher, et
s' enfuirent avec une incroyable rapidité. Glenarvan
était furieux.
" des gauchos " , dit le patagon, en donnant à ces
indigènes la dénomination qui avait amené une
discussion entre le major et Paganel.
" ah ! Des gauchos, répondit Mac Nabbs. Eh bien,
Paganel, le vent du nord ne souffle pas
aujourd' hui. Qu' est-ce que vous pensez de ces
animaux-là ?
-je pense qu' ils ont l' air de fameux bandits,
répondit Paganel.
-et de là à en être, mon cher savant ?
-il n' y a qu' un pas, mon cher major ! "
l' aveu de Paganel fut suivi d' un rire général qui
ne le déconcerta point, et il fit même, à
l' occasion de ces indiens, une très curieuse
observation.

p192

" j' ai lu quelque part, dit-il, que chez l' arabe la
bouche a une rare expression de férocité, tandis
que l' expression humaine se trouve dans le regard.
Eh bien, chez le sauvage américain, c' est tout
le contraire. Ces gens-là ont l' oeil
particulièrement méchant. " un physionomiste de
profession n' eût pas mieux dit pour caractériser
la race indienne.
Cependant, d' après les ordres de Thalcave, on
marchait en peloton serré ; quelque désert que fût
le pays, il fallait se défier des surprises ; mais
la précaution fut inutile, et le soir même on campait
dans une vaste tolderia abandonnée, où le cacique
Catriel réunissait ordinairement ses bandes
d' indigènes. à l' inspection du terrain, au défaut de
traces récentes, le patagon reconnut que la tolderia
n' avait pas été occupée depuis longtemps.
Le lendemain, Glenarvan et ses compagnons se
retrouvaient dans la plaine : les premières
estancias qui avoisinent la sierra Tandil furent
aperçues ; mais Thalcave résolut de ne pas s' y
arrêter et de marcher droit au fort indépendance,
où il voulait se renseigner, particulièrement sur
la situation singulière de ce pays abandonné.
Les arbres, si rares, depuis la cordillère,
reparurent alors, la plupart plantés après l' arrivée
des européens sur le territoire américain. Il y
avait là des azedarachs, des pêchers, des peupliers,
des saules, des acacias, qui poussaient tout seuls,
vite et bien. Ils entouraient généralement les
" corrales " , vastes enceintes à bétail garnies de
pieux. Là paissaient et s' engraissaient par milliers
boeufs, moutons, vaches et chevaux, marqués au fer
chaud de l' estampille du maître, tandis que de
grands chiens vigilants et nombreux veillaient aux
alentours. Le sol un peu salin qui s' étend au pied
des montagnes convient admirablement aux troupeaux
et produit un fourrage

p193

excellent. On le choisit donc de préférence pour
l' établissement des estancias, qui sont dirigées par
un majordome et un contremaître, ayant sous leurs
ordres quatre péons pour mille têtes de bétail.
Ces gens-là mènent la vie des grands pasteurs de la
bible ; leurs troupeaux sont aussi nombreux, plus
nombreux peut-être, que ceux dont s' emplissaient
les plaines de la Mésopotamie ; mais ici la famille
manque au berger, et les grands " estanceros " de la
pampa ont tout du grossier marchand de boeufs, rien
du patriarche des temps bibliques.
C' est ce que Paganel expliqua fort bien à ses
compagnons, et, à ce sujet, il se livra à une
discussion anthropologique pleine d' intérêt sur
la comparaison des races. Il parvint même à
intéresser le major, qui ne s' en cacha point.
Paganel eut aussi l' occasion de faire observer un
curieux effet de mirage très commun dans ces plaines
horizontales : les estancias, de loin, ressemblaient
à de grandes îles ; les peupliers et les saules de
leur lisière semblaient réfléchis dans une eau
limpide qui fuyait devant les pas des voyageurs ;
mais l' illusion était si parfaite que l' oeil ne
pouvait s' y habituer.
Pendant cette journée du 6 novembre, on rencontra
plusieurs estancias, et aussi un ou deux saladeros.
C' est là que le bétail, après avoir été engraissé
au milieu de succulents pâturages, vient tendre la
gorge au couteau du boucher. Le saladero, ainsi
que son nom l' indique, est l' endroit où se salent
les viandes. C' est à la fin du printemps que
commencent ces travaux répugnants. Les " saladeros "
vont alors chercher les animaux au corral ; ils
les saisissent avec le lazo, qu' ils manient
habilement, et les conduisent au saladero ; là,
boeufs, taureaux, vaches, moutons sont abattus par
centaines, écorchés et décharnés. Mais souvent les
taureaux ne se laissent pas prendre sans résistance.
L' écorcheur se transforme alors en toréador, et ce
métier périlleux, il le fait avec une

p194

adresse et, il faut le dire, une férocité peu
communes. En somme, cette boucherie présente un
affreux spectacle. Rien de repoussant comme les
environs d' un saladero ; de ces enceintes horribles
s' échappent, avec une atmosphère chargée
d' émanations fétides, des cris féroces d' écorcheurs,
des aboiements sinistres de chiens, des hurlements
prolongés de bêtes expirantes, tandis que les urubus
et les auras, grands vautours de la plaine
argentine, venus par milliers de vingt lieues à la
ronde, disputent aux bouchers les débris encore
palpitants de leurs victimes. Mais en ce moment
les saladeros étaient muets, paisibles et inhabités.
L' heure de ces immenses tueries n' avait pas encore
sonné.
Thalcave pressait la marche ; il voulait arriver le
soir même au fort indépendance ; les chevaux,
excités par leurs maîtres et suivant l' exemple de
Thaouka, volaient à travers les hautes graminées
du sol. On rencontra plusieurs fermes crénelées et
défendues par des fossés profonds ; la maison
principale était pourvue d' une terrasse du haut
de laquelle les habitants, organisés militairement,
peuvent faire le coup de fusil avec les pillards de
la plaine. Glenarvan eût peut-être trouvé là les
renseignements qu' il cherchait, mais le plus sûr
était d' arriver au village de Tandil. On ne
s' arrêta pas. On passa à gué le rio de los Huesos, et,
quelques milles plus loin, le Chapaléofu. Bientôt
la sierra Tandil offrit au pied des chevaux le
talus gazonné de ses premières pentes, et, une
heure après, le village apparut au fond d' une
gorge étroite, dominée par les murs crénelés du
fort indépendance.

p195

chapitre xxi le fort indépendance
la sierra Tandil est élevée de mille pieds
au-dessus du niveau de la mer ; c' est une chaîne
primordiale, c' est-à-dire antérieure à toute
création organique et métamorphique, en ce sens
que sa texture et sa composition se sont peu à peu
modifiées sous l' influence de la chaleur interne.
Elle est formée d' une succession semi-circulaire
de collines de gneiss couvertes de gazon. Le
district de Tandil, auquel elle a donné son nom,
comprend tout le sud de la province de
Buenos-Ayres, et se délimite par un versant qui
envoie vers le nord les rios nés sur ses pentes.
Ce district renferme environ quatre mille habitants,
et son chef-lieu est le village de Tandil, situé
au pied des croupes septentrionales de la sierra,
sous la protection du fort indépendance ; sa
position est assez heureuse sur l' important ruisseau
du Chapaléofu. Particularité singulière et que ne
pouvait ignorer Paganel, ce village est
spécialement peuplé de basques français et de colons
italiens. Ce fut en effet la France qui fonda les
premiers établissements étrangers dans cette portion
inférieure de la Plata. En 1828, le fort
indépendance, destiné à protéger le pays contre les
invasions réitérées des indiens, fut élevé par les
soins du français Parchappe. Un savant de premier
ordre le seconda dans cette entreprise, Alcide
d' Orbigny, qui a le mieux connu, étudié et décrit
tous les pays méridionaux de l' Amérique du sud.

p196

C' est un point assez important que ce village de
Tandil. Au moyen de ses " galeras " , grandes
charrettes à boeufs très propres à suivre les
routes de la plaine, il communique en douze jours
avec Buenos-Ayres ; de là un commerce assez actif :
le village envoie à la ville le bétail de ses
estancias, les salaisons de ses saladeros, et les
produits très curieux de l' industrie indienne, tels
que les étoffes de coton, les tissus de laine, les
ouvrages si recherchés des tresseurs de cuir, etc.
Aussi Tandil, sans compter un certain nombre de
maisons assez confortables, renferme-t-il des
écoles et des églises, pour s' instruire dans ce
monde et dans l' autre.
Paganel, après avoir donné ces détails, ajouta
que les renseignements ne pourraient manquer au
village de Tandil ; le fort, d' ailleurs, est
toujours occupé par un détachement de troupes
nationales. Glenarvan fit donc mettre les chevaux
à l' écurie d' une " fonda " d' assez bonne apparence ;
puis Paganel, le major, Robert et lui, sous la
conduite de Thalcave, se dirigèrent vers le fort
indépendance. Après quelques minutes d' ascension
sur une des croupes de la sierra, ils arrivèrent
à la poterne, assez mal gardée par une sentinelle
argentine. Ils passèrent sans difficulté, ce qui
indiquait une grande incurie ou une extrême
sécurité.
Quelques soldats faisaient alors l' exercice sur
l' esplanade du fort ; mais le plus âgé de ces
soldats avait vingt ans, et le plus jeune sept à
peine. à vrai dire, c' était une douzaine d' enfants
et de jeunes garçons, qui s' escrimaient assez
proprement. Leur uniforme consistait en une
chemise rayée, nouée à la taille par une ceinture
de cuir ; de pantalon, de culotte ou de kilt
écossais, il n' était point question ; la douceur de
la température autorisait d' ailleurs la légèreté
relative de ce costume. Et d' abord, Paganel eut
bonne idée d' un gouvernement qui ne se ruinait pas en
galons. Chacun de ces jeunes bambins portait un
fusil à percussion et un sabre, le sabre trop long
et le fusil trop lourd pour les petits.

p197

Tous avaient la figure basanée, et un certain air
de famille. Le caporal instructeur qui les commandait
leur ressemblait aussi. Ce devaient être, et
c' étaient en effet, douze frères qui paradaient sous
les ordres du treizième.
Paganel ne s' en étonna pas ; il connaissait sa
statistique argentine, et savait que dans le pays
la moyenne des enfants dépasse neuf par ménage ; mais
ce qui le surprit fort, ce fut de voir ces petits
une précision parfaite les principaux mouvements
de la charge en douze temps. Souvent même, les
commandements du caporal se faisaient dans la
langue maternelle du savant géographe.
" voilà qui est particulier " , dit-il.
Mais Glenarvan n' était pas venu au fort
indépendance pour voir des bambins faire l' exercice,
encore moins pour s' occuper de leur nationalité ou
de leur origine. Il ne laissa donc pas à Paganel
le temps de s' étonner davantage, et il le pria de
demander le chef de la garnison. Paganel s' exécuta,
et l' un des soldats argentins se dirigea vers une
petite maison qui servait de caserne.
Quelques instants après, le commandant parut en
personne. C' était un homme de cinquante ans,
vigoureux, l' air militaire, les moustaches rudes,
la pommette des joues saillante, les cheveux
grisonnants, l' oeil impérieux, autant du moins
qu' on en pouvait juger à travers les tourbillons
de fumée qui s' échappaient de sa pipe à court
tuyau. Sa démarche rappela fort à Paganel la
tournure sui generis des vieux sous-officiers de
son pays.
Thalcave, s' adressant au commandant, lui présenta
lord Glenarvan et ses compagnons. Pendant qu' il
parlait, le commandant ne cessait de dévisager
Paganel avec une persistance assez embarrassante.
Le savant ne savait où le troupier voulait en
venir, et il allait l' interroger, quand l' autre
lui prit la main sans façon, et dit d' une voix
joyeuse dans la langue du géographe :
" un français ?

p198

-oui ! Un français ! Répondit Paganel.
-ah ! Enchanté ! Bienvenu ! Bienvenu ! Suis
français aussi, répéta le commandant en secouant
le bras du savant avec une vigueur inquiétante.
-un de vos amis ? Demanda le major à Paganel.
-parbleu ! Répondit celui-ci avec une certaine
fierté, on a des amis dans les cinq parties du
monde. "
et après avoir dégagé sa main, non sans peine, de
l' étau vivant qui la broyait, il entra en
conversation réglée avec le vigoureux commandant.
Glenarvan aurait bien voulu placer un mot qui eût
rapport à ses affaires, mais le militaire racontait
son histoire, et il n' était pas d' humeur à
s' arrêter en route. On voyait que ce brave homme
avait quitté la France depuis longtemps ; sa
langue maternelle ne lui était plus familière, et
il avait oublié sinon les mots, du moins la
manière de les assembler. Il parlait à peu près
comme un nègre des colonies françaises. En effet,
et ainsi que ses visiteurs ne tardèrent pas à
l' apprendre, le commandant du fort indépendance
était un sergent français, ancien compagnon de
Parchappe.
Depuis la fondation du fort, en 1828, il ne l' avait
plus quitté, et actuellement il le commandait avec
l' agrément du gouvernement argentin. C' était un
homme de cinquante ans, un basque ; il se nommait
Manuel Ipharaguerre. On voit que, s' il n' était
pas espagnol, il l' avait échappé belle. Un an après son
arrivée dans le pays, le sergent Manuel se fit
naturaliser, prit du service dans l' armée
argentine et épousa une brave indienne, qui
nourrissait alors deux jumeaux de six mois. Deux
garçons, bien entendu, car la digne compagne du
sergent ne se serait pas permis de lui donner des
filles. Manuel ne concevait pas d' autre état que
l' état militaire, et il espérait bien, avec le
temps et l' aide de Dieu, offrir à la république
une compagnie de jeunes soldats tout entière.
" vous avez vu ! Dit-il. Charmants ! Bons soldats.

p199

José ! Juan ! Miquele ! Pepe ! Pepe, sept ans !
Mâche déjà sa cartouche ! "
Pepe, s' entendant complimenter, rassembla ses deux
petits pieds et présenta les armes avec une grâce
parfaite.
" il ira bien ! Ajouta le sergent. Un jour, colonel
major ou brigadier général ! "
le sergent Manuel se montrait si enchanté qu' il
n' y avait à le contredire ni sur la supériorité du
métier des armes, ni sur l' avenir réservé à sa
belliqueuse progéniture. Il était heureux, et, comme
l' a dit Goethe : " rien de ce qui nous rend
heureux n' est illusion. "
toute cette histoire dura un bon quart d' heure, au
grand étonnement de Thalcave. L' indien ne pouvait
comprendre que tant de paroles sortissent d' un
seul gosier. Personne n' interrompit le commandant.
Mais comme il faut bien qu' un sergent, même un
sergent français finisse par se taire, Manuel se
tut enfin, non sans avoir obligé ses hôtes à le
suivre dans sa demeure. Ceux-ci se résignèrent à
être présentés à Mme Ipharaguerre, qui leur parut
être " une bonne personne " , si cette expression du
vieux monde peut s' employer toutefois, à propos
d' une indienne.
Puis, quand on eut fait toutes ses volontés, le
sergent demanda à ses hôtes ce qui lui procurait
l' honneur de leur visite. C' était l' instant ou
jamais de s' expliquer. Paganel lui raconta en
français tout ce voyage à travers les pampas et
termina en demandant la raison pour laquelle les
indiens avaient abandonné le pays.
" ah ! ... personne ! ... répondit le sergent en
haussant les épaules. Effectivement ! ... personne ! ...
nous autres, bras croisés... rien à faire !
-mais pourquoi ?
-guerre.
-guerre ?
-oui ! Guerre civile...
-guerre civile ? ... reprit Paganel, qui, sans y
prendre garde, se mettait à " parler nègre " .

p200

-oui, guerre entre paraguayens et Buenos-Ayriens,
répondit le sergent.
-eh bien ?
-eh bien, indiens tous dans le nord, sur les
derrières du général Flores. Indiens pillards,
pillent.
-mais les caciques ?
-caciques avec eux.
-quoi ! Catriel.
-pas de Catriel.
-et Calfoucoura ?
-point de Calfoucoura.
-et Yanchetruz ?
-plus de Yanchetruz ! "
cette réponse fut rapportée à Thalcave, qui secoua
la tête d' un air approbatif. En effet, Thalcave
l' ignorait ou l' avait oublié, une guerre civile,
qui devait entraîner plus tard l' intervention du
Brésil, décimait les deux partis de la république.
Les indiens ont tout à gagner à ces luttes
intestines, et ils ne pouvaient manquer de si
belles occasions de pillage. Aussi le sergent ne
se trompait-il pas en donnant à l' abandon des
pampas cette raison d' une guerre civile qui se
faisait dans le nord des provinces argentines.
Mais cet événement renversait les projets de
Glenarvan, dont les plans se trouvaient ainsi
déjoués. En effet, si Harry Grant était
prisonnier des caciques, il avait dû être
entraîné avec eux jusqu' aux frontières du nord.
Dès lors, où et comment le retrouver ? Fallait-il
tenter une recherche périlleuse, et presque inutile,
jusqu' aux limites septentrionales de la pampa ?
C' était une résolution grave, qui devait être
sérieusement débattue.
Cependant, une question importante pouvait encore
être posée au sergent, et ce fut le major qui
songea à la faire pendant que ses amis se regardaient
en silence.
" le sergent avait-il entendu dire que des
européens fussent retenus prisonniers par les
caciques de la pampa ? "

p201

Manuel réfléchit pendant quelques instants, en
homme qui fait appel à ses souvenirs.
" oui, dit-il enfin.
-ah ! " fit Glenarvan, se rattachant à un nouvel
espoir.
Paganel, Mac Nabbs, Robert et lui entouraient
le sergent.
" parlez ! Parlez ! Disaient-ils en le considérant
d' un oeil avide.
-il y a quelques années, répondit Manuel, oui...
c' est cela... prisonniers européens... mais jamais
vus...
-quelques années, reprit Glenarvan, vous vous
trompez... la date du naufrage est précise... le
Britannia s' est perdu en juin 1862... il y a
donc moins de deux ans.
-oh ! Plus que cela, mylord.
-impossible, s' écria Paganel.
-si vraiment ! C' était à la naissance de Pepe...
il s' agissait de deux hommes.
-non, trois ! Dit Glenarvan.
-deux ! Répliqua le sergent d' un ton affirmatif.
-deux ! Dit Glenarvan très surpris. Deux
anglais ?
-non pas, répondit le sergent. Qui parle d' anglais ?
Non... un français et un italien.
-un italien qui fut massacré par les poyuches ?
S' écria Paganel.
-oui ! Et j' ai appris depuis... français sauvé.
-sauvé ! S' écria le jeune Robert, dont la vie
était suspendue aux lèvres du sergent.
-oui, sauvé des mains des indiens, " répondit
Manuel.
Chacun regardait le savant, qui se frappait le
front d' un air désespéré.
" ah ! Je comprends, dit-il enfin, tout est clair,
tout s' explique !
-mais de quoi s' agit-il ? Demanda Glenarvan,
aussi inquiet qu' impatienté.

p202

-mes amis, répondit Paganel, en prenant les mains
de Robert, il faut nous résigner à une grave
déconvenue ! Nous avons suivi une fausse piste !
Il ne s' agit point ici du capitaine, mais d' un de
mes compatriotes, dont le compagnon, Marco
Vazello, fut effectivement assassiné par les
poyuches, d' un français qui plusieurs fois accompagna
ces cruels indiens jusqu' aux rives du Colorado,
et qui, après s' être heureusement échappé de leurs
mains, a revu la France. En croyant suivre les
traces d' Harry Grant, nous sommes tombés sur
celles du jeune Guinnard. "
un profond silence accueillit cette déclaration.
L' erreur était palpable. Les détails donnés par le
sergent, la nationalité du prisonnier, le meurtre
de son compagnon, son évasion des mains des
indiens, tout s' accordait pour la rendre évidente.
Glenarvan regardait Thalcave d' un air
décontenancé. L' indien prit alors la parole :
" n' avez-vous jamais entendu parler de trois
anglais captifs ? Demanda-t-il au sergent
français.
-jamais, répondit Manuel... on l' aurait appris à
Tandil... je le saurais... non, cela n' est pas... "
Glenarvan, après cette réponse formelle, n' avait
rien à faire au fort indépendance. Ses amis et lui
se retirèrent donc, non sans avoir remercié le
sergent et échangé quelques poignées de main avec lui.
Glenarvan était désespéré de ce renversement
complet de ses espérances. Robert marchait près de
lui sans rien dire, les yeux humides de larmes.
Glenarvan ne trouvait pas une seule parole pour le
consoler. Paganel

p203

gesticulait en se parlant à lui-même. Le major ne
desserrait pas les lèvres. Quant à Thalcave, il
paraissait froissé dans son amour-propre d' indien
de s' être égaré sur une fausse piste. Personne,
cependant, ne songeait à lui reprocher une erreur
si excusable.
On rentra à la fonda.
Le souper fut triste. Certes, aucun de ces hommes
courageux et dévoués ne regrettait tant de fatigues
inutilement supportées, tant de dangers vainement
encourus. Mais chacun voyait s' anéantir en un
instant tout espoir de succès. En effet,
pouvait-on rencontrer le capitaine Grant entre la
sierra Tandil et la mer ? Non. Le sergent Manuel,
si quelque prisonnier fût tombé aux mains des
indiens sur les côtes de l' Atlantique, en aurait
été certainement informé. Un événement de cette
nature ne pouvait échapper à l' attention des
indigènes qui font un commerce suivi de Tandil à
Carmen, à l' embouchure de rio-Negro. Or, entre
trafiquants de la plaine argentine, tout se sait,
et tout se dit. Il n' y avait donc plus qu' un parti
à prendre : rejoindre, et sans tarder, le
Duncan, au rendez-vous assigné de la pointe
Medano.
Cependant, Paganel avait demandé à Glenarvan le
document sur la foi duquel leurs recherches
s' étaient si malheureusement égarées. Il le relisait
avec une colère peu dissimulée. Il cherchait à lui
arracher une interprétation nouvelle.
" ce document est pourtant bien clair ! Répétait
Glenarvan. Il s' explique de la manière la plus
catégorique sur le naufrage du capitaine et sur le
lieu de sa captivité !
-eh bien, non ! Répondit le géographe en frappant
la table du poing, cent fois non ! Puisque Harry
Grant n' est pas dans les pampas, il n' est pas en
Amérique. Or, où il est, ce document doit le dire,
et il le dira, mes amis, ou je ne suis plus
Jacques Paganel ! "

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chapitre xxii la crue
une distance de cent cinquante milles sépare le
fort indépendance des rivages de l' Atlantique.
à moins de retards imprévus, et certainement
improbables, Glenarvan, en quatre jours, devait
avoir rejoint le Duncan. mais revenir à bord
sans le capitaine Grant, après avoir si
complètement échoué dans ses recherches, il ne
pouvait se faire à cette idée. Aussi, le lendemain,
ne songea-t-il pas à donner ses ordres pour le
départ. Ce fut le major qui prit sur lui de faire
seller les chevaux, de renouveler les provisions,
et d' établir les relèvements de route. Grâce à
son activité, la petite troupe, à huit heures du
matin, descendait les croupes gazonnées de la
sierra Tandil.
Glenarvan, Robert à ses côtés, galopait sans mot
dire ; son caractère audacieux et résolu ne lui
permettait pas d' accepter cet insuccès d' une âme
tranquille ; son coeur battait à se rompre, et sa
tête était en feu. Paganel, agacé par la
difficulté, retournait de toutes les façons les mots
du document pour en tirer un enseignement nouveau.
Thalcave, muet, laissait à Thaouka le soin de le
conduire. Le major, toujours confiant, demeurait
solide au poste, comme un homme sur lequel le
découragement ne saurait avoir de prise. Tom
Austin et ses deux matelots partageaient l' ennui
de leur maître. à un moment où un timide lapin
traversa devant eux les sentiers de la sierra, les
superstitieux écossais se regardèrent.

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" un mauvais présage, dit Wilson.
-oui, dans les highlands, répondit Mulrady.
-ce qui est mauvais dans les highlands n' est pas
meilleur ici " , répliqua sentencieusement Wilson.
Vers midi, les voyageurs avaient franchi la sierra
Tandil et retrouvaient les plaines largement
ondulées qui s' étendent jusqu' à la mer. à chaque
pas, des rios limpides arrosaient cette fertile
contrée et allaient se perdre au milieu de hauts
pâturages. Le sol reprenait son horizontalité
normale, comme l' océan après une tempête. Les
dernières montagnes de la Pampasie argentine
étaient passées, et la prairie monotone offrait
au pas des chevaux son long tapis de verdure.
Le temps jusqu' alors avait été beau. Mais le ciel,
ce jour-là, prit un aspect peu rassurant. Les
masses de vapeurs, engendrées par la haute
température des journées précédentes et disposées
par nuages épais, promettaient de se résoudre en
pluies torrentielles. D' ailleurs, le voisinage
de l' Atlantique et le vent d' ouest qui y règne en
maître rendaient le climat de cette contrée
particulièrement humide. On le voyait bien à sa
fertilité, à la grasse abondance de ses pâturages
et à leur sombre verdeur. Cependant, ce jour-là
du moins, les larges nues ne crevèrent pas, et, le
soir, les chevaux, après avoir allégrement fourni
une traite de quarante milles, s' arrêtèrent au
bord de profondes " canadas " , immenses fossés
naturels remplis d' eau. Tout abri manquait. Les
ponchos servirent à la fois de tentes et de
couvertures, et chacun s' endormit sous un ciel
menaçant, qui s' en tint aux menaces, fort
heureusement.
Le lendemain, à mesure que la plaine s' abaissait,
la présence des eaux souterraines se trahit plus
sensiblement encore ; l' humidité suintait par tous
les pores du sol. Bientôt de larges étangs, les uns
déjà profonds, les autres commençant à se former,
coupèrent la route de l' est. Tant qu' il ne s' agit
que de " lagunas " , amas d' eau bien circonscrits et
libres de plantes aquatiques, les chevaux

p206

purent aisément s' en tirer ; mais avec ces
bourbiers mouvants, nommés " penganos " , ce fut plus
difficile ; de hautes herbes les obstruaient, et
pour reconnaître le péril, il fallait y être
engagé.
Ces fondrières avaient été déjà fatales à plus
d' un être vivant. En effet, Robert, qui s' était
porté en avant d' un demi-mille, revint au galop,
et s' écria :
" Monsieur Paganel ! Monsieur Paganel ! Une
forêt de cornes !
-quoi ! Répondit le savant, tu as trouvé une
forêt de cornes ?
-oui, oui, tout au moins un taillis.
-un taillis ! Tu rêves, mon garçon, répliqua
Paganel en haussant les épaules.
-je ne rêve pas, reprit Robert, et vous verrez
vous-même ! Voilà un singulier pays ! On y sème
des cornes, et elles poussent comme du blé ! Je
voudrais bien en avoir de la graine !
-mais il parle sérieusement, dit le major.
-oui, monsieur le major, vous allez bien voir. "
Robert ne s' était pas trompé, et bientôt on se
trouva devant un immense champ de cornes,
régulièrement plantées, qui s' étendait à perte de
vue. C' était un véritable taillis, bas et serré,
mais étrange.
" eh bien ? Dit Robert.
-voilà qui est particulier, répondit Paganel en
se tournant vers l' indien et l' interrogeant.
-les cornes sortent de terre, dit Thalcave, mais
les boeufs sont dessous.
-quoi ! S' écria Paganel, il y a là tout un troupeau
enlisé dans cette boue ?
-oui " , fit le patagon.
En effet, un immense troupeau avait trouvé la mort
sous ce sol ébranlé par sa course ; des centaines
de boeufs venaient de périr ainsi, côte à côte, étouffés
dans la vaste fondrière. Ce fait, qui se produit
quelquefois dans la plaine argentine, ne pouvait
être ignoré de l' indien,

p207

et c' était un avertissement dont il convenait de
tenir compte. On tourna l' immense hécatombe, qui
eût satisfait les dieux les plus exigeants de
l' antiquité, et, une heure après, le champ de
cornes restait à deux milles en arrière.
Thalcave observait avec une certaine anxiété cet
état de choses qui ne lui semblait pas ordinaire.
Il s' arrêtait souvent et se dressait sur ses
étriers. Sa grande taille lui permettait
d' embrasser du regard un vaste horizon ; mais,
n' apercevant rien qui pût l' éclairer, il reprenait
bientôt sa marche interrompue. Un mille plus loin,
il s' arrêtait encore, puis, s' écartant de la ligne
suivie, il faisait une pointe de quelques milles,
tantôt au nord, tantôt au sud, et revenait prendre
la tête de la troupe, sans dire ni ce qu' il espérait
ni ce qu' il craignait. Ce manège, maintes fois
répété, intrigua Paganel et inquiéta Glenarvan.
Le savant fut donc invité à interroger l' indien.
Ce qu' il fit aussitôt.
Thalcave lui répondit qu' il s' étonnait de voir la
plaine imprégnée d' eau. Jamais, à sa connaissance,
et depuis qu' il exerçait le métier de guide, ses
pieds n' avaient foulé un sol si détrempé. Même à
la saison des grandes pluies, la campagne
argentine offrait toujours des passes praticables.
" mais à quoi attribuer cette humidité croissante ?
Demanda Paganel.
-je ne sais, répondit l' indien, et quand je le
saurais ! ...
-est-ce que les rios des sierras grossis par les
pluies ne débordent jamais ?
-quelquefois.
-et maintenant, peut-être ?
-peut-être ! " dit Thalcave.
Paganel dut se contenter de cette demi-réponse,
et il fit connaître à Glenarvan le résultat de
sa conversation.
" et que conseille Thalcave ? Dit Glenarvan.
-qu' y a-t-il à faire ? Demanda Paganel au
patagon.

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-marcher vite, " répondit l' indien.
Conseil plus facile à donner qu' à suivre. Les
chevaux se fatiguaient promptement à fouler un sol
qui fuyait sous eux, la dépression s' accusait de
plus en plus, et cette partie de la plaine pouvait
être assimilée à un immense bas-fond, où les eaux
envahissantes devaient rapidement s' accumuler. Il
importait donc de franchir sans retard ces terrains
en contre-bas qu' une inondation eût immédiatement
transformés en lac.
On hâta le pas. Mais ce ne fut pas assez de cette
eau qui se déroulait en nappes sous le pied des
chevaux. Vers deux heures, les cataractes du ciel
s' ouvrirent, et des torrents d' une pluie tropicale
se précipitèrent sur la plaine. Jamais plus belle
occasion ne se présenta de se montrer philosophe.
Nul moyen de se soustraire à ce déluge, et mieux
valait le recevoir stoïquement. Les ponchos étaient
ruisselants ; les chapeaux les arrosaient comme
un toit dont les gouttières sont engorgées ; la
frange des recados semblait faite de filets
liquides, et les cavaliers, éclaboussés par leurs
montures dont le sabot frappait à chaque pas les
torrents du sol, chevauchaient dans une double
averse qui venait à la fois de la terre et du ciel.
Ce fut ainsi que, trempés, transis et brisés de
fatigue, ils arrivèrent le soir à un rancho fort
misérable. Des gens peu difficiles pouvaient seuls
lui donner le nom d' abri, et des voyageurs aux
abois consentir à s' y abriter. Mais Glenarvan
et ses compagnons n' avaient pas le choix. Ils se
blottirent donc dans cette cahute abandonnée, dont
n' aurait pas voulu un pauvre indien des pampas.
Un mauvais feu d' herbe qui donnait plus de fumée
que de chaleur fut allumé, non sans peine. Les
rafales de pluie faisaient rage au dehors, et à
travers le chaume pourri suintaient de larges
gouttes. Si le foyer ne s' éteignit pas vingt fois,
c' est que vingt fois Mulrady et Wilson luttèrent
contre l' envahissement de l' eau. Le souper, très
médiocre et peu réconfortant, fut assez triste.

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L' appétit manquait. Seul le major fit honneur au
charqui humide et ne perdit pas un coup de dent.
L' impassible Mac Nabbs était supérieur aux
événements. Quant à Paganel, en sa qualité de
français, il essaya de plaisanter. Mais cela ne
prit pas.
" mes plaisanteries sont mouillées, dit-il, elles
ratent ! "
cependant, comme ce qu' il y avait de plus plaisant
dans cette circonstance était de dormir, chacun
chercha dans le sommeil un oubli momentané de ses
fatigues. La nuit fut mauvaise ; les ais du rancho
craquaient à se rompre ; il s' inclinait sous les
poussées du vent et menaçait de s' en aller à chaque
rafale ; les malheureux chevaux gémissaient au
dehors, exposés à toute l' inclémence du ciel, et
leurs maîtres ne souffraient pas moins dans leur
méchante cahute. Cependant le sommeil finit par
l' emporter. Robert le premier, fermant les yeux,
laissa reposer sa tête sur l' épaule de lord
Glenarvan, et bientôt tous les hôtes du rancho
dormaient sous la garde de Dieu.
Il paraît que Dieu fit bonne garde, car la nuit
s' acheva sans accident. On se réveilla à l' appel de
Thaouka, qui, toujours veillant, hennissait au
dehors et frappait d' un sabot vigoureux le mur de
la cahute. à défaut de Thalcave, il savait au
besoin donner le signal du départ. On lui devait
trop pour ne pas lui obéir, et l' on partit. La
pluie avait diminué, mais le terrain étanche
conservait l' eau versée ; sur son imperméable
argile, les flaques, les marais, les étangs
débordaient et formaient d' immenses " banados "
d' une perfide profondeur. Paganel, consultant sa
carte, pensa, non sans raison, que les rios Grande
et Vivarota, où se drainent habituellement les eaux
de cette plaine, devaient s' être confondus dans un
lit large de plusieurs milles.
Une extrême vitesse de marche devint alors
nécessaire. Il s' agissait du salut commun. Si
l' inondation croissait, où trouver asile ?
L' immense cercle tracé par

p210

l' horizon n' offrait pas un seul point culminant,
et sur cette plaine horizontale l' envahissement des
eaux devait être rapide.
Les chevaux furent donc poussés à fond de train.
Thaouka tenait la tête, et, mieux que certains
amphibies aux puissantes nageoires, il méritait le
nom de cheval marin, car il bondissait comme s' il
eût été dans son élément naturel.
Tout d' un coup, vers dix heures du matin, Thaouka
donna les signes d' une extrême agitation. Il se
retournait fréquemment vers les planes immensités
du sud ; ses hennissements se prolongeaient ; ses
naseaux aspiraient fortement l' air vif. Il se
cabrait avec violence. Thalcave, que ses bonds ne
pouvaient désarçonner, ne le maintenait pas sans
peine. L' écume de sa bouche se mélangeait de sang
sous l' action du mors vigoureusement serré, et
cependant l' ardent animal ne se calmait pas ; libre,
son maître sentait bien qu' il se fût enfui vers
le nord de toute la rapidité de ses jambes.
" qu' a donc Thaouka ? Demanda Paganel ; est-il
mordu par les sangsues si voraces des eaux
argentines ?
-non, répondit l' indien.
-il s' effraye donc de quelque danger ?
-oui, il a senti le danger.
-lequel ?
-je ne sais. "
si l' oeil ne révélait pas encore ce péril que
devinait Thaouka, l' oreille, du moins, pouvait
déjà s' en rendre compte. En effet, un murmure sourd,
pareil au bruit d' une marée montante, se faisait
entendre au delà des limites de l' horizon. Le
vent soufflait par rafales humides et chargées
d' une poussière aqueuse ; les oiseaux, fuyant quelque
phénomène inconnu, traversaient l' air à tire-d' aile ;
les chevaux, immergés jusqu' à mi-jambe, ressentaient
les premières poussées du courant. Bientôt un bruit
formidable, des beuglements, des hennissements, des
bêlements retentirent à un demi-mille dans le sud,
et

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d' immenses troupeaux apparurent, qui, se renversant,
se relevant, se précipitant, mélange incohérent de
bêtes effarées, fuyaient avec une effroyable rapidité.
C' est à peine s' il fut possible de les distinguer
au milieu des tourbillons liquides soulevés dans
leur course. Cent baleines de la plus forte taille
n' auraient pas refoulé avec plus de violence les
flots de l' océan.
" anda, anda ! cria Thalcave d' une voix
éclatante.
-qu' est-ce donc ? Dit Paganel.
-la crue ! La crue ! Répondit Thalcave en
éperonnant son cheval qu' il lança dans la direction
du nord.
-l' inondation ! " s' écria Paganel, et ses
compagnons, lui en tête, volèrent sur les traces
de Thaouka.
Il était temps. En effet, à cinq milles vers le
sud, un haut et large mascaret dévalait sur la
campagne, qui se changeait en océan. Les grandes
herbes disparaissaient

p212

comme fauchées. Les touffes de mimosées, arrachées
par le courant, dérivaient et formaient des îlots
flottants. La masse liquide se débitait par nappes
épaisses d' une irrésistible puissance. Il y avait
évidemment eu rupture des barrancas des grands
fleuves de la Pampasie, et peut-être les eaux du
Colorado au nord et du rio Negro au sud se
réunissaient-elles alors dans un lit commun.
La barre signalée par Thalcave arrivait avec la
vitesse d' un cheval de course. Les voyageurs
fuyaient devant elle comme une nuée chassée par
un vent d' orage. Leurs yeux cherchaient en vain un
lieu de refuge. Le ciel et l' eau se confondaient à
l' horizon. Les chevaux, surexcités par le péril,
s' emportaient dans un galop échevelé, et leurs
cavaliers pouvaient à peine se tenir en selle.
Glenarvan regardait souvent en arrière.
" l' eau nous gagne, pensait-il.
-anda, anda ! " criait Thalcave.
Et l' on pressait encore les malheureuses bêtes.
De leur flanc labouré par l' éperon s' échappait un
sang vif qui traçait sur l' eau de longs filets
rouges. Ils trébuchaient dans les crevasses du sol.
Ils s' embarrassaient dans les herbes cachées. Ils
s' abattaient. On les relevait. Ils s' abattaient
encore. On les relevait toujours. Le niveau des
eaux montait sensiblement. De longues ondulations
annonçaient l' assaut de cette barre qui agitait
à moins de deux milles sa tête écumante. Pendant
un quart d' heure se prolongea cette lutte suprême
contre le plus terrible des éléments. Les fugitifs
n' avaient pu se rendre compte de la distance qu' ils
venaient de parcourir, mais, à en juger par la
rapidité de leur course, elle devait être
considérable. Cependant, les chevaux, noyés
jusqu' au poitrail, n' avançaient plus qu' avec une
extrême difficulté. Glenarvan, Paganel, Austin,
tous se crurent perdus et voués à cette mort
horrible des malheureux abandonnés en mer. Leurs
montures commençaient à perdre le sol de la plaine,
et six pieds d' eau suffisaient à les noyer. Il
faut renoncer à peindre les poignantes angoisses de
ces

p214

huit hommes envahis par une marée montante. Ils
sentaient leur impuissance à lutter contre ces
cataclysmes de la nature, supérieurs aux forces
humaines. Leur salut n' était plus dans leurs mains.
Cinq minutes après, les chevaux étaient à la nage ;
le courant seul les entraînait avec une incomparable
violence et une vitesse égale à celle de leur galop
le plus rapide, qui devait dépasser vingt milles à
l' heure.
Tout salut semblait impossible, quand la voix du
major se fit entendre.
" un arbre, dit-il.
-un arbre ? S' écria Glenarvan.
-là, là ! " répondit Thalcave.
Et, du doigt, il montra à huit cents brasses dans
le nord une espèce de noyer gigantesque qui
s' élevait solitairement du milieu des eaux.
Ses compagnons n' avaient pas besoin d' être excités.
Cet arbre qui s' offrait si inopinément à eux, il
fallait le gagner à tout prix. Les chevaux ne
l' atteindraient pas sans doute, mais les hommes,
du moins, pouvaient être sauvés. Le courant les
portait. En ce moment, le cheval de Tom Austin
fit entendre un hennissement étouffé et disparut.
Son maître, dégagé de ses étriers se mit à nager
vigoureusement.
" accroche-toi à ma selle, lui cria Glenarvan.
-merci, votre honneur, répondit Tom Austin, les
bras sont solides.
-ton cheval, Robert ? ... reprit Glenarvan, se
tournant vers le jeune Grant.
-il va, mylord ! Il va ! Il nage comme un
poisson !
-attention ! " dit le major d' une voix forte.
Ce mot était à peine prononcé, que l' énorme mascaret
arriva. Une vague monstrueuse, haute de quarante
pieds, déferla sur les fugitifs avec un bruit
épouvantable. Hommes et bêtes, tout disparut dans
un tourbillon d' écume. Une masse liquide pesant
plusieurs millions de tonnes les roula dans ses
eaux furieuses. Lorsque la

p215

barre fut passée, les hommes revinrent à la surface
des eaux et se comptèrent rapidement ; mais les
chevaux, sauf Thaouka portant son maître, avaient
pour jamais disparu.
" hardi ! Hardi ! Répétait Glenarvan, qui soutenait
Paganel d' un bras et nageait de l' autre.
-cela va ! Cela va ! ... répondit le digne savant,
et même, je ne suis pas fâché... "
de quoi n' était-il pas fâché ? On ne le sut jamais,
car le pauvre homme fut forcé d' avaler la fin de sa
phrase avec une demi-pinte d' eau limoneuse. Le
major s' avançait tranquillement, en tirant une coupe
régulière qu' un maître nageur n' eût pas désavouée.
Les matelots se faufilaient comme deux marsouins
dans leur liquide élément. Quant à Robert, accroché
à la crinière de Thaouka, il se laissait emporter
avec lui. Thaouka fendait les eaux avec une
énergie superbe, et se maintenait instinctivement
dans la ligne de l' arbre où portait le courant.
L' arbre n' était plus qu' à vingt brasses. En quelques
instants, il fut atteint par la troupe entière.
Heureusement, car, ce refuge manqué, toute chance
de salut s' évanouissait, et il fallait périr dans
les flots.
L' eau s' élevait jusqu' au sommet du tronc, à
l' endroit où les branches mères prenaient naissance.
Il fut donc facile de s' y accrocher. Thalcave,
abandonnant son cheval et hissant Robert, grimpa
le premier, et bientôt ses bras puissants eurent
mis en lieu sûr les nageurs épuisés. Mais Thaouka,
entraîné par le courant, s' éloignait rapidement.
Il tournait vers son maître sa tête intelligente,
et, secouant sa longue crinière, il l' appelait en
hennissant.
" tu l' abandonnes ! Dit Paganel à Thalcave.
-moi ! " s' écria l' indien.
Et, plongeant dans les eaux torrentueuses, il
reparut à dix brasses de l' arbre. Quelques instants
après, son bras s' appuyait au cou de Thaouka, et
cheval et cavalier dérivaient ensemble vers le
brumeux horizon du nord.

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chapitre xxiii où l' on mène la vie des oiseaux
l' arbre sur lequel Glenarvan et ses compagnons
venaient de trouver refuge ressemblait à un noyer.
Il en avait le feuillage luisant et la forme arrondie.
En réalité, c' était " l' ombu " , qui se rencontre
isolément dans les plaines argentines. Cet arbre
au tronc tortueux et énorme est fixé au sol non
seulement par ses grosses racines, mais encore par
des rejetons vigoureux qui l' y attachent de la
plus tenace façon. Aussi avait-il résisté à l' assaut
du mascaret.
Cet ombu mesurait en hauteur une centaine de pieds,
et pouvait couvrir de son ombre une circonférence
de soixante toises. Tout cet échafaudage reposait
sur trois grosses branches qui se trifurquaient
au sommet du tronc large de six pieds. Deux de
ces branches s' élevaient presque perpendiculairement,
et supportaient l' immense parasol de feuillage, dont
les rameaux croisés, mêlés, enchevêtrés comme par
la main d' un vannier, formaient un impénétrable abri.
La troisième branche, au contraire, s' étendait à
peu près horizontalement au-dessus des eaux
mugissantes ; ses basses feuilles s' y baignaient
déjà ; elle figurait un cap avancé de cette île de
verdure entourée d' un océan. L' espace ne manquait
pas à l' intérieur de cet arbre gigantesque ; le
feuillage, repoussé à la circonférence, laissait de
grands intervalles largement dégagés, de véritables
clairières, de l' air en abondance, de la fraîcheur
partout. à voir ces branches élever jusqu' aux nues
leurs rameaux innombrables, tandis que des lianes
parasites les rattachaient l' une à l' autre, et que
des

p217

rayons de soleil se glissaient à travers les
trouées du feuillage, on eût vraiment dit que le
tronc de cet ombu portait à lui seul une forêt
tout entière.
à l' arrivée des fugitifs, un monde ailé s' enfuit
sur les hautes ramures, protestant par ses cris
contre une si flagrante usurpation de domicile.
Ces oiseaux qui, eux aussi, avaient cherché refuge
sur cet ombu solitaire, étaient là par centaines,
des merles, des étourneaux, des isacas, des
hilgueros et surtout les picaflors, oiseaux-mouches
aux couleurs resplendissantes ; et, quand ils
s' envolèrent, il sembla qu' un coup de vent
dépouillait l' arbre de toutes ses fleurs.
Tel était l' asile offert à la petite troupe de
Glenarvan. Le jeune Grant et l' agile Wilson, à
peine juchés dans l' arbre, se hâtèrent de grimper
jusqu' à ses branches supérieures. Leur tête trouait
alors le dôme de verdure. De ce point culminant, la
vue embrassait un vaste horizon. L' océan créé par
l' inondation les entourait de toutes parts, et les
regards, si loin qu' ils s' étendissent, ne purent en
apercevoir la limite. Aucun arbre ne sortait de la
plaine liquide ; l' ombu, seul au milieu des eaux
débordées, frémissait à leur choc. Au loin, dérivant
du sud au nord, passaient, emportés par l' impétueux
courant, des troncs déracinés, des branches tordues,
des chaumes arrachés à quelque rancho démoli, des
poutres de hangars volées par les eaux aux toits
des estancias, des cadavres d' animaux noyés, des
peaux sanglantes, et sur un arbre vacillant toute
une famille de jaguars rugissants qui se
cramponnaient des griffes à leur radeau fragile.
Plus loin encore un point noir, presque invisible
déjà, attira l' attention de Wilson. C' était
Thalcave et son fidèle Thaouka, qui disparaissaient
dans l' éloignement.
" Thalcave, ami Thalcave ! S' écria Robert, en
tendant la main vers le courageux patagon.
-il se sauvera, Monsieur Robert, répondit
Wilson ; mais allons rejoindre son honneur. "

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un instant après, Robert Grant et le matelot
descendaient les trois étages de branches et se
trouvaient au sommet du tronc. Là, Glenarvan,
Paganel, le major, Austin et Mulrady étaient
assis, à cheval ou accrochés, suivant leurs
aptitudes naturelles. Wilson rendit compte de sa
visite à la cime de l' ombu. Tous partagèrent son
opinion à l' égard de Thalcave. Il n' y eut doute que
sur la question de savoir si ce serait Thalcave
qui sauverait Thaouka, ou Thaouka qui sauverait
Thalcave. La situation des hôtes de l' ombu était,
sans contredit, beaucoup plus alarmante. L' arbre
ne céderait pas sans doute à la force du courant,
mais l' inondation croissante pouvait gagner ses
hautes branches, car la dépression du sol faisait
de cette partie de la plaine un profond réservoir.
Le premier soin de Glenarvan fut donc d' établir,
au moyen d' entailles, des points de repère qui
permissent d' observer les divers niveaux d' eau.
La crue, stationnaire alors, paraissait avoir
atteint sa plus grande élévation. C' était déjà
rassurant.
" et maintenant, qu' allons-nous faire ? Dit
Glenarvan.
-faire notre nid, parbleu ! Répondit gaiement
Paganel.
-faire notre nid ! S' écria Robert.
-sans doute, mon garçon, et vivre de la vie des
oiseaux, puisque nous ne pouvons vivre de la vie des
poissons.
-bien ! Dit Glenarvan, mais qui nous donnera la
becquée ?
-moi " , répondit le major.
Tous les regards se portèrent sur Mac Nabbs ; le
major était confortablement assis dans un fauteuil
naturel formé de deux branches élastiques, et
d' une main il tendait ses alforjas mouillées, mais
rebondies.
" ah ! Mac Nabbs, s' écria Glenarvan, je vous
reconnais bien là ! Vous songez à tout, même dans
des circonstances où il est permis de tout oublier.
-du moment qu' on était décidé à ne pas se noyer,

p219

répondit le major, ce n' était pas dans l' intention
de mourir de faim !
-j' y aurais bien songé, dit naïvement Paganel,
mais je suis si distrait !
-et que contiennent les alforjas ? Demanda Tom
Austin.
-la nourriture de sept hommes pendant deux jours,
répondit Mac Nabbs.
-bon, dit Glenarvan, j' espère que l' inondation
aura suffisamment diminué d' ici vingt-quatre heures.
-ou que nous aurons trouvé un moyen de regagner
la terre ferme, répliqua Paganel.
-notre premier devoir est donc de déjeuner, dit
Glenarvan.
-après nous être séchés toutefois, fit observer le
major.
-et du feu ? Dit Wilson.
-eh bien ! Il faut en faire, répondit Paganel.
-où ?
-au sommet du tronc, parbleu !
-avec quoi ?
-avec du bois mort que nous irons couper dans
l' arbre.
-mais comment l' allumer ? Dit Glenarvan. Notre
amadou ressemble à une éponge mouillée !
-on s' en passera ! Répondit Paganel ; un peu de
mousse sèche, un rayon de soleil, la lentille de
ma longue-vue, et vous allez voir de quel feu je
me chauffe. Qui va chercher du bois dans la forêt ?
-moi ! " s' écria Robert.
Et, suivi de son ami Wilson, il disparut comme un
jeune chat dans les profondeurs de l' arbre. Pendant
leur absence, Paganel trouva de la mousse sèche en
quantité suffisante ; il se procura un rayon de
soleil, ce qui fut facile, car l' astre du jour
brillait alors d' un vif éclat ; puis, sa lentille
aidant, il enflamma sans peine ces matières

p220

combustibles, qui furent déposées sur une couche de
feuilles humides à la trifurcation des grosses
branches de l' ombu. C' était un foyer naturel qui
n' offrait aucun danger d' incendie. Bientôt Wilson et
Robert revinrent avec une brassée de bois mort, qui
fut jeté sur la mousse. Paganel, afin de déterminer
le tirage, se plaça au-dessus du foyer, ses deux
longues jambes écartées, à la manière arabe ; puis,
se baissant et se relevant par un mouvement rapide,
il fit au moyen de son poncho un violent appel d' air.
Le bois s' enflamma, et bientôt une belle flamme
ronflante s' éleva du brasero improvisé. Chacun se
sécha à sa fantaisie, tandis que les ponchos accrochés
dans l' arbre se balançaient au souffle du vent ;
puis on déjeuna, tout en se rationnant, car il
fallait songer au lendemain ; l' immense bassin se
viderait moins vite peut-être que l' espérait Glenarvan,
et, en somme, les provisions étaient fort
restreintes. L' ombu ne produisait aucun fruit ;
heureusement, il pouvait offrir un remarquable
contingent d' oeufs frais, grâce aux nids nombreux
qui poussaient sur ses branches, sans compter leurs
hôtes emplumés.
Ces ressources n' étaient nullement à dédaigner.
Maintenant donc, dans la prévision d' un séjour
prolongé, il s' agissait de procéder à une
installation confortable.
" puisque la cuisine et la salle à manger sont au
rez-de-chaussée, dit Paganel, nous irons nous
coucher au premier étage ; la maison est vaste ;
le loyer n' est pas cher ; il ne faut pas se gêner.
J' aperçois là-haut des berceaux naturels dans
lesquels, une fois bien attachés, nous dormirons
comme dans les meilleurs lits du monde. Nous
n' avons rien à craindre ; d' ailleurs, on veillera,
et nous sommes en nombre pour repousser des flottes
d' indiens et autres animaux.
-il ne nous manque que des armes, dit Tom Austin.
-j' ai mes revolvers, dit Glenarvan.
-et moi, les miens, répondit Robert.

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-à quoi bon, reprit Tom Austin, si M Paganel
ne trouve pas le moyen de fabriquer la poudre ?
-c' est inutile, répondit Mac Nabbs, en montrant
une poudrière en parfait état.
-et d' où vous vient-elle, major ? Demanda
Paganel.
-de Thalcave. Il a pensé qu' elle pouvait nous
être utile, et il me l' a remise avant de se
précipiter au secours de Thaouka.
-généreux et brave indien ! S' écria Glenarvan.
-oui, répondit Tom Austin, si tous les patagons
sont taillés sur ce modèle, j' en fais mon
compliment à la Patagonie.
-je demande qu' on n' oublie pas le cheval ! Dit
Paganel. Il fait partie du patagon, et je me trompe
fort, ou nous les reverrons, l' un portant l' autre.
-à quelle distance sommes-nous de l' Atlantique ?
Demanda le major.
-à une quarantaine de milles tout au plus, répondit
Paganel. Et maintenant, mes amis, puisque chacun
est libre de ses actions, je vous demande la
permission de vous quitter ; je vais me choisir là-haut
un observatoire, et, ma longue-vue aidant, je vous
tiendrai au courant des choses de ce monde. "
on laissa faire le savant, qui, fort adroitement,
se hissa de branche en branche et disparut derrière
l' épais rideau de feuillage. Ses compagnons
s' occupèrent alors d' organiser la couchée et de
préparer leur lit. Ce ne fut ni difficile ni long.
Pas de couvertures à faire, ni de meubles à ranger,
et bientôt chacun vint reprendre sa place autour du
brasero. On causa alors, mais non plus de la
situation présente, qu' il fallait supporter avec
patience. On en revint à ce thème inépuisable du
capitaine Grant. Si les eaux se retiraient, le
Duncan, avant trois jours, reverrait les
voyageurs à son bord. Mais Harry Grant, ses deux
matelots, ces malheureux naufragés, ne seraient pas
avec eux. Il semblait même, après cet insuccès,
après cette inutile traversée de l' Amérique, que
tout espoir de

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les retrouver était irrévocablement perdu. Où
diriger de nouvelles recherches ? Quelle serait
donc la douleur de lady Helena et de Mary
Grant en apprenant que l' avenir ne leur gardait
plus aucune espérance !
" pauvre soeur ! Dit Robert, tout est fini, pour
nous ! "
Glenarvan, pour la première fois, ne trouva pas un
mot consolant à répondre. Quel espoir pouvait-il
donner au jeune enfant ? N' avait-il pas suivi avec
une rigoureuse exactitude les indications du
document ?
" et pourtant, dit-il, ce trente-septième degré de
latitude n' est pas un vain chiffre ! Qu' il
s' applique au naufrage ou à la captivité d' Harry
Grant, il n' est pas supposé, interprété, deviné !
Nous l' avons lu de nos propres yeux !
-tout cela est vrai, votre honneur, répondit Tom
Austin, et cependant nos recherches n' ont pas réussi.
-c' est irritant et désespérant à la fois, s' écria
Glenarvan.
-irritant, si vous voulez, répondit Mac Nabbs
d' un ton tranquille, mais non pas désespérant.
C' est précisément parce que nous avons un chiffre
indiscutable, qu' il faut épuiser jusqu' au bout tous
ses enseignements.
-que voulez-vous dire, demanda Glenarvan, et, à
votre avis, que peut-il rester à faire ?
-une chose très simple et très logique, mon cher
Edward. Mettons le cap à l' est, quand nous serons
à bord du Duncan, et suivons jusqu' à notre
point de départ, s' il le faut, ce trente-septième
parallèle.
-croyez-vous donc Mac Nabbs, que je n' y aie pas
songé ? Répondit Glenarvan. Si ! Cent fois ! Mais
quelle chance avons-nous de réussir ? Quitter le
continent américain, n' est-ce pas s' éloigner de
l' endroit indiqué par Harry Grant lui-même, de
cette Patagonie si clairement nommée dans le
document ?
-voulez-vous donc recommencer vos recherches dans
les pampas, répondit le major, quand vous avez la
certitude que le naufrage du Britannia n' a eu
lieu ni sur

p223

les côtes du Pacifique ni sur les côtes de
l' Atlantique ? "
Glenarvan ne répondit pas.
" et si faible que soit la chance de retrouver Harry
Grant en remontant le parallèle indiqué par lui, ne
devons-nous pas la tenter ?
-je ne dis pas non... répondit Glenarvan.
-et vous, mes amis, ajouta le major en s' adressant
aux marins, ne partagez-vous pas mon opinion ?
-entièrement, répondit Tom Austin, que Mulrady
et Wilson approuvèrent d' un signe de tête.
-écoutez-moi, mes amis, reprit Glenarvan après
quelques instants de réflexion, et entends bien,
Robert, car ceci est une grave discussion. Je ferai
tout au monde pour retrouver le capitaine Grant, je
m' y suis engagé, et j' y consacrerai ma vie entière,
s' il le faut. Toute l' écosse se joindrait à moi
pour sauver cet homme de coeur qui s' est dévoué
pour elle. Moi aussi, je pense que, si faible que
soit cette chance, nous devons faire le tour du
monde par ce trente-septième parallèle, et je le
ferai. Mais la question à résoudre n' est pas
celle-là. Elle est beaucoup plus importante et la
voici : devons-nous abandonner définitivement et
dès à présent nos recherches sur le continent
américain ? "
la question, catégoriquement posée, resta sans
réponse. Personne n' osait se prononcer.
" eh bien ! Reprit Glenarvan en s' adressant plus
spécialement au major.
-mon cher Edward, répondit Mac Nabbs, c' est
encourir une assez grande responsabilité que de vous
répondre hic et nunc. cela demande réflexion.
Avant tout, je désire savoir quelles sont les
contrées que traverse le trente-septième degré de
latitude australe.
-cela, c' est l' affaire de Paganel, répondit
Glenarvan.
-interrogeons-le donc, " répliqua le major.
On ne voyait plus le savant, caché par le feuillage
épais de l' ombu. Il fallut le héler.
" Paganel ! Paganel ! S' écria Glenarvan.

p224

-présent, répondit une voix qui venait du ciel.
-où êtes-vous ?
-dans ma tour.
-que faites-vous là ?
-j' examine l' immense horizon.
-pouvez-vous descendre un instant ?
-vous avez besoin de moi ?
-oui.
-à quel propos ?
-pour savoir quels pays traverse le trente-septième
parallèle.
-rien de plus aisé, répondit Paganel ; inutile
même de me déranger pour vous le dire.
-eh bien, allez.
-voilà. En quittant l' Amérique, le trente-septième
parallèle sud traverse l' océan Atlantique.
-bon.
-il rencontre les îles Tristan D' Acunha.
-bien.
-il passe à deux degrés au-dessous du cap de
Bonne-Espérance.
-après ?
-il court à travers la mer des Indes.
-ensuite ?
-il effleure l' île Saint-Pierre du groupe des
îles Amsterdam.
-allez toujours.
-il coupe l' Australie par la province de Victoria.
-continuez.
-en sortant de l' Australie... "
cette dernière phrase ne fut pas achevée. Le
géographe hésitait-il ? Le savant ne savait-il plus ?
Non ; mais un cri formidable se fit entendre dans
les hauteurs de l' ombu. Glenarvan et ses amis
pâlirent en se regardant. Une nouvelle catastrophe
venait-elle d' arriver ? Le malheureux Paganel
s' était-il laissé choir ? Déjà Wilson et Mulrady
volaient à son secours, quand un long corps

p225

apparut. Paganel dégringolait de branche en branche.
était-il vivant ? était-il mort ? On ne savait, mais
il allait tomber dans les eaux mugissantes, quand
le major, l' arrêta au passage.
" bien obligé, Mac Nabbs ! S' écria Paganel.
-quoi ? Qu' avez-vous ? Dit le major. Qu' est-ce qui
vous a pris ? Encore une de vos éternelles
distractions ?
-oui ! Oui ! Répondit Paganel d' une voix étranglée
par l' émotion. Oui ! Une distraction... phénoménale
cette fois !
-laquelle ?
-nous nous sommes trompés ! Nous nous trompons encore !
Nous nous trompons toujours !
-expliquez-vous !
-Glenarvan, major, Robert, mes amis, s' écria
Paganel, nous cherchons le capitaine Grant où il
n' est pas !
-que dites-vous ? S' écria Glenarvan.
-non seulement où il n' est pas, ajouta Paganel,
mais encore où il n' a jamais été ! "

p226

chapitre xxiv où l' on continue de mener la vie des
oiseaux

un profond étonnement accueillit ces paroles
inattendues. Que voulait dire le géographe ?
Avait-il perdu l' esprit ? Il parlait cependant avec
une telle conviction, que tous les regards se
portèrent sur Glenarvan. Cette affirmation de
Paganel était une réponse directe à la question
qu' il venait de poser. Mais Glenarvan se borna à
faire un geste de dénégation qui ne prouvait pas en
faveur du savant.
Cependant celui-ci, maître de son émotion, reprit la
parole.
" oui ! Dit-il d' une voix convaincue, oui ! Nous nous
sommes égarés dans nos recherches, et nous avons lu
sur le document ce qui n' y est pas !
-expliquez-vous, Paganel, dit le major, et avec
plus de calme.
-c' est très simple, major. Comme vous j' étais dans
l' erreur, comme vous j' étais lancé dans une
interprétation fausse, quand, il n' y a qu' un instant,
au haut de cet arbre, répondant à vos questions, et
m' arrêtant sur le mot " Australie " , un éclair a
traversé mon cerveau et la lumière s' est faite.
-quoi ! S' écria Glenarvan, vous prétendez que
Harry Grant ? ...
-je prétends, répondit Paganel, que le mot
austral qui se trouve dans le document n' est pas
un mot complet, comme nous l' avons cru jusqu' ici,
mais bien le radical du mot Australie.

p227

-voilà qui serait particulier ! Répondit le major.
-particulier ! Répliqua Glenarvan, en haussant les
épaules, c' est tout simplement impossible.
-impossible ! Reprit Paganel. C' est un mot que
nous n' admettons pas en France.
-comment ! Ajouta Glenarvan du ton de la plus
profonde incrédulité, vous osez prétendre, le
document en main, que le naufrage du Britannia
a eu lieu sur les côtes de l' Australie ?
-j' en suis sûr ! Répondit Paganel.
-ma foi, Paganel, dit Glenarvan, voilà une
prétention qui m' étonne beaucoup, venant du
secrétaire d' une société géographique.
-pour quelle raison ? Demanda Paganel, touché à
son endroit sensible.
-parce que, si vous admettez le mot Australie,
vous admettez en même temps qu' il s' y trouve des
indiens, ce qui ne s' est jamais vu jusqu' ici. "
Paganel ne fut nullement surpris de l' argument. Il
s' y attendait sans doute, et se mit à sourire.
" mon cher Glenarvan, dit-il, ne vous hâtez pas de
triompher ; je vais vous " battre à plates coutures " ,
comme nous disons, nous autres français, et jamais
anglais n' aura été si bien battu ! Ce sera la
revanche de Crécy et d' Azincourt !
-je ne demande pas mieux. Battez-moi, Paganel.
-écoutez donc. Il n' y a pas plus d' indiens dans le
texte du document que de Patagonie ! Le mot
incomplet indi... ne signifie pas indiens ;
mais bien indigènes ! or, admettez-vous qu' il y
ait des " indigènes " en Australie ? "
il faut avouer qu' en ce moment Glenarvan regarda
fixement Paganel.
" bravo ! Paganel dit le major,
-admettez-vous mon interprétation, mon cher lord ?
-oui ! Répondit Glenarvan, si vous me prouvez que
ce reste de mot gonie ne s' applique pas au pays
des patagons !

p228

-non ! Certes, s' écria Paganel, il ne s' agit pas
de Patagonie ! lisez tout ce que vous voudrez,
excepté cela.
-mais quoi ?
- cosmogonie ! Théogonie ! Agonie ! ...
- agonie ! dit le major.
-cela m' est indifférent, répondit Paganel ; le
mot n' a aucune importance. Je ne chercherai même pas
ce qu' il peut signifier. Le point principal, c' est
que austral indique l' Australie, et il
fallait être aveuglément engagé dans une voie
fausse, pour n' avoir pas découvert, dès l' abord,
une explication si évidente. Si j' avais trouvé le
document, moi, si mon jugement n' avait pas été
faussé par votre interprétation, je ne l' aurais
jamais compris autrement ! "
cette fois, les hurrahs, les félicitations, les
compliments accueillirent ces paroles de Paganel.
Austin, les matelots, le major, Robert surtout,
si heureux de renaître à l' espoir, applaudirent
le digne savant. Glenarvan, dont les yeux se
dessillaient peu à peu, était, dit-il, tout près de
se rendre.
" une dernière observation, mon cher Paganel, et je
n' aurai plus qu' à m' incliner devant votre perspicacité.
-parlez, Glenarvan.
-comment assemblez-vous entre eux ces mots
nouvellement interprétés, et de quelle manière
lisez-vous le document ?
-rien n' est plus facile. Voici le document " , dit
Paganel, en présentant le précieux papier qu' il
étudiait si consciencieusement depuis quelques
jours.
Un profond silence se fit, pendant que le géographe,
rassemblant ses idées, prenait son temps pour
répondre. Son doigt suivait sur le document les
lignes interrompues, tandis que d' une voix sûre,
et soulignant certains mots, il s' exprima en ces
termes : " le 7 juin 1862, le trois-mâts
Britannia de Glasgow a sombré après... "

mettons, si vous voulez, " deux jours, trois jours "
ou " une longue agonie " , peu importe, c' est tout
à fait indifférent,

p229

" sur les côtes de l' Australie. Se dirigeant à
terre, deux matelots et le capitaine Grant vont
essayer d' aborder "
ou " ont abordé le
continent, où ils seront "
ou " sont prisonniers
de cruels indigènes. Ils ont jeté ce document " ,

etc, etc. Est-ce clair ?
-c' est clair, répondit Glenarvan, si le nom de
" continent " peut s' appliquer à l' Australie, qui
n' est qu' une île !
-rassurez-vous, mon cher Glenarvan, les meilleurs
géographes sont d' accord pour nommer cette île " le
continent australien. "
-alors, je n' ai plus qu' une chose à dire, mes amis,
s' écria Glenarvan. En Australie ! Et que le ciel
nous assiste !
-en Australie ! Répétèrent ses compagnons d' une
voix unanime.
-savez-vous bien, Paganel, ajouta Glenarvan, que
votre présence à bord du Duncan est un fait
providentiel ?
-bon, répondit Paganel. Mettons que je suis un
envoyé de la providence, et n' en parlons plus ! "
ainsi se termina cette conversation qui, dans
l' avenir, eut de si grandes conséquences. Elle
modifia complètement la situation morale des
voyageurs. Ils venaient de ressaisir le fil de ce
labyrinthe dans lequel ils se croyaient à jamais
égarés. Une nouvelle espérance s' élevait sur les
ruines de leurs projets écroulés. Ils pouvaient
sans crainte laisser derrière eux ce continent
américain, et toutes leurs pensées s' envolaient
déjà vers la terre australienne. En remontant
à bord du Duncan, ses passagers n' y
apporteraient pas le désespoir à son bord, et lady
Helena, Mary Grant, n' auraient pas à pleurer
l' irrévocable perte du capitaine Grant ! Aussi, ils
oublièrent les dangers de leur situation pour se
livrer à la joie, et ils n' eurent qu' un seul regret,
celui de ne pouvoir partir sans retard.
Il était alors quatre heures du soir. On résolut
de souper

p230

à six. Paganel voulut célébrer par un festin
splendide cette heureuse journée. Or, le menu était
très restreint, il proposa à Robert d' aller chasser
" dans la forêt prochaine. " Robert battit des mains
à cette bonne idée. On prit la poudrière de
Thalcave, on nettoya les revolvers, on les chargea
de petit plomb, et l' on partit.
" ne vous éloignez pas " , dit gravement le major aux
deux chasseurs.
Après leur départ, Glenarvan et Mac Nabbs allèrent
consulter les marques entaillées dans l' arbre,
tandis que Wilson et Mulrady rallumaient les
charbons du brasero.
Glenarvan, descendu à la surface de l' immense lac,
ne vit aucun symptôme de décroissance. Cependant les
eaux semblaient avoir atteint leur maximum
d' élévation ; mais la violence avec laquelle elles
s' écoulaient du sud au nord prouvait que l' équilibre
ne s' était pas encore établi entre les fleuves
argentins. Avant de baisser, il fallait d' abord
que cette masse liquide demeurât étale, comme la
mer au moment où le flot finit et le jusant
commence. On ne

p231

pouvait donc pas compter sur un abaissement des
eaux tant qu' elles courraient vers le nord avec
cette torrentueuse rapidité.
Pendant que Glenarvan et le major faisaient leurs
observations, des coups de feu retentirent dans
l' arbre, accompagnés de cris de joie presque aussi
bruyants. Le soprano de Robert jetait de fines
roulades sur la basse de Paganel. C' était à qui
serait le plus enfant. La chasse s' annonçait bien,
et laissait pressentir des merveilles culinaires.
Lorsque le major et Glenarvan furent revenus
auprès du brasera, ils eurent d' abord à féliciter
Wilson d' une excellente idée. Ce brave marin, au
moyen d' une épingle et d' un bout de ficelle, s' était
livré à une pêche miraculeuse. Plusieurs douzaines
de petits poissons, délicats comme les éperlans, et
nommés " mojarras " , frétillaient dans un pli de son
poncho, et promettaient de faire un plat exquis.
En ce moment, les chasseurs redescendirent des
cimes de l' ombu. Paganel portait prudemment des
oeufs d' hirondelle noire, et un chapelet de
moineaux qu' il devait présenter plus tard sous le
nom de mauviettes. Robert avait adroitement
abattu plusieurs paires " d' hilgueros " , petits
oiseaux verts et jaunes, excellents à manger, et
fort demandés sur le marché de Montevideo.
Paganel, qui connaissait cinquante et une manières
de préparer les oeufs, dut se borner cette fois à
les faire durcir sous les cendres chaudes.
Néanmoins, le repas fut aussi varié que délicat.
La viande sèche, les oeufs durs, les mojarras
grillés, les moineaux et les hilgueros rôtis
composèrent un de ces festins dont le souvenir est
impérissable.
La conversation fut très gaie. On complimenta fort
Paganel en sa double qualité de chasseur et de
cuisinier. Le savant accepta ces congratulations
avec la modestie qui sied au vrai mérite. Puis, il
se livra à des considérations curieuses sur ce
magnifique ombu qui l' abritait de son feuillage,
et dont, selon lui, les profondeurs étaient
immenses.

p232

" Robert et moi, ajouta-t-il plaisamment, nous nous
croyions en pleine forêt pendant la chasse. J' ai
cru un moment que nous allions nous perdre. Je ne
pouvais plus retrouver mon chemin ! Le soleil
déclinait à l' horizon ! Je cherchais en vain la
trace de mes pas. La faim se faisait cruellement
sentir ! Déjà les sombres taillis retentissaient
du rugissement des bêtes féroces... c' est-à-dire,
non ! Il n' y a pas de bêtes féroces, et je le
regrette !
-comment ! Dit Glenarvan, vous regrettez les
bêtes féroces ?
-oui ! Certes.
-cependant, quand on a tout à craindre de leur
férocité...
-la férocité n' existe pas... scientifiquement
parlant, répondit le savant.
-ah ! Pour le coup, Paganel, dit le major, vous ne
me ferez jamais admettre l' utilité des bêtes
féroces ! à quoi servent-elles ?
-major ! S' écria Paganel, mais elles servent à
faire des classifications, des ordres, des familles,
des genres, des sous-genres, des espèces...
-bel avantage ! Dit Mac Nabbs. Je m' en passerais
bien ! Si j' avais été l' un des compagnons de Noé
au moment du déluge, j' aurais certainement empêché
cet imprudent patriarche de mettre dans l' arche des
couples de lions, de tigres, de panthères, d' ours
et autres animaux aussi malfaisants qu' inutiles.
-vous auriez fait cela ? Demanda Paganel.
-je l' aurais fait.
-eh bien ! Vous auriez eu tort au point de vue
zoologique !
-non pas au point de vue humain, répondit le major.
-c' est révoltant ! Reprit Paganel, et pour mon
compte, au contraire, j' aurais précisément conservé
les mégatheriums, les ptérodactyles, et tous les
êtres antédiluviens dont nous sommes si
malheureusement privés...
-je vous dis, moi, que Noé a mal agi, repartit le

p233

major, et qu' il a mérité jusqu' à la fin des siècles
la malédiction des savants ! "
les auditeurs de Paganel et du major ne pouvaient
s' empêcher de rire en voyant les deux amis se
disputer sur le dos du vieux Noé. Le major,
contrairement à tous ses principes, lui qui de sa
vie n' avait discuté avec personne, était chaque
jour aux prises avec Paganel. Il faut croire que
le savant l' excitait particulièrement. Glenarvan,
suivant son habitude, intervint dans le débat et
dit :
" qu' il soit regrettable ou non, au point de vue
scientifique comme au point de vue humain, d' être
privé d' animaux féroces, il faut nous résigner
aujourd' hui à leur absence. Paganel ne pouvait
espérer en rencontrer dans cette forêt aérienne.
-pourquoi pas ? Répondit le savant.
-des bêtes fauves sur un arbre ? Dit Tom Austin.
-eh ! Sans doute ! Le tigre d' Amérique, le jaguar,
lorsqu' il est trop vivement pressé par les chasseurs,
se réfugie sur les arbres ! Un de ces animaux,
surpris par l' inondation, aurait parfaitement pu
chercher asile entre les branches de l' ombu.
-enfin, vous n' en avez pas rencontré, je suppose ?
Dit le major.
-non, répondit Paganel, bien que nous ayons battu
tout le bois. C' est fâcheux, car ç' eût été là une
chasse superbe. Un féroce carnassier que ce jaguar !
D' un seul coup de patte, il tord le cou à un
cheval ! Quand il a goûté de la chair humaine, il y
revient avec sensualité. Ce qu' il aime le mieux,
c' est l' indien, puis le nègre, puis le mulâtre,
puis le blanc.
-enchanté de ne venir qu' au quatrième rang !
Répondit Mac Nabbs.
-bon ! Cela prouve tout simplement que vous êtes
fade ! Riposta Paganel d' un air de dédain !
-enchanté d' être fade ! Riposta le major.
-eh bien, c' est humiliant ! Répondit l' intraitable
Paganel. Le blanc se proclame le premier des
hommes !

p234

Il paraît que ce n' est pas l' avis de messieurs les
jaguars !
-quoi qu' il en soit, mon brave Paganel, dit
Glenarvan, attendu qu' il n' y a parmi nous ni
indiens, ni nègres, ni mulâtres, je me réjouis de
l' absence de vos chers jaguars. Notre situation n' est
pas tellement agréable...
-comment ! Agréable, s' écria Paganel, en sautant
sur ce mot qui pouvait donner un nouveau cours à
la conversation, vous vous plaignez de votre sort,
Glenarvan ?
-sans doute, répondit Glenarvan. Est-ce que vous
êtes à votre aise dans ces branches incommodes et
peu capitonnées ?
-je n' ai jamais été mieux, même dans mon cabinet.
Nous menons la vie des oiseaux, nous chantons, nous
voltigeons ! Je commence à croire que les hommes
sont destinés à vivre sur les arbres.
-il ne leur manque que des ailes ! Dit le major.
-ils s' en feront quelque jour !
-en attendant, répondit Glenarvan, permettez-moi,
mon cher ami, de préférer à cette demeure aérienne
le sable d' un parc, le parquet d' une maison ou le
pont d' un navire !
-Glenarvan, répondit Paganel, il faut accepter
les choses comme elles viennent ! Bonnes, tant
mieux. Mauvaises, on n' y prend garde. Je vois que
vous regrettez le confortable de Malcolm-Castle !
-non, mais...
-je suis certain que Robert est parfaitement
heureux, se hâta de dire Paganel, pour assurer au
moins un partisan à ses théories.
-oui, Monsieur Paganel ! S' écria Robert d' un ton
joyeux.
-c' est de son âge, répondit Glenarvan.
-et du mien ! Riposta le savant. Moins on a d' aises,
moins on a de besoins. Moins on a de besoins, plus
on est heureux.
-allons, dit le major, voilà Paganel qui va faire
une sortie contre les richesses et les lambris dorés.

p235

-non, Mac Nabbs, répondit le savant, mais si vous
le voulez bien, je vais vous raconter, à ce propos,
une petite histoire arabe qui me revient à l' esprit.
-oui ! Oui ! Monsieur Paganel, dit Robert.
-et que prouvera votre histoire ? Demanda le
major.
-ce que prouvent toutes les histoires, mon brave
compagnon.
-pas grand' chose alors, répondit Mac Nabbs. Enfin,
allez toujours, Sheherazade, et contez-nous un de
ces contes que vous racontez si bien.
-il y avait une fois, dit Paganel, un fils du
grand Haroun-Al-Raschild qui n' était pas heureux.
Il alla consulter un vieux derviche. Le sage
vieillard lui répondit que le bonheur était chose
difficile à trouver en ce monde. " cependant,
" ajouta-t-il, je connais un moyen infaillible de
" vous procurer le bonheur. -quel est-il ? Demanda
" le jeune prince. -c' est, répondit le derviche, de
" mettre sur vos épaules la chemise d' un homme
" heureux ! " -là-dessus, le prince embrassa le
vieillard, et s' en fut à la recherche de son
talisman. Le voilà parti. Il visite toutes les
capitales de la terre ! Il essaye des chemises de
roi, des chemises d' empereurs, des chemises de
princes, des chemises de seigneurs. Peine inutile.
Il n' en est pas plus heureux ! Il endosse alors des
chemises d' artistes, des chemises de guerriers, des
chemises de marchands. Pas davantage. Il fit ainsi
bien du chemin sans trouver le bonheur. Enfin,
désespéré d' avoir essayé tant de chemises, il
revenait fort triste, un beau jour, au palais de son
père, quand il avisa dans la campagne un brave
laboureur, tout joyeux et tout chantant, qui poussait
sa charrue. " voilà pourtant un homme qui possède le
bonheur, se dit-il, ou le bonheur n' existe pas sur
terre. " il va à lui. " bonhomme, dit-il, es-tu
" heureux ? -oui ! Fait l' autre. -tu ne désires
" rien ? -non. -tu ne changerais pas ton sort pour
" celui d' un roi ? -jamais ! -eh bien, vends-moi
" ta chemise ! -ma chemise ! Je n' en ai point ! "

p236

chapitre xxv entre le feu et l' eau
l' histoire de Jacques Paganel eut un très grand
succès. On l' applaudit fort, mais chacun garda son
opinion, et le savant obtint ce résultat ordinaire à
toute discussion, celui de ne convaincre personne.
Cependant, on demeura d' accord sur ce point, qu' il
faut faire contre fortune bon coeur, et se contenter
d' un arbre, quand on n' a ni palais ni chaumière.
Pendant ces discours et autres, le soir était venu.
Un bon sommeil pouvait seul terminer dignement cette
émouvante journée. Les hôtes de l' ombu se sentaient
non seulement fatigués des péripéties de
l' inondation, mais surtout accablés par la chaleur
du jour, qui avait été excessive. Leurs compagnons
ailés donnaient déjà l' exemple du repos ; les
hilgueros, ces rossignols de la pampa, cessaient
leurs mélodieuses roulades, et tous les oiseaux de
l' arbre avaient disparu dans l' épaisseur du
feuillage assombri. Le mieux était de les imiter.
Cependant, avant de se " mettre au nid " , comme dit
Paganel, Glenarvan, Robert et lui grimpèrent à
l' observatoire pour examiner une dernière fois la
plaine liquide. Il était neuf heures environ. Le
soleil venait de se coucher dans les brumes
étincelantes de l' horizon occidental. Toute cette
moitié de la sphère céleste jusqu' au zénith se
noyait dans une vapeur chaude. Les constellations
si brillantes de l' hémisphère austral semblaient
voilées d' une gaze légère et apparaissaient
confusément. Néanmoins, on les distinguait assez
pour les reconnaître,

p237

et Paganel fit observer à son ami Robert, au
profit de son ami Glenarvan, cette zone circumpolaire
où les étoiles sont splendides. Entre autres, il lui
montra la croix du sud, groupe de quatre étoiles de
première et de seconde grandeur, disposées en
losange, à peu près à la hauteur du pôle ; le
Centaure, où brille l' étoile la plus rapprochée de
la terre, à huit mille milliards de lieues
seulement ; les nuées de Magellan, deux vastes
nébuleuses, dont la plus étendue couvre un espace
deux cents fois grand comme la surface apparente
de la lune ; puis, enfin, ce " trou noir " où semble
manquer absolument la matière stellaire.
à son grand regret, Orion, qui se laisse voir des
deux hémisphères, n' apparaissait pas encore ; mais
Paganel apprit à ses deux élèves une particularité
curieuse de la cosmographie patagone. Aux yeux de
ces poétiques indiens, Orion représente un
immense lazo et trois bolas lancées par la main du
chasseur qui parcourt les célestes prairies. Toutes
ces constellations, reflétées dans le miroir des
eaux, provoquaient les admirations du regard en
créant autour de lui comme un double ciel.
Pendant que le savant Paganel discourait ainsi,
tout l' horizon de l' est prenait un aspect orageux.
Une barre épaisse et sombre, nettement tranchée, y
montait peu à peu en éteignant les étoiles. Ce
nuage, d' apparence sinistre, envahit bientôt une
moitié de la voûte qu' il semblait combler. Sa force
motrice devait résider en lui, car il n' y avait
pas un souffle de vent. Les couches atmosphériques
conservaient un calme absolu. Pas une feuille ne
remuait à l' arbre, pas une ride ne plissait la
surface des eaux. L' air même paraissait manquer,
comme si queue vaste machine pneumatique l' eût
raréfié. Une électricité à haute tension saturait
l' atmosphère, et tout être vivant la sentait courir
le long de ses nerfs.
Glenarvan, Paganel et Robert furent sensiblement
impressionnés par ces ondes électriques.
" nous allons avoir de l' orage, dit Paganel.

p238

-tu n' as pas peur du tonnerre ? Demanda Glenarvan
au jeune garçon.
-oh ! Mylord, répondit Robert.
-eh bien, tant mieux, car l' orage n' est pas loin.
-et il sera fort, reprit Paganel, si j' en juge
par l' état du ciel.
-ce n' est pas l' orage qui m' inquiète, reprit
Glenarvan, mais bien des torrents de pluie dont il
sera accompagné. Nous serons trempés jusqu' à la
moelle des os. Quoi que vous disiez, Paganel, un
nid ne peut suffire à un homme, et vous l' apprendrez
bientôt à vos dépens.
-oh ! Avec de la philosophie ! Répondit le savant.
-la philosophie, ça n' empêche pas d' être mouillé !
-non, mais ça réchauffe.
-enfin, dit Glenarvan, rejoignons nos amis et
engageons-les à s' envelopper de leur philosophie et
de leurs ponchos le plus étroitement possible, et
surtout à faire provision de patience, car nous en
aurons besoin ! "
Glenarvan jeta un dernier regard sur le ciel
menaçant. La masse des nuages le couvrait alors
tout entier. à peine une bande indécise vers le
couchant s' éclairait-elle de lueurs crépusculaires.
L' eau revêtait une teinte sombre et ressemblait à
un grand nuage inférieur prêt à se confondre avec
les lourdes vapeurs. L' ombre même n' était plus
visible. Les sensations de lumière ou de bruit
n' arrivaient ni aux yeux ni aux oreilles. Le
silence devenait aussi profond que l' obscurité.
" descendons, dit Glenarvan, la foudre ne tardera
pas à éclater ! "
ses deux amis et lui se laissèrent glisser sur les
branches lisses, et furent assez surpris de rentrer
dans une sorte de demi-clarté très surprenante ;
elle était produite par une myriade de points
lumineux qui se croisaient en bourdonnant à la
surface des eaux.
" des phosphorescences ? Dit Glenarvan.
-non, répondit Paganel, mais des insectes
phosphorescents, de véritables lampyres, des
diamants vivants et

p239

pas chers, dont les dames de Buenos-Ayres se font
de magnifiques parures !
-quoi ! S' écria Robert, ce sont des insectes qui
volent ainsi comme des étincelles ?
-oui, mon garçon. "
Robert s' empara d' un de ces brillants insectes.
Paganel ne s' était pas trompé. C' était une sorte
de gros bourdon, long d' un pouce, auquel les
indiens ont donné le nom de " tuco-tuco " . Ce
curieux coléoptère jetait des lueurs par deux
taches situées en avant de son corselet, et sa
lumière assez vive eût permis de lire dans
l' obscurité. Paganel, approchant l' insecte de sa
montre, put voir qu' elle marquait dix heures du soir.
Glenarvan, ayant rejoint le major et les trois
marins, leur fit des recommandations pour la nuit.
Il fallait s' attendre à un violent orage. Après
les premiers roulements du tonnerre, le vent
se déchaînerait sans doute, et l' ombu serait fort
secoué. Chacun fut donc invité à s' attacher
fortement dans le lit de branches qui lui avait été
dévolu. Si l' on ne pouvait éviter les eaux du ciel,
au moins fallait-il se garer des eaux de la terre,
et ne point tomber dans ce rapide courant qui se
brisait au pied de l' arbre.
On se souhaita une bonne nuit sans trop l' espérer.
Puis, chacun se glissant dans sa couche aérienne,
s' enveloppa de son poncho et attendit le sommeil.
Mais l' approche des grands phénomènes de la nature
jette au coeur de tout être sensible une vague
inquiétude, dont les plus forts ne sauraient se
défendre. Les hôtes de l' ombu, agités, oppressés,
ne purent clore leur paupière, et le premier coup
de tonnerre les trouva tout éveillés. Il se
produisit un peu avant onze heures sous la forme
d' un roulement éloigné. Glenarvan gagna l' extrémité
de la branche horizontale et hasarda sa tête hors
du feuillage.
Le fond noir du soir était déjà scarifié d' incisions
vives et brillantes que les eaux du lac réverbéraient
avec netteté. La nue se déchirait en maint endroit,
mais comme

p240

un tissu mou et cotonneux, sans bruit strident.
Glenarvan, après avoir observé le zénith et
l' horizon qui se confondaient dans une égale
obscurité, revint au sommet du tronc.
" qu' en dites-vous, Glenarvan ? Demanda Paganel.
-je dis que cela commence bien, mes amis, et si cela
continue, l' orage sera terrible.
-tant mieux, répondit l' enthousiaste Paganel,
j' aime autant un beau spectacle, puisque je ne puis
le fuir.
-voilà encore une de vos théories qui va éclater,
dit le major.
-et l' une de mes meilleures, Mac Nabbs. Je suis
de l' avis de Glenarvan, l' orage sera superbe. Tout
à l' heure, pendant que j' essayais de dormir,
plusieurs faits me sont revenus à la mémoire, qui me
le font espérer, car nous sommes ici dans la région
des grandes tempêtes électriques. J' ai lu quelque
part, en effet, qu' en 1793, précisément dans la
province de Buenos-Ayres, le tonnerre est tombé
trente-sept fois pendant un seul orage. Mon collègue,
M Martin De Moussy, a compté jusqu' à
cinquante-cinq minutes de roulement non interrompu.
-montre en main ? Dit le major.
-montre en main. Une seule chose m' inquiéterait,
ajouta Paganel, si l' inquiétude servait à éviter le
danger, c' est que l' unique point culminant de cette
plaine est précisément l' ombu où nous sommes. Un
paratonnerre serait ici fort utile, car précisément
cet arbre est, entre tous ceux de la pampa, celui
que la foudre affectionne particulièrement. Et puis,
vous ne l' ignorez pas, mes amis, les savants
recommandent de ne point chercher refuge sous les
arbres pendant l' orage.
-bon, dit le major, voilà une recommandation qui
vient à propos !
-il faut avouer, Paganel, répondit Glenarvan,
que vous choisissez bien le moment pour nous conter
ces choses rassurantes !

p241

-bah ! Répliqua Paganel, tous les moments sont
bons pour s' instruire. Ah ! Cela commence ! "
des éclats de tonnerre plus violents interrompirent
cette inopportune conversation ; leur intensité
croissait en gagnant des tons plus élevés ; ils se
rapprochaient et passaient du grave au médium, pour
emprunter à la musique une très juste comparaison.
Bientôt ils devinrent stridents et firent vibrer
avec de rapides oscillations les cordes
atmosphériques. L' espace était en feu, et dans cet
embrasement, on ne pouvait reconnaître à quelle
étincelle électrique appartenaient ces roulements
indéfiniment prolongés, qui se répercutaient d' écho
en écho jusque dans les profondeurs du ciel.
Les éclairs incessants affectaient des formes
variées. Quelques-uns, lancés perpendiculairement
au sol, se répétaient cinq ou six fois à la même
place. D' autres auraient excité au plus haut point
la curiosité d' un savant, car si Arago, dans ses
curieuses statistiques, n' a relevé que deux
exemples d' éclairs fourchus, ils se reproduisaient
ici par centaines. Quelques-uns, divisés en mille
branches diverses, se débitaient sous l' aspect de
zigzags coralliformes, et produisaient sur la
voûte obscure des jeux étonnants de lumière
arborescente.
Bientôt tout le ciel, de l' est au nord, fut
sous-tendu par une bande phosphorique d' un éclat
intense. Cet incendie gagna peu à peu l' horizon entier,
enflammant les nuages comme un amas de matières
combustibles, et, bientôt reflété par les eaux
miroitantes, il forma une immense sphère de feu dont
l' ombu occupait le point central.
Glenarvan et ses compagnons regardaient
silencieusement ce terrifiant spectacle. Ils n' auraient
pu se faire entendre. Des nappes de lumière blanche
glissaient jusqu' à eux, et dans ces rapides éclats
apparaissaient et disparaissaient vivement tantôt
la figure calme du major, tantôt la face curieuse
de Paganel ou les traits énergiques de Glenarvan,
tantôt la tête effarée de Robert ou la

p242

physionomie insouciante des matelots animés
subitement d' une vie spectrale.
Cependant, la pluie ne tombait pas encore, et le
vent se taisait toujours. Mais bientôt les
cataractes du ciel s' entr' ouvrirent, et des raies
verticales se tendirent comme les fils d' un tisseur
sur le fond noir du ciel. Ces larges gouttes d' eau,
frappant la surface du lac, rejaillissaient en
milliers d' étincelles illuminées par le feu des
éclairs.
Cette pluie annonçait-elle la fin de l' orage ?
Glenarvan et ses compagnons devaient-ils en être
quittes pour quelques douches vigoureusement
administrées ? Non. Au plus fort de cette lutte
des feux aériens, à l' extrémité de cette branche
mère qui s' étendait horizontalement, apparut
subitement un globe enflammé de la grosseur du
poing et entouré d' une fumée noire. Cette boule,
après avoir tourné sur elle-même pendant quelques
secondes, éclata comme une bombe, et avec un bruit
tel qu' il fut perceptible au milieu du fracas
général. Une vapeur sulfureuse remplit l' atmosphère.
Il se fit un instant de silence, et la voix de
Tom Austin put être entendue, qui criait :
" l' arbre est en feu. "
Tom Austin ne se trompait pas. En un moment, la
flamme, comme si elle eût été communiquée à une
immense pièce d' artifice, se propagea sur le côté
ouest de l' ombu ; le bois mort, les nids d' herbes
desséchée, et enfin tout l' aubier, de nature
spongieuse, fournirent un aliment favorable à sa
dévorante activité.
Le vent se levait alors et souffla sur cet
incendie. Il fallait fuir. Glenarvan et les siens
se réfugièrent en toute hâte dans la partie orientale
de l' ombu respectée par la flamme, muets, troublés,
effarés, se hissant, se glissant, s' aventurant sur
des rameaux qui pliaient sous leur poids. Cependant,
les branchages grésillaient, craquaient et se
tordaient dans le feu comme des serpents brûlés
vifs ; leurs débris incandescents tombaient dans
les eaux débordées

p244

et s' en allaient au courant en jetant des éclats
fauves. Les flammes, tantôt s' élevaient à une
prodigieuse hauteur et se perdaient dans
l' embrasement de l' atmosphère ; tantôt, rabattues
par l' ouragan déchaîné, elles enveloppaient l' ombu
comme une robe de Nessus. Glenarvan, Robert, le
major, Paganel, les matelots étaient terrifiés ;
une épaisse fumée les suffoquait ; une intolérable
ardeur les brûlait ; l' incendie gagnait de leur
côté la charpente inférieure de l' arbre ; rien ne
pouvait l' arrêter ni l' éteindre ! Enfin, la
situation ne fut plus tenable, et de deux morts,
il fallut choisir la moins cruelle.
" à l' eau ! " cria Glenarvan.
Wilson, que les flammes atteignaient, venait déjà
de se précipiter dans le lac, quand on l' entendit
s' écrier avec l' accent de la plus violente
terreur :
" à moi ! à moi ! "
Austin se précipita vers lui, et l' aida à
regagner le sommet du tronc.
" qu' y a-t-il ?
-les caïmans ! Les caïmans ! " répondit Wilson.
Et le pied de l' arbre apparut entouré des plus
redoutables animaux de l' ordre des sauriens. Leurs
écailles miroitaient dans les larges plaques de
lumière dessinées par l' incendie ; leur queue
aplatie dans le sens vertical, leur tête semblable
à un fer de lance, leurs yeux saillants, leurs
mâchoires fendues jusqu' en arrière de l' oreille,
tous ces signes caractéristiques ne purent tromper
Paganel. Il reconnut ces féroces alligators
particuliers à l' Amérique, et nommés caïmans
dans les pays espagnols. Ils étaient là une
dizaine qui battaient l' eau de leur queue formidable,
et attaquaient l' ombu avec les longues dents de
leur mâchoire inférieure.
à cette vue, les malheureux se sentirent perdus. Une
mort épouvantable leur était réservée, qu' ils
dussent périr dévorés par les flammes ou par la
dent des caïmans. Et l' on entendit le major lui-même,
d' une voix calme, dire :

p245

" il se pourrait bien que ce fût la fin de la fin. "
l' orage était alors dans sa période décroissante,
mais il avait développé dans l' atmosphère une
considérable quantité de vapeurs auxquelles les
phénomènes électriques allaient communiquer une
violence extrême. Dans le sud se formait peu à peu
une énorme trombe, un cône de brouillards, la pointe
en bas, la base en haut, qui reliait les eaux
bouillonnantes aux nuages orageux. Ce météore
s' avança bientôt en tournant sur lui-même avec
une rapidité vertigineuse ; il refoulait vers son
centre une colonne liquide enlevée au lac, et un
appel énergique, produit par son mouvement giratoire,
précipitait vers lui tous les courants d' air
environnants.
En peu d' instants, la gigantesque trombe se jeta sur
l' ombu et l' enlaça de ses replis. L' arbre fut
secoué jusque dans ses racines. Glenarvan put croire
que les caïmans l' attaquaient de leurs puissantes
mâchoires et l' arrachaient du sol. Ses compagnons
et lui, se tenant les uns les autres, sentirent que
le robuste arbre cédait et se culbutait ; ses
branches enflammées plongèrent dans les eaux
tumultueuses avec un sifflement terrible. Ce fut
l' oeuvre d' une seconde. La trombe, déjà passée,
portait ailleurs sa violence désastreuse, et,
pompant les eaux du lac, semblait le vider sur son
passage.
Alors l' ombu, couché sur les eaux, dériva sous les
efforts combinés du vent et du courant. Les
caïmans avaient fui, sauf un seul, qui rampait
sur les racines retournées et s' avançait les
mâchoires ouvertes ; mais Mulrady saisissant une
branche à demi entamée par le feu, en assomma
l' animal d' un si rude coup qu' il lui cassa les
reins. Le caïman culbuté s' abîma dans les remous du
torrent. Glenarvan et ses compagnons, délivrés
de ses voraces sauriens, gagnèrent les branches
situées au vent de l' incendie, tandis que l' ombu,
dont les flammes, au souffle de l' ouragan,
s' arrondissaient en voiles incandescentes, dériva
comme un brûlot en feu dans les ombres de la nuit.

p246

chapitre xxvi l' Atlantique
pendant deux heures, l' ombu navigua sur l' immense
lac sans atteindre la terre ferme. Les flammes
qui le rongeaient s' étaient peu à peu éteintes.
Le principal danger de cette épouvantable traversée
avait disparu. Le major se borna à dire qu' il n' y
aurait pas lieu de s' étonner si l' on se sauvait.
Le courant, conservant sa direction première,
allait toujours du sud-ouest au nord-est.
L' obscurité, à peine illuminée çà et là de quelque
tardif éclair, était redevenue profonde, et Paganel
cherchait en vain des points de repère à l' horizon.
L' orage touchait à sa fin. Les larges gouttes de
pluie faisaient place à de légers embruns qui
s' éparpillaient au souffle du vent, et les gros
nuages dégonflés se coupaient par bandes dans les
hauteurs du ciel.
La marche de l' ombu était rapide sur l' impétueux
torrent ; il glissait avec une surprenante vitesse,
et comme si quelque puissant engin de locomotion eut
été renfermé sous son écorce. Rien ne prouvait
qu' il ne dût pas dériver ainsi pendant des jours
entiers. Vers trois heures du matin, cependant, le
major fit observer que ses racines frôlaient le sol.
Tom Austin, au moyen d' une longue branche détachée,
sonda avec soin et constata que le terrain allait en
pente remontante. En effet, vingt minutes plus tard,
un choc eut lieu, et l' ombu s' arrêta net.
" terre ! Terre ! " s' écria Paganel d' une voix
retentissante.
L' extrémité des branches calcinées avait donné
contre

p247

une extumescence du sol. Jamais navigateurs ne
furent plus satisfaits de toucher. L' écueil, ici,
c' était le port. Déjà Robert et Wilson, lancés
sur un plateau solide, poussaient un hurrah de
joie, quand un sifflement bien connu se fit
entendre. Le galop d' un cheval retentit sur la
plaine, et la haute taille de l' indien se dressa
dans l' ombre.
" Thalcave ! S' écria Robert.
-Thalcave ! Répondirent ses compagnons.
- amigos ! " dit le patagon, qui avait attendu
les voyageurs là où le courant devait les amener,
puisqu' il l' y avait conduit lui-même.
En ce moment, il enleva Robert Grant dans ses
bras sans se douter que Paganel pendait après lui,
et il le serra sur sa poitrine. Bientôt,
Glenarvan, le major et les marins heureux de
revoir leur fidèle guide, lui pressaient les mains
avec une vigoureuse cordialité. Puis, le patagon les
conduisit dans le hangar d' une estancia
abandonnée.

p248

Là flambait un bon feu qui les réchauffa, là
rôtissaient de succulentes tranches de venaison dont
ils ne laissèrent pas miette. Et quand leur esprit
reposé se prit à réfléchir, aucun d' eux ne put
croire qu' il eût échappé à cette aventure faite de
tant de dangers divers, l' eau, le feu et les
redoutables caïmans des rivières argentines.
Thalcave, en quelques mots, raconta son histoire à
Paganel, et reporta au compte de son intrépide
cheval tout l' honneur de l' avoir sauvé. Paganel
essaya alors de lui expliquer la nouvelle
interprétation du document, et quelles espérances elle
permettait de concevoir. L' indien comprit-il bien
les ingénieuses hypothèses du savant ? On peut en
douter, mais il vit ses amis heureux et confiants,
et il ne lui en fallait pas davantage.
On croira sans peine que ces intrépides voyageurs
après leur journée de repos passée sur l' ombu,
ne se firent pas prier pour se remettre en route.
à huit heures du matin, ils étaient prêts à partir.
On se trouvait trop au sud des estancias et des
saladeros pour se procurer des moyens de transport.
Donc, nécessité absolue d' aller à pied. Il ne
s' agissait, en somme, que d' une quarantaine de milles,
et Thaouka ne se refuserait pas à porter de temps
en temps un piéton fatigué, et même deux au besoin.
En trente-six heures on pouvait atteindre les
rivages de l' Atlantique.
Le moment venu, le guide et ses compagnons
laissèrent derrière eux l' immense bas-fond encore
noyé sous les eaux, et se dirigèrent à travers des
plaines plus élevées. Le territoire argentin
reprenait sa monotone physionomie ; quelques
bouquets de bois, plantés par des mains
européennes, se hasardaient çà et là au-dessus des
pâturages, aussi rares, d' ailleurs, qu' aux
environs des sierras Tandil et Tapalquem ; les
arbres indigènes ne se permettent de pousser qu' à
la lisière de ces longues prairies et aux
approches du cap Corrientes.

p249

Ainsi se passa cette journée. Le lendemain, quinze
milles avant d' être atteints, le voisinage de
l' océan se fit sentir. La virazon, un vent singulier
qui souffle régulièrement pendant les deuxièmes
moitiés du jour et de la nuit, courbait les grandes
herbes. Du sol amaigri s' élevaient des bois
clairsemés, de petites mimosées arborescentes, des
buissons d' acacias et des bouquets de curra-mabol.
Quelques lagunes salines miroitaient comme des
morceaux de verre cassé, et rendirent la marche
pénible, car il fallut les tourner. On pressait le
pas, afin d' arriver le jour même au lac Salado sur
les rivages de l' océan, et, pour tout dire, les
voyageurs étaient passablement fatigués, quand, à
huit heures du soir, ils aperçurent les dunes de
sable, hautes de vingt toises, qui en délimitent
la lisière écumeuse. Bientôt, le long murmure de
la mer montante frappa leurs oreilles.
" l' océan ! S' écria Paganel.
-oui, l' océan ! " répondit Thalcave.
Et ces marcheurs, auxquels la force semblait près de
manquer, escaladaient bientôt les dunes avec une
remarquable agilité.
Mais l' obscurité était grande déjà. Les regards se
promenèrent en vain sur l' immensité sombre. Ils
cherchèrent le Duncan, sans l' apercevoir.
" il est pourtant là, s' écria Glenarvan, nous
attendant et courant bord sur bord !
-nous le verrons demain " , répondit Mac Nabbs.
Tom Austin héla au juger le yacht invisible, mais
sans obtenir de réponse. Le vent était d' ailleurs
très fort, et la mer assez mauvaise. Les nuages
chassaient de l' ouest, et la crête écumante des
vagues s' envolait en fine poussière jusqu' au-dessus
des dunes. Si donc le Duncan était au
rendez-vous assigné, l' homme du bossoir ne pouvait
ni être entendu ni entendre. La côte n' offrait aucun
abri. Nulle baie, nulle anse, nul port. Pas même une
crique. Elle se composait de longs bancs de sable
qui allaient se perdre en mer, et dont l' approche
est plus dangereuse

p250

que celle des rochers à fleur d' eau. Les bancs, en
effet, irritent la lame ; la mer y est
particulièrement mauvaise, et les navires sont à
coup sûr perdus, qui par les gros temps viennent
s' échouer sur ces tapis de sable.
Il était donc fort naturel que le Duncan,
jugeant cette côte détestable et sans port de
refuge, se tînt éloigné. John Mangles, avec sa
prudence habituelle, devait s' en élever le plus
possible. Ce fut l' opinion de Tom Austin, et
il affirma que le Duncan ne pouvait tenir la
mer à moins de cinq bons milles.
Le major engagea donc son impatient ami à se
résigner. Il n' existait aucun moyen de dissiper ces
épaisses ténèbres. à quoi bon, dès lors, fatiguer ses
regards à les promener sur le sombre horizon ?
Ceci dit, il organisa une sorte de campement à
l' abri des dunes ; les dernières provisions servirent
au dernier repas du voyage ; puis chacun, suivant
l' exemple du major, se creusa un lit improvisé dans
un trou assez confortable, et, ramenant jusqu' à son
menton l' immense couverture de sable, s' endormit
d' un lourd sommeil. Seul Glenarvan veilla. Le
vent se maintenait en grande brise, et l' océan se
ressentait encore de l' orage passé. Ses vagues,
toujours tumultueuses, se brisaient au pied des
bancs avec un bruit de tonnerre. Glenarvan ne
pouvait se faire à l' idée de savoir le Duncan
si près de lui. Quant à supposer qu' il ne fût pas
arrivé au rendez-vous convenu, c' était
inadmissible. Glenarvan avait quitté la baie de
Talcahuano le 14 octobre, et il arrivait le 12
novembre aux rivages de l' Atlantique. Or, pendant
cet espace de trente jours employés à traverser le
Chili, la cordillère, les pampas, la plaine
argentine, le Duncan avait eu le temps de
doubler le cap Horn et d' arriver à la côte opposée.
Pour un tel marcheur, les retards n' existaient pas ;
la tempête avait été certainement violente et ses
fureurs terribles sur le vaste champ de
l' Atlantique, mais le yacht était un bon navire et
son

p251

capitaine un bon marin. Donc, puisqu' il devait être
là, il y était.
Ces réflexions, quoi qu' il en soit, ne parvinrent
pas à calmer Glenarvan. Quand le coeur et la
raison se débattent, celle-ci n' est pas la plus
forte. Le " laird " de Malcolm-Castle sentait dans
cette obscurité tous ceux qu' il aimait, sa chère
Helena, Mary Grant, l' équipage de son
Duncan. il errait sur le rivage désert que les
flots couvraient de leurs paillettes
phosphorescentes. Il regardait, il écoutait. Il
crut même, à de certains moments, surprendre en mer
une lueur indécise.
" je ne me trompe pas, se dit-il, j' ai vu un feu de
navire, le feu du Duncan. ah ! Pourquoi mes
regards ne peuvent-ils percer ces ténèbres ! "
une idée lui vint alors. Paganel se disait
nyctalope, Paganel y voyait la nuit. Il alla
réveiller Paganel. Le savant dormait dans son trou
du sommeil des taupes, quand un bras vigoureux
l' arracha de sa couche de sable.
" qui va là ? S' écria-t-il.
-c' est moi, Paganel.
-qui, vous ?
-Glenarvan. Venez, j' ai besoin de vos yeux.
-mes yeux ? Répondit Paganel, qui les frottait
vigoureusement.
-oui, vos yeux, pour distinguer notre Duncan
dans cette obscurité. Allons, venez.
-au diable la nyctalopie ! " se dit Paganel,
enchanté d' ailleurs, d' être utile à Glenarvan.
Et se relevant, secouant ses membres engourdis,
" broumbroumant " comme les gens qui s' éveillent, il
suivit son ami sur le rivage.
Glenarvan le pria d' examiner le sombre horizon de
la mer. Pendant quelques minutes, Paganel se livra
consciencieusement à cette contemplation.
" eh bien ! N' apercevez-vous rien ? Demanda
Glenarvan.

p252

-rien ! Un chat lui-même n' y verrait pas à deux
pas de lui.
-cherchez un feu rouge ou un feu vert, c' est-à-dire
un feu de bâbord ou de tribord.
-je ne vois ni feu vert ni feu rouge ! Tout est
noir ! " répondit Paganel, dont les yeux se
fermaient involontairement.
Pendant une demi-heure, il suivit son impatient ami,
machinalement, laissant tomber sa tête sur sa
poitrine, puis la relevant brusquement. Il ne
répondait pas, il ne parlait plus. Ses pas mal
assurés le laissaient rouler comme un homme ivre.
Glenarvan regarda Paganel. Paganel dormait en
marchant.
Glenarvan le prit alors par le bras, et, sans le
réveiller, le reconduisit à son trou, où il
l' enterra confortablement. à l' aube naissante, tout
le monde fut mis sur pied à ce cri :
" le Duncan ! le Duncan !
-hurrah ! Hurrah ! " répondirent à Glenarvan ses
compagnons, se précipitant sur le rivage.
En effet, à cinq milles au large, le yacht, ses
basses voiles soigneusement serrées, se maintenait
sous petite vapeur. Sa fumée se perdait confusément
dans les brumes du matin. La mer était forte, et un
navire de ce tonnage ne pouvait sans danger
approcher le pied des bancs.
Glenarvan, armé de la longue-vue de Paganel,
observait les allures du Duncan. John
Mangles ne devait pas avoir aperçu ses passagers,
car il n' évoluait pas, et continuait de courir,
bâbord amures, sous son hunier au bas ris.
Mais en ce moment, Thalcave, après avoir
fortement bourré sa carabine, la déchargea dans la
direction du yacht.
On écouta. On regarda surtout. Trois fois, la
carabine de l' indien retentit, réveillant les
échos des dunes.
Enfin, une fumée blanche apparut aux flancs du
yacht.

p253

" ils nous ont vus ! S' écria Glenarvan. C' est le
canon du Duncan ! "
et, quelques secondes après, une sourde détonation
venait mourir à la limite du rivage. Aussitôt, le
Duncan, changeant son hunier et forçant le
feu de ses fourneaux, évolua de manière à ranger de
plus près la côte.
Bientôt, la lunette aidant, on vit une embarcation
se détacher du bord.
" lady Helena ne pourra venir, dit Tom Austin,
la mer est trop dure !
-John Mangles non plus, répondit Mac Nabbs, il
ne peut quitter son navire.
-ma soeur ! Ma soeur ! Disait Robert, tendant ses
bras vers le yacht qui roulait violemment.
-ah ! Qu' il me tarde d' être à bord ! S' écria
Glenarvan.
-patience, Edward. Vous y serez dans deux heures " ,
répondit le major.
Deux heures ! En effet, l' embarcation, armée de six
avirons, ne pouvait en moins de temps accomplir son
trajet d' aller et de retour.
Alors Glenarvan rejoignit Thalcave, qui les bras
croisés, Thaouka près de lui, regardait
tranquillement la mouvante surface des flots.
Glenarvan prit sa main, et lui montrant le yacht :
" viens, " dit-il.
L' indien secoua doucement la tête.
" viens, ami, reprit Glenarvan.
-non, répondit doucement Thalcave. Ici est
Thaouka, et là, les pampas ! " ajouta-t-il, en
embrassant d' un geste passionné l' immense étendue
des plaines.
Glenarvan comprit bien que l' indien ne voudrait
jamais abandonner la prairie où blanchissaient les
os de ses pères. Il connaissait le religieux
attachement de ces enfants du désert pour le pays
natal. Il serra donc la main de Thalcave, et
n' insista pas. Il n' insista pas, non

p254

plus, quand l' indien, souriant à sa manière, refusa
le prix de ses services en disant :
" par amitié. "
Glenarvan ne put lui répondre. Il aurait voulu
laisser au moins un souvenir au brave indien qui
lui rappelât ses amis de l' Europe. Mais que lui
restait-il ? Ses armes, ses chevaux, il avait tout
perdu dans les désastres de l' inondation. Ses amis
n' étaient pas plus riches que lui.
Il ne savait donc comment reconnaître le
désintéressement du brave guide, quand une idée lui
vint à l' esprit. Il tira de son portefeuille un
médaillon précieux qui entourait un admirable
portrait, un chef-d' oeuvre de Lawrence, et il
l' offrit à l' indien.
" ma femme " , dit-il.
Thalcave considéra le portrait d' un oeil attendri,
et prononça ces simples mots :
" bonne et belle ! "
puis Robert, Paganel, le major, Tom Austin, les
deux matelots, vinrent avec de touchantes paroles
faire leurs adieux au patagon. Ces braves gens
étaient sincèrement émus de quitter cet ami
intrépide et dévoué. Thalcave les pressa tous sur
sa large poitrine. Paganel lui fit accepter une
carte de l' Amérique méridionale et des deux
océans que l' indien avait souvent regardée avec
intérêt. C' était ce que le savant possédait de plus
précieux. Quant à Robert, il n' avait que ses
caresses à donner ; il les offrit à son sauveur,
et Thaouka ne fut pas oublié dans sa distribution.
En ce moment, l' embarcation du Duncan
approchait ; elle se glissa dans un étroit chenal
creusé entre les bancs, et vint bientôt échouer
au rivage.
" ma femme ? Demanda Glenarvan.
-ma soeur ? S' écria Robert.
-lady Helena et miss Grant vous attendent à
bord, répondit le patron du canot. Mais partons,
votre honneur,

p255

nous n' avons pas une minute à perdre, car le jusant
commence à se faire sentir. "
les derniers embrassements furent prodigués à
l' indien. Thalcave accompagna les amis jusqu' à
l' embarcation, qui fut remise à flot. Au moment où
Robert montait à bord, l' indien le prit dans ses
bras et le regarda avec tendresse.
" et maintenant va, dit-il, tu es un homme !
-adieu, ami ! Adieu ! Dit encore une fois
Glenarvan.
-ne nous reverrons-nous jamais ? S' écria Paganel.
- quien sabe ? " répondit Thalcave, en levant
son bras vers le ciel.
Ce furent les dernières paroles de l' indien, qui se
perdirent dans le souffle du vent. On poussa au
large. Le canot s' éloigna, emporté par la mer
descendante.
Longtemps, la silhouette immobile de Thalcave
apparut à travers l' écume des vagues. Puis sa
grande taille s' amoindrit, et il disparut aux
yeux de ses amis d' un jour. Une heure après,
Robert s' élançait le premier à bord du
Duncan et se jetait au cou de Mary Grant,
pendant que l' équipage du yacht remplissait l' air
de ses joyeux hurrahs.
Ainsi s' était accomplie cette traversée de
l' Amérique du sud suivant une ligne rigoureusement
droite. Ni montagnes, ni fleuves ne firent dévier
les voyageurs de leur imperturbable route, et,
s' ils n' eurent pas à combattre le mauvais vouloir
des hommes, les éléments, souvent déchaînés contre
eux, soumirent à de rudes épreuves leur généreuse
intrépidité.

2E PARTIE



p5

chapitre i le retour à bord
les premiers instants furent consacrés au bonheur de
se revoir. Lord Glenarvan n' avait pas voulu que
l' insuccès des recherches refroidît la joie dans le
coeur de ses amis. Aussi ses premières paroles
furent-elles celles-ci : " confiance, mes amis,
confiance ! Le capitaine Grant n' est pas avec nous,
mais nous avons la certitude de le retrouver. "
il ne fallait rien de moins qu' une telle assurance
pour rendre l' espoir aux passagères du Duncan.
en effet, lady Helena et Mary Grant, pendant que
l' embarcation ralliait le yacht, avaient éprouvé les
mille angoisses de l' attente. Du haut de la dunette,
elles essayaient de compter ceux qui revenaient à
bord.
Tantôt la jeune fille se désespérait ; tantôt, au
contraire, elle s' imaginait voir Harry Grant. Son
coeur palpitait ; elle ne pouvait parler, elle se
soutenait à peine. Lady Helena l' entourait de ses
bras. John Mangles, en observation près d' elle, se
taisait ; ses yeux de marin, si habitués à distinguer
les objets éloignés, ne voyaient pas le capitaine.

p6

" il est là ! Il vient ! Mon père ! " murmurait la
jeune fille. Mais, la chaloupe se rapprochant peu à
peu, l' illusion devint impossible. Les voyageurs
n' étaient pas à cent brasses du bord, que non
seulement lady Helena et John Mangles, mais Mary
elle-même, les yeux baignés de larmes, avaient perdu
tout espoir. Il était temps que lord Glenarvan
arrivât et fît entendre ses rassurantes paroles.
Après les premiers embrassements, lady Helena, Mary
Grant et John Mangles furent instruits des
principaux incidents de l' expédition, et, avant tout,
Glenarvan leur fit connaître cette nouvelle
interprétation du document due à la sagacité de
Jacques Paganel. Il fit aussi l' éloge de Robert,
dont Mary devait être fière à bon droit. Son courage,
son dévouement, les dangers qu' il avait courus, tout
fut mis en relief par Glenarvan, au point que le
jeune garçon n' aurait su où se cacher, si les bras
de sa soeur ne lui eussent offert un refuge.
" il ne faut pas rougir, Robert, dit John Mangles,
tu t' es conduit en digne fils du capitaine Grant ! "
il tendit ses bras au frère de Mary, et appuya ses
lèvres sur ses joues encore humides des larmes de
la jeune fille.
On ne parle ici que pour mémoire de l' accueil que
reçurent le major et le géographe, et du souvenir
dont fut honoré le généreux Thalcave. Lady Helena
regretta de ne pouvoir presser la main du brave
indien. Mac Nabbs, après les premiers épanchements,
avait gagné sa cabine, où il se faisait la barbe
d' une main calme et assurée. Quant à Paganel, il
voltigeait de l' un à l' autre, comme une abeille,
butinant le suc des compliments et des sourires. Il
voulut embrasser tout l' équipage du Duncan, et,
soutenant que lady Helena en faisait partie aussi
bien que Mary Grant, il commença sa distribution
par elles pour finir à Mr Olbinett.
Le stewart ne crut pouvoir mieux reconnaître une
telle politesse, qu' en annonçant le déjeuner.
" le déjeuner ? S' écria Paganel.
-oui, monsieur Paganel, répondit Mr Olbinett.

p7

-un vrai déjeuner, sur une vraie table, avec un
couvert et des serviettes ?
-sans doute, monsieur Paganel.
-et on ne mangera ni charqui, ni oeufs durs, ni
filets d' autruche ?
-oh ! Monsieur ! Répondit le maître d' hôtel,
humilié dans son art.
-je n' ai pas voulu vous blesser, mon ami, dit le
savant avec un sourire. Mais, depuis un mois, tel
était notre ordinaire, et nous dînions, non pas assis
à table, mais étendus sur le sol, à moins que nous
ne fussions à califourchon sur des arbres. Ce
déjeuner que vous venez d' annoncer a donc pu me
paraître un rêve, une fiction, une chimère !
-eh bien, allons constater sa réalité, monsieur
Paganel, répondit lady Helena, qui ne se retenait
pas de rire.
-voici mon bras, dit le galant géographe.
-votre honneur n' a pas d' ordres à me donner pour
le Duncan ? demanda John Mangles.
-après déjeuner, mon cher John, répondit
Glenarvan, nous discuterons en famille le
programme de notre nouvelle expédition. "
les passagers du yacht et le jeune capitaine
descendirent dans le carré. Ordre fut donné à
l' ingénieur de se maintenir en pression, afin de
partir au premier signal.
Le major, rasé de frais, et les voyageurs, après une
rapide toilette, prirent place à la table.
On fit fête au déjeuner de Mr Olbinett. Il fut
déclaré excellent, et même supérieur aux splendides
festins de la pampa, Paganel revint deux fois à
chacun des plats, " par distraction " , dit-il.
Ce mot malencontreux amena lady Glenarvan à
demander si l' aimable français était quelquefois
retombé dans son péché habituel. Le major et lord
Glenarvan se regardèrent en souriant. Quant à
Paganel, il éclata de rire, franchement, et
s' engagea " sur l' honneur " à ne plus commettre une
seule distraction pendant tout le voyage ;

p8

puis il fit d' une très plaisante façon le récit de
sa déconvenue et de ses profondes études sur l' oeuvre
de Camoëns.
" après tout, ajouta-t-il en terminant, à quelque
chose malheur est bon, et je ne regrette pas mon
erreur.
-et pourquoi, mon digne ami ? Demanda le major.
-parce que non seulement je sais l' espagnol, mais
aussi le portugais. Je parle deux langues au lieu
d' une !
-par ma foi, je n' y avais pas songé, répondit
Mac Nabbs. Mes compliments, Paganel, mes sincères
compliments ! "
on applaudit Paganel, qui ne perdait pas un coup de
dent. Il mangeait et causait tout ensemble. Mais il
ne remarqua pas une particularité qui ne put
échapper à Glenarvan : ce furent les attentions de
John Mangles pour sa voisine Mary Grant. Un
léger signe de lady Helena à son mari lui apprit
que c' était " comme cela ! " Glenarvan regarda les
deux jeunes gens avec une affectueuse sympathie, et
il interpella John Mangles, mais à un tout autre
propos.
" et votre voyage, John, lui demanda-t-il, comment
s' est-il accompli ?
-dans les meilleures conditions, répondit le
capitaine. Seulement j' apprendrai à votre honneur que
nous n' avons pas repris la route du détroit de
Magellan.
-bon ! S' écria Paganel, vous avez doublé le cap
Horn, et je n' étais pas là !
-pendez-vous ! Dit le major.
-égoïste ! C' est pour avoir de ma corde, que vous me
donnez ce conseil ! Répliqua le géographe.
-voyons, mon cher Paganel, répondit Glenarvan, à
moins d' être doué du don d' ubiquité, on ne saurait
être partout. Or, puisque vous couriez la plaine des
pampas, vous ne pouviez pas en même temps doubler
le cap Horn.
-cela ne m' empêche pas de le regretter " , répliqua
le savant.
Mais on ne le poussa pas davantage, et on le laissa
sur cette réponse. John Mangles reprit alors la
parole, et fit

p9

le récit de sa traversée. En prolongeant la côte
américaine, il avait observé tous les archipels
occidentaux sans trouver aucune trace du
Britannia. arrivé au cap Pilares, à l' entrée
du détroit, et trouvant les vents debout, il donna
dans le sud ; le Duncan longea les îles de la
Désolation, s' éleva jusqu' au soixante-septième
degré de latitude australe, doubla le cap Horn,
rangea la Terre De Feu, et, passant le détroit
de Lemaire, il suivit les côtes de la Patagonie.
Là, il éprouva des coups de vent terribles à la
hauteur du cap Corrientes, ceux-là mêmes qui
assaillirent si violemment les voyageurs pendant
l' orage. Mais le yacht se comporta bien, et depuis
trois jours John Mangles courait des bordées au
large, lorsque les détonations de la carabine lui
signalèrent l' arrivée des voyageurs si impatiemment
attendus. Quant à lady Glenarvan et à miss Grant,
le capitaine du Duncan serait injuste en
méconnaissant leur rare intrépidité. La tempête ne
les effraya pas, et si elles manifestèrent quelques
craintes, ce fut en songeant à leurs amis, qui
erraient alors dans les plaines de la république
Argentine.
Ainsi se termina le récit de John Mangles ; il fut
suivi des félicitations de lord Glenarvan. Puis,
celui-ci, s' adressant à Mary Grant :
" ma chère miss, dit-il, je vois que le capitaine
John rend hommage à vos grandes qualités, et je
suis heureux de penser que vous ne vous déplaisez
point à bord de son navire !
-comment pourrait-il en être autrement ? Répondit
Mary, en regardant lady Helena, et peut-être aussi
le jeune capitaine.
-oh ! Ma soeur vous aime bien, monsieur John,
s' écria Robert, et moi, je vous aime aussi !
-et je te le rends, mon cher enfant " , répondit
John Mangles, un peu déconcerté des paroles de
Robert, qui amenèrent une légère rougeur au front
de Mary Grant.
Puis, mettant la conversation sur un terrain moins
brûlant, John Mangles ajouta :

p10

" puisque j' ai fini de raconter le voyage du
Duncan, votre honneur voudra-t-il nous donner
quelques détails sur sa traversée de l' Amérique et
sur les exploits de notre jeune héros ? "
nul récit ne pouvait être plus agréable à lady
Helena et à miss Grant. Aussi lord Glenarvan se
hâta de satisfaire leur curiosité. Il reprit,
incident par incident, tout son voyage d' un océan
à l' autre. Le passage de la Cordillère Des Andes,
le tremblement de terre, la disparition de Robert,
l' enlèvement du condor, le coup de fusil de
Thalcave, l' épisode des loups rouges, le dévouement
du jeune garçon, le sergent Manuel, l' inondation,
le refuge sur l' ombu, la foudre, l' incendie, les
caïmans, la trombe, la nuit au bord de l' Atlantique,
ces divers détails, gais ou terribles, vinrent tour
à tour exciter la joie et l' effroi de ses auditeurs.
Mainte circonstance fut rapportée, qui valut à
Robert les caresses de sa soeur et de lady Helena.
Jamais enfant ne se vit si bien embrassé, et par
des amies plus enthousiastes.
Lorsque lord Glenarvan eut terminé son histoire, il
ajouta ces paroles :
" maintenant, mes amis, songeons au présent ; le passé
est passé, mais l' avenir est à nous ; revenons au
capitaine Harry Grant. "
le déjeuner était terminé ; les convives rentrèrent
dans le salon particulier de lady Glenarvan ; ils
prirent place autour d' une table chargée de cartes
et de plans, et la conversation s' engagea aussitôt.
" ma chère Helena, dit lord Glenarvan, en montant
à bord, je vous ai annoncé que si les naufragés du
Britannia ne revenaient pas avec nous, nous
avions plus que jamais l' espoir de les retrouver. De
notre passage à travers l' Amérique est résultée
cette conviction, je dirai mieux, cette certitude :
que la catastrophe n' a eu lieu ni sur les côtes du
Pacifique, ni sur les côtes de l' Atlantique. De
là cette conséquence naturelle, que l' interprétation
tirée du document était erronée en ce qui touche
la Patagonie.

p11

Fort heureusement, notre ami Paganel, illuminé par
une soudaine inspiration, a découvert l' erreur. Il
a démontré que nous suivions une voie fausse, et il
a interprété le document de manière à ne plus laisser
aucune hésitation dans notre esprit. Il s' agit du
document écrit en français, et je prierai Paganel
de l' expliquer ici, afin que personne ne conserve
le moindre doute à cet égard. "
le savant, mis en demeure de parler, s' exécuta
aussitôt ; il disserta sur les mots gonie et
indi de la façon la plus convaincante ; il fit
sortir rigoureusement du mot austral le mot
Australie ; il démontra que le capitaine Grant,
en quittant la côte du Pérou pour revenir en
Europe, avait pu, sur un navire désemparé, être
entraîné par les courants méridionaux du Pacifique
jusqu' aux rivages australiens ; enfin, ses
ingénieuses hypothèses, ses plus fines déductions,
obtinrent l' approbation complète de John Mangles
lui-même, juge difficile en pareille matière, et qui
ne se laissait pas entraîner à des écarts
d' imagination.
Lorsque Paganel eut achevé sa dissertation,
Glenarvan annonça que le Duncan allait faire
immédiatement route pour l' Australie.
Cependant le major, avant que l' ordre ne fût donné
de mettre cap à l' est, demanda à faire une simple
observation.
" parlez, Mac Nabbs, répondit Glenarvan.
-mon but, dit le major, n' est point d' affaiblir les
arguments de mon ami Paganel, encore moins de les
réfuter ; je les trouve sérieux, sagaces, dignes de
toute notre attention, et ils doivent à juste titre
former la base de nos recherches futures. Mais je
désire qu' ils soient soumis à un dernier examen
afin que leur valeur soit incontestable et
incontestée. "
on ne savait où voulait en venir le prudent
Mac Nabbs, et ses auditeurs l' écoutaient avec une
certaine anxiété.
" continuez, major, dit Paganel. Je suis prêt à
répondre à toutes vos questions.

p12

-rien ne sera plus simple, dit le major. Quand, il
y a cinq mois, dans le golfe de la Clyde, nous
avons étudié les trois documents, leur interprétation
nous a paru évidente. Nulle autre côte que la côte
occidentale de la Patagonie ne pouvait avoir été le
théâtre du naufrage. Nous n' avions même pas à ce
sujet l' ombre d' un doute.
-réflexion fort juste, répondit Glenarvan.
-plus tard, reprit le major, lorsque Paganel, dans
un moment de providentielle distraction, s' embarqua
à notre bord, les documents lui furent soumis, et il
approuva sans réserve nos recherches sur la côte
américaine.
-j' en conviens, répondit le géographe.
-et cependant, nous nous sommes trompés, dit le
major.
-nous nous sommes trompés, répéta Paganel. Mais
pour se tromper, Mac Nabbs, il ne faut qu' être
homme, tandis qu' il est fou celui qui persiste dans
son erreur.
-attendez, Paganel, répondit le major, ne vous
animez pas. Je ne veux point dire que nos recherches
doivent se prolonger en Amérique.
-alors que demandez-vous ? Dit Glenarvan.
-un aveu, rien de plus, l' aveu que l' Australie
paraît être maintenant le théâtre du naufrage du
Britannia aussi évidemment que l' Amérique le
semblait naguère.
-nous l' avouons volontiers, répondit Paganel.
-j' en prends acte, reprit le major, et j' en profite
pour engager votre imagination à se défier de ces
évidences successives et contradictoires. Qui sait
si, après l' Australie, un autre pays ne nous offrira
pas les mêmes certitudes, et si, ces nouvelles
recherches vainement faites, il ne semblera pas
" évident " qu' elles doivent être recommencées
ailleurs ? "
Glenarvan et Paganel se regardèrent. Les
observations du major les frappaient par leur
justesse.
" je désire donc, reprit Mac Nabbs, qu' une dernière
épreuve soit faite avant de faire route pour
l' Australie. Voici les documents, voici des cartes.
Examinons successivement

p13

tous les points par lesquels passe le trente-septième
parallèle, et voyons si quelque autre pays ne se
rencontrerait pas, dont le document donnerait
l' indication précise.
-rien de plus facile et de moins long, répondit
Paganel, car, heureusement, les terres n' abondent
pas sous cette latitude.
-voyons, " dit le major, en déployant un planisphère
anglais, dressé suivant la projection de Mercator,
et qui offrait à l' oeil tout l' ensemble du globe
terrestre.
La carte fut placée devant lady Helena, et chacun se
plaça de façon à suivre la démonstration de Paganel.
" ainsi que je vous l' ai déjà appris, dit le géographe,
après avoir traversé l' Amérique Du Sud, le
trente-septième degré de latitude rencontre les îles
Tristan D' Acunha. Or, je soutiens que pas un des
mots du document ne peut se rapporter à ces îles. "
les documents scrupuleusement examinés, on dut
reconnaître que Paganel avait raison.
Tristan D' Acunha fut rejeté à l' unanimité.
" continuons, reprit le géographe. En sortant de
l' Atlantique, nous passons à deux degrés au-dessous
du cap de Bonne-Espérance, et nous pénétrons dans
la mer des Indes. Un seul groupe d' îles se trouve
sur notre route, le groupe des îles Amsterdam.
Soumettons-les au même examen que Tristan D' Acunha. "
après un contrôle attentif, les îles Amsterdam
furent évincées à leur tour. Aucun mot, entier ou
non, français, anglais ou allemand, ne s' appliquait
à ce groupe de l' océan Indien.
" nous arrivons maintenant à l' Australie, reprit
Paganel ; le trente-septième parallèle rencontre ce
continent au cap Bernouilli ; il en sort par la baie
Twofold. Vous conviendrez comme moi, et sans forcer
les textes, que le mot anglais stra et le mot
français austral peuvent s' appliquer à
l' Australie. La chose est assez évidente pour que
je n' insiste pas.

p14

Chacun approuva la conclusion de Paganel. Ce
système réunissait toutes les probabilités en sa
faveur.
" allons au delà, dit le major.
-allons, répondit le géographe, le voyage est facile.
En quittant la baie Twofold, on traverse le bras
de mer qui s' étend à l' est de l' Australie et on
rencontre la Nouvelle Zélande. Tout d' abord, je
vous rappellerai que le mot contin du document
français indique un " continent " d' une façon
irréfragable. Le capitaine Grant ne peut donc avoir
trouvé refuge sur la Nouvelle Zélande qui n' est
qu' une île. Quoi qu' il en soit, examinez, comparez,
retournez les mots, et voyez si, par impossible, ils
pourraient convenir à cette nouvelle contrée.
-en aucune façon, répondit John Mangles, qui fit
une minutieuse observation des documents et du
planisphère.
-non, dirent les auditeurs de Paganel et le major
lui-même, non, il ne peut s' agir de la Nouvelle
Zélande.
-maintenant, reprit le géographe, sur tout cet
immense espace qui sépare cette grande île de la côte
américaine, le trente-septième parallèle ne traverse
qu' un îlot aride et désert.
-qui se nomme ? ... demanda le major.
-voyez la carte. C' est Maria-Thérésa, nom dont je
ne trouve aucune trace dans les trois documents.
-aucune, répondit Glenarvan.
-je vous laisse donc, mes amis, à décider si toutes
les probabilités, pour ne pas dire les certitudes, ne
sont point en faveur du continent australien ?
-évidemment, répondirent à l' unanimité les passagers
et le capitaine du Duncan.
-John, dit alors Glenarvan, vous avez des vivres
et du charbon en suffisante quantité ?
-oui, votre honneur, je me suis amplement
approvisionné à Talcahuano, et, d' ailleurs, la ville
du Cap nous permettra de renouveler très facilement
notre combustible.

p15

-eh bien, alors, donnez la route...
-encore une observation, dit le major, interrompant
son ami.
-faites, Mac Nabbs.
-quelles que soient les garanties de succès que
nous offre l' Australie, ne serait-il pas à propos
de relâcher un jour ou deux aux îles Tristan
D' Acunha et Amsterdam ?
Elles sont situées sur notre parcours, et ne
s' éloignent aucunement de notre route. Nous saurons
alors si le Britannia n' y a pas laissé trace
de son naufrage.
-l' incrédule major, s' écria Paganel, il y tient !
-je tiens surtout à ne pas revenir sur nos pas, si
l' Australie, par hasard, ne réalise pas les
espérances qu' elle fait concevoir.
-la précaution me paraît bonne, répondit Glenarvan.
-et ce n' est pas moi qui vous dissuaderai de la
prendre, répliqua Paganel. Au contraire.
-alors, John, dit Glenarvan, faites mettre le cap
sur Tristan D' Acunha.
-à l' instant, votre honneur " , répondit le capitaine,
et il remonta sur le pont, tandis que Robert et
Mary Grant adressaient les plus vives paroles de
reconnaissance à lord Glenarvan.
Bientôt le Duncan, s' éloignant de la côte
américaine et courant dans l' est, fendit de sa rapide
étrave les flots de l' océan Atlantique.

p16

chapitre ii Tristan D' Acunha
si le yacht eût suivi la ligne de l' équateur, les
cent quatre-vingt-seize degrés qui séparent
l' Australie de l' Amérique, ou pour mieux dire, le
cap Bernouilli du cap Corrientes, auraient valu
onze mille sept cent soixante milles géographiques.
Mais, sur le trente-septième parallèle, ces cent
quatre-vingt-seize degrés, par suite de la forme du
globe, ne représentent que neuf mille quatre cent
quatre-vingts milles. De la côte américaine à
Tristan D' Acunha, on compte deux mille cent milles,
distance que John Mangles espérait franchir en
dix jours, si les vents d' est ne retardaient pas la
marche du yacht. Or, il eut précisément lieu d' être
satisfait, car vers le soir la brise calmit
sensiblement, puis changea, et le Duncan put
déployer sur une mer tranquille toutes ses
incomparables qualités.
Les passagers avaient repris le jour même leurs
habitudes du bord. Il ne semblait pas qu' ils eussent
quitté le navire pendant un mois. Après les eaux
du Pacifique, les eaux de l' Atlantique s' étendaient
sous leurs yeux, et, à quelques nuances près, tous
les flots se ressemblent. Les éléments, après les
avoir si terriblement éprouvés, unissaient
maintenant leurs efforts pour les favoriser. L' océan
était paisible, le vent soufflait du bon côté, et
tout le jeu de voiles, tendu sous les brises de
l' ouest,

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vint en aide à l' infatigable vapeur emmagasinée
dans la chaudière.
Cette rapide traversée s' accomplit donc sans accident
ni incident. On attendait avec confiance la côte
australienne. Les probabilités se changeaient en
certitudes. On causait du capitaine Grant comme si
le yacht allait le prendre dans un port déterminé.
Sa cabine et les cadres de ses deux compagnons
furent préparés à bord. Mary Grant se plaisait à
la disposer de ses mains, à l' embellir. Elle lui
avait été cédée par Mr Olbinett, qui partageait
actuellement la chambre de mistress Olbinett. Cette
cabine confinait au fameux numéro six, retenu à
bord du Scotia par Jacques Paganel.
Le savant géographe s' y tenait presque toujours
enfermé. Il travaillait du matin au soir à un ouvrage
intitulé : sublimes impressions d' un géographe
dans la pampasie argentine.
on l' entendait
essayer d' une voix émue ses périodes élégantes avant
de les confier aux blanches pages de son calepin, et
plus d' une fois, infidèle à Clio, la muse de
l' histoire, il invoqua dans ses transports la divine
Calliope, qui préside aux grandes choses épiques.
Paganel, d' ailleurs, ne s' en cachait pas. Les
chastes filles d' Apollon quittaient volontiers pour
lui les sommets du Parnasse ou de l' Hélicon. Lady
Helena lui en faisait ses sincères compliments.
Le major le félicitait aussi de ces visites
mythologiques.
" mais surtout, ajoutait-il, pas de distractions, mon
cher Paganel, et si, par hasard, il vous prend
fantaisie d' apprendre l' australien, n' allez pas
l' étudier dans une grammaire chinoise ! "
les choses allaient donc parfaitement à bord. Lord
et lady Glenarvan observaient avec intérêt John
Mangles et Mary Grant. Ils n' y trouvaient rien à
redire, et, décidément, puisque John ne parlait
point, mieux valait n' y pas prendre garde.

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" que pensera le capitaine Grant ? Dit un jour
Glenarvan à lady Helena.
-il pensera que John est digne de Mary, mon cher
Edward, et il ne se trompera pas. "
cependant, le yacht marchait rapidement vers son
but. Cinq jours après avoir perdu de vue le cap
Corrientes, le 16 novembre, de belles brises d' ouest
se firent sentir, celles-là mêmes dont s' accommodent
fort les navires qui doublent la pointe africaine
contre les vents réguliers du sud-est. Le Duncan
se couvrit de toiles, et sous sa misaine, sa
brigantine, son hunier, son perroquet, ses bonnettes,
ses voiles de flèche et d' étais, il courut bâbord
amures avec une audacieuse rapidité. C' est à peine
si son hélice mordait sur les eaux fuyantes que
coupait son étrave, et il semblait qu' il luttait
alors avec les yachts de course du
royal-thames-club.
Le lendemain, l' océan se montra couvert d' immenses
goémons, semblable à un vaste étang obstrué par les
herbes. On eût dit une de ces mers de sargasses
formées de tous les débris d' arbres et de plantes
arrachés aux continents voisins. Le commandant
Maury les a spécialement signalées à l' attention
des navigateurs. Le Duncan paraissait glisser
sur une longue prairie que Paganel compara
justement aux pampas, et sa marche fut un peu
retardée.
Vingt-quatre heures après, au lever du jour, la voix
du matelot de vigie se fit entendre.
" terre ! Cria-t-il.
-dans quelle direction ? Demanda Tom Austin, qui
était de quart.
-sous le vent à nous " , répondit le matelot.
à ce cri toujours émotionnant, le pont du yacht se
peupla subitement. Bientôt une longue-vue sortit
de la dunette et fut immédiatement suivie de
Jacques Paganel. Le savant braqua son instrument
dans la direction indiquée, et ne vit rien qui
ressemblât à une terre.
" regardez dans les nuages, lui dit John Mangles.

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-en effet, répondit Paganel, on dirait une sorte
de pic presque imperceptible encore.
-c' est Tristan D' Acunha, reprit John Mangles.
-alors, si j' ai bonne mémoire, répliqua le savant,
nous devons en être à quatre-vingts milles, car le
pic de Tristan, haut de sept mille pieds, est
visible à cette distance.
-précisément " , répondit le capitaine John.
Quelques heures plus tard, le groupe d' îles très
hautes et très escarpées fut parfaitement visible
à l' horizon. Le piton conique de Tristan se
détachait en noir sur le fond resplendissant du ciel,
tout bariolé des rayons du soleil levant. Bientôt
l' île principale se dégagea de la masse rocheuse,
au sommet d' un triangle incliné vers le nord-est.
Tristan D' Acunha est située par 37 degrés 8 de
latitude australe, et 10 degrés 44 de longitude à
l' ouest du méridien de Greenwich. à dix-huit milles
au sud-ouest, l' île Inaccessible, et à dix milles
au sud-est, l' île du Rossignol, complètent ce petit
groupe isolé dans cette partie de l' Atlantique.
Vers midi, on releva les deux principaux amers qui
servent aux marins de point de reconnaissance, savoir,
à un angle de l' île Inaccessible, une roche qui
figure fort exactement un bateau sous voile, et, à
la pointe nord de l' île du Rossignol, deux îlots
semblables à un fortin en ruine. à trois heures, le
Duncan donnait dans la baie Falmouth de
Tristan D' Acunha, que la pointe de Help ou de
Bon-Secours abrite contre les vents d' ouest.
Là, dormaient à l' ancre quelques baleiniers occupés
de la pêche des phoques et autres animaux marins,
dont ces côtes offrent d' innombrables échantillons.
John Mangles s' occupa de chercher un bon
mouillage, car ces rades foraines sont très
dangereuses par les coups de vents de nord-ouest
et de nord, et, précisément à cette

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place, le brick anglais Julia se perdit corps
et biens, en 1829. Le Duncan s' approcha à un
demi-mille du rivage, et mouilla par vingt brasses
sur fond de roches. Aussitôt, passagères et
passagers s' embarquèrent dans le grand canot et
prirent pied sur un sable fin et noir, impalpable
débris des roches calcinées de l' île.
La capitale de tout le groupe de Tristan D' Acunha
consiste en un petit village situé au fond de la
baie sur un gros ruisseau fort murmurant. Il y avait
là une cinquantaine de maisons assez propres et
disposées avec cette régularité géométrique qui
paraît être le dernier mot de l' architecture
anglaise. Derrière cette ville en miniature
s' étendaient quinze cents hectares de plaines,
bornées par un immense remblai de laves ;
au-dessus de ce plateau, le piton conique montait
à sept mille pieds dans les airs.
Lord Glenarvan fut reçu par un gouverneur qui
relève de la colonie anglaise du Cap. Il s' enquit
immédiatement d' Harry Grant et du Britannia.
ces noms étaient entièrement inconnus. Les îles
Tristan D' Acunha sont hors de la route des navires,
et par conséquent peu fréquentées. Depuis le
célèbre naufrage du Blendon-Hall, qui toucha
en 1821 sur les rochers de l' île Inaccessible, deux
bâtiments avaient fait côte à l' île principale, le
Primauguet en 1845, et le trois-mâts américain
Philadelphia en 1857. La statistique
acunhienne des sinistres maritimes se bornait à ces
trois catastrophes.
Glenarvan ne s' attendait pas à trouver des
renseignements plus précis, et il n' interrogeait le
gouverneur de l' île que par acquit de conscience.
Il envoya même les embarcations du bord faire le
tour de l' île, dont la circonférence est de dix-sept
milles au plus. Londres ou Paris n' y tiendrait
pas, quand même elle serait trois fois plus grande.
Pendant cette reconnaissance, les passagers du
Duncan se promenèrent dans le village et sur
les côtes voisines. La population de Tristan
D' Acunha ne s' élève pas à cent

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cinquante habitants. Ce sont des anglais et des
américains mariés à des négresses et à des
hottentotes du Cap, qui ne laissent rien à désirer
sous le rapport de la laideur. Les enfants de ces
ménages hétérogènes présentaient un mélange très
désagréable de la roideur saxonne et de la noirceur
africaine.
Cette promenade de touristes, heureux de sentir la
terre ferme sous leurs pieds, se prolongea sur le
rivage auquel confine la grande plaine cultivée qui
n' existe que dans cette partie de l' île. Partout
ailleurs, la côte est faite de falaises de laves,
escarpées et arides. Là, d' énormes albatros et des
pingouins stupides se comptent par centaines de
mille.
Les visiteurs, après avoir examiné ces roches
d' origine ignée, remontèrent vers la plaine ; des
sources vives et nombreuses, alimentées par les
neiges éternelles du cône, murmuraient çà et là ; de
verts buissons où l' oeil comptait presque autant de
passereaux que de fleurs, égayaient le sol ; un seul
arbre, sorte de phylique, haut de vingt pieds, et
le " tusseh " , plante arondinacée gigantesque, à tige
ligneuse, sortaient du verdoyant pâturage ; une
acène sarmenteuse à graine piquante, des lomaries
robustes à filaments enchevêtrés, quelques plantes
frutescentes très vivaces, des ancérines dont les
parfums balsamiques chargeaient la brise de senteurs
pénétrantes, des mousses, des céleris sauvages et
des fougères formaient une flore peu nombreuse, mais
opulente. On sentait qu' un printemps éternel versait
sa douce influence sur cette île privilégiée.
Paganel soutint avec enthousiasme que c' était là
cette fameuse Ogygie chantée par Fénelon. Il
proposa à lady Glenarvan de chercher une grotte,
de succéder à l' aimable Calypso, et ne demanda
d' autre emploi pour lui-même que d' être " une des
nymphes qui la servaient. "
ce fut ainsi que, causant et admirant, les promeneurs
revinrent au yacht à la nuit tombante ; aux environs
du village paissaient des troupeaux de boeufs et
de moutons ; les champs de blé, de maïs, et de
plantes potagères importées

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depuis quarante ans, étalaient leurs richesses
jusque dans les rues de la capitale.
Au moment où lord Glenarvan rentrait à son bord,
les embarcations du Duncan ralliaient le yacht.
Elles avaient fait en quelques heures le tour de
l' île. Aucune trace du Britannia ne s' était
rencontrée sur leur parcours. Ce voyage de
circumnavigation ne produisit donc d' autre résultat
que de faire rayer définitivement l' île Tristan
du programme des recherches.
Le Duncan pouvait, dès lors, quitter ce groupe
d' îles africaines et continuer sa route à l' est.
S' il ne partit pas le soir même, c' est que
Glenarvan autorisa son équipage à faire la chasse
aux phoques innombrables, qui, sous le nom de veaux,
de lions, d' ours et d' éléphants marins, encombrent
les rivages de la baie Falmouth. Autrefois, les
baleines franches se plaisaient dans les eaux de
l' île ; mais tant de pêcheurs les avaient
poursuivies et harponnées, qu' il en restait à peine.
Les amphibies, au contraire, s' y rencontraient par
troupeaux. L' équipage du yacht résolut d' employer
la nuit à les chasser, et le jour suivant à faire
une ample provision d' huile.
Aussi le départ du Duncan fut-il remis au
surlendemain 20 novembre.
Pendant le souper, Paganel donna quelques détails
sur les îles Tristan qui intéressèrent ses
auditeurs. Ils apprirent que ce groupe, découvert
en 1506 par le portugais Tristan D' Acunha, un
des compagnons d' Albuquerque, demeura inexploré
pendant plus d' un siècle. Ces îles passaient, non
sans raison, pour des nids à tempêtes, et n' avaient
pas meilleure réputation que les Bermudes. Donc,
on ne les approchait guère, et jamais navire n' y
atterrissait, qui n' y fût jeté malgré lui par les
ouragans de l' Atlantique.
En 1697, trois bâtiments hollandais de la compagnie
des Indes y relâchèrent, et en déterminèrent les
coordonnées, laissant au grand astronome Halley
le soin de revoir leurs calculs en l' an 1700. De
1712 à 1767, quelques navigateurs

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français en eurent connaissance, et principalement
La Pérouse, que ses instructions y conduisirent
pendant son célèbre voyage de 1785.
Ces îles, si peu visitées jusqu' alors, étaient
demeurées désertes, quand, en 1811, un américain,
Jonathan Lambert, entreprit de les coloniser. Lui
et deux compagnons y abordèrent au mois de janvier,
et firent courageusement leur métier de colons. Le
gouverneur anglais du cap de Bonne-Espérance,
ayant appris qu' ils prospéraient, leur offrit le
protectorat de l' Angleterre. Jonathan accepta, et
hissa sur sa cabane le pavillon britannique. Il
semblait devoir régner paisiblement sur " ses peuples " ,
composés d' un vieil italien et d' un mulâtre
portugais, quand, un jour, dans une reconnaissance
des rivages de son empire, il se noya ou fut noyé,
on ne sait trop. 1816 arriva. Napoléon fut
emprisonné à Sainte-Hélène, et, pour le mieux
garder, l' Angleterre établit une garnison à l' île
de l' Ascension, et une autre à Tristan D' Acunha.
La garnison de Tristan consistait en une compagnie
d' artillerie du Cap et un détachement de
hottentots. Elle y resta jusqu' en 1821, et, à la
mort du prisonnier de Sainte-Hélène, elle fut
rapatriée au Cap.
" un seul européen, ajouta Paganel, un caporal, un
écossais...
-ah ! Un écossais ! Dit le major, que ses compatriotes
intéressaient toujours plus spécialement.
-il se nommait William Glass, répondit Paganel,
et resta dans l' île avec sa femme et deux
hottentots. Bientôt, deux anglais, un matelot et un
pêcheur de la Tamise, ex-dragon dans l' armée
argentine, se joignirent à l' écossais, et enfin en
1821, un des naufragés du Blendon-Hall,
accompagné de sa jeune femme, trouva refuge dans
l' île Tristan. Ainsi donc, en 1821, l' île comptait
six hommes et deux femmes. En 1829, elle eut
jusqu' à sept hommes, six femmes et quatorze enfants.
En 1835, le chiffre s' élevait à quarante, et
maintenant il est triplé.
-ainsi commencent les nations, dit Glenarvan.

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Pendant la nuit, l' équipage du Duncan fit bonne
chasse, et une cinquantaine de gros phoques passèrent
de vie à trépas. Après avoir autorisé la chasse,
Glenarvan ne pouvait en interdire le profit. La
journée suivante fut donc employée à recueillir
l' huile et à préparer les peaux de ces lucratifs
amphibies. Les passagers employèrent naturellement
ce second jour de relâche à faire une nouvelle
excursion dans l' île. Glenarvan et le major
emportèrent leur fusil pour tâter le gibier acunhien.
Pendant cette promenade, on poussa jusqu' au pied
de la montagne, sur un sol semé de débris
décomposés, de scories, de laves poreuses et noires,
et de tous les détritus volcaniques. Le pied du mont
sortait d' un chaos de roches branlantes. Il était
difficile de se méprendre sur la nature de l' énorme
cône, et le capitaine anglais Carmichaël avait eu
raison de le reconnaître pour un volcan éteint.
Les chasseurs aperçurent quelques sangliers. L' un
d' eux tomba frappé sous la balle du major. Glenarvan
se contenta d' abattre plusieurs couples de perdrix
noires dont le cuisinier du bord devait faire un
excellent salmis. Une grande quantité de chèvres
furent entrevues au sommet des plateaux élevés.
Quant aux chats sauvages, fiers, hardis et robustes,
redoutables aux chiens eux-mêmes, ils pullulaient
et promettaient de faire un jour des bêtes féroces
très distinguées.
à huit heures, tout le monde était de retour à
bord, et, dans la nuit, le Duncan quittait
l' île Tristan D' Acunha, qu' il ne devait plus
revoir.

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chapitre iii l' île Amsterdam
l' intention de John Mangles était d' aller faire
du charbon au cap Espérance. Il dut donc s' écarter
un peu du trente-septième parallèle et remonter de
deux degrés vers le nord. Le Duncan se trouvait
au-dessous de la zone des vents alizés et rencontra
de grandes brises de l' ouest très favorables à sa
marche. En moins de six jours, il franchit les treize
cents milles qui séparent Tristan D' Acunha de la
pointe africaine. Le 24 novembre, à trois heures du
soir, on eut connaissance de la montagne de la
Table, et un peu plus tard John releva la montagne
des Signaux, qui marque l' entrée de la baie. Il y
donna vers huit heures, et jeta l' ancre dans le
port du Cap-Town.
Paganel, en sa qualité de membre de la société de
géographie, ne pouvait ignorer que l' extrémité de
l' Afrique fut entrevue pour la première fois en
1486 par l' amiral portugais Barthélemy Diaz, et
doublée seulement en 1497 par le célèbre
Vasco De Gama. Et comment Paganel l' aurait-il
ignoré, puisque Camoëns chanta dans ses lusiades
la gloire du grand navigateur ? Mais à ce propos il
fit une remarque curieuse : c' est que si Diaz, en
1486, six ans avant le premier voyage de Christophe
Colomb, eût doublé le cap de Bonne-Espérance,
la découverte de l' Amérique aurait pu être
indéfiniment retardée. En effet, la

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route du cap était la plus courte et la plus directe
pour aller aux Indes orientales. Or, en s' enfonçant
vers l' ouest, que cherchait le grand marin génois,
sinon à abréger les voyages au pays des épices ?
Donc, le cap une fois doublé, son expédition
demeurait sans but, et il ne l' eût probablement
pas entreprise.
La ville du Cap, située au fond de Cap-Bay, fut
fondée en 1652 par le hollandais Van Riebeck.
C' était la capitale d' une importante colonie, qui
devint décidément anglaise après les traités de
1815. Les passagers du Duncan profitèrent de
leur relâche pour la visiter.
Ils n' avaient que douze heures à dépenser en
promenade, car un jour suffisait au capitaine John
pour renouveler ses approvisionnements, et il voulait
repartir le 26, dès le matin.
Il n' en fallut pas davantage, d' ailleurs, pour
parcourir les cases régulières de cet échiquier qui
s' appelle Cap-Town, sur lequel trente mille
habitants, les uns blancs et les autres noirs, jouent
le rôle de rois, de reines, de cavaliers, de pions,
de fous peut-être. C' est ainsi, du moins, que
s' exprima Paganel. Quand on a vu le château qui
s' élève au sud-est de la ville, la maison et le
jardin du gouvernement, la bourse, le musée, la croix
de pierre plantée par Barthélemy Diaz au temps
de sa découverte, et lorsqu' on a bu un verre de
pontai, le premier cru des vins de Constance, il ne
reste plus qu' à partir. C' est ce que firent les
voyageurs, le lendemain, au lever du jour. Le
Duncan appareilla sous son foc, sa trinquette,
sa misaine, son hunier, et quelques heures après
il doublait ce fameux cap des Tempêtes, auquel
l' optimiste roi de Portugal, Jean ii, donna fort
maladroitement le nom de Bonne-Espérance.
Deux mille neuf cents milles à franchir entre le
Cap et l' île Amsterdam, par une belle mer, et sous
une brise bien faite, c' était l' affaire d' une
dizaine de jours. Les navigateurs,

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plus favorisés que les voyageurs des pampas,
n' avaient pas à se plaindre des éléments. L' air et
l' eau, ligués contre eux en terre ferme, se
réunissaient alors pour les pousser en avant.
" ah ! La mer ! La mer ! Répétait Paganel, c' est le
champ par excellence où s' exercent les forces
humaines, et le vaisseau est le véritable véhicule
de la civilisation ! Réfléchissez, mes amis. Si le
globe n' eût été qu' un immense continent, on n' en
connaîtrait pas encore la millième partie au
xixe siècle ! Voyez ce qui se passe à l' intérieur
des grandes terres. Dans les steppes de la Sibérie,
dans les plaines de l' Asie centrale, dans les
déserts de l' Afrique, dans les prairies de
l' Amérique, dans les vastes terrains de l' Australie,
dans les solitures glacées des pôles, l' homme ose
à peine s' y aventurer, le plus hardi recule, le plus
courageux succombe. On ne peut passer. Les moyens
de transports sont insuffisants. La chaleur, les
maladies, la sauvagerie des indigènes, forment autant
d' infranchissables obstacles. Vingt milles de désert
séparent plus les hommes que cinq cent milles
d' océan ! On est voisin d' une côte à une autre ;
étranger, pour peu qu' une forêt vous sépare !
L' Angleterre confine à l' Australie, tandis que
l' égypte, par exemple, semble être à des millions de
lieues du Sénégal, et Péking aux antipodes de
Saint-Pétersbourg ! La mer se traverse aujourd' hui
plus aisément que le moindre Sahara, et c' est
grâce à elle, comme l' a fort justement dit un savant
américain, qu' une parenté universelle s' est établie
entre toutes les parties du monde. "
Paganel parlait avec chaleur, et le major lui-même
ne trouva pas à reprendre un seul mot de cet hymne
à l' océan. Si, pour retrouver Harry Grant, il eût
fallu suivre à travers un continent la ligne du
trente-septième parallèle, l' entreprise n' aurait
pu être tentée ; mais la mer était là pour transporter
les courageux chercheurs d' une

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terre à l' autre, et, le 6 décembre, aux premières
lueurs du jour, elle laissa une montagne nouvelle
émerger du sein de ses flots.
C' était l' île Amsterdam, située par 37 degrés 47
de latitude, et 77 degrés 24 de longitude, dont le
cône élevé est, par un temps serein, visible à
cinquante milles. à huit heures, sa forme encore
indéterminée reproduisait assez exactement l' aspect
de Ténériffe.
" et par conséquent, dit Glenarvan, elle ressemble
à Tristan D' Acunha.
-très judicieusement conclu, répondit Paganel,
d' après cet axiome géométrographique, que deux îles
semblables à une troisième se ressemblent entre
elles. J' ajouterai que, comme Tristan D' Acunha,
l' île Amsterdam est et a été également riche en
phoques et en Robinsons.
-il y a donc des Robinsons partout ? Demanda lady
Helena.
-ma foi, madame, répondit Paganel, je connais peu
d' îles qui n' aient eu leur aventure en ce genre, et
le hasard avait déjà réalisé bien avant lui le roman
de votre immortel compatriote, Daniel De Foë.
-Monsieur Paganel, dit Mary Grant, voulez-vous
me permettre de vous faire une question ?
-deux, ma chère miss, et je m' engage à y répondre.
-eh bien, reprit la jeune fille, est-ce que vous
vous effrayeriez beaucoup à l' idée d' être abandonné
dans une île déserte ?
-moi ! S' écria Paganel.
-allons, mon ami, dit le major, n' allez pas avouer
que c' est votre plus cher désir !
-je ne prétends pas cela, répliqua le géographe,
mais, enfin, l' aventure ne me déplairait pas trop. Je
me referais une vie nouvelle. Je chasserais, je
pêcherais, j' élirais domicile dans une grotte l' hiver,
sur un arbre l' été ; j' aurais

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des magasins pour mes récoltes ; enfin je coloniserais
mon île.
-à vous tout seul ?
-à moi tout seul, s' il le fallait. D' ailleurs,
est-on jamais seul au monde ? Ne peut-on choisir des
amis dans la race animale, apprivoiser un jeune
chevreau, un perroquet éloquent, un singe aimable ?
Et si le hasard vous envoie un compagnon, comme le
fidèle Vendredi, que faut-il de plus pour être
heureux ? Deux amis sur un rocher, voilà le
bonheur ! Supposez le major et moi...
-merci, répondit le major, je n' ai aucun goût pour
les rôles de Robinson, et je les jouerais fort mal.
-cher Monsieur Paganel, répondit lady Helena,
voilà encore votre imagination qui vous emporte dans
les champs de la fantaisie. Mais je crois que la
réalité est bien différente du rêve. Vous ne songez
qu' à ces Robinsons imaginaires soigneusement jetés
dans une île bien choisie, et que la nature traite
en enfants gâtés ! Vous ne voyez que le beau côté
des choses !
-quoi ! Madame, vous ne pensez pas qu' on puisse
être heureux dans une île déserte ?
-je ne le crois pas. L' homme est fait pour la
société, non pour l' isolement. La solitude ne peut
engendrer que le désespoir. C' est une question de
temps. Que d' abord les soucis de la vie matérielle,
les besoins de l' existence, distraient le malheureux
à peine sauvé des flots, que les nécessités du présent
lui dérobent les menaces de l' avenir, c' est possible.
Mais ensuite, quand il se sent seul, loin de ses
semblables, sans espérance de revoir son pays et
ceux qu' il aime, que doit-il penser, que doit-il
souffrir ? Son îlot, c' est le monde entier. Toute
l' humanité se renferme en lui, et, lorsque la mort
arrive, mort effrayante dans cet abandon, il est là
comme le dernier homme au dernier jour du monde.
Croyez-moi, Monsieur Paganel, il vaut mieux ne
pas être cet homme-là ! "
Paganel se rendit, non sans regrets, aux arguments
de lady Helena, et la conversation se prolongea
ainsi sur les

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avantages et les désagréments de l' isolement, jusqu' au
moment où le Duncan mouilla à un mille du
rivage de l' île Amsterdam.
Ce groupe isolé dans l' océan Indien est formé de
deux îles distinctes situées à trente-trois milles
environ l' une de l' autre, et précisément sur le
méridien de la péninsule indienne ; au nord, est
l' île Amsterdam ou Saint-Pierre ; au sud, l' île
Saint-Paul ; mais il est bon de dire qu' elles
ont été souvent confondues par les géographes et
les navigateurs.
Ces îles furent découvertes en décembre 1796 par le
hollandais Vlaming, puis reconnues par
d' Entrecasteaux, qui menait alors l' espérance
et la recherche à la découverte de La Pérouse.
C' est de ce voyage que date la confusion des deux
îles. Le marin Barrow, Beautemps-Beaupré dans
l' atlas de d' Entrecasteaux, puis Horsburg,
Pinkerton, et d' autres géographes, ont
constamment décrit l' île Saint-Pierre pour l' île
Saint-Paul, et réciproquement. En 1859, les
officiers de la frégate autrichienne la Novara,
dans son voyage de circumnavigation, évitèrent de
commettre cette erreur, que Paganel tenait
particulièrement à rectifier.
L' île Saint-Paul, située au sud de l' île
Amsterdam, n' est qu' un îlot inhabité, formé d' une
montagne conique qui doit être un ancien volcan.
L' île Amsterdam, au contraire, à laquelle la
chaloupe conduisit les passagers du Duncan,
peut avoir douze milles de circonférence. Elle est
habitée par quelques exilés volontaires qui se sont
faits à cette triste existence. Ce sont les gardiens
de la pêcherie, qui appartient, ainsi que l' île, à
un certain M Otovan, négociant de la réunion. Ce
souverain, qui n' est pas encore reconnu par les
grandes puissances européennes, se fait là une liste
civile de soixante-quinze à quatre-vingt mille
francs, en pêchant, salant et expédiant un
" cheilodactylus " , connu moins savamment sous le nom
de morue de mer.
Du reste, cette île Amsterdam était destinée à
devenir

p31

et à demeurer française. En effet, elle appartint
tout d' abord, par droit de premier occupant, à
M Camin, armateur de Saint-Denis, à Bourbon ;
puis elle fut cédée, en vertu d' un contrat
international quelconque, à un polonais, qui la fit
cultiver par des esclaves malgaches. Qui dit
polonais dit français, si bien que de polonaise
l' île redevint française entre les mains du sieur
Otovan.
Lorsque le Duncan l' accosta, le 6 décembre 1864,
sa population s' élevait à trois habitants, un
français et deux mulâtres, tous les trois commis
du négociant-propriétaire. Paganel put donc serrer
la main à un compatriote dans la personne du
respectable M Viot, alors très âgé. Ce " sage
vieillard " fit avec beaucoup de politesse les
honneurs de son île. C' était pour lui un heureux
jour que celui où il recevait d' aimables étrangers.
Saint-Pierre n' est fréquenté que par des pêcheurs
de phoques, de rares baleiniers, gens fort grossiers
d' habitude, et qui n' ont pas beaucoup gagné à la
fréquentation des chiens de mer.
M Viot présenta ses sujets, les deux mulâtres ;
ils formaient toute la population vivante de l' île,
avec quelques sangliers baugés à l' intérieur et
plusieurs milliers de pingouins naïfs. La petite
maison où vivaient les trois insulaires était située
au fond d' un port naturel du sud-ouest formé par
l' écroulement d' une portion de la montagne.
Ce fut bien avant le règne d' Otovan Ier que l' île
Saint-Pierre servit de refuge à des naufragés.
Paganel intéressa fort ses auditeurs en commençant
son premier récit par ces mots : histoire de deux
écossais abandonnés dans l' île Amsterdam.

c' était en 1827. Le navire anglais Palmira,
passant en vue de l' île, aperçut une fumée qui
s' élevait dans les airs. Le capitaine s' approcha
du rivage, et vit bientôt deux hommes qui faisaient
des signaux de détresse. Il envoya son canot à terre,
qui recueillit Jacques Paine, un garçon de
vingt-deux ans, et Robert Proudfoot, âgé de
quarante-huit ans. Ces deux infortunés étaient
méconnaissables. Depuis dix-huit mois, presque sans
aliments, presque sans

p32

eau douce, vivant de coquillages, pêchant avec un
mauvais clou recourbé, attrapant de temps à autre
quelque marcassin à la course, demeurant jusqu' à
trois jours sans manger, veillant comme des vestales
près d' un feu allumé de leur dernier morceau
d' amadou, ne le laissant jamais s' éteindre et
l' emportant dans leurs excursions comme un objet
du plus haut prix, ils vécurent ainsi de misère, de
privations, de souffrances. Paine et Proudfoot
avaient été débarqués dans l' île par un schooner qui
faisait la pêche des phoques. Suivant la coutume
des pêcheurs, ils devaient pendant un mois
s' approvisionner de peaux et d' huile, en attendant
le retour du schooner. Le schooner ne reparut pas.
Cinq mois après, le Hope, qui se rendait à
Van-Diemen, vint atterrir à l' île ; mais son
capitaine, par un de ces barbares caprices que rien
n' explique, refusa de recevoir les deux écossais ;
il repartit sans leur laisser ni un biscuit, ni un
briquet, et certainement les deux malheureux fussent
morts avant peu, si la Palmira, passant en vue
de l' île Amsterdam, ne les eût recueillis à son
bord.
La seconde aventure que mentionne l' histoire de l' île
Amsterdam, -si pareil rocher peut avoir une
histoire, -est celle du capitaine Péron, un
français, cette fois. Cette aventure, d' ailleurs,
débute comme celle des deux écossais et finit de
même : une relâche volontaire dans l' île, un navire
qui ne revient pas, et un navire étranger que le
hasard des vents porte sur ce groupe, après quarante
mois d' abandon. Seulement, un drame sanglant marqua
le séjour du capitaine Péron, et offre de curieux
points de ressemblance avec les événements
imaginaires qui attendaient à son retour dans son
île le héros de Daniel De Foë.
Le capitaine Péron s' était fait débarquer avec
quatre matelots, deux anglais et deux français ; il
devait, pendant quinze mois, se livrer à la chasse
des lions marins. La chasse fut heureuse ; mais
quand, les quinze mois écoulés, le navire ne reparut
pas, lorsque les vivres s' épuisèrent

p33

peu à peu, les relations internationales devinrent
difficiles. Les deux anglais se révoltèrent contre
le capitaine Péron, qui eût péri de leurs mains,
sans le secours de ses compatriotes. à partir de ce
moment, les deux partis, se surveillant nuit et
jour, sans cesse armés, tantôt vainqueurs, tantôt
vaincus tour à tour, menèrent une épouvantable
existence de misère et d' angoisses. Et,
certainement, l' un aurait fini par anéantir l' autre,
si quelque navire anglais n' eût rapatrié ces
malheureux qu' une misérable question de nationalité
divisait sur un roc de l' océan Indien.
Telles furent ces aventures. Deux fois l' île
Amsterdam devint ainsi la patrie de matelots
abandonnés, que la providence sauva deux fois de la
misère et de la mort. Mais, depuis lors, aucun
navire ne s' était perdu sur ces côtes. Un naufrage
eût jeté ses épaves à la grève ; des naufragés
seraient parvenus aux pêcheries de M Viot. Or, le
vieillard habitait l' île depuis de longues années,
et jamais l' occasion ne s' offrit à lui d' exercer
son hospitalité envers des victimes de la mer. Du
Britannia et du capitaine Grant, il ne savait
rien. Ni l' île Amsterdam, ni l' îlot Saint-Paul,
que les baleiniers et pêcheurs visitaient souvent,
n' avaient été le théâtre de cette catastrophe.
Glenarvan ne fut ni surpris ni attristé de sa
réponse. Ses compagnons et lui, dans ces diverses
relâches, cherchaient où n' était pas le capitaine
Grant, non où il était. Ils voulaient constater
son absence de ces différents points du parallèle,
voilà tout. Le départ du Duncan fut donc
décidé pour le lendemain.
Vers le soir, après une bonne promenade, Glenarvan
fit ses adieux à l' honnête M Viot. Chacun lui
souhaita tout le bonheur possible sur son îlot
désert. En retour, le vieillard fit des voeux pour
le succès de l' expédition, et l' embarcation du
Duncan ramena ses passagers à bord.

p34

chapitre iv les paris de Jacques Paganel et du
major Mac Nabbs

le 7 décembre, à trois heures du matin, les fourneaux
du Duncan ronflaient déjà ; on vira au
cabestan ; l' ancre vint à pic, quitta le fond sableux
du petit port, remonta au bossoir, l' hélice se mit
en mouvement, et le yacht prit le large. Lorsque
les passagers montèrent sur le pont, à huit heures,
l' île Amsterdam disparaissait dans les brumes de
l' horizon. C' était la dernière étape sur la route
du trente-septième parallèle, et trois mille milles
la séparaient de la côte australienne. Que le vent
d' ouest tînt bon une douzaine de jours encore, que la
mer se montrât favorable, et le Duncan
atteindrait le but de son voyage.
Mary Grant et Robert ne considéraient pas sans
émotion ces flots que le Britannia sillonnait
sans doute quelques jours avant son naufrage. Là,
peut-être, le capitaine Grant, son navire déjà
désemparé, son équipage réduit, luttait contre les
redoutables ouragans de la mer des Indes, et se
sentait entraîné à la côte avec une irrésistible
force. John Mangles montrait à la jeune fille les
courants indiqués sur les cartes du bord ; il lui
expliquait leur direction constante. L' un, entre
autres, le courant traversier de l' océan Indien,
porte au continent australien, et son action se fait
sentir de l' ouest à l' est dans le Pacifique non
moins que dans l' Atlantique. Ainsi donc, le
Britannia, rasé de sa mâture, démonté de son
gouvernail, c' est-à-dire désarmé contre les violences
de la mer et du ciel, avait dû courir à la côte et
s' y briser.

p35

Cependant, une difficulté se présentait ici. Les
dernières nouvelles du capitaine Grant étaient du
Callao, 30 mai 1862, d' après la mercantile and
shipping gazette.
comment, le 7 juin, huit jours
après avoir quitté la côte du Pérou, le
Britannia pouvait-il se trouver dans la mer des
Indes ? Paganel, consulté à ce sujet, fit une
réponse très plausible, et dont de plus difficiles
se fussent montrés satisfaits.
C' était un soir, le 12 décembre, six jours après le
départ de l' île Amsterdam. Lord et lady Glenarvan,
Robert et Mary Grant, le capitaine John,
Mac Nabbs et Paganel, causaient sur la dunette.
Suivant l' habitude, on parlait du Britannia,
car c' était l' unique pensée du bord. Or, précisément,
la difficulté susdite fut soulevée incidemment, et
eut pour effet immédiat d' enrayer les esprits sur
cette route de l' espérance.
Paganel, à cette remarque inattendue que fit
Glenarvan, releva vivement la tête. Puis, sans
répondre, il alla chercher le document. Lorsqu' il
revint, il se contenta de hausser les épaules, comme
un homme honteux d' avoir pu être arrêté un instant
par une " semblable misère " .
" bon, mon cher ami, dit Glenarvan, mais faites-nous
au moins une réponse.
-non, répondit Paganel, je ferai une question
seulement, et je l' adresserai au capitaine John.
-parlez, Monsieur Paganel, dit John Mangles.
-un navire bon marcheur peut-il traverser en un mois
toute la partie de l' océan Pacifique comprise entre
l' Amérique et l' Australie ?
-oui, en faisant deux cents milles par vingt-quatre
heures.
-est-ce une marche extraordinaire ?
-nullement. Les clippers à voiles obtiennent souvent
des vitesses supérieures.
-eh bien, reprit Paganel, au lieu de lire " 7 juin "
sur le document, supposez que la mer ait rongé un
chiffre de

p36

cette date, lisez " 17 juin " ou " 27 juin, " et tout
s' explique.
-en effet, répondit lady Helena, du 31 mai au
27 juin...
-le capitaine Grant a pu traverser le Pacifique
et se trouver dans la mer des Indes ! "
un vif sentiment de satisfaction accueillit cette
conclusion de Paganel.
" encore un point éclairci ! Dit Glenarvan, et grâce
à notre ami. Il ne nous reste donc plus qu' à
atteindre l' Australie, et à rechercher les traces
du Britannia sur sa côte occidentale.
-ou sa côte orientale, dit John Mangles.
-en effet, vous avez raison, John. Rien n' indique
dans le document que la catastrophe ait eu lieu
plutôt sur les rivages de l' ouest que sur ceux de
l' est. Nos recherches devront donc porter à ces deux
points où l' Australie est coupée par le
trente-septième parallèle.
-ainsi, mylord, dit la jeune fille, il y a doute à
cet égard ?
-oh ! Non, miss, se hâta de répondre John Mangles,
qui voulut dissiper cette appréhension de Mary
Grant. Son honneur voudra bien remarquer que si le
capitaine Grant eût atterri aux rivages est de
l' Australie, il aurait presque aussitôt trouvé
secours et assistance. Toute cette côte est anglaise,
pour ainsi dire, et peuplée de colons. L' équipage
du Britannia n' avait pas dix milles à faire
pour rencontrer des compatriotes.
-bien, capitaine John, répliqua Paganel. Je me
range à votre opinion. à la côte orientale, à la baie
Twofold, à la ville d' Eden, Harry Grant eût non
seulement reçu asile dans une colonie anglaise, mais
les moyens de transport ne lui auraient pas manqué
pour retourner en Europe.
-ainsi, dit lady Helena, les naufragés n' ont pu
trouver les mêmes ressources sur cette partie de
l' Australie vers laquelle le Duncan nous mène ?

p37

-non, madame, répondit Paganel, la côte est
déserte. Nulle voie de communication ne la relie à
Melbourne ou Adélaïde. Si le Britannia s' est
perdu sur les récifs qui la bordent, tout secours lui
a manqué, comme s' il se fût brisé sur les plages
inhospitalières de l' Afrique.
-mais alors, demanda Mary Grant, qu' est devenu
mon père, depuis deux ans ?
-ma chère Mary, répondit Paganel, vous tenez pour
certain, n' est-il pas vrai, que le capitaine Grant
a gagné la terre australienne après son naufrage ?
-oui, Monsieur Paganel, répondit la jeune fille.
-eh bien, une fois sur ce continent, qu' est devenu
le capitaine Grant ? Les hypothèses ici ne sont pas
nombreuses. Elles se réduisent à trois. Ou Harry
Grant et ses compagnons ont atteint les colonies
anglaises, ou ils sont tombés aux mains des
indigènes, ou enfin ils se sont perdus dans les
immenses solitudes de l' Australie. " Paganel se tut,
et chercha dans les yeux de ses auditeurs une
approbation de son système.
" continuez, Paganel, dit lord Glenarvan.
-je continue, répondit Paganel ; et d' abord, je
repousse la première hypothèse. Harry Grant n' a pu
arriver aux colonies anglaises, car son salut était
assuré, et depuis longtemps déjà il serait auprès
de ses enfants dans sa bonne ville de Dundee.
-pauvre père ! Murmura Mary Grant, depuis deux
ans séparé de nous !
-laisse parler Monsieur Paganel, ma soeur, dit
Robert, il finira par nous apprendre...
-hélas ! Non, mon garçon ! Tout ce que je puis
affirmer, c' est que le capitaine Grant est prisonnier
des australiens, ou...
-mais ces indigènes, demanda vivement lady
Glenarvan, sont-ils ? ...
-rassurez-vous, madame, répondit le savant, qui
comprit la pensée de lady Helena, ces indigènes
sont sauvages, abrutis, au dernier échelon de
l' intelligence

p38

humaine, mais de moeurs douces, et non sanguinaires
comme leurs voisins de la Nouvelle Zélande. S' ils
ont fait prisonniers les naufragés du Britannia,
ils n' ont jamais menacé leur existence, vous pouvez
m' en croire. Tous les voyageurs sont unanimes sur ce
point que les australiens ont horreur de verser le
sang, et maintes fois ils ont trouvé en eux de
fidèles alliés pour repousser l' attaque des bandes
de convicts, bien autrement cruels.
-vous entendez ce que dit Monsieur Paganel, reprit
lady Helena en s' adressant à Mary Grant. Si votre
père est entre les mains des indigènes, ce que fait
pressentir d' ailleurs le document, nous le
retrouverons.
-et s' il est perdu dans cet immense pays ? Répondit
la jeune fille dont les regards interrogeaient
Paganel.
-eh bien ! S' écria le géographe d' un ton confiant,
nous le retrouverons encore ! N' est-ce pas, mes
amis ?
-sans doute, répondit Glenarvan, qui voulut donner
à la conversation une moins triste allure. Je
n' admets pas qu' on se perde...
-ni moi non plus, répliqua Paganel.
-est-ce grand, l' Australie ? Demanda Robert.
-l' Australie, mon garçon, a quelque chose comme
sept cent soixante-quinze millions d' hectares, autant
dire les quatre cinquièmes de l' Europe.
-tant que cela ? Dit le major.
-oui, Mac Nabbs, à un yard près. Croyez-vous
qu' un pareil pays ait le droit de prendre la
qualification de " continent " que le document lui
donne ?
-certes, Paganel.
-j' ajouterai, reprit le savant, que l' on cite peu de
voyageurs qui se soient perdus dans cette vaste
contrée. Je crois même que Leichardt est le seul
dont le sort soit ignoré, et encore j' avais été
informé à la société de géographie, quelque temps
avant mon départ, que Mac Intyre croyait avoir
retrouvé ses traces.
-est-ce que l' Australie n' a pas été parcourue dans
toutes ses parties ? Demanda lady Glenarvan.

p39

-non, madame, répondit Paganel, tant s' en faut !
Ce continent n' est pas mieux connu que l' intérieur
de l' Afrique, et, cependant, ce n' est pas faute de
voyageurs entreprenants. De 1606 jusqu' en 1862, plus
de cinquante, à l' intérieur et sur les côtes, ont
travaillé à la reconnaissance de l' Australie.
-oh ! Cinquante, dit le major d' un air de doute.
-oui ! Mac Nabbs, tout autant. J' entends parler
des marins qui ont délimité les rivages australiens
au milieu des dangers d' une navigation inconnue, et
des voyageurs qui se sont lancés à travers ce
continent.
-néanmoins, cinquante, c' est beaucoup dire,
répliqua le major.

p40

-et j' irai plus loin, Mac Nabbs, reprit le
géographe, toujours excité par la contradiction.
-allez plus loin, Paganel.
-si vous m' en défiez, je vous citerai ces cinquante
noms sans hésiter.
-oh ! Fit tranquillement le major. Voilà bien les
savants ! Ils ne doutent de rien.
-major, dit Paganel, pariez-vous votre carabine
de purdey moore et dickson contre ma longue-vue de
secretan ?
-pourquoi pas, Paganel, si cela vous fait plaisir ?
Répondit Mac Nabbs.
-bon ! Major, s' écria le savant, voilà une
carabine avec laquelle vous ne tuerez plus guère de
chamois ou de renards, à moins que je ne vous la
prête, ce que je ferai toujours avec plaisir !
-Paganel, répondit sérieusement le major, quand
vous aurez besoin de ma longue-vue, elle sera
toujours à votre disposition.
-commençons donc, répliqua Paganel. Mesdames et
messieurs, vous composez la galerie qui nous juge.
Toi, Robert, tu marqueras les points. "
lord et lady Glenarvan, Mary et Robert, le major
et John Mangles, que la discussion amusait, se
préparèrent à écouter le géographe. Il s' agissait,
d' ailleurs, de l' Australie, vers laquelle les
conduisait le Duncan, et son histoire ne pouvait
venir plus à propos. Paganel fut donc invité à
commencer sans retard ses tours de mnémotechnie
" mnémosyne ! S' écria-t-il, déesse de la mémoire,
mère des chastes muses, inspire ton fidèle et
fervent adorateur ! Il y a deux cent cinquante-huit
ans, mes amis, l' Australie était encore inconnue.
On soupçonnait bien l' existence d' un grand continent
austral ; deux cartes conservées dans la bibliothèque
de votre musée britannique, mon cher Glenarvan,
et datées de 1550, mentionnent une terre au sud de
l' Asie, qu' elles appellent la Grande Java des
portugais.

p41

Mais ces cartes ne sont pas suffisamment authentiques.
J' arrive donc au xviie siècle, en 1606. Cette
année-là, un navigateur espagnol, Quiros, découvrit
une terre qu' il nomma Australia de espiritu santo.
Quelques auteurs ont prétendu qu' il s' agissait du
groupe des Nouvelles Hébrides, et non de
l' Australie. Je ne discuterai pas la question.
Compte ce Quiros, Robert, et passons à un autre.
-un, dit Robert.
-dans la même année, Luiz Vaz De Torres, qui
commandait en second la flotte de Quiros,
poursuivit plus au sud la reconnaissance des nouvelles
terres. Mais c' est au hollandais Théodoric Hertoge
que revient l' honneur de la grande découverte. Il
atterrit à la côte occidentale de l' Australie par
25 degrés de latitude, et lui donna le nom
d' Eendracht, que portait son navire. Après lui,
les navigateurs se multiplient. En 1618, Zeachen
reconnaît sur la côte septentrionale les terres
d' Arnheim et de Diemen. En 1619, Jean Edels
prolonge et baptise de son propre nom une portion de
la côte ouest. En 1622, Leuwin descend jusqu' au cap
devenu son homonyme. En 1627, De Nuitz et De Witt,
l' un à l' ouest, l' autre au sud, complètent les
découvertes de leurs prédécesseurs, et sont suivis
par le commandant Carpenter, qui pénètre avec ses
vaisseaux dans cette vaste échancrure encore nommée
golfe de Carpentarie. Enfin, en 1642, le célèbre
marin Tasman contourne l' île de Van-Diemen, qu' il
croit rattachée au continent, et lui donne le nom
du gouverneur général de Batavia, nom que la
postérité, plus juste, a changé pour celui de
Tasmanie. Alors le continent australien était
tourné ; on savait que l' océan Indien et le
Pacifique l' entouraient de leurs eaux, et, en 1665,
le nom de Nouvelle Hollande qu' elle ne devait pas
garder, était imposé à cette grande île australe,
précisément à l' époque où le rôle des navigateurs
hollandais allait finir. à quel nombre sommes-nous ?
-à dix, répondit Robert.

p42

-bien, reprit Paganel, je fais une croix, et je
passe aux anglais. En 1686, un chef de boucaniers,
un frère de la côte, un des plus célèbres flibustiers
des mers du sud, Williams Dampier, après de
nombreuses aventures mêlées de plaisirs et de
misères, arriva sur le navire le Cygnet au
rivage nord-ouest de la Nouvelle Hollande par
16 degrés 50 de latitude ; il communiqua avec les
naturels, et fit de leurs moeurs, de leur pauvreté,
de leur intelligence, une description très complète.
Il revint, en 1689, à la baie même où Hertoge avait
débarqué, non plus en flibustier, mais en
commandant du Roebuck, un bâtiment de la marine
royale. Jusqu' ici, cependant, la découverte de la
Nouvelle Hollande n' avait eu d' autre intérêt que
celui d' un fait géographique. On ne pensait guère
à la coloniser, et pendant trois quarts de siècle,
de 1699 à 1770, aucun navigateur n' y vint aborder.
Mais alors apparut le plus illustre des marins du
monde entier, le capitaine Cook, et le nouveau
continent ne tarda pas à s' ouvrir aux émigrations
européennes. Pendant ses trois voyages célèbres,
James Cook accosta les terres de la Nouvelle
Hollande, et pour la première fois, le 31 mars 1770.
Après avoir heureusement observé à Otahiti le
passage de Vénus sur le soleil, Cook lança son
petit navire l' Endeavour dans l' ouest de l' océan
Pacifique. Ayant reconnu la Nouvelle Zélande, il
arriva dans une baie de la côte ouest de
l' Australie, et il la trouva si riche en plantes
nouvelles qu' il lui donna le nom de baie Botanique.
C' est le Botany-Bay actuel. Ses relations avec
des naturels à demi abrutis furent peu intéressantes.
Il remonta vers le nord, et par 16 degrés de
latitude, près du cap Tribulation, l' Endeavour
toucha sur un fond de corail, à huit lieues de la
côte. Le danger de couler bas était imminent. Vivres
et canons furent jetés à la mer ; mais dans la nuit
suivante la marée remit

p43

à flot le navire allégé, et s' il ne coula pas, c' est
qu' un morceau de corail, engagé dans l' ouverture,
aveugla suffisamment sa voie d' eau. Cook put
conduire son bâtiment à une petite crique où se jetait
une rivière qui fut nommée Endeavour. Là, pendant
trois mois que durèrent leurs réparations, les
anglais essayèrent d' établir des communications
utiles avec les indigènes ; mais ils y réussirent
peu, et remirent à la voile. L' Endeavour
continua sa route vers le nord. Cook voulait savoir
si un détroit existait entre la Nouvelle Guinée
et la Nouvelle Hollande ; après de nouveaux dangers,
après avoir sacrifié vingt fois son navire, il
aperçut la mer, qui s' ouvrait largement dans le
sud-ouest. Le détroit existait. Il fut franchi.
Cook descendit dans une petite île, et, prenant
possession au nom de l' Angleterre de la longue
étendue de côtes qu' il avait reconnues, il leur
donna le nom très britannique de Nouvelle Galles
Du Sud. Trois ans plus tard, le hardi marin
commandait l' Aventure et la Résolution ;
le capitaine Furneaux alla sur l' Aventure
reconnaître les côtes de la terre de Van-Diemen,
et revint en supposant qu' elle faisait partie de
la Nouvelle Hollande. Ce ne fut qu' en 1777,
lors de son troisième voyage, que Cook mouilla
avec ses vaisseaux la Résolution et la
Découverte dans la baie de l' Aventure sur la
terre de Van-Diemen, et c' est de là qu' il partit
pour aller, quelques mois plus tard, mourir aux
îles Sandwich.
-c' était un grand homme, dit Glenarvan.
-le plus illustre marin qui ait jamais existé. Ce
fut Banks, son compagnon, qui suggéra au gouvernement
anglais la pensée de fonder une colonie à
Botany-Bay. Après lui, s' élancent des navigateurs
de toutes les nations. Dans la dernière lettre reçue
de La Pérouse, écrite de Botany-Bay et datée du
7 février 1787, l' infortuné marin annonce son
intention de visiter le golfe de Carpentarie et
toute la côte de la Nouvelle Hollande jusqu' à la
terre de Van-Diemen. Il part, et ne revient plus.
En 1788, le capitaine Philipp établit à
Port-Jackson la

p44

première colonie anglaise. En 1791, Vancouver relève
un périple considérable de côtes méridionales du
nouveau continent. En 1792, d' Entrecasteaux, expédié
à la recherche de La Pérouse, fait le tour de la
Nouvelle Hollande, à l' ouest et au sud, découvrant
des îles inconnues sur sa route. En 1795 et 1797,
Flinders et Bass, deux jeunes gens, poursuivent
courageusement dans une barque longue de huit pieds
la reconnaissance des côtes du sud, et, en 1797,
Bass passe entre la terre de Van-Diemen et la
Nouvelle Hollande, par le détroit qui porte son
nom. Cette même année, Vlaming, le découvreur de
l' île Amsterdam, reconnaissait sur les rivages
orientaux la rivière Swan-River, où s' ébattaient
des cygnes noirs de la plus belle espèce. Quant à
Flinders, il reprit en 1801 ses curieuses
explorations, et par 138 degrés 58 de longitude et
35 degrés 40 de latitude, il se rencontra dans
Encounter-Bay avec le géographe et le
naturaliste, deux navires français que
commandaient les capitaines Baudin et Hamelin.
-ah ! Le capitaine Baudin ? Dit le major.
-oui ! Pourquoi cette exclamation ? Demanda
Paganel.
-oh ! Rien. Continuez, mon cher Paganel.
-je continue donc en ajoutant aux noms de ces
navigateurs celui du capitaine King, qui, de 1817
à 1822, compléta la reconnaissance des côtes
intertropicales de la Nouvelle Hollande.
-cela fait vingt-quatre noms, dit Robert.
-bon, répondit Paganel, j' ai déjà la moitié de la
carabine du major. Et maintenant que j' en ai fini
avec les marins, passons aux voyageurs.
-très bien, Monsieur Paganel, dit lady Helena. Il
faut avouer que vous avez une mémoire étonnante.
-ce qui est fort singulier, ajouta Glenarvan, chez
un homme si...
-si distrait, se hâta de dire Paganel. Oh ! Je n' ai
que la mémoire des dates et des faits. Voilà tout.
-vingt-quatre, répéta Robert.

p45

-eh bien, vingt-cinq, le lieutenant Daws. C' était
en 1789, un an après l' établissement de la colonie
à Port-Jackson. On avait fait le tour du nouveau
continent ; mais ce qu' il renfermait, personne n' eût
pu le dire. Une longue rangée de montagnes
parallèles au rivage oriental semblait interdire
tout accès à l' intérieur. Le lieutenant Daws, après
neuf journées de marche, dut rebrousser chemin et
revenir à Port-Jackson. Pendant la même année,
le capitaine Tench essaya de franchir cette haute
chaîne, et ne put y parvenir. Ces deux insuccès
détournèrent pendant trois ans les voyageurs de
reprendre cette tâche difficile. En 1792, le colonel
Paterson, un hardi explorateur africain cependant,
échoua dans la même tentative. L' année suivante, un
simple quartier-maître de la marine anglaise, le
courageux Hawkins, dépassa de vingt milles la
ligne que ses devanciers n' avaient pu franchir.
Pendant dix-huit ans, je n' ai que deux noms à citer,
ceux du célèbre marin Bass et de M Bareiller,
un ingénieur de la colonie, qui ne furent pas plus
heureux que leurs prédécesseurs, et j' arrive à
l' année 1813 où un passage fut enfin découvert à
l' ouest de Sydney. Le gouverneur Macquarie s' y
hasarda en 1815, et la ville de Bathurst fut fondée
au delà des montagnes bleues. à partir de ce
moment, Throsby en 1819, Oxley qui traversa trois
cents milles de pays, Howel et Hune dont le point
de départ fut précisément Twofold-Bay, où passe
le trente-septième parallèle, et le capitaine
Sturt, qui, en 1829 et 1830, reconnut les cours
du Darling et du Murray, enrichirent la
géographie de faits nouveaux et aidèrent au
développement des colonies.
-trente-six, dit Robert.
-parfait ! J' ai de l' avance, répondit Paganel. Je
cite pour mémoire Eyre et Leichardt, qui pat
une portion du pays en 1840 et 1841 ; Sturt, en
1845 ; les frères Grégory et Helpmann, en 1846,
dans l' Australie occidentale ; Kennedy, en 1847,
sur le fleuve Victoria, et, en 1848, dans
l' Australie du nord ; Grégory, en 1852 ; Austin,
en

p46

1854 ; les Grégory, de 1855 à 1858, dans le
nord-ouest du continent ; Babbage, du lac Torrens
au lac Eyre, et j' arrive enfin à un voyageur
célèbre dans les fastes australiens, à Stuart, qui
traça trois fois ses audacieux itinéraires à travers
le continent. Sa première expédition à l' intérieur
est de 1860. Plus tard, si vous le voulez, je vous
raconterai comment l' Australie fut quatre fois
traversée du sud au nord. Aujourd' hui, je me borne
à achever cette longue nomenclature, et, de 1860 à
1862, j' ajouterai aux noms de tant de hardis
pionniers de la science ceux des frères Dempster,
de Clarkson et Harper, ceux de Burke et Wills,
ceux de Neilson, de Walker, Landsborough,
Mackinlay, Howit...
-cinquante-six ! S' écria Robert.
-bon ! Major, reprit Paganel, je vais vous faire
bonne mesure, car je ne vous ai cité ni Duperrey,
ni Bougainville, ni Fitz-Roy, ni De Wickam, ni
Stokes...
-assez, fit le major, accablé sous le nombre.
-ni Pérou, ni Quoy, reprit Paganel, lancé comme
un express, ni Bennett, ni Cuningham, ni
Nutchell, ni Tiers...
-grâce ! ...
-ni Dixon, ni Strelesky, ni Reid, ni Wilkes,
ni Mitchell...
-arrêtez, Paganel, dit Glenarvan, qui riait de
bon coeur, n' accablez pas l' infortuné Mac Nabbs.
Soyez généreux ! Il s' avoue vaincu.
-et sa carabine ? Demanda le géographe d' un air
triomphant.
-elle est à vous, Paganel, répondit le major, et
je la regrette bien. Mais vous avez une mémoire à
gagner tout un musée d' artillerie.
-il est certainement impossible, dit lady Helena,
de mieux connaître son Australie. Ni le plus petit
nom, ni le plus petit fait...
-oh ! Le plus petit fait ! Dit le major en secouant
la tête.

p47

-hein ! Qu' est-ce, Mac Nabbs ? S' écria Paganel.
-je dis que les incidents relatifs à la découverte
de l' Australie ne vous sont peut-être pas tous
connus.
-par exemple ! Fit Paganel avec un suprême
mouvement de fierté.
-et si je vous en cite un que vous ne sachiez pas,
me rendrez-vous ma carabine ? Demanda Mac Nabbs.
-à l' instant, major.
-marché conclu ?
-marché conclu.
-bien. Savez-vous, Paganel, pourquoi l' Australie
n' appartient pas à la France ?
-mais, il me semble...
-ou, tout au moins, quelle raison en donnent les
anglais ?
-non, major, répondit Paganel d' un air vexé.
-c' est tout simplement parce que le capitaine
Baudin, qui n' était pourtant pas timide, eut
tellement peur en 1802 du croassement des grenouilles
australiennes, qu' il leva l' ancre au plus vite et
s' enfuit pour ne jamais revenir.
-quoi ! S' écria le savant, dit-on cela en
Angleterre ?
Mais c' est une mauvaise plaisanterie !
-très mauvaise, je l' avoue, répondit le major, mais
elle est historique dans le royaume-uni.
-c' est une indignité ! S' écria le patriotique
géographe. Et cela se répète sérieusement ?
-je suis forcé d' en convenir, mon cher Paganel,
répondit Glenarvan au milieu d' un éclat de rire
général. Comment ! Vous ignoriez cette particularité ?
-absolument. Mais je proteste ! D' ailleurs, les
anglais nous appellent " mangeurs de grenouilles ! "
or, généralement, on n' a pas peur de ce que l' on
mange.
-cela ne se dit pas moins, Paganel " , répondit le
major en souriant modestement.
Et voilà comment cette fameuse carabine de purdey
moore et dikson resta la propriété du major Mac
Nabbs.

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chapitre v les colères de l' océan Indien
deux jours après cette conversation, John Mangles
ayant fait son point à midi, annonça que le
Duncan se trouvait par 113 degrés 37 de
longitude. Les passagers consultèrent la carte du
bord et virent, non sans grande satisfaction, que
cinq degrés à peine les séparaient du cap Bernouilli.
Entre ce cap et la pointe d' Entrecasteaux, la
côte australienne décrit un arc que sous-tend le
trente-septième parallèle. Si alors le Duncan
fût remonté vers l' équateur, il aurait eu
promptement connaissance du cap Chatham, qui lui
restait à cent vingt milles dans le nord. Il
naviguait alors dans cette partie de la mer des
Indes abritée par le continent australien.
On pouvait donc espérer que, sous quatre jours, le
cap Bernouilli se relèverait à l' horizon.
Le vent d' ouest avait jusqu' alors favorisé la marche
du yacht ; mais depuis quelques jours il montrait
une tendance à diminuer ; peu à peu, il calmit. Le
13 décembre, il tomba tout à fait, et les voiles
inertes pendirent le long des mâts.
Le Duncan, sans sa puissante hélice, eût été
enchaîné par les calmes de l' océan.
Cet état de l' atmosphère pouvait se prolonger
indéfiniment. Le soir, Glenarvan s' entretenait à
ce sujet avec John Mangles. Le jeune capitaine, qui
voyait se vider ses soutes à charbon, paraissait
fort contrarié de cette tombée du vent. Il avait
couvert son navire de voiles, hissé ses bonnettes
et ses voiles d' étai pour profiter des moindres

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souffles ; mais, suivant l' expression des matelots,
il n' y avait pas de quoi remplir un chapeau.
" en tout cas, dit Glenarvan, il ne faut pas trop se
plaindre, mieux vaut absence de vent que vent
contraire.
-votre honneur a raison, répondit John Mangles ;
mais précisément, ces calmes subits amènent des
changements de temps. Aussi je les redoute ; nous
naviguons sur la limite des moussons qui, d' octobre
à avril, soufflent du nord-est, et pour peu qu' elles
nous prennent debout, notre marche sera fort
retardée.
-que voulez-vous, John ? Si cette contrariété
arrivait, il faudrait bien s' y soumettre. Ce ne serait
qu' un retard, après tout.
-sans doute, si la tempête ne s' en mêlait pas.
-est-ce que vous craignez le mauvais temps ? Dit
Glenarvan en examinant le ciel, qui, cependant, de
l' horizon au zénith, apparaissait libre de nuages.
-oui, répondit le capitaine, je le dis à votre
honneur, mais je ne voudrais pas effrayer lady
Glenarvan ni miss Grant.
-et vous agissez sagement. Qu' y a-t-il ?
-des menaces certaines de gros temps. Ne vous fiez
pas à l' apparence du ciel, mylord. Rien n' est plus
trompeur. Depuis deux jours, le baromètre baisse d' une
manière inquiétante ; il est en ce moment à
vingt-sept pouces. C' est un avertissement que je ne
puis négliger. Or je redoute particulièrement les
colères de la mer australe, car je me suis déjà
trouvé aux prises avec elles. Les vapeurs qui vont
se condenser dans les immenses glaciers du pôle sud
produisent un appel d' air d' une extrême violence.
De là une lutte des vents polaires et équatoriaux

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qui crée les cyclones, les tornades, et ces formes
multiples des tempêtes contre lesquelles un navire ne
lutte pas sans désavantage.
-John, répondit Glenarvan, le Duncan est un
bâtiment solide, son capitaine un habile marin. Que
l' orage vienne, et nous saurons nous défendre ! "
John Mangles, en exprimant ses craintes, obéissait
à son instinct d' homme de mer. C' était un habile
" weatherwise " , expression anglaise qui s' applique
aux observateurs du temps. La baisse persistante du
baromètre lui fit prendre toutes les mesures de
prudence à son bord.
Il s' attendait à une tempête violente que l' état du
ciel n' indiquait pas encore, mais son infaillible
instrument ne pouvait le tromper ; les courants
atmosphériques accourent des lieux où la colonne de
mercure est haute vers ceux où elle s' abaisse ; plus
ces lieux sont rapprochés, plus le niveau se
rétablit rapidement dans les couches aériennes, et
plus la vitesse du vent est grande.
John resta sur le pont pendant toute la nuit. Vers
onze heures, le ciel s' encrassa dans le sud. John
fit monter tout son monde en haut et amener ses petites
voiles ; il ne conserva que sa misaine, sa
brigantine, son hunier et ses focs. à minuit, le
vent fraîchit. Il ventait grand frais, c' est-à-dire
que les molécules d' air étaient chassées avec une
vitesse de six toises par seconde. Le craquement des
mâts, le battement des manoeuvres courantes, le
bruit sec des voiles parfois prises en ralingues, le
gémissement des cloisons intérieures, apprirent
aux passagers ce qu' ils ignoraient encore. Paganel,
Glenarvan, le major, Robert, apparurent sur le
pont, les uns en curieux, les autres prêts à agir.
Dans ce ciel qu' ils avaient laissé limpide et
constellé roulaient des nuages épais, séparés par
des bandes tachetées comme une peau de léopard.
" l' ouragan ? Demanda simplement Glenarvan à John
Mangles.
-pas encore, mais bientôt " , répondit le capitaine.
En ce moment, il donna l' ordre de prendre le bas ris

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du hunier. Les matelots s' élancèrent dans les
enfléchures du vent, et, non sans peine, ils
diminuèrent la surface de la voile en l' enroulant
de ses garcettes sur la vergue amenée. John Mangles
tenait à conserver le plus de toile possible, afin
d' appuyer le yacht et d' adoucir ses mouvements de
roulis.
Puis, ces précautions prises, il donna des ordres
à Austin et au maître d' équipage, pour parer à
l' assaut de l' ouragan, qui ne pouvait tarder à se
déchaîner. Les saisines des embarcations et les
amarres de la drome furent doublées. On renforça
les palans de côté du canon. On roidit les haubans
et galhaubans. Les écoutilles furent condamnées.
John, comme un officier sur le couronnement d' une
brèche, ne quittait pas le bord du vent, et du haut
de la dunette il essayait d' arracher ses secrets à
ce ciel orageux.
En ce moment, le baromètre était tombé à vingt-six
pouces, abaissement qui se produit rarement dans la
colonne barométrique, et le storm-glass
indiquait la tempête.
Il était une heure du matin. Lady Helena et miss
Grant, violemment secouées dans leur cabine, se
hasardèrent à venir sur le pont. Le vent avait alors
une vitesse de quatorze toises par seconde. Il
sifflait dans des manoeuvres dormantes avec une
extrême violence. Ces cordes de métal, pareilles à
celles d' un instrument, résonnaient comme si
quelque gigantesque archet eût provoqué leurs
rapides oscillations ; les poulies se choquaient ;
les manoeuvres couraient avec un bruit aigu dans
leurs gorges rugueuses ; les voiles détonaient comme
des pièces d' artillerie ; des vagues déjà
monstrueuses accouraient à l' assaut du yacht, qui se
jouait comme un alcyon sur leur crête écumante.

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Lorsque le capitaine John aperçut les passagères,
il alla rapidement à elles, et les pria de rentrer
dans la dunette ; quelques paquets de mer
embarquaient déjà, et le pont pouvait être balayé
d' un instant à l' autre. Le fracas des éléments était
si éclatant alors, que lady Helena entendait à
peine le jeune capitaine.
" il n' y a aucun danger ? Put-elle cependant lui dire
pendant une légère accalmie.
-aucun, madame, répondit John Mangles ; mais
vous ne pouvez rester sur le pont, ni vous, miss
Mary. "
lady Glenarvan et miss Grant ne résistèrent pas à
un ordre qui ressemblait à une prière, et elles
rentrèrent sous la dunette au moment où une vague,
déferlant au-dessus du tableau d' arrière, fit
tressaillir dans leurs compartiments les vitres du
capot. En ce moment, la violence du vent redoubla ;
les mâts plièrent sous la pression des voiles, et
le yacht sembla se soulever sur les flots.
" cargue la misaine ! Cria John Mangles ; amène le
hunier et les focs ! "
les matelots se précipitèrent à leur poste de
manoeuvre ; les drisses furent larguées, les cargues
pesées, les focs halés bas avec un bruit qui
dominait celui du ciel, et le Duncan, dont la
cheminée vomissait des torrents d' une fumée noire,
frappa inégalement la mer des branches parfois
émergées de son hélice.
Glenarvan, le major, Paganel et Robert
contemplaient avec une admiration mêlée d' effroi
cette lutte du Duncan contre les flots ; ils
se cramponnaient fortement aux râteliers des
bastingages sans pouvoir échanger un seul mot, et
regardaient les bandes de pétrels-satanicles, ces
funèbres oiseaux des tempêtes, qui se jouaient dans
les vents déchaînés.
En ce moment, un sifflement assourdissant se fit
entendre au-dessus des bruits de l' ouragan. La vapeur
fusa avec violence, non du tuyau d' échappement, mais
des soupapes de la chaudière ; le sifflet d' alarme
retentit avec une

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force inaccoutumée ; le yacht donna une bande
effroyable, et Wilson, qui tenait la roue, fut
renversé par un coup de barre inattendu. Le Duncan
venait en travers à la lame et ne gouvernait plus.
" qu' y a-t-il ? S' écria John Mangles en se
précipitant sur la passerelle.
-le navire se couche ! Répondit Tom Austin.

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-est-ce que nous sommes démontés de notre
gouvernail ?
-à la machine ! à la machine ! " cria la voix de
l' ingénieur.
John se précipita vers la machine et s' affala par
l' échelle. Une nuée de vapeur remplissait la
chambre ; les pistons étaient immobiles dans les
cylindres ; les bielles n' imprimaient aucun
mouvement à l' arbre de couche. En ce moment, le
mécanicien, voyant leurs efforts inutiles et craignant
pour ses chaudières, ferma l' introduction et laissa
fuir la vapeur par le tuyau d' échappement.
" qu' est-ce donc ? Demanda le capitaine.
-l' hélice est faussée, ou engagée, répondit le
mécanicien ; elle ne fonctionne plus.
-quoi ? Il est impossible de la dégager ?
-impossible. "
ce n' était pas le moment de chercher à remédier à
cet accident ; il y avait un fait incontestable :
l' hélice ne pouvait marcher, et la vapeur, ne
travaillant plus, s' était échappée par les soupapes.
John devait donc en revenir à ses voiles, et
chercher un auxiliaire dans ce vent qui s' était fait
son plus dangereux ennemi.
Il remonta, et dit en deux mots la situation à lord
Glenarvan ; puis il le pressa de rentrer dans la
dunette avec les autres passagers, Glenarvan
voulut rester sur le pont.
" non, votre honneur, répondit John Mangles d' une
voix ferme, il faut que je sois seul ici avec mon
équipage. Rentrez ! Le navire peut s' engager et les
lames vous balayeraient sans merci.
-mais nous pouvons être utiles...
-rentrez, rentrez, mylord, il le faut ! Il y a des
circonstances où je suis le maître à bord !
Retirez-vous, je le veux ! "
pour que John Mangles s' exprimât avec une telle
autorité, il fallait que la situation fût suprême.
Glenarvan comprit que c' était à lui de donner
l' exemple de l' obéissance. Il quitta donc le pont,
suivi de ses trois compagnons,

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et rejoignit les deux passagères, qui attendaient
avec anxiété le dénoûment de cette lutte avec les
éléments.
" un homme énergique que mon brave John ! Dit
Glenarvan, en entrant dans le carré.
-oui, répondit Paganel, il m' a rappelé ce bosseman
de votre grand Shakespeare, quand il s' écrie dans le
drame de la tempête, au roi qu' il porte à son
bord :
" hors d' ici ! Silence ! à vos cabanes ! Si vous ne
pouvez imposer silence à ces éléments, taisez-vous !
Hors de mon chemin, vous dis-je ! "
cependant John Mangles n' avait pas perdu une
seconde pour tirer le navire de la périlleuse
situation que lui faisait son hélice engagée. Il
résolut de se tenir à la cape pour s' écarter le moins
possible de sa route. Il s' agissait donc de
conserver des voiles et de les brasser obliquement,
de manière à présenter le travers à la tempête. On
établit le hunier au bas ris, une sorte de trinquette
sur l' étai du grand mât, et la barre fut mise sous
le vent.
Le yacht, doué de grandes qualités nautiques, évolua
comme un cheval rapide qui sent l' éperon, et il
prêta le flanc aux lames envahissantes. Cette
voilure si réduite tiendrait-elle ? Elle était faite
de la meilleure toile de Dundee ; mais quel tissu
peut résister à de pareilles violences ?
Cette allure de la cape avait l' avantage d' offrir
aux vagues les portions les plus solides du yacht,
et de le maintenir dans sa direction première.
Cependant, elle n' était pas sans péril, car le navire
pouvait s' engager dans ces immenses vides laissés
entre les lames et ne pas s' en relever. Mais John
Mangles n' avait pas le choix des manoeuvres et il
résolut de garder la cape, tant que la mâture et les
voiles ne viendraient pas en bas. Son équipage se
tenait là sous ses yeux, prêt à se porter où sa
présence serait nécessaire. John, attaché aux
haubans, surveillait la mer courroucée.
Le reste de la nuit se passa dans cette situation. On

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espérait que la tempête diminuerait au lever du jour.
Vain espoir. Vers huit heures du matin, il surventa
encore, et le vent, avec une vitesse de dix-huit
toises par seconde, se fit ouragan.
John ne dit rien, mais il trembla pour son navire et
ceux qu' il portait. Le Duncan donnait une bande
effroyable ; ses épontilles en craquaient, et parfois
les bouts-dehors de misaine venaient fouetter la
crête des vagues. Il y eut un instant où l' équipage
crut que le yacht ne se relèverait pas. Déjà les
matelots, la hache à la main, s' élançaient pour
couper les haubans du grand mât, quand les voiles,
arrachées à leurs ralingues, s' envolèrent comme de
gigantesques albatros.
Le Duncan se redressa ; mais, sans appui sur les
flots, sans direction, il fut ballotté
épouvantablement, au point que les mâts menaçaient
de se rompre jusque dans leur emplanture. Il ne
pouvait longtemps supporter un pareil roulis, il
fatiguait dans ses hauts, et bientôt ses bordages
disjoints, ses coutures crevées, devaient livrer
passage aux flots.
John Mangles n' avait plus qu' une ressource, établir
un tourmentin et fuir devant le temps. Il y parvint
après plusieurs heures d' un travail vingt fois
défait avant d' être achevé. Ce ne fut pas avant trois
heures du soir que la trinquette put être hissée
sur l' étai de misaine et livrée à l' action du vent.
Alors, sous ce morceau de toile, le Duncan
laissa porter et se prit à fuir vent arrière avec
une incalculable rapidité. Il allait ainsi dans le
nord-est où le poussait la tempête. Il lui fallait
conserver le plus de vitesse possible, car d' elle
seule dépendait sa sécurité. Quelquefois, dépassant
les lames emportées avec lui, il les tranchait de
son avant effilé, s' y enfonçait comme un énorme
cétacé, et laissait balayer son pont de l' avant à
l' arrière. En d' autres moments, sa vitesse égalait
celle des flots, son gouvernail perdait toute
action, et il faisait d' énormes embardées qui
menaçaient de le rejeter en travers. Enfin, il
arrivait aussi

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que les vagues couraient plus vite que lui sous le
souffle de l' ouragan ; elles sautaient alors
par-dessus le couronnement, et tout le pont était
balayé de l' arrière à l' avant avec une irrésistible
violence.
Ce fut dans cette alarmante situation, au milieu
d' alternatives d' espoir et de désespoir, que se
passèrent la journée du 15 décembre et la nuit qui
suivit. John Mangles ne quitta pas un instant
son poste ; il ne prit aucune nourriture ; il était
torturé par des craintes que son impassible figure
ne voulait pas trahir, et son regard cherchait
obstinément à percer les brumes amoncelées dans le
nord.
En effet, il pouvait tout craindre. Le Duncan,
rejeté hors de sa route, courait à la côte
australienne avec une vitesse que rien ne pouvait
enrayer. John Mangles sentait aussi par instinct,
non autrement, qu' un courant de foudre l' entraînait.
à chaque instant, il redoutait le choc d' un écueil
sur lequel le yacht se fût brisé en mille pièces. Il
estimait que la côte ne devait pas se rencontrer
à moins de douze milles sous le vent. Or, la terre
c' est le naufrage, c' est la perte d' un bâtiment.
Cent fois mieux vaut l' immense océan, contre les
fureurs duquel un navire peut se défendre, fût-ce
en lui cédant. Mais lorsque la tempête le jette
sur des atterrages, il est perdu.
John Mangles alla trouver lord Glenarvan ; il
l' entretint en particulier ; il lui dépeignit la
situation sans diminuer sa gravité ; il l' envisagea
avec le sang-froid d' un marin prêt à tout, et
termina en disant qu' il serait peut-être obligé
de jeter le Duncan à la côte.
" pour sauver ceux qu' il porte, si c' est possible,
mylord.
-faites, John, répondit Glenarvan.
-et lady Helena ? Miss Grant ?
-je ne les préviendrai qu' au dernier moment,
lorsque tout espoir sera perdu de tenir la mer. Vous
m' avertirez.
-je vous avertirai, mylord. "
Glenarvan revint auprès des passagères, qui, sans
connaître tout le danger, le sentaient imminent.
Elles montraient un grand courage, égal au moins à
celui de leurs

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compagnons. Paganel se livrait aux théories les
plus inopportunes sur la direction des courants
atmosphériques ; il faisait à Robert, qui l' écoutait,
d' intéressantes comparaisons entre les tornades, les
cyclones et les tempêtes rectilignes. Quant au
major, il attendait la fin avec le fatalisme d' un
musulman. Vers onze heures, l' ouragan parut mollir
un peu, les humides brumes se dissipèrent, et, dans
une rapide éclaircie, John put voir une terre basse
qui lui restait à six milles sous le vent. Il y
courait en plein. Des lames monstrueuses déferlaient
à une prodigieuse hauteur, jusqu' à cinquante pieds
et plus. John comprit qu' elles trouvaient là un
point d' appui solide pour rebondir à une telle
élévation.
" il y a des bancs de sable, dit-il à Austin.
-c' est mon avis, répondit le second.
-nous sommes dans la main de Dieu, reprit John.
S' il n' offre pas une passe praticable au Duncan,
et s' il ne l' y conduit lui-même, nous sommes perdus.
-la marée est haute en ce moment, capitaine,
peut-être pourrons-nous franchir ces bancs ?
-mais voyez donc, Austin, la fureur de ces lames.
Quel navire pourrait leur résister ? Prions Dieu
qu' il nous aide, mon ami ! "
cependant le Duncan, sous son tourmentin, portait
à la côte avec une vitesse effrayante. Bientôt il ne
fut plus qu' à deux milles des accores du banc. Les
vapeurs cachaient à chaque instant la terre.
Néanmoins, John crut apercevoir au delà de cette
lisière écumeuse un bassin plus tranquille. Là, le
Duncan se fût trouvé dans une sûreté relative.
Mais comment passer ?
John fit monter ses passagers sur le pont ; il ne
voulait pas que, l' heure du naufrage venue, ils
fussent renfermés dans la dunette. Glenarvan et
ses compagnons regardèrent la mer épouvantable. Mary
Grant pâlit.
" John, dit tout bas Glenarvan au jeune capitaine,
j' essayerai de sauver ma femme, ou je périrai avec
elle. Charge-toi de miss Grant.

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-oui, votre honneur, " répondit John Mangles, en
portant la main du lord à ses yeux humides.
Le Duncan n' était plus qu' à quelques encablures
du pied des bancs. La mer, haute alors, eût sans
doute laissé assez d' eau sous la quille du yacht pour
lui permettre de franchir ces dangereux bas-fonds. Mais
alors les vagues énormes, le soulevant et
l' abandonnant tour à tour, devaient le faire
immanquablement talonner. Y avait-il donc un moyen
d' adoucir les mouvements de ces lames, de faciliter
le glissement de leurs molécules liquides, en un
mot, de calmer cette mer tumultueuse ?
John Mangles eut une dernière idée.
" l' huile ! S' écria-t-il ; mes enfants, filez de
l' huile ! Filez de l' huile ! "
ces paroles furent rapidement comprises de tout
l' équipage. Il s' agissait d' employer un moyen qui
réussit quelquefois ; on peut apaiser la fureur des
vagues, en les couvrant d' une nappe d' huile ; cette
nappe surnage, et détruit le choc des eaux, qu' elle
lubrifie. L' effet en est immédiat, mais il passe vite.
Quand un navire a franchi cette mer factice, elle
redouble ses fureurs, et malheur à qui se hasarderait
à sa suite. Les barils contenant la provision
d' huile de phoque furent hissés sur le gaillard
d' avant par l' équipage, dont le danger centuplait
les forces. Là, ils furent défoncés à coups de hache,
et suspendus au-dessus des bastingages de tribord
et de bâbord.
" tiens bon ! " cria John Mangles, épiant le moment
favorable.
En vingt secondes, le yacht atteignit l' entrée de la
passe barrée par un mascaret mugissant. C' était
l' instant.
" à dieu vat ! " cria le jeune capitaine.
Les barils furent chavirés, et de leurs flancs
s' échappèrent des flots d' huile. Instantanément, la
nappe onctueuse nivela, pour ainsi dire, l' écumeuse
surface de la mer. Le Duncan vola sur les eaux
calmées et se trouva bientôt dans un bassin
paisible, au delà des redoutables bancs.

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chapitre vi le cap Bernouilli
le premier soin de John Mangles fut d' affourcher
solidement son navire sur deux ancres. Il mouilla par
cinq brasses d' eau. Le fond était bon, un gravier dur
qui donnait une excellente tenue. Donc, nulle crainte
de chasser ou de s' échouer à mer basse. Le Duncan,
après tant d' heures périlleuses, se trouvait dans
une sorte de crique abritée par une haute pointe
circulaire contre les vents du large.
Lord Glenarvan avait serré la main du jeune
capitaine en disant : " merci, John. "
et John se sentit généreusement récompensé avec ces
deux seuls mots. Glenarvan garda pour lui le secret
de ses angoisses, et ni lady Helena, ni Mary Grant,
ni Robert ne soupçonnèrent la gravité des périls
auxquels ils venaient d' échapper.
Un point important restait à éclaircir. à quel
endroit de la côte le Duncan avait-il été jeté
par cette formidable tempête ? Où reprendrait-il
son parallèle accoutumé ? à quelle distance le cap
Bernouilli lui restait-il dans le sud-ouest ? Telles
furent les premières questions adressées à John
Mangles. Celui-ci fit aussitôt ses relèvements, et
pointa ses observations sur la carte du bord.
En somme, le Duncan n' avait pas trop dévié de
sa route : de deux degrés à peine. Il se trouvait
par 13612 de longitude et 3507 de latitude, au cap
Catastrophe, situé à l' une des pointes de
l' Australie méridionale, et à trois cents milles
du cap Bernouilli.

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Le cap Catastrophe, au nom de funeste augure, a pour
pendant le cap Borda, formé par un promontoire de
l' île Kanguroo. Entre ces deux caps s' ouvre le
détroit de l' Investigator, qui conduit à deux
golfes assez profonds, l' un au nord, le golfe
Spencer, l' autre au sud, le golfe Saint-Vincent.
Sur la côte orientale de ce dernier est creusé le
port d' Adélaïde, capitale de cette province nommée
Australie méridionale. Cette ville, fondée en 1836,
compte quarante mille habitants, et offre des
ressources assez complètes. Mais elle est plus
occupée de cultiver un sol fécond, d' exploiter ses
raisins et ses oranges, et toutes ses richesses
agricoles, que de créer de grandes entreprises
industrielles. Sa population compte moins d' ingénieurs
que d' agriculteurs, et l' esprit général est peu
tourné vers les opérations commerciales ou les arts
mécaniques.
Le Duncan pourrait-il réparer ses avaries ?
C' était la question à décider. John Mangles voulut
savoir à quoi s' en tenir. Il fit plonger à l' arrière
du yacht ; ses plongeurs lui rapportèrent qu' une
des branches de l' hélice avait été faussée, et
portait contre l' étambot : de là, l' impossibilité du
mouvement de rotation. Cette avarie fut jugée grave,
assez grave même pour nécessiter un outillage qui ne
se rencontrerait pas à Adélaïde.
Glenarvan et le capitaine John, après mûres
réflexions, prirent la résolution suivante : le
Duncan suivrait à la voile le contour des
rivages australiens, en cherchant les traces du
Britannia ; il s' arrêterait au cap Bernouilli,
où seraient prises les dernières informations, et
continuerait sa route au sud jusqu' à Melbourne, où
ses avaries pourraient être facilement réparées.
L' hélice remise en état, le Duncan irait croiser
sur les côtes orientales pour achever la série de
ses recherches.
Cette proposition fut approuvée. John Mangles
résolut de profiter du premier bon vent pour
appareiller. Il

p62

n' attendit pas longtemps. Vers le soir, l' ouragan
était entièrement tombé. Une brise maniable lui
succéda, qui soufflait du sud-ouest. On fit les
dispositions pour l' appareillage. De nouvelles voiles
furent enverguées. à quatre heures du matin, les
matelots virèrent au cabestan. Bientôt l' ancre fut
à pic, elle dérapa, et le Duncan, sous sa
misaine, son hunier, son perroquet, ses focs, sa
brigantine et sa voile de flèche, courut au plus
près, tribord amures, au vent des rivages australiens.
Deux heures après, il perdit de vue le cap
Catastrophe, et se trouva par le travers du
détroit de l' Investigator. Le soir, le cap Borda
fut doublé, et l' île Kanguroo prolongée à quelques
encablures. C' est la plus grande des petites îles
australiennes, et elle sert de refuge aux déportés
fugitifs. Son aspect était enchanteur. D' immenses
tapis de verdure revêtaient les rocs stratifiés de
ses rivages. On voyait comme au temps de sa
découverte, en 1802, d' innombrables bandes de
kanguroos bondir à travers les bois et les plaines.
Le lendemain, pendant que le Duncan courait
bord sur bord, ses embarcations furent envoyées à
terre avec mission de visiter les accores de la côte.
Il se trouvait alors sur le trente-sixième parallèle,
et, jusqu' au trente-huitième, Glenarvan ne voulait
pas laisser un point inexploré.
Pendant la journée du 18 décembre, le yacht, qui
boulinait comme un vrai clipper sous sa voilure
entièrement déployée, rasa le rivage de la baie
Encounter. C' est là qu' en 1828 le voyageur Sturt
arriva après avoir découvert le Murray, le plus
grand fleuve de l' Australie méridionale. Ce n' étaient
déjà plus les rives verdoyantes de l' île Kanguroo,
mais des mornes arides, rompant parfois l' uniformité
d' une côte basse et déchiquetée, çà et là quelque
falaise grise, ou des promontoires de sable, enfin
toute la sécheresse d' un continent polaire.
Les embarcations pendant cette navigation firent
un rude service. Les marins ne s' en plaignirent pas.
Presque toujours Glenarvan, son inséparable
Paganel et le jeune

p63

Robert les accompagnaient. Ils voulaient de leurs
propres yeux chercher quelques vestiges du
Britannia. mais cette scrupuleuse exploration
ne révéla rien du naufrage. Les rivages australiens
furent aussi muets à cet égard que les terres
patagones. Cependant, il ne fallait pas perdre tout
espoir tant que ne serait pas atteint le point précis
indiqué par le document. On n' agissait ainsi que par
surcroît de prudence, et pour ne rien abandonner au
hasard. Pendant la nuit, le Duncan mettait en
panne, de manière à se maintenir sur place autant
que possible, et, le jour, la côte était fouillée
avec soin.
Ce fut ainsi que, le 20 décembre, on arriva par le
cap Bernouilli, qui termine la baie Lacépède, sans
avoir trouvé la moindre épave. Mais cet insuccès ne
prouvait rien contre le capitaine du Britannia.
en effet, depuis deux ans, époque à laquelle
remontait la catastrophe, la mer avait pu, avait dû
disperser, ronger les restes du trois-mâts et les
arracher de l' écueil. D' ailleurs, les indigènes, qui
sentent les naufrages comme un vautour sent un
cadavre, devaient avoir recueilli les plus minces
débris. Puis, Harry Grant et ses deux compagnons,
faits prisonniers au moment où les vagues les jetaient
à la côte, avaient été sans nul doute entraînés dans
l' intérieur du continent.
Mais alors tombait une des ingénieuses hypothèses de
Jacques Paganel. Tant qu' il s' agissait du territoire
argentin, le géographe pouvait à bon droit prétendre
que les chiffres du document se rapportaient, non
au théâtre du naufrage, mais au lieu même de la
captivité. En effet, les grands fleuves de la
Pampasie, leurs nombreux affluents, étaient là pour
porter à la mer le précieux document. Ici, au
contraire, dans cette partie de l' Australie, les
cours d' eau sont peu abondants qui coupent le
trente-septième parallèle ; de plus, le
Rio-Colorado, le Rio-Negro, vont se jeter à la
mer à travers des plages désertes, inhabitables et
inhabitées, tandis que les principales rivières
australiennes, le Murray, la Yarra, le Torrens,
le Darling,

p64

ou affluent les unes aux autres, ou se précipitent
dans l' océan par des embouchures qui sont devenues
des rades fréquentées, des ports où la navigation
est active. Quelle probabilité, dès lors, qu' une
fragile bouteille eût pu descendre le cours de ces
eaux incessamment parcourues et arriver à l' océan
Indien ?
Cette impossibilité ne pouvait échapper à des esprits
perspicaces. L' hypothèse de Paganel, plausible en
Patagonie dans les provinces argentines, eût donc
été illogique en Australie. Paganel le reconnut
dans une discussion qui fut soulevée à ce sujet
par le major Mac Nabbs. Il devint évident que les
degrés relatés au document ne s' appliquaient qu' au
lieu du naufrage, que par conséquent la bouteille
avait été jetée à la mer à l' endroit où se brisa le
Britannia, sur la côte occidentale de
l' Australie.
Cependant, et comme le fit justement observer
Glenarvan, cette interprétation définitive
n' excluait pas l' hypothèse de la captivité du
capitaine Grant. Celui-ci, d' ailleurs, le faisait
pressentir dans son document par ces mots, dont il
fallait tenir compte : où ils seront prisonniers
de cruels indigènes.
mais il n' existait plus
aucune raison pour rechercher les prisonniers sur le
trente-septième parallèle plutôt que sur un autre.
Cette question, longtemps débattue, reçut ainsi sa
solution définitive, et donna les conséquences
suivantes : si des traces du Britannia ne se
rencontraient pas au cap Bernouilli, lord Glenarvan
n' avait plus qu' à revenir en Europe. Ses recherches
auraient été infructueuses, mais il avait rempli
son devoir courageusement et consciencieusement.
Cela ne laissa pas d' attrister particulièrement les
passagers du yacht, et de désespérer Mary et Robert
Grant. En se rendant au rivage avec lord et lady
Glenarvan, John Mangles, Mac Nabbs et Paganel,
les deux enfants du capitaine se disaient que la
question du salut de leur père allait
irrévocablement se décider. Irrévocablement,

p65

on peut le dire, car Paganel, dans une précédente
discussion avait judicieusement démontré que les
naufragés seraient rapatriés depuis longtemps déjà,
si leur navire se fût brisé sur les écueils de la
côte orientale.
" espoir ! Espoir ! Toujours espoir ! Répétait lady
Helena à la jeune fille, assise près d' elle dans
l' embarcation qui les conduisait à terre. La main de
Dieu ne nous abandonnera pas !
-oui, miss Mary, dit le capitaine John, c' est au
moment où les hommes ont épuisé les ressources
humaines, que le ciel intervient, et, par quelque
fait imprévu, leur ouvre des voies nouvelles.
-Dieu vous entende, Monsieur John ! " répondit
Mary Grant.
Le rivage n' était plus qu' à une encablure ; il
terminait par des pentes assez douces l' extrémité
du cap qui s' avançait de deux milles en mer.
L' embarcation accosta dans une petite crique
naturelle entre des bancs de corail en voie de
formation, qui, le temps aidant, doivent former une
ceinture de récifs à la partie sud de l' Australie.
Tels ils étaient déjà, tels ils suffisaient à
détruire la coque d' un navire, et le Britannia
pouvait s' être perdu là corps et biens.
Les passagers du Duncan débarquèrent sans
difficulté sur un rivage absolument désert. Des
falaises à bandes stratifiées formaient une ligne
côtière haute de soixante à quatre-vingts pieds. Il
eût été difficile d' escalader cette courtine
naturelle sans échelles ni crampons. John Mangles,
heureusement, découvrit fort à propos une brèche
produite à un demi-mille au sud par un éboulement
partiel de la falaise. La mer, sans doute, battait
cette barrière de tuf friable pendant ses grandes
colères d' équinoxe, et déterminait ainsi la chute
des portions supérieures du massif.
Glenarvan et ses compagnons s' engagèrent dans la
tranchée, et arrivèrent au sommet de la falaise par
une pente assez raide. Robert, comme un jeune chat,
grimpa

p66

un talus fort à pic, et arriva le premier à la crête
supérieure, au désespoir de Paganel, humilié de voir
ses grandes jambes de quarante ans vaincues par de
petites jambes de douze ans. Cependant, il distança,
et de loin, le paisible major, qui n' y tenait pas
autrement.
La petite troupe, bientôt réunie, examina la plaine
qui s' étendait sous ses regards. C' était un vaste
terrain inculte avec des buissons et des broussailles,
une contrée stérile, que Glenarvan compara aux
glens des basses terres d' écosse, et Paganel aux
landes infertiles de la Bretagne. Mais si cette
contrée paraissait inhabitée le long de la côte, la
présence de l' homme, non du sauvage, mais du
travailleur, se révéla au loin par quelques
constructions de bon augure.
" un moulin ! " s' écria Robert.
à trois milles, en effet, les ailes d' un moulin
tournaient au vent.
" c' est bien un moulin, répondit Paganel, qui venait
de braquer sa longue-vue sur l' objet en question.
Voilà un petit monument aussi modeste qu' utile, dont
la vue a le privilège d' enchanter mes regards.
-c' est presque un clocher, dit lady Helena.
-oui, madame, et si l' un moud le pain du corps,
l' autre moud le pain de l' âme. à ce point de vue ils
se ressemblent encore.
-allons au moulin, " répliqua Glenarvan.
On se mit en route. Après une demi-heure de marche,
le sol, travaillé par la main de l' homme, se montra
sous un nouvel aspect. La transition de la contrée
stérile à la campagne cultivée fut brusque. Au lieu
de broussailles, des haies vives entouraient un
enclos récemment défriché ; quelques boeufs et une
demi-douzaine de chevaux pâturaient dans des prairies
entourées de robustes acacias pris dans les vastes
pépinières de l' île Kanguroo. Peu à peu apparurent
des champs couverts de céréales, quelques acres de
terrains hérissés de blonds épis, des meules de foin
dressées comme de grandes ruches, des vergers

p67

aux fraîches clôtures, un beau jardin digne d' Horace,
où l' agréable se mêlait à l' utile, puis des hangars,
des communs sagement distribués, enfin une habitation
simple et confortable, que le joyeux moulin dominait
avec son pignon aigu et caressait de l' ombre mobile
de ses grandes ailes.
En ce moment, un homme d' une cinquantaine d' années,
d' une physionomie prévenante, sortit de la maison
principale, aux aboiements de quatre grands chiens
qui annonçaient la venue des étrangers. Cinq beaux
et forts garçons, ses fils, le suivirent avec leur
mère, une grande et robuste femme. On ne pouvait s' y
méprendre : cet homme, entouré de sa vaillante
famille, au milieu de ces constructions encore neuves,
dans cette campagne presque vierge, présentait le
type accompli du colon irlandais qui, las des
misères de son pays, est venu chercher la fortune
et le bonheur au delà des mers.
Glenarvan et les siens ne s' étaient pas encore
présentés, ils n' avaient eu le temps de décliner ni
leurs noms, ni leurs qualités, que ces cordiales
paroles les saluaient déjà :
" étrangers, soyez les bienvenus dans la maison de
Paddy O' Moore.
-vous êtes irlandais ? Dit Glenarvan en prenant la
main que lui offrait le colon.
-je l' ai été, répondit Paddy O' Moore. Maintenant,
je suis australien. Entrez, qui que vous soyez,
messieurs, cette maison est la vôtre. "
il n' y avait qu' à accepter sans cérémonie une
invitation faite de si bonne grâce. Lady Helena et
Mary Grant, conduites par mistress O' Moore,
entrèrent dans l' habitation, pendant que les fils
du colon débarrassaient les visiteurs de leurs armes.
Une vaste salle, fraîche et claire, occupait le
rez-de-chaussée de la maison construite en forts
madriers disposés horizontalement. Quelques bancs
de bois rivés aux murailles peintes de couleurs
gaies, une dizaine

p68

d' escabeaux, deux bahuts en chêne où s' étalaient une
faïence blanche et des brocs d' étain brillant, une
large et longue table à laquelle vingt convives se
seraient assis à l' aise, formaient un ameublement
digne de la solide maison et de ses robustes
habitants.
Le dîner de midi était servi. La soupière fumait entre
le rosbeef et le gigot de mouton, entourés de larges
assiettes d' olives, de raisins et d' oranges ; le
nécessaire était là ; le superflu ne manquait pas.
L' hôte et l' hôtesse avaient un air si engageant, la
table à l' aspect tentateur était si vaste et si
abondamment fournie, qu' il eût été malséant de ne
point s' y asseoir. Déjà les domestiques de la ferme,
les égaux de leur maître, venaient y partager leur
repas. Paddy O' Moore indiqua de la main la place
réservée aux étrangers.
" je vous attendais, dit-il simplement à lord
Glenarvan.
-vous ? Répondit celui-ci fort surpris.
-j' attends toujours ceux qui viennent " , répondit
l' irlandais.
Puis, d' une voix grave, pendant que sa famille et ses
serviteurs se tenaient debout respectueusement, il
récita le bénédicité. Lady Helena se sentit tout
émue d' une si parfaite simplicité de moeurs, et un
regard de son mari lui fit comprendre qu' il
l' admirait comme elle.
On fit fête au repas. La conversation s' engagea sur
toute la ligne. D' écossais à irlandais, il n' y a
que la main. La Tweed, large de quelques toises,
creuse un fossé plus profond entre l' écosse et
l' Angleterre que les vingt lieues du canal
d' Irlande qui séparent la vieille Calédonie de la
verte Erin. Paddy O' Moore raconta son histoire.
C' était celle de tous les émigrants que la misère
chasse de leur pays. Beaucoup viennent chercher au
loin la fortune, qui n' y trouvent que déboires et
malheurs. Ils accusent la chance, oubliant d' accuser
leur inintelligence,

p69

leur paresse et leurs vices. Quiconque est sobre et
courageux, économe et brave, réussit.
Tel fut et tel était Paddy O' Moore. Il quitta
Dundalk, où il mourait de faim, emmena sa famille
vers les contrées australiennes, débarqua à
Adélaïde, dédaigna les travaux du mineur pour les
fatigues moins aléatoires de l' agriculteur, et, deux
mois après, il commença son exploitation, si prospère
aujourd' hui.
Tout le territoire de l' Australie du sud est divisé
par portions d' une contenance de quatre-vingts acres
chacune. Ces divers lots sont cédés aux colons par le
gouvernement, et par chaque lot un laborieux
agriculteur peut gagner de quoi vivre et mettre de
côté une somme nette de quatre-vingts livres
sterling.
Paddy O' Moore savait cela. Ses connaissances
agronomiques le servirent fort. Il vécut, il
économisa, et acquit de nouveaux lots avec les profits
du premier. Sa famille prospéra, son exploitation
aussi. Le paysan irlandais devint propriétaire
foncier, et quoique son établissement ne comptât pas
encore deux ans d' existence, il possédait alors
cinq cents acres d' un sol vivifié par ses soins, et
cinq cents têtes de bétail. Il était son maître,
après avoir été l' esclave des européens, et
indépendant comme on peut l' être dans le plus libre
pays du monde.
Ses hôtes, à ce récit de l' émigrant irlandais,
répondirent par de sincères et franches félicitations.
Paddy O' Moore, son histoire terminée, attendait,
sans doute confidences pour confidences, mais sans
les provoquer. Il était de ces gens discrets qui
disent : voilà ce que je suis, mais je ne vous
demande pas qui vous êtes. Glenarvan, lui, avait
un intérêt immédiat à parler du Duncan, de sa
présence au cap Bernouilli, et des recherches qu' il
poursuivait avec une infatigable persévérance. Mais,
en homme qui va droit au but, il interrogea d' abord
Paddy O' Moore sur le naufrage du Britannia.

p70

la réponse de l' irlandais ne fut pas favorable. Il
n' avait jamais entendu parler de ce navire. Depuis
deux ans, aucun bâtiment n' était venu se perdre à
la côte, ni au-dessus du cap, ni au-dessous. Or,
la catastrophe datait de deux années seulement. Il
pouvait donc affirmer avec la plus entière certitude
que les naufragés n' avaient pas été jetés sur cette
partie des rivages de l' ouest.
" maintenant, mylord, ajouta-t-il, je vous demanderai
quel intérêt vous avez à m' adresser cette question. "
alors, Glenarvan raconta au colon l' histoire du
document, le voyage du yacht, les tentatives faites
pour retrouver le capitaine Grant ; il ne cacha
pas que ses plus chères espérances tombaient devant
des affirmations aussi nettes, et qu' il désespérait
de retrouver jamais les naufragés du Britannia.
de telles paroles devaient produire une douloureuse
impression sur les auditeurs de Glenarvan. Robert
et Mary étaient là qui l' écoutaient, les yeux
mouillés de larmes. Paganel ne trouvait pas un mot
de consolation et d' espoir. John Mangles souffrait
d' une douleur qu' il ne pouvait adoucir. Déjà le
désespoir envahissait l' âme de ces hommes généreux
que le Duncan venait de porter inutilement à
ces lointains rivages, quand ces paroles se firent
entendre :
" mylord, louez et remerciez Dieu. Si le capitaine
Grant est vivant, il est vivant sur la terre
australienne ! "

p71

chapitre vii Ayrton
la surprise que produisirent ces paroles ne saurait
se dépeindre. Glenarvan s' était levé d' un bond, et,
repoussant son siège :
" qui parle ainsi ? S' écria-t-il.
-moi, répondit un des serviteurs de Paddy O' Moore,
assis au bout de la table.
-toi, Ayrton ! Dit le colon, non moins stupéfait
que Glenarvan.
-moi, répondit Ayrton d' une voix émue, mais ferme,
moi, écossais comme vous, mylord, moi, un des
naufragés du Britannia ! "
cette déclaration produisit un indescriptible effet.
Mary Grant, à demi pâmée par l' émotion, à demi
mourante de bonheur, cette fois, se laissa aller
dans les bras de lady Helena. John Mangles,
Robert, Paganel, quittant leur place, se
précipitèrent vers celui que Paddy O' Moore venait
de nommer Ayrton.
C' était un homme de quarante-cinq ans, d' une rude
physionomie, dont le regard très brillant se perdait
sous une arcade sourcilière profondément enfoncée.
Sa vigueur devait être peu commune, malgré la
maigreur de son corps. Il était tout os et tout
nerfs, et, suivant une expression écossaise, il ne
perdait pas son temps à faire de la chair grasse.
Une taille moyenne, des épaules larges, une allure
décidée, une figure pleine d' intelligence et
d' énergie, quoique les traits en fussent durs,
prévenaient en sa faveur. La sympathie qu' il
inspirait était encore accrue

p72

par les traces d' une récente misère empreinte sur son
visage. On voyait qu' il avait souffert et beaucoup,
bien qu' il parût homme à supporter les souffrances, à
les braver, à les vaincre.
Glenarvan et ses amis avaient senti cela à première
vue.
La personnalité d' Ayrton s' imposait dès l' abord.
Glenarvan, se faisant l' interprète de tous, le pressa
de questions auxquelles Ayrton répondit. La rencontre
de Glenarvan et Ayrton avait évidemment produit
chez tous deux une émotion réciproque.
Aussi les premières questions de Glenarvan se
pressèrent-elles sans ordre, et comme malgré lui.
" vous êtes un des naufragés du Britannia ?
demanda-t-il.
-oui, mylord, le quartier-maître du capitaine Grant,
répondit Ayrton.
-sauvé avec lui après le naufrage ?
-non, mylord, non. à ce moment terrible, j' ai été
séparé, enlevé du pont du navire, jeté à la côte.
-vous n' êtes donc pas un des deux matelots dont le
document fait mention ?
-non. Je ne connaissais pas l' existence de ce
document. Le capitaine l' a lancé à la mer quand je
n' étais plus à bord.
-mais le capitaine ? Le capitaine ?
-je le croyais noyé, disparu, abîmé avec tout
l' équipage du Britannia. je pensais avoir
survécu seul.
-mais vous avez dit que le capitaine Grant était
vivant !
-non. J' ai dit : si le capitaine est vivant...
-vous avez ajouté : il est sur le continent
australien ! ...
-il ne peut être que là, en effet.
-vous ne savez donc pas où il est ?
-non, mylord, je vous le répète, je le croyais
enseveli dans les flots ou brisé sur les rocs. C' est
vous qui m' apprenez que peut-être il vit encore.

p73

-mais alors que savez-vous ? Demanda Glenarvan.
-ceci seulement. Si le capitaine Grant est vivant,
il est en Australie.
-où donc a eu lieu le naufrage ? " dit alors le major
Mac Nabbs.
C' était la première question à poser, mais, dans le
trouble causé par cet incident, Glenarvan, pressé de
savoir avant tout où se trouvait le capitaine Grant,
ne s' informa pas de l' endroit où le Britannia
s' était perdu. à partir de ce moment, la conversation,
jusque-là vague, illogique, procédant par bonds,
effleurant les sujets sans les approfondir, mêlant
les faits, intervertissant les dates, prit une allure
plus raisonnable, et bientôt les détails de cette
obscure histoire apparurent nets et précis à l' esprit
de ses auditeurs.
à la question faite par Mac Nabbs, Ayrton répondit
en ces termes :
" lorsque je fus arraché du gaillard d' avant où je
halais bas le foc, le Britannia courait vers la
côte de l' Australie. Il n' en était pas à deux
encablures. Le naufrage a donc eu lieu à cet endroit
même.
-par trente-sept degrés de latitude ? Demanda John
Mangles.
-par trente-sept degrés, répondit Ayrton.
-sur la côte ouest ?
-non pas ! Sur la côte est, répliqua vivement le
quartier-maître.
-et à quelle époque ?
-dans la nuit du 27 juin 1862.
-c' est cela ! C' est cela même ! S' écria Glenarvan.
-vous voyez donc bien, mylord, ajouta Ayrton, que
j' ai pu justement dire : si le capitaine Grant vit
encore, c' est sur le continent australien qu' il faut
le chercher, non ailleurs.
-et nous le chercherons, et nous le trouverons, et
nous le sauverons, mon ami ! S' écria Paganel. Ah !
Précieux document, ajouta-t-il avec une naïveté
parfaite, il

p74

faut avouer que tu es tombé entre les mains de gens
bien perspicaces ! "
personne, sans doute, n' entendit les flatteuses
paroles de Paganel. Glenarvan et lady Helena,
Mary et Robert s' étaient empressés autour d' Ayrton.
Ils lui serraient les mains. Il semblait que la
présence de cet homme fût un gage assuré du salut
d' Harry Grant. Puisque le matelot avait échappé
aux dangers du naufrage, pourquoi le capitaine ne se
serait-il pas tiré sain et sauf de cette
catastrophe ? Ayrton répétait volontiers que le
capitaine Grant devait être vivant comme lui. Où,
il ne saurait le dire, mais certainement sur ce
continent. Il répondait aux mille questions dont il
était assailli avec une intelligence et une précision
remarquables. Miss Mary, pendant qu' il parlait,
tenait une de ses mains dans les siennes. C' était
un compagnon de son père, ce matelot, un des marins
du Britannia ! il avait vécu près d' Harry Grant,
courant avec lui les mers, bravant les mêmes dangers !
Mary ne pouvait détacher ses regards de cette rude
physionomie et pleurait de bonheur.
Jusqu' ici, personne n' avait eu la pensée de mettre en
doute la véracité et l' identité du quartier-maître.
Seuls, le major et peut-être John Mangles, moins
prompts à se rendre, se demandaient si les paroles
d' Ayrton méritaient une entière confiance. Sa
rencontre imprévue pouvait exciter quelques soupçons.
Certainement, Ayrton avait cité des faits et des
dates concordantes, de frappantes particularités. Mais
les détails, si exacts qu' ils soient, ne forment
pas une certitude, et généralement, on l' a
remarqué, le mensonge s' affirme par la précision des
détails. Mac Nabbs réserva donc son opinion, et
s' abstint de se prononcer.
Quant à John Mangles, ses doutes ne résistèrent pas
longtemps aux paroles du matelot, et il le tint pour
un vrai compagnon du capitaine Grant, quand il
l' eut entendu parler de son père à la jeune fille.
Ayrton connaissait parfaitement Mary et Robert. Il
les avait vus à

p75

Glasgow au départ du Britannia. il rappela
leur présence à ce déjeuner d' adieu donné à bord aux
amis du capitaine. Le sherif Mac Intyre y assistait.
On avait confié Robert, -il avait dix ans à
peine, -aux soins de Dick Turner, le maître
d' équipage, et il lui échappa pour grimper aux
barres du perroquet.
" c' est vrai, c' est vrai, " disait Robert Grant.
Et Ayrton rappelait ainsi mille petits faits, sans
paraître y attacher l' importance que leur donnait
John Mangles. Et, quand il s' arrêtait, Mary lui
disait de sa douce voix :
" encore, Monsieur Ayrton, parlez-nous encore de
notre père ! "
le quartier-maître satisfit de son mieux aux désirs
de la jeune fille. Glenarvan ne voulait pas
l' interrompre, et cependant, vingt questions plus
utiles se pressaient dans son esprit ; mais lady
Helena, lui montrant la joyeuse émotion de Mary,
arrêtait ses paroles.
Ce fut dans cette conversation qu' Ayrton raconta
l' histoire du Britannia et son voyage à travers
les mers du Pacifique. Mary Grant en connaissait
une grande partie, puisque les nouvelles du navire
allaient jusqu' au mois de mai de l' année 1862. Pendant
cette période d' un an Harry Grant atterrit aux
principales terres de l' Océanie. Il toucha aux
Hébrides, à la Nouvelle Guinée, à la Nouvelle
Zélande, à la Nouvelle Calédonie, se heurtant à
des prises de possession souvent peu justifiées,
subissant le mauvais vouloir des autorités anglaises,
car son navire était signalé dans les colonies
britanniques. Cependant il avait trouvé un point
important sur la côte occidentale de la Papouasie ;
là, l' établissement d' une colonie écossaise lui parut
facile et sa prospérité assurée ; en effet, un bon
port de relâche sur la route des Moluques et des
Philippines devait attirer des navires, surtout
quand le percement de l' isthme de Suez aurait
supprimé la voie du cap de Bonne-Espérance. Harry
Grant était de ceux qui préconisaient en
Angleterre l' oeuvre de M De Lesseps et ne
jetaient pas

p76

des rivalités politiques au travers d' un grand
intérêt international.
-après cette reconnaissance de la Papouasie, le
Britannia alla se ravitailler au Callao, et il
quitta ce port le 30 mai 1862, pour revenir en
Europe par l' océan Indien et la route du Cap. Trois
semaines après son départ, une tempête épouvantable
désempara le navire. Il s' engagea. Il fallut couper
la mâture. Une voie d' eau se déclara dans les fonds,
qu' on ne parvint pas à aveugler. L' équipage fut
bientôt exténué, à bout de forces. On ne put pas
affranchir les pompes. Pendant huit jours, le
Britannia fut le jouet des ouragans. Il avait
six pieds d' eau dans sa cale. Il s' enfonçait peu à
peu. Les embarcations avaient été enlevées pendant
la tempête. Il fallait périr à bord, quand, dans la
nuit du 27 juin, comme l' avait parfaitement compris
Paganel, on eut connaissance du rivage oriental
de l' Australie. Bientôt le navire fit côte. Un choc
violent eut lieu. En ce moment, Ayrton enlevé par
une vague, fut jeté au milieu des brisants et perdit
connaissance. Quand il revint à lui, il était entre
les mains des indigènes qui l' entraînèrent dans
l' intérieur du continent. Depuis lors, il n' entendit
plus parler du Britannia et supposa, non sans
raison, qu' il avait péri corps et biens sur les
dangereux récifs de Twofold-Bay. Ici se terminait
le récit relatif au capitaine Grant. Il provoqua
plus d' une fois de douloureuses exclamations. Le
major n' aurait pu sans injustice douter de son
authenticité. Mais, après l' histoire du Britannia,
l' histoire particulière d' Ayrton devait présenter
un intérêt plus actuel encore. En effet, Grant,
on n' en doutait pas, grâce au document, avait
survécu au naufrage avec deux de ses matelots, comme
Ayrton lui-même. Du sort de l' un on pouvait
raisonnablement conclure au sort de l' autre. Ayrton
fut donc invité à faire le récit de ses aventures.
Il fut très simple et très court.
Le matelot naufragé, prisonnier d' une tribu
indigène, se vit emmené dans ces régions intérieures
arrosées par le Darling, c' est-à-dire à quatre
cents milles au nord du

p78

trente-septième parallèle. Là, il vécut fort
misérable, parce que la tribu était misérable
elle-même, mais non maltraité. Ce furent deux
longues années d' un pénible esclavage. Cependant,
l' espoir de recouvrer sa liberté le tenait au coeur.
Il épiait la moindre occasion de se sauver, bien que
sa fuite dût le jeter au milieu de dangers
innombrables.
Une nuit d' octobre 1864, il trompa la vigilance des
naturels et disparut dans la profondeur de forêts
immenses. Pendant un mois, vivant de racines, de
fougères comestibles, de gommes de mimosas, il erra
au milieu de ces vastes solitudes, se guidant le
jour sur le soleil, la nuit sur les étoiles, souvent
abattu par le désespoir. Il traversa ainsi des
marais, des rivières, des montagnes, toute cette
portion inhabitée du continent que de rares voyageurs
ont sillonnée de leurs hardis itinéraires. Enfin,
mourant, épuisé, il arriva à l' habitation
hospitalière de Paddy O' Moore, où il trouva une
existence heureuse en échange de son travail.
" et si Ayrton se loue de moi, dit le colon
irlandais, quand ce récit fut achevé, je n' ai qu' à
me louer de lui. C' est un homme intelligent, brave,
un bon travailleur, et, s' il lui plaît, la demeure
de Paddy O' Moore sera longtemps la sienne. "
Ayrton remercia l' irlandais d' un geste, et il
attendit que de nouvelles questions lui fussent
adressées. Il se disait, cependant, que la légitime
curiosité de ses auditeurs devait être satisfaite. à
quoi eût-il répondu désormais qui n' eût été cent fois
dit déjà ? Glenarvan allait donc ouvrir la discussion
sur un nouveau plan à combiner, en profitant de la
rencontre d' Ayrton et de ses renseignements, quand
le major, s' adressant au matelot, lui dit :
" vous étiez quartier-maître à bord du Britannia ?
-oui, " répondit Ayrton sans hésiter.
Mais, comprenant qu' un certain sentiment de défiance,
un doute, si léger qu' il fût, avait dicté cette
demande au major, il ajouta :

p79

" j' ai d' ailleurs sauvé du naufrage mon engagement à
bord. "
et il sortit immédiatement de la salle commune pour
aller chercher cette pièce officielle. Son absence ne
dura pas une minute. Mais Paddy O' Moore eut le
temps de dire :
" mylord, je vous donne Ayrton pour un honnête
homme. Depuis deux mois qu' il est à mon service, je
n' ai pas un seul reproche à lui faire. Je connaissais
l' histoire de son naufrage et de sa captivité. C' est
un homme loyal, digne de toute votre confiance. "
Glenarvan allait répondre qu' il n' avait jamais douté
de la bonne foi d' Ayrton, quand celui-ci rentra et
présenta son engagement en règle. C' était un papier
signé des armateurs du Britannia et du capitaine
Grant, dont Mary reconnut parfaitement l' écriture.
Il constatait que " Tom Ayrton, matelot de première
classe, était engagé comme quartier-maître à bord
du trois-mâts Britannia, de Glasgow. " il n' y
avait donc plus de doute possible sur l' identité
d' Ayrton, car il eût été difficile d' admettre que
cet engagement fût entre ses mains et ne lui
appartînt pas.
" maintenant, dit Glenarvan, je fais appel aux conseils
de tous, et je provoque une discussion immédiate sur
ce qu' il convient de faire. Vos avis, Ayrton, nous
seront particulièrement précieux, et je vous serai
fort obligé de nous les donner. "
Ayrton réfléchit quelques instants, puis il
répondit en ces termes :
" je vous remercie, mylord, de la confiance que vous
avez en moi, et j' espère m' en montrer digne. J' ai
quelque connaissance de ce pays, des moeurs des
indigènes, et si je puis vous être utile...
-bien certainement, répondit Glenarvan.
-je pense comme vous, répondit Ayrton, que le
capitaine Grant et ses deux matelots ont été sauvés
du naufrage ; mais, puisqu' ils n' ont pas gagné les
possessions anglaises, puisqu' ils n' ont pas reparu,
je ne doute pas que

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leur sort n' ait été le mien, et qu' ils ne soient
prisonniers d' une tribu de naturels.
-vous répétez là, Ayrton, les arguments que j' ai
déjà fait valoir, dit Paganel. Les naufragés sont
évidemment prisonniers des indigènes, ainsi qu' ils
le craignaient. Mais devons-nous penser que, comme
vous, ils ont été entraînés au nord du
trente-septième degré ?
-c' est à supposer, monsieur, répondit Ayrton ; les
tribus ennemies ne demeurent guère dans le voisinage
des districts soumis aux anglais.
-voilà qui compliquera nos recherches, dit
Glenarvan, assez déconcerté. Comment retrouver les
traces des prisonniers dans l' intérieur d' un aussi
vaste continent ? "
un silence prolongé accueillit cette observation.
Lady Helena interrogeait souvent du regard tous ses
compagnons sans obtenir une réponse. Paganel
lui-même restait muet, contre son habitude. Son
ingéniosité ordinaire lui faisait défaut. John
Mangles arpentait à grands pas la salle commune,
comme s' il eût été sur le pont de son navire, et
dans quelque embarras.
" et vous, Monsieur Ayrton, dit alors lady Helena
au matelot, que feriez-vous ?
-madame, répondit assez vivement Ayrton, je me
rembarquerais à bord du Duncan, et j' irais droit
au lieu du naufrage. Là, je prendrais conseil
des circonstances, et peut-être des indices que le
hasard pourrait fournir.
-bien, dit Glenarvan ; seulement, il faudra
attendre que le Duncan soit réparé.
-ah ! Vous avez éprouvé des avaries ? Demanda
Ayrton.
-oui, répondit John Mangles.
-graves ?
-non, mais elles nécessitent un outillage que nous
ne possédons pas à bord. Une des branches de l' hélice
est faussée, et ne peut être réparée qu' à Melbourne.
-ne pouvez-vous aller à la voile ? Demanda le
quartier-maître.

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-si, mais, pour peu que les vents contrarient le
Duncan, il mettrait un temps considérable à
gagner Twofold-Bay, et, en tout cas, il faudra
qu' il revienne à Melbourne.
-eh bien, qu' il y aille, à Melbourne ! S' écria
Paganel, et allons sans lui à la baie Twofold.
-et comment ? Demanda John Mangles.
-en traversant l' Australie comme nous avons
traversé l' Amérique, en suivant le trente-septième
parallèle.
-mais le Duncan ? reprit Ayrton, insistant
d' une façon toute particulière.
-le Duncan nous rejoindra, ou nous rejoindrons
le Duncan, suivant le cas. Le capitaine Grant
est-il retrouvé pendant notre traversée, nous
revenons ensemble à Melbourne. Poursuivons-nous, au
contraire, nos recherches jusqu' à la côte, le
Duncan viendra nous y rejoindre. Qui a des
objections à faire à ce plan ? Est-ce le major ?
-non, répondit Mac Nabbs, si la traversée de
l' Australie est praticable.
-tellement praticable, répondit Paganel, que je
propose à lady Helena et à miss Grant de nous
accompagner.
-parlez-vous sérieusement, Paganel ? Demanda
Glenarvan.
-très sérieusement, mon cher lord. C' est un voyage
de trois cent cinquante milles, pas davantage ! à
douze milles par jour, il durera un mois à peine,
c' est-à-dire le temps nécessaire aux réparations
du Duncan. ah ! S' il s' agissait de traverser
le continent australien sous une plus basse
latitude, s' il fallait le couper dans sa plus grande
largeur, passer ces immenses déserts où la chaleur
est torride, faire enfin ce que n' ont pas encore
tenté les plus hardis voyageurs, ce serait
différent ! Mais ce trente-septième parallèle coupe
la province de Victoria, un pays anglais s' il en
fut, avec des routes, des chemins de fer, et peuplé
en grande partie sur ce parcours. C' est un voyage
qui se fait en calèche, si l' on veut, ou en charrette,
ce qui

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est encore préférable. C' est une promenade de
Londres à Edimbourg. Ce n' est pas autre chose.
-mais les animaux féroces ? Dit Glenarvan, qui
voulait exposer toutes les objections possibles.
-il n' y a pas d' animaux féroces en Australie.
-mais les sauvages ?
-il n' y a pas de sauvages sous cette latitude, et
en tout cas, ils n' ont pas la cruauté des nouveaux
zélandais.
-mais les convicts ?
-il n' y a pas de convicts dans les provinces
méridionales de l' Australie, mais seulement dans
les colonies de l' est. La province de Victoria les
a non seulement repoussés, mais elle a fait une loi
pour exclure de son territoire les condamnés libérés
des autres provinces. Le gouvernement victorien a
même, cette année, menacé la compagnie péninsulaire
de lui retirer son subside, si ses navires
continuaient à prendre du charbon dans les ports
de l' Australie occidentale où les convicts sont
admis. Comment ! Vous ne savez pas cela, vous, un
anglais !
-d' abord, je ne suis pas un anglais, répondit
Glenarvan.
-ce qu' a dit M Paganel est parfaitement juste, dit
alors Paddy O' Moore. Non seulement la province
de Victoria, mais l' Australie méridionale, le
Queensland, la Tasmanie même, sont d' accord pour
repousser les déportés de leur territoire. Depuis
que j' habite cette ferme, je n' ai pas entendu parler
d' un seul convict.
-et pour mon compte, je n' en ai jamais rencontré,
répondit Ayrton.
-vous le voyez, mes amis, reprit Jacques Paganel,
très peu de sauvages, pas de bêtes féroces, point
de convicts, il n' y a pas beaucoup de contrées de
l' Europe dont on pourrait en dire autant ! Eh bien,
est-ce convenu ?
-qu' en pensez-vous, Helena ? Demanda Glenarvan.
-ce que nous pensons tous, mon cher Edward,
répondit lady Helena, se tournant vers ses
compagnons : en route ! En route ! "

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chapitre viii le départ
Glenarvan n' avait pas l' habitude de perdre du temps
entre l' adoption d' une idée et son exécution. La
proposition de Paganel une fois admise, il donna
immédiatement ses ordres afin que les préparatifs du
voyage fussent achevés dans le plus bref délai. Le
départ fut fixé au surlendemain 22 décembre.
Quels résultats devait produire cette traversée de
l' Australie ? La présence d' Harry Grant étant
devenue un fait indiscutable, les conséquences de
cette expédition pouvaient être grandes. Elle
accroissait la somme des chances favorables. Nul ne
se flattait de trouver le capitaine précisément sur
cette ligne du trente-septième parallèle qui allait
être rigoureusement suivie ; mais peut-être
coupait-elle ses traces, et en tout cas elle menait
droit au théâtre de son naufrage. Là était le
principal point.
De plus, si Ayrton consentait à se joindre aux
voyageurs, à les guider à travers les forêts de la
province Victoria, à les conduire jusqu' à la côte
orientale, il y avait là une nouvelle chance de
succès. Glenarvan le sentait bien ; il tenait
particulièrement à s' assurer l' utile concours du
compagnon d' Harry Grant, et il demanda à son hôte
s' il ne lui déplairait pas trop qu' il fît à Ayrton
la proposition de l' accompagner.
Paddy O' Moore y consentit, non sans regretter de
perdre cet excellent serviteur.
" eh bien, nous suivrez-vous, Ayrton, dans cette
expédition à la recherche des naufragés du
Britannia ? "

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Ayrton ne répondit pas immédiatement à cette
demande ; il parut même hésiter pendant quelques
instants ; puis, toute réflexion faite, il dit :
" oui, mylord, je vous suivrai, et si je ne vous
mène pas sur les traces du capitaine Grant, au moins
vous conduirai-je à l' endroit même où s' est brisé
son navire.
-merci, Ayrton, répondit Glenarvan.
-une seule question, mylord.
-faites, mon ami.
-où retrouverez-vous le Duncan ?
-à Melbourne, si nous ne traversons pas
l' Australie d' un rivage à l' autre. à la côte
orientale, si nos recherches se prolongent
jusque-là.
-mais alors son capitaine ? ...
-son capitaine attendra mes instructions dans le
port de Melbourne.
-bien, mylord, dit Ayrton, comptez sur moi.
-j' y compte, Ayrton, " répondit Glenarvan.
Le contremaître du Britannia fut vivement
remercié par les passagers du Duncan. les
enfants de son capitaine lui prodiguèrent leurs
meilleures caresses. Tous étaient heureux de sa
décision, sauf l' irlandais, qui perdait en lui un
aide intelligent et fidèle. Mais Paddy comprit
l' importance que Glenarvan devait attacher à la
présence du quartier-maître, et il se résigna.
Glenarvan le chargea de lui fournir des moyens de
transport pour ce voyage à travers l' Australie, et,
cette affaire conclue, les passagers revinrent à
bord, après avoir pris rendez-vous avec Ayrton.
Le retour se fit joyeusement. Tout était changé.
Toute hésitation disparaissait. Les courageux
chercheurs ne devaient plus aller en aveugles sur
cette ligne du trente-septième parallèle. Harry
Grant, on ne pouvait en douter, avait trouvé refuge
sur le continent, et chacun se sentait le coeur
plein de cette satisfaction que donne la certitude
après le doute.
Dans deux mois, si les circonstances le favorisaient,
le

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Duncan débarquerait Harry Grant sur les
rivages d' écosse !
Quand John Mangles appuya la proposition de tenter
avec les passagers la traversée de l' Australie, il
supposait bien que, cette fois, il accompagnerait
l' expédition. Aussi en conféra-t-il avec Glenarvan.
Il fit valoir toutes sortes d' arguments en sa
faveur, son dévouement pour lady Helena, pour son
honneur lui-même, son utilité comme organisateur de
la caravane, et son inutilité comme capitaine à
bord du Duncan, enfin mille excellentes raisons,
excepté la meilleure, dont Glenarvan n' avait pas
besoin pour être convaincu.
" une seule question, John, dit Glenarvan. Vous
avez une confiance absolue dans votre second ?
-absolue, répondit John Mangles. Tom Austin
est un bon marin. Il conduira le Duncan à sa
destination, il le réparera habilement et le
ramènera au jour dit. Tom est un homme esclave du
devoir et de la discipline. Jamais il ne prendra
sur lui de modifier ou de retarder l' exécution d' un
ordre. Votre honneur peut donc compter sur lui comme
sur moi-même.
-c' est entendu, John, répondit Glenarvan, vous
nous accompagnerez ; car il sera bon, ajouta-t-il en
souriant, que vous soyez là quand nous retrouverons le
père de Mary Grant.
-oh ! Votre honneur ! ... " murmura John Mangles.
Ce fut tout ce qu' il put dire. Il pâlit un instant
et saisit la main que lui tendait lord Glenarvan.
Le lendemain, John Mangles, accompagné du
charpentier et de matelots chargés de vivres, retourna
à l' établissement de Paddy O' Moore. Il devait
organiser les moyens de transport de concert avec
l' irlandais.
Toute la famille l' attendait, prête à travailler sous
ses ordres. Ayrton était là et ne ménagea pas les
conseils que lui fournit son expérience.
Paddy et lui furent d' accord sur ce point : que les
voyageuses devaient faire la route en charrette à
boeufs, et les

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voyageurs à cheval. Paddy était en mesure de procurer
les bêtes et le véhicule.
Le véhicule était un de ces chariots longs de vingt
pieds et recouverts d' une bâche que supportent quatre
roues pleines, sans rayons, sans jantes, sans
cerclure de fer, de simples disques de bois, en un
mot. Le train de devant, fort éloigné du train de
derrière, se rattachait par un mécanisme
rudimentaire qui ne permettait pas de tourner court.
à ce train était fixé un timon de trente-cinq pieds,
le long duquel six boeufs accouplés devaient prendre
place. Ces animaux, ainsi disposés, tiraient de la
tête et du cou par la double combinaison d' un joug
attaché sur leur nuque et d' un collier fixé au joug
par une clavette de fer. Il fallait une grande adresse
pour conduire cette machine étroite, longue,
oscillante, prompte aux déviations, et pour guider
cet attelage au moyen de l' aiguillon. Mais Ayrton
avait fait son apprentissage à la ferme irlandaise,
et Paddy répondait de son habileté. à lui donc fut
dévolu le rôle de conducteur.
Le véhicule, dépourvu de ressorts, n' offrait aucun
confort ; mais tel il était, tel il le fallait
prendre. John Mangles, ne pouvant rien changer à
sa construction grossière, le fit disposer à
l' intérieur de la plus convenable façon. Tout
d' abord, on le divisa en deux compartiments au moyen
d' une cloison en planches. L' arrière fut destiné à
recevoir les vivres, les bagages, et la cuisine
portative de Mr Olbinett. L' avant dut appartenir
entièrement aux voyageuses. Sous la main du
charpentier, ce premier compartiment se transforma
en une chambre commode, couverte d' un épais tapis,
munie d' une toilette et de deux couchettes réservées
à lady Helena et à Mary Grant. D' épais rideaux
de cuir fermaient, au besoin, ce premier compartiment
et le défendaient contre la fraîcheur des nuits. à
la rigueur, les hommes pourraient y trouver un refuge
pendant les grandes pluies ; mais une tente devait
habituellement les abriter à l' heure du campement.
John Mangles s' ingénia à réunir dans un étroit
espace tous les

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objets nécessaires à deux femmes, et il y réussit.
Lady Helena et Mary Grant ne devaient pas trop
regretter dans cette chambre roulante les confortables
cabines du Duncan.
quant aux voyageurs, ce fut plus simple : sept
chevaux vigoureux étaient destinés à lord Glenarvan,
Paganel, Robert Grant, Mac Nabbs, John Mangles,
et les deux marins Wilson et Mulrady qui
accompagnaient leur maître dans cette nouvelle
expédition. Ayrton avait sa place naturelle sur le
siège du chariot, et Mr Olbinett que l' équitation
ne tentait guère, s' arrangerait très bien de voyager
dans le compartiment aux bagages.
Chevaux et boeufs paissaient dans les prairies de
l' habitation, et pouvaient être facilement rassemblés
au moment du départ.
Ses dispositions prises et ses ordres donnés au
maître charpentier, John Mangles revint à bord
avec la famille irlandaise, qui voulut rendre visite
à lord Glenarvan. Ayrton avait jugé convenable
de se joindre à eux, et, vers quatre heures, John
et ses compagnons franchissaient la coupée du
Duncan.
ils furent reçus à bras ouverts. Glenarvan leur
offrit de dîner à son bord. Il ne voulait pas être
en reste de politesse,

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et ses hôtes acceptèrent volontiers la revanche de
leur hospitalité australienne dans le carré du yacht.
Paddy O' Moore fut émerveillé. L' ameublement des
cabines, les tentures, les tapisseries, tout
l' accastillage d' érable et de palissandre excita
son admiration. Ayrton, au contraire, ne donna qu' une
approbation modérée à ces superfluités coûteuses.
Mais, en revanche, le quartier-maître du
Britannia examina le yacht à un point de vue
plus marin ; il le visita jusqu' à fond de cale ; il
descendit à la chambre de l' hélice ; il observa la
machine, s' enquit de sa force effective, de sa
consommation ; il explora les soutes au charbon, la
cambuse, l' approvisionnement de poudre ; il
s' intéressa particulièrement au magasin d' armes, au
canon monté sur le gaillard d' avant, à sa portée.
Glenarvan avait affaire à un homme qui s' y
connaissait ; il le vit bien aux demandes spéciales
d' Ayrton. Enfin, celui-ci termina sa tournée par
l' inspection de la mâture et du gréement.
" vous avez là un beau navire, mylord, dit-il.
-un bon navire surtout, répondit Glenarvan.
-et quel est son tonnage ?
-il jauge deux cent dix tonneaux.
-me tromperai-je beaucoup, ajouta Ayrton, en
affirmant que le Duncan file aisément ses quinze
noeuds à toute vapeur ?
-mettez-en dix-sept, répliqua John Mangles, et
vous compterez juste.
-dix-sept ! S' écria le quartier-maître, mais alors
pas un navire de guerre, j' entends des meilleurs
qui soient, n' est capable de lui donner la chasse ?
-pas un ! Répondit John Mangles. Le Duncan
est un véritable yacht de course, qui ne se
laisserait battre sous aucune allure.
-même à la voile ? Demanda Ayrton.
-même à la voile.
-eh bien, mylord, et vous, capitaine, répondit
Ayrton,

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recevez les compliments d' un marin qui sait ce que
vaut un navire.
-bien, Ayrton, répondit Glenarvan ; restez donc à
notre bord, et il ne tiendra qu' à vous que ce
bâtiment devienne le vôtre.
-j' y songerai, mylord, " répondit simplement le
quartier-maître.
Mr Olbinett vint en ce moment prévenir son honneur
que le dîner était servi. Glenarvan et ses hôtes se
dirigèrent vers la dunette.
" un homme intelligent, cet Ayrton, dit Paganel au
major.
-trop intelligent ! " murmura Mac Nabbs, à qui,
sans apparence de raison, il faut bien le dire, la
figure et les manières du quartier-maître ne
revenaient pas.
Pendant le dîner, Ayrton donna d' intéressants détails
sur le continent australien, qu' il connaissait
parfaitement. Il s' informa du nombre de matelots
que lord Glenarvan emmenait dans son expédition.
Lorsqu' il apprit que deux d' entre eux seulement,
Mulrady et Wilson, devaient l' accompagner, il parut
étonné. Il engagea Glenarvan à former sa troupe des
meilleurs marins du Duncan. il insista même
à cet égard, insistance qui, soit dit en passant, dut
effacer tout soupçon de l' esprit du major.
" mais, dit Glenarvan, notre voyage à travers
l' Australie méridionale n' offre aucun danger ?
-aucun, se hâta de répondre Ayrton.
-eh bien, laissons à bord le plus de monde possible.
Il faut des hommes pour manoeuvrer le Duncan
à la voile, et pour le réparer. Il importe, avant
tout, qu' il se trouve exactement au rendez-vous
qui lui sera ultérieurement assigné. Donc, ne
diminuons pas son équipage. "
Ayrton parut comprendre l' observation de lord
Glenarvan et n' insista plus.
Le soir venu, écossais et irlandais se séparèrent.
Ayrton et la famille de Paddy O' Moore
retournèrent à leur habitation. Chevaux et chariot
devaient être prêts pour

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le lendemain. Le départ fut fixé à huit heures du
matin.
Lady Helena et Mary Grant firent alors leurs
derniers préparatifs. Ils furent courts, et surtout
moins minutieux que ceux de Jacques Paganel. Le
savant passa une partie de la nuit à dévisser,
essuyer, visser et revisser les verres de sa
longue-vue. Aussi dormait-il encore quand le
lendemain, à l' aube, le major l' éveilla d' une voix
retentissante.
Déjà les bagages avaient été transportés à la ferme
par les soins de John Mangles. Une embarcation
attendait les voyageurs, qui ne tardèrent pas à y
prendre place. Le jeune capitaine donna ses derniers
ordres à Tom Austin. Il lui recommanda par-dessus
tout d' attendre les ordres de lord Glenarvan à
Melbourne, et de les exécuter scrupuleusement quels
qu' ils fussent. Le vieux marin répondit à John
Mangles qu' il pouvait compter sur lui. Au nom de
l' équipage, il présenta à son honneur ses voeux pour
le succès de l' expédition. Le canot déborda, et un
tonnerre de hurrahs éclata dans les airs.
En dix minutes, l' embarcation atteignit le rivage. Un
quart d' heure plus tard, les voyageurs arrivaient
à la ferme irlandaise. Tout était prêt. Lady Helena
fut enchantée de son installation. L' immense chariot
avec ses roues primitives et ses ais massifs lui plut
particulièrement. Ces six boeufs attelés par paires
avaient un air patriarcal qui lui seyait fort.
" parbleu ! Dit Paganel, voilà un admirable véhicule,
et qui vaut tous les mail-coachs du monde. Une maison
qui se déplace, qui marche, qui s' arrête où bon vous
semble, que peut-on désirer de mieux ?
-Monsieur Paganel, répondit lady Helena, j' espère
avoir le plaisir de vous recevoir dans mes salons ?
-comment donc, madame, répliqua le savant, mais ce
sera un honneur pour moi ! Avez-vous pris un jour ?
-j' y serai tous les jours pour mes amis, répondit
en riant lady Helena, et vous êtes...
-le plus dévoué de tous, madame, " répliqua
galamment Paganel.

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Cet échange de politesses fut interrompu par
l' arrivée de sept chevaux tout harnachés que
conduisait un des fils de Paddy. Lord Glenarvan
régla avec l' irlandais le prix de ces diverses
acquisitions, en y ajoutant force remercîments que le
brave colon estimait au moins à l' égal des guinées.
On donna le signal du départ. Lady Helena et miss
Grant prirent place dans leur compartiment, Ayrton
sur le siège, Olbinett à l' arrière du chariot ;
Glenarvan, le major, Paganel, Robert, John
Mangles, les deux matelots, tous armés de carabines
et de revolvers, enfourchèrent leurs chevaux. Un
" Dieu vous assiste ! " fut lancé par Paddy O' Moore,
et repris en choeur par sa famille. Ayrton fit
entendre un cri particulier, et piqua son long
attelage. Le chariot s' ébranla, ses ais craquèrent,
les essieux grincèrent dans le moyeu des roues, et
bientôt disparut au tournant de la route la ferme
hospitalière de l' honnête irlandais.

p92

chapitre ix la province de Victoria
on était au 23 décembre 1864. Ce décembre, si triste,
si maussade, si humide dans l' hémisphère boréal,
aurait dû s' appeler juin sur ce continent.
Astronomiquement, l' été comptait déjà deux jours
d' existence, car, le 21, le soleil venait d' atteindre
le capricorne, et sa présence au-dessus de l' horizon
diminuait déjà de quelques minutes. Ainsi donc,
c' était dans la plus chaude saison de l' année et
sous les rayons d' un soleil presque tropical que
devait s' accomplir ce nouveau voyage de lord
Glenarvan.
L' ensemble des possessions anglaises dans cette partie
de l' océan Pacifique est appelé Australasie. Il
comprend la Nouvelle Hollande, la Tasmanie, la
Nouvelle Zélande, et quelques îles circonvoisines.
Quant au continent australien, il est divisé en
vastes colonies de grandeur et de richesses fort
inégales. Quiconque jette les yeux sur les cartes
modernes dressées par Mm Petermann ou Preschoell
est d' abord frappé de la rectitude de ces divisions.
Les anglais ont tiré au cordeau les lignes
conventionnelles qui séparent ces grandes provinces.
Ils n' ont tenu compte ni des versants orographiques,
ni du cours des rivières, ni des variétés de climats,
ni des différences de races. Ces colonies confinent
rectangulairement l' une à l' autre et s' emboîtent
comme les pièces d' une marqueterie. à cette
disposition de lignes droites, d' angles droits, on
reconnaît l' oeuvre du géomètre, non l' oeuvre du
géographe. Seules, les côtes, avec leurs sinuosités
variées, leurs fiords, leurs baies, leurs caps,
leurs estuaires, protestent

p93

au nom de la nature par leur irrégularité charmante.
Cet aspect d' échiquier excitait toujours, et à bon
droit, la verve de Jacques Paganel. Si
l' Australie eût été française, très certainement
les géographes français n' auraient pas poussé
jusqu' à ce point la passion de l' équerre et du
tire-ligne.
Les colonies de la grande île océanienne sont
actuellement au nombre de six : la Nouvelle Galles
du sud, capitale Sydney ; le Queensland, capitale
Brisbane ; la province de Victoria, capitale
Melbourne ; l' Australie méridionale, capitale
Adélaïde ; l' Australie occidentale, capitale
Perth ; et enfin l' Australie septentrionale, encore
sans capitale. Les côtes seules sont peuplées par les
colons. C' est à peine si quelque ville importante
s' est hasardée à deux cents milles dans les terres.
Quant à l' intérieur du continent, c' est-à-dire sur
une surface égale aux deux tiers de l' Europe, il
est à peu près inconnu.
Fort heureusement, le trente-septième parallèle ne
traverse pas ces immenses solitudes, ces inaccessibles
contrées, qui ont déjà coûté de nombreuses victimes
à la science. Glenarvan n' aurait pu les affronter.
Il n' avait affaire qu' à la partie méridionale de
l' Australie, qui se décomposait ainsi : une étroite
portion de la province d' Adélaïde, la province de
Victoria dans toute sa largeur, et enfin le sommet
du triangle renversé que forme la Nouvelle Galles
du sud.
Or, du cap Bernouilli à la frontière de Victoria,
on mesure soixante-deux milles à peine. C' était deux
jours de marche, pas plus, et Ayrton comptait
coucher le lendemain soir à Aspley, la ville la
plus occidentale de la province de Victoria.
Les débuts d' un voyage sont toujours marqués par
l' entrain des cavaliers et des chevaux. à
l' animation des premiers, rien à dire, mais il parut
convenable de modérer l' allure des seconds. Qui veut
aller loin doit ménager

p94

sa monture. Il fut donc décidé que chaque journée ne
comporterait pas plus de vingt-cinq à trente milles
en moyenne.
D' ailleurs, le pas des chevaux devait se régler sur le
pas plus lent des boeufs, véritables engins
mécaniques qui perdent en temps ce qu' ils gagnent
en force. Le chariot, avec ses passagers, ses
approvisionnements, c' était le noyau de la caravane,
la forteresse ambulante. Les cavaliers pouvaient
battre l' estrade sur ses flancs, mais ils ne
devaient jamais s' en éloigner.
Ainsi donc, aucun ordre de marche n' étant
spécialement adopté, chacun fut libre de faire à sa
guise dans une certaine limite, les chasseurs de
courir la plaine, les gens aimables de converser
avec les habitantes du chariot, les philosophes de
philosopher ensemble. Paganel, qui possédait toutes
ces qualités diverses, devait être partout à la fois.
La traversée de la province d' Adélaïde n' offrit rien
d' intéressant. Une suite de coteaux peu élevés, mais
riches en poussière, une longue étendue de terrains
vagues dont l' ensemble constitue ce qu' on appelle le
" bush " dans le pays, quelques prairies, couvertes par
touffes d' un arbuste salé aux feuilles anguleuses
dont la gent ovine se montre fort friande, se
succédèrent pendant plusieurs milles. çà et là se
voyaient quelques " pig' s-faces " , moutons à tête de
porc d' une espèce particulière à la Nouvelle
Hollande, qui paissaient entre les poteaux
de la ligne télégraphique récemment établie
d' Adélaïde à la côte.
Jusqu' alors ces plaines rappelaient singulièrement
les monotones étendues de la Pampasie argentine.
Même sol herbeux et uni. Même horizon nettement
tranché sur le ciel. Mac Nabbs soutenait que l' on
n' avait pas changé de pays ; mais Paganel affirma
que la contrée se modifierait bientôt. Sur sa
garantie, on s' attendit à de merveilleuses choses.
Vers trois heures, le chariot traversa un large
espace

p95

dépourvu d' arbres, connu sous le nom de " mosquitos
plains " . Le savant eut la satisfaction géographique
de constater qu' il méritait son nom. Les voyageurs
et leurs montures souffrirent beaucoup des morsures
réitérées de ces importuns diptères ; les éviter
était impossible ; les calmer fut plus facile, grâce
aux flacons d' ammoniaque de la pharmacie portative.
Paganel ne put s' empêcher de donner à tous les
diables ces moustiques acharnés qui lardèrent sa
longue personne de leurs agaçantes piqûres.
Vers le soir, quelques haies vives d' acacias
égayèrent la plaine ; çà et là, des bouquets de
gommiers blancs ; plus loin, une ornière fraîchement
creusée ; puis, des arbres d' origine européenne,
oliviers, citronniers et chênes verts, enfin des
palissades bien entretenues. à huit heures, les
boeufs, pressant leur marche sous l' aiguillon
d' Ayrton, arrivèrent à la station de Red-Gum.
Ce mot " station " s' applique aux établissements de
l' intérieur où se fait l' élève du bétail, cette
principale richesse de l' Australie. Les éleveurs,
ce sont les " squatters " , c' est-à-dire les gens qui
s' asseoient sur le sol. En effet, c' est la première
position que prend tout colon fatigué de ses
pérégrinations à travers ces contrées immenses.

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Red-Gum-Station était un établissement de peu
d' importance. Mais Glenarvan y trouva la plus
franche hospitalité. La table est invariablement
servie pour le voyageur sous le toit de ces
habitations solitaires, et dans un colon australien
on rencontre toujours un hôte obligeant.
Le lendemain, Ayrton attela ses boeufs dès le point
du jour. Il voulait arriver le soir même sur le
territoire de Victoria. Le sol se montra peu à peu
plus accidenté. Une succession de petites collines
ondulait à perte de vue, toutes saupoudrées de sable
écarlate. On eût dit un immense drapeau rouge jeté
sur la plaine, dont les plis se gonflaient au souffle
du vent. Quelques " malleys " , sortes de sapins
tachetés de blanc, au tronc droit et lisse, étendaient
leurs branches et leur feuillage d' un vert foncé sur
de grasses prairies où pullulaient des bandes
joyeuses de gerboises. Plus tard, ce furent de vastes
champs de broussailles et de jeunes gommiers ; puis
les groupes s' écartèrent, les arbustes isolés se
firent arbres, et présentèrent le premier spécimen
des forêts de l' Australie.
Cependant, aux approches de la frontière victorienne,
l' aspect du pays se modifiait sensiblement. Les
voyageurs sentaient qu' ils foulaient du pied une
terre nouvelle. Leur imperturbable direction, c' était
toujours la ligne droite sans qu' aucun obstacle,
lac ou montagne, les obligeât à la changer en ligne
courbe ou brisée. Ils mettaient invariablement en
pratique le premier théorème de la géométrie, et
suivaient, sans se détourner, le plus court chemin
d' un point à un autre. De fatigue et de difficultés,
ils ne s' en doutaient pas.
Leur marche se conformait à la lente allure des
boeufs, et si ces tranquilles animaux n' allaient
pas vite, du moins allaient-ils sans jamais s' arrêter.
Ce fut ainsi qu' après une traite de soixante milles
fournie en deux jours, la caravane atteignit, le 23
au soir, la paroisse d' Aspley, première ville de
la province de Victoria,

p97

située sur le cent quarante et unième degré de
longitude, dans le district de Wimerra.
Le chariot fut remisé, par les soins d' Ayrton, à
Crown' s Inn, une auberge qui, faute de mieux,
s' appelait l' hôtel de la couronne. le souper,
uniquement composé de mouton accommodé sous toutes
les formes, fumait sur la table.
On mangea beaucoup, mais l' on causa plus encore.
Chacun, désireux de s' instruire sur les singularités
du continent australien, interrogea avidement le
géographe. Paganel ne se fit pas prier, et décrivit
cette province victorienne, qui fut nommée
l' Australie-Heureuse.
" fausse qualification ! Dit-il. On eût mieux fait de
l' appeler l' Australie riche, car il en est des pays
comme des individus : la richesse ne fait pas le
bonheur. L' Australie, grâce à ses mines d' or, a été
livrée à la bande dévastatrice et féroce des
aventuriers. Vous verrez cela quand nous traverserons
les terrains aurifères.
-la colonie de Victoria n' a-t-elle pas une origine
assez récente ? Demanda lady Glenarvan.
-oui, madame, elle ne compte encore que trente ans
d' existence. Ce fut le 6 juin 1835, un mardi...
-à sept heures un quart du soir, ajouta le major, qui
aimait à chicaner Paganel sur la précision de ses
dates.
-non, à sept heures dix minutes, reprit sérieusement
le géographe, que Batman et Falckner fondèrent un
établissement à Port-Philippe, sur cette baie où
s' étend aujourd' hui la grande ville de Melbourne.
Pendant quinze ans, la colonie fit partie de la
Nouvelle Galles du sud, et releva de Sydney, sa
capitale. Mais, en 1851, elle fut déclarée
indépendante et prit le nom de Victoria.
-et depuis elle a prospéré ? Demanda Glenarvan.
-jugez-en, mon noble ami, répondit Paganel. Voici
les chiffres fournis par la dernière statistique,
et, quoi qu' en pense Mac Nabbs, je ne sais rien
de plus éloquent que les chiffres.
-allez, dit le major.

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-je vais. En 1836, la colonie de Port-Philippe
avait deux cent quarante-quatre habitants.
Aujourd' hui, la province de Victoria en compte cinq
cent cinquante mille. Sept millions de pieds de vigne
lui rendent annuellement cent vingt et un mille
gallons de vin. Cent trois mille chevaux galopent à
travers ses plaines, et six cent soixante-quinze
mille deux cent soixante-douze bêtes à cornes se
nourrissent sur ses immenses pâturages.
-bravo ! Monsieur Paganel ! S' écria lady Helena,
en riant de bon coeur. Il faut convenir que vous
êtes ferré sur ces questions géographiques, et mon
cousin Mac Nabbs aura beau faire, il ne vous
prendra pas en défaut.
-mais c' est mon métier, madame, de savoir ces
choses-là et de vous les apprendre au besoin. Aussi,
vous pouvez me croire, quand je vous dis que cet
étrange pays nous réserve des merveilles.
-jusqu' ici, cependant... répondit Mac Nabbs, qui
prenait plaisir à pousser le géographe pour
surexciter sa verve.
-mais attendez donc, impatient major ! S' écria
Paganel. Vous avez à peine un pied sur la frontière,
et vous vous dépitez déjà ! Eh bien ! Je vous dis,
moi, je vous répète, je vous soutiens que cette
contrée est la plus curieuse qui soit sur terre. Sa
formation, sa nature, ses produits, son climat, et
jusqu' à sa disparition future, ont étonné, étonnent
et étonneront tous les savants du monde.
Imaginez-vous, mes amis, un continent dont les bords,
et non le centre, se sont élevés primitivement
au-dessus des flots comme un anneau gigantesque ; qui
renferme peut-être à sa partie centrale une mer
intérieure à demi évaporée ; dont les fleuves se
dessèchent de jour en jour ; où l' humidité n' existe
pas, ni dans l' air, ni dans le sol ; où les arbres
perdent annuellement leur écorce au lieu de perdre
leurs feuilles ; où les feuilles se présentent de
profil au soleil, non de face, et ne donnent pas
d' ombre ; où le bois est souvent incombustible ; où
les pierres de taille fondent sous la pluie ; où les
forêts sont basses

p99

et les herbes gigantesques ; où les animaux sont
étranges ; où les quadrupèdes ont des becs, comme
l' échidné et l' ornithorynque, et ont obligé les
naturalistes à créer spécialement pour eux le genre
nouveau des monothrèmes ; où le kanguroo bondit sur
ses pattes inégales ; où les moutons ont des têtes
de porc ; où les renards voltigent d' arbre en arbre ;
où les cygnes sont noirs ; où les rats font des
nids ; où le " bower bird " ouvre ses salons aux
visites de ses amis ailés ; où les oiseaux étonnent
l' imagination par la diversité de leurs chants et de
leurs aptitudes ; où l' un sert d' horloge et l' autre
fait claquer un fouet de postillon, l' un imite le
rémouleur, l' autre bat les secondes, comme un balancier
de pendule, où l' un rit le matin quand le soleil se
lève, et l' autre pleure le soir quand il se couche !
Oh ! Contrée bizarre, illogique, s' il en fut jamais,
terre paradoxale et formée contre nature ! C' est à
bon droit que le savant botaniste Grimard a pu
dire de toi : " voilà donc cette Australie, sorte de
parodie des lois universelles, ou de défi plutôt,
jeté à la face du reste du monde ! "
la tirade de Paganel, lancée à toute vitesse, semblait
ne pouvoir s' arrêter. L' éloquent secrétaire de la
société géographique ne se possédait plus. Il allait,
il allait, gesticulant à tout rompre et brandissant
sa fourchette au grand danger de ses voisins de
table. Mais enfin sa voix fut couverte par un tonnerre
de bravos, et il parvint à se taire. Certainement,
après cette énumération des singularités
australiennes, on ne songeait pas à lui en demander
davantage. Et cependant le major, de sa voix calme
ne put s' empêcher de dire :
" et c' est tout, Paganel ?
-eh bien ! Non, ce n' est pas tout ! Riposta le savant
avec une nouvelle véhémence.
-quoi ? Demanda lady Helena très intriguée, il y a
encore quelque chose de plus étonnant en Australie ?
-oui, madame, son climat ! Il l' emporte encore sur
ses productions par son étrangeté.

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-par exemple ! S' écria-t-on.
-je ne parle pas des qualités hygiéniques du
continent australien si riche en oxygène et si pauvre
en azote ; il n' a pas de vents humides, puisque les
alizés soufflent parallèlement à ses côtes, et la
plupart des maladies y sont inconnues, depuis le
typhus jusqu' à la rougeole et aux affections
chroniques.
-cependant ce n' est pas un mince avantage, dit
Glenarvan.
-sans doute, mais je n' en parle pas, répondit
Paganel. Ici, le climat a une qualité...
invraisemblable.
-laquelle ? Demanda John Mangles.
-il est moralisateur !
-moralisateur ?
-oui, répondit le savant avec conviction. Oui,
moralisateur ! Ici les métaux ne s' oxydent pas à
l' air, les hommes non plus. Ici l' atmosphère pure
et sèche blanchit tout rapidement, le linge et les
âmes ! Et on avait bien remarqué en Angleterre les
vertus de ce climat, quand on résolut d' envoyer dans
ce pays les gens à moraliser.
-quoi ! Cette influence se fait réellement sentir ?
Demanda lady Glenarvan.
-oui, madame, sur les animaux et les hommes.
-vous ne plaisantez pas, Monsieur Paganel ?
-je ne plaisante pas. Les chevaux et les bestiaux y
sont d' une docilité remarquable. Vous le verrez.
-ce n' est pas possible !
-mais cela est ! Et les malfaiteurs, transportés dans
cet air vivifiant et salubre, s' y régénèrent en
quelques années. Cet effet est connu des philanthropes.
En Australie, toutes les natures s' améliorent.
-mais alors, vous, Monsieur Paganel, vous qui êtes
déjà si bon, dit lady Helena, qu' allez-vous devenir
sur cette terre privilégiée ?
-excellent, madame, répondit Paganel, tout
simplement excellent ! "

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chapitre x Wimerra river
le lendemain, 24 décembre, le départ eut lieu dès
l' aube. La chaleur était déjà forte, mais supportable,
la route presque unie et propice au pas des chevaux.
La petite troupe s' engagea sous un taillis assez
clairsemé. Le soir, après une bonne journée de marche,
elle campa sur les bords du lac Blanc, aux eaux
saumâtres et impotables.
Là, Jacques Paganel fut forcé de convenir que ce
lac n' était pas plus blanc que la mer Noire n' est
noire, que la mer Rouge n' est rouge, que le fleuve
Jaune n' est jaune, et que les montagnes Bleues ne
sont bleues. Cependant, il discuta fort, par
amour-propre de géographe ; mais ses arguments ne
prévalurent pas.
Mr Olbinett prépara le repas du soir avec sa
ponctualité habituelle ; puis les voyageurs, les uns
dans le chariot, les autres sous la tente, ne
tardèrent pas à s' endormir, malgré les hurlements
lamentables des " dingos " , qui sont les chacals de
l' Australie.
Une plaine admirable, toute diaprée de chrysanthèmes,
s' étendait au delà du lac Blanc. Le lendemain,
Glenarvan et ses compagnons, au réveil, auraient
volontiers applaudi le magnifique décor offert à leurs
regards. Ils partirent. Quelques gibbosités lointaines
trahissaient seules le relief du sol. Jusqu' à
l' horizon, tout était prairie et fleurs dans leur
printanière érubescence. Les reflets bleus du lin à
feuilles menues se mariaient au rouge écarlate d' un
acanthus particulier à cette contrée. De nombreuses
variétés d' émérophilis égayaient cette verdure,

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et les terrains imprégnés de sel disparaissaient sous
les ansérines, les arroches, les bettes, celles-ci
glauques, celles-là rougeâtres, de l' envahissante
famille des salsolacées. Plantes utiles à l' industrie,
car elles donnent une soude excellente par
l' incinération et le lavage de leurs cendres.
Paganel, qui devenait botaniste au milieu des fleurs,
appelait de leurs noms ces productions variées, et,
avec sa manie de tout chiffrer, il ne manqua pas de
dire que l' on comptait jusqu' ici quatre mille deux
cents espèces de plantes réparties en cent vingt
familles dans la flore australienne.
Plus tard, après une dizaine de milles rapidement
franchis, le chariot circula entre de hauts bouquets
d' acacias, de mimosas et de gommiers blancs, dont
l' inflorescence est si variable. Le règne végétal,
dans cette contrée des " spring plains " , ne se montrait
pas ingrat envers l' astre du jour, et il rendait en
parfums et en couleurs ce que le soleil lui donnait
en rayons.
Quant au règne animal, il était plus avare de ses
produits. Quelques casoars bondissaient dans la plaine,
sans qu' il fût possible de les approcher. Cependant
le major fut assez adroit pour frapper d' une balle
au flanc un animal fort rare, et qui tend à
disparaître. C' était un " jabiru " , la grue géante des
colons anglais. Ce volatile avait cinq pieds de haut,
et son bec noir, large, conique, à bout très pointu,
mesurait dix-huit pouces de longueur. Les reflets
violets et pourpres de sa tête contrastaient vivement
avec le vert lustré de son cou, l' éclatante blancheur
de sa gorge et le rouge vif de ses longues jambes.
La nature semblait avoir épuisé en sa faveur toute
la palette des couleurs primitives.
On admira beaucoup cet oiseau, et le major aurait eu
les honneurs de la journée, si le jeune Robert n' eût
rencontré, quelques milles plus loin, et bravement
assommé une bête informe, moitié hérisson, moitié
fourmilier, un

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être à demi ébauché comme les animaux des premiers
âges de la création. Une langue extensible, longue
et gluante, pendait hors de sa gueule entée, et
pêchait les fourmis, qui forment sa principale
nourriture.
" c' est un échidné ! Dit Paganel, donnant à ce
monothrème son véritable nom. Avez-vous jamais vu un
pareil animal ?
-il est horrible, répondit Glenarvan.
-horrible, mais curieux, reprit Paganel ; de plus,
particulier à l' Australie, et on le chercherait en
vain dans toute autre partie du monde. "
naturellement, Paganel voulut emporter le hideux
échidné et le mettre dans le compartiment des
bagages. Mais Mr Olbinett réclama avec une telle
indignation, que le savant renonça à conserver cet
échantillon des monothrèmes.
Ce jour-là, les voyageurs dépassèrent de trente
minutes le cent quarante et unième degré de
longitude. Jusqu' ici, peu de colons, peu de squatters
s' étaient offerts à leur vue. Le pays semblait
désert. D' aborigènes, il n' y en avait pas l' ombre,
car les tribus sauvages errent plus au nord à travers
les immenses solitudes arrosées par les affluents
du Darling et du Murray.
Mais un curieux spectacle intéressa la troupe de
Glenarvan. Il lui fut donné de voir un de ces
immenses troupeaux que de hardis spéculateurs amènent
des montagnes de l' est jusqu' aux provinces de
Victoria et de l' Australie méridionale.
Vers quatre heures du soir, John Mangles signala
à trois milles en avant une énorme colonne de
poussière qui se déroulait à l' horizon. D' où venait
ce phénomène ? On fut fort embarrassé de le dire.
Paganel penchait pour un météore quelconque, auquel
sa vive imagination cherchait déjà une cause
naturelle. Mais Ayrton l' arrêta dans le champ des
conjectures où il s' aventurait, en affirmant que ce
soulèvement de poussière provenait d' un troupeau
en marche.

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Le quartier-maître ne se trompait pas. L' épaisse
nuée s' approcha. Il s' en échappait tout un concert
de bêlements, de hennissements et de beuglements.
La voix humaine sous forme de cris, de sifflets, de
vociférations, se mêlait aussi à cette symphonie
pastorale.
Un homme sortit du nuage bruyant. C' était le
conducteur en chef de cette armée à quatre pattes.
Glenarvan s' avança au-devant de lui, et les relations
s' établirent sans plus de façons. Le conducteur, ou,
pour lui donner son véritable titre, le
" stockeeper " , était propriétaire d' une partie du
troupeau. Il se nommait Sam Machell, et venait, en
effet, des provinces de l' est, se dirigeant vers
la baie Portland.
Son troupeau comprenait douze mille soixante-quinze
têtes, soit mille boeufs, onze mille moutons et
soixante-quinze chevaux. Tous ces animaux, achetés
maigres dans les plaines des montagnes Bleues,
allaient s' engraisser au milieu des pâturages
salutaires de l' Australie méridionale, où ils sont
revendus avec grand bénéfice. Ainsi, Sam Machell,
gagnant deux livres par boeuf et une demi-livre par
mouton, devait réaliser un bénéfice de cinquante
mille francs. C' était une grosse affaire. Mais quelle
patience, quelle énergie pour conduire à destination
cette troupe rétive, et quelles fatigues à braver !
Le gain est péniblement acquis que ce dur métier
rapporte !
Sam Machell raconta en peu de mots son histoire,
tandis que le troupeau continuait sa marche entre
les bouquets de mimosas. Lady Helena, Mary Grant,
les cavaliers avaient mis pied à terre, et, assis
à l' ombre d' un vaste gommier, ils écoutaient le récit
du stockeeper.
Sam Machell était parti depuis sept mois. Il faisait
environ dix milles par jour, et son interminable
voyage devait durer trois mois encore. Il avait avec
lui, pour l' aider dans cette laborieuse tâche, vingt
chiens et trente hommes, dont cinq noirs fort
habiles à retrouver les traces des bêtes égarées.
Six chariots suivaient l' armée. Les conducteurs,
armés de stockwhipps, fouets dont le manche

p105

a dix-huit pouces et la lanière neuf pieds de
longueur, circulaient entre les rangs, rétablissant
çà et là l' ordre souvent troublé, tandis que la
cavalerie légère des chiens voltigeait sur les ailes.
Les voyageurs admirèrent la discipline établie dans
le troupeau. Les diverses races marchaient
séparément, car boeufs et moutons sauvages
s' entendent assez mal ; les premiers ne consentent
jamais à paître où les seconds ont passé. De là,
nécessité de placer les boeufs en tête, et ceux-ci,
divisés en deux bataillons, allaient en avant.
Suivaient cinq régiments de moutons commandés par
vingt conducteurs, et le peloton des chevaux marchait
à l' arrière-garde.
Sam Machell fit remarquer à ses auditeurs que les
guides de l' armée n' étaient ni des chiens ni des
hommes, mais bien des boeufs, des " leaders "
intelligents, dont leurs congénères reconnaissaient
la supériorité. Ils s' avançaient au premier rang,
avec une gravité parfaite, prenant la bonne route
par instinct, et très convaincus de leur droit à être
traités avec égards. Aussi les ménageait-on, car le
troupeau leur obéissait sans conteste. Leur
convenait-il de s' arrêter, il fallait céder à ce bon
plaisir, et vainement essayait-on de se remettre
en marche après une halte, s' ils ne donnaient
eux-mêmes le signal du départ.
Quelques détails ajoutés par le stockeeper
complétèrent l' histoire de cette expédition, digne
d' être écrite, sinon commandée, par Xénophon
lui-même. Tant que l' armée marchait en plaine, c' était
bien. Peu d' embarras, peu de fatigues. Les bêtes
paissaient sur la route, se désaltéraient aux
nombreux creeks des pâturages, dormaient la nuit,
voyageaient le jour, et se rassemblaient docilement
à la voix des chiens. Mais dans les grandes forêts
du continent, à travers les taillis d' eucalyptus et
de mimosas, les difficultés croissaient. Pelotons,
bataillons et régiments se mélangeaient ou
s' écartaient, et il fallait un temps considérable
pour les réunir. Que par malheur un leader vînt

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à s' égarer, on devait le retrouver à tout prix sous
peine d' une débandade générale, et les noirs
employaient souvent plusieurs jours à ces difficiles
recherches. Que les grandes pluies vinssent à tomber,
les bêtes paresseuses refusaient d' avancer, et par
les violents orages une panique désordonnée
s' emparait de ces animaux fous de terreur.
Cependant, à force d' énergie et d' activité, le
stockeeper triomphait de ces difficultés sans cesse
renaissantes. Il marchait ; les milles s' ajoutaient
aux milles ; les plaines, les bois, les montagnes
restaient en arrière. Mais où il fallait joindre à
tant de qualités cette qualité supérieure, qui
s' appelle la patience, -une patience à toute épreuve,
une patience que non seulement des heures, non
seulement des jours, mais des semaines ne doivent
pas abattre, -c' était au passage des rivières. Là,
le stockeeper se voyait retenu devant un cours d' eau,
sur ses bords non pas infranchissables, mais
infranchis. L' obstacle venait uniquement de
l' entêtement du troupeau qui se refusait à passer. Les
boeufs, après avoir humé l' eau, revenaient sur leurs
pas. Les moutons fuyaient dans toutes les directions
plutôt que d' affronter l' élément liquide. On
attendait la nuit pour entraîner la troupe à la
rivière, cela ne réussissait pas. On y jetait les
béliers de force, les brebis ne se décidaient pas à
les suivre. On essayait de prendre le troupeau par
la soif en le privant d' eau pendant plusieurs jours,
le troupeau se passait de boire et ne s' aventurait
pas davantage. On transportait les agneaux sur l' autre
rive, dans l' espoir que les mères viendraient à leurs
cris ; les agneaux bêlaient, et les mères ne bougeaient
pas de la rive opposée. Cela durait quelquefois tout
un mois, et le stockeeper ne savait plus que faire
de son armée bêlante, hennissante et beuglante. Puis,
un beau jour, sans raison, par caprice, on ne sait
pourquoi ni comment, un détachement franchissait la
rivière, et alors c' était une autre difficulté
d' empêcher le troupeau de s' y jeter en désordre. La
confusion se mettait dans

p107

les rangs, et beaucoup d' animaux se noyaient dans les
rapides.
Tels furent les détails donnés par Sam Machell.
Pendant son récit, une grande partie du troupeau avait
défilé en bon ordre. Il était temps qu' il allât
rejoindre la tête de son armée et choisir les
meilleurs pâturages. Il prit donc congé de lord
Glenarvan, enfourcha un excellent cheval indigène
qu' un de ses hommes tenait en laisse, et reçut les
adieux de tous avec de cordiales poignées de main.
Quelques instants plus tard, il avait disparu dans le
tourbillon de poussière.
Le chariot reprit en sens inverse sa marche un moment
interrompue, et ne s' arrêta que le soir au pied du
mont Talbot.
Paganel fit alors observer judicieusement qu' on était
au 25 décembre, le jour de noël, le christmas tant
fêté des familles anglaises. Mais le stewart ne
l' avait pas oublié, et un souper succulent, servi
sous la tente, lui valut les compliments sincères
des convives. Il faut le dire, Mr Olbinett s' était
véritablement surpassé. Sa réserve avait fourni un
contingent de mets européens qui se rencontrent
rarement dans les déserts de l' Australie. Un jambon
de renne, des tranches de boeuf salé, du saumon
fumé, un gâteau d' orge et d' avoine, du thé à
discrétion, du wisky en abondance, quelques bouteilles
de porto, composèrent ce repas étonnant. On se serait
cru dans la grande salle à manger de Malcolm-Castle,
au milieu des highlands, en pleine écosse.
Certes, rien ne manquait à ce festin, depuis la
soupe au gingembre jusqu' au minced-pies du dessert.
Cependant, Paganel crut devoir y joindre les fruits
d' un oranger sauvage qui croissait au pieds des
collines. C' était le " moccaly " des indigènes ; ses
oranges faisaient un fruit assez insipide, mais ses
pépins écrasés emportaient la bouche comme du piment
de Cayenne. Le géographe s' obstina à les manger
si consciencieusement par amour de la science, qu' il
se mit le palais en feu, et ne put répondre aux
questions

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dont le major l' accabla sur les particularités des
déserts australiens.
La journée du lendemain, 26 décembre, n' offrit aucun
incident utile à relater. On rencontra les sources
du Norton-Creek, et plus tard la Mackensie-river
à demi desséchée. Le temps se tenait au beau avec
une chaleur très supportable ; le vent soufflait du
sud, et rafraîchissait l' atmosphère comme eût fait
le vent du nord dans l' hémisphère boréal : ce que fit
remarquer Paganel à son ami Robert Grant.
" circonstance heureuse, ajouta-t-il, car la chaleur
est plus forte en moyenne dans l' hémisphère austral
que dans l' hémisphère boréal.
-et pourquoi ? Demanda le jeune garçon.
-pourquoi, Robert ? Répondit Paganel. N' as-tu
donc jamais entendu dire que la terre était plus
rapprochée du soleil pendant l' hiver ?
-si, Monsieur Paganel.
-et que le froid de l' hiver n' est dû qu' à l' obliquité
des rayons solaires ?
-parfaitement.
-eh bien, mon garçon, c' est pour cette raison même
qu' il fait plus chaud dans l' hémisphère austral.
-je ne comprends pas, répondit Robert, qui ouvrait
de grands yeux.
-réfléchis donc, reprit Paganel, quand nous sommes
en hiver, là-bas, en Europe, quelle est la saison
qui règne ici, en Australie, aux antipodes ?
-l' été, dit Robert.
-eh bien, puisque précisément à cette époque la terre
se trouve plus rapprochée du soleil... comprends-tu ?
-je comprends...
-que l' été des régions australes est plus chaud par
suite de cette proximité que l' été des régions
boréales.
-en effet, Monsieur Paganel.
-donc, quand on dit que le soleil est plus près de
la

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terre " en hiver " , ce n' est vrai que pour nous autres,
qui habitons la partie boréale du globe.
-voilà une chose à laquelle je n' avais pas songé,
répondit Robert.
-et maintenant, va, mon garçon, et ne l' oublie
plus. "
Robert reçut de bonne grâce sa petite leçon de
cosmographie, et finit par apprendre que la température
moyenne de la province de Victoria atteignait
soixante-quatorze degrés fahrenheit (plus 23 degrés
33 centigrades).
Le soir, la troupe campa à cinq milles au delà du
lac Lonsdale, entre le mont Drummond qui se
dressait au nord, et le mont Dryden dont le médiocre
sommet écornait l' horizon du sud.
Le lendemain, à onze heures, le chariot atteignit
les bords de la Wimerra, sur le cent
quarante-troisième méridien.
La rivière, large d' un demi-mille, s' en allait par
nappes limpides entre deux hautes rangées de gommiers
et d' acacias. Quelques magnifiques myrtacées, le
" metrosideros speciosa " entre autres, élevaient
à une quinzaine de pieds leurs branches longues et
pleurantes, agrémentées de fleurs rouges. Mille
oiseaux, des loriots, des pinsons, des pigeons aux
ailes d' or, sans parler des perroquets babillards,
voletaient dans les vertes ramilles. Au-dessous, à
la surface des eaux, s' ébattait un couple de cygnes
noirs, timides et inabordables. Ce " rara avis " des
rivières australiennes se perdit bientôt dans les
méandres de la Wimerra, qui arrosait
capricieusement cette campagne attrayante.
Cependant, le chariot s' était arrêté sur un tapis
de gazon dont les franges pendaient sur les eaux
rapides. Là, ni radeau, ni pont. Il fallait passer
pourtant. Ayrton s' occupa de chercher un gué
praticable. La rivière, un quart de mille en amont,
lui parut moins profonde, et ce fut en cet endroit
qu' il résolut d' atteindre l' autre rive. Divers
sondages n' accusèrent que trois pieds d' eau. Le
chariot

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pouvait donc s' engager sur ce haut-fond sans courir
de grands risques.
" il n' existe aucun autre moyen de franchir cette
rivière ? Demanda Glenarvan au quartier-maître.
-non, mylord, répondit Ayrton, mais ce passage ne
me semble pas dangereux. Nous nous en tirerons.
-lady Glenarvan et miss Grant doivent-elles
quitter le chariot !
-aucunement. Mes boeufs ont le pied sûr, et je me
charge de les maintenir dans la bonne voie.
-allez, Ayrton, répondit Glenarvan, je me fie à
vous. "
les cavaliers entourèrent le lourd véhicule, et l' on
entra résolument dans la rivière. Les chariots,
ordinairement, quand ils tentent ces passages à gué,
sont entourés d' un chapelet de tonnes vides qui les
soutient à la surface des eaux. Mais ici cette
ceinture natatoire manquait ; il fallait donc se
confier à la sagacité des boeufs tenus en main par le
prudent Ayrton. Celui-ci, de son siège, dirigeait
l' attelage ; le major et les deux matelots fendaient
le rapide courant à quelques toises en tête.
Glenarvan et John Mangles, de chaque côté du
chariot, se tenaient prêts à secourir les voyageuses,
Paganel et Robert fermaient la ligne.
Tout alla bien jusqu' au milieu de la Wimerra. Mais
alors, le creux s' accusa davantage, et l' eau monta
au-dessus des jantes. Les boeufs, rejetés hors du
gué, pouvaient perdre pied et entraîner avec eux
l' oscillante machine. Ayrton se dévoua
courageusement ; il se mit à l' eau, et, s' accrochant
aux cornes des boeufs, il parvint à les remettre
en droit chemin.
En ce moment, un heurt impossible à prévoir eut lieu ;
un craquement se fit ; le chariot s' inclina sous un
angle inquiétant ; l' eau gagna les pieds des
voyageuses ; tout l' appareil commença à dériver, en
dépit de Glenarvan et de John Mangles, cramponnés
aux ridelles. Ce fut un moment plein d' anxiété.

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Fort heureusement, un vigoureux coup de collier
rapprocha le véhicule de la rive opposée. La rivière
offrit aux pieds des boeufs et des chevaux une pente
remontante, et bientôt hommes et bêtes se trouvèrent
en sûreté sur l' autre bord, non moins satisfaits que
trempés.
Seulement l' avant-train du chariot avait été brisé
par le choc, et le cheval de Glenarvan se trouvait
déferré des pieds de devant.
Cet accident demandait une réparation prompte. On se
regardait donc d' un air assez embarrassé, quand
Ayrton proposa d' aller à la station de Black-Point,
située à vingt milles au nord, et d' en ramener un
maréchal ferrant.
" allez, allez, mon brave Ayrton, lui dit Glenarvan.
Que vous faut-il de temps pour faire ce trajet et
revenir au campement ?
-quinze heures peut-être, répondit Ayrton, mais
pas plus.
-partez donc, et, en attendant votre retour, nous
camperons au bord de la Wimerra. "
quelques minutes après, le quartier-maître, monté
sur le cheval de Wilson, disparaissait derrière
un épais rideau de mimosas.

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chapitre xi Burke et Stuart
le reste de la journée fut employé en conversations et
en promenades. Les voyageurs, causant et admirant,
parcoururent les rives de la Wimerra. Les grues
cendrées et les ibis, poussant des cris rauques,
s' enfuyaient à leur approche. L' oiseau-satin se
dérobait sur les hautes branches du figuier sauvage,
les loriots, les traquets, les épimaques voltigeaient
entre les tiges superbes des liliacées, les
martins-pêcheurs abandonnaient leur pêche habituelle,
tandis que toute la famille plus civilisée des
perroquets, le " blue-mountain " paré des sept couleurs
du prisme, le petit " roschill " à la tête écarlate,
à la gorge jaune, et le " lori " au plumage rouge et
bleu, continuaient leur assourdissant bavardage au
sommet des gommiers en fleur.
Ainsi, tantôt couchés sur l' herbe au bord des eaux
murmurantes, tantôt errant à l' aventure entre les
touffes de mimosas, les promeneurs admirèrent cette
belle nature jusqu' au coucher du jour. La nuit,
précédée d' un rapide crépuscule, les surprit à un
demi-mille du campement. Ils revinrent en se guidant
non sur l' étoile polaire, invisible de l' hémisphère
austral, mais sur la croix du sud, qui brillait à
mi-chemin de l' horizon au zénith.
Mr Olbinett avait dressé le souper sous la tente. On
se mit à table. Le succès du repas fut un certain
salmis de perroquets adroitement tués par Wilson
et habilement préparés par le stewart.
Le souper terminé, ce fut à qui trouverait un prétexte
pour ne point donner au repos les premières heures de

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cette nuit si belle. Lady Helena mit tout son monde
d' accord, en demandant à Paganel de raconter l' histoire
des grands voyageurs australiens, une histoire promise
depuis longtemps déjà.
Paganel ne demandait pas mieux. Ses auditeurs
s' étendirent au pied d' un banksia magnifique ; la
fumée des cigares s' éleva bientôt jusqu' au feuillage
perdu dans l' ombre, et le géographe, se fiant à son
inépuisable mémoire, prit aussitôt la parole.
" vous vous rappelez, mes amis, et le major n' a point
oublié sans doute, l' énumération de voyageurs que je
vous fis à bord du Duncan. de tous ceux qui
cherchèrent à pénétrer à l' intérieur du continent,
quatre seulement sont parvenus à le traverser du sud
au nord ou du nord au sud. Ce sont : Burke, en 1860
et 1861 ; Mac Kinlay, en 1861 et 1862 ;
Landsborough, en 1862, et Stuart, aussi en 1862. De
Mac Kinlay, et de Landsborough, je vous dirai peu
de chose. Le premier alla d' Adélaïde au golfe
Carpentarie ; le second, du golfe Carpentarie à
Melbourne, tous deux envoyés par des comités
australiens à la recherche de Burke, qui ne
reparaissait plus et ne devait jamais reparaître.

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" Burke et Stuart, tels sont les deux hardis
explorateurs dont je vais vous parler, et je commence
sans préambule.
" le 20 août 1860, sous les auspices de la société
royale de Melbourne, partait un ex-officier irlandais,
ancien inspecteur de police à Castlemaine, nommé
Robert O' Hara Burke. Onze hommes l' accompagnaient,
William John Wills, jeune astronome distingué, le
docteur Beckler, un botaniste, Gray, King, jeune
militaire de l' armée des Indes, Landells, Brahe,
et plusieurs cipayes. Vingt-cinq chevaux et vingt-cinq
chameaux portaient les voyageurs, leurs bagages et
des provisions pour dix-huit mois. L' expédition devait
se rendre au golfe de Carpentarie, sur la côte
septentrionale, en suivant d' abord la rivière Cooper.
Elle franchit sans peine les lignes du Murray et
du Darling, et arriva à la station de Menindié,
sur la limite des colonies.
" là, on reconnut que les nombreux bagages étaient
très embarrassants. Cette gêne et une certaine dureté
de caractère de Burke mirent la mésintelligence dans
la troupe. Landells, le directeur des chameaux,
suivi de quelques serviteurs hindous, se sépara de
l' expédition, et revint sur les bords du Darling.
Burke poursuivit sa route en avant. Tantôt par de
magnifiques pâturages largement arrosés, tantôt par
des chemins pierreux et privés d' eau, il descendit
vers le Cooper' s-creek. Le 20 novembre, trois mois
après son départ, il établissait un premier dépôt
de provisions au bord de la rivière.
" ici, les voyageurs furent retenus quelque temps sans
trouver une route praticable vers le nord, une route
où l' eau fût assurée. Après de grandes difficultés,
ils arrivèrent à un campement qu' ils nommèrent le
fort Wills. Ils en firent un poste entouré de
palissades, situé à mi-chemin de Melbourne au golfe
de Carpentarie. Là, Burke divisa sa troupe en
deux parts. L' une, sous les ordres de Brahe, dut
rester au fort Wills pendant trois mois et plus,
si les provisions ne lui manquaient pas, et
attendre le

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retour de l' autre. Celle-ci ne comprit que Burke,
King, Gray et Wills. Ils emmenaient six chameaux.
Ils emportaient pour trois mois de vivres,
c' est-à-dire trois quintaux de farine, cinquante
livres de riz, cinquante livres de farine d' avoine,
un quintal de viande de cheval séchée, cent livres
de porc salé et de lard, et trente livres de
biscuit, le tout pour faire un voyage de six cents
lieues, aller et retour.
" ces quatre hommes partirent. Après la pénible
traversée d' un désert pierreux, ils arrivèrent sur la
rivière d' Eyre, au point extrême atteint par Sturt,
en 1845, et, remontant le cent quarantième méridien
aussi exactement que possible, ils pointèrent vers
le nord.
" le 7 janvier, ils passèrent le tropique sous un
soleil de feu, trompés par des mirages décevants,
souvent privés d' eau, quelquefois rafraîchis par de
grands orages, trouvant çà et là quelques indigènes
errants dont ils n' eurent point à se plaindre ; en
somme, peu gênés par les difficultés d' une route que
ne barraient ni lacs, ni fleuves, ni montagnes.
" le 12 janvier, quelques collines de grès apparurent
vers le nord, entre autres le mont Forbes, et une
succession de chaînes granitiques, qu' on appelle
des " ranges " . Là, les fatigues furent grandes. On
avançait à peine. Les animaux refusaient de se porter
en avant : " toujours dans les ranges ! Les chameaux
suent de crainte ! " écrit Burke sur son carnet de
voyage. Néanmoins, à force d' énergie, les explorateurs
arrivent sur les bords de la rivière Turner, puis
au cours supérieur du fleuve Flinders, vu par
Stokes en 1841, qui va se jeter dans le golfe
de Carpentarie, entre des rideaux de palmiers et
d' eucalyptus.
" les approches de l' océan se manifestèrent par une
suite de terrains marécageux. Un des chameaux y
périt. Les autres refusèrent d' aller au delà. King
et Gray durent rester avec eux. Burke et Wills
continuèrent de marcher au nord, et, après de grandes
difficultés fort obscurément

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relatées dans leurs notes, ils arrivèrent à un point
où le flux de la mer couvrait les marécages, mais
ils ne virent point l' océan. C' était le 11 février
1861.
-ainsi, dit lady Glenarvan, ces hommes hardis ne
purent aller au delà ?
-non, madame, répondit Paganel. Le sol des marais
fuyait sous leurs pieds, et ils durent songer à
rejoindre leurs compagnons du fort Wills. Triste
retour, je vous jure ! Ce fut en se traînant, faibles
et épuisés, que Burke et son camarade retrouvèrent
Gray et King. Puis l' expédition, descendant au
sud par la route déjà suivie, se dirigea vers le
Cooper' s-creek.
" les péripéties, les dangers, les souffrances de ce
voyage, nous ne les connaissons pas exactement, car
les notes manquent au carnet des explorateurs. Mais
cela a dû être terrible.
" en effet, au mois d' avril, arrivés dans la vallée
de Cooper, ils n' étaient plus que trois. Gray venait
de succomber à la peine. Quatre chameaux avaient
péri. Cependant, si Burke parvient à gagner le fort
Wills, où l' attend Brahe avec son dépôt de
provisions, ses compagnons et lui sont sauvés. Ils
redoublent d' énergie ; ils se traînent pendant
quelques jours encore ; le 21 avril, ils aperçoivent
les palissades du fort, ils l' atteignent ! ... ce
jour-là, après cinq mois d' une vaine attente, Brahe
était parti.
-parti ! S' écria le jeune Robert.
-oui, parti ! Le jour même, par une déplorable
fatalité ! La note laissée par Brahe n' avait pas
sept heures de date ! Burke ne pouvait songer à le
rejoindre. Les malheureux abandonnés se refirent un
peu avec les provisions du dépôt. Mais les moyens de
transport leur manquaient, et cent cinquante lieues
les séparaient encore du Darling.
" c' est alors que Burke, contrairement à l' opinion
de Wills, songe à gagner les établissements
australiens, situés près du mont Hopeless, à
soixante lieues du fort Wills. On se met en route.
Des deux chameaux qui restent, l' un périt dans un
affluent fangeux du Cooper' s-creek ; l' autre

p117

ne peut plus faire un pas, il faut l' abattre, et se
nourrir de sa chair. Bientôt les vivres sont dévorés.
Les trois infortunés sont réduits à se nourrir de
" nardou " , plante aquatique dont les sporules sont
comestibles. Faute d' eau, faute de moyens pour la
transporter, ils ne peuvent s' éloigner des rives du
Cooper. Un incendie brûle leur cabane et leurs
effets de campement. Ils sont perdus ! Ils n' ont
plus qu' à mourir !
" Burke appela King près de lui : " je n' ai plus que
" quelques heures à vivre, lui dit-il ; voilà ma
" montre et mes notes. Quand je serai mort, je désire
" que vous placiez un pistolet dans ma main droite,
" et que vous me laissiez tel que je serai, sans me
" mettre en terre ! " cela dit, Burke ne parla plus,
et il expira le lendemain matin à huit heures.
" King, épouvanté, éperdu, alla à la recherche d' une
tribu australienne. Lorsqu' il revint, Wills venait
de succomber aussi. Quant à King, il fut recueilli
par des indigènes et, au mois de septembre, retrouvé
par l' expédition de M Howitt, envoyée à la recherche
de Burke en même temps que Mac Kinlay et
Landsborough. Ainsi donc, des quatre explorateurs,
un seul survécut à cette traversée du continent
australien. "
le récit de Paganel avait laissé une impression
douloureuse dans l' esprit de ses auditeurs. Chacun
songeait au capitaine Grant, qui errait peut-être
comme Burke et les siens au milieu de ce continent
funeste. Les naufragés avaient-ils échappé aux
souffrances qui décimèrent ces hardis pionniers ? Ce
rapprochement fut si naturel, que les larmes vinrent
aux yeux de Mary Grant.
" mon père ! Mon pauvre père ! Murmura-t-elle.
-miss Mary ! Miss Mary ! S' écria John Mangles,
pour endurer de tels maux, il faut affronter les
contrées de l' intérieur ! Le capitaine Grant, lui,
est entre les mains des indigènes, comme King, et,
comme King, il sera sauvé ! Il ne s' est jamais
trouvé dans d' aussi mauvaises conditions !

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-jamais, ajouta Paganel, et je vous le répète, ma
chère miss, les australiens sont hospitaliers.
-Dieu vous entende ! Répondit la jeune fille.
-et Stuart ? Demanda Glenarvan, qui voulait
détourner le cours de ces tristes pensées.
-Stuart ? Répondit Paganel. Oh ! Stuart a été
plus heureux, et son nom est célèbre dans les annales
australiennes. Dès l' année 1848, John Mac Douall
Stuart, votre compatriote, mes amis, préludait à
ses voyages, en accompagnant Sturt dans les déserts
situés au nord d' Adélaïde. En 1860, suivi de deux
hommes seulement, il tenta, mais en vain, de pénétrer
dans l' intérieur de l' Australie. Ce n' était pas un
homme à se décourager. En 1861, le 1 er janvier, il
quitta le Chambers-Creek, à la tête de onze
compagnons déterminés, et ne s' arrêta qu' à soixante
lieues du golfe de Carpentarie ; mais, les provisions
manquant, il dut revenir à Adélaïde sans avoir
traversé le redoutable continent. Cependant, il osa
tenter encore la fortune, et organiser une troisième
expédition qui, cette fois, devait atteindre le but
si ardemment désiré.
" le parlement de l' Australie méridionale patronna
chaudement cette nouvelle exploration, et vota un
subside de deux mille livres sterling. Stuart prit
toutes les précautions que lui suggéra son expérience
de pionnier. Ses amis, Waterhouse le naturaliste,
Thring, Kekwick, ses anciens compagnons, Woodforde,
Auld, dix en tout, se joignirent à lui. Il emporta
vingt outres de cuir d' Amérique, pouvant contenir
sept gallons chacune, et, le 5 avril 1862,
l' expédition se trouvait réunie au bassin de
Newcastle-Water, au delà du dix-huitième degré de
latitude, à ce point même que Stuart n' avait pu
dépasser. La ligne de son itinéraire suivait à peu
près le cent trente et unième méridien, et, par
conséquent, faisait un écart de sept degrés à l' ouest
de celui de Burke.
" le bassin de Newcastle-Water devait être la base
des explorations nouvelles. Stuart, entouré de
bois épais, essaya vainement de passer au nord et au
nord-est. Même

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insuccès pour gagner à l' ouest la rivière de
Victoria ; d' impénétrables buissons fermaient toute
issue.
" Stuart résolut alors de changer son campement, et il
parvint à le transporter un peu plus au nord, dans
les marais d' Hower. Alors, tendant vers l' est, il
rencontra au milieu de plaines herbeuses le ruisseau
Daily, qu' il remonta pendant une trentaine de milles.
" la contrée devenait magnifique ; ses pâturages
eussent fait la joie et la fortune d' un squatter ;
les eucalyptus y poussaient à une prodigieuse
hauteur. Stuart, émerveillé, continua de se porter
en avant ; il atteignit les rives de la rivière
Strangway et du Roper' s-Creek découvert par
Leichardt ; leurs eaux coulaient au milieu de
palmiers dignes de cette région tropicale ; là
vivaient des tribus d' indigènes qui firent bon accueil
aux explorateurs.
" de ce point, l' expédition inclina vers le
nord-nord-ouest, cherchant à travers un terrain
couvert de grès et de roches ferrugineuses les sources
de la rivière Adélaïde, qui se jette dans le golfe
de Van-Diemen. Elle traversait alors la terre
d' Arnhem, au milieu des choux-palmistes, des
bambous, des pins et des pendanus. L' Adélaïde
s' élargissait ; ses rives devenaient marécageuses ;
la mer était proche.
" le mardi, 22 juillet, Stuart campa dans les marais
de Fresh-Water, très gêné par d' innombrables
ruisseaux qui coupaient sa route. Il envoya trois
de ses compagnons chercher des chemins praticables ;
le lendemain, tantôt tournant d' infranchissables
criques, tantôt s' embourbant dans les terrains
fangeux, il atteignit quelques plaines élevées et
revêtues de gazon où croissaient des bouquets de
gommiers et des arbres à écorce fibreuse ; là
volaient par bandes des oies, des ibis, des oiseaux
aquatiques d' une sauvagerie extrême. D' indigènes, il
y avait peu ou point. Seulement quelques fumées de
campements lointains.
" le 24 juillet, neuf mois après son départ
d' Adélaïde, Stuart part à huit heures vingt minutes
du matin dans la direction du nord ; il veut
atteindre la mer le jour même ;

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le pays est légèrement élevé, parsemé de minerai de
fer et de roches volcaniques ; les arbres deviennent
petits ; ils prennent un air maritime ; une large
vallée alluvionnaire se présente, bordée au delà
par un rideau d' arbustes. Stuart entend
distinctement le bruit des vagues qui déferlent,
mais il ne dit rien à ses compagnons. On pénètre
dans un taillis obstrué de sarments de vigne sauvage.
" Stuart fait quelques pas. Il est sur les bords de
l' océan indien ! " la mer ! La mer ! " s' écrie Thring
stupéfait ! Les autres accourent, et trois hurrahs
prolongés saluent l' océan indien.
" le continent venait d' être traversé pour la
quatrième fois !
" Stuart, suivant la promesse faite au gouverneur
sir Richard Macdonnell, se baigna les pieds et se
lava la face et les mains dans les flots de la mer.
Puis il revint à la vallée et inscrivit sur un arbre
ses initiales J M D S. Un campement fut organisé
près d' un petit ruisseau aux eaux courantes.
" le lendemain, Thring alla reconnaître si l' on
pouvait gagner par le sud-ouest l' embouchure de la
rivière Adélaïde ; mais le sol était trop marécageux
pour le pied des chevaux ; il fallut y renoncer.
" alors Stuart choisit dans une clairière un arbre
élevé. Il en coupa les branches basses, et à la cime
il fit déployer le drapeau australien. Sur l' arbre
ces mots furent inscrits dans l' écorce : c' est à
un pied au sud que tu dois fouiller le sol.

" et si quelque voyageur creuse, un jour, la terre
à l' endroit indiqué, il trouvera une boîte de
fer-blanc, et dans cette boîte ce document dont les
mots sont gravés dans ma mémoire :
grande exploration
et traversée du sud au nord
de l' Australie.

" les explorateurs aux ordres de John Mac Douall
" Stuart sont arrivés ici le 25 juillet 1862, après
" avoir traversé

p121

" toute l' Australie de la mer du sud aux rives de
" l' océan Indien, en passant par le centre du
" continent. Ils avaient quitté Adélaïde le 26 octobre
" 1861, et ils sortaient le 21 janvier 1862 de la
" dernière station de la colonie dans la direction du
" nord. En mémoire de cet heureux événement, ils ont
" déployé ici le drapeau australien avec le nom du chef
" de l' expédition. Tout est bien. Dieu protège la
" reine. "
" suivent les signatures de Stuart et de ses
" compagnons.
" ainsi fut constaté ce grand événement qui eut un
retentissement immense dans le monde entier.
-et ces hommes courageux ont-ils tous revu leurs
amis du sud ? Demanda lady Helena.
-oui, madame, répondit Paganel ; tous, mais non
pas sans de cruelles fatigues. Stuart fut le plus
éprouvé ; sa santé était gravement compromise par le
scorbut, quand il reprit son itinéraire vers
Adélaïde. Au commencement de septembre, sa maladie
avait fait de tels progrès, qu' il ne croyait pas revoir
les districts habités. Il ne pouvait plus se tenir
en selle ; il allait, couché dans un palanquin
suspendu entre deux chevaux. à la fin d' octobre, des
crachements de sang le mirent à toute extrémité. On
tua un cheval pour lui faire du bouillon ; le 28
octobre, il pensait mourir, quand une crise salutaire
le sauva, et, le 10 décembre, la petite troupe tout
entière atteignit les premiers établissements.
" ce fut le 17 décembre que Stuart entra à Adélaïde
au milieu d' une population enthousiasmée. Mais sa
santé était toujours délabrée, et bientôt, après
avoir obtenu la grande médaille d' or de la société
de géographie, il s' embarqua sur l' Indus pour
sa chère écosse, sa patrie, où nous le reverrons
à notre retour.

p122

-c' était un homme qui possédait au plus haut degré
l' énergie morale, dit Glenarvan, et, mieux encore
que la force physique, elle conduit à
l' accomplissement des grandes choses. L' écosse est
fière à bon droit de le compter au nombre de ses
enfants.
-et depuis Stuart, demanda lady Helena, aucun
voyageur n' a-t-il tenté de nouvelles découvertes ?
-si, madame, répondit Paganel. Je vous ai parlé
souvent de Leichardt. Ce voyageur avait déjà fait
en 1844 une remarquable exploration dans l' Australie
septentrionale. En 1848, il entreprit une seconde
expédition vers le nord-est. Depuis dix-sept ans, il
n' a pas reparu. L' année dernière, le célèbre
botaniste, le docteur Muller, de Melbourne, a
provoqué une souscription publique destinée aux frais
d' une expédition. Cette expédition a été rapidement
couverte, et une troupe de courageux squatters,
commandée par l' intelligent et audacieux Mac Intyre,
a quitté le 21 juin 1864 les pâturages de la rivière
de Paroo. Au moment où je vous parle, il doit s' être
profondément enfoncé, à la recherche de Leichardt,
dans l' intérieur du continent. Puisse-t-il réussir,
et nous-mêmes puissions-nous, comme lui, retrouver
les amis qui nous sont chers ! "
ainsi finit le récit du géographe. L' heure était
avancée. On remercia Paganel, et chacun, quelques
instants plus tard, dormait paisiblement, tandis
que l' oiseau-horloge, caché dans le feuillage des
gommiers blancs, battait régulièrement les secondes
de cette nuit tranquille.

p123

chapitre xii le railway de Melbourne à
Sandhurst

le major n' avait pas vu sans une certaine
appréhension Ayrton quitter le campement de Wimerra
pour aller chercher un maréchal ferrant à cette
station de Black-Point. Mais il ne souffla mot
de ses défiances personnelles, et il se contenta de
surveiller les environs de la rivière. La
tranquillité de ces paisibles campagnes ne fut
aucunement troublée, et, après quelques heures de
nuit, le soleil reparut au-dessus de l' horizon.
Pour son compte, Glenarvan n' avait d' autre crainte
que de voir Ayrton revenir seul. Faute d' ouvriers,
le chariot ne pouvait se remettre en route. Le
voyage était arrêté pendant plusieurs jours
peut-être, et Glenarvan impatient de réussir, avide
d' atteindre son but, n' admettait aucun retard.
Ayrton, fort heureusement, n' avait perdu ni son
temps ni ses démarches. Le lendemain il reparut au
lever du jour. Un homme l' accompagnait, qui se disait
maréchal ferrant de la station de Black-Point.
C' était un gaillard vigoureux, de haute stature, mais
d' une physionomie basse et bestiale qui ne prévenait
pas en sa faveur. Peu importait, en somme, s' il
savait son métier. En tout cas, il ne parlait guère,
et sa bouche ne s' usait pas en paroles inutiles.
" est-ce un ouvrier capable ? Demanda John Mangles
au quartier-maître.
-je ne le connais pas plus que vous, capitaine,
répondit Ayrton. Nous verrons. "

p124

le maréchal ferrant se mit à l' ouvrage. C' était un
homme du métier, on le vit bien à la façon dont il
répara l' avant-train du chariot. Il travaillait
adroitement, avec une vigueur peu commune. Le major
observa que la chair de ses poignets, fortement
érodée, présentait un collier noirâtre de sang
extravasé. C' était l' indice d' une blessure récente
que les manches d' une mauvaise chemise de laine
dissimulaient assez mal. Mac Nabbs interrogea
le maréchal ferrant au sujet de ces érosions qui
devaient être très douloureuses. Mais celui-ci ne
répondit pas et continua son travail.
Deux heures après, les avaries du chariot étaient
réparées.
Quant au cheval de Glenarvan, ce fut vite fait. Le
maréchal ferrant avait eu soin d' apporter des fers
tout préparés. Ces fers offraient une particularité
qui n' échappa point au major. C' était un trèfle
grossièrement découpé à leur partie antérieure. Mac
Nabbs le fit voir à Ayrton.
" c' est la marque de Black-Point, répondit le
quartier-maître. Cela permet de suivre la trace des
chevaux qui s' écartent de la station, et de ne point
la confondre avec d' autres. "
bientôt les fers furent ajustés aux sabots du cheval.
Puis le maréchal ferrant réclama son salaire, et
s' en alla sans avoir prononcé quatre paroles.
Une demi-heure plus tard, les voyageurs étaient en
marche. Au delà des rideaux de mimosas s' étendait un
espace largement découvert qui méritait bien son nom
" d' open plain " . Quelques débris de quartz et de roches
ferrugineuses gisaient entre les buissons, les hautes
herbes et les palissades où parquaient de nombreux
troupeaux. Quelques milles plus loin, les roues du
chariot sillonnèrent assez profondément des terrains
lacustres, où murmuraient des creeks irréguliers, à
demi cachés sous un rideau de roseaux gigantesques.
Puis on côtoya de vastes lagunes salées, en pleine
évaporation. Le voyage se faisait sans peine, et,
il faut ajouter, sans ennui.

p125

Lady Helena invitait les cavaliers à lui rendre
visite tour à tour, car son salon était fort exigu.
Mais chacun se délassait ainsi des fatigues du cheval
et se récréait à la conversation de cette aimable
femme. Lady Helena, secondée par miss Mary, faisait
avec une grâce parfaite les honneurs de sa maison
ambulante. John Mangles n' était pas oublié dans
ces invitations quotidiennes, et sa conversation un
peu sérieuse ne déplaisait point. Au contraire.
Ce fut ainsi que l' on coupa diagonalement le mail-road
de Growland à Horsham, une route très poussiéreuse
que les piétons n' usaient guère. Quelques croupes
de collines peu élevées furent effleurées en passant
à l' extrémité du comté de Talbot, et le soir la
troupe arriva à trois milles au-dessus de
Maryborough. Il tombait une pluie fine, qui en tout
autre pays eût détrempé le sol ; mais ici l' air
absorbait l' humidité si merveilleusement, que le
campement n' en souffrit pas.
Le lendemain, 29 décembre, la marche fut un peu
retardée par une suite de monticules qui formaient
une petite Suisse en miniature. C' étaient de
perpétuelles montées ou descentes, et force cahots
peu agréables. Les voyageurs firent une partie de la
route à pied, et ne s' en plaignirent pas.
à onze heures, on arriva à Carlsbrook, municipalité
assez importante. Ayrton était d' avis de tourner
la ville sans y pénétrer, afin, disait-il, de gagner
du temps. Glenarvan partagea son opinion, mais
Paganel, toujours friand de curiosités, désirait
visiter Carlsbrook. On le laissa faire, et le chariot
continua lentement son voyage.
Paganel, suivant son habitude, emmena Robert avec
lui. Sa visite à la municipalité fut rapide, mais
elle suffit à lui donner un aperçu exact des villes
australiennes. Il y avait là une banque, un palais
de justice, un marché, une école, une église, et une
centaine de maisons de brique parfaitement uniformes.
Le tout disposé dans un quadrilatère régulier coupé
de rues parallèles, d' après la

p126

méthode anglaise. Rien de plus simple, mais de moins
récréatif. Quand la ville augmente, on allonge ses
rues comme les culottes d' un enfant qui grandit, et
la symétrie primitive n' est aucunement dérangée.
Une grande activité régnait à Carlsbrook, symptôme
remarquable dans ces cités nées d' hier. Il semble
qu' en Australie les villes poussent comme des arbres,
à la chaleur du soleil. Des gens affairés couraient
les rues ; des expéditeurs d' or se pressaient aux
bureaux d' arrivage, le précieux métal, escorté par
la police indigène, venait des usines de Bendigo
et du mont Alexandre. Tout ce monde éperonné par
l' intérêt ne songeait qu' à ses affaires, et les
étrangers passèrent inaperçus au milieu de cette
population laborieuse.
Après une heure employée à parcourir Carlsbrook, les
deux visiteurs rejoignirent leurs compagnons à
travers une campagne soigneusement cultivée. De
longues prairies, connues sous le nom de " low level
plains " , lui succédèrent avec d' innombrables
troupeaux de moutons et des huttes de bergers. Puis
le désert se montra, sans transition, avec cette
brusquerie particulière à la nature australienne. Les
collines de Simpson et le mont Tarrangower
marquaient la pointe que fait au sud le district de
Loddo sur le cent quarante-quatrième degré de
longitude.
Cependant, on n' avait rencontré jusqu' ici aucune de
ces tribus d' aborigènes qui vivent à l' état sauvage.
Glenarvan se demandait si les australiens
manqueraient à l' Australie comme avaient manqué les
indiens dans la Pampasie argentine. Mais Paganel
lui apprit que, sous cette latitude, les sauvages
fréquentaient principalement les plaines du Murray,
situées à cent milles dans l' est.
" nous approchons du pays de l' or, dit-il. Avant deux
jours nous traverserons cette opulente région du mont
Alexandre. C' est là que s' est abattue en 1852 la
nuée des mineurs. Les naturels ont dû s' enfuir vers
les déserts de l' intérieur. Nous sommes en pays
civilisé sans qu' il y

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paraisse, et notre route, avant la fin de cette
journée, aura coupé le railway qui met en
communication le Murray et la mer. Eh bien, faut-il
le dire, mes amis, un chemin de fer en Australie,
voilà qui me paraît une chose surprenante !
-et pourquoi donc, Paganel ? Demanda Glenarvan.
-pourquoi ! Parce que cela jure ! Oh ! Je sais bien
que vous autres, habitués à coloniser des possessions
lointaines, vous qui avez des télégraphes électriques
et des expositions universelles dans la Nouvelle
Zélande, vous trouverez cela tout simple ! Mais cela
confond l' esprit d' un français comme moi et brouille
toutes ses idées sur l' Australie.
-parce que vous regardez le passé et non le
présent, " répondit John Mangles.
Un vigoureux coup de sifflet interrompit la
discussion. Les voyageurs n' étaient pas à un mille
du chemin de fer. Une locomotive, venant du sud et
marchant à petite vitesse, s' arrêta précisément au
point d' intersection de la voie ferrée et de la route
suivie par le chariot. Ce chemin de fer, ainsi que
l' avait dit Paganel, reliait la capitale de Victoria
au Murray, le plus grand fleuve de l' Australie.
Cet immense cours d' eau, découvert par Sturt en
1828, sorti des Alpes australiennes, grossi du
Lachlan et du Darling, couvre toute la frontière
septentrionale de la province Victoria, et va se
jeter dans la baie Encounter, auprès d' Adélaïde. Il
traverse des pays riches, fertiles, et les stations
des squatters se multiplient sur son parcours, grâce
aux communications faciles que le railway établit
avec Melbourne.
Ce chemin de fer était alors exploité sur une longueur
de cent cinq milles entre Melbourne et Sandhurst,
desservant Kyneton et Castlemaine. La voie, en
construction, se poursuivait pendant soixante-dix
milles jusqu' à Echuca, capitale de la colonie la
Riverine, fondée cette année même sur le Murray.
Le trente-septième parallèle coupait la voie ferrée à

p128

quelques milles au-dessus de Castlemaine, et
précisément à Camden-Bridge, pont jeté sur la
Lutton, un des nombreux affluents du Murray.
C' est vers ce point qu' Ayrton dirigea son chariot,
précédé des cavaliers, qui se permirent un temps de
galop jusqu' à Camden-Bridge. Ils y étaient attirés,
d' ailleurs, par un vif sentiment de curiosité.
En effet, une foule considérable se portait vers le
pont du chemin de fer. Les habitants des stations
voisines abandonnaient leurs maisons ; les bergers,
laissant leurs troupeaux, encombraient les abords
de la voie. On pouvait entendre ces cris souvent
répétés :
" au railway ! Au railway ! "
quelque événement grave devait s' être produit, qui
causait toute cette agitation. Une grande catastrophe
peut-être.
Glenarvan, suivi de ses compagnons, pressa le pas de
son cheval. En quelques minutes, il arriva à
Camden-Bridge. Là, il comprit la cause du
rassemblement.
Un effroyable accident avait eu lieu, non une
rencontre de trains, mais un déraillement et une
chute qui rappelaient les plus graves désastres des
railways américains. La rivière que traversait la
voie ferrée était comblée de débris de wagons et de
locomotive. Soit que le pont eût cédé sous la charge
du train, soit que le convoi se fût jeté hors des
rails, cinq voitures sur six avaient été précipitées
dans le lit de la Lutton à la suite de la locomotive.
Seul, le dernier wagon, miraculeusement préservé par
la rupture de sa chaîne, restait sur la voie à une
demi-toise de l' abîme. Au-dessous, ce n' était qu' un
sinistre amoncellement d' essieux noircis et faussés,
de caissons défoncés, de rails tordus, de traverses
calcinées. La chaudière éclatant au choc, avait
projeté ses débris de plaques à d' énormes distances.
De toute cette agglomération d' objets informes
sortaient encore quelques flammes et des spirales
de vapeur mêlées à une fumée noire. Après l' horrible
chute, l' incendie plus horrible

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encore ! De larges traces de sang, des membres épars,
des tronçons de cadavres carbonisés apparaissaient
çà et là, et personne n' osait calculer le nombre de
victimes entassées sous ces débris.
Glenarvan, Paganel, le major, Mangles, mêlés à la
foule, écoutaient les propos qui couraient de l' un
à l' autre. Chacun cherchait à expliquer la
catastrophe, tandis que l' on travaillait au
sauvetage.
" le pont s' est rompu, disait celui-ci.
-rompu ! Répondaient ceux-là. Il s' est si peu rompu
qu' il est encore intact. On a oublié de le fermer
au passage du train. Voilà tout. "
c' était, en effet, un pont tournant qui s' ouvrait pour
le service de la batellerie. Le garde, par une
impardonnable négligence, avait-il donc oublié de le
fermer, et le convoi lancé à toute vitesse, auquel
la voie venait à manquer subitement, s' était-il ainsi
précipité dans le lit de la Lutton ? Cette hypothèse
semblait très admissible, car si une moitié du pont
gisait sous les débris de wagons, l' autre moitié,
ramenée sur la rive opposée, pendait encore à ses
chaînes intactes. Plus de doute possible ! Une
incurie du garde venait de causer cette catastrophe.
L' accident était arrivé dans la nuit, à l' express
n 37, parti de Melbourne à onze heures quarante-cinq
du soir. Il devait être trois heures quinze du
matin, quand le train, vingt-cinq minutes après avoir
quitté la station de Castlemaine, arriva au
passage de Camden-Bridge et y demeura en détresse.
Aussitôt, les voyageurs et les employés du dernier
wagon s' occupèrent de demander des secours ; mais le
télégraphe, dont les poteaux gisaient à terre, ne
fonctionnait plus. Il fallut trois heures aux
autorités de Castlemaine pour arriver sur le lieu du
sinistre. Il était donc six heures du matin quand
le sauvetage fut organisé sous la direction de M
Mitchell, surveyor général de la colonie, et d' une
escouade de policemen commandés par un officier de
police. Les squatters

p130

et leurs gens étaient venus en aide, et travaillèrent
d' abord à éteindre l' incendie qui dévorait cet
amoncellement de débris avec une insurmontable
activité.
Quelques cadavres méconnaissables étaient couchés
sur les talus du remblai. Mais il fallait renoncer
à retirer un être vivant de cette fournaise. Le feu
avait rapidement achevé l' oeuvre de destruction. Des
voyageurs du train, dont on ignorait le nombre, dix
survivaient seulement, ceux du dernier wagon.
L' administration du chemin de fer venait d' envoyer
une locomotive de secours pour les ramener à
Castlemaine.
Cependant, lord Glenarvan, s' étant fait connaître du
surveyor général, causait avec lui et l' officier de
police. Ce dernier était un homme grand et maigre,
d' un imperturbable sang-froid, et qui, s' il avait
quelque sensibilité dans le coeur, n' en laissait rien
voir sur ses traits impassibles. Il était, devant
tout ce désastre, comme un mathématicien devant un
problème ; il cherchait à le résoudre et à en dégager
l' inconnue. Aussi, à cette parole de Glenarvan :
" voilà un grand malheur ! " répondit-il tranquillement :
" mieux que cela, mylord.
-mieux que cela ! S' écria Glenarvan, choqué de la
phrase, et qu' y a-t-il de mieux qu' un malheur ?
-un crime ! " répondit tranquillement l' officier de
police.
Glenarvan, sans s' arrêter à l' impropriété de
l' expression, se retourna vers M Mitchell,
l' interrogeant du regard.
" oui, mylord, répondit le surveyor général, notre
enquête nous a conduits à cette certitude, que la
catastrophe est le résultat d' un crime. Le dernier
wagon des bagages a été pillé. Les voyageurs
survivants ont été attaqués par une troupe de cinq
à six malfaiteurs. C' est intentionnellement que le
pont a été ouvert, non par négligence, et si l' on
rapproche ce fait de la disparition du garde, on en
doit conclure que ce misérable s' est fait le complice
des criminels. "

p131

l' officier de police, à cette déduction du surveyor
général, secoua la tête.
" vous ne partagez pas mon avis ? Lui demanda M
Mitchell.
-non, en ce qui regarde la complicité du garde.
-cependant, cette complicité, reprit le surveyor
général, permet d' attribuer le crime aux sauvages qui
errent dans les campagnes du Murray. Sans le garde,
ces indigènes n' ont pu ouvrir ce pont tournant dont
le mécanisme leur est inconnu.
-juste, répondit l' officier de police.
-or, ajouta M Mitchell, il est constant, par la
déposition d' un batelier dont le bateau a franchi
Camden-Bridge à dix heures quarante du soir, que le
pont a été réglementairement refermé après son
passage.
-parfait.
-ainsi donc, la complicité du garde me paraît établie
d' une façon péremptoire. "
l' officier de police secouait la tête par un
mouvement continu.
" mais alors, monsieur, lui demanda Glenarvan, vous
n' attribuez point le crime aux sauvages ?
-aucunement.
-à qui, alors ? "
en ce moment, une assez grande rumeur s' éleva à un
demi-mille en amont de la rivière. Un rassemblement
s' était formé, qui se grossit rapidement. Il arriva
bientôt à la station. Au centre du rassemblement,
deux hommes portaient un cadavre. C' était le cadavre
du garde, déjà froid. Un coup de poignard l' avait
frappé au coeur. Les assassins, en traînant son
corps loin de Camden-Bridge, avaient voulu sans
doute égarer les soupçons de la police pendant ses
premières recherches. Or, cette découverte justifiait
pleinement les doutes de l' officier. Les sauvages
n' étaient pour rien dans le crime.
" ceux qui ont fait le coup, dit-il, sont des gens
familiarisés avec l' usage de ce petit instrument. "

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et parlant ainsi, il montra une paire de " darbies " ,
espèce de menottes faites d' un double anneau de fer
muni d' une serrure.
" avant peu, ajouta-t-il, j' aurai le plaisir de leur
offrir ce bracelet comme cadeau du nouvel an.
-mais alors vous soupçonnez ? ...
-des gens qui ont " voyagé gratis sur les bâtiments
de sa majesté " .
-quoi ! Des convicts ! S' écria Paganel, qui
connaissait cette métaphore employée dans les colonies
australiennes.
-je croyais, fit observer Glenarvan, que les
transportés n' avaient pas droit de séjour dans la
province de Victoria ?
-peuh ! Répliqua l' officier de police, s' ils n' ont
pas ce droit ils le prennent ! ça s' échappe
quelquefois, les convicts, et je me trompe fort ou
ceux-ci viennent en droite ligne de Perth. Eh bien,
ils y retourneront, vous pouvez m' en croire. "
M Mitchell approuva d' un geste les paroles de
l' officier de police. En ce moment, le chariot
arrivait au passage à niveau de la voie ferrée.
Glenarvan voulut épargner aux voyageuses l' horrible
spectacle de Camden-Bridge. Il salua le surveyor
général, prit congé de lui, et fit signe à ses amis
de le suivre.
" ce n' est pas une raison, dit-il, pour interrompre
notre voyage. "
arrivé au chariot, Glenarvan parla simplement à
lady Helena d' un accident de chemin de fer, sans dire
la part que le crime avait prise à cette
catastrophe ; il ne mentionna pas non plus la présence
dans le pays d' une bande de convicts, se réservant
d' en instruire Ayrton en particulier. Puis, la
petite troupe traversa le railway quelques centaines
de toises au-dessus du pont, et reprit vers l' est
sa route accoutumée.

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chapitre xiii un premier prix de géographie
quelques collines découpaient à l' horizon leur profil
allongé et terminaient la plaine à deux mille du
railway. Le chariot ne tarda pas à s' engager au
milieu de gorges étroites et capricieusement
contournées. Elles aboutissaient à une contrée
charmante, où de beaux arbres, non réunis en forêts,
mais groupés par bouquets isolés, poussaient avec une
exubérance toute tropicale. Entre les plus admirables
se distinguaient les " casuarinas " , qui semblent avoir
emprunté au chêne la structure robuste de son tronc,
à l' acacia ses gousses odorantes, et au pin la rudesse
de ses feuilles un peu glauques. à leurs rameaux se
mêlaient les cônes si curieux du " banksia latifolia " ,
dont la maigreur est d' une suprême élégance. De grands
arbustes à brindilles retombantes faisaient dans les
massifs l' effet d' une eau verte débordant de vasques
trop pleines. Le regard hésitait entre toutes ces
merveilles naturelles, et ne savait où fixer son
admiration.
La petite troupe s' était arrêtée un instant. Ayrton,
sur l' ordre de lady Helena, avait retenu son
attelage. Les gros disques du chariot cessaient de
crier sur le sable quartzeux. De longs tapis verts
s' étendaient sous les groupes d' arbres ; seulement,
quelques extumescences du sol, des renflements
réguliers, les divisaient en cases encore assez
apparentes, comme un vaste échiquier.
Paganel ne se trompa pas à la vue de ces verdoyantes

p134

solitudes, si poétiquement disposées pour l' éternel
repos. Il reconnut ces carrés funéraires, dont l' herbe
efface maintenant les dernières traces, et que le
voyageur rencontre si rarement sur la terre
australienne.
" les bocages de la mort " , dit-il.
En effet, un cimetière indigène était là, devant ses
yeux, mais si frais, si ombragé, si égayé par de
joyeuses volées d' oiseaux, si engageant, qu' il
n' éveillait aucune idée triste. On l' eût pris
volontiers pour un des jardins de l' Eden, alors que
la mort était bannie de la terre. Il semblait fait
pour les vivants. Mais ces tombes, que le sauvage
entretenait avec un soin pieux, disparaissaient déjà
sous une marée montante de verdure. La conquête avait
chassé l' australien loin de la terre où reposaient
ses ancêtres, et la colonisation allait bientôt livrer
ces champs de la mort à la dent des troupeaux. Aussi
ces bocages sont-ils devenus rares, et combien déjà
sont foulés aux pieds du voyageur indifférent, qui
recouvrent toute une génération récente !
Cependant Paganel et Robert, devançant leurs
compagnons, suivaient entre les tumuli de petites
allées ombreuses. Ils causaient et s' instruisaient l' un
l' autre, car le géographe prétendait qu' il gagnait
beaucoup à la conversation du jeune Grant. Mais ils
n' avaient pas fait un quart de mille, que lord
Glenarvan les vit s' arrêter, puis descendre de cheval,
et enfin se pencher vers la terre. Ils paraissaient
examiner un objet très curieux, à en croire leurs
gestes expressifs.
Ayrton piqua son attelage, et le chariot ne tarda pas
à rejoindre les deux amis. La cause de leur halte
et de leur étonnement fut aussitôt reconnue. Un enfant
indigène, un petit garçon de huit ans, vêtu d' habits
européens, dormait d' un paisible sommeil à l' ombre
d' un magnifique banksia. Il était difficile de se
méprendre aux traits caractéristiques de sa race :
ses cheveux crépus, son teint presque noir, son nez
épaté, ses lèvres épaisses, une longueur peu ordinaire
des bras, le classaient

p135

immédiatement parmi les naturels de l' intérieur. Mais
une intelligente physionomie le distinguait, et
certainement l' éducation avait déjà relevé ce jeune
sauvage de sa basse origine.
Lady Helena, très intéressée à sa vue, mit pied à
terre, et bientôt toute la troupe entoura le petit
indigène, qui dormait profondément.
" pauvre enfant, dit Mary Grant, est-il donc perdu
dans ce désert ?
-je suppose, répondit lady Helena, qu' il est venu
de loin pour visiter ces bocages de la mort ! Ici
reposent sans doute ceux qu' il aime !
-mais il ne faut pas l' abandonner ! Dit Robert. Il
est seul, et... "
la charitable phrase de Robert fut interrompue par
un mouvement du jeune indigène, qui se retourna sans
se réveiller ; mais alors la surprise de chacun fut
extrême de lui voir sur les épaules un écriteau et
d' y lire l' inscription suivante :
toliné, to be conducted to echuca,... etc
" voilà bien les anglais ! S' écria Paganel. Ils
expédient un enfant comme un colis ! Ils l' enregistrent
comme un paquet ! On me l' avait bien dit, mais je ne
voulais pas le croire.
-pauvre petit ! Fit lady Helena. était-il dans ce
train qui a déraillé à Camden-Bridge ? Peut-être
ses parents ont-ils péri, et le voilà seul au monde !
-je ne crois pas, madame, répondit John Mangles.
Cet écriteau indique, au contraire, qu' il voyageait
seul.
-il s' éveille, " dit Mary Grant.
En effet, l' enfant se réveillait. Peu à peu ses yeux

p136

s' ouvrirent et se refermèrent aussitôt, blessés par
l' éclat du jour. Mais lady Helena lui prit la main ;
il se leva et jeta un regard étonné au groupe des
voyageurs.
Un sentiment de crainte altéra d' abord ses traits,
mais la présence de lady Glenarvan le rassura.
" comprends-tu l' anglais, mon ami ? Lui demanda la
jeune femme.
-je le comprends et je le parle, " répondit l' enfant
dans la langue des voyageurs, mais avec un accent
très marqué.
Sa prononciation rappelait celle des français qui
s' expriment dans la langue du royaume-uni.
" quel est ton nom ? Demanda lady Helena.
-Toliné, répondit le petit indigène.
-ah ! Toliné ! S' écria Paganel. Si je ne me trompe,
ce mot signifie " écorce d' arbre " en australien ? "
Toliné fit un signe affirmatif et reporta ses regards
sur les voyageuses.
" d' où viens-tu, mon ami ? Reprit lady Helena.
-de Melbourne, par le railway de Sandhurst.
-tu étais dans ce train qui a déraillé au pont de
Camden ? Demanda Glenarvan.
-oui, monsieur, répondit Toliné, mais le Dieu de
la bible m' a protégé.
-tu voyageais seul ?
-seul. Le révérend Paxton m' avait confié aux soins
de Jeffries Smith. Malheureusement, le pauvre facteur
a été tué !
-et dans ce train, tu ne connaissais personne ?
-personne, monsieur, mais Dieu veille sur les
enfants et ne les abandonne jamais ! "
Toliné disait ces choses d' une voix douce, qui allait
au coeur. Quand il parlait de Dieu, sa parole
devenait plus grave, ses yeux s' allumaient, et l' on
sentait toute la ferveur contenue dans cette jeune
âme.
Cet enthousiasme religieux dans un âge si tendre
s' expliquera facilement. Cet enfant était un de ces
jeunes

p137

indigènes baptisés par les missionnaires anglais, et
élevés par eux dans les pratiques austères de la
religion méthodiste. Ses réponses calmes, sa tenue
propre, son costume sombre lui donnaient déjà l' air
d' un petit révérend.
Mais où allait-il ainsi à travers ces régions
désertes, et pourquoi avait-il quitté Camden-Bridge ?
Lady Helena l' interrogea à ce sujet.
" je retournais à ma tribu, dans le Lachlan,
répondit-il. Je veux revoir ma famille.
-des australiens ? Demanda John Mangles.
-des australiens du Lachlan, répondit Toliné.
-et tu as un père, une mère ? Dit Robert Grant.
-oui, mon frère, " répondit Toliné, en offrant sa
main au jeune Grant, que ce nom de frère touchait
sensiblement. Il embrassa le petit indigène, et il
n' en fallait pas plus pour faire d' eux une paire
d' amis.
Cependant les voyageurs, vivement intéressés par les
réponses de ce jeune sauvage, s' étaient peu à peu
assis autour de lui, et l' écoutaient parler. Déjà le
soleil s' abaissait derrière les grands arbres.
Puisque l' endroit paraissait propice à une halte, et
qu' il importait peu de faire quelques milles de plus
avant la nuit close, Glenarvan donna l' ordre de
tout préparer pour le campement. Ayrton détela les
boeufs ; avec l' aide de Mulrady et de Wilson, il
leur mit les entraves et les laissa paître à leur
fantaisie. La tente fut dressée. Olbinett prépara
le repas. Toliné accepta d' en prendre sa part, non
sans faire quelque cérémonie, quoiqu' il eût faim. On
se mit donc à table, les deux enfants l' un près de
l' autre. Robert choisissait les meilleurs morceaux
pour son nouveau camarade, et Toliné les acceptait
avec une grâce craintive et pleine de charme.
La conversation, cependant, ne languissait pas. Chacun
s' intéressait à l' enfant et l' interrogeait. On voulait
connaître son histoire. Elle était bien simple. Son
passé, ce fut celui de ces pauvres indigènes confiés
dès leur bas âge aux soins des sociétés charitables
par les tribus

p138

voisines de la colonie. Les australiens ont des moeurs
douces. Ils ne professent pas envers leurs envahisseurs
cette haine farouche qui caractérise les nouveaux
zélandais, et peut-être quelques peuplades de
l' Australie septentrionale. On les voit fréquenter
les grandes villes, Adélaïde, Sydney, Melbourne,
et s' y promener même dans un costume assez primitif.
Ils y trafiquent des menus objets de leur industrie,
d' instruments de chasse ou de pêche, d' armes, et
quelques chefs de tribu, par économie sans doute,
laissent volontiers leurs enfants profiter du
bénéfice de l' éducation anglaise.
Ainsi firent les parents de Toliné, véritables
sauvages du Lachlan, vaste région située au delà du
Murray. Depuis cinq ans qu' il demeurait à Melbourne,
l' enfant n' avait revu aucun des siens. Et pourtant,
l' impérissable sentiment de la famille vivait toujours
dans son coeur, et c' était pour revoir sa tribu,
dispersée peut-être, sa famille, décimée sans doute,
qu' il avait repris le pénible chemin du désert.
" et après avoir embrassé tes parents tu reviendras à
Melbourne, mon enfant ? Lui demanda lady Glenarvan.
-oui, madame, répondit Toliné en regardant la
jeune femme avec une sincère expression de tendresse.
-et que veux-tu faire un jour ?
-je veux arracher mes frères à la misère et à
l' ignorance ! Je veux les instruire, les amener à
connaître et à aimer Dieu ! Je veux être
missionnaire ! "
ces paroles prononcées avec animation par un enfant
de huit ans, pouvaient prêter à rire à des esprits
légers et railleurs ; mais elles furent comprises et
respectées de ces graves écossais ; ils admirèrent
la religieuse vaillance de ce jeune disciple, déjà
prêt au combat. Paganel se sentit remué jusqu' au
fond du coeur, et il éprouva une véritable sympathie
pour le petit indigène.
Faut-il le dire ? Jusqu' ici, ce sauvage en habit
européen ne lui plaisait guère. Il ne venait pas en
Australie pour voir des australiens en redingote !
Il les voulait habillés

p139

d' un simple tatouage. Cette mise " convenable "
déroutait ses idées. Mais du moment que Toliné eut
parlé si ardemment, il revint sur son compte et se
déclara son admirateur. La fin de cette conversation,
d' ailleurs, devait faire du brave géographe le
meilleur ami du petit australien.
En effet, à une question de lady Helena, Toliné
répondit qu' il faisait ses études " à l' école normale "
de Melbourne, dirigée par le révérend M Paxton.
" et que t' apprend-on à cette école ? Demanda lady
Glenarvan.
-on m' apprend la bible, les mathématiques, la
géographie...
-ah ! La géographie ! S' écria Paganel, touché dans
son endroit sensible.
-oui, monsieur, répondit Toliné. J' ai même eu un
premier prix de géographie avant les vacances de
janvier.
-tu as eu un prix de géographie, mon garçon ?
-le voilà, monsieur " , dit Toliné, tirant un livre
de sa poche.
C' était une bible in-32, bien reliée. Au verso de la
première page, on lisait cette mention : école
normale de Melbourne, 1 er prix de géographie,
Toliné du Lachlan.

Paganel n' y tint plus ! Un australien fort en
géographie, cela l' émerveillait, et il embrassa
Toliné sur les deux joues, ni plus ni moins que s' il
eût été le révérend Paxton lui-même, un jour de
distribution de prix. Paganel, cependant, aurait
dû savoir que ce fait n' est pas rare dans les écoles
australiennes. Les jeunes sauvages sont très aptes
à saisir les sciences géographiques ; ils y mordent
volontiers, et montrent, au contraire, un esprit
assez rebelle aux calculs.
Toliné, lui, n' avait rien compris aux caresses
subites du savant. Lady Helena dut lui expliquer
que Paganel était un célèbre géographe, et, au
besoin, un professeur distingué.

p140

" un professeur de géographie ! Répondit Toliné. Oh !
Monsieur, interrogez-moi !
-t' interroger, mon garçon ! Dit Paganel, mais je ne
demande pas mieux ! J' allais même le faire sans ta
permission. Je ne suis pas fâché de voir comment on
enseigne la géographie à l' école normale de
Melbourne !
-et si Toliné allait vous en remontrer, Paganel !
Dit Mac Nabbs.
-par exemple ! S' écria le géographe, en remontrer au
secrétaire de la société de géographie de France ! "
puis, assurant ses lunettes sur son nez, redressant
sa haute taille, et prenant un ton grave, comme il
convient à un professeur, il commença son
interrogation.
" élève Toliné, dit-il, levez-vous. "
Toliné, qui était debout, ne pouvait se lever
davantage. Il attendit donc dans une posture modeste
les questions du géographe.
" élève Toliné, reprit Paganel, quelles sont les cinq
parties du monde ?
-l' Océanie, l' Asie, l' Afrique, l' Amérique et
l' Europe, répondit Toliné.
-parfait. Parlons d' abord de l' Océanie, puisque nous
y sommes en ce moment. Quelles sont ses principales
divisions ?
-elle se divise en Polynésie, en Malaisie, en
Micronésie et en Mégalésie. Ses principales îles
sont l' Australie, qui appartient aux anglais, la
Nouvelle Zélande, qui appartient aux anglais, la
Tasmanie, qui appartient aux anglais, les îles
Chatham, Auckland, Macquarie, Kermadec, Makin,
Maraki, etc., qui appartiennent aux anglais.
-bon, répondit Paganel, mais la Nouvelle Calédonie,
les Sandwich, les Mendana, les Pomotou ?
-ce sont des îles placées sous le protectorat de la
Grande-Bretagne.
-comment ! Sous le protectorat de la
Grande-Bretagne !

p141

S' écria Paganel. Mais il me semble que la France, au
contraire...
-la France ! Fit le petit garçon d' un air étonné.
-tiens ! Tiens ! Dit Paganel, voilà ce que l' on
vous apprend à l' école normale de Melbourne ?
-oui, monsieur le professeur ; est-ce que ce n' est
pas bien ?
-si ! Si ! Parfaitement, répondit Paganel. Toute
l' Océanie est aux anglais ! C' est une affaire
entendue ! Continuons. "
Paganel avait un air demi-vexé, demi-surpris, qui
faisait la joie du major.
L' interrogation continua.
" passons à l' Asie, dit le géographe.
-l' Asie, répondit Toliné, est un pays immense.
Capitale : Calcutta. Villes principales : Bombay,
Madras, Calicut, Aden, Malacca, Singapoor,
Pegou, Colombo ; îles Laquedives, îles Maldives,
îles Chagos, etc., etc. Appartient aux anglais.
-bon ! Bon ! élève Toliné. Et l' Afrique ?
-l' Afrique renferme deux colonies principales : au
sud, celle du Cap, avec Cape-Town pour capitale,
et à l' ouest, les établissements anglais, ville
principale : Sierra-Leone.
-bien répondu ! Dit Paganel, qui commençait à
prendre son parti de cette géographie
anglo-fantaisiste,

p142

parfaitement enseigné ! Quant à l' Algérie, au Maroc,
à l' égypte... rayés des atlas britanniques ! Je
serais bien aise, maintenant, de parler un peu de
l' Amérique !
-elle se divise, reprit Toliné, en Amérique
septentrionale et en Amérique méridionale. La première
appartient aux anglais par le Canada, le Nouveau
Brunswick, la Nouvelle écosse, et les états-Unis
sous l' administration du gouverneur Johnson !
-le gouverneur Johnson ! S' écria Paganel, ce
successeur du grand et bon Lincoln assassiné par un
fou fanatique de l' esclavage ! Parfait ! On ne peut
mieux. Et quant à l' Amérique du Sud, avec sa
Guyane, ses Malouines, son archipel des Shetland,
sa Géorgie, sa Jamaïque, sa Trinidad, etc., etc.,
elle appartient encore aux anglais ! Ce n' est pas moi
qui disputerai à ce sujet. Mais, par exemple, Toliné,
je voudrais bien connaître ton opinion sur l' Europe,
ou plutôt celle de tes professeurs ?
-l' Europe ? Répondit Toliné, qui ne comprenait rien
à l' animation du géographe.
-oui ! L' Europe ! à qui appartient l' Europe ?
-mais l' Europe appartient aux anglais, répondit
l' enfant d' un ton convaincu.
-je m' en doute bien, reprit Paganel. Mais comment ?
Voilà ce que je désire savoir.
-par l' Angleterre, l' écosse, l' Irlande, Malte,
les îles Jersey et Guernesey, les îles loniennes,
les Hébrides, les Shetland, les Orcades...
-bien ! Bien, Toliné, mais il y a d' autres états
que tu oublies de mentionner, mon garçon !
-lesquels ? Monsieur, répondit l' enfant, qui ne se
déconcertait pas.
-l' Espagne, la Russie, l' Autriche, la Prusse,
la France ?
-ce sont des provinces et non des états, dit Toliné.
-par exemple ! S' écria Paganel, en arrachant ses
lunettes de ses yeux.
-sans doute, l' Espagne, capitale Gibraltar.

p143

-admirable ! Parfait ! Sublime ! Et la France, car
je suis français et je ne serais pas fâché
d' apprendre à qui j' appartiens !
-la France, répondit tranquillement Toliné, c' est
une province anglaise, chef-lieu Calais.
-Calais ! S' écria Paganel. Comment ! Tu crois que
Calais appartient encore à l' Angleterre ?
-sans doute.
-et que c' est le chef-lieu de la France ?
-oui, monsieur, et c' est là que réside le gouverneur,
lord Napoléon... "
à ces derniers mots, Paganel éclata. Toliné ne
savait que penser. On l' avait interrogé, il avait
répondu de son mieux. Mais la singularité de ses
réponses ne pouvait lui être imputée ; il ne la
soupçonnait même pas. Cependant, il ne paraissait
point déconcerté, et il attendait gravement la fin
de ces incompréhensibles ébats.
" vous le voyez, dit en riant le major à Paganel.
N' avais-je pas raison de prétendre que l' élève Toliné
vous en remontrerait ?
-certes ! Ami major, répliqua le géographe. Ah !
Voilà comme on enseigne la géographie à Melbourne !
Ils vont bien, les professeurs de l' école normale !
L' Europe, l' Asie, l' Afrique, l' Amérique,
l' Océanie, le monde entier, tout aux anglais !
Parbleu, avec cette éducation ingénieuse, je comprends
que les indigènes se soumettent ! Ah çà ! Toliné,
et la lune, mon garçon, est-ce qu' elle est anglaise
aussi ?
-elle le sera, " répondit gravement le jeune sauvage.
Là-dessus, Paganel se leva. Il ne pouvait plus tenir
en place. Il lui fallait rire tout à son aise, et il
alla passer son accès à un quart de mille du
campement.
Cependant, Glenarvan avait été chercher un livre
dans la petite bibliothèque de voyage. C' était le
précis de géographie de Samuel Richardson, un
ouvrage estimé en Angleterre, et plus au courant
de la science que les professeurs de Melbourne.

p144

" tiens, mon enfant, dit-il à Toliné, prends et
garde ce livre. Tu as quelques idées fausses en
géographie qu' il est bon de réformer. Je te le donne
en souvenir de notre rencontre. "
Toliné prit le livre sans répondre ; il le regarda
attentivement, remuant la tête d' un air d' incrédulité,
sans se décider à le mettre dans sa poche.
Cependant, la nuit était tout à fait venue. Il était
dix heures du soir. Il fallait songer au repos afin
de se lever de grand matin. Robert offrit à son ami
Toliné la moitié de sa couchette.
Le petit indigène accepta.
Quelques instants après, lady Helena et Mary Grant
regagnèrent le chariot, et les voyageurs s' étendirent
sous la tente, pendant que les éclats de rire de
Paganel se mêlaient encore au chant doux et bas des
pies sauvages.
Mais le lendemain, quand, à six heures, un rayon de
soleil réveilla les dormeurs, ils cherchèrent en vain
l' enfant australien. Toliné avait disparu.
Voulait-il gagner sans retard les contrées du
Lachlan ? S' était-il blessé des rires de Paganel ?
On ne savait.
Mais, lorsque lady Helena s' éveilla, elle trouva
sur sa poitrine un frais bouquet de sensitives à
feuilles simples, et Paganel, dans la poche de sa
veste, " la géographie " de Samuel Richardson.

p145

chapitre xiv les mines du mont Alexandre
en 1814, sir Roderick Impey Murchison,
actuellement président de la société royale
géographique de Londres, trouva, par l' étude de leur
conformation, des rapports d' identité remarquables
entre la chaîne de l' Oural et la chaîne qui s' étend
du nord au sud, non loin de la côte méridionale de
l' Australie.
Or, l' Oural étant une chaîne aurifère, le savant
géologue se demanda si le précieux métal ne se
rencontrerait pas dans la cordillère australienne. Il
ne se trompait pas.
En effet, deux ans plus tard, quelques échantillons
d' or lui furent envoyés de la Nouvelle Galles du
sud, et il décida l' émigration d' un grand nombre
d' ouvriers du Cornouaille vers les régions aurifères
de la Nouvelle Hollande.
C' était M Francis Dutton qui avait trouvé les
premières pépites de l' Australie du sud. C' étaient
Mm Forbes et Smyth qui avaient découvert les
premiers placers de la Nouvelle Galles.
Le premier élan donné, les mineurs affluèrent de tous
les points du globe, anglais, américains, italiens,
français, allemands, chinois. Cependant, ce ne fut
que le 3 avril 1851 que M Hargraves reconnut des
gîtes d' or très riches, et proposa au gouverneur de
la colonie de Sydney, sir Ch. Fitz-Roy, de lui
en révéler l' emplacement pour la modique somme de
cinq cents livres sterling.
Son offre ne fut pas acceptée, mais le bruit de la
découverte s' était répandu. Les chercheurs se
dirigèrent vers le

p146

Summerhill et le Leni' s Pond. La ville d' Ophir
fut fondée, et, par la richesse des exploitations,
elle se montra bientôt digne de son nom biblique.
Jusqu' alors il n' était pas question de la province
de Victoria, qui devait cependant l' emporter par
l' opulence de ses gîtes.
En effet, quelques mois plus tard, au mois d' août
1851, les premières pépites de la province furent
déterrées, et bientôt quatre districts se virent
largement exploités. Ces quatre districts étaient
ceux de Ballarat, de l' Ovens, de Bendigo et du
mont Alexandre, tous très riches ; mais, sur la
rivière d' Ovens, l' abondance des eaux rendait le
travail pénible ; à Ballarat, une répartition
inégale de l' or déjouait souvent les calculs des
exploitants ; à Bendigo, le sol ne se prêtait pas
aux exigences du travailleur. Au mont Alexandre,
toutes les conditions de succès se trouvèrent réunies
sur un sol régulier, et ce précieux métal, valant
jusqu' à quatorze cent quarante et un francs la livre,
atteignit le taux le plus élevé de tous les marchés
du monde.
C' était précisément à ce lieu si fécond en ruines
funestes et en fortunes inespérées que la route du
trente-septième parallèle conduisait les chercheurs
du capitaine Harry Grant.
Après avoir marché pendant toute la journée du 31
décembre sur un terrain très accidenté qui fatigua
les chevaux et les boeufs, ils aperçurent les cimes
arrondies du mont Alexandre. Le campement fut établi
dans une gorge étroite de cette petite chaîne, et
les animaux allèrent, les entraves aux pieds, chercher
leur nourriture entre les blocs de quartz qui
parsemaient le sol. Ce n' était pas encore la région
des placers exploités. Le lendemain seulement, premier
jour de l' année 1866, le chariot creusa son ornière
dans les routes de cette opulente contrée.
Jacques Paganel et ses compagnons furent ravis de
voir en passant ce mont célèbre, appelé Geboor
dans la langue australienne. Là, se précipita toute
la horde des aventuriers,

p147

les voleurs et les honnêtes gens, ceux qui font
pendre et ceux qui se font pendre. Aux premiers
bruits de la grande découverte, en cette année dorée
de 1851, les villes, les champs, les navires, furent
abandonnés des habitants, des squatters et des marins.
La fièvre de l' or devint épidémique, contagieuse
comme la peste, et combien en moururent, qui croyaient
déjà tenir la fortune ! La prodigue nature avait,
disait-on, semé des millions sur plus de vingt-cinq
degrés de latitude dans cette merveilleuse Australie.
C' était l' heure de la récolte, et ces nouveaux
moissonneurs couraient à la moisson. Le métier du
" digger " , du bêcheur, primait tous les autres, et,
s' il est vrai que beaucoup succombèrent à la tâche,
brisés par les fatigues, quelques-uns, cependant,
s' enrichirent d' un seul coup de pioche. On taisait
les ruines, on ébruitait les fortunes. Ces coups du
sort trouvaient un écho dans les cinq parties du
monde. Bientôt des flots d' ambitieux de toutes castes
refluèrent sur les rivages de l' Australie, et,
pendant les quatre derniers mois de l' année 1852,
Melbourne, seule, reçut cinquante-quatre mille
émigrants, une armée, mais une armée sans chef, sans
discipline, une armée au lendemain d' une victoire
qui n' était pas encore remportée, en un mot,
cinquante-quatre mille pillards de la plus
malfaisante espèce.
Pendant ces premières années d' ivresse folle, ce fut
un inexprimable désordre. Cependant, les anglais,
avec leur énergie accoutumée, se rendirent maîtres
de la situation. Les policemen et les gendarmes
indigènes abandonnèrent le parti des voleurs pour
celui des honnêtes gens. Il y eut revirement. Aussi
Glenarvan ne devait-il rien retrouver des scènes
violentes de 1852. Treize ans s' étaient écoulés
depuis cette époque, et maintenant l' exploitation
des terrains aurifères se faisait avec méthode,
suivant les règles d' une sévère organisation.
D' ailleurs, les placers s' épuisaient déjà. à force
de les fouiller, on en trouvait le fond. Et comment
n' eût-on pas tari ces trésors accumulés par la
nature, puisque, de 1852

p148

à 1858, les mineurs ont arraché au sol de Victoria
soixante-trois millions cent sept mille quatre cent
soixante-dix-huit livres sterling ? Les émigrants
ont donc diminué dans une proportion notable, et ils
se sont jetés sur des contrées vierges encore. Aussi,
les " gold fields " , les champs d' or, nouvellement
découverts à Otago et à Marlborough dans la
Nouvelle Zélande, sont-ils actuellement percés à
jour par des milliers de termites à deux pieds sans
plumes.
Vers onze heures, on arriva au centre des
exploitations. Là, s' élevait une véritable ville,
avec usines, maison de banque, église, caserne,
cottage et bureaux de journal. Les hôtels, les
fermes, les villas, n' y manquaient point. Il y avait
même un théâtre à dix shillings la place, et très
suivi. On jouait avec un grand succès une pièce du
cru intitulée Francis Obadiag, ou l' heureux
digger.
le héros, au dénouement, donnait le
dernier coup de pioche du désespoir, et trouvait un
" nugget " d' un poids invraisemblable.
Glenarvan, curieux de visiter cette vaste
exploitation du mont Alexandre, laissa le chariot
marcher en avant sous la conduite d' Ayrton et de
Mulrady. Il devait le rejoindre quelques heures
plus tard. Paganel fut enchanté de cette
détermination, et suivant son habitude, il se fit le
guide et le cicerone de la petite troupe.
D' après son conseil, on se dirigea vers la banque. Les
rues étaient larges, macadamisées et arrosées
soigneusement.

p149

De gigantesques affiches des golden company
(limited),
des digger' s general office, des
nugget' s union, sollicitaient le regard.
L' association des bras et des capitaux s' était
substituée à l' action isolée du mineur. Partout on
entendait fonctionner les machines qui lavaient les
sables et pulvérisaient le quartz précieux.
Au delà des habitations s' étendaient les placers,
c' est-à-dire de vastes étendues de terrains livrés
à l' exploitation. Là piochaient les mineurs engagés
pour le compte des compagnies et fortement rétribués
par elles.
L' oeil n' aurait pu compter ces trous qui criblaient
le sol. Le fer des bêches étincelait au soleil et
jetait une incessante irradiation d' éclairs. Il y
avait parmi ces travailleurs des types de toutes
nations. Ils ne se querellaient point, et ils
accomplissaient silencieusement leur tâche, en gens
salariés.
" il ne faudrait pas croire, cependant, dit Paganel,
qu' il n' y a plus sur le sol australien un de ces
fiévreux chercheurs qui viennent tenter la fortune au
jeu des mines. Je sais bien que la plupart louent
leurs bras aux compagnies, et il le faut, puisque les
terrains aurifères sont tous vendus ou affermés par
le gouvernement. Mais à celui qui n' a rien, qui ne
peut ni louer ni acheter, il reste encore une chance
de s' enrichir.
-laquelle ? Demanda lady Helena.
-la chance d' exercer le " jumping " , répondit
Paganel. Ainsi, nous autres, qui n' avons aucun droit
sur ces placers, nous pourrions cependant, -avec
beaucoup de bonheur, s' entend, -faire fortune.
-mais comment ? Demanda le major.
-par le jumping, ainsi que j' ai eu l' honneur de vous
le dire.
-qu' est-ce que le jumping ? Redemanda le major.
-c' est une convention admise entre les mineurs, qui
amène souvent des violences et des désordres, mais
que les autorités n' ont jamais pu abolir.

p150

-allez donc, Paganel, dit Mac Nabbs, vous nous
mettez l' eau à la bouche.
-eh bien, il est admis que toute terre du centre
d' exploitation à laquelle on n' a pas travaillé
pendant vingt-quatre heures, les grandes fêtes
exceptées, tombe dans le domaine public. Quiconque
s' en empare peut la creuser et s' enrichir, si le ciel
lui vient en aide. Ainsi, Robert, mon garçon,
tâche de découvrir un de ces trous délaissés, et il
est à toi !
-Monsieur Paganel, dit Mary Grant, ne donnez
pas à mon frère de semblables idées.
-je plaisante, ma chère miss, répondit Paganel, et
Robert le sait bien. Lui, mineur ! Jamais ! Creuser
la terre, la retourner, la cultiver, puis
l' ensemencer et lui demander toute une moisson pour
ses peines, bon. Mais la fouiller à la façon des
taupes, en aveugle comme elles, pour lui arracher un
peu d' or, c' est un triste métier, et il faut être
abandonné de Dieu et des hommes pour le faire ! "
après avoir visité le principal emplacement des mines
et foulé un terrain de trans port, composé en grande
partie de quartz, de schiste argileux et de sable
provenant de la désagrégation des roches, les
voyageurs arrivèrent à la banque.
C' était un vaste édifice, portant à son faîte le
pavillon national. Lord Glenarvan fut reçu par
l' inspecteur général, qui fit les honneurs de son
établissement.
C' est là que les compagnies déposent contre un reçu
l' or arraché aux entrailles du sol. Il y avait loin
du temps où le mineur des premiers jours était
exploité par les marchands de la colonie. Ceux-ci
lui payaient aux placers cinquante-trois shillings
l' once qu' ils revendaient soixante-cinq à
Melbourne ! Le marchand, il est vrai, courait les
risques du transport, et comme les spéculateurs de
grande route pullulaient, l' escorte n' arrivait pas
toujours à destination.
De curieux échantillons d' or furent montrés aux
visiteurs,

p151

et l' inspecteur leur donna d' intéressants détails
sur les divers modes d' exploitation de ce métal.
On le rencontre généralement sous deux formes, l' or
roulé et l' or désagrégé. Il se trouve à l' état de
minerai, mélangé avec les terres d' alluvion, ou
renfermé dans sa gangue de quartz. Aussi, pour
l' extraire, procède-t-on suivant la nature du terrain,
par les fouilles de surface ou les fouilles de
profondeur.
Quand c' est de l' or roulé, il gît au fond des
torrents, des vallées et des ravins, étagé suivant
sa grosseur, les grains d' abord, puis les lamelles,
et enfin les paillettes.
Si c' est au contraire de l' or désagrégé, dont la
gangue a été décomposée par l' action de l' air, il
est concentré sur place, réuni en tas, et forme ce
que les mineurs appellent des " pochettes " . Il y a
de ces pochettes qui renferment une fortune.
Au mont Alexandre, l' or se recueille plus
spécialement dans les couches argileuses et dans
l' interstice des roches ardoisiennes. Là, sont les
nids à pépites ; là, le mineur heureux a souvent
mis la main sur le gros lot des placers.
Les visiteurs, après avoir examiné les divers
spécimens d' or, parcoururent le musée minéralogique
de la banque. Ils virent, étiquetés et classés, tous
les produits dont est formé le sol australien. L' or
ne fait pas sa seule richesse, et il peut passer à
juste titre pour un vaste écrin où la nature
renferme ses bijoux précieux. Sous les vitrines
étincelaient la topaze blanche, rivale des topazes
brésiliennes, le grenat almadin, l' épidote, sorte
de silicate d' un beau vert, le rubis balais,
représenté par des spinelles écarlates et par une
variété rose de la plus grande beauté, des saphirs
bleu clair et bleu foncé, tels que le corindon, et
aussi recherchés que celui du Malabar ou du Tibet,
des rutiles brillants, et enfin un petit cristal de
diamant qui fut trouvé sur les bords du Turon. Rien
ne manquait à cette resplendissante collection de
pierres fines, et il ne fallait pas aller chercher
loin l' or nécessaire

p152

à les enchâsser. à moins de les vouloir toutes
montées, on ne pouvait en demander davantage.
Glenarvan prit congé de l' inspecteur de la banque,
après l' avoir remercié de sa complaisance, dont il
avait largement usé. Puis, la visite des placers
fut reprise.
Paganel, si détaché qu' il fût des biens de ce
monde, ne faisait pas un pas sans fouiller du regard
ce sol. C' était plus fort que lui, et les
plaisanteries de ses compagnons n' y pouvaient rien.
à chaque instant, il se baissait, ramassait un
caillou, un morceau de gangue, des débris de quartz ;
il les examinait avec attention et les rejetait
bientôt avec mépris. Ce manège dura pendant toute
la promenade.
" ah çà ! Paganel, lui demanda le major, est-ce que
vous avez perdu quelque chose ?
-sans doute, répondit Paganel, on a toujours perdu
ce qu' on n' a pas trouvé, dans ce pays d' or et de
pierres précieuses. Je ne sais pas pourquoi
j' aimerais à emporter une pépite pesant quelques
onces, ou même une vingtaine de livres, pas
davantage.
-et qu' en feriez-vous, mon digne ami ? Dit
Glenarvan.
-oh ! Je ne serais pas embarrassé, répondit
Paganel. J' en ferais hommage à mon pays ! Je la
déposerais à la banque de France...
-qui l' accepterait ?
-sans doute, sous la forme d' obligations de chemins
de fer ! "
on félicita Paganel sur la façon dont il entendait
offrir sa pépite " à son pays " , et lady Helena lui
souhaita de trouver le plus gros nugget du monde.
Tout en plaisantant, les voyageurs parcoururent la
plus grande partie des terrains exploités. Partout
le travail se faisait régulièrement,
mécaniquement, mais sans animation.
Après deux heures de promenade, Paganel avisa une
auberge fort décente, où il proposa de s' asseoir
en attendant l' heure de rejoindre le chariot. Lady
Helena y

p153

consentit, et comme l' auberge ne va pas sans
rafraîchissements, Paganel demanda à l' aubergiste
de servir quelque boisson du pays.
On apporta un " nobler " pour chaque personne. Or, le
nobler, c' est tout bonnement le grog, mais le grog
retourné. Au lieu de mettre un petit verre
d' eau-de-vie dans un grand verre d' eau, on met un
petit verre d' eau dans un grand verre d' eau-de-vie,
on sucre et l' on boit. C' était un peu trop
australien, et, au grand étonnement de l' aubergiste,
le nobler, rafraîchi d' une grande carafe d' eau,
redevint le grog britannique.
Puis, on causa mine et mineurs. C' était le cas ou
jamais.
Paganel, très satisfait de ce qu' il venait de voir,
avoua cependant que ce devait être plus curieux
autrefois, pendant les premières années d' exploitation
du mont Alexandre.
" la terre, dit-il, était alors criblée de trous et
envahie par des légions de fourmis travailleuses, et
quelles fourmis ! Tous les émigrants en avaient
l' ardeur, mais non la prévoyance ! L' or s' en allait
en folies. On le buvait, on le jouait, et cette
auberge où nous sommes était un " enfer " , comme on
disait alors. Les coups de dés amenaient les coups
de couteau. La police n' y pouvait rien, et maintes
fois le gouverneur de la colonie fut obligé de marcher
avec des troupes régulières contre les mineurs
révoltés. Cependant, il parvint à les mettre à la
raison, il imposa un droit de patente à chaque
exploitant, il le fit percevoir non sans peine, et,
en somme, les désordres furent ici moins grands
qu' en Californie.
-ce métier de mineur, demanda lady Helena, tout
individu peut donc l' exercer ?
-oui, madame. Il n' est pas nécessaire d' être
bachelier pour cela. De bons bras suffisent. Les
aventuriers, chassés par la misère, arrivaient aux
mines sans argent pour la plupart, les riches avec
une pioche, les pauvres avec un couteau, et tous
apportaient dans ce travail une rage qu' ils n' eussent
pas mise à un métier d' honnête

p154

homme. C' était un singulier aspect que celui de ces
terrains aurifères ! Le sol était couvert de tentes,
de prélarts, de cahutes, de baraques en terre, en
planche, en feuillage. Au milieu, dominait la
marquise du gouvernement, ornée du pavillon
britannique, les tentes en coutil bleu de ses agents,
et les établissements des changeurs, des marchands
d' or, des trafiquants, qui spéculaient sur cet
ensemble de richesse et de pauvreté. Ceux-là se sont
enrichis à coup sûr. Il fallait voir ces diggers à
longue barbe et en chemise de laine rouge, vivant
dans l' eau et la boue. L' air était rempli du bruit
continu des pioches, et d' émanations fétides
provenant des carcasses d' animaux qui pourrissaient
sur le sol. Une poussière étouffante enveloppait
comme un nuage ces malheureux qui fournissaient à
la mortalité une moyenne excessive, et
certainement, dans un pays moins salubre, cette
population eût été décimée par le typhus. Et encore,
si tous ces aventuriers avaient réussi ! Mais tant
de misère n' était pas compensée, et, à bien compter,
on verrait que, pour un mineur qui s' est enrichi,
cent, deux cent mille peut-être, sont morts pauvres
et désespérés.
-pourriez-vous nous dire, Paganel, demanda
Glenarvan, comment on procédait à l' extraction de
l' or ?
-rien n' était plus simple, répondit Paganel. Les
premiers mineurs faisaient le métier d' orpailleurs,
tel qu' il est encore pratiqué dans quelques parties
des Cévennes, en France. Aujourd' hui les compagnies
procèdent autrement ; elles remontent à la source
même, au filon qui produit les lamelles, les
paillettes et les pépites. Mais les orpailleurs se
contentaient de laver les sables aurifères, voilà
tout. Ils creusaient le sol, ils recueillaient les
couches de terre qui leur semblaient productives,
et ils les traitaient par l' eau pour en séparer le
minerai précieux. Ce lavage s' opérait au moyen d' un
instrument d' origine américaine, appelé " craddle "
ou berceau. C' était une boîte longue de cinq à six
pieds, une sorte de bière ouverte et divisée en
deux compartiments. Le premier

p155

était muni d' un crible grossier, superposé à d' autres
cribles à mailles plus serrées ; le second était
rétréci à sa partie inférieure. On mettait le sable
sur le crible à une extrémité, on y versait de l' eau,
et de la main on agitait, ou plutôt on berçait
l' instrument. Les pierres restaient dans le premier
crible, le minerai et le sable fin dans les autres,
suivant leur grosseur, et la terre délayée s' en
allait avec l' eau par l' extrémité inférieure. Voilà
quelle était la machine généralement usitée.
-mais encore fallait-il l' avoir, dit John Mangles.
-on l' achetait aux mineurs enrichis ou ruinés,
suivant le cas, répondit Paganel, ou l' on s' en
passait.
-et comment la remplaçait-on ? Demanda Mary Grant.
-par un plat, ma chère Mary, un simple plat de fer ;
on vannait la terre comme on vanne le blé ;
seulement, au lieu de grains de froment, on
recueillait quelquefois des grains d' or. Pendant la
première année plus d' un mineur a fait fortune sans
autres frais. Voyez-vous, mes amis, c' était le bon
temps, bien que les bottes valussent cent cinquante
francs la paire, et qu' on payât dix shillings un
verre de limonade ! Les premiers arrivés ont toujours
raison. L' or était partout, en abondance, à la
surface du sol ; les ruisseaux coulaient sur un lit
de métal ; on en trouvait jusque dans les rues de
Melbourne ; on macadamisait avec de la poudre d' or.
Aussi, du 26 janvier au 24 février 1852, le précieux
métal transporté du mont Alexandre à Melbourne
sous l' escorte du gouvernement s' est élevé à huit
millions deux cent trente-huit mille sept cent
cinquante francs. Cela fait une moyenne de cent
soixante-quatre mille sept cent vingt-cinq francs
par jour.
-à peu près la liste civile de l' empereur de Russie,
dit Glenarvan.
-pauvre homme ! Répliqua le major.
-cite-t-on des coups de fortune subits ? Demanda
lady Helena.
-quelques-uns, madame.

p156

-et vous les connaissez ? Dit Glenarvan.
-parbleu ! Répondit Paganel. En 1852 dans le district
de Ballarat, on trouva un nugget qui pesait cinq
cent soixante-treize onces, un autre dans le
Gippsland de sept cent quatre-vingt-deux onces, et,
en 1861, un lingot de huit cent trente-quatre onces.
Enfin, toujours à Ballarat, un mineur découvrit un
nugget pesant soixante-cinq kilogrammes, ce qui, à
dix-sept cent vingt-deux francs la livre, fait deux
cent vingt-trois mille huit cent soixante francs !
Un coup de pioche qui rapporte onze mille francs de
rente, c' est un beau coup de pioche !
-dans quelle proportion s' est accrue la production
de l' or depuis la découverte de ces mines ? Demanda
John Mangles.
-dans une proportion énorme, mon cher John. Cette
production n' était que de quarante-sept millions par
an au commencement du siècle, et actuellement, en y
comprenant le produit des mines d' Europe, d' Asie
et d' Amérique, on l' évalue à neuf cents millions,
autant dire un milliard.
-ainsi, Monsieur Paganel, dit le jeune Robert,
à l' endroit même où nous sommes, sous nos pieds, il
y a peut-être beaucoup d' or ?
-oui, mon garçon, des millions ! Nous marchons
dessus, c' est que nous le méprisons !
-c' est donc un pays privilégié que l' Australie ?
-non, Robert, répondit le géographe. Les pays
aurifères ne sont point privilégiés. Ils n' enfantent
que des populations fainéantes, et jamais les races
fortes et laborieuses. Vois le Brésil, le Mexique,
la Californie, l' Australie ! Où en sont-ils au
dix-neuvième siècle ? Le pays par excellence, mon
garçon, ce n' est pas le pays de l' or, c' est le pays
du fer ! "

p157

chapitre xv " australian and new zealand gazette "
le 2 janvier, au soleil levant, les voyageurs
franchirent la limite des régions aurifères et les
frontières du comté de Talbot. Le pied de leurs
chevaux frappait alors les poudreux sentiers du
comté de Dalhousie. Quelques heures après, ils
passaient à gué la Colban et la Campasperivers
par 14435 et 14445 de longitude. La moitié du
voyage était accomplie. Encore quinze jours d' une
traversée aussi heureuse, et la petite troupe
atteindrait les rivages de la baie Twofold.
Du reste, tout le monde était bien portant. Les
promesses de Paganel, relativement à cet hygiénique
climat, se réalisaient. Peu ou point d' humidité, et
une chaleur très supportable. Les chevaux et les
boeufs ne s' en plaignaient point. Les hommes, pas
davantage.
Une seule modification avait été apportée à l' ordre
de marche depuis Camden-Bridge. La criminelle
catastrophe du railway, lorsqu' elle fut connue
d' Ayrton, l' engagea à prendre quelques précautions,
jusque-là fort inutiles. Les chasseurs durent ne
point perdre le chariot de vue. Pendant les heures
de campement, l' un d' eux fut toujours de garde.
Matin et soir, les amorces des armes furent
renouvelées. Il était certain qu' une bande de
malfaiteurs battait la campagne, et, quoique rien
ne fît naître des craintes immédiates, il fallait
être prêt à tout événement.
Inutile d' ajouter que ces précautions furent prises
à l' insu de lady Helena et de Mary Grant, que
Glenarvan ne voulait pas effrayer.

p158

Au fond, on avait raison d' agir ainsi. Une
imprudence, une négligence même pouvait coûter cher.
Glenarvan, d' ailleurs, n' était pas seul à se
préoccuper de cet état de choses. Dans les bourgs
isolés, dans les stations, les habitants et les
squatters se précautionnaient contre toute attaque
ou surprise. Les maisons se fermaient à la nuit
tombante. Les chiens, lâchés dans les palissades,
aboyaient à la moindre approche. Pas de berger
rassemblant à cheval ses nombreux troupeaux pour la
rentrée du soir, qui ne portât une carabine suspendue
à l' arçon de sa selle. La nouvelle du crime commis
au pont de Camden motivait cet excès de précaution,
et maint colon se verrouillait avec soin au
crépuscule, qui jusqu' alors dormait fenêtres et
portes ouvertes.
L' administration de la province elle-même fit preuve
de zèle et de prudence. Des détachements de gendarmes
indigènes furent envoyés dans les campagnes. On assura
plus spécialement le service des dépêches. Jusqu' à ce
moment, le mail-coach courait les grands chemins
sans escorte. Or, ce jour-là, précisément à l' instant
où la troupe de Glenarvan traversait la route de
Kilmore à Heathcote, la malle passa de toute la
vitesse de ses chevaux en soulevant un tourbillon
de poussière. Mais si vite qu' elle eût disparu,
Glenarvan avait vu reluire les carabines des
policemen qui galopaient à ses portières. On se serait
cru reporté à cette époque funeste où la découverte
des premiers placers jetait sur le continent
australien l' écume des populations européennes.
Un mille après avoir traversé la route de Kilmore,
le chariot s' enfonça sous un massif d' arbres géants,
et, pour la première fois depuis le cap Bernouilli,
les voyageurs pénétrèrent dans une de ces forêts
qui couvrent une superficie de plusieurs degrés.
Ce fut un cri d' admiration à la vue des eucalyptus
hauts de deux cents pieds, dont l' écorce fongueuse
mesurait jusqu' à cinq pouces d' épaisseur. Les troncs,
de vingt pieds de tour, sillonnés par les baves
d' une résine odorante,

p159

s' élevaient à cent cinquante pieds au-dessus du sol.
Pas une branche, pas un rameau, pas une pousse
capricieuse, pas un noeud même n' altérait leur profil.
Ils ne seraient pas sortis plus lisses de la main du
tourneur.
C' étaient autant de colonnes exactement calibrées qui
se comptaient par centaines. Elles s' épanouissaient
à une excessive hauteur en chapiteaux de branches
contournées et garnies à leur extrémité de feuilles
alternes ; à l' aisselle de ces feuilles pendaient
des fleurs solitaires dont le calice figurait une
urne renversée.
Sous ce plafond toujours vert, l' air circulait
librement ; une incessante ventilation buvait
l' humidité du sol ; les chevaux, les troupeaux de
boeufs, les chariots pouvaient passer à l' aise entre
ces arbres largement espacés et aménagés comme les
jalons d' un taillis en coupe. Ce n' était là ni le
bois à bouquets pressés et obstrués de ronces, ni
la forêt vierge barricadée de troncs abattus et
tendue de lianes inextricables, où, seuls, le fer
et le feu peuvent frayer la route aux pionniers. Un
tapis d' herbe au pied des arbres, une nappe de
verdure à leur sommet, de longues perspectives de
piliers hardis, peu d' ombre, peu de fraîcheur en
somme, une clarté spéciale et semblable aux lueurs
qui filtrent à travers un mince tissu, des reflets
réguliers, des miroitements nets sur le sol, tout
cet ensemble constituait un spectacle bizarre et
riche en effets neufs. La forêt du continent océanien
ne rappelle en aucune façon les forêts du nouveau
monde, et l' eucalyptus, le " tara " des aborigènes,
rangé dans cette famille des myrtes dont les
différentes espèces peuvent à peine s' énumérer, est
l' arbre par excellence de la flore australienne.
Si l' ombre n' est pas épaisse ni l' obscurité profonde
sous ces dômes de verdure, cela tient à ce que les
arbres présentent une anomalie curieuse dans la
disposition de leurs feuilles. Aucune n' offre sa
face au soleil, mais bien sa tranche acérée. L' oeil
n' aperçoit que des profils dans ce singulier
feuillage. Aussi, les rayons du soleil glissent-ils

p160

jusqu' à terre, comme s' ils passaient entre les lames
relevées d' une persienne.
Chacun fit cette remarque et parut surpris. Pourquoi
cette disposition particulière ? Cette question
s' adressait naturellement à Paganel. Il répondit
en homme que rien n' embarrasse.
" ce qui m' étonne ici, dit-il, ce n' est pas la
bizarrerie de la nature ; la nature sait ce qu' elle
fait, mais les botanistes ne savent pas toujours
ce qu' ils disent. La nature ne s' est pas trompée
en donnant à ces arbres ce feuillage spécial, mais
les hommes se sont fourvoyés en les appelant des
" eucalyptus " .
-que veut dire ce mot ? Demanda Mary Grant.
-il vient de (...), et signifie je couvre bien.
on a eu soin de commettre l' erreur en grec afin
qu' elle fût moins sensible, mais il est évident que
l' eucalyptus couvre mal.
-accordé, mon cher Paganel, répondit Glenarvan,
et maintenant, apprenez-nous pourquoi les feuilles
poussent ainsi.
-par une raison purement physique, mes amis,
répondit Paganel, et que vous comprendrez sans peine.
Dans cette contrée où l' air est sec, où les pluies
sont rares, où le sol est desséché, les arbres n' ont
besoin ni de vent ni de soleil. L' humidité manquant,
la sève manque aussi. De là ces feuilles étroites
qui cherchent à se défendre elles-mêmes contre le
jour et à se préserver d' une trop grande évaporation.
Voilà pourquoi elles se présentent de profil et non
de face à l' action des rayons solaires. Il n' y a
rien de plus intelligent qu' une feuille.
-et rien de plus égoïste ! Répliqua le major.
Celles-ci n' ont songé qu' à elles, et pas du tout
aux voyageurs. "
chacun fut un peu de l' avis de Mac Nabbs, moins
Paganel, qui, tout en s' essuyant le front, se
félicitait de marcher sous des arbres sans ombre.
Cependant, cette disposition du feuillage était
regrettable ; la traversée de ces forêts est souvent
très longue, et pénible par conséquent,

p161

puisque rien ne protège le voyageur contre les
ardeurs du jour.
Pendant toute la journée, le chariot roula sous ces
interminables travées d' eucalyptus. On ne rencontra
ni un quadrupède, ni un indigène. Quelques kakatoès
habitaient les cimes de la forêt ; mais, à cette
hauteur, on les distinguait à peine, et leur
babillage se changeait en imperceptible murmure.
Parfois, un essaim de perruches traversait une allée
lointaine et l' animait d' un rapide rayon multicolore.
Mais, en somme, un profond silence régnait dans ce
vaste temple de verdure, et le pas des chevaux,
quelques mots échangés dans une conversation décousue,
les roues du chariot qui grinçaient, et, de temps
en temps, un cri d' Ayrton excitant son indolent
attelage, troublaient seuls ces immenses solitudes.
Le soir venu, on campa au pied d' eucalyptus qui
portaient la marque d' un feu assez récent. Ils
formaient comme de hautes cheminées d' usines, car
la flamme les avait creusés intérieurement dans toute
leur longueur. Avec le seul revêtement d' écorce qui
leur restait, ils ne s' en portaient pas plus mal.
Cependant, cette fâcheuse habitude des squatters ou
des indigènes finira par détruire ces magnifiques
arbres, et ils disparaîtront comme ces cèdres du
Liban, vieux de quatre siècles, que brûle la flamme
maladroite des campements. Olbinett, suivant le
conseil de Paganel, alluma le feu du souper dans un
de ces troncs tubulaires ; il obtint aussitôt un
tirage considérable, et la fumée alla se perdre dans
le massif assombri du feuillage. On prit les
précautions voulues pour la nuit, et Ayrton,
Mulrady, Wilson, John Mangles, se relayant tour
à tour, veillèrent jusqu' au lever du soleil.
Pendant toute la journée du 3 janvier l' interminable
forêt multiplia ses longues avenues symétriques.
C' était à croire qu' elle ne finirait pas. Cependant,
vers le soir, les rangs des arbres s' éclaircirent,
et à quelques milles, dans une petite plaine,
apparut une agglomération de maisons régulières.

p162

" Seymour ! S' écria Paganel. Voilà la dernière ville
que nous devons rencontrer avant de quitter la
province de Victoria.
-est-elle importante ? Demanda lady Helena.
-madame, répondit Paganel, c' est une simple
paroisse qui est en train de devenir une municipalité.
-y trouverons-nous un hôtel convenable ? Dit
Glenarvan.
-je l' espère, répondit le géographe.
-eh bien, entrons dans la ville, car nos vaillantes
voyageuses ne seront pas fâchées, j' imagine, de s' y
reposer une nuit.
-mon cher Edward, répondit lady Helena, Mary et
moi nous acceptons, mais à la condition que cela ne
causera ni un dérangement, ni un retard.
-aucunement, répondit lord Glenarvan ; notre
attelage est fatigué ; d' ailleurs, demain, nous
repartirons à la pointe du jour. "
il était alors neuf heures. La lune s' approchait de
l' horizon et ne jetait plus que des rayons obliques,
noyés dans la brume. L' obscurité se faisait peu à
peu. Toute la troupe pénétra dans les larges rues
de Seymour sous la direction de Paganel, qui
semblait toujours parfaitement connaître ce qu' il
n' avait jamais vu. Mais son instinct le guidait, et
il arriva droit à Campbell' S north british hôtel.
Chevaux et boeufs furent menés à l' écurie, le chariot
remisé, et les voyageurs conduits à des chambres
assez confortables. à dix heures, les convives
prenaient place à une table, sur laquelle Olbinett
avait jeté le coup d' oeil du maître. Paganel venait
de courir la ville en compagnie de Robert, et il
raconta son impression nocturne d' une très laconique
façon. Il n' avait absolument rien vu.
Cependant, un homme moins distrait eût remarqué
certaine agitation dans les rues de Seymour : des
groupes étaient formés çà et là, qui se grossissaient
peu à peu ; on causait à la porte des maisons ; on
s' interrogeait avec une

p164

inquiétude réelle ; quelques journaux du jour étaient
lus à haute voix, commentés, discutés. Ces symptômes
ne pouvaient échapper à l' observateur le moins
attentif. Cependant Paganel n' avait rien soupçonné.
Le major, lui, sans aller si loin, sans même sortir
de l' hôtel, se rendit compte des craintes qui
préoccupaient justement la petite ville. Dix minutes
de conversation avec le loquace Dickson, le maître
de l' hôtel, et il sut à quoi s' en tenir.
Mais il n' en souffla mot. Seulement, quand le souper
fut terminé, lorsque lady Glenarvan, Mary et
Robert Grant eurent regagné leurs chambres, le
major retint ses compagnons et leur dit :
" on connaît les auteurs du crime commis sur le
chemin de fer de Sandhurst.
-et ils sont arrêtés ? Demanda vivement Ayrton.
-non, répondit Mac Nabbs, sans paraître remarquer
l' empressement du quartier-maître, empressement très
justifié, d' ailleurs, dans cette circonstance.
-tant pis, ajouta Ayrton.
-eh bien ! Demanda Glenarvan, à qui attribue-t-on
ce crime ?
-lisez, répondit le major, qui présenta à Glenarvan
un numéro de l' australian and new zealand gazette,
et vous verrez que l' inspecteur de police ne se
trompait pas. "
Glenarvan lut à haute voix le passage suivant :
" Sydney, 2 janvier 1866. -on se rappelle que, dans
" la nuit du 29 au 30 décembre dernier, un accident
" eut lieu à Camden-Bridge, à cinq milles au delà
" de la station de Castlemaine, railway de Melbourne
" à Sandhurst. L' express de nuit de 11 h 45, lancé
" à toute vitesse, est venu se précipiter dans la
" Lutton-river.
" le pont de Camden était resté ouvert au passage
" du train.
" des vols nombreux commis après l' accident, le
" cadavre

p165

" du garde retrouvé à un demi-mille de Camden-Bridge,
" prouvèrent que cette catastrophe était le résultat
" d' un crime.
" en effet, d' après l' enquête du coroner, il résulte
" que ce crime doit être attribué à la bande de
" convicts échappés depuis six mois du pénitentiaire
" de Perth, Australie occidentale, au moment où ils
" allaient être transférés à l' île Norfolk.
" ces convicts sont au nombre de vingt-neuf ; ils sont
" commandés par un certain Ben Joyce, malfaiteur
" de la plus dangereuse espèce, arrivé depuis
" quelques mois en Australie, on ne sait par quel
" navire, et sur lequel la justice n' a jamais pu
" mettre la main.
" les habitants des villes, les colons et squatters
" des stations sont invités à se tenir sur leurs
" gardes, et à faire parvenir au surveyor général
" tous les renseignements de nature à favoriser ses
" recherches.
" J P Mitchell, S G "
lorsque Glenarvan eut terminé la lecture de cet
article, Mac Nabbs se tourna vers le géographe et
lui dit :
" vous voyez, Paganel, qu' il peut y avoir des convicts
en Australie.
-des évadés, c' est évident ! Répondit Paganel,
mais des transportés régulièrement admis, non. Ces
gens-là n' ont pas le droit d' être ici.
-enfin, ils y sont, reprit Glenarvan ; mais je ne
suppose pas que leur présence puisse modifier nos
projets et arrêter notre voyage. Qu' en penses-tu,
John ? "
John Mangles ne répondit pas immédiatement ; il
hésitait entre la douleur que causerait aux deux
enfants l' abandon des recherches commencées et la
crainte de compromettre l' expédition.
" si lady Glenarvan et miss Grant n' étaient pas
avec

p166

nous, dit-il, je me préoccuperais fort peu de cette
bande de misérables. "
Glenarvan le comprit et ajouta :
" il va sans dire qu' il ne s' agit pas de renoncer à
accomplir notre tâche ; mais peut-être serait-il
prudent, à cause de nos compagnes, de rejoindre le
Duncan à Melbourne, et d' aller reprendre à
l' est les traces d' Harry Grant. Qu' en pensez-vous,
Mac Nabbs ?
-avant de me prononcer, répondit le major, je
désirerais connaître l' opinion d' Ayrton. "
le quartier-maître, directement interpellé, regarda
Glenarvan.
" je pense, dit-il, que nous sommes à deux cents milles
de Melbourne, et que le danger, s' il existe, est
aussi grand sur la route du sud que sur la route de
l' est. Toutes deux sont peu fréquentées, toutes
deux se valent. D' ailleurs, je ne crois pas qu' une
trentaine de malfaiteurs puissent effrayer huit
hommes bien armés et résolus. Donc, sauf meilleur
avis, j' irais en avant.
-bien parlé, Ayrton, répondit Paganel. En
continuant, nous pouvons couper les traces du
capitaine Grant. En revenant au sud, nous les
fuyons au contraire. Je pense donc comme vous, et je
fais bon marché de ces échappés de Perth, dont un
homme de coeur ne saurait tenir compte ! "
sur ce, la proposition de ne rien changer au
programme du voyage fut mise aux voix et passa à
l' unanimité.
" une seule observation, mylord, dit Ayrton au
moment où on allait se séparer.
-parlez, Ayrton.
-ne serait-il pas opportun d' envoyer au Duncan
l' ordre de rallier la côte ?
-à quoi bon ? Répondit John Mangles. Lorsque nous
serons arrivés à la baie Twofold, il sera temps
d' expédier cet ordre. Si quelque événement imprévu
nous obligeait à gagner Melbourne, nous pourrions
regretter de ne plus

p167

y trouver le Duncan. d' ailleurs, ses avaries
ne doivent pas encore être réparées. Je crois donc,
par ces divers motifs, qu' il vaut mieux attendre.
-bien ! " répondit Ayrton, qui n' insista pas.
Le lendemain, la petite troupe, armée et prête à
tout événement, quitta Seymour. Une demi-heure
après, elle rentrait dans la forêt d' eucalyptus, qui
reparaissait de nouveau vers l' est. Glenarvan eût
préféré voyager en rase campagne. Une plaine est
moins propice aux embûches et guet-apens qu' un bois
épais. Mais on n' avait pas le choix, et le chariot
se faufila pendant toute la journée entre les grands
arbres monotones. Le soir, après avoir longé la
frontière septentrionale du comté d' Anglesey, il
franchit le cent quarante-sixième méridien, et l' on
campa sur la limite du district de Murray.

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chapitre xvi où le major soutient que ce sont des
singes

le lendemain matin, 5 janvier, les voyageurs mettaient
le pied sur le vaste territoire de Murray. Ce
district vague et inhabité s' étend jusqu' à la haute
barrière des Alpes australiennes. La civilisation
ne l' a pas encore découpé en comtés distincts. C' est
la portion peu connue et peu fréquentée de la
province. Ses forêts tomberont un jour sous la hache
du bushman ; ses prairies seront livrées au troupeau
du squatter ; mais jusqu' ici c' est le sol vierge,
tel qu' il émergea de l' océan Indien, c' est le désert.
L' ensemble de ces terrains porte un nom significatif
sur les cartes anglaises : " reserve for the blacks " ,
la réserve pour les noirs. C' est là que les indigènes
ont été brutalement repoussés par les colons. On leur
a laissé, dans les plaines éloignées, sous les bois
inaccessibles, quelques places déterminées, où la
race aborigène achèvera peu à peu de s' éteindre. Tout
homme blanc, colon, émigrant, squatter, bushman,
peut franchir les limites de ces réserves. Le noir
seul n' en doit jamais sortir.
Paganel, tout en chevauchant, traitait cette grave
question des races indigènes. Il n' y eut qu' un avis
à cet égard, c' est que le système britannique
poussait à l' anéantissement des peuplades conquises,
à leur effacement des régions où vivaient leurs
ancêtres. Cette funeste tendance fut partout marquée,
et en Australie plus qu' ailleurs.
Aux premiers temps de la colonie, les déportés, les

p169

colons eux-mêmes, considéraient les noirs comme des
animaux sauvages. Ils les chassaient et les tuaient
à coups de fusil. On les massacrait, on invoquait
l' autorité des jurisconsultes pour prouver que
l' australien étant hors la loi naturelle, le meurtre
de ces misérables ne constituait pas un crime. Les
journaux de Sydney proposèrent même un moyen
efficace de se débarrasser des tribus du lac Hunter :
c' était de les empoisonner en masse.
Les anglais, on le voit, au début de leur conquête,
appelèrent le meurtre en aide à la colonisation.
Leurs cruautés furent atroces. Ils se conduisirent
en Australie comme aux Indes, où cinq millions
d' indiens ont disparu ; comme au Cap, où une
population d' un million de hottentots est tombée à
cent mille. Aussi la population aborigène, décimée
par les mauvais traitements et l' ivrognerie, tend-elle
à disparaître du continent devant une civilisation
homicide. Certains gouverneurs, il est vrai, ont
lancé des décrets contre les sanguinaires bushmen !
Ils punissaient de quelques coups de fouet le blanc
qui coupait le nez ou les oreilles à un noir, ou lui
enlevait le petit doigt, " pour s' en faire un
bourre-pipe. " vaines menaces ! Les meurtres
s' organisèrent sur une vaste échelle et des tribus
entières disparurent. Pour ne citer que l' île de
Van-Diemen, qui comptait cinq cent mille indigènes
au commencement du siècle, ses habitants, en 1863,
étaient réduits à sept ! Et dernièrement, le
mercure a pu signaler l' arrivée à Hobart-Town
du dernier des tasmaniens.
Ni Glenarvan, ni le major, ni John Mangles, ne
contredirent Paganel. Eussent-ils été anglais, ils
n' auraient pas défendu leurs compatriotes. Les faits
étaient patents, incontestables.
" il y a cinquante ans, ajouta Paganel, nous
aurions déjà rencontré sur notre route mainte tribu
de naturels, et jusqu' ici pas un indigène n' est
encore apparu. Dans un siècle, ce continent sera
entièrement dépeuplé de sa race noire. "

p170

en effet, la réserve paraissait être absolument
abandonnée. Nulle trace de campements ni de huttes.
Les plaines et les grands taillis se succédaient,
et peu à peu la contrée prit un aspect sauvage. Il
semblait même qu' aucun être vivant, homme ou bête,
ne fréquentait ces régions éloignées, quand Robert,
s' arrêtant devant un bouquet d' eucalyptus, s' écria :
" un singe ! Voilà un singe ! "
et il montrait un grand corps noir qui, se glissant
de branche en branche avec une surprenante agilité,
passait d' une cime à l' autre, comme si quelque
appareil membraneux l' eût soutenu dans l' air. En
cet étrange pays, les singes volaient-ils donc
comme certains renards auxquels la nature a donné
des ailes de chauve-souris ?
Cependant, le chariot s' était arrêté, et chacun
suivait des yeux l' animal qui se perdit peu à peu
dans les hauteurs de l' eucalyptus. Bientôt, on le
vit redescendre avec la rapidité de l' éclair, courir
sur le sol avec mille contorsions et gambades, puis
saisir de ses longs bras le tronc lisse d' un
énorme gommier. On se demandait comment il s' élèverait
sur cet arbre droit et glissant qu' il ne pouvait
embrasser. Mais le singe, frappant alternativement
le tronc d' une sorte de hache, creusa de petites
entailles, et par ces points d' appui régulièrement
espacés, il atteignit la fourche du gommier. En
quelques secondes, il disparut dans l' épaisseur du
feuillage.
" ah çà, qu' est-ce que c' est que ce singe-là ?
Demanda le major.
-ce singe-là, répondit Paganel, c' est un australien
pur sang ! "
les compagnons du géographe n' avaient pas encore
eu le temps de hausser les épaules, que des cris
qu' on pourrait orthographier ainsi : " coo-eeh !
Coo-eeh ! " retentirent à peu de distance. Ayrton
piqua ses boeufs, et, cent pas plus loin, les
voyageurs arrivaient inopinément à un campement
d' indigènes.
Quel triste spectacle ! Une dizaine de tentes se
dressaient

p171

sur le sol nu. Ces " gunyos " , faits avec des bandes
d' écorce étagées comme des tuiles, ne protégeaient que
d' un côté leurs misérables habitants. Ces êtres,
dégradés par la misère, étaient repoussants. Il y
en avait là une trentaine, hommes, femmes et enfants,
vêtus de peaux de kanguroos déchiquetées comme des
haillons. Leur premier mouvement, à l' approche du
chariot, fut de s' enfuir. Mais quelques mots d' Ayrton
prononcés dans un inintelligible patois parurent
les rassurer. Ils revinrent alors, moitié confiants,
moitié craintifs, comme des animaux auxquels on tend
quelque morceau friand.
Ces indigènes, hauts de cinq pieds quatre pouces à
cinq pieds sept pouces, avaient un teint fuligineux,
non pas noir, mais couleur de vieille suie, les
cheveux floconneux, les bras longs, l' abdomen
proéminent, le corps velu et couturé par les
cicatrices du tatouage ou par les incisions pratiquées
dans les cérémonies funèbres. Rien d' horrible comme
leur figure monstrueuse, leur bouche énorme, leur
nez épaté et écrasé sur les joues, leur mâchoire
inférieure proéminente, armée de dents blanches, mais
proclives. Jamais créatures humaines n' avaient
présenté à ce point le type d' animalité.
" Robert ne se trompait pas, dit le major, ce sont
des singes, -pur sang, si l' on veut, -mais ce sont
des singes !
-Mac Nabbs, répondit lady Helena, donneriez-vous
donc raison à ceux qui les chassent comme des bêtes
sauvages ? Ces pauvres êtres sont des hommes.
-des hommes ! S' écria Mac Nabbs ! Tout au plus
des êtres intermédiaires entre l' homme et
l' orang-outang ! Et encore, si je mesurais leur
angle facial, je le trouverais aussi fermé que celui
du singe ! "
Mac Nabbs avait raison sous ce rapport ; l' angle
facial de l' indigène australien est très aigu et
sensiblement égal à celui de l' orang-outang, soit
soixante à soixante-deux degrés. Aussi n' est-ce
pas sans raison que M De Rienzi

p172

proposa de classer ces malheureux dans une race à
part qu' il nommait les " pithécomorphes " ,
c' est-à-dire hommes à formes de singes.
Mais lady Helena avait encore plus raison que Mac
Nabbs, en tenant pour des êtres doués d' une âme
ces indigènes placés au dernier degré de l' échelle
humaine. Entre la brute et l' australien existe
l' infranchissable abîme qui sépare les genres. Pascal
a justement dit que l' homme n' est brute nulle part.
Il est vrai qu' il ajoute avec non moins de sagesse,
" ni ange non plus " .
Or, précisément, lady Helena et Mary Grant
donnaient tort à cette dernière partie de la proposition
du grand penseur. Ces deux charitables femmes avaient
quitté le chariot ; elles tendaient une main
caressante à ces misérables créatures ; elles leur
offraient des aliments que ces sauvages avalaient
avec une répugnante gloutonnerie. Les indigènes
devaient d' autant mieux prendre lady Helena pour une
divinité, que, suivant leur religion, les blancs sont
d' anciens noirs, blanchis après leur mort.
Mais ce furent les femmes, surtout, qui excitèrent la
pitié des voyageuses. Rien n' est comparable à la
condition de l' australienne ; une nature marâtre lui
a même refusé le moindre charme ; c' est une esclave,
enlevée par la force brutale, qui n' a eu d' autre
présent de noce que des coups de " waddie " , sorte de
bâton rivé à la main de son maître. Depuis ce moment,
frappée d' une vieillesse précoce et foudroyante, elle
a été accablée de tous les pénibles travaux de la vie
errante, portant avec ses enfants enroulés dans un
paquet de jonc les instruments de pêche et de chasse,
les provisions de " phormium tenax " , dont elle
fabrique des filets. Elle doit procurer des vivres
à sa famille ; elle chasse les lézards, les opossums
et les serpents jusqu' à la cime des arbres ; elle
coupe le bois du foyer ; elle arrache les écorces de
la tente ; pauvre bête de somme, elle ignore le repos,
et ne mange qu' après son maître les restes dégoûtants
dont il ne veut plus.

p173

En ce moment, quelques-unes de ces malheureuses,
privées de nourriture depuis longtemps peut-être,
essayaient d' attirer les oiseaux en leur présentant
des graines.
On les voyait étendues sur le sol brûlant, immobiles,
comme mortes, attendre pendant des heures entières
qu' un naïf oiseau vînt à portée de leur main ! Leur
industrie en fait de pièges n' allait pas plus loin,
et il fallait être un volatile australien pour s' y
laisser prendre.
Cependant les indigènes, apprivoisés par les avances
des voyageurs, les entouraient, et l' on dut se
garder alors contre leurs instincts éminemment
pillards. Ils parlaient un idiome sifflant, fait de
battements de langue. Cela ressemblait à des cris
d' animaux. Cependant, leur voix avait souvent des
inflexions câlines d' une grande douceur ; le mot
" noki, noki " , se répétait souvent, et les gestes
le faisaient suffisamment comprendre. C' était le
" donnez-moi ! Donnez-moi ! " qui s' appliquait aux
plus menus objets des voyageurs. Mr Olbinett eut
fort à faire pour défendre le compartiment aux
bagages et surtout les vivres de l' expédition.
Ces pauvres affamés jetaient sur le chariot un
regard effrayant et montraient des dents aiguës qui
s' étaient peut-être exercées sur des lambeaux de
chair humaine. La plupart des tribus australiennes
ne sont pas anthropophages, sans doute, en temps de
paix, mais il est peu de sauvages qui se refusent
à dévorer la chair d' un ennemi vaincu.
Cependant, à la demande d' Helena, Glenarvan donna
ordre de distribuer quelques aliments. Les naturels
comprirent son intention et se livrèrent à des
démonstrations qui eussent ému le coeur le plus
insensible. Ils poussèrent aussi des rugissements
semblables à ceux des bêtes fauves, quand le gardien
leur apporte la pitance quotidienne. Sans donner
raison au major, on ne pouvait nier pourtant que
cette race ne touchât de près à l' animal.

p174

Mr Olbinett, en homme galant, avait cru devoir
servir d' abord les femmes. Mais ces malheureuses
créatures n' osèrent manger avant leurs redoutables
maîtres. Ceux-ci se jetèrent sur le biscuit et la
viande sèche comme sur une proie.
Mary Grant, songeant que son père était prisonnier
d' indigènes aussi grossiers, sentit les larmes lui
venir aux yeux. Elle se représentait tout ce que
devait souffrir un homme tel qu' Harry Grant,
esclave de ces tribus errantes, en proie à la misère,
à la faim, aux mauvais traitements.
John Mangles, qui l' observait avec la plus
inquiète attention, devina les pensées dont son
coeur était plein, et il alla au-devant de ses désirs
en interrogeant le quartier-maître du Britannia.
" Ayrton, lui dit-il, est-ce des mains de pareils
sauvages que vous vous êtes échappé ?
-oui, capitaine, répondit Ayrton. Toutes ces
peuplades de l' intérieur se ressemblent. Seulement,
vous ne voyez ici qu' une poignée de ces pauvres
diables, tandis qu' il existe sur les bords du
Darling des tribus nombreuses et commandées par des
chefs dont l' autorité est redoutable.
-mais, demanda John Mangles, que peut faire un
européen au milieu de ces naturels ?
-ce que je faisais moi-même, répondit Ayrton ; il
chasse, il pêche avec eux, il prend part à leurs
combats ; comme je vous l' ai déjà dit, il est traité
en raison des services qu' il rend, et pour peu que
ce soit un homme intelligent et brave, il prend
dans la tribu une situation considérable.
-mais il est prisonnier ? Dit Mary Grant.
-et surveillé, ajouta Ayrton, de façon à ne pouvoir
faire un pas, ni jour ni nuit !
-cependant, vous êtes parvenu à vous échapper,
Ayrton, dit le major, qui vint se mêler à la
conversation.
-oui, Monsieur Mac Nabbs, à la faveur d' un
combat entre ma tribu et une peuplade voisine. J' ai
réussi.

p175

Bien. Je ne le regrette pas. Mais si c' était à
refaire, je préférerais, je crois, un éternel
esclavage aux tortures que j' ai éprouvées en
traversant les déserts de l' intérieur. Dieu garde
le capitaine Grant de tenter une pareille chance
de salut !
-oui, certes, répondit John Mangles, nous devons
désirer, miss Mary, que votre père soit retenu
dans une tribu indigène. Nous trouverons ses traces
plus aisément que s' il errait dans les forêts du
continent.
-vous espérez toujours ? Demanda la jeune fille.
-j' espère toujours, miss Mary, vous voir heureuse
un jour, avec l' aide de Dieu ! "
les yeux humides de Mary Grant purent seuls
remercier le jeune capitaine.
Pendant cette conversation, un mouvement inaccoutumé
s' était produit parmi les sauvages ; ils poussaient
des cris retentissants ; ils couraient dans diverses
directions ; ils saisissaient leurs armes et
semblaient pris d' une fureur farouche.
Glenarvan ne savait où ils voulaient en venir,
quand le major, interpellant Ayrton, lui dit :
" puisque vous avez vécu pendant longtemps chez les
australiens, vous comprenez sans doute le langage
de ceux-ci ?
-à peu près, répondit le quartier-maître, car,
autant de tribus, autant d' idiomes. Cependant, je
crois deviner que, par reconnaissance, ces sauvages
veulent montrer à son honneur le simulacre d' un
combat. "
c' était en effet la cause de cette agitation. Les
indigènes, sans autre préambule, s' attaquèrent avec
une fureur parfaitement simulée, et si bien même,
qu' à moins d' être prévenu on eût pris au sérieux
cette petite guerre. Mais les australiens sont des
mimes excellents, au dire des voyageurs, et, en cette
occasion, ils déployèrent un remarquable talent.
Leurs instruments d' attaque et de défense
consistaient en un casse-tête, sorte de massue de
bois qui a raison

p176

des crânes les plus épais, et une espèce de
" tomahawk " , pierre aiguisée très dure, fixée entre
deux bâtons par une gomme adhérente. Cette hache a
une poignée longue de dix pieds. C' est un
redoutable instrument de guerre et un utile instrument
de paix, qui sert à abattre les branches ou les têtes,
à entailler les corps ou les arbres, suivant le cas.
Toutes ces armes s' agitaient dans des mains
frénétiques, au bruit des vociférations ; les
combattants se jetaient les uns sur les autres ;
ceux-ci tombaient comme morts, ceux-là poussaient le
cri du vainqueur. Les femmes, les vieilles
principalement, possédées du démon de la guerre, les
excitaient au combat, se précipitaient sur les faux
cadavres, et les mutilaient en apparence avec une
férocité qui, réelle, n' eût pas été plus horrible. à
chaque instant, lady Helena craignait que le jeu
ne dégénérât en bataille sérieuse. D' ailleurs, les
enfants, qui avaient pris part au combat, y allaient
franchement. Les petits garçons et les petites filles,
plus rageuses, surtout, s' administraient des taloches
superbes avec un entrain féroce.
Ce combat simulé durait déjà depuis dix minutes,
quand soudain les combattants s' arrêtèrent. Les armes
tombèrent de leurs mains. Un profond silence succéda
au bruyant tumulte. Les indigènes demeurèrent fixes
dans leur dernière attitude, comme des personnages
de tableaux vivants.
On les eût dit pétrifiés.
Quelle était la cause de ce changement, et pourquoi
tout d' un coup cette immobilité marmoréenne. On ne
tarda pas à le savoir.
Une bande de kakatoès se déployait en ce moment à
la hauteur des gommiers. Ils remplissaient l' air de
leurs babillements et ressemblaient, avec les nuances
vigoureuses de leur plumage, à un arc-en-ciel
volant. C' était l' apparition de cette éclatante
nuée d' oiseaux qui avait interrompu le combat. La
chasse, plus utile que la guerre, lui succédait.

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Un des indigènes, saisissant un instrument peint en
rouge, d' une structure particulière, quitta ses
compagnons toujours immobiles, et se dirigea entre
les arbres et les buissons vers la bande de kakatoès.
Il ne faisait aucun bruit en rampant, il ne frôlait
pas une feuille, il ne déplaçait pas un caillou.
C' était une ombre qui glissait.
Le sauvage, arrivé à une distance convenable, lança
son instrument suivant une ligne horizontale à deux
pieds du sol. Cette arme parcourut ainsi un espace
de quarante pieds environ ; puis, soudain, sans
toucher la terre, elle se releva subitement par un
angle droit, monta à cent pieds dans l' air, frappa
mortellement une douzaine d' oiseaux, et, décrivant
une parabole, revint tomber aux pieds du chasseur.
Glenarvan et ses compagnons étaient stupéfaits ;
ils ne pouvaient en croire leurs yeux.
" c' est le " boomerang ! " dit Ayrton.
-le boomerang ! S' écria Paganel, le boomerang
australien. "
et, comme un enfant, il alla ramasser l' instrument
merveilleux, " pour voir ce qu' il y avait dedans. "
on aurait pu penser, en effet, qu' un mécanisme
intérieur, un ressort subitement détendu, en
modifiait la course. Il n' en était rien.
Ce boomerang consistait tout uniment en une pièce
de bois dur et recourbé, longue de trente à quarante
pouces. Son épaisseur au milieu était de trois pouces

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environ, et ses deux extrémités se terminaient en
pointes aiguës. Sa partie concave rentrait de six
lignes et sa partie convexe présentait deux rebords
très affilés. C' était aussi simple
qu' incompréhensible.
" voilà donc ce fameux boomerang ! Dit Paganel après
avoir attentivement examiné le bizarre instrument.
Un morceau de bois et rien de plus. Pourquoi, à un
certain moment de sa course horizontale, remonte-t-il
dans les airs pour revenir à la main qui l' a jeté ?
Les savants et les voyageurs n' ont jamais pu donner
l' explication de ce phénomène.
-ne serait-ce pas un effet semblable à celui du
cerceau qui, lancé d' une certaine façon, revient à
son point de départ ? Dit John Mangles.
-ou plutôt, ajouta Glenarvan, un effet rétrograde,
pareil à celui d' une bille de billard frappée en un
point déterminé ?
-aucunement, répondit Paganel ; dans ces deux cas,
il y a un point d' appui qui détermine la réaction :
c' est le sol pour le cerceau, et le tapis pour la
bille. Mais, ici, le point d' appui manque,
l' instrument ne touche pas la terre, et cependant
il remonte à une hauteur considérable !
-alors comment expliquez-vous ce fait, Monsieur
Paganel ? Demanda lady Helena.
-je ne l' explique pas, madame, je le constate une
fois de plus ; l' effet tient évidemment à la manière
dont le boomerang est lancé et à sa conformation
particulière. Mais, quant à ce lancement, c' est encore
le secret des australiens.
-en tout cas, c' est bien ingénieux... pour des
singes, " ajouta lady Helena, en regardant le major
qui secoua la tête d' un air peu convaincu.
Cependant, le temps s' écoulait, et Glenarvan pensa
qu' il ne devait pas retarder davantage sa marche vers
l' est ; il allait donc prier les voyageurs de
remonter dans

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leur chariot, quand un sauvage arriva tout courant, et
prononça quelques mots avec une grande animation.
" ah ! Fit Ayrton, ils ont aperçu des casoars !
-quoi ! Il s' agit d' une chasse ? Dit Glenarvan.
-il faut voir cela, s' écria Paganel. Ce doit être
curieux ! Peut-être le boomerang va-t-il fonctionner
encore.
-qu' en pensez-vous, Ayrton ?
-ce ne sera pas long, mylord, " répondit le
quartier-maître.
Les indigènes n' avaient pas perdu un instant. C' est
pour eux un coup de fortune de tuer des casoars. La
tribu a ses vivres assurés pour quelques jours. Aussi
les chasseurs emploient-ils toute leur adresse à
s' emparer d' une pareille proie. Mais comment, sans
fusils, parviennent-ils à abattre, et, sans chiens,
à atteindre un animal si agile ? C' était le côté très
intéressant du spectacle réclamé par Paganel.
L' ému ou casoar sans casque, nommé " moureuk " par
les naturels, est un animal qui commence à se faire
rare dans les plaines de l' Australie. Ce gros oiseau,
haut de deux pieds et demi, a une chair blanche qui
rappelle beaucoup celle du dindon ; il porte sur la
tête une plaque cornée ; ses yeux sont brun clair,
son bec noir et courbé de haut en bas ; ses doigts
armés d' ongles puissants ; ses ailes, de véritables
moignons, ne peuvent lui servir à voler ; son plumage,
pour ne pas dire son pelage, est plus foncé au cou
et à la poitrine. Mais, s' il ne vole pas, il court
et défierait sur le turf le cheval le plus rapide. On
ne peut donc le prendre que par la ruse, et encore
faut-il être singulièrement rusé.
C' est pourquoi, à l' appel de l' indigène, une dizaine
d' australiens se déployèrent comme un détachement de
tirailleurs. C' était dans une admirable plaine, où
l' indigo croissait naturellement et bleuissait le
sol de ses fleurs. Les voyageurs s' arrêtèrent sur la
lisière d' un bois de mimosas.

p180

à l' approche des naturels, une demi-douzaine d' émus
se levèrent, prirent la fuite, et allèrent se remiser
à un mille. Quand le chasseur de la tribu eut
reconnu leur position, il fit signe à ses camarades
de s' arrêter. Ceux-ci s' étendirent sur le sol, tandis
que lui, tirant de son filet deux peaux de casoar
fort adroitement cousues, s' en affubla sur-le-champ.
Son bras droit passait au-dessus de sa tête, et il
imitait en remuant la démarche d' un ému qui cherche
sa nourriture.
L' indigène se dirigea vers le troupeau ; tantôt il
s' arrêtait, feignant de picorer quelques graines ;
tantôt il faisait voler la poussière avec ses pieds
et s' entourait d' un nuage poudreux. Tout ce manège
était parfait. Rien de plus fidèle que cette
reproduction des allures de l' ému. Le chasseur
poussait des grognements sourds auxquels l' oiseau
lui-même se fût laissé prendre. Ce qui arriva. Le
sauvage se trouva bientôt au milieu de la bande
insoucieuse. Soudain, son bras brandit la massue,
et cinq émus sur six tombèrent à ses côtés.
Le chasseur avait réussi ; la chasse était terminée.
Alors Glenarvan, les voyageuses, toute la petite
troupe prit congé des indigènes. Ceux-ci montrèrent
peu de regrets de cette séparation. Peut-être le
succès de la chasse aux casoars leur faisait-il
oublier leur fringale satisfaite. Ils n' avaient même
pas la reconnaissance de l' estomac, plus vivace
que celle du coeur, chez les natures incultes et
chez les brutes.
Quoi qu' il en soit, on ne pouvait, en de certaines
occasions, ne point admirer leur intelligence et
leur adresse.

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chapitre xvii les éleveurs millionnaires
après une nuit tranquillement passée par 14615 de
longitude, les voyageurs, le 6 janvier, à sept
heures du matin, continuèrent à traverser le vaste
district. Ils marchaient toujours vers le soleil
levant, et les empreintes de leurs pas traçaient sur
la plaine une ligne rigoureusement droite. Deux
fois, ils coupèrent des traces de squatters qui se
dirigeaient vers le nord, et alors ces diverses
empreintes se seraient confondues, si le cheval
de Glenarvan n' eût laissé sur la poussière la marque
de Black-Point, reconnaissable à ses deux trèfles.
La plaine était parfois sillonnée de creeks
capricieux, entourés de buis, aux eaux plutôt
temporaires que permanentes. Ils prenaient naissance
sur les versants des " Buffalos-Ranges " , chaîne de
médiocres montagnes dont la ligne pittoresque ondulait
à l' horizon.
On résolut d' y camper le soir même. Ayrton pressa
son attelage, et, après une journée de trente-cinq
milles, les boeufs arrivèrent, un peu fatigués. La
tente fut dressée sous de grands arbres ; la nuit
était venue, le souper fut rapidement expédié. On
songeait moins à manger qu' à dormir, après une
marche pareille.
Paganel, à qui revenait le premier quart, ne se coucha
pas, et, sa carabine à l' épaule, il veilla sur le
campement, se promenant de long en large pour mieux
résister au sommeil.
Malgré l' absence de la lune, la nuit était presque
lumineuse sous l' éclat des constellations australes.
Le savant

p182

s' amusait à lire dans ce grand livre du firmament
toujours ouvert et si intéressant pour qui sait le
comprendre. Le profond silence de la nature endormie
n' était interrompu que par le bruit des entraves qui
retentissaient aux pieds des chevaux.
Paganel se laissait donc entraîner à ses méditations
astronomiques, et il s' occupait plus des choses du
ciel que des choses de la terre, quand un son lointain
le tira de sa rêverie.
Il prêta une oreille attentive, et, à sa grande
stupéfaction, il crut reconnaître les sons d' un piano ;
quelques accords, largements arpégés, envoyaient
jusqu' à lui leur sonorité frémissante.
Il ne pouvait s' y tromper.
" un piano dans le désert ! Se dit Paganel. Voilà ce
que je n' admettrai jamais. "
c' était très surprenant, en effet, et Paganel aima
mieux croire que quelque étrange oiseau d' Australie
imitait les sons d' un Pleyel ou d' un Erard, comme
d' autres imitent des bruits d' horloge et de
rémouleur.
Mais, en ce moment, une voix purement timbrée
s' éleva dans les airs. Le pianiste était doublé d' un
chanteur. Paganel écouta sans vouloir se rendre.
Cependant après quelques instants, il fut forcé de
reconnaître l' air sublime qui frappait son oreille.
C' était il mio tesoro tanto, du Don Juan.
" parbleu ! Pensa le géographe, si bizarres que soient
les oiseaux australiens, et quand ce seraient les
perroquets les plus musiciens du monde, ils ne
peuvent pas chanter du Mozart ! "
puis il écouta jusqu' au bout cette sublime inspiration
du maître. L' effet de cette suave mélodie, portée
à travers une nuit limpide, était indescriptible.
Paganel demeura longtemps sous ce charme inexprimable ;
puis la voix se tut, et tout rentra dans le silence.
Quand Wilson vint relever Paganel, il le trouva
plongé dans une rêverie profonde. Paganel ne dit
rien au matelot ;

p183

il se réserva d' instruire Glenarvan, le lendemain,
de cette particularité, et il alla se blottir sous
la tente.
Le lendemain, toute la troupe était réveillée par des
aboiements inattendus. Glenarvan se leva aussitôt.
Deux magnifiques " pointers " , hauts sur pied,
admirables spécimens du chien d' arrêt de race anglaise,
gambadaient sur la lisière d' un petit bois. à
l' approche des voyageurs, ils rentrèrent sous les
arbres en redoublant leurs cris.
" il y a donc une station dans ce désert, dit
Glenarvan, et des chasseurs, puisque voilà des chiens
de chasse ? "
Paganel ouvrait déjà la bouche pour raconter ses
impressions de la nuit passée, quand deux jeunes gens
apparurent, montant deux chevaux de sang de toute
beauté, de véritables " hunters " .
Les deux gentlemen, vêtus d' un élégant costume de
chasse, s' arrêtèrent à la vue de la petite troupe
campée à la façon bohémienne. Ils semblaient se
demander ce que signifiait la présence de gens armés
en cet endroit, quand ils aperçurent les voyageuses
qui descendaient du chariot. Aussitôt, ils mirent
pied à terre, et ils s' avancèrent vers elles, le
chapeau à la main.
Lord Glenarvan vint à leur rencontre, et, en sa
qualité d' étranger, il déclina ses noms et qualités.
Les jeunes gens s' inclinèrent, et l' un d' eux, le plus
âgé, dit : " mylord, ces dames, vos compagnons et
vous, voulez-vous nous faire l' honneur de vous
reposer dans notre habitation ?

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-messieurs ? ... dit Glenarvan.
-Michel et Sandy Patterson, propriétaires de
Hottam-Station. Vous êtes déjà sur les terres de
l' établissement et vous n' avez pas un quart de mille
à faire.
-messieurs, répondit Glenarvan, je ne voudrais pas
abuser d' une hospitalité si gracieusement offerte...
-mylord, reprit Michel Patterson, en acceptant,
vous obligez de pauvres exilés qui seront trop
heureux de vous faire les honneurs du désert. "
Glenarvan s' inclina en signe d' acquiescement.
" monsieur, dit alors Paganel, s' adressant à Michel
Patterson, serais-je indiscret en vous demandant
si c' est vous qui chantiez hier cet air du divin
Mozart ?
-c' est moi, monsieur, répondit le gentleman, et mon
cousin Sandy m' accompagnait.
-eh bien ! Monsieur, reprit Paganel, recevez les
sincères compliments d' un français, admirateur
passionné de cette musique. "
Paganel tendit la main au jeune gentleman, qui la
prit d' un air fort aimable. Puis, Michel Patterson
indiqua vers la droite la route à suivre. Les
chevaux avaient été laissés aux soins d' Ayrton et
des matelots.
Ce fut donc à pied, causant et admirant, que les
voyageurs, guidés par les deux jeunes gens, se
rendirent à l' habitation d' Hottam-Station.
C' était vraiment un établissement magnifique, tenu
avec la sévérité rigoureuse des parcs anglais.
D' immenses prairies, encloses de barrières grises,
s' étendaient à perte de vue. Là, paissaient les
boeufs par milliers, et les moutons par millions. De
nombreux bergers et des chiens plus nombreux encore
gardaient cette tumultueuse armée. Aux beuglements
et aux bêlements se mêlaient l' aboiement des dogues
et le claquement strident des stockwhipps.
Vers l' est, le regard s' arrêtait sur une lisière de
myalls et de gommiers, que dominait à sept mille
cinq cents pieds dans les airs la cime imposante
du mont Hottam.

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De longues avenues d' arbres verts à feuilles
persistantes rayonnaient dans toutes les directions.
çà et là se massaient d' épais taillis de " grass-trees " ,
arbustes hauts de dix pieds, semblables au palmier
nain, et perdus dans leur chevelure de feuilles
étroites et longues. L' air était embaumé du parfum
des lauriers-menthes, dont les bouquets de fleurs
blanches, alors en pleine floraison, dégageaient
les plus fines senteurs aromatiques.
Aux groupes charmants de ces arbres indigènes se
mariaient les productions transplantées des climats
européens. Le pêcher, le poirier, le pommier, le
figuier, l' oranger, le chêne lui-même, furent salués
par les hurrahs des voyageurs, et ceux-ci, s' ils ne
s' étonnèrent pas trop de marcher à l' ombre des arbres
de leur pays, s' émerveillèrent, du moins, à la vue
des oiseaux qui voltigeaient entre les branches, les
" satin-birds " au plumage soyeux, et les séricules,
vêtus mi-partie d' or et de velours noir.
Entre autres, et pour la première fois, il leur fut
donné d' admirer le " menure. " c' est l' oiseau-lyre,
dont l' appendice caudal figure le gracieux
instrument d' Orphée. Il fuyait entre les fougères
arborescentes, et lorsque sa queue frappait les
branches, on s' étonnait presque de ne pas entendre
ces harmonieux accords dont s' inspirait Amphion
pour rebâtir les murs de Thèbes. Paganel avait
envie d' en jouer.
Cependant, lord Glenarvan ne se contentait pas
d' admirer les féeriques merveilles de cette oasis
improvisée dans le désert australien. Il écoutait
le récit des jeunes gentlemen. En Angleterre, au
milieu de ses campagnes civilisées, le nouvel
arrivant eût tout d' abord appris à son hôte d' où
il venait, où il allait. Mais ici, et par une nuance
de délicatesse finement observée, Michel et Sandy
Patterson crurent devoir se faire connaître des
voyageurs auxquels ils offraient l' hospitalité. Ils
racontèrent donc leur histoire.
C' était celle de tous ces jeunes anglais, intelligents
et

p186

industrieux, qui ne croient pas que la richesse
dispense du travail. Michel et Sandy Patterson
étaient fils d' un banquier de Londres. à vingt ans,
le chef de leur famille avait dit : " voici des
" millions, jeunes gens. Allez dans quelque colonie
" lointaine ; fondez-y un établissement utile ; puisez
" dans le travail la connaissance de la vie. Si vous
" réussissez, tant mieux. Si vous échouez, peu
" importe. Nous ne regretterons pas les millions qui
" vous auront servi à devenir des hommes. " les deux
jeunes gens obéirent. Ils choisirent en Australie
la colonie de Victoria pour y semer les banknotes
paternelles, et ils n' eurent pas lieu de s' en
repentir. Au bout de trois ans, l' établissement
prospérait.
On compte dans les provinces de Victoria, de la
Nouvelle Galles du sud et de l' Australie
méridionale plus de trois mille stations, les unes
dirigées par les squatters qui élèvent le bétail, les
autres par les settlers, dont la principale industrie
est la culture du sol. Jusqu' à l' arrivée des deux
jeunes anglais, l' établissement le plus considérable
de ce genre était celui de M Jamieson, qui couvrait
cent kilomètres de superficie, avec une bordure de
vingt-cinq kilomètres sur le Paroo, l' un des
affluents du Darling.
Maintenant, la station d' Hottam l' emportait en
étendue et en affaires. Les deux jeunes gens étaient
squatters et settlers tout à la fois. Ils
administraient avec une rare habileté, et, ce qui
est plus difficile, avec une énergie peu commune,
leur immense propriété.
On le voit, cette station se trouvait reportée à une
grande distance des principales villes, au milieu
des déserts peu fréquentés du Murray. Elle occupait
l' espace compris entre 14648 et 147, c' est-à-dire
un terrain long et large de cinq lieues, situé entre
les Buffalos-Ranges et le mont Hottam. Aux deux
angles nord de ce vaste quadrilatère se dressaient
à gauche le mont Aberdeen, à droite les sommets du
High-Barven. Les eaux belles et sinueuses n' y
manquaient pas, grâce aux creeks et affluents de
l' Oven' S-River, qui se jette au nord dans le lit

p187

du Murray. Aussi, l' élève du bétail et la culture
du sol y réussissaient également. Dix mille acres
de terre, admirablement assolés et aménagés, mêlaient
les récoltes indigènes aux productions exotiques,
tandis que plusieurs millions d' animaux s' engraissaient
dans les verdoyants pâturages. Aussi, les produits
de Hottam-Station étaient-ils cotés à de hauts
cours sur les marchés de Castlemaine et de
Melbourne.
Michel et Sandy Patterson achevaient de donner ces
détails de leur industrieuse existence quand, à
l' extrémité d' une avenue de casuarinas, apparut
l' habitation.
C' était une charmante maison de bois et de briques,
enfouie sous des bouquets d' émérophilis. Elle avait
la forme élégante du chalet, et une véranda à
laquelle pendaient des lampes chinoises contournait
le long des murs comme un impluvium antique. Devant
les fenêtres se déployaient des bannes multicolores
qui semblaient être en fleurs. Rien de plus coquet,
rien de plus délicieux au regard, mais aussi rien
de plus confortable. Sur les pelouses et dans les
massifs groupés aux alentours poussaient des
candélabres de bronze, qui supportaient d' élégantes
lanternes ; à la nuit tombante, tout ce parc
s' illuminait des blanches lumières du gaz, venu d' un
petit gazomètre, caché sous des berceaux de myalls
et de fougères arborescentes.
D' ailleurs, on ne voyait ni communs, ni écuries, ni
hangars, rien de ce qui indique une exploitation
rurale. Toutes ces dépendances, -un véritable
village composé de plus de vingt huttes et maisons, -
étaient situées à un quart de mille, au fond d' une
petite vallée. Des fils électriques mettaient en
communication instantanée le village et la maison
des maîtres. Celle-ci, loin de tout bruit, semblait
perdue dans une forêt d' arbres exotiques.
Bientôt, l' avenue des casuarinas fut dépassée. Un
petit pont de fer d' une élégance extrême, jeté sur
un creek murmurant, donnait accès dans le parc
réservé.

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Il fut franchi. Un intendant de haute mine vint
au-devant des voyageurs ; les portes de l' habitation
s' ouvrirent, et les hôtes de Hottam-Station
pénétrèrent dans les somptueux appartements contenus
sous cette enveloppe de briques et de fleurs.
Tout le luxe de la vie artiste et fashionable
s' offrit à leurs yeux. Sur l' antichambre, ornée de
sujets décoratifs empruntés à l' outillage du turf
et de la chasse, s' ouvrait un vaste salon à cinq
fenêtres. Là, un piano couvert de partitions anciennes
et nouvelles, des chevalets portant des toiles
ébauchées, des socles ornés de statues de marbre,
quelques tableaux de maîtres flamands accrochés aux
murs, de riches tapis, doux au pied comme une herbe
épaisse, pans de tapisserie égayés de gracieux
épisodes mythologiques, un lustre antique suspendu
au plafond, des faïences précieuses, des bibelots de
prix et d' un goût parfait, mille riens chers et
délicats qu' on s' étonnait de voir dans une habitation
australienne, prouvaient une suprême entente des
arts et du confort. Tout ce qui pouvait charmer les
ennuis d' un exil volontaire, tout ce qui pouvait
ramener l' esprit au souvenir des habitudes
européennes, meublait ce féerique salon. On se serait
cru dans quelque château de France ou d' Angleterre.
Les cinq fenêtres laissaient passer à travers le fin
tissu des bannes un jour tamisé et déjà adouci par
les pénombres de la véranda. Lady Helena, en
s' approchant, fut émerveillée. L' habitation de ce
côté dominait une large vallée qui s' étendait
jusqu' au pied des montagnes de l' est. La succession
des prairies et des bois, çà et là de vastes
clairières, l' ensemble des collines gracieusement
arrondies, le relief de ce sol accidenté, formaient
un spectacle supérieur à toute description.
Nulle autre contrée au monde ne pouvait lui être
comparée, pas même cette vallée du paradis, si
renommée, des frontières norvégiennes du Telemarck.
Ce vaste panorama, découpé par de grandes plaques

p189

d' ombre et de lumière, changeait à chaque heure
suivant les caprices du soleil. L' imagination ne
pouvait rien rêver au delà, et cet aspect
enchanteur satisfaisait tous les appétits du regard.
Cependant, sur un ordre de Sandy Patterson, un
déjeuner venait d' être improvisé par le maître
d' hôtel de la station, et, moins d' un quart d' heure
après leur arrivée, les voyageurs s' asseyaient
devant une table somptueusement servie. La qualité
des mets et des vins était indiscutable ; mais ce
qui plaisait surtout, au milieu de ces raffinements
de l' opulence, c' était la joie des deux jeunes
squatters, heureux d' offrir sous leur toit cette
splendide hospitalité.
D' ailleurs, ils ne tardèrent pas à connaître le but
de l' expédition, et ils prirent un vif intérêt aux
recherches de Glenarvan. Ils donnèrent aussi bon
espoir aux enfants du capitaine.
" Harry Grant, dit Michel, est évidemment tombé
entre les mains des indigènes, puisqu' il n' a pas
reparu dans les établissements de la côte. Il
connaissait exactement sa position, le document le
prouve, et pour n' avoir pas gagné quelque colonie
anglaise, il faut qu' à l' instant où il prenait terre
il ait été fait prisonnier par les sauvages.
-c' est précisément ce qui est arrivé à son
quartier-maître Ayrton, répondit John Mangles.
-mais vous, messieurs, demanda lady Helena, vous
n' avez jamais entendu parler de la catastrophe du
Britannia ?
-jamais, madame, répondit Michel.
-et quel traitement, suivant vous, a subi le
capitaine Grant, prisonnier des australiens ?
-les australiens ne sont pas cruels, madame,
répondit le jeune squatter, et miss Grant peut être
rassurée à cet égard. Il y a des exemples fréquents
de la douceur de leur caractère, et quelques
européens ont vécu longtemps

p190

parmi eux, sans avoir jamais eu à se plaindre de
leur brutalité.
-King entre autres, dit Paganel, le seul survivant
de l' expédition de Burke.
-non seulement ce hardi explorateur, reprit Sandy,
mais aussi un soldat anglais, nommé Buckley, qui,
s' étant échappé en 1803 sur la côte de Port-Philippe,
fut recueilli par les indigènes et vécut trente-trois
ans avec eux.
-et depuis cette époque, ajouta Michel Patterson,
un des derniers numéros de l' australasian nous
apprend qu' un certain Morrill vient d' être rendu
à ses compatriotes, après seize ans d' esclavage.
L' histoire du capitaine doit être la sienne, car
c' est précisément à la suite du naufrage de la
Péruvienne, en 1846, qu' il a été fait prisonnier
par les naturels et emmené dans l' intérieur du
continent. Ainsi, je crois que vous devez conserver
tout espoir " .
Ces paroles causèrent une joie extrême aux auditeurs
du jeune squatter. Elles corroboraient les
renseignements déjà donnés par Paganel et Ayrton.
Puis, on parla des convicts, lorsque les voyageuses
eurent quitté la table. Les squatters connaissaient
la catastrophe de Camden-Bridge, mais la présence
d' une bande d' évadés ne leur inspirait aucune
inquiétude. Ce n' est pas à une station dont le
personnel s' élevait à plus de cent hommes, que ces
malfaiteurs oseraient s' attaquer. On devait penser,
d' ailleurs, qu' ils ne s' aventureraient pas dans ces
déserts du Murray, où ils n' avaient que faire, ni
du côté des colonies de la Nouvelle Galles, dont
les routes sont très surveillées. Tel était aussi
l' avis d' Ayrton.
Lord Glenarvan ne put refuser à ses aimables
amphitryons de passer cette journée entière à la
station de Hottam. C' étaient douze heures de retard
qui devenaient douze heures de repos ; les chevaux
et les boeufs

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ne pouvaient que se refaire avantageusement dans les
confortables écuries de la station.
Ce fut donc chose convenue, et les deux jeunes gens
soumirent à leurs hôtes un programme de la journée
qui fut adopté avec empressement.
à midi, sept vigoureux hunters piaffaient aux portes
de l' habitation. Un élégant break destiné aux dames,
et conduit à grandes guides, permettait à son cocher
de montrer son adresse dans les savantes manoeuvres
du " four in hand " . Les cavaliers, précédés de piqueurs
et armés d' excellents fusils de chasse à système, se
mirent en selle et galopèrent aux portières, pendant
que la meute des pointers aboyait joyeusement à
travers les taillis.
Pendant quatre heures, la cavalcade parcourut les
allées et avenues de ce parc grand comme un petit état
d' Allemagne. Le Reuss-Schleitz ou la
Saxe-Cobourg-Gotha y auraient tenu tout entiers.
Si l' on y rencontrait moins d' habitants, les moutons,
en revanche, foisonnaient. Quant au gibier, une armée
de rabatteurs n' en eût pas jeté davantage sous le
fusil des chasseurs. Aussi, ce fut bientôt une série
de détonations inquiétantes pour les hôtes paisibles
des bois et des plaines. Le jeune Robert fit des
merveilles à côté du major Mac Nabbs. Ce hardi
garçon, malgré les recommandations de sa soeur, était
toujours en tête, et le premier au feu.
Mais John Mangles se chargea de veiller sur lui,
et Mary Grant se rassura.
Pendant cette battue, on tua certains animaux
particuliers au pays, et dont jusqu' alors Paganel
ne connaissait que le nom : entre autres, le
" wombat " et le " bandicoot " .
Le wombat est un herbivore qui creuse des terriers à
la manière des blaireaux ; il est gros comme un
mouton, et sa chair est excellente.

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Le bandicoot est une espèce de marsupiaux, qui en
remontrerait au renard d' Europe et lui donnerait des
leçons de pillage dans les basses-cours. Cet
animal, d' un aspect assez repoussant, long d' un pied
et demi, tomba sous les coups de Paganel, qui,
par amour-propre de chasseur, le trouva charmant.
" une adorable bête, " disait-il.
Robert, entre autres pièces importantes, tua fort
adroitement un " dasyure viverrin " , sorte de petit
renard, dont le pelage noir et moucheté de blanc
vaut celui de la martre, et un couple d' opossums
qui se cachaient dans le feuillage épais des grands
arbres.
Mais de tous ces hauts faits, le plus intéressant
fut, sans contredit, une chasse au kanguroo. Les
chiens, vers quatre heures, firent lever une bande
de ces curieux marsupiaux. Les petits rentrèrent
précipitamment dans la poche maternelle, et toute
la troupe s' échappa en file. Rien de plus étonnant
que ces énormes bonds du kanguroo, dont les jambes
de derrière, deux fois plus longues que celles de
devant, se détendent comme un ressort. En tête de
la troupe fuyante décampait un mâle haut de cinq
pieds, magnifique spécimen du " macropus giganteus, "
un " vieil homme, " comme disent les bushmen.
Pendant quatre à cinq milles, la chasse fut
activement conduite. Les kanguroos ne se lassaient
pas, et les chiens, qui redoutent, non sans raison,
leur vigoureuse patte armée d' un ongle aigu, ne se
souciaient pas de les approcher. Mais enfin,
épuisée par sa course, la bande s' arrêta et le
" vieil homme " s' appuya contre un tronc d' arbre, prêt
à se défendre. Un des pointers, emporté par son
élan, alla rouler près de lui. Un instant après, le
malheureux chien sautait en l' air, et retombait
éventré. Certes, la meute tout entière n' aurait pas
eu raison de ces puissants marsupiaux. Il fallait
donc en finir à coups de fusil, et les balles seules
pouvaient abattre le gigantesque animal.

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En ce moment, Robert faillit être victime de son
imprudence. Dans le but d' assurer son coup, il
s' approcha si près du kanguroo, que celui-ci s' élança
d' un bond.
Robert tomba, un cri retentit. Mary Grant, du haut
du break, terrifiée, sans voix, presque sans regards,
tendait les mains vers son frère. Aucun chasseur
n' osait tirer sur l' animal, car il pouvait aussi
frapper l' enfant.
Mais soudain John Mangles, son couteau de chasse
ouvert, se précipita sur le kanguroo au risque d' être
éventré, et il frappa l' animal au coeur. La bête
abattue, Robert se releva sans blessure. Un instant
après, il était dans les bras de sa soeur.
" merci, Monsieur John ! Merci ! Dit Mary Grant,
qui tendit la main au jeune capitaine.
-je répondais de lui, " dit John Mangles, en prenant
la main tremblante de la jeune fille.
Cet incident termina la chasse. La bande de
marsupiaux s' était dispersée après la mort de son
chef, dont les dépouilles furent rapportées à
l' habitation. Il était alors six heures du soir. Un
dîner magnifique attendait les chasseurs. Entre autres
mets, un bouillon de queue de kanguroo, préparé à la
mode indigène, fut le grand succès du repas.
Après les glaces et sorbets du dessert, les convives
passèrent au salon. La soirée fut consacrée à la
musique. Lady Helena, très bonne pianiste, mit ses
talents à la disposition des squatters. Michel et
Sandy Patterson chantèrent avec un goût parfait
des passages empruntés aux dernières partitions de
Gounod, de Victor Massé, de Félicien David, et
même de ce génie incompris, Richard Wagner.
à onze heures, le thé fut servi ; il était fait avec
cette perfection anglaise qu' aucun autre peuple ne
peut égaler. Mais Paganel ayant demandé à goûter
le thé australien, on lui apporta une liqueur noire
comme de l' encre, un litre d' eau dans lequel une
demi-livre de thé

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avait bouilli pendant quatre heures. Paganel, malgré
ses grimaces, déclara ce breuvage excellent.
à minuit, les hôtes de la station, conduits à des
chambres fraîches et confortables, prolongèrent dans
leurs rêves les plaisirs de cette journée.
Le lendemain, dès l' aube, ils prirent congé des deux
jeunes squatters. Il y eut force remercîments et
promesses de se revoir en Europe, au château de
Malcolm. Puis le chariot se mit en marche, tourna
la base du mont Hottam, et bientôt l' habitation
disparut, comme une vision rapide, aux yeux des
voyageurs. Pendant cinq milles encore, ils foulèrent
du pied de leurs chevaux le sol de la station.
à neuf heures seulement, la dernière palissade fut
franchie, et la petite troupe s' enfonça à travers
les contrées presque inconnues de la province
victorienne.

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chapitre xviii les alpes australiennes
une immense barrière coupait la route dans le sud-est.
C' était la chaîne des Alpes australiennes, vaste
fortification dont les capricieuses courtines
s' étendent sur une longueur de quinze cents milles,
et arrêtent les nuages à quatre mille pieds dans les
airs.
Le ciel couvert ne laissait arriver au sol qu' une
chaleur tamisée par le tissu serré des vapeurs. La
température était donc supportable, mais la marche
difficile sur un terrain déjà fort accidenté. Les
extumescences de la plaine se prononçaient de plus en
plus. Quelques mamelons, plantés de jeunes gommiers
verts, se gonflaient çà et là. Plus loin, ces
gibbosités, accusées vivement, formaient les premiers
échelons des grandes Alpes. Il fallait monter d' une
manière continue, et l' on s' en apercevait bien à
l' effort des boeufs dont le joug craquait sous la
traction du lourd chariot ; ils soufflaient
bruyamment, et les muscles de leurs jarrets se
tendaient, près de se rompre. Les ais du véhicule
gémissaient aux heurts inattendus qu' Ayrton, si
habile qu' il fût, ne parvenait pas à éviter. Les
voyageuses en prenaient gaiement leur parti.
John Mangles et ses deux matelots battaient la
route à quelques centaines de pas en avant ; ils
choisissaient les passages praticables, pour ne pas
dire les passes, car tous ces ressauts du sol
figuraient autant d' écueils entre lesquels le chariot
choisissait le meilleur chenal. C' était une
véritable navigation à travers ces terrains houleux.
Tâche difficile, périlleuse souvent. Maintes fois, la

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hache de Wilson dut frayer un passage au milieu
d' épais fourrés d' arbustes. Le sol argileux et humide
fuyait sous le pied. La route s' allongea des mille
détours que d' inabordables obstacles, hauts blocs
de granit, ravins profonds, lagunes suspectes,
obligeaient à faire. Aussi, vers le soir, c' est à
peine si un demi-degré avait été franchi. On campa
au pied des Alpes, au bord du creek de Cobongra,
sur la lisière d' une petite plaine couverte
d' arbrisseaux hauts de quatre pieds, dont les feuilles
d' un rouge clair égayaient le regard.
" nous aurons du mal à passer, dit Glenarvan en
regardant la chaîne des montagnes dont la silhouette
se fondait déjà dans l' obscurité du soir. Des Alpes !
Voilà une dénomination qui donne à réfléchir.
-il faut en rabattre, mon cher Glenarvan, lui
répondit Paganel. Ne croyez pas que vous avez toute
une Suisse à traverser. Il y a dans l' Australie
des Grampians, des Pyrénées, des Alpes, des
montagnes Bleues, comme en Europe et en Amérique,
mais en miniature. Cela prouve tout simplement que
l' imagination des géographes n' est pas infinie, ou
que la langue des noms propres est bien pauvre.
-ainsi, ces Alpes australiennes ? ... demanda lady
Helena.
-sont des montagnes de poche, répondit Paganel.
Nous les franchirons sans nous en apercevoir.
-parlez pour vous ! Dit le major. Il n' y a qu' un
homme distrait qui puisse traverser une chaîne de
montagnes sans s' en douter.
-distrait ! S' écria Paganel. Mais je ne suis plus
distrait. Je m' en rapporte à ces dames. Depuis que
j' ai mis le pied sur le continent, n' ai-je pas tenu
ma promesse ? Ai-je commis une seule distraction ?
A-t-on une erreur à me reprocher ?
-aucune, Monsieur Paganel, dit Mary Grant. Vous
êtes maintenant le plus parfait des hommes.

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-trop parfait ! Ajouta en riant lady Helena. Vos
distractions vous allaient bien.
-n' est-il pas vrai, madame ? Répondit Paganel. Si
je n' ai plus un défaut, je vais devenir un homme
comme tout le monde. J' espère donc qu' avant peu je
commettrai quelque bonne bévue dont vous rirez bien.
Voyez-vous, quand je ne me trompe pas, il me semble
que je manque à ma vocation. "
le lendemain, 9 janvier, malgré les assurances du
confiant géographe, ce ne fut pas sans grandes
difficultés que la petite troupe s' engagea dans le
passage des Alpes. Il fallut aller à l' aventure,
s' enfoncer par des gorges étroites et profondes qui
pouvaient finir en impasses.
Ayrton eût été très embarrassé sans doute, si, après
une heure de marche, une auberge, un misérable " tap "
ne se fût inopinément présenté sur un des sentiers de
la montagne.
" parbleu ! S' écria Paganel, le maître de cette
taverne ne doit pas faire fortune en un pareil
endroit ! à quoi peut-il servir ?
-à nous donner sur notre route les renseignements
dont nous avons besoin, répondit Glenarvan. Entrons. "
Glenarvan, suivi d' Ayrton, franchit le seuil de
l' auberge. Le maître de Bush-Inn, -ainsi le
portait son enseigne, -était un homme grossier, à
face rébarbative, et qui devait se considérer comme
son principal client à l' endroit du gin, du brandy
et du whisky de sa taverne. D' habitude, il ne voyait
guère que des squatters en voyage, ou quelques
conducteurs de troupeaux.
Il répondit avec un air de mauvaise humeur aux
questions qui lui furent adressées. Mais ses réponses
suffirent à fixer Ayrton sur sa route. Glenarvan
reconnut par quelques couronnes la peine que
l' aubergiste s' était donnée, et il allait quitter la
taverne, quand une pancarte collée au mur attira
ses regards.
C' était une notice de la police coloniale. Elle
signalait

p198

l' évasion des convicts de Perth et mettait à prix
la tête de Ben Joyce. Cent livres sterling à qui
le livrerait.
" décidément, dit Glenarvan au quartier-maître, c' est
un misérable bon à pendre.
-et surtout à prendre ! Répondit Ayrton. Cent livres !
Mais c' est une somme ! Il ne les vaut pas.
-quant au tavernier, ajouta Glenarvan, il ne me
rassure guère, malgré sa pancarte.
-ni moi, " répondit Ayrton.
Glenarvan et le quartier-maître rejoignirent le
chariot. On se dirigea vers le point où s' arrête la
route de Lucknow. Là serpentait une étroite passe
qui prenait la chaîne de biais. On commença à monter.
Ce fut une pénible ascension. Plus d' une fois, les
voyageuses et leurs compagnons mirent pied à terre. Il
fallait venir en aide au lourd véhicule et pousser à
la roue, le retenir souvent sur de périlleuses
déclivités, dételer les boeufs dont l' attelage ne
pouvait se développer utilement à des tournants
brusques, caler le chariot qui menaçait de revenir en
arrière, et, plus d' une fois, Ayrton dut appeler
à son aide le renfort des chevaux déjà fatigués de se
hisser eux-mêmes.
Fut-ce cette fatigue prolongée, ou toute autre cause,
mais l' un des chevaux succomba pendant cette journée.
Il s' abattit subitement sans qu' aucun symptôme fît
pressentir cet accident. C' était le cheval de
Mulrady, et quand celui-ci voulut le relever, il le
trouva mort.
Ayrton vint examiner l' animal étendu à terre, et
parut ne rien comprendre à cette mort instantanée.
" il faut que cette bête, dit Glenarvan, se soit
rompu quelque vaisseau.
-évidemment, répondit Ayrton.
-prends mon cheval, Mulrady, ajouta Glenarvan, je
vais rejoindre lady Helena dans le chariot. "
Mulrady obéit, et la petite troupe continua sa
fatigante ascension, après avoir abandonné aux
corbeaux le cadavre de l' animal.

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La chaîne des Alpes australiennes est peu épaisse, et
sa base ne s' étend pas sur une largeur de huit milles.
Donc, si le passage choisi par Ayrton aboutissait
au revers oriental, on pouvait, quarante-huit heures
plus tard, avoir franchi cette haute barrière. Alors,
d' obstacles insurmontables, de route difficile, il ne
serait plus question jusqu' à la mer.
Pendant la journée du 10, les voyageurs atteignirent
le plus haut point du passage, deux mille pieds
environ. Ils se trouvaient sur un plateau dégagé qui
laissait la vue s' étendre au loin. Vers le nord
miroitaient les eaux tranquilles du lac Oméo, tout
pointillé d' oiseaux aquatiques, et au delà, les vastes
plaines du Murray. Au sud, se déroulaient les nappes
verdoyantes du Gippsland, ses terrains riches en or,
ses hautes forêts, avec l' apparence d' un pays
primitif. Là, la nature était encore maîtresse de ses
produits, du cours de ses eaux, de ses grands arbres
vierges de la hache, et les squatters, rares
jusqu' alors, n' osaient lutter contre elle. Il semblait
que cette chaîne des Alpes séparât deux contrées
diverses, dont l' une avait conservé sa sauvagerie. Le
soleil se couchait alors, et quelques rayons, perçant
les nuages rougis, ravivaient les teintes du district
de Murray. Au contraire, le Gippsland, abrité
derrière l' écran des montagnes, se perdait dans une
vague obscurité, et l' on eût dit que l' ombre plongeait
dans une nuit précoce toute cette région transalpine.
Ce contraste fut vivement senti de spectateurs placés
entre ces deux pays si tranchés, et une certaine
émotion les prit à voir cette contrée presque inconnue
qu' ils allaient traverser jusqu' aux frontières
victoriennes.
On campa sur le plateau même, et le lendemain la
descente commença. Elle fut assez rapide. Une grêle
d' une violence extrême assaillit les voyageurs, et
les força de chercher un abri sous des roches. Ce
n' étaient pas des grêlons, mais de véritables plaques
de glace, larges comme la main, qui se précipitaient
des nuages orageux. Une fronde ne les eût pas
lancées avec plus de force, et quelques

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bonnes contusions apprirent à Paganel et à Robert
qu' il fallait se dérober à leurs coups. Le chariot
fut criblé en maint endroit, et peu de toitures
eussent résisté à la chute de ces glaçons aigus dont
quelques-uns s' incrustaient dans le tronc des arbres.
Il fallut attendre la fin de cette averse prodigieuse,
sous peine d' être lapidé. Ce fut l' affaire d' une
heure environ, et la troupe s' engagea de nouveau sur
les roches déclives, toutes glissantes encore des
ruissellements de la grêle.
Vers le soir, le chariot, fort cahoté, fort disjoint
en différentes parties de sa carcasse, mais encore
solide sur ses disques de bois, descendait les
derniers échelons des Alpes, entre de grands sapins
isolés. La passe aboutissait aux plaines du
Gippsland. La chaîne des Alpes venait d' être
heureusement franchie, et les dispositions accoutumées
furent faites pour le campement du soir.
Le 12, dès l' aube, reprise du voyage avec une ardeur
qui ne se démentait pas. Chacun avait hâte d' arriver
au but, c' est-à-dire à l' océan Pacifique, au point
même où se brisa le Britannia. là seulement
pouvaient être utilement rejointes les traces des
naufragés, et non dans ces contrées désertes du
Gippsland. Aussi, Ayrton pressait-il lord
Glenarvan d' expédier au Duncan l' ordre de se
rendre à la côte, afin d' avoir à sa disposition tous
les moyens de recherche. Il fallait, selon lui,
profiter de la route de Lucknow qui se rend à
Melbourne. Plus tard, ce serait difficile, car les
communications directes avec la capitale manqueraient
absolument.
Ces recommandations du quartier-maître paraissaient
bonnes à suivre. Paganel conseillait d' en tenir
compte. Il pensait aussi que la présence du yacht
serait fort utile en pareille circonstance, et il
ajoutait que l' on ne pourrait plus communiquer avec
Melbourne, la route de Lucknow une fois dépassée.
Glenarvan était indécis, et peut-être eût-il expédié
ces ordres que réclamait tout particulièrement
Ayrton, si le major n' eût combattu cette décision
avec une grande

p202

vigueur. Il démontra que la présence d' Ayrton était
nécessaire à l' expédition, qu' aux approches de la
côte le pays lui serait connu, que si le hasard mettait
la caravane sur les traces d' Harry Grant, le
quartier-maître serait plus qu' un autre capable de
les suivre, enfin que seul il pouvait indiquer
l' endroit où s' était perdu le Britannia.
Mac Nabbs opina donc pour la continuation du voyage
sans rien changer à son programme. Il trouva un
auxiliaire dans John Mangles, qui se rangea à son
avis. Le jeune capitaine fit même observer que les
ordres de son honneur parviendraient plus facilement
au Duncan s' ils étaient expédiés de Twofold-Bay,
que par l' entremise d' un messager forcé de parcourir
deux cents milles d' un pays sauvage. Ce parti
prévalut. Il fut décidé qu' on attendrait pour agir
l' arrivée à Twofold-Bay. Le major observait Ayrton,
qui lui parut assez désappointé. Mais il n' en dit
rien, et, suivant sa coutume, il garda ses observations
pour son compte.
Les plaines qui s' étendent au pied des Alpes
australiennes étaient unies, avec une légère
inclinaison vers l' est. De grands bouquets de mimosas
et d' eucalyptus, des gommiers d' essences diverses, en
rompaient çà et là la monotone uniformité. Le
" gastrolobium grandiflorum " hérissait le sol de ses
arbustes aux fleurs éclatantes. Quelques creeks sans
importance, de simples ruisseaux encombrés de petits
joncs et envahis par les orchidées, coupèrent souvent
la route. On les passa à gué. Au loin s' enfuyaient,
à l' approche des voyageurs, des bandes d' outardes et
de casoars. Au-dessus des arbrisseaux sautaient et
ressautaient des kanguroos comme une troupe de
pantins élastiques. Mais les chasseurs de l' expédition
ne songeaient guère à chasser, et leurs chevaux
n' avaient pas besoin de ce surcroît de fatigue.
D' ailleurs, une lourde chaleur pesait sur la contrée.
Une électricité violente saturait l' atmosphère. Bêtes
et gens subissaient son influence. Ils allaient
devant eux sans en chercher davantage. Le silence
n' était interrompu

p203

que par les cris d' Ayrton excitant son attelage
accablé.
De midi à deux heures, on traversa une curieuse forêt
de fougères qui eût excité l' admiration de gens moins
harassés. Ces plantes arborescentes, en pleine
floraison, mesuraient jusqu' à trente pieds de
hauteur. Chevaux et cavaliers passaient à l' aise
sous leurs ramilles retombantes, et parfois la molette
d' un éperon résonnait en heurtant leur tige ligneuse.
Sous ces parasols immobiles régnait une fraîcheur dont
personne ne songea à se plaindre. Jacques Paganel,
toujours démonstratif, poussa quelques soupirs de
satisfaction qui firent lever des troupes de perruches
et de kakatoès. Ce fut un concert de jacasseries
assourdissantes.
Le géographe continuait de plus belle ses cris et ses
jubilations, quand ses compagnons le virent tout
d' un coup chanceler sur son cheval

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et s' abattre comme une masse. était-ce quelque
étourdissement, pis même, une suffocation causée par
la haute température ? On courut à lui.
" Paganel ! Paganel ! Qu' avez-vous ! S' écria
Glenarvan.
-j' ai, cher ami, que je n' ai plus de cheval, répondit
Paganel en se dégageant de ses étriers.
-quoi ! Votre cheval ?
-mort, foudroyé, comme celui de Mulrady ! "
Glenarvan, John Mangles, Wilson, examinèrent
l' animal. Paganel ne se trompait pas. Son cheval
venait d' être frappé subitement.
" voilà qui est singulier, dit John Mangles.
-très singulier, en effet, " murmura le major.
Glenarvan ne laissa pas d' être préoccupé de ce nouvel
accident. Il ne pouvait se remonter dans ce désert.
Or, si une épidémie frappait les chevaux de
l' expédition, il serait très embarrassé pour continuer
sa route.
Or, avant la fin du jour, le mot " épidémie " sembla
devoir se justifier. Un troisième cheval, celui de
Wilson, tomba mort, et, circonstance plus grave
peut-être, un des boeufs fut également frappé. Les
moyens de transport et de traction étaient réduits à
trois boeufs et quatre chevaux.
La situation devint grave. Les cavaliers démontés
pouvaient, en somme, prendre leur parti d' aller à
pied. Bien des squatters l' avaient fait déjà, à travers
ces régions désertes. Mais s' il fallait abandonner
le chariot, que deviendraient les voyageuses ?
Pourraient-elles franchir les cent vingt milles qui
les séparaient encore de la baie Twofold ?
John Mangles et Glenarvan, très inquiets,
examinèrent les chevaux survivants. Peut-être
pouvait-on prévenir de nouveaux accidents. Examen
fait, aucun symptôme de maladie, de défaillance même,
ne fut remarqué. Ces animaux étaient en parfaite
santé et supportaient vaillamment les fatigues du
voyage. Glenarvan espéra donc que cette singulière
épidémie ne ferait pas d' autres victimes.

p205

Ce fut aussi l' avis d' Ayrton, qui avouait ne rien
comprendre à ces morts foudroyantes.
On se remit en marche. Le chariot servait de véhicule
aux piétons qui s' y délassaient tour à tour. Le soir,
après une marche de dix milles seulement, le signal
de halte fut donné, le campement fut organisé, et la
nuit se passa sans encombre, sous un vaste bouquet
de fougères arborescentes, entre lesquelles passaient
d' énormes chauves-souris, justement nommées des
renards volants.
La journée du lendemain, 13 janvier, fut bonne. Les
accidents de la veille ne se renouvelèrent pas. L' état
sanitaire de l' expédition demeura satisfaisant.
Chevaux et boeufs firent gaillardement leur office.
Le salon de lady Helena fut très animé, grâce au
nombre de visiteurs qui affluèrent. Mr Olbinett
s' occupa très activement à faire circuler les
rafraîchissements que trente degrés de chaleur
rendaient nécessaires. Un demi-baril de scotch-ale y
passa tout entier. On déclara Barclay et Co le plus
grand homme de la Grande-Bretagne, même avant
Wellington, qui n' eût jamais fabriqué d' aussi bonne
bière. Amour-propre d' écossais. Jacques Paganel
but beaucoup et discourut encore plus de omni re
scibili.

une journée si bien commencée semblait devoir bien
finir. On avait franchi quinze bons milles, et
adroitement passé un pays assez montueux et d' un sol
rougeâtre. Tout laissait espérer que l' on camperait
le soir même sur les bords de la Snowy, importante
rivière qui va se jeter au sud de Victoria dans le
Pacifique. Bientôt la roue du chariot creusa ses
ornières sur de larges plaines faites d' une alluvion
noirâtre, entre des touffes d' herbe exubérantes et
de nouveaux champs de gastrolobium. Le soir arriva,
et un brouillard nettement tranché à l' horizon
marqua le cours de la Snowy. Quelques milles furent
encore enlevés à la vigueur du collier. Une forêt
de hauts arbres se dressa à un coude de la route,
derrière une modeste éminence du terrain. Ayrton
dirigea son attelage un peu surmené à travers les
grands troncs perdus dans

p206

l' ombre, et il dépassait déjà la lisière du bois, à
un demi-mille de la rivière, quand le chariot
s' enfonça brusquement jusqu' au moyeu des roues.
" attention ! Cria-t-il aux cavaliers qui le suivaient.
-qu' est-ce donc ? Demanda Glenarvan.
-nous sommes embourbés, " répondit Ayrton.
De la voix et de l' aiguillon, il excita ses boeufs, qui,
enlisés jusqu' à mi-jambes, ne purent bouger.
" campons ici, dit John Mangles.
-c' est ce qu' il y a de mieux à faire, répondit
Ayrton. Demain, au jour, nous verrons à nous en tirer.
-halte ! " cria Glenarvan.
La nuit s' était faite rapidement après un court
crépuscule, mais la chaleur n' avait pas fui avec la
lumière. L' atmosphère recélait d' étouffantes vapeurs.
Quelques éclairs, éblouissantes réverbérations d' un
orage lointain, enflammaient l' horizon. La couchée
fut organisée. On s' arrangea tant bien que mal du
chariot embourbé. Le sombre dôme des grands arbres
abrita la tente des voyageurs. Si la pluie ne s' en
mêlait pas, ils étaient décidés à ne pas se plaindre.
Ayrton parvint, non sans peine, à retirer ses trois
boeufs du terrain mouvant. Ces courageuses bêtes en
avaient jusqu' aux flancs. Le quartier-maître les
parqua avec les quatre chevaux, et ne laissa à
personne le soin de choisir leur fourrage. Ce service,
il le faisait, d' ailleurs, avec intelligence, et,
ce soir-là, Glenarvan remarqua que ses soins
redoublèrent ; ce dont il le remercia, car la
conservation de l' attelage était d' un intérêt majeur.
Pendant ce temps, les voyageurs prirent leur part
d' un souper assez sommaire. La fatigue et la chaleur
tuant la faim, ils avaient besoin, non de nourriture,
mais de repos. Lady Helena et miss Grant, après
avoir souhaité le bonsoir à leurs compagnons,
regagnèrent la couchette accoutumée. Quant aux
hommes, les uns se glissèrent sous la tente ; les
autres, par goût, s' étendirent sur une herbe

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épaisse au pied des arbres, ce qui est sans
inconvénient dans ces pays salubres.
Peu à peu, chacun s' endormit d' un lourd sommeil.
L' obscurité redoublait sous un rideau de gros nuages
qui envahissaient le ciel. Il n' y avait pas un
souffle de vent dans l' atmosphère. Le silence de la
nuit n' était interrompu que par les hululements du
" morepork " , qui donnait la tierce mineure avec une
surprenante justesse comme les tristes coucous
d' Europe.
Vers onze heures, après un mauvais sommeil, lourd
et fatigant, le major se réveilla. Ses yeux à demi
fermés furent frappés d' une vague lumière qui courait
sous les grands arbres. On eût dit une nappe
blanchâtre, miroitante comme l' eau d' un lac, et Mac
Nabbs crut d' abord que les premières lueurs d' un
incendie se propageaient sur le sol.
Il se leva, et marcha vers le bois. Sa surprise fut
grande quand il se vit en présence d' un phénomène
purement naturel. Sous ses yeux s' étendait un immense
plan de champignons qui émettaient des
phosphorescences. Les

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spores lumineux de ces cryptogames rayonnaient dans
l' ombre avec une certaine intensité.
Le major, qui n' était point égoïste, allait réveiller
Paganel, afin que le savant constatât ce phénomène
de ses propres yeux, quand un incident l' arrêta.
La lueur phosphorescente illuminait le bois pendant
l' espace d' un demi-mille, et Mac Nabbs crut voir
passer rapidement des ombres sur la lisière éclairée.
Ses regards le trompaient-ils ? était-il le jouet
d' une hallucination ?
Mac Nabbs se coucha à terre, et, après une
rigoureuse observation, il aperçut distinctement
plusieurs hommes, qui, se baissant, se relevant,
tour à tour, semblaient chercher sur le sol des traces
encore fraîches.
Ce que voulaient ces hommes, il fallait le savoir.
Le major n' hésita pas, et sans donner l' éveil à ses
compagnons, rampant sur le sol comme un sauvage des
prairies, il disparut sous les hautes herbes.

p209

chapitre xix un coup de théatre
ce fut une affreuse nuit. à deux heures du matin, la
pluie commença à tomber, une pluie torrentielle que
les nuages orageux versèrent jusqu' au jour. La tente
devint un insuffisant abri. Glenarvan et ses
compagnons se réfugièrent dans le chariot. On ne
dormit pas. On causa de choses et d' autres. Seul,
le major, dont personne n' avait remarqué la courte
absence, se contenta d' écouter sans mot dire. La
terrible averse ne discontinuait pas. On pouvait
craindre qu' elle ne provoquât un débordement de
la Snowy, dont le chariot, enlisé dans un sol mou,
se fût très mal trouvé. Aussi, plus d' une fois,
Mulrady, Ayrton, John Mangles allèrent examiner
le niveau des eaux courantes, et revinrent mouillés
de la tête aux pieds.
Enfin, le jour parut. La pluie cessa, mais les rayons
du soleil ne purent traverser l' épaisse nappe des
nuages. De larges flaques d' eau jaunâtre, de vrais
étangs troubles et bourbeux, salissaient le sol.
Une buée chaude transpirait à travers ces terrains
détrempés et saturait l' atmosphère d' une humidité
malsaine.
Glenarvan s' occupa du chariot tout d' abord. C' était
l' essentiel à ses yeux. On examina le lourd véhicule.
Il se trouvait embourbé au milieu d' une vaste
dépression du sol dans une glaise tenace. Le train
de devant disparaissait presque en entier, et celui
de derrière jusqu' au heurtequin de l' essieu. On
aurait de la peine à retirer cette lourde machine,
et ce ne serait pas trop de toutes les forces réunies
des hommes, des boeufs et des chevaux.

p210

" en tout cas, il faut se hâter, dit John Mangles.
Cette glaise en séchant rendra l' opération plus
difficile.
-hâtons-nous, " répondit Ayrton.
Glenarvan, ses deux matelots, John Mangles et
Ayrton pénétrèrent sous le bois où les animaux
avaient passé la nuit.
C' était une haute forêt de gommiers d' un aspect
sinistre. Rien que des arbres morts, largement
espacés, écorcés depuis des siècles, ou plutôt
écorchés comme les chênes-lièges au moment de la
récolte. Ils portaient à deux cents pieds dans les
airs le maigre réseau de leurs branches dépouillées.
Pas un oiseau ne nichait sur ces squelettes aériens ;
pas une feuille ne tremblait à cette ramure sèche
et cliquetante comme un fouillis d' ossements. à quel
cataclysme attribuer ce phénomène, assez fréquent
en Australie, de forêts entières frappées d' une
mort épidémique ? On ne sait. Ni les plus vieux
indigènes, ni leurs ancêtres, ensevelis depuis
longtemps dans les bocages de la mort, ne les ont
vus verdoyants.
Glenarvan, tout en marchant, regardait le ciel gris
sur lequel se profilaient nettement les moindres
ramilles des gommiers comme de fines découpures.
Ayrton s' étonnait de ne plus rencontrer les chevaux
et les boeufs à l' endroit où il les avait conduits.
Ces bêtes entravées ne pouvaient aller loin cependant.
On les chercha dans le bois, mais sans les trouver.
Ayrton, surpris, revint alors du côté de la
Snowy-river, bordée de magnifiques mimosas. Il faisait
entendre un cri bien connu de son attelage, qui ne
répondait pas. Le quartier-maître semblait très
inquiet, et ses compagnons se regardaient d' un air
désappointé.
Une heure se passa dans de vaines recherches, et
Glenarvan allait retourner au chariot, distant d' un
bon mille, quand un hennissement frappa son oreille.
Un beuglement se fit entendre presque aussitôt.
" ils sont là ! " s' écria John Mangles, en se glissant

p211

entre les hautes touffes de gastrolobium, qui étaient
assez hautes pour cacher un troupeau.
Glenarvan, Mulrady et Ayrton se lancèrent sur ses
traces et partagèrent bientôt sa stupéfaction.
Deux boeufs et trois chevaux gisaient sur le sol,
foudroyés comme les autres. Leurs cadavres étaient
déjà froids, et une bande de maigres corbeaux,
croassant dans les mimosas, guettait cette proie
inattendue. Glenarvan et les siens s' entre-regardèrent,
et Wilson ne put retenir un juron qui lui monta au
gosier.
" que veux-tu, Wilson ? Dit lord Glenarvan, se
contenant à peine, nous n' y pouvons rien. Ayrton,
emmenez le boeuf et le cheval qui restent. Il faudra
bien qu' ils nous tirent d' affaire.
-si le chariot n' était pas embourbé, répondit John
Mangles, ces deux bêtes, marchant à petites journées,
suffiraient à le conduire à la côte. Il faut donc à
tout prix dégager ce maudit véhicule.
-nous essayerons, John, répondit Glenarvan.
Retournons au campement, où l' on doit être inquiet de
notre absence prolongée. "
Ayrton enleva les entraves du boeuf, Mulrady celles
du cheval, et l' on revint en suivant les bords
sinueux de la rivière. Une demi-heure après, Paganel
et Mac Nabbs, lady Helena et miss Grant savaient
à quoi s' en tenir.
" par ma foi ! Ne put s' empêcher de dire le major, il
est fâcheux, Ayrton, que vous n' ayez pas eu à ferrer
toutes nos bêtes au passage de la Wimerra.
-pourquoi cela, monsieur ? Demanda Ayrton.
-parce que de tous nos chevaux, celui que vous avez
mis entre les mains de votre maréchal ferrant,
celui-là seul a échappé au sort commun !
-c' est vrai, dit John Mangles, et voilà un singulier
hasard !
-un hasard, et rien de plus, " répondit le
quartier-maître, regardant fixement le major.
Mac Nabbs serra les lèvres, comme s' il eût voulu
retenir

p212

des paroles prêtes à lui échapper. Glenarvan,
Mangles, lady Helena semblaient attendre qu' il
complétât sa pensée, mais le major se tut, et se
dirigea vers le chariot qu' Ayrton examinait.
" qu' a-t-il voulu dire ? Demanda Glenarvan à John
Mangles.
-je ne sais, répondit le jeune capitaine. Cependant,
le major n' est point homme à parler sans raison.
-non, John, dit lady Helena. Mac Nabbs doit avoir
des soupçons à l' égard d' Ayrton.
-des soupçons ? Fit Paganel en haussant les épaules.
-lesquels ? Répondit Glenarvan. Le suppose-t-il
capable d' avoir tué nos chevaux et nos boeufs ? Mais
dans quel but ? L' intérêt d' Ayrton n' est-il pas
identique au nôtre ?
-vous avez raison, mon cher Edward, dit lady Helena,
et j' ajouterai que le quartier-maître nous a donné
depuis le commencement du voyage d' incontestables
preuves de dévouement.
-sans doute, répondit John Mangles. Mais alors, que
signifie l' observation du major ?
-le croit-il donc d' accord avec ces convicts ? S' écria
imprudemment Paganel.
-quels convicts ? Demanda miss Grant.
-Monsieur Paganel se trompe, répondit vivement
John Mangles. Il sait bien qu' il n' y a pas de
convicts dans la province de Victoria.
-eh ! C' est parbleu vrai ! Répliqua Paganel, qui
aurait voulu retirer ses paroles. Où diable avais-je
la tête ? Qui a jamais entendu parler de convicts en
Australie ? D' ailleurs, à peine débarqués, ils font
de très honnêtes gens ! Le climat ! Miss Mary, le
climat moralisateur... "
le pauvre savant, voulant réparer sa bévue, faisait
comme le chariot, il s' embourbait. Lady Helena le
regardait, ce qui lui ôtait tout son sang-froid. Mais
ne voulant pas l' embarrasser davantage, elle emmena
miss Mary du côté de la tente, où Mr Olbinett
s' occupait de dresser le déjeuner suivant toutes les
règles de l' art.

p213

" c' est moi qui mériterais d' être transporté, dit
piteusement Paganel.
-je le pense, " répondit Glenarvan.
Et sur cette réponse faite avec un sérieux qui accabla
le digne géographe, Glenarvan et John Mangles
allèrent vers le chariot.
En ce moment, Ayrton et les deux matelots
travaillaient à l' arracher de sa vaste ornière. Le
boeuf et le cheval, attelés côte à côte, tiraient de
toute la force de leurs muscles ; les traits étaient
tendus à se rompre, les colliers menaçaient de céder
à l' effort. Wilson et Mulrady poussaient aux roues,
tandis que, de la voix et de l' aiguillon, le
quartier-maître excitait l' attelage dépareillé. Le
lourd véhicule ne bougeait pas. La glaise, déjà sèche,
le retenait comme s' il eût été scellé dans du ciment
hydraulique.
John Mangles fit arroser la glaise pour la rendre
moins tenace. Ce fut en vain. Le chariot conserva
son immobilité. Après de nouveaux coups de vigueur,
hommes et bêtes s' arrêtèrent. à moins de démonter la
machine pièce à pièce, il fallait renoncer à la tirer
de la fondrière. Or, l' outillage manquait, et l' on ne
pouvait entreprendre un pareil travail.
Cependant, Ayrton, qui voulait vaincre à tout prix
cet obstacle, allait tenter de nouveaux efforts,
quand lord Glenarvan l' arrêta.
" assez, Ayrton, assez, dit-il. Il faut ménager le
boeuf et le cheval qui nous restent. Si nous devons
continuer à pied notre route, l' un portera les deux
voyageuses, l' autre nos provisions. Ils peuvent donc
rendre encore d' utiles services.
-bien, mylord, répondit le quartier-maître en
dételant ses bêtes épuisées.
-maintenant, mes amis, ajouta Glenarvan, retournons
au campement, délibérons, examinons la situation,
voyons de quel côté sont les bonnes et les mauvaises
chances, et prenons un parti. "

p214

quelques instants après, les voyageurs se refaisaient
de leur mauvaise nuit par un déjeuner passable, et
la discussion était ouverte. Tous furent appelés à
donner leur avis.
D' abord, il s' agit de relever la position du
campement d' une manière extrêmement précise. Paganel,
chargé de ce soin, le fit avec la rigueur voulue.
Selon lui, l' expédition se trouvait arrêtée sur le
trente-septième parallèle, par 14753 de longitude,
au bord de la Snowy-river.
" quel est le relèvement exact de la côte à
Twofold-Bay ? Demanda Glenarvan.
-cent cinquante degrés, répondit Paganel.
-et ces deux degrés sept minutes valent ? ...
-soixante-quinze milles.
-et Melbourne est ? ...
-à deux cents milles au moins.
-bon. Notre position étant ainsi déterminée, dit
Glenarvan, que convient-il de faire ? "
la réponse fut unanime : aller à la côte sans tarder.
Lady Helena et Mary Grant s' engageaient à faire
cinq milles par jour. Les courageuses femmes ne
s' effrayaient pas de franchir à pied, s' il le fallait,
la distance qui séparait Snowy-river de
Twofold-Bay.
" vous êtes la vaillante compagne du voyageur, ma
chère Helena, dit lord Glenarvan. Mais sommes-nous
certains de trouver à la baie les ressources dont
nous aurons besoin en y arrivant ?
-sans aucun doute, répondit Paganel. Eden est une
municipalité qui a déjà bien des années d' existence.
Son port doit avoir des relations fréquentes avec
Melbourne. Je suppose même qu' à trente-cinq milles
d' ici, à la paroisse de Delegete, sur la frontière
victorienne, nous pourrons ravitailler l' expédition
et trouver des moyens de transport.

p215

-et le Duncan ? demanda Ayrton, ne jugez-vous
pas opportun, mylord, de le mander à la baie ?
-qu' en pensez-vous, John ? Demanda Glenarvan.
-je ne crois pas que votre honneur doive se presser
à ce sujet, répondit le jeune capitaine, après avoir
réfléchi. Il sera toujours temps de donner vos ordres
à Tom Austin et de l' appeler à la côte.
-c' est de toute évidence, ajouta Paganel.
-remarquez, reprit John Mangles, que dans quatre
ou cinq jours nous serons à Eden.
-quatre ou cinq jours ! Reprit Ayrton en hochant la
tête, mettez-en quinze ou vingt, capitaine, si vous
ne voulez pas plus tard regretter votre erreur !
-quinze ou vingt jours pour faire soixante-quinze
milles ! S' écria Glenarvan.
-au moins, mylord. Vous allez traverser la portion
la plus difficile de Victoria, un désert où tout
manque, disent les squatters, des plaines de
broussailles sans chemin frayé, dans lesquelles les
stations n' ont pu s' établir. Il y faudra marcher la
hache ou la torche à la main, et, croyez-moi, vous
n' irez pas vite. "
Ayrton avait parlé d' un ton ferme. Paganel, sur qui
se portèrent des regards interrogateurs, approuva
d' un signe de tête les paroles du quartier-maître.
" j' admets ces difficultés, reprit alors John Mangles.
Eh bien ! Dans quinze jours, votre honneur expédiera
ses ordres au Duncan.
-j' ajouterai, reprit alors Ayrton, que les
principaux obstacles ne viendront pas des embarras
de la route. Mais il faudra traverser la Snowy, et
très probablement attendre la baisse des eaux.
-attendre ! S' écria le jeune capitaine. Ne peut-on
trouver un gué ?
-je ne le pense pas, répondit Ayrton. Ce matin, j' ai
cherché un passage praticable, mais en vain. Il est
rare de rencontrer une rivière aussi torrentueuse
à cette époque, et c' est une fatalité contre laquelle
je ne puis rien.

p216

-elle est donc large, cette Snowy ? Demanda lady
Glenarvan.
-large et profonde, madame, répondit Ayrton, large
d' un mille avec un courant impétueux. Un bon nageur
ne la traverserait pas sans danger.
-eh bien ! Construisons un canot, s' écria Robert,
qui ne doutait de rien. On abat un arbre, on le
creuse, on s' y embarque ; et tout est dit.
-qu' en pensez-vous, Ayrton ? Demanda Glenarvan.
-je pense, mylord, que, dans un mois, s' il n' arrive
quelque secours, nous serons encore retenus sur les
bords de la Snowy !
-enfin, avez-vous un plan meilleur ? Demanda John
Mangles avec une certaine impatience.
-oui, si le Duncan quitte Melbourne et rallie
la côte est !
-ah ! Toujours le Duncan ! et en quoi sa
présence à la baie nous facilitera-t-elle les moyens
d' y arriver ? "
Ayrton réfléchit pendant quelques instants avant de
répondre, et dit d' une façon assez évasive :
" je ne veux point imposer mes opinions. Ce que j' en
fais est dans l' intérêt de tous, et je suis disposé
à partir dès que son honneur donnera le signal du
départ. "
puis, il croisa les bras.
" ceci n' est pas répondre, Ayrton, reprit Glenarvan.
Faites-nous connaître votre plan, et nous le
discuterons. Que proposez-vous ? "
Ayrton, d' une voix calme et assurée, s' exprima en
ces termes :
" je propose de ne pas nous aventurer au delà de la
Snowy dans l' état de dénûment où nous sommes. C' est
ici même qu' il faut attendre des secours, et ces
secours ne peuvent venir que du Duncan. campons
en cet endroit, où les vivres ne manquent pas, et
que l' un de nous porte à Tom Austin l' ordre de
rallier la baie Twofold. "
un certain étonnement accueillit cette proposition

p217

inattendue, et contre laquelle John Mangles ne
dissimula pas son antipathie.
" pendant ce temps, reprit Ayrton, ou les eaux de la
Snowy baisseront, ce qui permettra de trouver un
gué praticable, ou il faudra recourir au canot, et
nous aurons le temps de le construire. Voilà, mylord,
le plan que je soumets à votre approbation.
-bien, Ayrton, répondit Glenarvan. Votre idée
mérite d' être prise en sérieuse considération. Son
plus grand tort est de causer un retard, mais elle
épargne de sérieuses fatigues et peut-être des
dangers réels. Qu' en pensez-vous, mes amis ?
-parlez, mon cher Mac Nabbs, dit alors lady
Helena. Depuis le commencement de la discussion,
vous vous contentez d' écouter, et vous êtes très
avare de vos paroles.
-puisque vous me demandez mon avis, répondit le
major, je vous le donnerai très franchement. Ayrton
me paraît avoir parlé en homme sage, prudent, et je
me range à sa proposition. "
on ne s' attendait guère à cette réponse, car
jusqu' alors Mac Nabbs avait toujours combattu les
idées d' Ayrton à ce sujet. Aussi Ayrton, surpris,
jeta un regard rapide sur le major. Cependant,
Paganel, lady Helena, les matelots étaient très
disposés à appuyer le projet du quartier-maître. Ils
n' hésitèrent plus après les paroles de Mac Nabbs.
Glenarvan déclara donc le plan d' Ayrton adopté
en principe.
" et maintenant, John, ajouta-t-il, ne pensez-vous
pas que la prudence commande d' agir ainsi, et de
camper sur les bords de la rivière, en attendant les
moyens de transport ?
-oui, répondit John Mangles, si toutefois notre
messager parvient à passer la Snowy, que nous ne
pouvons passer nous-même ! "
on regarda le quartier-maître, qui sourit en homme
sûr de lui.

p218

" le messager ne franchira pas la rivière, dit-il.
-ah ! Fit John Mangles.
-il ira tout simplement rejoindre la route de
Luknow, qui le mènera droit à Melbourne.
-deux cent cinquante milles à faire à pied ! S' écria
le jeune capitaine.
-à cheval, répliqua Ayrton. Il reste un cheval bien
portant. Ce sera l' affaire de quatre jours. Ajoutez
deux jours pour la traversée du Duncan à la baie,
vingt-quatre heures pour revenir au campement, et,
dans une semaine, le messager sera de retour avec les
hommes de l' équipage. "
le major approuvait d' un signe de tête les paroles
d' Ayrton, ce qui ne laissait pas d' exciter
l' étonnement de John Mangles. Mais la proposition
du quartier-maître avait réuni tous les suffrages, et
il ne s' agissait plus que d' exécuter ce plan
véritablement bien conçu.
" maintenant, mes amis, dit Glenarvan, il reste à
choisir notre messager. Il aura une mission pénible
et périlleuse, je ne veux pas le dissimuler. Qui se
dévouera pour ses compagnons et ira porter nos
instructions à Melbourne ? "
Wilson, Mulrady, John Mangles, Paganel, Robert
lui-même, s' offrirent immédiatement. John insistait
d' une façon toute particulière pour que cette mission
lui fût confiée. Mais Ayrton, qui ne s' était pas
encore prononcé prit la parole, et dit :
" s' il plaît à votre honneur, ce sera moi qui partirai
mylord. J' ai l' habitude de ces contrées. Maintes fois,
j' ai parcouru des régions plus difficiles. Je puis
me tirer d' affaire là où un autre resterait. Je
réclame donc dans l' intérêt commun ce droit de me
rendre à Melbourne. Un mot m' accréditera auprès de
votre second, et dans six jours, je me fais fort
d' amener le Duncan à la baie Twofold.
-bien parlé, répondit Glenarvan. Vous êtes un

p219

homme intelligent et courageux, Ayrton, et vous
réussirez. "
le quartier-maître était évidemment plus apte que
tout autre à remplir cette difficile mission. Chacun
le comprit et se retira. John Mangles fit une
dernière objection, disant que la présence d' Ayrton
était nécessaire pour retrouver les traces du
Britannia ou d' Harry Grant. Mais le major
fit observer que l' expédition resterait campée sur les
bords de la Snowy jusqu' au retour d' Ayrton, qu' il
n' était pas question de reprendre sans lui ces
importantes recherches, conséquemment que son absence
ne préjudicierait en aucune façon aux intérêts du
capitaine.
" eh bien, partez, Ayrton, dit Glenarvan. Faites
diligence, et revenez par Eden à notre campement de
la Snowy. "
un éclair de satisfaction brilla dans les yeux du
quartier-maître. Il détourna la tête, mais, si vite
qu' il se fût détourné, John Mangles avait surpris
cet éclair ; John, par instinct, non autrement,
sentait s' accroître ses défiances contre Ayrton.
Le quartier-maître fit donc ses préparatifs de départ
aidé des deux matelots, dont l' un s' occupa de son
cheval, et l' autre de ses provisions. Pendant ce
temps, Glenarvan écrivait la lettre destinée à
Tom Austin.
Il ordonnait au second du Duncan de se rendre
sans retard à la baie Twofold. Il lui recommandait
le quartier-maître comme un homme en qui il pouvait
avoir toute confiance. Tom Austin, arrivé à la côte,
devait mettre un détachement des matelots du yacht
sous les ordres d' Ayrton...
Glenarvan en était à ce passage de sa lettre, quand
Mac Nabbs, qui le suivait des yeux, lui demanda
d' un ton singulier comment il écrivait le nom
d' Ayrton.
" mais comme il se prononce, répondit Glenarvan.
-c' est une erreur, reprit tranquillement le major. Il
se prononce Ayrton, mais il s' écrit Ben Joyce ! "

p220

chapitre xx aland ! Zealand !
la révélation de ce nom de Ben Joyce produisit
l' effet d' un coup de foudre. Ayrton s' était
brusquement redressé. Sa main tenait un revolver. Une
détonation éclata. Glenarvan tomba frappé d' une
balle. Des coups de fusil retentirent au dehors.
John Mangles et les matelots, d' abord surpris,
voulurent se jeter sur Ben Joyce ; mais l' audacieux
convict avait déjà disparu et rejoint sa bande
disséminée sur la lisière du bois de gommiers.
La tente n' offrait pas un suffisant abri contre les
balles. Il fallait battre en retraite. Glenarvan,
légèrement atteint, s' était relevé.
" au chariot ! Au chariot ! " cria John Mangles, et
il entraîna lady Helena et Mary Grant, qui furent
bientôt en sûreté derrière les épaisses ridelles.
Là, John, le major, Paganel, les matelots saisirent
leurs carabines et se tinrent prêts à riposter aux
convicts. Glenarvan et Robert avaient rejoint les
voyageuses, tandis qu' Olbinett accourait à la
défense commune.
Ces événements s' étaient accomplis avec la rapidité
de l' éclair. John Mangles observait attentivement
la lisière du bois. Les détonations s' étaient tues
subitement à l' arrivée de Ben Joyce. Un profond
silence succédait à la bruyante fusillade. Quelques
volutes de vapeur blanche se contournaient encore
entre les branches des gommiers. Les hautes touffes
de gastrolobium demeuraient immobiles. Tout indice
d' attaque avait disparu.

p221

Le major et John Mangles poussèrent une
reconnaissance jusqu' aux grands arbres. La place était
abandonnée. De nombreuses traces de pas s' y voyaient,
et quelques amorces à demi consumées fumaient sur le
sol. Le major, en homme prudent, les éteignit, car
il suffisait d' une étincelle pour allumer un incendie
redoutable dans cette forêt d' arbres secs.
" les convicts ont disparu, dit John Mangles.
-oui, répondit le major, et cette disparition
m' inquiète. Je préférerais les voir face à face. Mieux
vaut un tigre en plaine qu' un serpent sous les
herbes. Battons ces buissons autour du chariot. "
le major et John fouillèrent la campagne
environnante. De la lisière du bois aux bords de la
Snowy, ils ne rencontrèrent pas un seul convict. La
bande de Ben Joyce semblait s' être envolée comme
une troupe d' oiseaux malfaisants. Cette disparition
était trop singulière pour laisser une sécurité
parfaite. C' est pourquoi on résolut de se tenir sur le
qui-vive. Le chariot, véritable forteresse embourbée,
devint le centre du campement, et deux hommes, se
relevant d' heure en heure, firent bonne garde.
Le premier soin de lady Helena et de Mary Grant
avait été de panser la blessure de Glenarvan. Au
moment où son mari tomba sous la balle de Ben Joyce,
lady Helena, épouvantée, s' était précipitée vers
lui. Puis, maîtrisant son angoisse, cette femme
courageuse avait conduit Glenarvan au chariot. Là,
l' épaule du blessé fut mise à nu, et le major
reconnut que la balle, déchirant les chairs, n' avait
produit aucune lésion interne. Ni l' os ni les muscles
ne lui parurent attaqués. La blessure saignait
beaucoup, mais Glenarvan, remuant les doigts de
l' avant-bras, rassura lui-même ses amis sur les
résultats du coup. Son pansement fait, il ne voulut
plus que l' on s' occupât de lui, et on en vint aux
explications.
Les voyageurs, moins Mulrady et Wilson qui veillaient
au dehors, s' étaient alors casés tant bien que mal
dans le chariot. Le major fut invité à parler.

p222

Avant de commencer son récit, il mit lady Helena au
courant des choses qu' elle ignorait, c' est-à-dire
l' évasion d' une bande de condamnés de Perth, leur
apparition dans les contrées de la Victoria, leur
complicité dans la catastrophe du chemin de fer. Il
lui remit le numéro de l' australian and new
zealand gazette
acheté à Seymour, et il ajouta
que la police avait mis à prix la tête de ce Ben
Joyce, redoutable bandit, auquel dix-huit mois
de crimes avaient fait une funeste célébrité.
Mais comment Mac Nabbs avait-il reconnu ce Ben
Joyce dans le quartier-maître Ayrton ? Là était le
mystère que tous voulaient éclaircir, et le major
s' expliqua.
Depuis le jour de sa rencontre, Mac Nabbs, par
instinct, se défiait d' Ayrton. Deux ou trois faits
presque insignifiants, un coup d' oeil échangé entre
le quartier-maître et le forgeron à la Wimerra-river,
l' hésitation d' Ayrton à traverser les villes et les
bourgs, son insistance à mander le Duncan à la
côte, la mort étrange des animaux confiés à ses soins,
enfin un manque de franchise dans ses allures, tous
ces détails peu à peu groupés avaient éveillé les
soupçons du major.
Cependant, il n' aurait pu formuler une accusation
directe, sans les événements qui s' étaient passés
la nuit précédente.
Mac Nabbs, se glissant entre les hautes touffes
d' arbrisseaux, arriva près des ombres suspectes qui
venaient d' éveiller son attention à un demi-mille
du campement. Les plantes phosphorescentes jetaient
de pâles lueurs dans l' obscurité.
Trois hommes examinaient des traces sur le sol, des
empreintes de pas fraîchement faites, et, parmi eux,
Mac Nabbs reconnut le maréchal ferrant de
Black-Point. " ce sont eux, disait l' un. -oui,
répondait l' autre, voilà le trèfle des fers. -c' est
comme cela depuis la Wimerra. -tous les chevaux
sont morts. -le poison n' est pas loin. -en voilà
de quoi démonter une cavalerie tout entière. Une
plante utile que ce gastrolobium ! "

p224

" puis ils se turent, ajouta Mac Nabbs, et
s' éloignèrent. Je n' en savais pas assez. Je les
suivis. Bientôt la conversation recommença : " un
habile homme, Ben Joyce, dit le forgeron, un fameux
quartier-maître avec son invention de naufrage ! Si
son projet réussit, c' est un coup de fortune ! Satané
Ayrton ! -appelle-le Ben Joyce, car il a bien
gagné son nom ! " en ce moment, ces coquins quittèrent
le bois de gommiers. Je savais ce que je voulais
savoir, et je revins au campement, avec la certitude
que tous les convicts ne se moralisent pas en
Australie, n' en déplaise à Paganel ! "
le major se tut.
Ses compagnons, silencieux, réfléchissaient.
" ainsi, dit Glenarvan dont la colère faisait pâlir
la figure, Ayrton nous a entraînés jusqu' ici pour
nous piller et nous assassiner !
-oui, répondit le major.
-et depuis la Wimerra, sa bande suit nos traces et
nous épie, guettant une occasion favorable ?
-oui.
-mais ce misérable n' est donc pas un matelot du
Britannia ? il a donc volé son nom d' Ayrton,
volé son engagement à bord ? "
les regards se dirigèrent vers Mac Nabbs, qui avait
dû se poser ces questions à lui-même.
" voici, répondit-il de sa voix toujours calme, les
certitudes que l' on peut dégager de cette obscure
situation. à mon avis, cet homme s' appelle réellement
Ayrton. Ben Joyce est son nom de guerre. Il est
incontestable qu' il connaît Harry Grant et qu' il a
été quartier-maître à bord du Britannia. ces
faits, prouvés déjà par les détails précis que nous
a donnés Ayrton, sont de plus corroborés par les
paroles des convicts que je vous ai rapportées. Ne
nous égarons donc pas dans de vaines hypothèses, et
tenons pour certain que Ben Joyce est Ayrton,
comme Ayrton est Ben Joyce, c' est-à-dire un
matelot du Britannia devenu chef d' une bande
de convicts. "

p225

les explications de Mac Nabbs furent acceptées sans
discussion.
" maintenant, répondit Glenarvan, me direz-vous
comment et pourquoi le quartier-maître d' Harry Grant
se trouve en Australie ?
-comment ? Je l' ignore, répondit Mac Nabbs, et la
police déclare ne pas en savoir plus long que moi
à ce sujet. Pourquoi ? Il m' est impossible de le dire.
Il y a là un mystère que l' avenir expliquera.
-la police ne connaît pas même cette identité
d' Ayrton et de Ben Joyce, dit John Mangles.
-vous avez raison, John, répondit le major, et une
semblable particularité serait de nature à éclairer
ses recherches.
-ainsi, dit lady Helena, ce malheureux s' était
introduit à la ferme de Paddy O' Moore dans une
intention criminelle ?
-ce n' est pas douteux, répondit Mac Nabbs. Il
préparait quelque mauvais coup contre l' irlandais,
quand une occasion meilleure s' est offerte à lui. Le
hasard nous a mis en présence. Il a entendu le récit
de Glenarvan, l' histoire du naufrage, et, en
homme audacieux, il s' est promptement décidé à en
tirer parti. L' expédition a été décidée. à la
Wimerra, il a communiqué avec l' un des siens, le
forgeron de Black-Point, et a laissé des traces
reconnaissables de notre passage. Sa bande nous a
suivis. Une plante vénéneuse lui a permis de tuer
peu à peu nos boeufs et nos chevaux. Puis, le moment
venu, il nous a embourbés dans les marais de la
Snowy et livrés aux convicts qu' il commande. "
tout était dit sur Ben Joyce. Son passé venait
d' être reconstitué par le major, et le misérable
apparaissait tel qu' il était, un audacieux et
redoutable criminel. Ses intentions, clairement
démontrées, exigeaient de la part de Glenarvan une
vigilance extrême. Heureusement, il y avait moins à
craindre du bandit démasqué que du traître.

p226

Mais de cette situation nettement élucidée ressortait
une conséquence grave. Personne n' y avait encore
songé. Seule Mary Grant, laissant discuter tout ce
passé, regardait l' avenir. John Mangles, d' abord,
la vit ainsi pâle et désespérée. Il comprit ce qui
se passait dans son esprit.
" miss Mary ! Miss Mary ! S' écria-t-il. Vous pleurez !
-tu pleures, mon enfant ? Dit lady Helena.
-mon père ! Madame, mon père ! " répondit la jeune
fille.
Elle ne put continuer. Mais une révélation subite se
fit dans l' esprit de chacun. On comprit la douleur
de miss Mary, pourquoi les larmes tombaient de ses
yeux, pourquoi le nom de son père montait de son
coeur à ses lèvres.
La découverte de la trahison d' Ayrton détruisait
tout espoir. Le convict, pour entraîner Glenarvan,
avait supposé un naufrage. Dans leur conversation
surprise par Mac Nabbs, les convicts l' avaient
clairement dit. Jamais le Britannia n' était venu
se briser sur les écueils de Twofold-Bay ! Jamais
Harry Grant n' avait mis le pied sur le continent
australien !
Pour la seconde fois, l' interprétation erronée du
document venait de jeter sur une fausse piste les
chercheurs du Britannia !
tous, devant cette situation, devant la douleur des
deux enfants, gardèrent un morne silence. Qui donc
eût encore trouvé quelques paroles d' espoir ? Robert
pleurait dans les bras de sa soeur. Paganel
murmurait d' une voix dépitée :
" ah ! Malencontreux document ! Tu peux te vanter
d' avoir mis le cerveau d' une douzaine de braves gens
à une rude épreuve ! "
et le digne géographe, véritablement furieux contre
lui-même, se frappait le front à le démolir.
Cependant Glenarvan rejoignit Mulrady et Wilson,
préposés à la garde extérieure. Un profond silence
régnait sur cette plaine comprise entre la lisière
du bois et

p227

la rivière. Les gros nuages immobiles s' écrasaient
sur la voûte du ciel. Au milieu de cette atmosphère
engourdie dans une torpeur profonde, le moindre
bruit se fût transmis avec netteté, et rien ne se
faisait entendre. Ben Joyce et sa bande devaient
s' être repliés à une distance assez considérable, car
des volées d' oiseaux qui s' ébattaient sur les basses
branches des arbres, quelques kanguroos occupés à
brouter paisiblement les jeunes pousses, un couple
d' eurus dont la tête confiante passait entre les
grandes touffes d' arbrisseaux, prouvaient que la
présence de l' homme ne troublait pas ces paisibles
solitudes.
" depuis une heure, demandait Glenarvan à ses deux
matelots, vous n' avez rien vu, rien entendu ?
-rien, votre honneur, répondit Wilson. Les
convicts doivent être à plusieurs milles d' ici.
-il faut qu' ils n' aient pas été en force suffisante
pour nous attaquer, ajouta Mulrady. Ce Ben Joyce
aura voulu recruter quelques bandits de son espèce
parmi les bushrangers qui errent au pied des Alpes.
-c' est probable, Mulrady, répondit Glenarvan. Ces
coquins sont des lâches. Ils nous savent armés et
bien armés. Peut-être attendent-ils la nuit pour
commencer leur attaque. Il faudra redoubler de
surveillance à la chute du jour. Ah ! Si nous pouvions
quitter cette plaine marécageuse et poursuivre notre
route vers la côte ! Mais les eaux grossies de la
rivière nous barrent le passage. Je payerais son
pesant d' or un radeau qui nous transporterait sur
l' autre rive !
-pourquoi votre honneur, dit Wilson, ne nous
donne-t-il pas l' ordre de construire ce radeau ? Le
bois ne manque pas.
-non, Wilson, répondit Glenarvan, cette Snowy
n' est pas une rivière, c' est un infranchissable
torrent. "
en ce moment, John Mangles, le major et Paganel
rejoignirent Glenarvan. Ils venaient précisément
d' examiner la Snowy. Les eaux accrues par les
dernières pluies

p228

s' étaient encore élevées d' un pied au-dessus de
l' étiage. Elles formaient un courant torrentueux,
comparable aux rapides de l' Amérique. Impossible
de s' aventurer sur ces nappes mugissantes et ces
impétueuses avalasses, brisées en mille remous où
se creusaient des gouffres.
John Mangles déclara le passage impraticable.
" mais, ajouta-t-il, il ne faut pas rester ici sans
rien tenter. Ce qu' on voulait faire avant la trahison
d' Ayrton est encore plus nécessaire après.
-que dis-tu, John ? Demanda Glenarvan.
-je dis que des secours sont urgents, et puisqu' on
ne peut aller à Twofold-Bay, il faut aller à
Melbourne. Un cheval nous reste. Que votre honneur
me le donne, mylord, et j' irai à Melbourne.
-mais c' est là une dangereuse tentative, John, dit
Glenarvan. Sans parler des périls de ce voyage de
deux cents milles à travers un pays inconnu, les
sentiers et la route doivent être gardés par les
complices de Ben Joyce.
-je le sais, mylord, mais je sais aussi que la
situation ne peut se prolonger. Ayrton ne demandait
que huit jours d' absence pour ramener les hommes du
Duncan. moi, je veux en six jours être revenu
sur les bords de la Snowy. Eh bien ! Qu' ordonne
votre honneur ?
-avant que Glenarvan se prononce, dit Paganel, je
dois faire une observation. Qu' on aille à Melbourne,
oui, mais que ces dangers soient réservés à John
Mangles, non. C' est le capitaine du Duncan, et
comme tel il ne peut s' exposer. J' irai à sa place.
-bien parlé, répondit le major. Et pourquoi
serait-ce vous, Paganel ?
-ne sommes-nous pas là ? S' écrièrent Mulrady et
Wilson.
-et croyez-vous, reprit Mac Nabbs, que je
m' effraye d' une traite de deux cents milles à cheval ?
-mes amis, dit Glenarvan, si l' un de nous doit
aller à Melbourne, que le sort le désigne. Paganel,
écrivez nos noms...

p229

-pas le vôtre, du moins, mylord, dit John Mangles.
-et pourquoi ? Demanda Glenarvan.
-vous séparer de lady Helena, vous, dont la
blessure n' est pas même fermée !
-Glenarvan, dit Paganel, vous ne pouvez quitter
l' expédition.
-non, reprit le major. Votre place est ici, Edward,
vous ne devez pas partir.
-il y a des dangers à courir, répondit Glenarvan, et
je n' en laisserai pas ma part à d' autres. écrivez,
Paganel. Que mon nom soit mêlé aux noms de mes
camarades, et fasse le ciel qu' il soit le premier
à sortir ! "
on s' inclina devant cette volonté. Le nom de
Glenarvan fut joint aux autres noms. On procéda au
tirage, et le sort se prononça pour Mulrady. Le
brave matelot poussa un hurrah de satisfaction.
" mylord, je suis prêt à partir, " dit-il.
Glenarvan serra la main de Mulrady. Puis il retourna
vers le chariot, laissant au major et à John Mangles
la garde du campement.
Lady Helena fut aussitôt instruite du parti pris
d' envoyer un messager à Melbourne et de la décision
du sort. Elle trouva pour Mulrady, des paroles qui
allèrent au coeur de ce vaillant marin. On le savait
brave, intelligent, robuste, supérieur à toute
fatigue, et, véritablement, le sort ne pouvait mieux
choisir.
Le départ de Mulrady fut fixé à huit heures, après
le court crépuscule du soir. Wilson se chargea de
préparer le cheval. Il eut l' idée de changer le fer
révélateur qu' il portait au pied gauche, et de le
remplacer par le fer de l' un des chevaux morts dans
la nuit. Les convicts ne pourraient pas reconnaître
les traces de Mulrady, ni le suivre, n' étant pas
montés.
Pendant que Wilson s' occupait de ces détails,
Glenarvan prépara la lettre destinée à Tom Austin ;
mais son bras blessé le gênait, et il chargea
Paganel d' écrire pour lui. Le savant, absorbé dans
une idée fixe, semblait étranger

p230

à ce qui se passait autour de lui. Il faut le dire,
Paganel, dans toute cette succession d' aventures
fâcheuses, ne pensait qu' à son document faussement
interprété. Il en retournait les mots pour leur
arracher un nouveau sens, et demeurait plongé dans
les abîmes de l' interprétation.
Aussi n' entendit-il pas la demande de Glenarvan, et
celui-ci fut forcé de la renouveler.
" ah ! Très bien, répondit Paganel, je suis prêt ! "
et tout en parlant, Paganel préparait machinalement
son carnet. Il en déchira une page blanche, puis, le
crayon à la main, il se mit en devoir d' écrire.
Glenarvan commença à dicter les instructions
suivantes :
" ordre à Tom Austin de prendre la mer sans retard
et de conduire le Duncan... "
Paganel achevait ce dernier mot, quand ses yeux se
portèrent, par hasard, sur le numéro de l' australian
and new zealand,
qui gisait à terre. Le journal
replié ne laissait voir que les deux dernières
syllabes de son titre. Le crayon de Paganel s' arrêta,
et Paganel parut oublier complètement Glenarvan,
sa lettre, sa dictée.
" eh bien ? Paganel, dit Glenarvan.
-ah ! Fit le géographe, en poussant un cri.
-qu' avez-vous ? Demanda le major.
-rien ! Rien ! " répondit Paganel.
Puis, plus bas, il répétait : " aland ! Aland !
aland ! "

il s' était levé. Il avait saisi le journal. Il le
secouait, cherchant à retenir des paroles prêtes à
s' échapper de ses lèvres. Lady Helena, Mary,
Robert, Glenarvan, le regardaient sans rien
comprendre à cette inexplicable agitation.
Paganel ressemblait à un homme qu' une folie subite
vient de frapper. Mais cet état de surexcitation
nerveuse ne dura pas. Il se calma peu à peu ; la
joie qui brillait dans ses regards s' éteignit ; il
reprit sa place et dit d' un ton calme :
" quand vous voudrez, mylord, je suis à vos ordres. "

p231

Glenarvan reprit la dictée de sa lettre, qui fut
définitivement libellée en ces termes :
" ordre à Tom Austin de prendre la mer sans retard
" et de conduire le Duncan par trente-sept degrés
" de latitude à la côte orientale de l' Australie... "
-de l' Australie ? Dit Paganel. Ah ! Oui ! De
l' Australie ! "
puis il acheva sa lettre et la présenta à la signature
de Glenarvan. Celui-ci gêné par sa récente
blessure, se tira tant bien que mal de cette
formalité. La lettre fut close et cachetée. Paganel,
d' une main que l' émotion faisait trembler encore,
mit l' adresse suivante :
Tom Austin,
second à bord du yacht le Duncan,
Melbourne.
Puis, il quitta le chariot, gesticulant et répétant
ces mots incompréhensibles : " aland ! Aland !
zealand ! "


p232

chapitre xxi quatre jours d' angoisse
le reste de la journée s' écoula sans autre incident.
On acheva de tout préparer pour le départ de
Mulrady. Le brave matelot était heureux de donner
à son honneur cette marque de dévouement.
Paganel avait repris son sang-froid et ses manières
accoutumées. Son regard indiquait bien encore une
vive préoccupation, mais il paraissait décidé à la
tenir secrète. Il avait sans doute de fortes raisons
pour en agir ainsi, car le major l' entendit répéter
ces paroles, comme un homme qui lutte avec lui-même :
" non ! Non ! Ils ne me croiraient pas ! Et, d' ailleurs,
à quoi bon ? Il est trop tard ! "
cette résolution prise, il s' occupa de donner à
Mulrady les indications nécessaires pour atteindre
Melbourne, et la carte sous les yeux, il lui traça
son itinéraire. Tous les " tracks " , c' est-à-dire les
sentiers de la prairie, aboutissaient à la route
de Lucknow. Cette route, après avoir descendu droit
au sud jusqu' à la côte, prenait par un coude brusque
la direction de Melbourne. Il fallait toujours la
suivre et ne point tenter de couper court à travers
un pays peu connu.
Ainsi rien de plus simple. Mulrady ne pouvait
s' égarer.
Quant aux dangers, ils n' existaient plus à quelques
milles au delà du campement, où Ben Joyce et sa
troupe devaient s' être embusqués. Une fois passé,
Mulrady se faisait fort de distancer rapidement
les convicts et de mener à bien son importante
mission.

p233

à six heures, le repas fut pris en commun. Une pluie
torrentielle tombait. La tente n' offrait plus un
abri suffisant, et chacun avait cherché refuge dans
le chariot. C' était, du reste, une retraite sûre. La
glaise le tenait encastré au sol, et y adhérait
comme un fort sur ses fondations. L' arsenal se
composait de sept carabines et de sept revolvers, et
permettait de soutenir un siège assez long, car ni
les munitions ni les vivres ne manquaient. Or, avant
six jours, le Duncan mouillerait dans la baie
Twofold. Vingt-quatre heures après, son équipage
atteindrait l' autre rive de la Snowy, et si le
passage n' était pas encore praticable, les convicts,
du moins, seraient forcés de se retirer devant des
forces supérieures. Mais, avant tout, il fallait
que Mulrady réussît dans sa périlleuse entreprise.
à huit heures, la nuit devint très sombre. C' était
l' instant de partir. Le cheval destiné à Mulrady
fut amené. Ses pieds, entourés de linges, par surcroît
de précaution, ne faisaient aucun bruit sur le sol.
L' animal paraissait fatigué, et, cependant, de la
sûreté et de la vigueur de ses jambes dépendait
le salut de tous.
Le major conseilla à Mulrady de le ménager, du
moment qu' il serait hors de l' atteinte des convicts.
Mieux valait un retard d' une demi-journée et arriver
sûrement.
John Mangles remit à son matelot un revolver qu' il
venait de charger avec le plus grand soin. Arme
redoutable dans la main d' un homme qui ne tremble
pas, car six coups de feu, éclatant en quelques
secondes, balayaient aisément un chemin obstrué de
malfaiteurs.
Mulrady se mit en selle.
" voici la lettre que tu remettras à Tom Austin, lui
dit Glenarvan. Qu' il ne perde pas une heure ! Qu' il
parte pour la baie Twofold, et s' il ne nous y
trouve pas, si nous n' avons pu franchir la Snowy,
qu' il vienne à nous sans retard ! Maintenant, va,
mon brave matelot, et que Dieu te conduise. "
Glenarvan, lady Helena, Mary Grant, tous
serrèrent

p234

la main de Mulrady. Ce départ, par une nuit noire et
pluvieuse, sur une route semée de dangers, à travers
les immensités inconnues d' un désert, eût
impressionné un coeur moins ferme que celui du
matelot.
" adieu, mylord, " dit-il d' une voix calme, et il
disparut bientôt par un sentier qui longeait la
lisière du bois.
En ce moment, la rafale redoublait de violence. Les
hautes branches des eucalyptus cliquetaient dans
l' ombre avec une sonorité mate. On pouvait entendre
la chute de cette ramure sèche sur le sol détrempé.
Plus d' un arbre géant, auquel manquait la sève,
mais debout jusqu' alors, tomba pendant cette
tempétueuse bourrasque. Le vent hurlait à travers
les craquements du bois et mêlait ses gémissements
sinistres au grondement de la Snowy. Les gros nuages,
qu' il chassait dans l' est, traînaient jusqu' à terre
comme des haillons de vapeur. Une lugubre obscurité
accroissait encore l' horreur de la nuit.
Les voyageurs, après le départ de Mulrady, se
blottirent dans le chariot. Lady Helena et Mary
Grant, Glenarvan et Paganel occupaient le premier
compartiment, qui avait été hermétiquement clos.
Dans le second, Olbinett, Wilson et Robert
avaient trouvé un gîte suffisant. Le major et John
Mangles veillaient au dehors.
Acte de prudence nécessaire, car une attaque des
convicts était facile, possible par conséquent.
Les deux fidèles gardiens faisaient donc leur quart,
et recevaient philosophiquement ces rafales que la
nuit leur crachait au visage. Ils essayaient de percer
du regard ces ténèbres propices aux embûches, car
l' oreille ne pouvait rien percevoir au milieu des
bruits de la tempête, hennissements du vent, cliquetis
des branches, chutes des troncs d' arbres, et
grondement des eaux déchaînées.
Cependant, quelques courtes accalmies suspendaient
parfois la bourrasque. Le vent se taisait comme pour
reprendre haleine. La Snowy gémissait seule à
travers les roseaux immobiles et le rideau noir des
gommiers. Le

p235

silence semblait plus profond dans ces apaisements
momentanés. Le major et John Mangles écoutaient
alors avec attention.
Ce fut pendant un de ces répits qu' un sifflement aigu
parvint jusqu' à eux.
John Mangles alla rapidement au major.
" vous avez entendu ? Lui dit-il.
-oui, fit Mac Nabbs. Est-ce un homme ou un
animal ?
-un homme, " répondit John Mangles.
Puis tous deux écoutèrent. L' inexplicable sifflement
se reproduisit soudain, et quelque chose comme une
détonation lui répondit, mais presque insaisissable,
car la tempête rugissait alors avec une nouvelle
violence. Mac Nabbs et John Mangles ne pouvaient
s' entendre. Ils vinrent se placer sous le vent du
chariot.
En ce moment, les rideaux de cuir se soulevèrent, et
Glenarvan rejoignit ses deux compagnons. Il avait
entendu, comme eux, ce sifflement sinistre, et la
détonation qui avait fait écho sous la bâche.
" dans quelle direction ? Demanda-t-il.

p236

-là, fit John, indiquant le sombre track dans la
direction prise par Mulrady.
-à quelle distance ?
-le vent portait, répondit John Mangles. Ce doit
être à trois milles au moins.
-allons ! Dit Glenarvan en jetant sa carabine sur
son épaule.
-n' allons pas ! Répondit le major. C' est un piège
pour nous éloigner du chariot.
-et si Mulrady est tombé sous les coups de ces
misérables ! Reprit Glenarvan, qui saisit la main
de Mac Nabbs.
-nous le saurons demain, répondit froidement le
major, fermement résolu à empêcher Glenarvan de
commettre une inutile imprudence.
-vous ne pouvez quitter le campement, mylord, dit
John, j' irai seul.
-pas davantage ! Reprit Mac Nabbs avec énergie.
Voulez-vous donc qu' on nous tue en détail, diminuer
nos forces, nous mettre à la merci de ces
malfaiteurs ? Si Mulrady a été leur victime, c' est
un malheur qu' il ne faut pas doubler d' un second.
Mulrady est parti, désigné par le sort. Si le sort
m' eût choisi à sa place, je serais parti comme lui,
mais je n' aurais demandé ni attendu aucun secours. "
en retenant Glenarvan et John Mangles, le major
avait raison à tous les points de vue. Tenter
d' arriver jusqu' au matelot, courir par cette nuit
sombre au-devant des convicts embusqués dans quelque
taillis, c' était insensé, et, d' ailleurs, inutile.
La petite troupe de Glenarvan ne comptait pas un
tel nombre d' hommes qu' elle pût en sacrifier encore.
Cependant, Glenarvan semblait ne vouloir pas se
rendre à ces raisons. Sa main tourmentait sa
carabine. Il allait et venait autour du chariot. Il
prêtait l' oreille au moindre bruit. Il essayait de
percer du regard cette obscurité sinistre. La pensée
de savoir un des siens frappé

p237

d' un coup mortel, abandonné sans secours, appelant
en vain ceux pour lesquels il s' était dévoué, cette
pensée le torturait. Mac Nabbs ne savait pas s' il
parviendrait à le retenir, si Glenarvan, emporté
par son coeur, n' irait pas se jeter sous les coups
de Ben Joyce.
" Edward, lui dit-il, calmez-vous. écoutez un ami.
Pensez à lady Helena, à Mary Grant, à tous ceux
qui restent ! D' ailleurs, où voulez-vous aller ? Où
retrouver Mulrady ? C' est à deux milles d' ici qu' il
a été attaqué ! Sur quelle route ? Quel sentier
prendre ? ... "
en ce moment, et comme une réponse au major, un
cri de détresse se fit entendre.
" écoutez ! " dit Glenarvan.
Ce cri venait du côté même où la détonation avait
éclaté, à moins d' un quart de mille. Glenarvan,
repoussant Mac Nabbs, s' avançait déjà sur le
sentier, quand, à trois cents pas du chariot, ces
mots se firent entendre :
" à moi ! à moi ! "
c' était une voix plaintive et désespérée. John
Mangles et le major s' élancèrent dans sa direction.
Quelques instants après, ils aperçurent le long du
taillis une forme humaine qui se traînait et poussait
de lugubres gémissements.
Mulrady était là, blessé, mourant, et quand ses
compagnons le soulevèrent, ils sentirent leurs mains
se mouiller de sang.
La pluie redoublait alors, et le vent se déchaînait
dans la ramure des " dead trees " . Ce fut au milieu
des coups de la rafale que Glenarvan, le major et
John Mangles transportèrent le corps de Mulrady.
à leur arrivée, chacun se leva. Paganel, Robert,
Wilson, Olbinett, quittèrent le chariot, et lady
Helena céda son compartiment au pauvre Mulrady. Le
major ôta la veste du matelot qui ruisselait de
sang et de pluie. Il découvrit sa blessure. C' était
un coup de poignard que le malheureux avait au flanc
droit.
Mac Nabbs le pansa adroitement. L' arme avait-elle

p238

atteint des organes essentiels, il ne pouvait le
dire. Un jet de sang écarlate et saccadé en sortait ;
la pâleur, la défaillance du blessé, prouvaient qu' il
avait été sérieusement atteint. Le major plaça sur
l' orifice de la blessure, qu' il lava préalablement
à l' eau fraîche, un épais tampon d' amadou, puis des
gâteaux de charpie maintenus avec un bandage. Il
parvint à suspendre l' hémorragie. Mulrady fut placé
sur le côté correspondant à la blessure, la tête et
la poitrine élevées, et lady Helena lui fit boire
quelques gorgées d' eau.
Au bout d' un quart d' heure, le blessé immobile
jusqu' alors, fit un mouvement. Ses yeux
s' entr' ouvrirent. Ses lèvres murmurèrent des mots
sans suite, et le major, approchant son oreille,
l' entendit répéter :
" mylord... la lettre... Ben Joyce... "
le major répéta ces paroles et regarda ses
compagnons. Que voulait dire Mulrady ? Ben Joyce
avait attaqué le matelot, mais pourquoi ? N' était-ce
pas seulement dans le but de l' arrêter, de
l' empêcher d' arriver au Duncan ? cette lettre...
Glenarvan visita les poches de Mulrady. La lettre
adressée à Tom Austin ne s' y trouvait plus !
La nuit se passa dans les inquiétudes et les
angoisses. On craignait à chaque instant que le blessé
ne vînt à mourir. Une fièvre ardente le dévorait.
Lady Helena, Mary Grant, deux soeurs de charité,
ne le quittèrent pas. Jamais malade ne fut si bien
soigné, et par des mains plus compatissantes.
Le jour parut. La pluie avait cessé. De gros nuages
roulaient encore dans les profondeurs du ciel. Le
sol était jonché des débris de branches. La glaise,
détrempée par des torrents d' eau, avait encore cédé.
Les abords du chariot devenaient difficiles, mais il
ne pouvait s' enliser plus profondément.
John Mangles, Paganel et Glenarvan allèrent dès
le point du jour faire une reconnaissance autour du
campement. Ils remontèrent le sentier encore taché
de sang. Ils

p239

ne virent aucun vestige de Ben Joyce ni de sa bande.
Ils poussèrent jusqu' à l' endroit où l' attaque avait
eu lieu. Là, deux cadavres gisaient à terre, frappés
des balles de Mulrady. L' un était le cadavre du
maréchal ferrant de Black-Point. Sa figure,
décomposée par la mort, faisait horreur.
Glenarvan ne porta plus loin ses investigations. La
prudence lui défendait de s' éloigner. Il revint donc
au chariot, très absorbé par la gravité de la
situation.
" on ne peut songer à envoyer un autre messager à
Melbourne, dit-il.
-cependant, il le faut, mylord, répondit John
Mangles, et je tenterai de passer là où mon matelot
n' a pu réussir.
-non, John. Tu n' as même pas un cheval pour te
porter pendant ces deux cents milles ! "
en effet, le cheval de Mulrady, le seul qui restât,
n' avait pas reparu. était-il tombé sous les coups des
meurtriers ? Courait-il égaré à travers ce désert ?
Les convicts ne s' en étaient-ils pas emparés ?
" quoi qu' il arrive, reprit Glenarvan, nous ne nous
séparerons plus. Attendons huit jours, quinze jours,
que les eaux de la Snowy reprennent leur niveau
normal. Nous gagnerons alors la baie Twofold à
petites journées

p240

et de là nous expédierons au Duncan par une voie
plus sûre l' ordre de rallier la côte.
-c' est le seul parti à prendre, répondit Paganel.
-donc, mes amis, reprit Glenarvan, plus de
séparation. Un homme risque trop à s' aventurer seul
dans ce désert infesté de bandits. Et maintenant,
que Dieu sauve notre pauvre matelot, et nous protège
nous-mêmes ! "
Glenarvan avait deux fois raison : d' abord
d' interdire toute tentative isolée, ensuite d' attendre
patiemment sur les bords de la Snowy un passage
praticable. Trente-cinq milles à peine le séparaient
de Delegete, la première ville-frontière de la
Nouvelle Galles du sud, où il trouverait des
moyens de transport pour gagner la baie Twofold.
De là, il télégraphierait à Melbourne les ordres
relatifs au Duncan.
ces mesures étaient sages, mais on les prenait
tardivement. Si Glenarvan n' eût pas envoyé Mulrady
sur la route de Lucknow, que de malheurs auraient
été évités, sans parler de l' assassinat du matelot !
En revenant au campement, il trouva ses compagnons
moins affectés. Ils semblaient avoir repris espoir.
" il va mieux ! Il va mieux ! S' écria Robert en
courant au-devant de lord Glenarvan.
-Mulrady ? ...
-oui ! Edward, répondit lady Helena. Une réaction
s' est opérée. Le major est plus rassuré. Notre
matelot vivra.
-où est Mac Nabbs ? Demanda Glenarvan.
-près de lui. Mulrady a voulu l' entretenir. Il ne
faut pas les troubler. "
effectivement, depuis une heure, le blessé était sorti
de son assoupissement, et la fièvre avait diminué.
Mais le premier soin de Mulrady, en reprenant le
souvenir et la parole fut de demander lord Glenarvan,
ou, à son défaut, le major. Mac Nabbs, le voyant
si faible, voulait lui interdire toute conversation ;
mais Mulrady insista avec une telle énergie que le
major dut se rendre.

p242

Or, l' entretien durait déjà depuis quelques minutes,
quand Glenarvan revint. Il n' y avait plus qu' à
attendre le rapport de Mac Nabbs.
Bientôt, les rideaux du chariot s' agitèrent et le
major parut. Il rejoignit ses amis au pied d' un
gommier, où la tente avait été dressée. Son visage,
si froid d' ordinaire, accusait une grave préoccupation.
Lorsque ses regards s' arrêtèrent sur lady Helena,
sur la jeune fille, ils exprimèrent une douloureuse
tristesse.
Glenarvan l' interrogea, et voici en substance ce que
le major venait d' apprendre.
En quittant le campement, Mulrady suivit un des
sentiers indiqués par Paganel. Il se hâtait, autant
du moins que le permettait l' obscurité de la nuit.
D' après son estime, il avait franchi une distance
de deux milles environ, quand plusieurs hommes,
-cinq, croit-il, -se jetèrent à la tête de son
cheval. L' animal se cabra. Mulrady saisit son
revolver et fit feu. Il lui parut que deux des
assaillants tombaient. à la lueur de la détonation,
il reconnut Ben Joyce. Mais ce fut tout. Il n' eut
pas le temps de décharger entièrement son arme. Un
coup violent lui fut porté au côté droit, et le
renversa.
Cependant, il n' avait pas encore perdu connaissance.
Les meurtriers le croyaient mort. Il sentit qu' on le
fouillait. Puis, ces paroles furent prononcées :
" j' ai la lettre, dit un des convicts. -donne,
répondit Ben Joyce, et maintenant le Duncan
est à nous ! "
à cet endroit du récit de Mac Nabbs, Glenarvan ne
put retenir un cri.
Mac Nabbs continua :
" à présent, vous autres, reprit Ben Joyce, attrapez
le cheval. Dans deux jours, je serai à bord du
Duncan ; dans six, à la baie Twofold. C' est là
le rendez-vous. La troupe du mylord sera encore
embourbée dans les marais de la Snowy. Passez la
rivière au pont de Kemple-Pier, gagnez la côte, et
attendez-moi. Je trouverai bien le moyen de vous
introduire à bord. Une fois l' équipage à la mer, avec

p243

un navire comme le Duncan, nous serons les maîtres
de l' océan Indien. -hurrah pour Ben Joyce ! "
s' écrièrent les convicts. Le cheval de Mulrady fut
amené, et Ben Joyce disparut au galop par la route
de Lucknow, pendant que la bande gagnait au sud-est
la Snowy-river. Mulrady, quoique grièvement blessé,
eut la force de se traîner jusqu' à trois cents pas
du campement où nous l' avons recueilli presque mort.
Voilà, dit Mac Nabbs, l' histoire de Mulrady. Vous
comprenez maintenant pourquoi le courageux matelot
tenait tant à parler. "
cette révélation terrifia Glenarvan et les siens.
" pirates ! Pirates ! S' écria Glenarvan. Mon équipage
massacré ! Mon Duncan aux mains de ces bandits !
-oui ! Car Ben Joyce surprendra le navire,
répondit le major, et alors...
-eh bien ! Il faut que nous arrivions à la côte
avant ces misérables ! Dit Paganel.
-mais comment franchir la Snowy ? Dit Wilson.
-comme eux, répondit Glenarvan. Ils vont passer au
pont de Kemple-Pier, nous y passerons aussi.
-mais Mulrady, que deviendra-t-il ? Demanda lady
Helena.
-on le portera ! On se relayera ! Puis-je livrer
mon équipage sans défense à la troupe de Ben Joyce ? "
l' idée de passer la Snowy au pont de Kemple-Pier
était praticable, mais hasardeuse. Les convicts
pouvaient s' établir sur ce point et le défendre. Ils
seraient au moins trente contre sept ! Mais il est
des moments où l' on ne se compte pas, où il faut
marcher quand même.
" mylord, dit alors John Mangles, avant de risquer
notre dernière chance, avant de s' aventurer vers ce
pont, il est prudent d' aller le reconnaître. Je m' en
charge.
-je vous accompagnerai, John, " répondit Paganel.
Cette proposition acceptée, John Mangles et
Paganel se préparèrent à partir à l' instant. Ils
devaient descendre la Snowy, suivre ses bords
jusqu' à l' endroit où ils rencontreraient ce point
signalé par Ben Joyce, et se dérober

p244

surtout à la vue des convicts qui devaient battre les
rives.
Donc, munis de vivres et bien armés, les deux
courageux compagnons partirent, et disparurent
bientôt en se faufilant au milieu des grands roseaux
de la rivière.
Pendant toute la journée, on les attendit. Le soir
venu, ils n' étaient pas encore revenus. Les craintes
furent très vives.
Enfin, vers onze heures, Wilson signala leur retour.
Paganel et John Mangles étaient harassés par les
fatigues d' une marche de dix milles.
" ce pont ! Ce pont existe-t-il ? Demanda Glenarvan,
qui s' élança au-devant d' eux.
-oui ! Un pont de lianes, dit John Mangles. Les
convicts l' ont passé, en effet. Mais...
-mais... fit Glenarvan qui pressentait un nouveau
malheur.
-ils l' ont brûlé après leur passage ! " répondit
Paganel.

p245

chapitre xxii Eden
ce n' était pas le moment de se désespérer, mais d' agir.
Le pont de Kemple-Pier détruit, il fallait passer
la Snowy, coûte que coûte, et devancer la troupe
de Ben Joyce sur les rivages de Twofold-Bay. Aussi
ne perdit-on pas de temps en vaines paroles, et le
lendemain, le 16 janvier, John Mangles et Glenarvan
vinrent observer la rivière, afin d' organiser le
passage.
Les eaux tumultueuses et grossies par les pluies ne
baissaient pas. Elles tourbillonnaient avec une
indescriptible fureur. C' était se vouer à la mort que
de les affronter. Glenarvan, les bras croisés, la
tête basse, demeurait immobile.
" voulez-vous que j' essaye de gagner l' autre rive à la
nage ? Dit John Mangles.
-non ! John, répondit Glenarvan, retenant de la
main le hardi jeune homme, attendons ! "
et tous deux retournèrent au campement. La journée
se passa dans les plus vives angoisses. Dix fois,
Glenarvan revint à la Snowy. Il cherchait à combiner
quelque hardi moyen pour la traverser. Mais en vain.
Un torrent de laves eût coulé entre ses rives qu' elle
n' eût pas été plus infranchissable.
Pendant ces longues heures perdues, lady Helena,
conseillée par le major, entourait Mulrady des soins
les plus intelligents. Le matelot se sentait revenir
à la vie. Mac Nabbs osait affirmer qu' aucun organe
essentiel n' avait été lésé. La perte de son sang
suffisait à expliquer la faiblesse

p246

du malade. Aussi, sa blessure fermée, l' hémorragie
suspendue, il n' attendait plus que du temps et du
repos sa complète guérison. Lady Helena avait exigé
qu' il occupât le premier compartiment du chariot.
Mulrady se sentait tout honteux. Son plus grand
souci, c' était de penser que son état pouvait
retarder Glenarvan, et il fallut lui promettre qu' on
le laisserait au campement, sous la garde de Wilson,
si le passage de la Snowy devenait possible.
Malheureusement, ce passage ne fut praticable ni ce
jour-là, ni le lendemain, 17 janvier. Se voir ainsi
arrêté désespérait Glenarvan. Lady Helena et le
major essayaient en vain de le calmer, de l' exhorter
à la patience. Patienter, quand, en ce moment
peut-être, Ben Joyce arrivait à bord du yacht !
Quand le Duncan, larguant ses amarres, forçait
de vapeur pour atteindre cette côte funeste, et
lorsque chaque heure l' en rapprochait !
John Mangles ressentait dans son coeur toutes les
angoisses de Glenarvan. Aussi, voulant vaincre à
tout prix l' obstacle, il construisit un canot à la
manière australienne, avec de larges morceaux
d' écorce de gommiers. Ces plaques, fort légères,
étaient retenues par des barreaux de bois et formaient
une embarcation bien fragile.
Le capitaine et le matelot essayèrent ce frêle canot
pendant la journée du 18. Tout ce que pouvaient
l' habileté, la force, l' adresse, le courage, ils le
firent. Mais, à peine dans le courant, ils chavirèrent
et faillirent payer de leur vie cette téméraire
expérience. L' embarcation, entraînée dans les remous,
disparut. John Mangles et Wilson n' avaient même
pas gagné dix brasses sur cette rivière, grossie
par les pluies et la fonte de neiges, et qui
mesurait alors un mille de largeur.
Les journées du 19 et du 20 janvier se perdirent dans
cette situation. Le major et Glenarvan remontèrent
la Snowy pendant cinq milles sans trouver un passage
guéable. Partout même impétuosité des eaux, même
rapidité torrentueuse. Tout le versant méridional
des Alpes

p247

australiennes versait dans cet unique lit ses masses
liquides.
Il fallut renoncer à l' espoir de sauver le Duncan.
cinq jours s' étaient écoulés depuis le départ de
Ben Joyce. Le yacht devait être en ce moment à la
côte et aux mains des convicts !
Cependant, il était impossible que cet état de choses
se prolongeât. Les crues temporaires s' épuisent vite,
et en raison même de leur violence. En effet,
Paganel, dans la matinée du 21, constata que
l' élévation des eaux, au-dessus de l' étiage,
commençait à diminuer. Il rapporta à Glenarvan le
résultat de ses observations.
" eh ! Qu' importe, maintenant ? Répondit Glenarvan, il
est trop tard !
-ce n' est pas une raison pour prolonger notre séjour
au campement, répliqua le major.
-en effet, répondit John Mangles. Demain,
peut-être, le passage sera praticable.
-et cela sauvera-t-il mon malheureux équipage ?
S' écria Glenarvan.

p248

-que votre honneur m' écoute, reprit John Mangles.
Je connais Tom Austin. Il a dû exécuter vos ordres
et partir dès que son départ a été possible. Mais
qui nous dit que le Duncan fût prêt, que ses
avaries fussent réparées à l' arrivée de Ben Joyce
à Melbourne ? Et si le yacht n' a pu prendre la mer,
s' il a subi un jour, deux jours de retard !
-tu as raison, John ! Répondit Glenarvan. Il faut
gagner la baie Twofold. Nous ne sommes qu' à
trente-cinq milles de Delegete !
-oui, dit Paganel, et dans cette ville nous
trouverons de rapides moyens de transport. Qui sait
si nous n' arriverons pas à temps pour prévenir un
malheur ?
-partons ! " s' écria Glenarvan.
Aussitôt, John Mangles et Wilson s' occupèrent de
construire une embarcation de grande dimension.
L' expérience avait prouvé que des morceaux d' écorce
ne pourraient résister à la violence du torrent. John
abattit des troncs de gommiers dont il fit un radeau
grossier, mais solide. Ce travail fut long, et la
journée s' écoula sans que l' appareil fût terminé. Il
ne fut achevé que le lendemain.
Alors, les eaux de la Snowy avaient sensiblement
baissé. Le torrent redevenait rivière, à courant
rapide, il est vrai. Cependant, en biaisant, en le
maîtrisant dans une certaine limite, John espérait
atteindre la rive opposée.
à midi et demi, on embarqua ce que chacun pouvait
emporter de vivres pour un trajet de deux jours. Le
reste fut abandonné avec le chariot et la tente.
Mulrady allait assez bien pour être transporté ; sa
convalescence marchait rapidement.
à une heure, chacun prit place sur le radeau, que son
amarre retenait à la rive. John Mangles avait
installé sur le tribord et confié à Wilson une sorte
d' aviron pour soutenir l' appareil contre le courant
et diminuer sa dérive. Quant à lui, debout à
l' arrière, il comptait se diriger au moyen d' une
grossière godille. Lady Helena et Mary Grant
occupaient le centre du radeau, près de

p249

Mulrady ; Glenarvan, le major, Paganel et Robert
les entouraient, prêts à leur porter secours.
" sommes-nous parés, Wilson ? Demanda John Mangles
à son matelot.
-oui, capitaine, répondit Wilson, en saisissant son
aviron d' une main robuste.
-attention, et soutiens-nous contre le courant. "
John Mangles démarra le radeau, et d' une poussée il
le lança à travers les eaux de la Snowy. Tout alla
bien pendant une quinzaine de toises. Wilson
résistait à la dérive. Mais bientôt l' appareil fut
pris dans des remous, et tourna sur lui-même sans
que ni l' aviron ni la godille ne pussent le maintenir
en droite ligne. Malgré leurs efforts, Wilson et
John Mangles se trouvèrent bientôt placés dans une
position inverse, qui rendit impossible l' action des
rames.
Il fallut se résigner. Aucun moyen n' existait
d' enrayer ce mouvement giratoire du radeau. Il tournait
avec une vertigineuse rapidité, et il dérivait. John
Mangles, debout, la figure pâle, les dents serrées,
regardait l' eau qui tourbillonnait.
Cependant, le radeau s' engagea au milieu de la
Snowy. Il se trouvait alors à un demi-mille en aval
de son point de départ. Là, le courant avait une
force extrême, et, comme il rompait les remous, il
rendit à l' appareil un peu de stabilité.
John et Wilson reprirent leurs avirons et
parvinrent à se pousser dans une direction oblique.
Leur manoeuvre eut pour résultat de les rapprocher
de la rive gauche. Ils n' en étaient plus qu' à
cinquante toises, quand l' aviron de Wilson cassa
net. Le radeau, non soutenu, fut entraîné. John
voulut résister, au risque de rompre sa godille.
Wilson, les mains ensanglantées, joignit ses efforts
aux siens.
Enfin, ils réussirent, et le radeau, après une
traversée qui dura plus d' une demi-heure, vint
heurter le talus à pic de la rive. Le choc fut
violent ; les troncs se disjoignirent,

p250

les cordes cassèrent, l' eau pénétra en
bouillonnant. Les voyageurs n' eurent que le temps
de s' accrocher aux buissons qui surplombaient. Ils
tirèrent à eux Mulrady et les deux femmes à demi
trempées. Bref, tout le monde fut sauvé, mais la
plus grande partie des provisions embarquées et les
armes, excepté la carabine du major, s' en allèrent
à la dérive avec les débris du radeau.
La rivière était franchie. La petite troupe se
trouvait à peu près sans ressources, à trente-cinq
milles de Delegete, au milieu de ces déserts
inconnus de la frontière victorienne. Là ne se
rencontrent ni colon ni squatter, car la région est
inhabitée, si ce n' est par des bushrangers féroces et
pillards.
On résolut de partir sans délai. Mulrady vit bien
qu' il serait un sujet d' embarras ; il demanda à
rester, et même à rester seul, pour attendre des
secours de Delegete.
Glenarvan refusa. Il ne pouvait atteindre Delegete
avant trois jours, la côte avant cinq, c' est-à-dire
le 26 janvier. Or, depuis le 16, le Duncan
avait quitté Melbourne. Que lui faisaient maintenant
quelques heures de retard ?
" non, mon ami, dit-il, je ne veux abandonner
personne. Faisons une civière, et nous te porterons
tour à tour. "
la civière fut installée au moyen de branches
d' eucalyptus couvertes de ramures, et, bon gré, mal
gré, Mulrady dut y prendre place. Glenarvan voulut
être le premier à porter son matelot. Il prit la
civière d' un bout, Wilson de l' autre, et l' on se
mit en marche.
Quel triste spectacle, et qu' il finissait mal, ce
voyage si bien commencé ! On n' allait plus à la
recherche d' Harry Grant. Ce continent, où il
n' était pas, où il ne fut jamais, menaçait d' être
fatal à ceux qui cherchaient ses traces. Et quand
ses hardis compatriotes atteindraient la côte
australienne, ils n' y trouveraient pas même le
Duncan pour les rapatrier !
Ce fut silencieusement et péniblement que se passa

p251

cette première journée. De dix minutes en dix
minutes, on se relayait au portage de la civière.
Tous les compagnons du matelot s' imposaient sans se
plaindre cette fatigue, accrue encore par une forte
chaleur.
Le soir, après cinq milles seulement, on campa sous
un bouquet de gommiers. Le reste des provisions,
échappé au naufrage, fournit le repas du soir. Mais
il ne fallait plus compter que sur la carabine du
major.
La nuit fut mauvaise. La pluie s' en mêla. Le jour
sembla long à reparaître. On se remit en marche. Le
major ne trouva pas l' occasion de tirer un seul coup
de fusil. Cette funeste région, c' était plus que le
désert, puisque les animaux mêmes ne la fréquentaient
pas.
Heureusement, Robert découvrit un nid d' outardes,
et, dans ce nid, une douzaine de gros oeufs
qu' Olbinett fit cuire sous la cendre chaude. Cela
fit, avec quelques plants de pourpier qui croissaient
au fond d' un ravin, tout le déjeuner du 23.
La route devint alors extrêmement difficile. Les
plaines sablonneuses étaient hérissées de " spinifex " ,
une herbe épineuse qui porte à Melbourne le nom de
" porc épic " . Elle mettait les vêtements en lambeaux
et les jambes en sang. Les courageuses femmes ne se
plaignaient pas, cependant ; elles allaient
vaillamment, donnant l' exemple, encourageant l' un
et l' autre d' un mot ou d' un regard.
On s' arrêta, le soir, au pied du mont Bulla-Bulla,
sur les bords du creek de Jungalla. Le souper eût
été maigre, si Mac Nabbs n' eût enfin tué un gros
rat, le " mus conditor " , qui jouit d' une excellente
réputation au point de vue alimentaire. Olbinett
le fit rôtir, et il eût paru au-dessus de sa
renommée, si sa taille avait égalé celle d' un mouton.
Il fallut s' en contenter, cependant. On le rongea
jusqu' aux os.
Le 23, les voyageurs fatigués, mais toujours
énergiques, se remirent en route. Après avoir
contourné la base de la montagne, ils traversèrent
de longues prairies

p252

dont l' herbe semblait faite de fanons de baleine.
C' était un enchevêtrement de dards, un fouillis de
baïonnettes aiguës, où le chemin dut être frayé
tantôt par la hache, tantôt par le feu.
Ce matin-là, il ne fut pas question de déjeuner. Rien
d' aride comme cette région semée de débris de quartz.
Non seulement la faim, mais aussi la soif se fit
cruellement sentir. Une atmosphère brûlante en
redoublait les cruelles atteintes. Glenarvan et les
siens ne faisaient pas un demi-mille par heure. Si
cette privation d' eau et d' aliments se prolongeait
jusqu' au soir, ils tomberaient sur cette route pour
ne plus se relever.
Mais quand tout manque à l' homme, lorsqu' il se voit
sans ressources, à l' instant où il pense que l' heure
est venue de succomber à la peine, alors se manifeste
l' intervention de la providence.
L' eau, elle l' offrit dans des " céphalotes " , espèces
de godets remplis d' un bienfaisant liquide, qui
pendaient aux branches d' arbustes coralliformes. Tous
s' y désaltérèrent et sentirent la vie se ranimer en
eux.
La nourriture, ce fut celle qui soutient les indigènes,
quand le gibier, les insectes, les serpents viennent
à manquer. Paganel découvrit, dans le lit desséché
d' un creek, une plante dont les excellentes propriétés
lui avaient été souvent décrites par un de ses
collègues de la société de géographie.
C' était le " nardou " , un cryptogame de la famille des
marsiléacées, celui-là même qui prolongea la vie de
Burke et de King dans les déserts de l' intérieur.
Sous ses feuilles, semblables à celles du trèfle,
poussaient des sporules desséchées. Ces sporules,
grosses comme une lentille, furent écrasées entre
deux pierres, et donnèrent une sorte de farine. On
en fit un pain grossier, qui calma les tortures de
la faim. Cette plante se trouvait abondamment à cette
place. Olbinett put donc en ramasser une grande
quantité, et la nourriture fut assurée pour plusieurs
jours.

p253

Le lendemain, 24, Mulrady fit une partie de la route
à pied. Sa blessure était entièrement cicatrisée. La
ville de Delegete n' était plus qu' à dix milles, et
le soir, on campa par 149 de longitude sur la
frontière même de la Nouvelle Galles du sud.
Une pluie fine et pénétrante tombait depuis quelques
heures. Tout abri eût manqué, si, par hasard, John
Mangles n' eût découvert une hutte de scieurs,
abandonnée et délabrée. Il fallut se contenter de
cette misérable cahute de branchages et de chaumes.
Wilson voulut allumer du feu afin de préparer le
pain de nardou, et il alla ramasser du bois mort qui
jonchait le sol. Mais quand il s' agit d' enflammer
ce bois, il ne put y parvenir. La grande quantité de
matière alumineuse qu' il renfermait empêchait toute
combustion. C' était le bois incombustible que
Paganel avait cité dans son étrange nomenclature des
produits australiens.
Il fallut donc se passer de feu, de pain par
conséquent, et dormir dans les vêtements humides,
tandis que les oiseaux rieurs, cachés dans les hautes
branches, semblaient bafouer ces infortunés
voyageurs.
Cependant, Glenarvan touchait au terme de ses
souffrances. Il était temps. Les deux jeunes femmes
faisaient d' héroïques efforts, mais leurs forces s' en
allaient d' heure en heure. Elles se traînaient, elles
ne marchaient plus.
Le lendemain, on partit dès l' aube. à onze heures,
apparut Delegete, dans le comté de Wellesley, à
cinquante milles de la baie Twofold.
Là, des moyens de transport furent rapidement
organisés. En se sentant si près de la côte, l' espoir
revint au coeur de Glenarvan. Peut-être, s' il y
avait eu le moindre retard, devancerait-il l' arrivée
du Duncan ! en vingt-quatre heures, il serait
parvenu à la baie !
à midi, après un repas réconfortant, tous les
voyageurs, installés dans un mail-coach, quittèrent
Delegete au galop de cinq chevaux vigoureux.

p254

Les postillons, stimulés par la promesse d' une
bonne-main princière, enlevaient la rapide voiture
sur une route bien entretenue. Ils ne perdaient pas
deux minutes aux relais, qui se succédaient de dix
milles en dix milles. Il semblait que Glenarvan leur
eût communiqué l' ardeur qui le dévorait.
Toute la journée, on courut ainsi à raison de six
milles à l' heure, toute la nuit aussi.
Le lendemain, au soleil levant, un sourd murmure
annonça l' approche de l' océan Indien. Il fallut
contourner la baie pour atteindre le rivage au
trente-septième parallèle, précisément à ce point où
Tom Austin devait attendre l' arrivée des voyageurs.
Quand la mer apparut, tous les regards se portèrent au
large, interrogeant l' espace. Le Duncan, par un
miracle de la providence, était-il là, courant bord
sur bord, comme un mois auparavant, par le travers
du cap Corrientes, sur les côtes argentines ?
On ne vit rien. Le ciel et l' eau se confondaient dans
un même horizon. Pas une voile n' animait la vaste
étendue de l' océan.
Un espoir restait encore. Peut-être Tom Austin
avait-il cru devoir jeter l' ancre dans la baie
Twofold, car la mer était mauvaise, et un navire ne
pouvait se tenir en sûreté sur de pareils atterrages.
" à Eden ! " dit Glenarvan.
Aussitôt, le mail-coach reprit à droite la route
circulaire qui prolongeait les rivages de la baie, et
se dirigea vers la petite ville d' Eden, distante de
cinq milles.
Les postillons s' arrêtèrent non loin du feu fixe qui
signale l' entrée du port. Quelques navires étaient
mouillés dans la rade, mais aucun ne déployait à sa
corne le pavillon de Malcolm.
Glenarvan, John Mangles, Paganel, descendirent de
voiture, coururent à la douane, interrogèrent les
employés et consultèrent les arrivages des derniers
jours. Aucun navire n' avait rallié la baie depuis
une semaine.

p255

" ne serait-il pas parti ! S' écria Glenarvan, qui,
par un revirement facile au coeur de l' homme, ne
voulait plus désespérer. Peut-être sommes-nous
arrivés avant lui ! "
John Mangles secoua la tête. Il connaissait Tom
Austin. Son second n' aurait jamais retardé de dix
jours l' exécution d' un ordre.
" je veux savoir à quoi m' en tenir, dit Glenarvan.
Mieux vaut la certitude que le doute ! "
un quart d' heure après, un télégramme était lancé au
syndic des shipbrokers de Melbourne. Puis, les
voyageurs se firent conduire à l' hôtel Victoria.
à deux heures, une dépêche télégraphique fut remise
à lord Glenarvan. Elle était libellée en ces termes :
" lord Glenarvan, Eden,
" Twofold-Bay.
" Duncan parti depuis 18 courant pour destination
inconnue.
" J Andrew S B "
la dépêche tomba des mains de Glenarvan.
Plus de doute ! L' honnête yacht écossais, aux mains
de Ben Joyce, était devenu un navire de pirates !
Ainsi finissait cette traversée de l' Australie,
commencée sous de si favorables auspices. Les traces
du capitaine Grant et des naufragés semblaient être
irrévocablement perdues ; cet insuccès coûtait la vie
de tout un équipage ; lord Glenarvan succombait à
la lutte, et ce courageux chercheur, que les éléments
conjurés n' avaient pu arrêter dans les pampas, la
perversité des hommes venait de le vaincre sur le
continent australien.

3E PARTIE



p5

chapitre i le macquarie
si jamais les chercheurs du capitaine Grant
devaient désespérer de le revoir, n' était-ce pas
en ce moment où tout leur manquait à la fois ?
Sur quel point du monde tenter une nouvelle
expédition ? Comment explorer de nouveaux pays ?
Le Duncan n' existait plus, et un rapatriement
immédiat n' était pas même possible. Ainsi donc
l' entreprise de ces généreux écossais avait échoué.
L' insuccès ! Triste mot qui n' a pas d' écho dans une
âme vaillante, et, cependant, sous les coups de la
fatalité, il fallait bien que Glenarvan reconnût son
impuissance à poursuivre cette oeuvre de dévouement.
Mary Grant, dans cette situation, eut le courage
de ne plus prononcer le nom de son père. Elle
contint ses angoisses en songeant au malheureux
équipage qui venait de périr. La fille s' effaça
devant l' amie, et ce fut elle qui consola Lady
Glenarvan, après en avoir reçu tant de consolations !
La première, elle parla du retour en écosse. à la
voir si courageuse, si résignée, John Mangles
l' admira.

p6

Il voulut faire entendre un dernier mot en faveur du
capitaine, mais Mary l' arrêta d' un regard, et, plus
tard, elle lui dit :
" non, monsieur John, songeons à ceux qui se sont
dévoués. Il faut que lord Glenarvan retourne en
Europe !
-vous avez raison, miss Mary, répondit John
Mangles, il le faut. Il faut aussi que les autorités
anglaises soient informées du sort du Duncan.
mais ne renoncez pas à tout espoir. Les recherches
que nous avons commencées, plutôt que de les
abandonner, je les reprendrais seul ! Je
retrouverai le capitaine Grant, ou je succomberai
à la tâche ! "
c' était un engagement sérieux que prenait John
Mangles. Mary l' accepta, et elle tendit sa main
vers la main du jeune capitaine, comme pour ratifier
ce traité. De la part de John Mangles, c' était un
dévouement de toute sa vie ; de la part de Mary,
une inaltérable reconnaissance.
Pendant cette journée, le départ fut décidé
définitivement. On résolut de gagner Melbourne
sans retard. Le lendemain, John alla s' enquérir
des navires en partance. Il comptait trouver des
communications fréquentes entre Eden et la
capitale de Victoria.
Son attente fut déçue. Les navires étaient rares.
Trois ou quatre bâtiments, ancrés dans la baie de
Twofold, composaient toute la flotte marchande de
l' endroit. Aucun en destination de Melbourne ni de
Sydney, ni de Pointe-De-Galles. Or, en ces trois
ports de l' Australie seulement, Glenarvan eût
trouvé des navires en charge pour l' Angleterre. En
effet, la peninsular oriental steam navigation
company
a une ligne régulière de paquebots
entre ces points et la métropole.
Dans cette conjoncture, que faire ? Attendre un
navire ? On pouvait s' attarder longtemps, car la
baie de Twofold est peu fréquentée. Combien de
bâtiments passent au large et ne viennent jamais
atterrir !
Après réflexions et discussions, Glenarvan allait
se décider à gagner Sydney par les routes de la
côte, lorsque

p7

Paganel fit une proposition à laquelle personne ne
s' attendait.
Le géographe avait été rendre de son côté une
visite à la baie Twofold. Il savait que les moyens
de transport manquaient pour Sydney et Melbourne.
Mais de ces trois navires mouillés en rade, l' un se
préparait à partir pour Auckland, la capitale
d' Ikana-Maoui, l' île nord de la Nouvelle-Zélande.
Or, Paganel proposa de fréter le bâtiment en
question, et de gagner Auckland, d' où il serait
facile de retourner en Europe par les bateaux de
la compagnie péninsulaire.
Cette proposition fut prise en considération
sérieuse. Paganel, d' ailleurs, ne se lança point
dans ces séries d' arguments dont il était
habituellement si prodigue. Il se borna à énoncer
le fait, et il ajouta que la traversée ne durerait
pas plus de cinq ou six jours. La distance qui
sépare l' Australie de la Nouvelle-Zélande n' est,
en effet, que d' un millier de milles.
Par une coïncidence singulière, Auckland se
trouvait situé précisément sur cette ligne du
trente-septième parallèle que les chercheurs
suivaient obstinément depuis la côte de
l' Araucanie. Certes, le géographe, sans être
taxé de partialité, aurait pu tirer de ce fait un
argument favorable à sa proposition. C' était, en
effet, une occasion toute naturelle de visiter
les accores de la Nouvelle-Zélande.
Cependant, Paganel ne fit pas valoir cet avantage.
Après deux déconvenues successives, il ne voulait
pas sans doute hasarder une troisième interprétation
du document. D' ailleurs, qu' en eût-il tiré ? Il y
était dit d' une façon péremptoire qu' un " continent "
avait servi de refuge au capitaine Grant, non pas
une île. Or, ce n' était qu' une île, cette
Nouvelle-Zélande. Ceci paraissait décisif. Quoi
qu' il en soit, pour cette raison ou pour toute
autre, Paganel ne rattacha aucune idée
d' exploration nouvelle

p8

à cette proposition de gagner Auckland. Il fit
seulement observer que des communications
régulières existaient entre ce point et la
Grande-Bretagne, et qu' il serait facile d' en
profiter.
John Mangles appuya la proposition de Paganel.
Il en conseilla l' adoption, puisqu' on ne pouvait
attendre l' arrivée problématique d' un navire à la
baie Twofold. Mais, avant de passer outre, il
jugea convenable de visiter le bâtiment signalé
par le géographe. Glenarvan, le major, Paganel,
Robert et lui prirent une embarcation, et, en
quelques coups d' avirons, ils accostèrent le
navire mouillé à deux encablures du quai.
C' était un brick de deux cent cinquante tonneaux,
nommé le Macquarie. il faisait le cabotage
entre les différents ports de l' Australie et de
la Nouvelle-Zélande. Le capitaine, ou, pour
mieux dire, le " master " , reçut assez grossièrement
ses visiteurs. Ils virent bien qu' ils avaient
affaire à un homme sans éducation, que ses
manières ne distinguaient pas essentiellement
des cinq matelots de son bord. Une grosse figure
rouge, des mains épaisses, un nez écrasé, un oeil
crevé, des lèvres encrassées par la pipe, avec
cela l' air brutal, faisaient de Will Halley
un triste personnage. Mais on n' avait pas le
choix, et, pour une traversée de quelques jours,
il ne fallait pas y regarder de si près.
" que voulez-vous, vous autres ? Demanda Will
Halley à ces inconnus qui prenaient pied sur le
pont de son navire.
-le capitaine ? Répondit John Mangles.
-c' est moi, dit Halley. Après ?
-le Macquarie est en charge pour Auckland ?
-oui. Après ?
-qu' est-ce qu' il porte ?
-tout ce qui se vend et tout ce qui s' achète.
Après ?
-quand part-il ?
-demain, à la marée de midi. Après ?
-prendrait-il des passagers ?

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-c' est selon les passagers, et s' ils se
contentaient de la gamelle du bord.
-ils apporteraient leurs provisions.
-après ?
-après ?
-oui. Combien sont-ils ?
-neuf, dont deux dames.
-je n' ai pas de cabines.
-on s' arrangera du roufle qui sera laissé à leur
disposition.
-après ?
-acceptez-vous ? Dit John Mangles, que les
façons du capitaine n' embarrassaient guère.
-faut voir, " répondit le patron du
Macquarie.
Will Halley fit un tour ou deux, frappant le
pont de ses grosses bottes ferrées, puis il
revint brusquement sur John Mangles.
" qu' est-ce qu' on paye ? Dit-il.
-qu' est-ce qu' on demande ? Répondit John.
-cinquante livres. "
Glenarvan fit un signe d' assentiment.
" bon ! Cinquante livres, répondit John Mangles.
-mais le passage tout sec, ajouta Will Halley.
-tout sec.
-nourriture à part.
-à part.
-convenu. Après ? Dit Will en tendant la main.
-hein ?
-les arrhes ?
-voici la moitié du prix, vingt-cinq livres, dit
John Mangles, en comptant la somme au master,
qui l' empocha sans dire merci.
-demain à bord, fit-il. Avant midi. Qu' on y soit
ou qu' on n' y soit pas, je dérape.
-on y sera. "
ceci répondu, Glenarvan, le major, Robert,
Paganel et

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John Mangles quittèrent le bord, sans que
Will Halley eût seulement touché du doigt
le surouet collé à sa tignasse rouge.
" quel butor ! Dit John.
-eh bien, il me va, répondit Paganel. C' est un
vrai loup de mer.
-un vrai ours ! Répliqua le major.
-et j' imagine, ajouta John Mangles, que cet
ours-là doit avoir fait, dans le temps, trafic
de chair humaine.
-qu' importe ! Répondit Glenarvan, du moment qu' il
commande le Macquarie, et que le Macquarie
va à la Nouvelle-Zélande. De Twofold-Bay à
Auckland on le verra peu ; après Auckland, on
ne le verra plus. "
lady Helena et Mary Grant apprirent avec plaisir
que le départ était fixé au lendemain. Glenarvan
leur fit observer que la Macquarie ne valait pas
le Duncan pour le confort. Mais, après tant
d' épreuves, elles n' étaient pas femmes à
s' embarrasser de si peu. Mr Olbinett fut invité
à se charger des approvisionnements. Le pauvre
homme, depuis la perte du Duncan, avait souvent
pleuré la malheureuse mistress Olbinett restée à
bord, et, par conséquent, victime avec tout
l' équipage de la férocité des convicts. Cependant,
il remplit ses fonctions de stewart avec son zèle
accoutumé, et la " nourriture à part " consista en
vivres choisis qui ne figurèrent jamais à l' ordinaire
du brick. En quelques heures ses provisions furent
faites.
Pendant ce temps, le major escomptait chez un
changeur des traites que Glenarvan avait sur
l' union-bank de Melbourne. Il ne voulait pas
être dépourvu d' or, non plus que d' armes et de
munitions ; aussi renouvela-t-il son arsenal.
Quant à Paganel, il se procura une excellente carte
de la Nouvelle-Zélande, publiée à Edimbourg par
Johnston.
Mulrady allait bien alors. Il se ressentait à peine
de la blessure qui mit ses jours en danger. Quelques
heures de

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mer devaient achever sa guérison. Il comptait se
traiter par les brises du Pacifique.
Wilson fut chargé de disposer à bord du
Macquarie le logement des passagers. Sous ses
coups de brosse et de balai, le roufle changea
d' aspect. Will Halley, haussant les épaules,
laissa le matelot faire à sa guise. De Glenarvan,
de ses compagnes et de ses compagnons, il ne se
souciait guère. Il ne savait même pas leur nom et
ne s' en inquiéta pas. Ce surcroît de chargement lui
valait cinquante livres, voilà tout, et il le
prisait moins que les deux cents tonneaux de cuirs
tannés dont regorgeait sa cale. Les peaux d' abord,
les hommes ensuite. C' était un négociant. Quant à
ses qualités de marin, il passait pour un assez bon
pratique de ces mers que les récifs de coraux rendent
très dangereuses.
Pendant les dernières heures de cette journée,
Glenarvan voulut retourner à ce point du rivage
coupé par le trente-septième parallèle. Deux motifs
l' y poussaient.
Il désirait visiter encore une fois cet endroit
présumé du naufrage. En effet, Ayrton était
certainement le quartier-maître du Britannia,
et le Britannia pouvait s' être réellement perdu
sur cette partie de la côte australienne ; sur la
côte est à défaut de la côte ouest. Il ne fallait
donc pas abandonner légèrement un point que l' on ne
devait plus revoir.
Et puis, à défaut du Britannia, le Duncan,
du moins, était tombé là entre les mains des
convicts. Peut-être y avait-il eu combat ! Pourquoi
ne trouverait-on pas sur le rivage les traces d' une
lutte, d' une suprême résistance ? Si l' équipage
avait péri dans les flots, les flots n' auraient-ils
pas rejeté quelques cadavres à la côte ?
Glenarvan, accompagné de son fidèle John, opéra
cette reconnaissance. Le maître de l' hôtel
Victoria mit deux chevaux à leur disposition,
et ils reprirent cette route du nord qui
contourne la baie Twofold.
Ce fut une triste exploration. Glenarvan et le
capitaine John chevauchaient sans parler.
Mais ils se comprenaient.

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Mêmes pensées, et, partant, mêmes angoisses
torturaient leur esprit. Ils regardaient les
rocs rongés par la mer. Ils n' avaient besoin
ni de s' interroger ni de se répondre.
On peut s' en rapporter au zèle et à l' intelligence
de John pour affirmer que chaque point du rivage
fut scrupuleusement exploré, les moindres criques
examinées avec soin comme les plages déclives et
les plateaux sableux où les marées du Pacifique,
médiocres cependant, auraient pu jeter une épave.
Mais aucun indice ne fut relevé, de nature à
provoquer en ces parages de nouvelles recherches.
La trace du naufrage échappait encore.
Quant au Duncan, rien non plus. Toute cette
portion de l' Australie, riveraine de l' océan,
était déserte.
Toutefois, John Mangles découvrit sur la lisière
du rivage des traces évidentes de campement, des
restes de feux récemment allumés sous des myalls
isolés. Une tribu nomade de naturels avait-elle
donc passé là depuis quelques jours ? Non, car
un indice frappa les yeux de Glenarvan et lui
démontra d' une incontestable façon que des
convicts avaient fréquenté cette partie de la
côte.
Cet indice, c' était une vareuse grise et jaune,
usée, rapiécée, un haillon sinistre abandonné au
pied d' un arbre. Elle portait le numéro matricule
du pénitentiaire de Perth. Le forçat n' était plus
là, mais sa défroque sordide répondait pour lui.
Cette livrée du crime, après avoir vêtu quelque
misérable, achevait de pourrir sur ce rivage
désert.
" tu vois, John ! Dit Glenarvan, les convicts
sont arrivés jusqu' ici ! Et nos pauvres camarades
du Duncan ? ...
-oui ! Répondit John d' une voix sourde, il est
certain qu' ils n' ont pas été débarqués, qu' ils
ont péri...
-les misérables ! S' écria Glenarvan. S' ils
tombent jamais entre mes mains, je vengerai mon
équipage ! ... "
la douleur avait durci les traits de Glenarvan.
Pendant quelques minutes, le lord regarda l' immensité
des flots,

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cherchant peut-être d' un dernier regard quelque
navire perdu dans l' espace. Puis ses yeux
s' éteignirent, il redevint lui-même, et, sans
ajouter un mot ni faire un geste, il reprit la
route d' Eden au galop de son cheval.
Une seule formalité restait à remplir, la
déclaration au constable des événements qui venaient
de s' accomplir. Elle fut faite le soir même à
Thomas Banks. Ce magistrat put à peine dissimuler
sa satisfaction en libellant son procès-verbal. Il
était tout simplement ravi du départ de
Ben Joyce et de sa bande. La ville entière
partagea son contentement. Les convicts venaient
de quitter l' Australie, grâce à un nouveau crime,
il est vrai, mais enfin ils étaient partis. Cette
importante nouvelle fut immédiatement télégraphiée
aux autorités de Melbourne et de Sydney.
Sa déclaration achevée, Glenarvan revint à l' hôtel
Victoria.
les voyageurs passèrent fort tristement cette
dernière soirée. Leurs pensées erraient sur cette
terre féconde en malheurs. Ils se rappelaient tant
d' espérances si légitimement conçues au cap
Bernouilli, si cruellement brisées à la baie
Twofold !
Paganel, lui, était en proie à une agitation
fébrile. John Mangles, qui l' observait depuis
l' incident de la snowy-river, sentait que le
géographe voulait et ne voulait pas parler. Maintes
fois il l' avait pressé de questions auxquelles
l' autre n' avait pas répondu.
Cependant, ce soir-là, John, le reconduisant à sa
chambre, lui demanda pourquoi il était si nerveux.
" mon ami John, répondit évasiment Paganel, je ne
suis pas plus nerveux que d' habitude.
-monsieur Paganel, reprit John, vous avez un
secret qui vous étouffe !
-eh bien ! Que voulez-vous, s' écria le géographe
gesticulant, c' est plus fort que moi !
-qu' est-ce qui est plus fort que vous ?
-ma joie d' un côté, mon désespoir de l' autre.
-vous êtes joyeux et désespéré à la fois ?

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-oui, joyeux et désespéré d' aller visiter la
Nouvelle-Zélande.
-est-ce que vous auriez quelque indice ? Demanda
vivement John Mangles. Est-ce que vous avez repris
la piste perdue ?
-non, ami John ! on ne revient pas de la
Nouvelle-Zélande !
mais, cependant... enfin,
vous connaissez la nature humaine ! Il suffit qu' on
respire pour espérer ! Et ma devise, c' est " spiro,
spero, "
qui vaut les plus belles devises du
monde ! "

p15

chapitre ii le passé du pays où l' on va
le lendemain, 27 janvier, les passagers du
Macquarie étaient installés à bord dans l' étroit
roufle du brick. Will Halley n' avait point offert
sa cabine aux voyageuses. Politesse peu regrettable,
car la tanière était digne de l' ours.
à midi et demi, on appareilla avec le jusant. L' ancre
vint à pic et fut péniblement arrachée du fond. Il
ventait du sud-ouest une brise modérée. Les voiles
furent larguées peu à peu. Les cinq hommes du bord
manoeuvraient lentement. Wilson voulut aider
l' équipage. Mais Halley le pria de se tenir
tranquille et de ne point se mêler de ce qui ne le
regardait pas. Il avait l' habitude de se tirer tout
seul d' affaire et ne demandait ni aide ni conseils.
Ceci était à l' adresse de John Mangles, que la
gaucherie de certaines manoeuvres faisait sourire.
John le tint pour dit, se réservant d' intervenir, de
fait sinon de droit, au cas où la maladresse de
l' équipage compromettrait la sûreté du navire.
Cependant, avec le temps et les bras des cinq
matelots stimulés par les jurons du master, la
voilure fut établie. Le Macquarie courut grand
largue, bâbord amure, sous ses basses voiles, ses
huniers, ses perroquets, sa brigantine et ses focs.
Plus tard, les bonnettes et les cacatois furent
hissés. Mais, malgré ce renfort de toiles, le brick
avançait à peine. Ses formes renflées de l' avant,
l' évasement de ses fonds, la lourdeur de son arrière,
en faisaient

p16

un mauvais marcheur, le type parfait du " sabot " .
Il fallut en prendre son parti. Heureusement, et
si mal que naviguât le Macquarie, en cinq
jours, six au plus, il devait avoir atteint la
rade d' Auckland.
à sept heures du soir, on perdit de vue les côtes
de l' Australie et le feu fixe du port d' Eden. La
mer, assez houleuse, fatiguait le navire ; il
tombait lourdement dans le creux des vagues. Les
passagers éprouvèrent de violentes secousses qui
rendirent pénible leur séjour dans le roufle.
Cependant, ils ne pouvaient rester sur le pont,
car la pluie était violente. Ils se virent donc
condamnés à un emprisonnement rigoureux.
Chacun alors se laissa aller au courant de ses
pensées. On causa peu. C' est à peine si lady Helena
et Mary Grant échangeaient quelques paroles.
Glenarvan ne tenait pas en place. Il allait et
venait, tandis que le major demeurait immobile.
John Mangles, suivi de Robert, montait de temps
en temps sur le pont pour observer la mer. Quant à
Paganel, il murmurait dans son coin des mots vagues
et incohérents.
à quoi songeait le digne géographe ? à cette
Nouvelle-Zélande vers laquelle la fatalité le
conduisait. Toute son histoire, il la refaisait
dans son esprit, et le passé de ce pays sinistre
réapparaissait à ses yeux.
Mais y avait-il dans cette histoire un fait, un
incident qui eût jamais autorisé les découvreurs
de ces îles à les considérer comme un continent ?
Un géographe moderne, un marin, pouvaient-ils leur
attribuer cette dénomination ? On le voit, Paganel
revenait toujours à l' interprétation du document.
C' était une obsession, une idée fixe. Après la
Patagonie, après l' Australie, son imagination,
sollicitée par un mot, s' acharnait sur la
Nouvelle-Zélande. Mais un point, un seul,
l' arrêtait dans cette voie.
" contin... contin... répétait-il... cela veut
pourtant dire " continent ! "
et il se reprit à suivre par le souvenir les
navigateurs qui reconnurent ces deux grandes îles
des mers australes.

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Ce fut le 13 décembre 1642 que le hollandais Tasman,
après avoir découvert la terre de Van-Diemen, vint
atterrir aux rivages inconnus de la Nouvelle-Zélande.
Il prolongea la côte pendant quelques jours, et, le
17, ses navires pénétrèrent dans une large baie que
terminait une étroite passe creusée entre deux îles.
L' île du nord, c' était Ika-Na-Maoui, mots zélandais
qui signifient " le poisson de Mauwi " . L' île du sud,
c' était Mahaï-Pouna-Mou, c' est-à-dire " la baleine
qui produit le jade vert " .
Abel Tasman envoya ses canots à terre, et ils
revinrent accompagnés de deux pirogues qui portaient
un bruyant équipage de naturels. Ces sauvages étaient
de taille moyenne, bruns et jaunes de peau, avec les
os saillants, la voix rude, les cheveux noirs, liés
sur la tête à la mode japonaise et surmontés d' une
grande plume blanche.
Cette première entrevue des européens et des indigènes
semblait promettre des relations amicales de longue
durée. Mais le jour suivant, au moment où l' un des
canots de Tasman allait reconnaître un mouillage plus
rapproché de la terre, sept pirogues, montées par un
grand nombre d' indigènes, l' assaillirent violemment.
Le canot se retourna sur le côté et s' emplit d' eau.
Le quartier-maître qui le commandait fut tout d' abord
frappé à la gorge d' une pique grossièrement aiguisée.
Il tomba à la mer. De ses six compagnons, quatre
furent tués ; les deux autres et le quartier-maître,
nageant vers les navires, purent être recueillis et
sauvés.
Après ce funeste événement, Tasman appareilla,
bornant sa vengeance à cingler les naturels de
quelques coups de mousquet qui ne les atteignirent
probablement pas. Il quitta cette baie à laquelle est
resté le nom de baie du massacre, remonta la côte
occidentale, et, le

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5 janvier, il mouilla près de la pointe du nord. En
cet endroit, non seulement la violence du ressac,
mais les mauvaises dispositions des sauvages,
l' empêchèrent de faire de l' eau, et il quitta
définitivement ces terres auxquelles il donna le
nom de Staten-Land, c' est-à-dire Terre Des états,
en l' honneur des états généraux.
En effet, le navigateur hollandais s' imaginait
qu' elles confinaient aux îles du même nom découvertes
à l' est de la Terre De Feu, à la pointe
méridionale de l' Amérique. Il croyait avoir trouvé
" le grand continent du sud " .
" mais, se disait Paganel, ce qu' un marin du
dix-septième siècle a pu nommer " continent " , un
marin du dix-neuvième n' a pu l' appeler ainsi !
Pareille erreur n' est pas admissible ! Non ! Il y a
quelque chose qui m' échappe ! "
pendant plus d' un siècle, la découverte de Tasman
fut oubliée, et la Nouvelle-Zélande ne semblait
plus exister, quand un navigateur français,
Surville, en prit connaissance par 35 degrés
37 minutes de latitude. D' abord il n' eut pas à se
plaindre des indigènes ; mais les vents
l' assaillirent avec une violence extrême, et une
tempête se déclara pendant laquelle la chaloupe
qui portait les malades de l' expédition fut jetée
sur le rivage de la baie du refuge. Là, un chef
nommé Nagui-Nouï reçut parfaitement les français
et les traita dans sa propre case. Tout alla bien
jusqu' au moment où un canot de Surville fut volé.
Surville réclama vainement, et crut devoir punir de
ce vol un village qu' il incendia tout entier.
Terrible et injuste vengeance, qui ne fut pas
étrangère aux sanglantes représailles dont la
Nouvelle-Zélande allait être le théâtre.
Le 6 octobre 1769, parut sur ces côtes l' illustre
Cook. Il mouilla dans la baie de Taoué-Roa avec
son navire l' Endeavour, et chercha à se
rallier les naturels par de bons traitements. Mais,
pour bien traiter les gens, il faut

p19

commencer par les prendre. Cook n' hésita pas à
faire deux ou trois prisonniers et à leur imposer
ses bienfaits par la force. Ceux-ci, comblés de
présents et de caresses, furent ensuite renvoyés
à terre. Bientôt, plusieurs naturels, séduits par
leurs récits, vinrent à bord volontairement et
firent des échanges avec les européens. Quelques
jours après, Cook se dirigea vers la baie
Hawkes, vaste échancrure creusée dans la côte
est de l' île septentrionale. Il se trouva là en
présence d' indigènes belliqueux, criards,
provocateurs. Leurs démonstrations allèrent même
si loin qu' il devint nécessaire de les calmer par
un coup de mitraille.
Le 20 octobre, l' Endeavour mouilla sur la
baie de Toko-Malou, où vivait une population
pacifique de deux cents âmes. Les botanistes du
bord firent dans le pays de fructueuses explorations,
et les naturels les transportèrent au rivage avec
leurs propres pirogues. Cook visita deux villages
défendus par des palissades, des parapets et de
doubles fossés, qui annonçaient de sérieuses
connaissances en castramétation. Le plus important
de ces forts était situé sur un rocher dont les
grandes marées faisaient une île véritable ; mieux
qu' une île même, car non seulement les eaux
l' entouraient, mais elles mugissaient à travers
une arche naturelle, haute de soixante pieds, sur
laquelle reposait ce " pâh " inaccessible. Le 31 mars,
Cook, après avoir fait pendant cinq mois une
ample moisson d' objets curieux, de plantes
indigènes, de documents ethnographiques et
ethnologiques, donna son nom au détroit qui sépare
les deux îles, et quitta la Nouvelle-Zélande. Il
devait la retrouver dans ses voyages ultérieurs.
En effet, en 1773, le grand marin reparut à la
baie Hawkes, et fut témoin de scènes de
cannibalisme. Ici, il faut reprocher à ses compagnons
de les avoir provoquées. Des officiers, ayant
trouvé à terre les membres mutilés d' un jeune sauvage,
les rapportèrent à bord, " les firent cuire " , et les
offrirent aux naturels, qui se jetèrent dessus

p20

avec voracité. Triste fantaisie de se faire ainsi
les cuisiniers d' un repas d' anthropophages !
Cook, pendant son troisième voyage, visita
encore ces terres qu' il affectionnait
particulièrement et dont il tenait à compléter le
levé hydrographique. Il les quitta pour la dernière
fois le 25 février 1777.
En 1791, Vancouver fit une relâche de vingt jours
à la baie sombre, sans aucun profit pour les sciences
naturelles ou géographiques. D' Entrecasteaux, en
1793, releva vingt-cinq milles de côtes dans la
partie septentrionale d' Ikana-Maoui. Les
capitaines de la marine marchande, Hausen et
Dalrympe, puis Baden, Richardson, Moodi, y
firent une courte apparition, et le docteur Savage,
pendant un séjour de cinq semaines, recueillit
d' intéressants détails sur les moeurs des
néo-zélandais.
Ce fut cette même année, en 1805, que le neveu du
chef de Rangui-Hou, l' intelligent Doua-Tara,
s' embarqua sur le navire l' Argo, mouillé à
la Baie Des Iles et commandé par le capitaine
Baden.
Peut-être les aventures de Doua-Tara
fourniront-elles un sujet d' épopée à quelque
Homère maori. Elles furent fécondes en
désastres, en injustices, en mauvais traitements.
Manque de foi, séquestration, coups et blessures,
voilà ce que le pauvre sauvage reçut en échange
de ses bons services. Quelle idée il dut se faire
de gens qui se disent civilisés ! On l' emmena à
Londres. On en fit un matelot de la dernière
classe, le souffre-douleur des équipages. Sans le
révérend Marsden, il fût mort à la peine. Ce
missionnaire s' intéressa au jeune sauvage, auquel
il reconnut un jugement sûr, un caractère brave,
des qualités merveilleuses de douceur, de grâce et
d' affabilité. Marsden fit obtenir à son protégé
quelques sacs de blé et des instruments de culture
destinés à son pays. Cette petite pacotille lui
fut volée. Les malheurs, les souffrances
accablèrent de nouveau le pauvre Doua-Tara
jusqu' en 1814, où on le retrouve enfin rétabli dans
le pays de ses ancêtres. Il allait alors recueillir
le fruit de tant de vicissitudes,

p21

quand la mort le frappa à l' âge de vingt-huit ans,
au moment où il s' apprêtait à régénérer cette
sanguinaire Zélande. La civilisation se trouva sans
doute retardée de longues années par cet irréparable
malheur. Rien ne remplace un homme intelligent et
bon, qui réunit dans son coeur l' amour du bien à
l' amour de la patrie !
Jusqu' en 1816, la Nouvelle-Zélande fut délaissée.
à cette époque, Thompson, en 1817, Lidiard Nicholas,
en 1819, Marsden, parcoururent diverses portions
des deux îles, et, en 1820, Richard Cruise,
capitaine au quatre-vingt-quatrième régiment
d' infanterie, y fit un séjour de dix mois qui valut
à la science de sérieuses études sur les moeurs
indigènes.
En 1824, Duperrey, commandant la Coquille,
relâcha à la Baie Des îles pendant quinze jours,
et n' eut qu' à se louer des naturels.
Après lui, en 1827, le baleinier anglais
Mercury dut se défendre contre le pillage et
le meurtre. La même année, le capitaine Dillon fut
accueilli de la plus hospitalière façon pendant
deux relâches.
En mars 1827, le commandant de l' Astrolabe,
l' illustre Dumont-D' Urville, put impunément et
sans armes passer quelques nuits à terre au milieu
des indigènes, échanger des présents et des chansons,
dormir dans les huttes, et poursuivre, sans être
troublé, ses intéressants travaux de relèvements,
qui ont valu de si belles cartes au dépôt de la
marine.
Au contraire, l' année suivante, le brick anglais
Hawes, commandé par John James, après avoir
touché à la Baie Des îles, se dirigea vers le cap
de l' est, et eut beaucoup à souffrir de la part d' un
chef perfide nommé Enararo. Plusieurs de ses
compagnons subirent une mort affreuse.
De ces événements contradictoires, de ces alternatives
de douceur et de barbarie, il faut conclure que trop
souvent les cruautés des néo-zélandais ne furent que
des représailles. Bons ou mauvais traitements tenaient
aux

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mauvais ou aux bons capitaines. Il y eut certainement
quelques attaques non justifiées de la part des
naturels, mais surtout des vengeances provoquées par
les européens ; malheureusement, le châtiment retomba
sur ceux qui ne le méritaient pas. Après D' Urville,
l' ethnographie de la Nouvelle-Zélande fut complétée
par un audacieux explorateur qui, vingt fois,
parcourut le monde entier, un nomade, un bohémien de
la science, un anglais, Earle. Il visita les portions
inconnues des deux îles, sans avoir à se plaindre
personnellement des indigènes, mais il fut souvent
témoin de scène d' anthropophagie. Les néo-zélandais se
dévoraient entre eux avec une sensualité répugnante.
C' est aussi ce que le capitaine Laplace reconnut en
1831, pendant sa relâche à la Baie Des îles. Déjà
les combats étaient bien autrement redoutables, car
les sauvages maniaient les armes à feu avec une
remarquable précision. Aussi, les contrées autrefois
florissantes et peuplées d' Ika-Na-Maoui se
changèrent-elles en solitudes profondes. Des peuplades
entières avaient disparu comme disparaissent des
troupeaux de moutons, rôties et mangées.
Les missionnaires ont en vain lutté pour vaincre ces
instincts sanguinaires. Dès 1808, Church missionary
society
avait envoyé ses plus habiles agents,
-c' est le nom qui leur convient, -dans les
principales stations de l' île septentrionale. Mais
la barbarie des néo-zélandais l' obligea à suspendre
l' établissement des missions. En 1814, seulement,
Mm Marsden, le protecteur de Doua-Tara, Hall et
King débarquèrent à la Baie Des îles, et
achetèrent des chefs un terrain de deux cents acres au
prix de douze haches de fer. Là s' établit le siège de
la société anglicane.
Les débuts furent difficiles. Mais enfin les naturels
respectèrent la vie des missionnaires. Ils acceptèrent
leurs soins et leurs doctrines. Quelques naturels
farouches s' adoucirent. Le sentiment de la
reconnaissance s' éveilla dans ces coeurs inhumains. Il
arriva même en 1824, que

p23

les zélandais protégèrent leurs " arikis " ,
c' est-à-dire les révérends, contre de sauvages
matelots qui les insultaient et les menaçaient de
mauvais traitements.
Ainsi donc, avec le temps, les missions prospérèrent,
malgré la présence des convicts évadés de
Port Jackson, qui démoralisaient la population
indigène. En 1831, le journal des missions
évangéliques
signalait deux établissements
considérables, situés l' un à Kidi-Kidi, sur les
rives d' un canal qui court à la mer dans la
Baie Des îles, l' autre à Paï-Hia, au bord de la
rivière de Kawa-Kawa. Les indigènes convertis au
christianisme avaient tracé des routes sous la
direction des arikis, percé des communications à
travers les forêts immenses, jeté des ponts sur les
torrents. Chaque missionnaire allait à son tour
prêcher la religion civilisatrice dans les tribus
reculées, élevant des chapelles de joncs ou d' écorce,
des écoles pour les jeunes indigènes, et sur le toit
de ces modestes constructions se déployait le
pavillon de la mission, portant la croix du Christ
et ces mots : " rongo-pai " , c' est-à-dire " l' évangile ",
en langue néo-zélandaise.
Malheureusement, l' influence des missionnaires ne
s' est pas étendue au delà de leurs établissements.
Toute la partie nomade des populations échappe à leur
action. Le cannibalisme n' est détruit que chez les
chrétiens, et encore, il ne faudrait pas soumettre
ces nouveaux convertis à de trop grandes tentations.
L' instinct du sang frémit en eux.
D' ailleurs, la guerre existe toujours à l' état
chronique dans ces sauvages contrées. Les zélandais ne
sont pas des australiens abrutis, qui fuient devant
l' invasion européenne ; ils résistent, ils se
défendent, ils haïssent leurs envahisseurs, et une
incurable haine les pousse en ce moment contre les
émigrants anglais. L' avenir de ces grandes îles est
joué sur un coup de dé. C' est une civilisation
immédiate qui l' attend, ou une barbarie profonde pour
de longs siècles, suivant le hasard des armes.
Ainsi Paganel, le cerveau bouillant d' impatience,
avait

p24

refait dans son esprit l' histoire de la
Nouvelle-Zélande. Mais rien, dans cette histoire,
ne permettait de qualifier de " continent " cette
contrée composée de deux îles, et si quelques mots du
document avaient éveillé son imagination, ces deux
syllabes contin l' arrêtaient obstinément dans la
voie d' une interprétation nouvelle.

p25

chapitre iii les massacres de la
Nouvelle-Zélande.

à la date du 31 janvier, quatre jours après son
départ, le Macquarie n' avait pas encore franchi
les deux tiers de cet océan resserré entre
l' Australie et la Nouvelle-Zélande. Will Halley
s' occupait peu des manoeuvres de son bâtiment : il
laissait faire. On le voyait rarement, ce dont
personne ne songeait à se plaindre. Qu' il passât tout
son temps dans sa cabine, nul n' y eût trouvé à redire,
si le grossier master ne se fût pas grisé chaque
jour de gin ou de brandy. Ses matelots l' imitaient
volontiers, et jamais navire ne navigua plus à la
grâce de Dieu que le Macquarie de
Twofold-Bay.
Cette impardonnable incurie obligeait John Mangles
à une surveillance incessante. Mulrady et Wilson
redressèrent plus d' une fois la barre au moment où
quelque embardée allait coucher le brick sur le
flanc. Souvent Will Halley intervenait et
malmenait les deux marins avec force jurons. Ceux-ci,
peu endurants, ne demandaient qu' à souquer cet
ivrogne et à l' affaler à fond de cale pour le reste
de la traversée. Mais John Mangles les arrêtait, et
calmait, non sans peine, leur juste indignation.
Cependant, cette situation du navire le préoccupait ;
mais, pour ne pas inquiéter Glenarvan, il n' en parla
qu' au major et à Paganel. Mac Nabbs lui donna, en
d' autres termes, le même conseil que Mulrady et
Wilson.
" si cette mesure vous paraît utile John, dit Mac
Nabbs, vous ne devez point hésiter à prendre le
commandement, ou, si vous l' aimez mieux, la
direction du navire.

p26

Cet ivrogne, après nous avoir débarqués à Auckland,
redeviendra maître à son bord, et il chavirera, si
c' est son bon plaisir.
-sans doute, monsieur Mac Nabbs, répondit John,
et je le ferai, s' il le faut absolument. Tant que
nous sommes en pleine mer, un peu de surveillance
suffit ; mes matelots et moi, nous ne quittons pas le
pont. Mais, à l' approche des côtes, si ce Will
Hallay ne recouvre pas sa raison, j' avoue que je
serai très embarrassé.
-ne pourrez-vous donner la route ! Demanda Paganel.
-ce sera difficile, répondit John. Croiriez-vous
qu' il n' y a pas une carte marine à bord !
-en vérité ?
-en vérité. Le Macquarie ne fait que le cabotage
entre Eden et Auckland, et ce Will Halley a une
telle habitude de ces parages, qu' il ne prend aucun
relèvement.
-il s' imagine sans doute, répondit Paganel, que son
navire connaît la route, et qu' il se dirige tout seul.
-oh ! Oh ! Reprit John Mangles, je ne crois pas aux
bâtiments qui se dirigent eux-mêmes, et si Will
Halley est ivre sur les atterrages, il nous mettra
dans un extrême embarras.
-espérons, dit Paganel, qu' il aura repêché sa raison
dans le voisinage de la terre.
-ainsi, demanda Mac Nabbs, le cas échéant, vous ne
pourriez pas conduire le Macquarie à Auckland ?
-sans la carte de cette partie de la côte, c' est
impossible. Les accores en sont extrêmement dangereux.
C' est une suite de petits fiords irréguliers et
capricieux comme les fiords de Norvège. Les récifs
sont nombreux et il faut une grande pratique pour les
éviter. Un navire, quelque solide qu' il fût, serait
perdu, si sa quille heurtait l' un de ces rocs
immergés à quelques pieds sous l' eau.
-et dans ce cas, dit le major, l' équipage n' a
d' autre ressource que de se réfugier à la côte ?

p27

-oui, monsieur Mac Nabbs, si le temps le permet.
-dure extrémité ! Répondit Paganel, car elles ne
sont pas hospitalières, les côtes de la
Nouvelle-Zélande, et les dangers sont aussi grands
au delà qu' en deçà des rivages !
-vous parlez des maoris, monsieur Paganel ?
Demanda John Mangles.
-oui, mon ami. Leur réputation est faite dans
l' océan Indien. Il ne s' agit pas ici d' australiens
timides ou abrutis, mais bien d' une race intelligente
et sanguinaire, de cannibales friands de chair
humaine, d' anthropophages dont il ne faut attendre
aucune pitié.
-ainsi, dit le major, si le capitaine Grant avait
fait naufrage sur les côtes de la Nouvelle-Zélande,
vous ne conseilleriez point de se lancer à sa
recherche ?
-sur les côtes, si, répondit le géographe, car on
pourrait peut-être trouver des traces du
Britannia, mais à l' intérieur, non, car ce
serait inutile. Tout européen qui s' aventure dans ces
funestes contrées tombe entre les mains des maoris,
et tout prisonnier aux mains des maoris est perdu.
J' ai poussé mes amis à franchir les pampas, à
traverser l' Australie, mais jamais je ne les
entraînerais sur les sentiers de la
Nouvelle-Zélande. Que la main du ciel nous
conduise, fasse Dieu que nous ne soyons jamais au
pouvoir de ces féroces indigènes ! "
les craintes de Paganel n' étaient que trop
justifiées. La Nouvelle-Zélande a une renommée
terrible, et l' on peut mettre une date sanglante à
tous les incidents qui ont signalé sa découverte.
La liste est longue de ces victimes inscrites au
martyrologe des navigateurs. Ce fut Abel Tasman qui,
par ses cinq matelots tués et dévorés, commença
ces sanglantes annales du cannibalisme. Après lui,
le capitaine Tukney et tout son équipage de
chaloupiers subirent le même sort. Vers la partie
orientale du détroit de Foveaux, cinq pêcheurs du
Sydneg-Cove trouvèrent également la mort sous
la dent des naturels. Il faut encore citer quatre

p28

hommes de la goëlette Brothers, assassinés au
havre Molineux, plusieurs soldats du général Gates,
et trois déserteurs de la Mathilda, pour
arriver au nom si douloureusement célèbre du
capitaine Marion Du Frène.
Le 11 mai 1772, après le premier voyage de Cook, le
capitaine français Marion vint mouiller à la
Baie Des îles avec son navire le Mascarin
et le Castries, commandé par le capitaine
Crozet. Les hypocrites néo-zélandais firent un
excellent accueil aux nouveaux arrivants. Ils se
montrèrent timides même, et il fallut des présents,
de bons services, une fraternisation quotidienne,
un long commerce d' amitiés, pour les acclimater à
bord.
Leur chef, l' intelligent Takouri, appartenait, s' il
faut en croire Dumont D' Urville, à la tribu des
Wangaroa, et il était parent du naturel
traîtreusement enlevé par Surville, deux ans avant
l' arrivée du capitaine Marion.
Dans un pays où l' honneur impose à tout maori
d' obtenir par le sang satisfaction des outrages
subis, Takouri ne pouvait oublier l' injure faite
à sa tribu. Il attendit patiemment l' arrivée d' un
navire européen, médita sa vengeance et l' accomplit
avec un atroce sang-froid.
Après avoir simulé des craintes à l' égard des
français, Takouri n' oublia rien pour les endormir
dans une trompeuse sécurité. Ses camarades et lui
passèrent souvent la nuit à bord des vaisseaux. Ils
apportaient des poissons choisis. Leurs filles et
leurs femmes les accompagnaient. Ils apprirent
bientôt à connaître les noms des officiers et ils
les invitèrent à visiter leurs villages. Marion et
Crozet, séduits par de telles avances, parcoururent
ainsi toute cette côte peuplée de quatre mille
habitants. Les naturels accouraient au-devant d' eux
sans armes et cherchaient à leur inspirer une
confiance absolue.
Le capitaine Marion, en relâchant à la Baie Des
îles, avait l' intention de changer la mâture du
Castries, fort

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endommagée par les dernières tempêtes. Il explora
donc l' intérieur des terres, et, le 23 mai, il
trouva une forêt de cèdres magnifiques à deux lieues
du rivage, et à portée d' une baie située à une
lieue des navires.
Là, un établissement fut formé, où les deux tiers des
équipages, munis de haches et autres outils,
travaillèrent à abattre les arbres et à refaire les
chemins qui conduisaient à la baie. Deux autres
postes furent choisis, l' un dans la petite île de
Motou-Aro, au milieu du port, où l' on transporta
les malades de l' expédition, les forgerons et les
tonneliers des bâtiments, l' autre sur la grande
terre, au bord de l' océan, à une lieue et demie des
vaisseaux ; ce dernier communiquait avec le
campement des charpentiers. Sur tous ces postes, des
sauvages vigoureux et prévenants aidaient les marins
dans leurs divers travaux.
Cependant le capitaine Marion ne s' était pas
abstenu jusque-là de certaines mesures de prudence.
Les sauvages ne montaient jamais en armes à son bord,
et les chaloupes n' allaient à terre que bien armées.
Mais Marion et les plus défiants de ses officiers
furent aveuglés par les manières des indigènes et le
commandant ordonna de désarmer les canots. Toutefois,
le capitaine Crozet voulut persuader à Marion de
rétracter cet ordre. Il n' y réussit pas.
Alors, les attentions et le dévouement des
néo-zélandais redoublèrent. Leurs chefs et les
officiers vivaient sur le pied d' une intimité parfaite.
Maintes fois, Takouri amena son fils à bord, et le
laissa coucher dans les cabines. Le 8 juin, Marion,
pendant une visite solennelle qu' il fit à terre, fut
reconnu " grand chef " de tout le pays, et quatre plumes
blanches ornèrent ses cheveux en signes honorifiques.
Trente-trois jours s' écoulèrent ainsi depuis
l' arrivée des vaisseaux à la Baie Des îles. Les
travaux de la mâture avançaient ; les caisses à eau
se remplissaient à l' aiguade de Motou-Aro. Le
capitaine Crozet dirigeait en personne

p30

le poste des charpentiers, et jamais espérances ne
furent plus fondées de voir une entreprise menée à
bonne fin.
Le 12 juin à deux heures, le canot du commandant fut
paré pour une partie de pêche projetée au pied du
village de Takouri. Marion s' y embarqua avec les
deux jeunes officiers Vaudricourt et Lehoux, un
volontaire, le capitaine d' armes et douze matelots.
Takouri et cinq autres chefs l' accompagnaient. Rien
ne pouvait faire prévoir l' épouvantable catastrophe
qui attendait seize européens sur dix-sept.
Le canot déborda, fila vers la terre, et des deux
vaisseaux on le perdit bientôt de vue.
Le soir, le capitaine Marion ne revint pas coucher
à bord. Personne ne fut inquiet de son absence. On
supposa qu' il avait voulu visiter le chantier de la
mâture et y passer la nuit.
Le lendemain, à cinq heures, la chaloupe du
Castries alla, suivant son habitude, faire de
l' eau à l' île de Motou-Aro. Elle revint à bord sans
incident.
à neuf heures, le matelot de garde du Mascarin
aperçut en mer un homme presque épuisé qui nageait
vers les vaisseaux. Un canot alla à son secours et le
ramena à bord.
C' était Turner, un des chaloupiers du capitaine
Marion. Il avait au flanc une blessure produite
par deux coups de lance, et il revenait seul des
dix-sept hommes qui, la veille, avaient quitté le
navire.
On l' interrogea, et bientôt furent connus tous les
détails de cet horrible drame.
Le canot de l' infortuné Marion avait accosté le
village à sept heures du matin. Les sauvages vinrent
gaiement au-devant des visiteurs. Ils portèrent sur
leurs épaules les officiers et les matelots qui ne
voulaient point se mouiller en débarquant. Puis, les
français se séparèrent les uns des autres.
Aussitôt, les sauvages, armés de lances, de massues
et de casse-tête, s' élancèrent sur eux, dix contre
un, et les

p31

massacrèrent. Le matelot Turner, frappé de deux
coups de lance, put échapper à ses ennemis et se
cacher dans des broussailles. De là, il fut témoin
d' abominables scènes. Les sauvages dépouillèrent les
morts de leurs vêtements, leur ouvrirent le ventre,
les hachèrent en morceaux...
en ce moment, Turner, sans être aperçu, se jeta à
la mer, et fut recueilli mourant, par le canot du
Mascarin.
cet événement consterna les deux équipages. Un cri
de vengeance éclata. Mais, avant de venger les morts,
il fallait sauver les vivants. Il y avait trois postes
à terre, et des milliers de sauvages altérés de sang,
des cannibales mis en appétit, les entouraient.
En l' absence du capitaine Crozet, qui avait passé la
nuit au chantier de la mâture, Duclesmeur, le premier
officier du bord, prit des mesures d' urgence. La
chaloupe du Mascarin fut expédiée avec un officier
et un détachement de soldats. Cet officier devait,
avant tout, porter secours aux charpentiers. Il
partit, longea la côte, vit le canot du commandant
Marion échoué à terre et débarqua.
Le capitaine Crozet, absent du bord, comme il a été
dit, ne savait rien du massacre, quand, vers deux
heures de l' après-midi, il vit paraître le
détachement. Il pressentit un malheur. Il se porta en
avant et apprit la vérité. Défense fut faite par lui
d' en instruire ses compagnons qu' il ne voulait pas
démoraliser.
Les sauvages, rassemblés par troupes, occupaient
toutes les hauteurs. Le capitaine Crozet fit
enlever les principaux outils, enterra les autres,
incendia ses hangars et commença sa retraite avec
soixante hommes.
Les naturels le suivaient, criant : " Takouri
mate Marion ! "
ils espéraient effrayer les
matelots en dévoilant la mort de leurs chefs.
Ceux-ci, furieux, voulurent se

p32

précipiter sur ces misérables. Le capitaine Crozet
put à peine les contenir. Deux lieues furent faites.
Le détachement atteignit le rivage et s' embarqua
dans les chaloupes avec les hommes du second poste.
Pendant tout ce temps, un millier de sauvage, assis
à terre, ne bougèrent pas. Mais, quand les chaloupes
prirent le large, les pierres commencèrent à voler.
Aussitôt, quatre matelots, bons tireurs, abattirent
successivement tous les chefs, à la grande
stupéfaction des naturels, qui ne connaissaient pas
l' effet des armes à feu.
Le capitaine Crozet rallia le Mascarin, et il
expédia aussitôt la chaloupe à l' île Motou-Aro.
Un détachement de soldats s' établit sur l' île pour
y passer la nuit, et les malades furent réintégrés
à bord.
Le lendemain, un second détachement vint renforcer
le poste. Il fallait nettoyer l' île des sauvages qui
l' infestaient et continuer à remplir les caisses
d' eau. Le village de Motou-Aro comptait trois cents
habitants. Les français l' attaquèrent. Six chefs
furent tués, le reste des naturels culbuté à la
baïonnette, le village incendié. Cependant, le
Castries ne pouvait reprendre la mer sans
mâture, et Crozet, forcé de renoncer aux arbres de
la forêt de cèdres, dut faire des mâts
d' assemblage. Les travaux d' aiguade continuèrent.
Un mois s' écoula. Les sauvages firent quelques
tentatives pour reprendre l' île Motou-Aro, mais
sans y parvenir. Lorsque leurs pirogues passaient
à portée des vaisseaux, on les coupait à coups de
canon.
Enfin, les travaux furent achevés. Il restait à
savoir si quelqu' une des seize victimes n' avait pas
survécu au massacre, et à venger les autres. La
chaloupe, portant un nombreux détachement d' officiers
et de soldats, se rendit au village de Takouri. à
son approche, ce chef perfide et lâche s' enfuit,
portant sur ses épaules le manteau du commandant
Marion. Les cabanes de son village furent
scrupuleusement fouillées. Dans sa case, on trouva
le crâne d' un homme qui avait été cuit récemment.

p33

L' empreinte des dents du cannibale s' y voyait encore.
Une cuisse humaine était embrochée d' une baguette de
bois. Une chemise au col ensanglanté fut reconnue pour
la chemise de Marion, puis les vêtements, les
pistolets du jeune Vaudricourt, les armes du
canot et des hardes en lambeaux. Plus loin, dans
un autre village, des entrailles humaines nettoyées
et cuites.
Ces preuves irrécusables de meurtre et d' anthropophagie
furent recueillies, et ces restes humains
respectueusement enterrés ; puis les villages de
Takouri et de Piki-Ore, son complice, livrés aux
flammes. Le 14 juillet 1772, les deux vaisseaux
quittèrent ces funestes parages.
Telle fut cette catastrophe dont le souvenir doit
être présent à l' esprit de tout voyageur qui met le
pied sur les rivages de la Nouvelle-Zélande. C' est
un imprudent capitaine celui qui ne profite pas de
ces enseignements. Les néo-zélandais sont toujours
perfides et anthropophages. Cook, à son tour, le
reconnut bien, pendant son second voyage de 1773.
En effet, la chaloupe de l' un de ses vaisseaux,
l' Aventure, commandée par le capitaine Furneaux,
s' étant rendue à terre, le 17 décembre, pour chercher
une provision d' herbes sauvages, ne reparut plus. Un
midshipman et neuf hommes la montaient. Le capitaine
Furneaux, inquiet, envoya le lieutenant Burney à sa
recherche. Burney, arrivé au lieu du débarquement,
trouva, dit-il, " un tableau de carnage et de barbarie
dont il est impossible de parler sans horreur ; les
têtes, les entrailles, les poumons de plusieurs de
nos gens, gisaient épars sur le sable, et, tout près
de là, quelques chiens dévoraient encore d' autres
débris de ce genre. "
pour terminer cette liste sanglante, il faut ajouter
le navire Brothers, attaqué en 1815 par les
néo-zélandais, et tout l' équipage du Boyd,
capitaine Thompson, massacré en 1820. Enfin, le 1 er
mars 1829, à Walkitaa, le chef

p34

Enararo pilla le brick anglais Hawes, de
Sydney ; sa horde de cannibales massacra plusieurs
matelots, fit cuire les cadavres et les dévora.
Tel était ce pays de la Nouvelle-Zélande vers
lequel courait le Macquarie, monté par un
équipage stupide, sous le commandement d' un ivrogne.

p35

chapitre iv les brisants.
cependant, cette pénible traversée se prolongeait.
Le 2 février, six jours après son départ, le
Macquarie n' avait pas encore connaissance des
rivages d' Auckland. Le vent était bon pourtant, et
se maintenait dans le sud-ouest ; mais les courants
le contrariaient, et c' est à peine si le brick
étalait. La mer dure et houleuse fatiguait ses
hauts ; sa membrure craquait, et il se relevait
péniblement du creux des lames. Ses haubans, ses
galhaubans, ses étais mal ridés, laissaient du jeu
aux mâts, que de violentes secousses ébranlaient à
chaque coup de roulis.
Très heureusement, Will Halley, en homme peu
pressé, ne forçait point sa voilure, car toute la
mâture serait venue en bas inévitablement.
John Mangles espérait donc que cette méchante
carcasse atteindrait le port sans autre
mésaventure, mais il souffrait à voir ses
compagnons si mal installés à bord de ce brick.
Ni lady Helena ni Mary Grant ne se plaignaient
cependant, bien qu' une pluie continuelle les
obligeât à demeurer dans le roufle. Là, le manque
d' air et les secousses du navire les incommodaient
fort. Aussi venaient-elles souvent sur le pont
braver l' inclémence du ciel jusqu' au moment où
d' insoutenables rafales les forçaient de redescendre.
Elles rentraient alors dans cet étroit espace, plus
propre à loger des marchandises que des passagers
et surtout des passagères.
Alors, leurs amis cherchaient à les distraire.
Paganel essayait de tuer le temps avec ses histoires,
mais il y réussissait

p36

peu. En effet, les esprits, égarés sur cette route
du retour, étaient démoralisés. Autant les
dissertations du géographe sur les pampas ou
l' Australie interessaient autrefois, autant ses
réflexions, ses aperçus à propos de la
Nouvelle-Zélande laissaient indifférent et froid.
D' ailleurs, vers ce pays nouveau de sinistre
mémoire, on allait sans entrain, sans conviction,
non volontairement, mais sous la pression de la
fatalité. De tous les passagers du Macquarie,
le plus à plaindre était lord Glenarvan. On le
voyait rarement dans le roufle. Il ne pouvait tenir
en place. Sa nature nerveuse, surexcitée, ne
s' accommodait pas d' un emprisonnement entre quatre
cloisons étroites. Le jour, la nuit même, sans
s' inquiéter des torrents de pluie et des paquets
de mer, il restait sur le pont, tantôt accoudé à
la lisse, tantôt marchant avec une agitation
fébrile. Ses yeux regardaient incessamment l' espace.
Sa lunette, pendant les courtes embellies, le
parcourait obstinément. Ces flots muets, il semblait
les interroger. Cette brume qui voilait l' horizon,
ces vapeurs amoncelées, il eût voulu les déchirer
d' un geste. Il ne pouvait se résigner, et sa
physionomie respirait une âpre douleur. C' était
l' homme énergique, jusqu' alors heureux et puissant,
auquel la puissance et le bonheur manquaient tout
à coup.
John Mangles ne le quittait pas et supportait à
ses côtés les intempéries du ciel. Ce jour-là,
Glenarvan, partout où se faisait une trouée dans
la brume, scrutait l' horizon avec un entêtement
plus tenace. John s' approcha de lui :
" votre honneur cherche la terre ? " lui
demanda-t-il.
Glenarvan fit de la tête un signe négatif.
" cependant, reprit le jeune capitaine, il doit
vous tarder de quitter ce brick. Depuis
trente-six heures déjà, nous devrions avoir
connaissance des feux d' Auckland. "
Glenarvan ne répondait pas. Il regardait toujours,
et pendant une minute sa lunette demeura braquée
vers l' horizon au vent du navire.

p37

" la terre n' est pas de ce côté, dit
John Mangles. Que votre honneur regarde
plutôt vers tribord.
-pourquoi, John ? Répondit Glenarvan. Ce
n' est pas la terre que je cherche !
-que voulez-vous, mylord ?
-mon yacht ! Mon Duncan ! répondit
Glenarvan avec colère. Il doit être là, dans
ces parages, écumant ces mers, faisant ce
sinistre métier de pirate ! Il est là, te
dis-je, là, John, sur cette route des navires,
entre l' Australie et la Nouvelle-Zélande !
Et j' ai le pressentiment que nous le
rencontrerons !
-Dieu nous préserve de cette rencontre, mylord !
-pourquoi, John ?
-votre honneur oublie notre situation ! Que
ferions-nous sur ce brick, si le Duncan lui
donnait la chasse ! Nous ne pourrions pas même
fuir !
-fuir, John ?
-oui, mylord ! Nous l' essayerions en vain ! Nous
serions pris, livrés à la merci de ces misérables,
et Ben Joyce a montré qu' il ne reculait pas
devant un crime. Je fais bon marché de notre vie !
Nous nous défendrions

p38

jusqu' à la mort ! Soit ! Mais après ? Songez à
lady Glenarvan, mylord, songez à Mary Grant !
-pauvres femmes ! Murmura Glenarvan. John,
j' ai le coeur brisé, et parfois je sens le
désespoir l' envahir. Il me semble que de nouvelles
catastrophes nous attendent, que le ciel s' est
déclaré contre nous ! J' ai peur !
-vous, mylord ?
-non pour moi, John, mais pour ceux que j' aime,
pour ceux que tu aimes aussi !
-rassurez-vous, mylord, répondit le jeune
capitaine. Il ne faut plus craindre ! Le
Macquarie marche mal, mais il marche.
Will Halley est un être abruti, mais je suis
là, et si les approches de la terre me semblent
dangereuses, je ramènerai le navire au large.
Donc, de ce côté, peu ou point de danger. Mais,
quant à se trouver bord à bord avec le Duncan,
Dieu nous en préserve, et si votre honneur
cherche à l' apercevoir, que ce soit pour l' éviter,
que ce soit pour le fuir ! "
John Mangles avait raison. La rencontre du
Duncan eût été funeste au Macquarie.
or, cette rencontre était à craindre dans ces
mers resserrées que les pirates pouvaient écumer
sans risques. Cependant, ce jour-là, du moins,
le yacht ne parut pas, et la sixième nuit depuis
le départ de Twofold-Bay arriva, sans que les
craintes de John Mangles se fussent réalisées.
Mais cette nuit devait être terrible. L' obscurité
se fit presque subitement à sept heures du soir.
Le ciel était très menaçant. L' instinct du marin,
supérieur à l' abrutissement de l' ivresse, opéra
sur Will Halley. Il quitta sa cabine, se
frottant les yeux, secouant sa grosse tête rouge.
Puis, il huma un grand coup d' air, comme un autre
eût avalé un grand verre d' eau pour se remettre,
et il examina la mâture. Le vent fraîchissait,
et, tournant d' un quart dans l' ouest, il portait
en plein à la côte zélandaise.
Will Halley appela ses hommes avec force jurons,
fit serrer les perroquets et établir la voilure de
nuit. John Mangles l' approuva sans rien dire.
Il avait renoncé à

p39

s' entretenir avec ce grossier marin. Mais ni
Glenarvan ni lui ne quittèrent le pont. Deux
heures après, une grande brise se déclara.
Will Halley fit prendre le bas ris dans ses
huniers. La manoeuvre eût été dure pour cinq
hommes si le Macquarie n' eût porté une
double vergue du système américain. En effet,
il suffisait d' amener la vergue supérieure pour
que le hunier fût réduit à sa moindre dimension.
Deux heures se passèrent. La mer grossissait. Le
Macquarie éprouvait dans ses fonds des
secousses à faire croire que sa quille raclait
des roches. Il n' en était rien cependant, mais
cette lourde coque s' élevait difficilement à la
lame. Aussi, le revers des vagues embarquait par
masses d' eau considérables. Le canot, suspendu
aux portemanteaux de bâbord, disparut dans un
coup de mer.
John Mangles ne laissa pas d' être inquiet. Tout
autre bâtiment se fût joué de ces flots peu
redoutables, en somme. Mais, avec ce lourd
bateau, on pouvait craindre de sombrer à pic,
car le pont se remplissait, à chaque plongeon,
et la nappe liquide, ne trouvant pas par les
dalots un assez rapide écoulement, pouvait
submerger le navire. Il eût été sage, pour parer
à tout événement, de briser les pavois à coups
de hache, afin de faciliter la sortie des eaux.
Mais Will Halley refusa de prendre cette
précaution.
D' ailleurs, un danger plus grand menaçait le
Macquarie, et, sans doute, il n' était plus
temps de le prévenir.
Vers onze heures et demie, John Mangles et
Wilson, qui se tenaient au bord sous le vent,
furent frappés d' un bruit insolite. Leur instinct
d' hommes de mer se réveilla. John saisit la main
du matelot.
" le ressac ! Lui dit-il.
-oui, répondit Wilson. La lame brise sur des
bancs.
-à deux encablures au plus ?
-au plus ! La terre est là ! "
John se pencha au-dessus des bastingages, regarda
les flots sombres et s' écria : la sonde ! Wilson !
La sonde !

p40

Le master, posté à l' avant, ne semblait pas
se douter de sa position. Wilson saisit la
ligne de sonde lovée dans sa baille, et
s' élança dans les porte-haubans de misaine.
Il jeta le plomb ; la corde fila entre ses
doigts. Au troisième noeud, le plomb s' arrêta.
" trois brasses ! Cria Wilson.
-capitaine, dit John, courant à Will Halley,
nous sommes sur les brisants. "
vit-il ou non Halley lever les épaules, peu
importe. Mais il se précipita vers le gouvernail,
mit la barre dessous, tandis que Wilson, lâchant
la sonde, halait sur les bras du grand hunier pour
faire lofer le navire. Le matelot qui gouvernait,
vigoureusement repoussé, n' avait rien compris à
cette attaque subite.
" aux bras du vent ! Larguez ! Larguez ! " criait le
jeune capitaine en manoeuvrant de manière à
s' élever des récifs.
Pendant une demi-minute, la hanche de tribord du
brick les prolongea, et, malgré l' obscurité de la
nuit, John aperçut une ligne mugissante qui
blanchissait à quatre brasses du navire.
En ce moment, Will Halley, ayant conscience de
cet imminent danger, perdait la tête. Ses matelots,
à peine dégrisés, ne pouvaient comprendre ses
ordres. D' ailleurs, l' incohérence de ses paroles,
la contradiction de ses commandements, montraient
que le sang-froid manquait à ce stupide ivrogne.
Il était surpris par la proximité de la terre, qui
lui restait à huit milles sous le vent, quand il la
croyait distante de trente ou quarante. Les
courants avaient jeté hors de sa route habituelle
et pris au dépourvu ce misérable routinier.
Cependant, la prompte manoeuvre de John Mangles
venait d' éloigner le Macquarie des brisants.
Mais John ignorait sa position. Peut-être se
trouvait-il serré dans une ceinture de récifs.
Le vent portait en plein dans l' est, et, à chaque
coup de tangage, on pouvait toucher.
Bientôt, en effet, le bruit du ressac redoubla par
tribord devant. Il fallut lofer encore. John remit
la barre

p41

dessous et brassa en pointe. Les brisants se
multipliaient sous l' étrave du brick, et il fut
nécessaire de virer vent devant pour reprendre
le large. Cette manoeuvre réussirait-elle avec un
bâtiment mal équilibré, sous une voilure réduite ?
C' était incertain, mais il fallait le tenter.
" la barre dessous, toute ! " cria John Mangles à
Wilson.
Le Macquarie commença à se rapprocher de la
nouvelle ligne de récifs. Bientôt, la mer écuma au
choc des roches immergées.
Ce fut un inexprimable moment d' angoisse. L' écume
rendait les lames lumineuses. On eût dit qu' un
phénomène de phosphorescence les éclairait
subitement. La mer hurlait, comme si elle eût
possédé la voix de ces écueils antiques animés
par la mythologie païenne. Wilson et Mulrady,
courbés sur la roue du gouvernail, pesaient de
tout leur poids. La barre venait à toucher.
Soudain, un choc eut lieu. Le Macquarie avait
donné sur une roche. Les sous-barbes du beaupré
cassèrent et compromirent la stabilité du mât de
misaine. Le virement de bord s' achèverait-il sans
autre avarie ?
Non, car une accalmie se fit tout à coup, et le
navire revint sous le vent. Son évolution fut
arrêtée net. Une haute vague le prit en dessous,
le porta plus avant sur les récifs, et il
retomba avec une violence extrême. Le mât de
misaine vint en bas avec tout son gréement. Le
brick talonna deux fois et resta immobile, donnant
sur tribord une bande de trente degrés.
Les vitres du capot avaient volé en éclats. Les
passagers se précipitèrent au dehors. Mais les vagues
balayaient le pont d' une extrémité à l' autre, et
ils ne pouvaient s' y tenir sans danger. John Mangles,
sachant le navire solidement encastré dans le sable,
les pria de rentrer dans le roufle.
" la vérité, John ? Demanda froidement Glenarvan.
-la vérité, mylord, répondit John Mangles, est
que nous ne coulerons pas. Quant à être démoli par
la mer,

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c' est une autre question, mais nous avons le temps
d' aviser.
-il est minuit ?
-oui, mylord, et il faut attendre le jour.
-ne peut-on mettre le canot à la mer ?
-par cette houle, et dans cette obscurité, c' est
impossible ! Et d' ailleurs en quel endroit accoster
la terre ?
-eh bien, John, restons ici jusqu' au jour. "
cependant Will Halley courait comme un fou sur le
pont de son brick. Ses matelots, revenus de leur
stupeur, défoncèrent un baril d' eau-de-vie et se
mirent à boire. John prévit que leur ivresse allait
bientôt amener des scènes terribles. On ne pouvait
compter sur le capitaine pour les retenir. Le
misérable s' arrachait les cheveux et se tordait les
bras. Il ne pensait qu' à sa cargaison qui n' était
pas assurée.
" je suis ruiné ! Je suis perdu ! " s' écriait-il en
courant d' un bord à l' autre.
John Mangles ne songeait guère à le consoler. Il
fit armer ses compagnons, et tous se tinrent prêts
à repousser les matelots qui se gorgeaient de
brandy, en proférant d' épouvantables blasphèmes.
" le premier de ces misérables qui s' approche du
roufle, dit tranquillement le major, je le tue
comme un chien. "
les matelots virent sans doute que les passagers
étaient déterminés à les tenir en respect, car,
après quelques tentatives de pillage, ils
disparurent. John Mangles ne s' occupa plus de
ces ivrognes, et attendit impatiemment le jour.
Le navire était alors absolument immobile. La mer
se calmait peu à peu. Le vent tombait. La coque
pouvait donc résister pendant quelques heures
encore. Au lever du soleil, John examinerait la
terre. Si elle présentait un atterrissement facile,
le you-you, maintenant la seule embarcation du
bord, servirait au transport de l' équipage et des
passagers. Il faudrait trois voyages, au moins, car
il

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n' y avait place que pour quatre personnes. Quant au
canot, on a vu qu' il avait été enlevé dans un coup
de mer.
Tout en réfléchissant aux dangers de sa situation,
John Mangles, appuyé sur le capot, écoutait les
bruits du ressac. Il cherchait à percer
l' obscurité profonde. Il se demandait à quelle
distance se trouvait cette terre enviée et redoutée
tout à la fois. Les brisants s' étendent souvent à
plusieurs lieues d' une côte. Le frêle canot
pourrait-il résister à une traversée un peu longue ?
Tandis que John songeait ainsi, demandant un peu
de lumière à ce ciel ténébreux, les passagères,
confiantes en sa parole, reposaient sur leurs
couchettes. L' immobilité du brick leur assurait
quelques heures de tranquillité. Glenarvan, John
et leurs compagnons, n' entendant plus les cris de
l' équipage ivre-mort, se refaisaient aussi dans
un rapide sommeil, et, à une heure du matin, un
silence profond régnait à bord de ce brick,
endormi lui-même sur son lit de sable.
Vers quatre heures, les premières clartés
apparurent dans l' est. Les nuages se nuancèrent
légèrement sous les pâles lueurs de l' aube. John
remonta sur le pont. à l' horizon pendait un rideau
de brumes. Quelques contours indécis flottaient
dans les vapeurs matinales, mais à une certaine
hauteur. Une faible houle agitait encore la mer,
et les flots du large se perdaient au milieu
d' épaisses nuées immobiles.
John attendit. La lumière s' accrut peu à peu,
l' horizon se piqua de tons rouges. Le rideau monta
lentement sur le vaste décor du fond. Des récifs
noirs pointèrent hors des eaux. Puis, une ligne se
dessina sur une bande d' écume, un point lumineux
s' alluma comme un phare au sommet d' un piton
projeté sur le disque encore invisible du soleil
levant. La terre était là, à moins de neuf milles.
" la terre ! " , s' écria John Mangles.
Ses compagnons, réveillés à sa voix, s' élancèrent
sur le pont du brick, et regardèrent en silence la
côte qui s' accusait

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à l' horizon. Hospitalière ou funeste, elle devait
être leur lieu de refuge.
" où est Will Halley ? Demanda Glenarvan.
-je ne sais, mylord, répondit John Mangles.
-et ses matelots ?
-disparus comme lui.
-et, comme lui, ivres-morts, sans doute, ajouta
Mac Nabbs.
-qu' on les cherche ! Dit Glenarvan, on ne peut
les abandonner sur ce navire. "
Mulrady et Wilson descendirent au logement du
gaillard d' avant, et, deux minutes après, ils
revinrent. Le poste était vide. Ils visitèrent
alors l' entrepont et le brick jusqu' à fond de
cale. Ils ne trouvèrent ni Will Halley ni ses
matelots.
" quoi ! Personne ? Dit Glenarvan.
-sont-ils tombés à la mer ? Demanda Paganel.
-tout est possible, " répondit John Mangles,
très soucieux de cette disparition.
Puis, se dirigeant vers l' arrière :
" au canot, " dit-il.
Wilson et Mulrady le suivirent pour mettre le
you-you à la mer. Le you-you avait disparu.

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chapitre v les matelots improvisés.
Will Halley et son équipage, profitant de la
nuit et du sommeil des passagers, s' étaient
enfuis sur l' unique canot du brick. On ne pouvait
en douter. Ce capitaine, que son devoir obligeait
à rester le dernier à bord, l' avait quitté le
premier.
" ces coquins ont fui, dit John Mangles. Eh bien !
Tant mieux, mylord. C' est autant de fâcheuses
scènes qu' ils nous épargnent !
-je le pense, répondit Glenarvan ; d' ailleurs, il
y a toujours un capitaine à bord, John, et des
matelots courageux, sinon habiles, tes compagnons.
Commande, et nous sommes prêts à t' obéir. "
le major, Paganel, Robert, Wilson, Mulrady,
Olbinett lui-même, applaudirent aux paroles de
Glenarvan, et, rangés sur le pont, ils se tinrent
à la disposition de John Mangles.
" que faut-il faire ? " demanda Glenarvan.
Le jeune capitaine promena son regard sur la mer,
observa la mâture incomplète du brick, et dit,
après quelques instants de réflexion :
" nous avons deux moyens, mylord, de nous tirer de
cette situation : relever le bâtiment et reprendre
la mer, ou gagner la côte sur un radeau qui sera
facile à construire.
-si le bâtiment peut être relevé, relevons-le,
répondit Glenarvan. C' est le meilleur parti à
prendre, n' est-il pas vrai ?

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-oui, votre honneur, car, une fois à terre, que
deviendrions-nous sans moyens de transport ?
-évitons la côte, ajouta Paganel. Il faut se
défier de la Nouvelle-Zélande.
-d' autant plus que nous avons beaucoup dérivé,
reprit John. L' incurie d' Halley nous a rejetés
dans le sud, c' est évident. à midi, je ferai mon
point, et si, comme je le présume, nous sommes
au-dessous d' Auckland, j' essayerai de remonter
avec le Macquarie en prolongeant la côte.
-mais les avaries du brick ? Demanda lady Helena.
-je ne les crois pas graves, madame, répondit
John Mangles. J' établirai à l' avant un mât de
fortune pour remplacer le mât de misaine, et nous
marcherons, lentement, il est vrai, mais nous irons
là où nous voulons aller. Si, par malheur, la coque
du brick est défoncée, ou s' il ne peut être
renfloué, il faudra se résigner à gagner la côte
et à reprendre par terre le chemin d' Auckland.
-voyons donc l' état du navire, dit le major. Cela
importe avant tout. "
Glenarvan, John et Mulrady ouvrirent le grand
panneau et descendirent dans la cale. Environ deux
cents tonneaux de peaux tannées s' y trouvaient
fort mal arrimés. On put les déplacer sans trop de
peine, au moyen de palans frappés sur le grand
étai à l' aplomb du panneau. John fit aussitôt
jeter à la mer une partie de ces ballots afin
d' alléger le navire.
Après trois heures d' un rude travail, on put
examiner les fonds du brick. Deux coutures du
bordage s' étaient ouvertes à bâbord, à la hauteur
des préceintes. Or, le Macquarie donnant sa
bande sur tribord, sa gauche opposée émergeait, et
les coutures défectueuses étaient à l' air. L' eau
ne pouvait donc pénétrer. D' ailleurs, Wilson se
hâta de rétablir le joint des bordages avec de
l' étoupe et une feuille de cuivre soigneusement
clouée.
En sondant, on ne trouva pas deux pieds d' eau dans
la

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cale. Les pompes devaient facilement épuiser cette
eau et soulager d' autant le navire.
Examen fait de la coque, John reconnut qu' elle
avait peu souffert dans l' échouage. Il était
probable qu' une partie de la fausse quille
resterait engagée dans le sable, mais on pouvait
s' en passer.
Wilson, après avoir visité l' intérieur du
bâtiment, plongea afin de déterminer sa position
sur le haut-fond.
Le Macquarie, l' avant tourné au nord-ouest,
avait donné sur un banc de sable vasard d' un
accore très brusque. L' extrémité inférieure de
son étrave et environ les deux tiers de sa quille
s' y trouvaient profondément encastrés. L' autre
partie jusqu' à l' étambot flottait sur une eau dont
la hauteur atteignait cinq

p48

brasses. Le gouvernail n' était donc point engagé et
fonctionnait librement. John jugea inutile de le
soulager. Avantage réel, car on serait à même de
s' en servir au premier besoin.
Les marées ne sont pas très fortes dans le
Pacifique. Cependant, John Mangles comptait sur
l' arrivée du flot pour relever le Macquarie.
le brick avait touché une heure environ avant la
pleine mer. Depuis le moment où le jusant se fit
sentir, sa bande sur tribord s' était de plus en
plus accusée. à six heures du matin, à la mer basse
elle atteignait son maximum d' inclinaison, et il
parut inutile d' étayer le navire au moyen de
béquilles. On put ainsi conserver à bord les
vergues et autres espars que John destinait à
établir un mât de fortune sur l' avant.
Restaient à prendre les positions pour renflouer
le Macquarie. travail long et pénible. Il
serait évidemment impossible d' être paré pour la
pleine mer de midi un quart. On verrait seulement
comment se comporterait le brick, en partie
déchargé, sous l' action du flot, et à la marée
suivante on donnerait le coup de collier.
" à l' ouvrage ! " commanda John Mangles.
Ses matelots improvisés étaient à ses ordres.
John fit d' abord serrer les voiles restées sur
leurs cargues. Le major, Robert et Paganel,
dirigés par Wilson, montèrent à la grand' hune.
Le grand hunier, tendu sous l' effort du vent, eût
contrarié le dégagement du navire. Il fallut le
serrer, ce qui se fit tant bien que mal. Puis,
après un travail opiniâtre et dur à des mains qui
n' en avaient pas l' habitude, le mât du grand
perroquet fut dépassé. Le jeune Robert, agile
comme un chat, hardi comme un mousse, avait rendu
les plus grands services pendant cette difficile
opération.
Il s' agit alors de mouiller une ancre, deux
peut-être, à l' arrière du navire et dans la
direction de la quille. L' effort de traction
devait s' opérer sur ces ancres pour haler le
Macquarie à marée haute. Cette opération
ne présente aucune difficulté, quand on dispose
d' une embarcation ;

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on prend une ancre à jet, et on la mouille au
point convenable, qui a été reconnu à l' avance.
Mais ici, tout canot manquait, et il fallait y
suppléer.
Glenarvan était assez pratique de la mer pour
comprendre la nécessité de ces opérations. Une
ancre devait être mouillée pour dégager le navire
échoué à mer basse.
" mais sans canot, que faire ? Demanda-t-il à
John.
-nous emploierons les débris du mât de misaine
et des barriques vides, répondit le jeune
capitaine. L' opération sera difficile, mais non
pas impossible, car les ancres du Macquarie
sont de petite dimension. Une fois mouillées, si
elles ne dérapent pas, j' ai bon espoir.
-bien, ne perdons pas de temps, John. "
tout le monde, matelots et passagers, fut appelé
sur le pont. Chacun prit part à la besogne. On
brisa à coups de hache les agrès qui retenaient
encore le mât de misaine. Le bas mât s' était
rompu dans sa chute au ras du ton, de telle
sorte que la hune put être facilement retirée.
John Mangles destinait cette plate-forme à
faire un radeau. Il la soutint au moyen de
barriques vides, et la rendit capable de porter
ses ancres. Une godille fut installée, qui
permettait de gouverner l' appareil. D' ailleurs, le
jusant devait le faire dériver précisément à
l' arrière du brick ; puis, quand les ancres
seraient par le fond, il serait facile de
revenir à bord en se halant sur le grelin du
navire.
Ce travail était à demi achevé, quand le soleil
s' approcha du méridien.
John Mangles laissa Glenarvan suivre les
opérations commencées, et s' occupa de relever sa
position. Ce relèvement était très important
à déterminer. Fort heureusement, John avait
trouvé dans la chambre de Will Halley, avec
un annuaire de l' observatoire de Greenwich, un
sextant très sale, mais suffisant pour obtenir
le point. Il le nettoya et l' apporta sur le
pont.
Cet instrument, par une série de miroirs mobiles,
ramène le soleil à l' horizon au moment où il est
midi,

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c' est-à-dire quand l' astre du jour atteint le
plus haut point de sa course. On comprend donc
que, pour opérer, il faut viser avec la lunette
du sextant un horizon vrai, celui que forment le
ciel et l' eau en se confondant. Or, précisément
la terre s' allongeait en un vaste promontoire
dans le nord, et, s' interposant entre
l' observateur et l' horizon vrai, elle rendait
l' observation impossible.
Dans ce cas, où l' horizon manque, on le remplace
par un horizon artificiel. C' est ordinairement
une cuvette plate, remplie de mercure, au-dessus
de laquelle on opère. Le mercure présente ainsi
et de lui-même un miroir parfaitement horizontal.
John n' avait point de mercure à bord, mais il
tourna la difficulté en se servant d' une baille
remplie de goudron liquide, dont la surface
réfléchissait très suffisamment l' image du soleil.
Il connaissait déjà sa longitude, étant sur la
côte ouest de la Nouvelle-Zélande. Heureusement,
car sans chronomètre il n' aurait pu la calculer.
La latitude seule lui manquait et il se mit en
mesure de l' obtenir.
Il prit donc, au moyen du sextant, la hauteur
méridienne du soleil au-dessus de l' horizon.
Cette hauteur se trouva de 68 degrés 30. La distance du
soleil au zénith était donc de 21 degrés 30, puisque
ces deux nombres ajoutés l' un à l' autre donnent
90 degrés. Or, ce jour-là, 3 février, la
déclinaison du soleil étant de 16 degrés 30 d' après
l' annuaire, en l' ajoutant à cette distance
zénithale de 21 degrés 30, on avait une latitude de
38 degrés.
La situation du Macquarie se déterminait
donc ainsi : longitude 171 degrés 13, latitude 38 degrés, sauf
quelques erreurs insignifiantes produites par
l' imperfection des instruments, et dont on pouvait
ne pas tenir compte.
En consultant la carte de Johnston achetée par
Paganel à Eden, John Mangles vit que le
naufrage avait eu lieu à l' ouvert de la baie
d' Aotea, au-dessus de la pointe Cahua, sur les
rivages de la province d' Auckland. La ville
d' Auckland étant située sur le trente-septième
parallèle, le Macquarie avait été rejeté
d' un degré dans le sud. Il

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devrait donc remonter d' un degré pour atteindre
la capitale de la Nouvelle-Zélande.
" ainsi, dit Glenarvan, un trajet de vingt-cinq
milles tout au plus. Ce n' est rien.
-ce qui n' est rien sur mer sera long et pénible
sur terre, répondit Paganel.
-aussi, répondit John Mangles, ferons-nous tout
ce qui est humainement possible pour renflouer le
Macquarie. "
le point établi, les opérations furent reprises. à
midi un quart, la mer était pleine. John ne put en
profiter, puisque ses ancres n' étaient pas encore
mouillées. Mais il n' en observa pas moins le
Macquarie avec une certaine anxiété.
Flotterait-il sous l' action du flot ? La question
allait se décider en cinq minutes.
On attendit. Quelques craquements eurent lieu ; ils
étaient produits, sinon par un soulèvement, au moins
par un tressaillement de la carène. John conçut
le bon espoir pour la marée suivante, mais en somme
le brick ne bougea pas.
Les travaux continuèrent. à deux heures, le radeau
était prêt. L' ancre à jet y fut embarquée. John et
Wilson l' accompagnèrent, après avoir amarré un
grelin sur l' arrière du navire. Le jusant les fit
dériver, et ils mouillèrent à une demi-encablure par
dix brasses de fond.
La tenue était bonne et le radeau revint à bord.
Restait la grosse ancre de bossoir. On la descendit,
non sans difficulté. Le radeau recommença l' opération,
et bientôt cette seconde ancre fut mouillée en arrière
de l' autre, par un fond de quinze brasses.
Puis, se halant sur le câble, John et Wilson
retournèrent au Macquarie.
le câble et le grelin furent garnis au guindeau, et
on attendit la prochaine pleine mer, qui devait se
faire sentir à une heure du matin. Il était alors
six heures du soir.
John Mangles complimenta ses matelots, et fit
entendre

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à Paganel que, le courage et la bonne conduite
aidant, il pourrait devenir un jour quartier-maître.
Cependant, Mr Olbinett, après avoir aidé aux
diverses manoeuvres, était retourné à la cuisine.
Il avait préparé un repas réconfortant qui venait
à propos. Un rude appétit sollicitait l' équipage.
Il fut pleinement satisfait, et chacun se sentit
refait pour les travaux ultérieurs. Après le dîner,
John Mangles prit les dernières précautions qui
devaient assurer le succès de l' opération. Il ne
faut rien négliger, quand il s' agit de renflouer
un navire. Souvent, l' entreprise manque, faute de
quelques lignes d' allégement, et la quille engagée
ne quitte pas son lit de sable.
John Mangles avait fait jeter à la mer une grande
partie des marchandises, afin de soulager le brick ;
mais le reste des ballots, les lourds espars, les
vergues de rechange, quelques tonnes de gueuses qui
formaient le lest, furent reportés à l' arrière,
pour faciliter de leur poids le dégagement de
l' étrave. Wilson et Mulrady y roulèrent également
un certain nombre de barriques qu' ils remplirent
d' eau, afin de relever le nez du brick.
Minuit sonnait, quand ces derniers travaux furent
achevés. L' équipage était sur les dents,
circonstance regrettable, au moment où il n' aurait
pas trop de toutes ses forces pour virer au
guindeau : ce qui amena John Mangles à prendre une
résolution nouvelle.
En ce moment, la brise calmissait. Le vent faisait à
peine courir quelques risées capricieuses à la
surface des flots. John, observant l' horizon,
remarqua que le vent tendait à revenir du sud-ouest
dans le nord-ouest. Un marin ne pouvait se tromper à
la disposition particulière et à la couleur des bandes
de nuages. Wilson et Mulrady partageaient l' opinion
de leur capitaine.
John Mangles fit part de ses observations à
Glenarvan, et lui proposa de remettre au lendemain
l' opération du renflouage.
" et voici, mes raisons, dit-il. D' abord, nous sommes

p53

très fatigués, et toutes nos forces sont nécessaires
pour dégager le navire. Puis, une fois relevé,
comment le conduire au milieu de ces dangereux
brisants et par une obscurité profonde ? Mieux vaut
agir en pleine lumière. D' ailleurs, une autre raison
me porte à attendre. Le vent promet de nous venir en
aide, et je tiens à en profiter, je veux qu' il fasse
culer cette vieille coque, pendant que la mer la
soulèvera. Demain, si je ne me trompe, la brise
soufflera du nord-ouest. Nous établirons les voiles
du grand mât à masquer, et elles concourront à
relever le brick. "
ces raisons étaient décisives. Glenarvan et
Paganel, les impatients du bord, se rendirent, et
l' opération fut remise au lendemain. La nuit se passa
bien. Un quart avait été réglé pour veiller surtout
au mouillage des ancres.
Le jour parut. Les prévisions de John Mangles se
réalisaient. Il vantait une brise du nord-nord-ouest
qui tendait à fraîchir. C' était un surcroît de force
très avantageux. L' équipage fut mis en réquisition.
Robert, Wilson, Mulrady en haut du grand mât, le
major, Glenarvan, Paganel sur le pont, disposèrent
les manoeuvres de façon à déployer les voiles au
moment précis. La vergue du grand hunier fut hissée
à bloc, la grand' voile et le grand hunier laissés
sur leurs cargues.
Il était neuf heures du matin. Quatre heures devaient
encore s' écouler jusqu' à la pleine mer. Elles ne
furent pas perdues. John les employa à établir son
mât de fortune sur l' avant du brick, afin de
remplacer le mât de misaine. Il pourrait ainsi
s' éloigner de ces dangereux parages, dès que le
navire serait à flot. Les travailleurs firent de
nouveaux efforts, et, avant midi, la vergue de
misaine était solidement assujettie en guise de mât.
Lady Helena et Mary Grant se rendirent très
utiles, et enverguèrent une voile de rechange sur la
vergue du petit perroquet. C' était une joie pour
elles de s' employer au salut commun. Ce gréement
achevé, si le Macquarie laissait à désirer au
point de vue de l' élégance, du moins

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pouvait-il naviguer à la condition de ne pas
s' écarter de la côte.
Cependant, le flot montait. La surface de la mer se
soulevait en petites vagues houleuses. Les têtes de
brisants disparaissaient peu à peu, comme des
animaux marins qui rentrent sous leur liquide
élément. L' heure approchait de tenter la grande
opération. Une fiévreuse impatience tenait les
esprits en surexcitation. Personne ne parlait. On
regardait John. On attendait un ordre de lui.
John Mangles, penché sur la lisse du gaillard
d' arrière, observait la marée. Il jetait un coup
d' oeil inquiet au câble et au grelin élongés et
fortement embraqués. à une heure, la mer atteignit
son plus haut point. Elle était étale, c' est-à-dire
à ce court instant où l' eau ne monte plus et ne
descend pas encore. Il fallait opérer sans retard.
La grand' voile et le grand hunier furent largués
et coiffèrent le mât sous l' effort du vent.
" au guindeau ! " cria John.
C' était un guindeau muni de bringuebales, comme les
pompes à incendie. Glenarvan, Mulrady, Robert
d' un côté, Paganel, le major, Olbinett de l' autre,
pesèrent sur les bringuebales, qui communiquaient
le mouvement à l' appareil. En même temps, John et
Wilson, engageant les barres d' abatage, ajoutèrent
leurs efforts à ceux de leurs compagnons.
" hardi ! Hardi ! Cria le jeune capitaine, et de
l' ensemble ! "
le câble et le grelin se tendirent sous la puissante
action du guindeau. Les ancres tinrent bon et ne
chassèrent point. Il fallait réussir promptement.
La pleine mer ne dure que quelques minutes. Le
niveau d' eau ne pouvait aider à baisser. On
redoubla d' efforts. Le vent donnait avec violence
et masquait les voiles contre le mât. Quelques
tressaillements se firent sentir dans la coque. Le
brick parut près de se soulever. Peut-être
suffirait-il d' un bras de plus pour l' arracher au
banc de sable.
" Helena ! Mary ! " cria Glenarvan.

p55

Les deux jeunes femmes vinrent joindre leurs efforts
à ceux de leurs compagnons. Un dernier cliquetis du
linguet se fit entendre.
Mais ce fut tout. Le brick ne bougea pas. L' opération
était manquée. Le jusant commençait déjà, et il fut
évident que, même avec l' aide du vent et de la mer,
cet équipage réduit ne pourrait renflouer son navire.

p57

chapitre vi où le cannibalisme est traité
théoriquement.

le premier moyen de salut tenté par John Mangles
avait échoué. Il fallait recourir au second sans
tarder. Il est évident qu' on ne pouvait relever le
Macquarie, et non moins évident que le seul
parti à prendre, c' était d' abandonner le bâtiment.
Attendre à bord des secours problématiques, ç' eût été
imprudence et folie. Avant l' arrivée providentielle
d' un navire sur le théâtre du naufrage, le
Macquarie serait mis en pièces ! La prochaine
tempête, ou seulement une mer un peu forte, soulevée
par les vents du large, le roulerait sur les sables,
le briserait, le dépècerait, en disperserait les
débris. Avant cette inévitable destruction, John
voulait gagner la terre.
Il proposa donc de construire un radeau, ou, en
langue maritime, un " ras " assez solide pour porter
les passagers et une quantité suffisante de vivres à
la côte zélandaise.
Il n' y avait pas à discuter, mais à agir. Les travaux
furent commencés, et ils étaient fort avancés, quand
la nuit vint les interrompre.
Vers huit heures du soir, après le souper, tandis que
lady Helena et Mary Grant reposaient sur les
couchettes du roufle, Paganel et ses amis
s' entretenaient de questions graves en parcourant le
pont du navire. Robert n' avait pas voulu les quitter.
Ce brave enfant écoutait de toutes ses oreilles, prêt
à rendre un service, prêt à se dévouer à une
périlleuse entreprise.

p58

Paganel avait demandé à John Mangles si le
radeau ne pourrait suivre la côte jusqu' à
Auckland, au lieu de débarquer ses passagers à
terre. John répondit que cette navigation était
impossible avec un appareil aussi défectueux.
" et ce que nous ne pouvons tenter sur un radeau,
dit Paganel, aurait-il pu se faire avec le canot
du brick ?
-oui, à la rigueur, répondit John Mangles, mais
à la condition de naviguer le jour et de mouiller
la nuit.
-ainsi, ces misérables qui nous ont abandonnés...
-oh ! Ceux-là, répondit John Mangles, ils étaient
ivres, et, par cette profonde obscurité, je crains
bien qu' ils n' aient payé de leur vie ce lâche
abandon.
-tant pis pour eux, reprit Paganel, et tant pis
pour nous, car ce canot eût été bien utile.
-que voulez-vous, Paganel ? Dit Glenarvan. Le
radeau nous portera à terre.
-c' est précisément ce que j' aurais voulu éviter,
répondit le géographe.
-quoi ! Un voyage de vingt milles au plus après ce
que nous avons fait dans les Pampas et à travers
l' Australie, peut-il effrayer des hommes rompus
aux fatigues ?
-mes amis, répondit Paganel, je ne mets en doute
ni votre courage ni la vaillance de nos compagnes.
Vingt milles ! Ce n' est rien en tout autre pays que
la Nouvelle-Zélande. Vous ne me soupçonnerez pas
de pusillanimité. Le premier, je vous ai entraînés
à travers l' Amérique, à travers l' Australie. Mais
ici, je le répète, tout vaut mieux que de
s' aventurer dans ce pays perfide.

p59

-tout vaut mieux que de s' exposer à une perte
certaine sur un navire échoué, fit John Mangles.
-qu' avons-nous donc tant à redouter de la
Nouvelle-Zélande ? Demanda Glenarvan.
-les sauvages, répondit Paganel.
-les sauvages ! Répliqua Glenarvan. Ne peut-on les
éviter, en suivant la côte ? D' ailleurs, une
attaque de quelques misérables ne peut préoccuper
dix européens bien armés et décidés à se défendre.
-il ne s' agit pas de misérables, répondit Paganel
en secouant la tête. Les néo-zélandais forment des
tribus terribles, qui luttent contre la domination
anglaise, contre les envahisseurs, qui les vainquent
souvent, qui les mangent toujours !
-des cannibales ! S' écria Robert, des
cannibales ! "
puis on l' entendit qui murmurait ces deux noms :
" ma soeur ! Madame Helena !
-ne crains rien, mon enfant, lui répondit
Glenarvan, pour rassurer le jeune enfant. Notre
ami Paganel exagère !
-je n' exagère rien, reprit Paganel. Robert a
montré qu' il était un homme, et je le traite en
homme, en ne lui cachant pas la vérité. Les
néo-zélandais sont les plus cruels, pour ne pas dire
les plus gourmands des anthropophages. Ils dévorent
tout ce qui leur tombe sous la dent. La guerre n' est
pour eux qu' une chasse à ce gibier savoureux qui
s' appelle l' homme, et il faut l' avouer, c' est la
seule guerre logique. Les européens tuent leurs
ennemis et les enterrent. Les sauvages tuent leurs
ennemis et les mangent, et, comme l' a fort bien dit
mon compatriote Toussenel, le mal n' est pas tant de
faire rôtir son ennemi quand il est mort, que de le
tuer quand il ne veut pas mourir.
-Paganel, répondit le major, il y a matière à
discussion, mais ce n' est pas le moment. Qu' il
soit logique

p60

ou non d' être mangé, nous ne voulons pas qu' on nous
mange. Mais comment le christianisme n' a-t-il pas
encore détruit ces habitudes d' anthropophagie ?
-croyez-vous donc que tous les néo-zélandais soient
chrétiens ? Répliqua Paganel. C' est le petit
nombre, et les missionnaires sont encore et trop
souvent victimes de ces brutes. L' année dernière,
le révérend Walkner a été martyrisé avec une horrible
cruauté. Les maoris l' ont pendu. Leurs femmes lui
ont arraché les yeux. On a bu son sang, on a mangé
sa cervelle. Et ce meurtre a eu lieu en 1864, à
Opotiki, à quelques lieues d' Auckland, pour ainsi
dire sous les yeux des autorités anglaises. Mes
amis, il faut des siècles pour changer la nature
d' une race d' hommes. Ce que les maoris ont été, ils
le seront longtemps encore. Toute leur histoire est
faite de sang. Que d' équipages ils ont massacrés et
dévorés, depuis les matelots de Tasman jusqu' aux
marins du Hawes ! et ce n' est pas la chair
blanche qui les a mis en appétit. Bien avant
l' arrivée des européens, les zélandais demandaient
au meurtre l' assouvissement de leur gloutonnerie.
Maints voyageurs vécurent parmi eux, qui ont
assisté à des repas de cannibales, où les convives
n' étaient poussés que par le désir de manger d' un
mets délicat, comme la chair d' une femme ou d' un
enfant !
-bah ! Fit le major, ces récits ne sont-ils pas
dus pour la plupart à l' imagination des voyageurs ?
On aime volontiers à revenir des pays dangereux et
de l' estomac des anthropophages !
-je fais la part de l' exagération, répondit
Paganel. Mais des hommes dignes de foi ont parlé,
les missionnaires Kendall, Marsden, les capitaines
Dillon, D' Urville, Laplace, d' autres encore, et
je crois à leurs récits, je dois y croire. Les
zélandais sont cruels par nature. à la mort de leurs
chefs, ils immolent des victimes humaines. Ils
prétendent par ces sacrifices apaiser la colère du
défunt, qui pourrait frapper les vivants, et en
même temps lui offrir des serviteurs pour l' autre
vie ! Mais comme ils

p61

mangent ces domestiques posthumes, après les avoir
massacrés, on est fondé à croire que l' estomac les
y pousse plus que la superstition.
-cependant, dit John Mangles, j' imagine que la
superstition joue un rôle dans les scènes du
cannibalisme. C' est pourquoi, si la religion change,
les moeurs changeront aussi.
-bon, ami John, répondit Paganel. Vous soulevez
là cette grave question de l' origine de
l' anthropophagie. Est-ce la religion, est-ce la
faim qui a poussé les hommes à s' entre-dévorer ?
Cette discussion serait au moins oiseuse en ce
moment. Pourquoi le cannibalisme existe ? La
question n' est pas encore résolue ; mais il
existe, fait grave, dont nous n' avons que trop
de raisons de nous préoccuper. "
Paganel disait vrai. L' anthropophagie est passée
à l' état chronique dans la Nouvelle-Zélande,
comme aux îles Fidji ou au détroit de Torrès. La
superstition intervient évidemment dans ces odieuses
coutumes, mais il y a des cannibales, parce qu' il y
a des moments où le gibier est rare et la faim
grande. Les sauvages ont commencé par manger de la
chair humaine pour satisfaire les exigences d' un
appétit rarement rassasié ; puis, les prêtres ont
ensuite réglementé et sanctifié ces monstrueuses
habitudes. Le repas est devenu cérémonie, voilà
tout.
D' ailleurs, aux yeux des maoris, rien de plus
naturel que de se manger les uns les autres. Les
missionnaires les ont souvent interrogés à propos
du cannibalisme. Ils leur ont demandé pourquoi ils
dévoraient leurs frères. à quoi les chefs
répondaient que les poissons mangent les poissons,
que les chiens mangent les hommes, que les hommes
mangent les chiens, et que les chiens se mangent
entre eux. Dans leur théogonie même, la légende
rapporte qu' un dieu mangea un autre dieu. Avec
de tels précédents, comment résister au plaisir de
manger son semblable ?

p62

De plus, les zélandais prétendent qu' en dévorant un
ennemi mort on détruit sa partie spirituelle. On
hérite ainsi de son âme, de sa force, de sa valeur,
qui sont particulièrement renfermés dans la
cervelle. Aussi, cette portion de l' individu
figure-t-elle dans les festins comme plat d' honneur
et de premier choix.
Cependant, Paganel soutint, non sans raison, que la
sensualité, le besoin surtout, excitaient les
zélandais à l' anthropophagie, et non seulement les
sauvages de l' Océanie, mais les sauvages de
l' Europe.
" oui, ajouta-t-il, le cannibalisme a longtemps régné
chez les ancêtres des peuples les plus civilisés, et
ne prenez point cela pour une personnalité, chez les
écossais particulièrement.
-vraiment ? Dit Mac Nabbs.
-oui, major, reprit Paganel. Quand vous lirez
certains passages de saint Jérôme sur les atticoli
de l' écosse, vous verrez ce qu' il faut penser de vos
aïeux ! Et sans remonter au delà des temps
historiques, sous le règne d' élisabeth, à l' époque
même où Shakespeare rêvait à son Shylock,
Sawney Bean, bandit écossais, ne fut-il pas
exécuté pour crime de cannibalisme ? Et quel
sentiment l' avait porté à manger de la chair
humaine ? La religion ? Non, la faim.
-la faim ? Dit John Mangles.
-la faim, répondit Paganel, mais surtout cette
nécessité pour le carnivore de refaire sa chair et
son sang par l' azote contenu dans les matières
animales. C' est bien de fournir au travail des
poumons au moyen des plantes tubéreuses et féculentes.
Mais qui veut être fort et actif doit absorber ces
aliments plastiques qui réparent les muscles. Tant
que les maoris ne seront pas membres de la société
des légumistes, ils mangeront de la viande, et, pour
viande, de la chair humaine.
-pourquoi pas la viande des animaux ? Dit
Glenarvan.

p63

-parce qu' ils n' ont pas d' animaux, répondit
Paganel, et il faut le savoir, non pour excuser,
mais pour expliquer leurs habitudes de cannibalisme.
Les quadrupèdes, les oiseaux mêmes sont rares dans
ce pays inhospitalier. Aussi les maoris, de tout
temps, se sont-ils nourris de chair humaine. Il y a
même des " saisons à manger les hommes " , comme dans
les contrées civilisées, des saisons pour la chasse.
Alors ont lieu les grandes battues, c' est-à-dire les
grandes guerres, et des peuplades entières sont
servies sur la table des vainqueurs.
-ainsi, dit Glenarvan, selon vous, Paganel,
l' anthropophagie ne disparaîtra que le jour où les
moutons, les boeufs et les porcs pulluleront dans
les prairies de la Nouvelle-Zélande.
-évidemment, mon cher lord, et encore faudra-t-il
des années pour que les maoris se déshabituent de la
chair zélandaise qu' ils préfèrent à toute autre, car
les fils aimeront longtemps ce que leurs pères ont
aimé. à les en croire, cette chair a le goût de la
viande de porc, mais avec plus de fumet. Quant à la
chair blanche, ils en sont moins friands, parce que
les blancs mêlent du sel à leurs aliments, ce qui
leur donne une saveur particulière peu goûtée des
gourmets.
-ils sont difficiles ! Dit le major. Mais cette
chair blanche ou noire, la mangent-ils crue ou
cuite ?
-eh ! Qu' est-ce que cela vous fait, Monsieur
Mac Nabbs ? S' écria Robert.
-comment donc, mon garçon, répondit sérieusement
le major, mais si je dois jamais finir sous la dent
d' un anthropophage, j' aime mieux être cuit !
-pourquoi ?
-pour être sûr de ne pas être dévoré vivant !
-bon ! Major, reprit Paganel, mais si c' est pour
être cuit vivant !
-le fait est, répondit le major, que je n' en
donnerais pas le choix pour une demi-couronne.

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-quoi qu' il en soit, Mac Nabbs, et si cela peut
vous être agréable, répliqua Paganel, apprenez que
les néo-zélandais ne mangent la chair que cuite ou
fumée. Ce sont des gens bien appris et qui se
connaissent en cuisine. Mais, pour mon compte,
l' idée d' être mangé m' est particulièrement
désagréable ! Terminer son existence dans
l' estomac d' un sauvage, pouah !
-enfin, de tout ceci, dit John Mangles, il résulte
qu' il ne faut pas tomber entre leurs mains. Espérons
aussi qu' un jour le christianisme aura aboli ces
monstrueuses coutumes.
-oui, nous devons l' espérer, répondit Paganel ;
mais, croyez-moi, un sauvage qui a goûté de la chair
humaine y renoncera difficilement. Jugez-en par les
deux faits que voici.
-voyons les faits, Paganel, dit Glenarvan.
-le premier est rapporté dans les chroniques de la
société des jésuites au Brésil. Un missionnaire
portugais rencontra un jour une vieille brésilienne
très malade. Elle n' avait plus que quelques jours à
vivre. Le jésuite l' instruisit des vérités du
christianisme, que la moribonde admit sans discuter.
Puis, après la nourriture de l' âme, il songea à la
nourriture du corps, et il offrit à sa pénitente
quelques friandises européennes. " hélas ! Répondit
" la vieille, mon estomac ne peut supporter aucune
" espèce d' aliments. Il n' y a qu' une seule chose dont
" je voudrais goûter ; mais, par malheur, personne
" ici ne pourrait me la procurer. -qu' est-ce donc ?
" demanda le jésuite. -ah ! Mon fils ! C' est la
" main d' un petit garçon ! Il me semble que j' en
" grignoterais les petits " os " avec plaisir ! "
-ah çà ! Mais c' est donc bon ? Demanda Robert.
-ma seconde histoire va te répondre, mon garçon,
reprit Paganel. Un jour, un missionnaire reprochait
à un cannibale cette coutume horrible et contraire
aux lois divines de manger de la chair humaine.
" et puis ce doit être mauvais ! Ajouta-t-il. -ah !
" mon père ! Répondit

p65

" le sauvage en jetant un regard de convoitise sur le
" missionnaire, dites que Dieu le défend ! Mais ne
" dites pas que c' est mauvais ! Si seulement vous en
" aviez mangé ! ... "

p67

chapitre vii où l' on accoste enfin une terre
qu' il faudrait éviter.

les faits rapportés par Paganel étaient indiscutables.
La cruauté des néo-zélandais ne pouvait être mise en
doute. Donc, il y avait danger à descendre à terre.
Mais eût-il été cent fois plus grand, ce danger, il
fallait l' affronter. John Mangles sentait la
nécessité de quitter sans retard un navire voué à
une destruction prochaine. Entre deux périls, l' un
certain, l' autre seulement probable, pas d' hésitation
possible.
Quant à cette chance d' être recueilli par un
bâtiment, on ne pouvait raisonnablement y compter. Le
Macquarie n' était pas sur la route des navires
qui cherchent les atterrages de la Nouvelle-Zélande.
Ils se rendent ou plus haut à Auckland, ou plus bas
à New-Plymouth. Or, l' échouage avait eu lieu
précisément entre ces deux points, sur la partie
déserte des rivages d' Ika-Na-Maoui. Côte mauvaise,
dangereuse, mal hantée. Les bâtiments n' ont d' autre
souci que de l' éviter, et, si le vent les y porte,
de s' en élever au plus vite.
" quand partirons-nous ? Demanda Glenarvan.
-demain matin, à dix heures, répondit John Mangles.
La marée commencera à monter et nous portera à
terre. "
le lendemain, 5 février, à huit heures, la
construction du radeau était achevée. John avait
donné tous ses soins à l' établissement de l' appareil.
La hune de misaine, qui servit au mouillage des
ancres, ne pouvait suffire à transporter des
passagers et des vivres. Il fallait

p68

un véhicule solide, dirigeable, et capable de
résister à la mer pendant une navigation de neuf
milles. La mâture seule pouvait fournir les
matériaux nécessaires à sa construction.
Wilson et Mulrady s' étaient mis à l' oeuvre. Le
gréement fut coupé à la hauteur des capes de mouton,
et sous les coups de hache, le grand mât, attaqué
par le pied, passa par-dessus les bastingages de
tribord qui craquèrent sous sa chute. Le
Macquarie se trouvait alors rasé comme un
ponton.
Le bas mât, les mâts de hune et de perroquet furent
sciés et séparés. Les principales pièces du radeau
flottaient alors. On les réunit aux débris du mât de
misaine, et ces espars furent liés solidement entre
eux. John eut soin de placer dans les interstices
une demi-douzaine de barriques vides, qui devaient
surélever l' appareil au-dessus de l' eau.
Sur cette première assise fortement établie, Wilson
avait posé une sorte de plancher en claire-voie fait
de caillebotis. Les vagues pouvaient donc déferler
sur le radeau sans y séjourner, et les passagers
devaient être à l' abri de l' humidité. D' ailleurs,
des pièces à eau, solidement saisies, formaient une
espèce de pavois circulaire qui protégeait le pont
contre les grosses lames.
Ce matin-là, John, voyant le vent favorable, fit
installer au centre de l' appareil la vergue du petit
perroquet en guise de mât. Elle fut maintenue par
des haubans et munie d' une voile de fortune. Un
grand aviron à large pelle, fixé à l' arrière,
permettait de gouverner l' appareil, si le vent lui
imprimait une vitesse suffisante.
Tel, ce radeau, établi dans les meilleures
conditions, pouvait résister aux secousses de la
houle. Mais gouvernerait-il, atteindrait-il la côte
si le vent tournait ? C' était la question. à neuf
heures commença le chargement.
D' abord les vivres furent embarqués en suffisante
quantité pour durer jusqu' à Auckland, car il ne
fallait pas compter sur les productions de cette
terre ingrate.

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L' office particulière d' Olbinett fournit quelques
viandes conservées, ce qui restait des provisions
achetées pour la traversée du Macquarie. peu
de chose, en somme. Il fallut se rejeter sur les
vivres grossiers du bord, des biscuits de mer de
qualité médiocre, et deux barriques de poissons
salés. Le stewart en était tout honteux.
Ces provisions furent enfermées dans des caisses
hermétiquement closes, étanches et impénétrables à
l' eau de mer, puis descendues et retenues par de
fortes saisines au pied du mât de fortune. On mit
en lieu sûr et au sec les armes et les munitions.
Très heureusement, les voyageurs étaient bien armés
de carabines et de revolvers.
Une ancre à jet fut également embarquée pour le cas
où John, ne pouvant atteindre la terre dans une
marée, serait forcé de mouiller au large.
à dix heures, le flot commença à se faire sentir. La
brise soufflait faiblement du nord-ouest. Une légère
houle ondulait la surface de la mer.
" sommes-nous prêts ? Demanda John Mangles.
-tout est paré, capitaine, répondit Wilson.
-embarque ! " cria John.
Lady Helena et Mary Grant descendirent par une
grossière échelle de corde, et s' installèrent au
pied du mât sur les caisses de vivres, leurs
compagnons près d' elles. Wilson prit en main le
gouvernail. John se plaça aux cargues de la voile,
et Mulrady coupa l' amarre qui retenait le radeau
aux flancs du brick.
La voile fut déployée, et l' appareil commença à se
diriger vers la terre sous la double action de la
marée et du vent.
La côte restait à neuf milles, distance médiocre
qu' un canot armé de bons avirons eût franchie en
trois heures. Mais, avec le radeau, il fallait en
rabattre. Si le vent tenait, on pourrait peut-être
atteindre la terre dans une seule marée. Mais, si
la brise venait à calmir, le jusant l' emporterait,
et il serait nécessaire de mouiller pour

p70

attendre la marée suivante. Grosse affaire, et qui
ne laissait pas de préoccuper John Mangles.
Cependant, il espérait réussir. Le vent fraîchissait.
Le flot ayant commencé à dix heures, on devait avoir
accosté la terre à trois heures, sous peine de jeter
l' ancre ou d' être ramené au large par la mer
descendante.
Le début de la traversée fut heureux. Peu à peu, les
têtes noires des récifs et le tapis jaune des bancs
disparurent sous les montées de la houle et du flot.
Une grande attention, une extrême habileté,
devinrent nécessaires pour éviter ces brisants
immergés, et diriger un appareil peu sensible au
gouvernail et prompt aux déviations.
à midi, il était encore à cinq milles de la côte.
Un ciel assez clair permettait de distinguer les
principaux mouvements de terrain. Dans le nord-est
se dressait un mont haut de deux mille cinq cents
pieds. Il se découpait sur l' horizon d' une façon
étrange, et sa silhouette reproduisait le grimaçant
profil d' une tête de singe, la nuque renversée.
C' était le Pirongia, exactement situé, suivant la
carte, sur le trent-huitième parallèle.
à midi et demi, Paganel fit remarquer que tous les
écueils avaient disparu sous la marée montante.
" sauf un, répondit lady Helena.
-lequel ? Madame, demanda Paganel.
-là, répondit lady Helena, indiquant un point noir
à un mille en avant.
-en effet, répondit Paganel. Tâchons de relever sa
position afin de ne point donner dessus, car la
marée ne tardera pas à le recouvrir.
-il est justement par l' arête nord de la montagne,
dit John Mangles. Wilson, veille à passer au
large.
-oui, capitaine, " répondit le matelot, pesant de
tout son poids sur le gros aviron de l' arrière.
En une demi-heure, on gagna un demi-mille. Mais,
chose étrange, le point noir émergeait toujours des
flots.
John le regardait attentivement et, pour le mieux
observer, il emprunta la longue-vue de Paganel.

p71

" ce n' est point un récif, dit-il, après un instant
d' examen ; c' est un objet flottant qui monte et
descend avec la houle.
-n' est-ce pas un morceau de la mâture du
Macquarie ? demanda lady Helena.
-non, répondit Glenarvan, aucun débris n' a pu
dériver si loin du navire.
-attendez ! S' écria John Mangles, je le
reconnais, c' est le canot !
-le canot du brick ! Dit Glenarvan.
-oui, mylord. Le canot du brick, la quille
renversée !
-les malheureux ! S' écria lady Helena, ils ont
péri !
-oui, madame, répondit John Mangles, et ils
devaient périr, car au milieu de ces brisants, sur
une mer houleuse, par cette nuit noire, ils couraient
à une mort certaine.
-que le ciel ait eu pitié d' eux ! " murmura
Mary Grant.
Pendant quelques instants, les passagers
demeurèrent silencieux. Ils regardaient cette frêle
embarcation qui se rapprochait. Elle avait
évidemment chaviré à quatre milles de la terre, et,
de ceux qui la montaient, pas un sans doute ne
s' était sauvé.
" mais ce canot peut nous être utile, dit Glenarvan.
-en effet, répondit John Mangles. Mets le cap
dessus, Wilson. "
la direction du radeau fut modifiée, mais la brise
tomba peu à peu, et l' on n' atteignit pas
l' embarcation avant deux heures.
Mulrady, placé à l' avant, para le choc, et le
youyou chaviré vint se ranger le long du bord.
" vide ? Demanda John Mangles.
-oui, capitaine, répondit le matelot, le canot
est vide, et ses bordages se sont ouverts. Il ne
saurait donc nous servir.

p72

-on n' en peut tirer aucun parti ? Demanda
Mac Nabbs.
-aucun, répondit John Mangles. C' est une épave
bonne à brûler.
-je le regrette, dit Paganel, car ce you-you
aurait pu nous conduire à Auckland.
-il faut se résigner, Monsieur Paganel, répondit
John Mangles. D' ailleurs, sur une mer aussi
tourmentée, je préfère encore notre radeau à cette
fragile embarcation. Il n' a fallu qu' un faible choc
pour la mettre en pièces ! Donc, mylord, nous
n' avons plus rien à faire ici.
-quand tu voudras, John, dit Glenarvan.
-en route, Wilson, reprit le jeune capitaine, et
droit sur la côte. "
le flot devait encore monter pendant une heure
environ. On put franchir une distance de deux milles.
Mais alors la brise tomba presque entièrement et
parut avoir une certaine tendance à se lever de
terre. Le radeau resta immobile. Bientôt même, il
commence à dériver vers la pleine mer sous la poussée
du jusant. John ne pouvait hésiter une seconde.
" mouille, " cria-t-il.
Mulrady, préparé à l' exécution de cet ordre, laissa
tomber l' ancre par cinq brasses de fond. Le radeau
recula de deux toises sur le grelin fortement tendu.
La voile de fortune carguée, les dispositions furent
prises pour une assez longue station.
En effet, la mer ne devait pas renverser avant neuf
heures du soir, et puisque John Mangles ne se
souciait pas de naviguer pendant la nuit, il était
mouillé là jusqu' à cinq heures du matin. La terre
était en vue à moins de trois milles.
Une assez forte houle soulevait les flots, et
semblait par un mouvement continu porter à la côte.
Aussi, Glenarvan, quand il apprit que la nuit
entière se passerait à bord, demanda à John
pourquoi il ne profitait pas des

p73

ondulations de cette houle pour se rapprocher de la
côte.
" votre honneur, répondit le jeune capitaine, est
trompé par une illusion d' optique. Bien qu' elle
semble marcher, la houle ne marche pas. C' est un
balancement des molécules liquides, rien de plus.
Jetez un morceau de bois au milieu de ces vagues,
et vous verrez qu' il demeurera stationnaire, tant
que le jusant ne se fera pas sentir. Il ne nous
reste donc qu' à prendre patience.
-et à dîner, " ajouta le major.
Olbinett tira d' une caisse de vivres quelques
morceaux de viande sèche, et une douzaine de
biscuits. Le stewart rougissait d' offrir à ses
maîtres un si maigre menu. Mais il fut accepté de
bonne grâce, même par les voyageuses, que les
brusques mouvements de la mer, ne mettaient guère
en appétit. En effet, ces chocs du radeau, qui
faisait tête à la houle en secouant son câble,
étaient d' une fatigante brutalité. L' appareil,
incessamment ballotté sur des lames courtes et
capricieuses, ne se fût pas heurté plus
violemment aux arêtes vives d' une roche
sous-marine. C' était parfois à croire qu' il
touchait. Le grelin travaillait fortement, et de
demi-heure en demi-heure John en faisait filer une
brasse pour le rafraîchir. Sans cette précaution,
il eût inévitablement cassé, et le radeau,
abandonné à lui-même, aurait été se perdre au
large.
Les appréhensions de John seront donc aisément
comprises. Ou son grelin pouvait casser, ou son
ancre déraper, et dans les deux cas il était en
détresse.
La nuit approchait. Déjà, le disque du soleil,
allongé par la réfraction, et d' un rouge de sang,
allait disparaître derrière l' horizon. Les dernières
lignes d' eau resplendissaient dans l' ouest et
scintillaient comme des nappes d' argent liquide. De
ce côté, tout était ciel et eau, sauf un point
nettement accusé, la carcasse du Macquarie
immobile sur son haut-fond.
Le rapide crépuscule retarda de quelques minutes à

p74

peine la formation des ténèbres, et bientôt la
terre, qui bornait les horizons de l' est et du
nord, se fondit dans la nuit.
Situation pleine d' angoisses que celle de ces
naufragés, sur cet étroit radeau, envahis par
l' ombre ! Les uns s' endormirent dans un assoupissement
anxieux et propice aux mauvais rêves, les autres ne
purent trouver une heure de sommeil. Au lever du
jour, tous étaient brisés par les fatigues de la
nuit.
Avec la mer montante, le vent reprit du large. Il
était six heures du matin. Le temps pressait. John
fit ses dispositions pour l' appareillage. Il
ordonna de lever l' ancre. Mais les pattes de l' ancre,
sous les secousses du câble, s' étaient
profondément incrustées dans le sable. Sans
guindeau, et même avec les palans que Wilson
installa, il fut impossible de l' arracher.
Une demi-heure s' écoula dans de vaines tentatives.
John, impatient d' appareiller, fit couper le
grelin, abandonnant son ancre et s' enlevant toute
possibilité de mouiller dans un cas urgent, si la
marée ne suffisait pas pour gagner la côte. Mais il
ne voulut pas tarder davantage, et un coup de hache
livra le radeau au gré de la brise, aidée d' un
courant de deux noeuds à l' heure.
La voile fut larguée. On dériva lentement vers la
terre qui s' estompait en masses grisâtres sur un
fond de ciel illuminé par le soleil levant. Les
récifs furent adroitement évités et doublés. Mais,
sous la brise incertaine du large, l' appareil ne
semblait pas se rapprocher du rivage. Que de peines
pour atteindre cette Nouvelle-Zélande, qu' il
était si dangereux d' accoster !
à neuf heures, cependant, la terre restait à moins
d' un mille. Les brisants la hérissaient. Elle était
très accore. Il fallut y découvrir un atterrage
praticable. Le vent mollit peu à peu et tomba
entièrement. La voile inerte battait le mât et le
fatiguait. John la fit carguer. Le flot seul
portait le radeau à la côte, mais il avait fallu

p75

renoncer à le gouverner, et d' énormes fucus
retardaient encore sa marche.
à dix heures, John se vit à peu près stationnaire,
à trois encablures du rivage. Pas d' ancre à
mouiller.
Allait-il donc être repoussé au large par le jusant ?
John, les mains crispées, le coeur dévoré
d' inquiétude, jetait un regard farouche à cette
terre inabordable.
Heureusement, -heureusement cette fois, -un choc
eut lieu. Le radeau s' arrêta. Il venait d' échouer
à haute mer, sur un fond de sable à vingt-cinq
brasses de la côte.
Glenarvan, Robert, Wilson, Mulrady, se jetèrent
à l' eau. Le radeau fut fixé solidement par des
amarres sur les écueils voisins. Les voyageuses,
portées de bras en bras, atteignirent la terre sans
avoir mouillé un pli de leurs robes, et bientôt
tous, avec armes et vivres, eurent pris
définitivement pied sur ces redoutables rivages de
la Nouvelle-Zélande.

p77

chapitre viii le présent du pays où l' on est.
Glenarvan aurait voulu, sans perdre une heure,
suivre la côte et remonter vers Auckland. Mais
depuis le matin, le ciel s' était chargé de gros
nuages, et vers onze heures, après le débarquement,
les vapeurs se condensèrent en pluie violente. De là
impossibilité de se mettre en route et nécessité de
chercher un abri.
Wilson découvrit fort à propos une grotte creusée
par la mer dans les roches basaltiques du rivage.
Les voyageurs s' y réfugièrent avec armes et
provisions. Là se trouvait toute une récolte de
varech desséché, jadis engrangée par les flots.
C' était une literie naturelle dont on s' accommoda.
Quelques morceaux de bois furent empilés à l' entrée
de la grotte, puis allumés, et chacun s' y sécha de
son mieux.
John espérait que la durée de cette pluie
diluvienne serait en raison inverse de sa violence.
Il n' en fut rien. Les heures se passèrent sans
amener une modification dans l' état du ciel. Le vent
fraîchit vers midi et accrut encore la bourrasque.
Ce contre-temps eût impatienté le plus patient des
hommes. Mais qu' y faire ? ç' eût été folie de braver
sans véhicule une pareille tempête. D' ailleurs,
quelques jours devaient suffire pour gagner
Auckland, et un retard de douze heures ne pouvait
préjudicier à l' expédition, si les indigènes
n' arrivaient pas.
Pendant cette halte forcée, la conversation roula sur
les incidents de la guerre dont la Nouvelle-Zélande
était alors le théâtre. Mais pour comprendre et
estimer la

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gravité des circonstances au milieu desquelles se
trouvaient jetés les naufragés du Macquarie,
il faut connaître l' histoire de cette lutte qui
ensanglantait alors l' île d' Ika-Na-Maoui.
Depuis l' arrivée d' Abel Tasman au détroit de Cook,
le 16 décembre 1642, les néo-zélandais, souvent
visités par les navires européens, étaient
demeurés libres dans leurs îles indépendantes. Nulle
puissance européenne ne songeait à s' emparer de cet
archipel qui commande les mers du Pacifique. Seuls,
les missionnaires, établis sur ces divers points,
apportaient à ces nouvelles contrées les bienfaits
de la civilisation chrétienne. Quelques-uns d' entre
eux, cependant, et spécialement les anglicans,
préparaient les chefs zélandais à se courber sous le
joug de l' Angleterre. Ceux-ci, habilement
circonvenus, signèrent une lettre adressée à la reine
Victoria pour réclamer sa protection. Mais les plus
clairvoyants pressentaient la sottise de cette
démarche, et l' un d' eux, après avoir appliqué sur la
lettre l' image de son tatouage, fit entendre ces
prophétiques paroles : " nous avons perdu notre pays ;
" désormais, il n' est plus à nous ; bientôt l' étranger
" viendra s' en emparer et nous serons ses esclaves. "
en effet, le 29 janvier 1840, la corvette Herald
arrivait à la baie des îles, au nord
d' Ika-Na-Maoui. Le capitaine de vaisseau Hobson
débarqua au village de Korora-Reka. Les habitants
furent invités à se réunir en assemblée générale
dans l' église protestante. Là, lecture fut donnée
des titres que le capitaine Hobson tenait de la
reine d' Angleterre.
Le 5 janvier suivant, les principaux chefs zélandais
furent appelés chez le résident anglais au village
de Païa. Le capitaine Hobson chercha à obtenir
leur soumission, disant que la reine avait envoyé
des troupes et des vaisseaux pour les protéger, que
leurs droits restaient garantis, que leur liberté
demeurait entière. Toutefois, leurs

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propriétés devaient appartenir à la reine Victoria,
à laquelle ils étaient obligés de les vendre.
La majorité des chefs, trouvant la protection trop
chère, refusa d' y acquiescer. Mais les promesses et
les présents eurent plus d' empire sur ces sauvages
natures que les grands mots du capitaine Hobson, et
la prise de possession fut confirmée. Depuis cette
année 1840 jusqu' au jour où le Duncan quitta
le golfe de la Clyde, que se passa-t-il ? Rien que
ne sût Jacques Paganel, rien dont il ne fût prêt à
instruire ses compagnons.
" madame, répondit-il aux questions de lady Helena,
je vous répéterai ce que j' ai déjà eu l' occasion de
dire, c' est que les néo-zélandais forment une
population courageuse qui, après avoir cédé un
instant, résiste pied à pied aux envahissements de
l' Angleterre. Les tribus des maoris sont organisées
comme les anciens clans de l' écosse. Ce sont autant
de grandes familles qui reconnaissent un chef très
soucieux d' une complète déférence à son égard. Les
hommes de cette race sont fiers et braves, les uns
grands, aux cheveux lisses, semblables aux maltais
ou aux juifs de Bagdad et de race supérieure, les
autres plus petits, trapus, pareils aux mulâtres,
mais tous robustes, hautains et guerriers. Ils ont
eu un chef célèbre nommé Hihi, un véritable
Vercingétorix. Vous ne vous étonnerez donc pas si
la guerre avec les anglais s' éternise sur le
territoire d' Ika-Na-Maoui, car là se trouve la
fameuse tribu des waikatos, que William Thompson
entraîne à la défense du sol.
-mais les anglais, demanda John Mangles, ne
sont-ils pas maîtres des principaux points de la
Nouvelle-Zélande ?
-sans doute, mon cher John, répondit Paganel.
Après la prise de possession du capitaine Hobson,
devenu depuis gouverneur de l' île, neuf colonies
se sont peu à peu fondées, de 1840 à 1862, dans
les positions les plus avantageuses. De là, neuf
provinces, quatre dans l' île du nord, les provinces
d' Auckland, de Taranaki, de

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Wellington et de Hawkes-Bay ; cinq dans l' île du
sud, les provinces de Nelson, de Marlborough, de
Canterbury, d' Otago et de Southland, avec une
population générale de cent quatre-vingt mille trois
cent quarante-six habitants, au 30 juin 1864. Des
villes importantes et commerçantes se sont élevées
de toutes parts. Quand nous arriverons à Auckland,
vous serez forcés d' admirer sans réserve la situation
de cette Corinthe du sud, dominant son isthme étroit
jeté comme un pont sur l' océan Pacifique, et qui
compte déjà douze mille habitants. à l' ouest,
New-Plymouth ; à l' est, Ahuhiri ; au sud,
Wellington, sont déjà des villes florissantes et
fréquentées. Dans l' île de Tawai-Pounamou, vous
auriez l' embarras du choix entre Nelson, ce
Montpellier des antipodes, ce jardin de la
Nouvelle-Zélande, Picton sur le détroit de Cook,
Christchurch, Invercargill et Dunedin, dans cette
opulente province d' Otago où affluent les chercheurs
d' or du monde entier. Et remarquez qu' il ne s' agit
point ici d' un assemblage de quelques cahutes,
d' une agglomération de familles sauvages, mais bien
de villes véritables, avec ports, cathédrales,
banques, docks, jardins botaniques, muséums
d' histoire naturelle, sociétés d' acclimatation,
journaux, hôpitaux, établissements de bienfaisance,
instituts philosophiques, loges de francs-maçons,
clubs, sociétés chorales, théâtres et palais
d' exposition universelle, ni plus ni moins qu' à
Londres ou à Paris ! Et si ma mémoire est fidèle,
c' est en 1865, cette année même, et peut-être au
moment où je vous parle, que les produits
industriels du globe entier sont exposés dans un
pays d' anthropophages !
-quoi ! Malgré la guerre avec les indigènes ?
Demanda lady Helena.
-les anglais, madame, se préoccupent bien d' une
guerre ! Répliqua Paganel. Ils se battent et ils
exposent en même temps. Cela ne les trouble pas.
Ils construisent même des chemins de fer sous le
fusil des néo-zélandais. Dans la province
d' Auckland, le railway de Drury

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et le railway de Mere-Mere coupent les principaux
points occupés par les révoltés. Je gagerais que les
ouvriers font le coup de feu du haut des
locomotives.
-mais où en est cette interminable guerre ? Demanda
John Mangles.
-voilà six grands mois que nous avons quitté
l' Europe, répondit Paganel, je ne puis donc savoir
ce qui s' est passé depuis notre départ, sauf quelques
faits, toutefois, que j' ai lus dans les journaux
de Maryboroug et de Seymour, pendant notre
traversée de l' Australie. Mais, à cette époque,
on se battait fort dans l' île d' Ikana-Maoui.
-et à quelle époque cette guerre a-t-elle
commencé ? Dit Mary Grant.
-vous voulez dire " recommencé, " ma chère miss,
répondit Paganel, car une première insurrection eut
lieu en 1845. C' est vers la fin de 1863 ; mais
longtemps avant, les maoris se préparaient à secouer
le joug de la domination anglaise. Le parti national
des indigènes entretenait une active propagande pour
amener l' élection d' un chef maori. Il voulait faire
un roi du vieux Potatau, et de son village situé
entre les fleuves Waikato et Waipa, la capitale
du nouveau royaume. Ce Potatau n' était qu' un
vieillard plus astucieux que hardi, mais il avait un
premier ministre énergique et intelligent, un
descendant de la tribu de ces ngatihahuas qui
habitaient l' isthme d' Auckland avant l' occupation
étrangère. Ce ministre, nommé William Thompson
devint l' âme de cette guerre d' indépendance. Il
organisa habilement des troupes maories. Sous son
inspiration, un chef de Taranaki réunit
dans une même pensée les tribus éparses ; un autre
chef du Waikato forma l' association du " land
league " , une vraie ligue du bien public, destinée
à empêcher les indigènes de vendre leurs terres au
gouvernement anglais ; des banquets eurent lieu,
comme dans les pays civilisés qui préludent à une
révolution. Les journaux britanniques commencèrent
à relever ces symptômes alarmants,

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et le gouvernement s' inquiéta sérieusement des menées
de la " land league. " bref, les esprits étaient
montés, la mine prête à éclater. Il ne manquait plus
que l' étincelle, ou plutôt le choc de deux intérêts
pour la produire.
-et ce choc ? ... demanda Glenarvan.
-il eut lieu en 1860, répondit Paganel, dans la
province de Taranaki, sur la côte sud-ouest
d' Ika-Na-Maoui. Un indigène possédait six cents
acres de terre dans le voisinage de
New-Plymouth. Il les vendit au gouvernement anglais.
Mais quand les arpenteurs se présentèrent pour
mesurer le terrain vendu, le chef Kingi protesta, et,
au mois de mars, il construisit sur les six
cents acres en litige un camp défendu par de hautes
palissades. Quelques jours après, le colonel Gold
enleva ce camp à la tête de ses troupes, et, ce jour
même, fut tiré le premier coup de feu de la guerre
nationale.
-les maoris sont-ils nombreux ? Demanda John
Mangles.
-la population maorie a été bien réduite depuis un
siècle, répondit le géographe. En 1769, Cook
l' estimait à quatre cent mille habitants. En 1845,
le recensement du protectorat indigène l' abaissait
à cent neuf mille. Les massacres civilisateurs, les
maladies et l' eau de feu l' ont décimée ; mais dans
les deux îles il reste encore quatre-vingt-dix mille
naturels, dont trente mille guerriers qui
tiendront longtemps en échec les troupes
européennes.
-la révolte a-t-elle réussi jusqu' à ce jour ? Dit
lady Helena.
-oui, madame, et les anglais eux-mêmes ont souvent
admiré le courage des néo-zélandais. Ceux-ci font
une guerre de partisans, tentent des escarmouches, se
ruent sur les petits détachements, pillent les
domaines des colons. Le général Cameron ne se
sentait pas à l' aise dans ces campagnes dont il
fallait battre tous les buissons. En 1863, après une
lutte longue et meurtrière, les maoris occupaient
une grande position fortifiée sur le haut Waikato,
à l' extrémité d' une chaîne de collines

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escarpées, et couverte par trois lignes de défense.
Des prophètes appelaient toute la population maorie
à la défense du sol et promettaient l' extermination
des " pakeka " , c' est-à-dire des blancs. Trois mille
hommes se disposaient à la lutte sous les ordres du
général Cameron, et ne faisaient plus aucun quartier
aux maoris, depuis le meurtre barbare du capitaine
Sprent. De sanglantes batailles eurent lieu.
Quelques-unes durèrent douze heures, sans que les
maoris cédassent aux canons européens. C' était la
farouche tribu des waikatos, sous les ordres de
William Thompson, qui formait le noyau de l' armée
indépendante. Ce général indigène commanda d' abord
à deux mille cinq cents guerriers, puis à huit mille.
Les sujets de Shongi et de Heki, deux redoutables
chefs, lui vinrent en aide. Les femmes, dans cette
guerre sainte, prirent part aux plus rudes fatigues.
Mais le bon droit n' a pas toujours les bonnes armes.
Après des combats meurtriers, le général Cameron
parvint à soumettre le district du Waikato, un
district vide et dépeuplé, car les maoris lui
échappèrent de toutes parts. Il y eut d' admirables
faits de guerre. Quatre cents maoris enfermés dans
la forteresse d' Orakan, assiégés par mille anglais
sous les ordres du brigadier général Carey, sans
vivres, sans eau, refusèrent de se rendre. Puis, un
jour, en plein midi, ils se frayèrent un chemin à
travers le 40 e régiment décimé, et se sauvèrent dans
les marais.
-mais la soumission du district de Waikato,
demanda John Mangles, a-t-elle terminé cette
sanglante guerre ?
-non, mon ami, répondit Paganel. Les anglais ont
résolu de marcher sur la province de Taranaki et
d' assiéger Mataitawa, la forteresse de William
Thompson. Mais ils ne s' en empareront pas sans des
pertes considérables. Au moment de quitter Paris,
j' avais appris que le gouverneur et le général
venaient d' accepter la soumission des tribus
taranga, et qu' ils leur laissaient les trois quarts
de leurs terres. On disait aussi que le principal
chef de la rébellion, William Thompson, songeait à
se rendre ;

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mais les journaux australiens n' ont point confirmé
cette nouvelle ; au contraire. Il est donc probable
qu' en ce moment même la résistance s' organise avec
une nouvelle vigueur.
-et suivant votre opinion, Paganel, dit
Glenarvan, cette lutte aurait pour théâtre les
provinces de Taranaki et d' Auckland.
-je le pense.
-cette province même où nous a jetés le naufrage
du Macquarie ?
-précisément. Nous avons pris terre à quelques
milles au-dessus du havre Kawhia, où doit flotter
encore le pavillon national des maoris.
-alors, nous ferons sagement de remonter vers le
nord, dit Glenarvan.
-très sagement, en effet, répondit Paganel. Les
néo-zélandais sont enragés contre les européens, et
particulièrement contre les anglais. Donc, évitons de
tomber entre leurs mains.
-peut-être rencontrerons-nous quelque détachement
de troupes européennes ? Dit lady Helena. Ce serait
une bonne fortune.
-peut-être, madame, répondit le géographe, mais je
ne l' espère pas. Les détachements isolés ne battent
pas volontiers la campagne, quand le moindre
buisson, la plus frêle broussaille cache un tirailleur
habile. Je ne compte donc point sur une escorte des
soldats du 40 e régiment. Mais quelques missions sont
établies sur la côte ouest que nous allons suivre,
et nous pouvons facilement faire des étapes de l' une
à l' autre jusqu' à Auckland. Je songe même à
rejoindre cette route que M De Hochstetter a
parcourue en suivant le cours du Waikato.
-était-ce un voyageur, Monsieur Paganel ? Demanda
Robert Grant.
-oui, mon garçon, un membre de la commission
scientifique embarquée à bord de la frégate
autrichienne

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la Novara pendant son voyage de
circumnavigation en 1858.
-Monsieur Paganel, reprit Robert, dont les yeux
s' allumaient à la pensée des grandes expéditions
géographiques, la Nouvelle-Zélande a-t-elle
des voyageurs célèbres comme Burke et Stuart en
Australie ?
-quelques-uns, mon enfant, tels que le docteur
Hooker, le professeur Brizard, les naturalistes
Dieffenbach et Julius Haast ; mais, quoique
plusieurs d' entre eux aient payé de la vie leur
aventureuse passion, ils sont moins célèbres que les
voyageurs australiens ou africains.
-et vous connaissez leur histoire ? Demanda le jeune
Grant.
-parbleu, mon garçon, et comme je vois que tu
grilles d' en savoir autant que moi, je vais te la
dire.
-merci, Monsieur Paganel, je vous écoute.
-et nous aussi, nous vous écoutons, dit lady Helena.
Ce n' est pas la première fois que le mauvais temps
nous aura forcés de nous instruire. Parlez pour tout
le monde, Monsieur Paganel.
-à vos ordres, madame, répondit le géographe, mais
mon récit ne sera pas long. Il ne s' agit point ici de
ces hardis découvreurs qui luttaient corps à corps
avec le minotaure australien. La Nouvelle-Zélande
est un pays trop peu étendu pour se défendre contre
les investigations de l' homme. Aussi mes héros
n' ont-ils point été des voyageurs, à proprement
parler, mais de simples touristes, victimes des plus
prosaïques accidents.
-et vous les nommez ? ... demanda Mary Grant.
-le géomètre Witcombe, et Charlton Howitt,
celui-là même qui a retrouvé les restes de Burke,
dans cette mémorable expédition que je vous ai
racontée pendant notre halte aux bords de la
Wimerra. Witcombe et Howitt commandaient chacun
deux explorations dans l' île de Tawaï-Pounamou.
Tous deux partirent de Christ-church, dans les
premiers mois de 1863, pour découvrir des passages
différents à travers les montagnes du nord

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de la province de Canterbury. Howitt, franchissant la
chaîne sur la limite septentrionale de la province,
vint établir son quartier général sur le lac
Brunner, Witcombe, au contraire, trouva dans la
vallée du Rakaia un passage qui aboutissait à l' est
du mont Tyndall. Witcombe avait un compagnon de
route, Jacob Louper, qui a publié dans le
lyttleton-times le récit du voyage et de
la catastrophe. Autant qu' il m' en souvient, le 22 avril
1863 les deux explorateurs se trouvaient au pied d' un
glacier où le Rakaia prend sa source. Ils montèrent
jusqu' au sommet du mont et s' engagèrent à la recherche
de nouveaux passages. Le lendemain, Witcombe et
Louper, épuisés de fatigue et de froid, campaient
par une neige épaisse à quatre mille pieds
au-dessus du niveau de la mer. Pendant sept jours, ils
errèrent dans les montagnes, au fond de vallées dont
les parois à pic ne livraient aucune issue, souvent
sans feu, parfois sans nourriture, leur sucre changé
en sirop, leur biscuit réduit à une pâte
humide, leurs habits et leurs couvertures ruisselants
de pluie, dévorés par des insectes, faisant de
grandes journées de trois milles et de petites
journées pendant lesquelles ils gagnaient deux cents
yards à peine. Enfin, le 29 avril, ils rencontrèrent
une hutte de maoris, et, dans un jardin, quelques
poignées de pommes de terre. Ce fut le dernier repas
que les deux amis partagèrent ensemble. Le soir, ils
atteignirent le rivage de la mer, près de
l' embouchure du Taramakau. Il s' agissait de passer sur
sa rive droite, afin de se diriger au nord vers le
fleuve Grey. Le Taramakau était profond et large.
Louper, après une heure de recherches, trouva deux
petits canots endommagés qu' il répara de son mieux
et qu' il fixa l' un à l' autre. Les deux voyageurs
s' embarquèrent vers le soir. Mais à peine au milieu
du courant, les canots s' emplirent d' eau.
Witcombe se jeta à la nage et retourna vers la
rive gauche. Jacob Louper, qui ne savait pas nager,
resta accroché au canot. Ce fut ce qui le sauva,
mais non sans péripéties. Le malheureux fut poussé
vers les brisants.

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Une première lame le plongea au fond de la mer. Une
seconde le ramena à la surface. Il fut heurté contre
les rocs. La plus sombre des nuits était venue. La
pluie tombait à torrents. Louper, le corps sanglant
et gonflé par l' eau de mer, resta ainsi ballotté
pendant plusieurs heures. Enfin, le canot heurta la
terre ferme, et le naufragé, privé de sentiment, fut
rejeté sur le rivage. Le lendemain,
au lever du jour, il se traîna vers une source, et
reconnut que le courant l' avait porté à un mille de
l' endroit où il venait de tenter le passage du
fleuve. Il se leva, il suivit la côte et trouva
bientôt l' infortuné Witcombe, le corps et la tête
enfouis dans la vase. Il était mort. Louper de
ses mains creusa une fosse au milieu des sables et
enterra le cadavre de son compagnon. Deux jours après,
mourant de faim, il fut recueilli par des maoris
hospitaliers, -il y en a quelques-uns, -et, le
4 mai, il atteignit le lac Brunner, au campement de
Charlton Howitt, qui, six semaines plus tard, allait
périr lui-même comme le malheureux Witcombe.
-oui ! Dit John Mangles, il semble que ces
catastrophes s' enchaînent, qu' un lien fatal unit les
voyageurs entre eux, et qu' ils périssent tous, quand
le centre vient à se rompre.
-vous avez raison, ami John, répondit Paganel, et
souvent j' ai fait cette remarque. Par quelle loi de
solidarité Howitt a-t-il été conduit à succomber
à peu près dans les mêmes circonstances ? On ne peut
le dire. Charlton Howitt avait été engagé par
M Wyde, chef des travaux du gouvernement, pour
tracer une route praticable aux chevaux depuis les
plaines d' Hurunui jusqu' à l' embouchure du
Taramakau. Il partit le 1 er janvier 1863,
accompagné de cinq hommes. Il s' acquitta de sa
mission avec une incomparable intelligence, et une
route longue de quarante milles fut percée jusqu' à
un point infranchissable du Taramakau. Howitt
revint alors à Christchurch et, malgré l' hiver qui
s' approchait, il demanda à continuer ses travaux.
M Wyde y consentit. Howitt repartit

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pour approvisionner son campement afin d' y passer la
mauvaise saison. C' est à cette époque qu' il
recueillit Jacob Louper. Le 27 juin, Howitt et
deux de ses hommes, Robert Little, Henri Mullis,
quittèrent le campement. Ils traversèrent le lac
Brunner. Depuis, on ne les a jamais revus. Leur
canot, frêle et ras sur l' eau, fut retrouvé échoué
sur la côte. On les a cherchés pendant neuf semaines,
mais en vain, et il est évident que ces
malheureux, qui ne savaient pas nager, se sont noyés
dans les eaux du lac.
-mais pourquoi ne seraient-ils pas sains et saufs,
chez quelque tribu zélandaise ? Dit lady Helena. Il
est au moins permis d' avoir des doutes sur leur mort.
-hélas ! Non, madame, répondit Paganel, puisque,
au mois d' août 1864, un an après la catastrophe, ils
n' avaient pas reparu... et quand on est un an sans
reparaître dans ce pays de la Nouvelle-Zélande,
murmura-t-il à voix basse, c' est qu' on est
irrévocablement perdu ! "

p91

chapitre ix trente milles au nord.
le 7 février, à six heures du matin, le signal du
départ fut donné par Glenarvan. La pluie avait cessé
pendant la nuit. Le ciel, capitonné de petits nuages
grisâtres, arrêtait les rayons du soleil à trois
milles au-dessus du sol. La température modérée
permettait d' affronter les fatigues d' un voyage
diurne.
Paganel avait mesuré sur la carte une distance de
quatre-vingts milles entre la pointe de Cahua et
Auckland ; c' était un voyage de huit jours, à dix
milles par vingt-quatre heures. Mais, au lieu de
suivre les rivages sinueux de la mer, il lui parut
bon de gagner à trente milles le confluent du
Waikato et du Waipa, au village de Ngarnavahia.
Là, passe l' " overland mail track " , route, pour
ne pas dire sentier, praticable aux voitures, qui
traverse une grande partie de l' île depuis Napier
sur la baie Hawkes jusqu' à Auckland. Alors, il
serait facile d' atteindre Drury et de s' y reposer
dans un excellent hôtel que recommande particulièrement
le naturaliste Hochstetter.
Les voyageurs, munis chacun de leur part de vivres,
commencèrent à tourner les rivages de la baie
Aotea. Par prudence, ils ne s' écartaient point les
uns des autres, et par instinct, leurs carabines
armées, ils surveillaient les plaines ondulées de
l' est. Paganel, son excellente carte à la main,
trouvait un plaisir d' artiste à relever l' exactitude
de ses moindres détails.
Pendant une partie de la journée, la petite troupe
foula un sable composé de débris de coquilles
bivalves, d' os de

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seiche, et mélangé dans une grande proportion de
peroxyde et de protoxyde de fer. Un aimant approché du
sol se fût instantanément revêtu de cristaux
brillants.
Sur le rivage caressé par la marée montante
s' ébattaient quelques animaux marins, peu soucieux de
s' enfuir. Les phoques, avec leurs têtes arrondies,
leur front large et recourbé, leurs yeux expressifs,
présentaient une physionomie douce et même
affectueuse. On comprenait que la fable, poétisant à
sa manière ces curieux habitants des flots, en eût
fait d' enchanteresses sirènes, quoique
leur voix ne fût qu' un grognement peu harmonieux. Ces
animaux, nombreux sur les côtes de la
Nouvelle-Zélande, sont l' objet d' un commerce
actif. On les pêche pour leur huile et leur fourrure.
Entre eux se faisaient remarquer trois ou quatre
éléphants marins, d' un gris bleuâtre, et longs de
vingt-cinq à trente pieds. Ces énormes amphibies,
paresseusement étendus sur d' épais lits de laminaires
géantes, dressaient leur trompe érectile et agitaient
d' une grimaçante façon les soies rudes de leurs
moustaches longues et tordues, de vrais tire-bouchons
frisés comme la barbe d' un dandy. Robert
s' amusait à contempler ce monde intéressant,
quand il s' écria très surpris :
" tiens ! Ces phoques qui mangent des cailloux ! "
et, en effet, plusieurs de ces animaux avalaient les
pierres du rivage avec une avidité gloutonne.
" parbleu ! Le fait est certain ! Répliqua
Paganel. On ne peut nier que ces animaux ne paissent
les galets du rivage.
-une singulière nourriture, dit Robert, et d' une
digestion difficile !
-ce n' est pas pour se nourrir, mon garçon, mais
pour se lester, que ces amphibies avalent des
pierres. C' est un moyen d' augmenter leur pesanteur
spécifique et d' aller facilement au fond de l' eau.
Une fois revenus à terre, ils rendront ces pierres
sans plus de cérémonies. Tu vas voir ceux-ci
plonger sous les flots. "

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bientôt, en effet, une demi-douzaine de phoques,
suffisamment lestés, se traînèrent pesamment le long
du rivage et disparurent sous le liquide élément.
Mais Glenarvan ne pouvait perdre un temps précieux
à guetter leur retour pour observer l' opération du
délestage et, au grand regret de Paganel, la marche
interrompue fut reprise.
à dix heures, halte pour déjeuner au pied de grands
rocs de basalte disposés comme des dolmens celtiques
sur le bord de la mer. Un banc d' huîtres fournit une
grande quantité de ces mollusques. Ces huîtres étaient
petites et d' un goût peu agréable. Mais, suivant le
conseil de Paganel, Olbinett les fit cuire sur des
charbons ardents, et, ainsi préparées, les douzaines
succédèrent aux douzaines pendant toute la durée du
repas.
La halte finie, on continua de suivre les rivages de
la baie. Sur ses rocs dentelés, au sommet de ses
falaises, s' étaient réfugiés tout un monde d' oiseaux
de mer, des frégates, des fous, des goëlands, de
vastes albatros immobiles à la pointe des pics aigus.
à quatre heures du soir, dix milles avaient été
franchis sans peine ni fatigue. Les voyageuses
demandèrent à continuer leur marche jusqu' à
la nuit. En ce moment, la direction de la route dut
être modifiée ; il fallait, en tournant le pied de
quelques montagnes qui apparaissaient au nord,
s' engager dans la vallée du Waipa.
Le sol présentait au loin l' aspect d' immenses prairies
qui s' en allaient à perte de vue, et promettaient une
facile promenade. Mais les voyageurs, arrivés à la
lisière de ces champs de verdure, furent très
désillusionnés. Le pâturage faisait place à un
taillis de buissons à petites fleurs blanches,
entremêlés de ces hautes et innombrables fougères
que les terrains de la Nouvelle-Zélande
affectionnent particulièrement. Il fallut se frayer
une route à travers ces tiges ligneuses, et l' embarras
fut grand. Cependant, à huit heures du soir, les
premières croupes des

p94

Hakarihoata-Ranges furent tournées, et le camp
organisé sans retard.
Après une traite de quatorze milles, il était permis
de songer au repos. Du reste, on n' avait ni chariot
ni tente, et ce fut au pied de magnifiques pins de
Norfolk que chacun se disposa pour dormir. Les
couvertures ne manquaient pas et servirent à
improviser les lits.
Glenarvan prit de rigoureuses précautions pour la
nuit. Ses compagnons et lui, bien armés, durent
veiller par deux jusqu' au lever du jour. Aucun feu
ne fut allumé. Ces barrières incandescentes sont
utiles contre les bêtes fauves, mais la
Nouvelle-Zélande n' a ni tigre, ni lion, ni
ours, aucun animal féroce ; les néo-zélandais, il est
vrai, les remplacent suffisamment. Or, un feu n' eût
servi qu' à attirer ces jaguars à deux pattes.
Bref, la nuit fut bonne, à cela près de quelques
mouches de sable, des " ngamu " en langue indigène,
dont la piqûre est très désagréable, et d' une
audacieuse famille de rats qui grignota à belles
dents les sacs aux provisions.
Le lendemain, 8 février, Paganel se réveilla plus
confiant et presque réconcilié avec le pays. Les
maoris, qu' il redoutait particulièrement, n' avaient
point paru, et ces féroces cannibales ne le
menacèrent même pas dans ses rêves. Il en témoigna
toute sa satisfaction à Glenarvan.
" je pense donc, lui-dit-il, que cette petite
promenade s' achèvera sans encombre. Ce soir, nous
aurons atteint le confluent du Waipa et du
Waikato, et, ce point dépassé, une rencontre
d' indigènes est peu à craindre sur la route
d' Auckland.
-quelle distance avons-nous à parcourir, demanda
Glenarvan, pour atteindre le confluent du Waipa et
du Waikato ?
-quinze milles, à peu près le chemin que nous avons
fait hier.
-mais nous serons fort retardés si ces interminables
taillis continuent à obstruer les sentiers.
-non, répondit Paganel, nous suivrons les rives du

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Waipa, et là, plus d' obstacles, mais un chemin
facile, au contraire.
-partons donc, " répondit Glenarvan, qui vit les
voyageuses prêtes à se mettre en route.
Pendant les premières heures de cette journée, les
taillis retardèrent encore la marche. Ni chariot, ni
chevaux n' eussent passé où passèrent les voyageurs.
Leur véhicule australien fut donc médiocrement
regretté. Jusqu' au jour où des routes carrossables
seront percées à travers ses forêts de plantes, la
Nouvelle-Zélande ne sera praticable qu' aux seuls
piétons. Les fougères, dont les espèces sont
innombrables, concourent avec la même obstination
que les maoris à la défense du sol national.
La petite troupe éprouva donc mille difficultés à
franchir les plaines où se dressent les collines
d' Hakarihoata. Mais, avant midi, elle atteignit les
rives du Waipa et remonta sans peine vers le nord
par les berges de la rivière.
C' était une charmante vallée, coupée de petits creeks
aux eaux fraîches et pures, qui couraient
joyeusement sous les arbrisseaux. La
Nouvelle-Zélande, suivant le botaniste Hooker, a
présenté jusqu' à ce jour deux mille espèces de
végétaux, dont cinq cents lui appartiennent
spécialement. Les fleurs y sont rares, peu nuancées, et
il y a disette presque absolue de plantes annuelles,
mais abondance de filicinées, de graminées et
d' ombellifères.
Quelques grands arbres s' élevaient çà et là hors des
premiers plans de la sombre verdure, des
" métrosideros " à fleurs écarlates, des pins de
Norfolk, des thuyas aux rameaux comprimés
verticalement, et une sorte de cyprès, le " rimu, " non
moins triste que ses congénères européens ; tous ces
troncs étaient envahis par de nombreuses variétés
de fougères.
Entre les branches des grands arbres, à la surface des
arbrisseaux, voltigeaient et bavardaient quelques
kakatoès, le " kakariki " vert, avec une bande rouge
sous la gorge, le " taupo " , orné d' une belle paire de
favoris

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noirs, et un perroquet gros comme un canard, roux de
plumage, avec un éclatant dessous d' ailes, que les
naturalistes ont surnommé le " Nestor méridional. "
le major et Robert purent, sans s' éloigner de leurs
compagnons, tirer quelques bécassines et perdrix qui
se remisaient sous la basse futaie des plaines.
Olbinett, afin de gagner du temps, s' occupa de les
plumer en route.
Paganel, pour son compte, moins sensible aux
qualités nutritives du gibier, aurait voulu
s' emparer de quelque oiseau particulier à la
Nouvelle-Zélande. La curiosité du naturaliste
faisait taire en lui l' appétit du voyageur. Sa
mémoire, si elle ne le trompait pas, lui rappelait à
l' esprit les étranges façons du " tui " des indigènes,
tantôt nommé " le moqueur " pour ses ricaneries
incessantes et tantôt " le curé " parce qu' il porte un
rabat blanc sur son plumage noir comme une soutane.
" ce tui, disait Paganel au major, devient tellement
gras pendant l' hiver qu' il en est malade. Il ne peut
plus voler. Alors, il se déchire la poitrine à
coups de bec, afin de se débarrasser de sa graisse et
se rendre plus léger. Cela ne vous paraît-il pas
singulier, Nabbs ?
-tellement singulier, répondit le major, que je n' en
crois pas le premier mot ! "
et Paganel, à son grand regret, ne put s' emparer d' un
seul échantillon de ces oiseaux et montrer à
l' incrédule major les sanglantes scarifications de
leur poitrine.
Mais il fut plus heureux avec un animal bizarre, qui,
sous la poursuite de l' homme, du chat et du chien, a
fui vers les contrées inhabitées et tend à
disparaître de la faune zélandaise. Robert, furetant
comme un véritable furet, découvrit dans un nid
formé de racines entrelacées une paire de poules
sans ailes et sans queue, avec quatre orteils aux
pieds, un long bec de bécasse et une chevelure
de plumes blanches sur tout le corps. Animaux
étranges, qui semblaient marquer la transition des
ovipares aux mammifères.
C' était le " kiwi " zélandais, " l' aptérix australis " des

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naturalistes, qui se nourrit indifféremment de
larves, d' insectes, de vers ou de semences. Cet oiseau
est spécial au pays. à peine a-t-on pu l' introduire
dans les jardins zoologiques d' Europe. Ses formes
à demi ébauchées, ses mouvements comiques, ont
toujours attiré l' attention des voyageurs, et pendant
la grande exploration en Océanie de
l' Astrolabe et de la Zélée,
Dumont-D' Urville fut principalement chargé par
l' académie des sciences de rapporter un spécimen de
ces singuliers oiseaux. Mais, malgré les récompenses
promises aux indigènes, il ne put se procurer un seul
kiwi vivant.
Paganel, heureux d' une telle bonne fortune, lia
ensemble ses deux poules et les emporta bravement
avec l' intention d' en faire hommage au jardin des
plantes de Paris. " donné par M Jacques
Paganel, "
il lisait déjà cette séduisante
inscription sur la plus belle cage de l' établissement,
le confiant géographe !
Cependant, la petite troupe descendait sans fatigue
les rives du Waipa. La contrée était déserte ; nulle
trace d' indigènes, nul sentier qui indiquât la
présence de l' homme dans ces plaines. Les eaux de la
rivière coulaient entre de hauts buissons ou
glissaient sur des grèves allongées. Le regard pouvait
alors errer jusqu' aux petites montagnes qui fermaient
la vallée dans l' est. Avec leurs formes étranges, leurs
profils noyés dans une brume trompeuse, elles
ressemblaient à des animaux gigantesques, dignes des
temps antédiluviens. On eût dit tout un troupeau
d' énormes cétacés, saisis par une subite
pétrification. Un caractère essentiellement volcanique
se dégageait de ces masses tourmentées. La
Nouvelle-Zélande n' est, en effet, que le produit
récent d' un travail plutonien. Son émersion
au-dessus des eaux s' accroît sans cesse. Certains
points se sont exhaussés d' une toise depuis vingt ans.
Le feu court encore à travers ses entrailles, la
secoue, la convulsionne, et s' échappe en maint endroit
par la bouche des geysers et le cratère des volcans.
à quatre heures du soir, neuf milles avaient été
gaillardement

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enlevés. Suivant la carte que Paganel consultait
incessamment, le confluent du Waipa et du Waikato
devait se rencontrer à moins de cinq milles. Là,
passait la route d' Auckland. Là, le campement serait
établi pour la nuit. Quant aux cinquante milles qui
les séparaient de la capitale, deux ou trois jours
suffisaient à les franchir, et huit heures, au plus,
si Glenarvan rencontrait la malle-poste, qui fait un
service bi-mensuel entre Auckland et la baie
Hawkes.
" ainsi, dit Glenarvan, nous serons encore forcés de
camper pendant la nuit prochaine ?
-oui, répondit Paganel, mais, je l' espère, pour la
dernière fois.
-tant mieux, car ce sont là de dures épreuves pour
lady Helena et Mary Grant.
-et elles les supportent sans se plaindre, ajouta
John Mangles. Mais, si je ne me trompe,
Monsieur Paganel, vous aviez parlé d' un village
situé au confluent des deux rivières.
-oui, répondit le géographe, le voici marqué sur la
carte de Johnston. C' est Ngarnavahia, à deux milles
environ au-dessous du confluent.
-eh bien ! Ne pourrait-on s' y loger pour la nuit ?
Lady Helena et miss Grant n' hésiteraient pas à faire
deux milles de plus pour trouver un hôtel à peu près
convenable.
-un hôtel ! S' écria Paganel, un hôtel dans un
village maori ! Mais pas même une auberge, ni un
cabaret ! Ce village n' est qu' une réunion de huttes
indigènes, et loin d' y chercher asile, mon avis est de
l' éviter prudemment.
-toujours vos craintes, Paganel ! Dit Glenarvan.
-mon cher lord, mieux vaut défiance que confiance
avec les maoris. Je ne sais dans quels termes ils sont
avec les anglais, si l' insurrection est comprimée ou
victorieuse, si nous ne tombons pas en pleine guerre.
Or, modestie à part, des gens de notre qualité
seraient de bonne prise, et je ne tiens pas à tâter
malgré moi de

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l' hospitalité zélandaise. Je trouve donc sage d' éviter
ce village de Ngarnavahia, de le tourner, de fuir
toute rencontre des indigènes. Une fois à Drury, ce
sera différent, et là, nos vaillantes compagnes se
referont à leur aise des fatigues du voyage. "
l' opinion du géographe prévalut. Lady Helena
préféra passer une dernière nuit en plein air et ne
pas exposer ses compagnons. Ni Mary Grant ni elle ne
demandèrent à faire halte, et elles continuèrent à
suivre les berges de la rivière.
Deux heures après, les premières ombres du soir
commençaient à descendre des montagnes. Le soleil,
avant de disparaître sous l' horizon de l' occident,
avait profité d' une subite trouée de nuages pour
darder quelques rayons tardifs. Les sommets éloignés
de l' est s' empourprèrent des derniers feux du jour.
Ce fut comme un rapide salut à l' adresse des
voyageurs.
Glenarvan et les siens hâtèrent le pas. Ils
connaissaient la brièveté du crépuscule sous cette
latitude déjà élevée, et combien se fait vite cet
envahissement de la nuit. Il s' agissait d' atteindre
le confluent des deux rivières avant l' obscurité
profonde. Mais un épais brouillard se leva de
terre et rendit très difficile la reconnaissance de la
route.
Heureusement, l' ouïe remplaça la vue, que les
ténèbres rendaient inutile. Bientôt un murmure plus
accentué des eaux indiqua la réunion des deux fleuves
dans un même lit. à huit heures, la petite troupe
arrivait à ce point où le Waipa se perd dans le
Waikato, non sans quelques mugissements des ondes
heurtées.
" le Waikato est là, s' écria Paganel, et la route
d' Auckland remonte le long de sa rive droite.
-nous la verrons demain, répondit le major. Campons
ici. Il me semble que ces ombres plus marquées sont
celles d' un petit fourré d' arbres qui a poussé là
tout exprès pour nous abriter. Soupons et dormons.
-soupons, dit Paganel, mais de biscuits et de viande
sèche, sans allumer un feu. Nous sommes arrivés ici

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incognito, tâchons de nous en aller de même ! Très
heureusement, ce brouillard nous rend invisibles. "
le bouquet d' arbres fut atteint, et chacun se
conforma aux prescriptions du géographe. Le souper
froid fut absorbé sans bruit, et bientôt un profond
sommeil s' empara des voyageurs fatigués par une
marche de quinze milles.

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chapitre x le fleuve national.
le lendemain, au lever du jour, un brouillard assez
dense rampait lourdement sur les eaux du fleuve. Une
partie des vapeurs qui saturaient l' air s' était
condensée par le refroidissement et couvrait d' un
nuage épais la surface des eaux. Mais les rayons du
soleil ne tardèrent pas à percer ces masses
vésiculaires, qui fondirent sous le regard de l' astre
radieux. Les rives embrumées se dégagèrent, et le
cours du Waikato apparut dans toute sa matinale
beauté.
Une langue de terre finement allongée, hérissée
d' arbrisseaux, venait mourir en pointe à la réunion
des deux courants. Les eaux du Waipa, plus
fougueuses, refoulaient les eaux du Waikato pendant
un quart de mille avant de s' y confondre ; mais le
fleuve, puissant et calme, avait bientôt raison de
la rageuse rivière, et il l' entraînait paisiblement
dans son cours jusqu' au réservoir du Pacifique.
Lorsque les vapeurs se levèrent, une embarcation se
montra, qui remontait le courant du Waikato.
C' était un canot long de soixante-dix pieds, large de
cinq, profond de trois, l' avant relevé comme une
gondole vénitienne, et taillé tout entier dans le
tronc d' un sapin kahikatea. Un lit de fougère sèche
en garnissait le fond. Huit avirons à l' avant le
faisaient voler à la surface des eaux, pendant qu' un
homme, assis à l' arrière, le dirigeait au moyen d' une
pagaie mobile.
Cet homme était un indigène de grande taille, âgé

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de quarante-cinq ans environ, à la poitrine large,
aux membres musculeux, armé de pieds et de mains
vigoureux. Son front bombé et sillonné de plis épais,
son regard violent, sa physionomie sinistre, en
faisaient un personnage redoutable.
C' était un chef maori, et de haut rang. On le voyait
au tatouage fin et serré qui zébrait son corps et son
visage. Des ailes de son nez aquilin partaient deux
spirales noires qui, cerclant ses yeux jaunes, se
rejoignaient sur son front et se perdaient dans sa
magnifique chevelure. Sa bouche aux dents éclatantes
et son menton disparaissaient sous de régulières
bigarrures, dont les élégantes volutes se
contournaient jusqu' à sa robuste poitrine.
Le tatouage, le " moko " des néo-zélandais, est une
haute marque de distinction. Celui-là seul est digne de
ces paraphes honorifiques qui a figuré vaillamment
dans quelques combats. Les esclaves, les gens du bas
peuple, ne peuvent y prétendre. Les chefs célèbres se
reconnaissent au fini, à la précision et à la nature
du dessin qui reproduit souvent sur leurs corps des
images d' animaux. Quelques-uns subissent jusqu' à cinq
fois l' opération fort douloureuse du moko. Plus on
est illustre, plus on est " illustré " dans ce pays
de la Nouvelle-Zélande.
Dumont D' Urville a donné de curieux détails sur
cette coutume. Il a justement fait observer que le
moko tenait lieu de ces armoiries dont certaines
familles sont si vaines en Europe. Mais il remarque
une différence entre ces deux signes de distinction :
c' est que les armoiries des européens n' attestent
souvent que le mérite individuel de celui qui, le
premier, a su les obtenir, sans rien prouver quant
au mérite de ses enfants ; tandis que les armoiries
individuelles des néo-zélandais témoignent d' une
manière authentique que, pour avoir le droit de les
porter, ils ont dû faire preuve d' un courage
personnel extraordinaire.
D' ailleurs, le tatouage des maoris, indépendamment
de la considération dont il jouit, possède une
incontestable

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utilité. Il donne au système cutané un surcroît
d' épaisseur, qui permet à la peau de résister aux
intempéries des saisons et aux incessantes piqûres des
moustiques.
Quant au chef qui dirigeait l' embarcation, nul doute
possible sur son illustration. L' os aigu d' albatros,
qui sert aux tatoueurs maoris, avait, en lignes
serrées et profondes, sillonné cinq fois son visage.
Il en était à sa cinquième édition, et cela se voyait
à sa mine hautaine.
Son corps, drapé dans une vaste natte de
" phormium " garnie de peaux de chiens, était ceint
d' un pagne ensanglanté dans les derniers combats.
Ses oreilles supportaient à leur lobe allongé des
penchants en jade vert, et, autour de son cou,
frémissaient des colliers de " pounamous " , sortes de
pierres sacrées auxquelles les zélandais attachent
quelque idée superstitieuse. à son côté reposait
un fusil de fabrique anglaise, et un " patou-patou " ,
espèce de hache à double tranchant, couleur
d' émeraude et longue de dix-huit pouces.
Auprès de lui, neuf guerriers d' un moindre rang, mais
armés, l' air farouche, quelques-uns souffrant encore
de blessures récentes, demeuraient dans une
immobilité parfaite, enveloppés de leur manteau de
phormium. Trois chiens de mine sauvage étaient
étendus à leurs pieds. Les huit rameurs de l' avant
semblaient être des serviteurs ou des esclaves du
chef. Ils nageaient vigoureusement. Aussi
l' embarcation remontait le courant du Waikato, peu
rapide du reste, avec une vitesse notable.
Au centre de ce long canot, les pieds attachés, mais
les mains libres, dix prisonniers européens se
tenaient serrés les uns contre les autres.
C' étaient Glenarvan et lady Helena, Mary Grant,
Robert, Paganel, le major, John Mangles, le
stewart, les deux matelots.
La veille au soir, toute la petite troupe, trompée
par l' épais brouillard, était venue camper au milieu
d' un nombreux parti d' indigènes. Vers le milieu de la
nuit,

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les voyageurs surpris dans leur sommeil furent faits
prisonniers, puis transportés à bord de
l' embarcation. Ils n' avaient pas été maltraités
jusqu' alors, mais ils eussent en vain essayé de
résister. Leurs armes, leurs munitions étaient entre
les mains des sauvages, et leurs propres balles les
auraient promptement jetés à terre.
Ils ne tardèrent pas à apprendre, en saisissant
quelques mots anglais dont se servaient les
indigènes, que ceux-ci, refoulés par les troupes
britanniques, battus et décimés, regagnaient les
districts du haut Waikato. Le chef maori, après une
opiniâtre résistance, ses principaux guerriers
massacrés par les soldats du 42 e régiment,
revenait faire un nouvel appel aux tribus du fleuve,
afin de rejoindre l' indomptable William Thompson,
qui luttait toujours contre les conquérants. Ce chef
se nommait " Kai-Koumou, " nom sinistre en langue
indigène, qui signifie " celui qui mange les membres
de son ennemi. " il était brave, audacieux, mais sa
cruauté égalait sa valeur. Il n' y avait aucune pitié
à attendre de lui. Son nom était bien connu des
soldats anglais, et sa tête venait d' être mise à
prix par le gouverneur de la Nouvelle-Zélande.
Ce coup terrible avait frappé lord Glenarvan au
moment où il allait atteindre le port si désiré
d' Auckland et se rapatrier en Europe. Cependant,
à considérer son visage froid et calme, on n' aurait
pu deviner l' excès de ses angoisses. C' est que
Glenarvan, dans les circonstances graves, se
montrait à la hauteur de ses infortunes. Il sentait
qu' il devait être la force, l' exemple de sa femme
et de ses compagnons, lui, l' époux, le chef ; prêt
d' ailleurs à mourir le premier pour le salut commun
quand les circonstances l' exigeraient. Profondément
religieux, il ne voulait pas désespérer de la justice
de Dieu en face de la sainteté de son entreprise,
et, au milieu des périls accumulés sur sa route,
il ne regretta pas l' élan généreux qui l' avait
entraîné jusque dans ces sauvages pays.
Ses compagnons étaient dignes de lui ; ils
partageaient

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ses nobles pensées, et, à voir leur physionomie
tranquille et fière, on ne les eût pas crus
entraînés vers une suprême catastrophe. D' ailleurs,
par un commun accord et sur le conseil de
Glenarvan, ils avaient résolu d' affecter une
indifférence superbe devant les indigènes. C' était le
seul moyen d' imposer à ces farouches natures. Les
sauvages, en général, et particulièrement les maoris,
ont un certain sentiment de dignité dont ils ne se
départissent jamais. Ils estiment qui se fait
estimer par son sang-froid et son courage.
Glenarvan savait qu' en agissant ainsi, il épargnait
à ses compagnons et à lui d' inutiles mauvais
traitements.
Depuis le départ du campement, les indigènes, peu
loquaces comme tous les sauvages, avaient à peine
parlé entre eux. Cependant, à quelques mots
échangés, Glenarvan reconnut que la langue anglaise
leur était familière. Il résolut donc d' interroger
le chef zélandais sur le sort qui leur était réservé.
S' adressant à Kai-Koumou, il lui dit d' une voix
exempte de toute crainte :
" où nous conduis-tu, chef ? "
Kai-Koumou le regarda froidement sans lui
répondre.
" que comptes-tu faire de nous ? " reprit Glenarvan.
Les yeux de Kai-Koumou brillèrent d' un éclair
rapide, et d' une voix grave, il répondit alors :
" t' échanger, si les tiens veulent de toi ; te tuer,
s' ils refusent. "
Glenarvan n' en demanda pas davantage, mais l' espoir
lui revint au coeur. Sans doute, quelques chefs de
l' armée maorie étaient tombés aux mains des anglais,
et les indigènes voulaient tenter de les reprendre
par voie d' échange. Il y avait donc là une chance de
salut, et la situation n' était pas désespérée.
Cependant, le canot remontait rapidement le cours du
fleuve. Paganel, que la mobilité de son caractère
emportait volontiers d' un extrême à l' autre, avait
repris tout espoir. Il se disait que les maoris leur
épargnaient la

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peine de se rendre aux postes anglais, et que c' était
autant de gagné. Donc, tout résigné à son sort, il
suivait sur sa carte le cours du Waikato à travers
les plaines et les vallées de la province. Lady
Helena et Mary Grant, comprimant leurs terreurs,
s' entretenaient à voix basse avec Glenarvan, et le
plus habile physionomiste n' eût pas surpris sur leurs
visages les angoisses de leur coeur.
Le Waikato est le fleuve national de la
Nouvelle-Zélande. Les maoris en sont fiers et
jaloux, comme les allemands du Rhin et les slaves
du Danube. Dans son cours de deux cents milles, il
arrose les plus belles contrées de l' île
septentrionale, depuis la province de Wellington
jusqu' à la province d' Auckland. Il a donné son
nom à toutes ces tribus riveraines qui, indomptables
et indomptées, se sont levées en masse contre les
envahisseurs.
Les eaux de ce fleuve sont encore à peu près vierges
de tout sillage étranger. Elles ne s' ouvrent que
devant la proue des pirogues insulaires. C' est à
peine si quelque audacieux touriste a pu s' aventurer
entre ces rives sacrées. L' accès du haut Waikato
paraît être interdit aux profanes européens.
Paganel connaissait la vénération des indigènes
pour cette grande artère zélandaise. Il savait que les
naturalistes anglais et allemands ne l' avaient guère
remonté au delà de sa jonction avec le Waipa.
Jusqu' où le bon plaisir de Kai-Koumou allait-il
entraîner ses captifs ? Il n' aurait pu le deviner, si
le mot " taupo " , fréquemment répété entre le chef et
ses guerriers, n' eût éveillé son attention.
Il consulta sa carte et vit que ce nom de taupo
s' appliquait à un lac célèbre dans les annales
géographiques, et creusé sur la portion la plus
montagneuse de l' île, à l' extrémité méridionale de la
province d' Auckland. Le Waikato sort de ce lac,
après l' avoir traversé dans toute sa largeur. Or, du
confluent au lac, le fleuve se développe sur un
parcours de cent vingt milles environ.

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Paganel, s' adressant en français à John Mangles
pour ne pas être compris des sauvages, le pria
d' estimer la vitesse du canot. John la porta à
trois milles à peu près par heure.
" alors, répondit le géographe, si nous faisons halte
pendant la nuit, notre voyage jusqu' au lac durera
près de quatre jours.
-mais les postes anglais, où sont-ils situés ?
Demanda Glenarvan.
-il est difficile de le savoir ! Répondit Paganel.
Cependant la guerre a dû se porter dans la province de
Taranaki, et, selon toute probabilité, les troupes
sont massées du côté du lac, au revers des
montagnes, là où s' est concentré le foyer de
l' insurrection.
-Dieu le veuille ! " dit lady Helena.
Glenarvan jeta un triste regard sur sa jeune femme,
sur Mary Grant, exposées à la merci de ces
farouches indigènes et emportées dans un pays
sauvage, loin de toute intervention humaine. Mais il
se vit observé par Kai-Koumou, et, par prudence, ne
voulant pas lui laisser deviner que l' une des
captives fût sa femme, il refoula ses pensées dans
son coeur et observa les rives du fleuve avec une
parfaite indifférence.
L' embarcation, à un demi-mille au-dessus du
confluent, avait passé sans s' arrêter devant
l' ancienne résidence du roi Potatau. Nul autre canot
ne sillonnait les eaux du fleuve. Quelques huttes,
longuement espacées sur les rives, témoignaient par
leur délabrement des horreurs d' une guerre récente.
Les campagnes riveraines semblaient abandonnées, les
bords du fleuve étaient déserts. Quelques
représentants de la famille des oiseaux aquatiques
animaient seuls cette triste solitude. Tantôt,
le " taparunga " , un échassier aux ailes noires, au
ventre blanc, au bec rouge, s' enfuyait sur ses
longues pattes. Tantôt, des hérons de trois espèces,
le " matuku " cendré, une sorte de butor à mine
stupide, et le magnifique " kotuku " , blanc de
plumage, jaune de bec, noir

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de pieds, regardaient paisiblement passer
l' embarcation indigène. Où les berges déclives
accusaient une certaine profondeur de l' eau, le
martin-pêcheur, le " kotaré " des maoris, guettait ces
petites anguilles qui frétillent par millions dans les
rivières zélandaises. Où les buissons
s' arrondissaient au-dessus du fleuve, des huppes
très fières, des rallecs et des poules sultanes
faisaient leur matinale toilette sous les premiers
rayons du soleil. Tout ce monde ailé jouissait en
paix des loisirs que lui laissait l' absence des
hommes chassés ou décimés par la guerre.
Pendant cette première partie de son cours, le
Waikato coulait largement au milieu de vastes
plaines. Mais en amont, les collines, puis les
montagnes, allaient bientôt rétrécir la vallée où
s' était creusé son lit. à dix milles au-dessus du
confluent, la carte de Paganel indiquait sur la rive
gauche le rivage de Kirikiriroa, qui s' y
trouva en effet. Kai-Koumou ne s' arrêta point. Il fit
donner aux prisonniers leurs propres aliments enlevés
dans le pillage du campement. Quant à ses guerriers,
ses esclaves et lui, ils se contentèrent de la
nourriture indigène, de fougères comestibles, le
" pteris esculenta " des botanistes, racines cuites au
four, et de " kapanas " , pommes de terre
abondamment cultivées dans les deux îles. Nulle
matière animale ne figurait à leur repas, et la
viande sèche des captifs ne parut leur inspirer
aucun désir.
à trois heures, quelques montagnes se dressèrent sur
la rive droite, les Pokaroa-Ranges, qui
ressemblaient à une courtine démantelée. Sur
certaines arêtes à pic étaient perchés des
" pahs " en ruines, anciens retranchements élevés par
les ingénieurs maoris dans d' inexpugnables positions.
On eût dit de grands nids d' aigles.
Le soleil allait disparaître derrière l' horizon,
quand le canot heurta une berge encombrée de ces
pierres ponces que le Waikato, sorti de montagnes
volcaniques, entraîne dans son cours. Quelques
arbres poussaient là, qui parurent propres à abriter
un campement. Kai-Koumou

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fit débarquer ses prisonniers, et les hommes eurent
les mains liées, les femmes restèrent libres ; tous
furent placés au centre du campement, auquel des
brasiers allumés firent une infranchissable barrière
de feux.
Avant que Kai-Koumou eût appris à ses captifs son
intention de les échanger, Glenarvan et John
Mangles avaient discuté les moyens de recouvrer leur
liberté. Ce qu' ils ne pouvaient essayer dans
l' embarcation, ils espéraient le tenter à terre, à
l' heure du campement, avec les hasards favorables de
la nuit.
Mais, depuis l' entretien de Glenarvan et du chef
zélandais, il parut sage de s' abstenir. Il fallait
patienter. C' était le parti le plus prudent.
L' échange offrait des chances de salut que ne
présentaient pas une attaque à main armée ou une
fuite à travers ces contrées inconnues.
Certainement, bien des événements pouvaient surgir
qui retarderaient ou empêcheraient même une telle
négociation ; mais le mieux était encore d' en
attendre l' issue. En effet, que pouvaient faire une
dizaine d' hommes sans armes contre une trentaine de
sauvages bien armés ? Glenarvan, d' ailleurs,
supposait que la tribu de Kai-Koumou avait perdu
quelque chef de haute valeur

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qu' elle tenait particulièrement à reprendre, et il ne
se trompait pas.
Le lendemain, l' embarcation remonta le cours du
fleuve avec une nouvelle rapidité. à dix heures, elle
s' arrêta un instant au confluent du Pohaiwhenna,
petite rivière qui venait sinueusement des plaines de
la rive droite.
Là un canot, monté par dix indigènes, rejoignit
l' embarcation de Kai-Koumou. Les guerriers
échangèrent à peine le salut d' arrivée, le " aïré
maira " , qui veut dire " viens ici en bonne santé " , et
les deux canots marchèrent de conserve. Les nouveaux
venus avaient récemment combattu contre les troupes
anglaises. On le voyait à leurs vêtements en
lambeaux, à leurs armes ensanglantées, aux
blessures qui saignaient encore sous leurs haillons.
Ils étaient sombres, taciturnes. Avec l' indifférence
naturelle à tous les peuples sauvages, ils
n' accordèrent aucune attention aux européens.
à midi, les sommets du Maungatotari se dessinèrent
dans l' ouest. La vallée du Waikato commençait à se
resserrer. Là, le fleuve, profondément encaissé, se
déchaînait avec la violence d' un rapide. Mais la
vigueur des indigènes, doublée et régularisée par
un chant qui rythmait le battement des rames, enleva
l' embarcation sur les eaux écumantes. Le rapide fut
dépassé, et le Waikato reprit son cours lent, brisé
de mille en mille par l' angle de ses rives.
Vers le soir, Kai-Koumou accosta au pied des
montagnes dont les premiers contreforts tombaient à
pic sur d' étroites berges. Là, une vingtaine
d' indigènes, débarqués de leurs canots, prenaient des
dispositions pour la nuit. Des feux flambaient sous
les arbres. Un chef, l' égal de Kai-Koumou,
s' avança à pas comptés, et, frottant son nez contre
celui de Kai-Koumou, il lui donna le salut cordial
du " chongui " . Les prisonniers furent déposés
au centre du campement et gardés avec une extrême
vigilance.

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Le lendemain matin, cette longue remontée du
Waikato fut reprise. D' autres embarcations
arrivèrent par les petits affluents du fleuve. Une
soixantaine de guerriers, évidemment les fuyards de la
dernière insurrection, étaient réunis alors, et,
plus ou moins maltraités par les balles anglaises, ils
regagnaient les districts des montagnes. Quelquefois,
un chant s' élevait des canots qui marchaient en
ligne. Un indigène entonnait l' ode patriotique
du mystérieux " Pihé " ,
papa ra ti wati tidi
i dounga nei...

hymne national qui entraîne les maoris à la guerre de
l' indépendance. La voix du chanteur, pleine et
sonore, réveillait les échos des montagnes, et,
après chaque couplet, les indigènes, frappant leur
poitrine, qui résonnait comme un tambour, reprenaient
en choeur la strophe belliqueuse. Puis, sur un
nouvel effort de rames, les canots faisaient tête au
courant et volaient à la surface des eaux.
Un phénomène curieux vint, pendant cette journée,
marquer la navigation du fleuve. Vers quatre heures,
l' embarcation, sans hésiter, sans retarder sa course,
guidée par la main ferme du chef, se lança à travers
une vallée étroite. Des remous se brisaient avec rage
contre des îlots nombreux et propices aux accidents.
Moins que jamais, dans cet étrange passage du
Waikato, il n' était permis de chavirer, car ses
bords n' offraient aucun refuge. Quiconque eût mis le
pied sur la vase bouillante des rives se fût
inévitablement perdu.
En effet, le fleuve coulait entre ces sources chaudes
signalées de tout temps à la curiosité des
touristes. L' oxyde de fer colorait en rouge vif le
limon des berges, où le pied n' eût pas rencontré une
toise de tuf solide. L' atmosphère était saturée d' une
odeur sulfureuse très pénétrante. Les indigènes n' en
souffraient pas, mais les captifs furent
sérieusement incommodés par les miasmes

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exhalés des fissures du sol et les bulles qui
crevaient sous la tension des gaz intérieurs. Mais
si l' odorat se faisait difficilement à ces
émanations, l' oeil ne pouvait qu' admirer cet
imposant spectacle.
Les embarcations s' aventurèrent dans l' épaisseur d' un
nuage de vapeurs blanches. Ses éblouissantes volutes
s' étageaient en dôme au-dessus du fleuve. Sur ses
rives, une centaine de geysers, les uns lançant des
masses de vapeurs, les autres s' épanchant en
colonnes liquides, variaient leurs effets comme les
jets et les cascades d' un bassin, organisés par la
main de l' homme. On eût dit que quelque machiniste
dirigeait à son gré les intermittences de ces
sources. Les eaux et les vapeurs, confondues dans
l' air, s' irisaient aux rayons du soleil.
En cet endroit, le Waikato coulait sur un lit
mobile qui bout incessamment sous l' action des feux
souterrains. Non loin, du côté du lac Rotorua, dans
l' est, mugissaient les sources thermales et les
cascades fumantes du Rotomahana et du Tetarata
entrevues par quelques hardis voyageurs. Cette région
est percée de geysers, de cratères et de solfatares.
Là s' échappe le trop-plein des gaz qui n' ont pu
trouver issue par les insuffisantes soupapes du
Tongariro et du Wakari, les seuls volcans en
activité de la Nouvelle-Zélande.
Pendant deux milles, les canots indigènes
navigèrent sous cette voûte de vapeurs, englobés
dans les chaudes volutes qui roulaient à la surface
des eaux ; puis, la fumée sulfureuse se dissipa, et
un air pur, sollicité par la rapidité du courant, vint
rafraîchir les poitrines haletantes. La région des
sources était passée.
Avant la fin du jour, deux rapides furent encore
remontés sous l' aviron vigoureux des sauvages, celui
d' Hipapatua et celui de Tamatea. Le soir,
Kai-Koumou campa à cent milles du confluent du
Waipa et du Waikato. Le fleuve, s' arrondissant vers
l' est, retombait alors au sud sur le lac Taupo,
comme un immense jet d' eau dans un bassin.

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Le lendemain, Jacques Paganel, consultant la
carte, reconnut sur la rive droite le mont Taubara,
qui s' élève à trois mille pieds dans les airs.
à midi, tout le cortège des embarcations débouchait
par un évasement du fleuve dans le lac Taupo, et les
indigènes saluaient de leurs gestes un lambeau
d' étoffe que le vent déployait au sommet d' une hutte.
C' était le drapeau national.

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chapitre xi le lac Taupo.
un gouffre insondable, long de vingt-cinq milles,
large de vingt, s' est un jour formé, bien avant les
temps historiques, par un écroulement de cavernes au
milieu des laves trachytiques du centre de l' île.
Les eaux, précipitées des sommets environnants, ont
envahi cette énorme cavité. Le gouffre s' est fait
lac, mais abîme toujours, et les sondes sont encore
impuissantes à mesurer sa profondeur.
Tel est cet étrange lac Taupo, élevé à douze cent
cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer, et
dominé par un cirque de montagnes hautes de quatre
cents toises. à l' ouest, des rochers à pic d' une
grande taille ; au nord quelques cimes éloignées et
couronnées de petits bois ; à l' est, une large plage
sillonnée par une route décorée de pierres ponces qui
resplendissent sous le treillis des buissons ; au
sud, des cônes volcaniques derrière un premier plan
de forêts encadrent majestueusement cette vaste
étendue d' eau dont les tempêtes retentissantes valent
les cyclones de l' océan.
Toute cette région bout comme une chaudière
immense, suspendue sur les flammes souterraines. Les
terrains frémissent sous les caresses du feu central.
De chaudes buées filtrent en maint endroit. La croûte
de terre se fend en violentes craquelures comme un
gâteau trop poussé, et sans doute ce plateau
s' abîmerait dans une incandescente fournaise si,
douze milles plus loin,

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les vapeurs emprisonnées ne trouvaient une issue par
les cratères du Tongariro.
De la rive du nord, ce volcan apparaissait
empanaché de fumée et de flammes, au-dessus de petits
monticules ignivomes. Le Tongariro semblait se
rattacher à un système orographique assez compliqué.
Derrière lui, le mont Ruapahou, isolé dans la
plaine, dressait à neuf mille pieds en l' air sa tête
perdue au milieu des nuages. Aucun mortel n' a posé
le pied sur son cône inaccessible ; l' oeil humain
n' a jamais sondé les profondeurs de son cratère,
tandis que, trois fois en vingt ans, Mm Bidwill
et Dyson, et récemment M De Hochstetter, ont
mesuré les cimes plus abordables du Tongariro.
Ces volcans ont leurs légendes, et, en toute autre
circonstance, Paganel n' eût pas manqué de les
apprendre à ses compagnons. Il leur aurait raconté
cette dispute qu' une question de femme éleva un jour
entre le Tongariro et le Taranaki, alors son
voisin et ami. Le Tongariro, qui a la tête chaude,
comme tous les volcans, s' emporta jusqu' à frapper le
Taranaki. Le Taranaki, battu et humilié, s' enfuit
par la vallée du Whanganni, laissa tomber en route
deux morceaux de montagne, et gagna les
rivages de la mer, où il s' élève solitairement sous
le nom de mont Egmont.
Mais Paganel n' était guère en disposition de conter,
ni ses amis en humeur de l' entendre. Ils
observaient silencieusement la rive nord-est du
Taupo où la plus décevante fatalité venait de les
conduire. La mission établie par le révérend Grace
à Pukawa, sur les bords occidentaux du lac,
n' existait plus. Le ministre avait été chassé par la
guerre loin du principal foyer de l' insurrection.
Les prisonniers étaient seuls, abandonnés à la merci
de maoris avides de représailles et précisément dans
cette portion sauvage de l' île où le christianisme
n' a jamais pénétré.
Kai-Koumou, en quittant les eaux du Waikato,
traversa la petite crique qui sert d' entonnoir au
fleuve, doubla

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un promontoire aigu, et accosta la grève orientale du
lac, au pied des premières ondulations du mont
Manga, grosse extumescence haute de trois cents
toises. Là, s' étalaient des champs de " phormium " , le
lin précieux de la Nouvelle-Zélande. C' est le
" harakeké " des indigènes. Rien n' est à dédaigner dans
cette utile plante. Sa fleur fournit une sorte de
miel excellent ; sa tige produit une substance
gommeuse, qui remplace la cire ou l' amidon ; sa
feuille, plus complaisante encore, se prête à de
nombreuses transformations : fraîche, elle sert de
papier ; desséchée, elle fait un excellent amadou ;
découpée, elle se change en cordes, câbles et filets ;
divisée en filaments et teillée, elle devient
couverture ou manteau, natte ou pagne, et, teinte en
rouge ou en noir, elle vêtit les plus élégants
maoris.
Aussi, ce précieux phormium se trouve-t-il partout
dans les deux îles, aux bords de la mer comme au long
des fleuves et sur la rive des lacs. Ici, ses
buissons sauvages couvraient des champs entiers ; ses
fleurs, d' un rouge brun, et semblables à l' agave,
s' épanouissaient partout hors de l' inextricable
fouillis de ses longues feuilles, qui formaient un
trophée de lames tranchantes. De gracieux oiseaux,
les nectariens, habitués des champs de phormium,
volaient par bandes nombreuses et se délectaient du
suc mielleux des fleurs.
Dans les eaux du lac barbotaient des troupes de
canards au plumage noirâtre, bariolés de gris et de
vert, et qui se sont aisément domestiqués.
à un quart de mille, sur un escarpement de la
montagne, apparaissait un " pah " , retranchement maori
placé dans une position inexpugnable. Les prisonniers
débarqués un à un, les pieds et les mains libres, y
furent conduits par les guerriers. Le sentier qui
aboutissait au retranchement traversait des champs de
phormium, et un bouquet de beaux arbres, des
" kaikateas " , à feuilles persistantes et à baies
rouges, des " dracenas australis " , le " ti " des
indigènes, dont la cime remplace avantageusement

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le chou-palmiste, et des " huious " qui servent à
teindre les étoffes en noir. De grosses colombes à
reflets métalliques, des glaucopes cendrés, et un
monde d' étourneaux à caroncules rougeâtres,
s' envolèrent à l' approche des indigènes.
Après un assez long détour, Glenarvan, lady Helena,
Mary Grant et leurs compagnons arrivèrent à
l' intérieur du pah.
Cette forteresse était défendue par une première
enceinte de solides palissades, hautes de quinze
pieds ; une seconde ligne de pieux, puis une clôture
d' osier percée de meurtrières, enfermaient la seconde
enceinte, c' est-à-dire le plateau du pah, sur lequel
s' élevaient des constructions maories et une
quarantaine de huttes disposées symétriquement.
En y arrivant, les captifs furent horriblement
impressionnés à la vue des têtes qui ornaient les
poteaux de la seconde enceinte. Lady Helena et
Mary Grant détournèrent les yeux avec plus de
dégoût encore que d' épouvante.
Ces têtes avaient appartenu aux chefs ennemis
tombés dans les combats, dont les corps servirent de
nourriture aux vainqueurs.

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Le géographe les reconnut pour telles, à leurs
orbites caves et privés d' yeux.
En effet, l' oeil des chefs est dévoré ; la tête,
préparée à la manière indigène, vidée de sa cervelle
et dénudée de tout épiderme, le nez maintenu par de
petites planchettes, les narines bourrées de
phormium, la bouche et les paupières cousues, est mise
au four et soumise à une fumigation de trente heures.
Ainsi disposée, elle se conserve indéfiniment sans
altération ni ride, et forme des trophées de
victoire.
Souvent les maoris conservent la tête de leurs propres
chefs ; mais, dans ce cas, l' oeil reste dans son
orbite et regarde. Les néo-zélandais montrent ces
restes avec orgueil ; ils les offrent à l' admiration
des jeunes guerriers, et leur payent un tribut de
vénération par des cérémonies solennelles.
Mais, dans le pah de Kai-Koumou, les têtes
d' ennemis ornaient seules cet horrible muséum, et là,
sans doute, plus d' un anglais, l' orbite vide,
augmentait la collection du chef maori.
La case de Kai-Koumou, entre plusieurs huttes de
moindre importance, s' élevait au fond du pah, devant
un large terrain découvert que des européens eussent
appelé " le champ de bataille. " cette case était un
assemblage de pieux calfeutrés d' un entrelacement de
branches, et tapissé intérieurement de nattes de
phormium. Vingt pieds de long, quinze pieds de large,
dix pieds de haut faisaient à Kai-Koumou une
habitation de trois mille pieds cubes. Il n' en faut
pas plus pour loger un chef zélandais.
Une seule ouverture donnait accès dans la hutte ; un
battant à bascule, formé d' un épais tissu végétal,
servait de porte. Au-dessus, le toit se prolongeait
en manière d' impluvium. Quelques figures sculptées
au bout des chevrons ornaient la case, et le
" wharepuni " ou portail offrait à l' admiration des
visiteurs des feuillages, des figures symboliques,
des monstres, des rinceaux contournés,

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tout un fouillis curieux, né sous le ciseau des
ornemanistes indigènes.
à l' intérieur de la case, le plancher fait de terre
battue s' élevait d' un demi-pied au-dessus du sol.
Quelques claies en roseaux, et des matelas de
fougère sèche recouverts d' une natte tissée avec les
feuilles longues et flexibles du " typha " , servaient
de lits. Au milieu, un trou en pierre formait le
foyer, et au toit, un second trou servait de
cheminée. La fumée, quand elle était suffisamment
épaisse, se décidait enfin à profiter de cette issue,
non sans avoir déposé sur les murs de l' habitation
un vernis du plus beau noir.
à côté de la case s' élevaient les magasins qui
renfermaient les provisions du chef, sa récolte de
phormium, de patates, de taros, de fougères
comestibles, et les fours où s' opère la cuisson de ces
divers aliments au contact de pierres chauffées. Plus
loin, dans de petites enceintes, parquaient des porcs
et des chèvres, rares descendants des utiles
animaux acclimatés par le capitaine Cook. Des chiens
couraient çà et là, quêtant leur maigre nourriture.
Ils étaient assez mal entretenus pour des bêtes qui
servent journellement à l' alimentation du maori.
Glenarvan et ses compagnons avaient embrassé cet
ensemble d' un coup d' oeil. Ils attendaient auprès
d' une case vide le bon plaisir du chef, non sans être
exposés aux injures d' une bande de vieilles femmes.
Cette troupe de harpies les entourait, les menaçait
du poing, hurlait et vociférait. Quelques mots
d' anglais qui s' échappaient de leurs grosses lèvres
laissaient clairement entrevoir qu' elles réclamaient
d' immédiates vengeances.
Au milieu de ces vociférations et de ces menaces,
lady Helena, tranquille en apparence, affectait un
calme qui ne pouvait être dans son coeur. Cette
courageuse femme, pour laisser tout son sang-froid
à lord Glenarvan, se contenait par d' héroïques
efforts. La pauvre Mary Grant, elle, se sentait
défaillir, et John Mangles la soutenait, prêt à se
faire tuer pour la défendre. Ses compagnons

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supportaient diversement ce déluge d' invectives,
indifférents comme le major, ou en proie à une
irritation croissante comme Paganel.
Glenarvan, voulant éviter à lady Helena l' assaut de
ces vieilles mégères, marcha droit à
Kai-Koumou, et montrant le groupe hideux :
" chasse-les " , dit-il.
Le chef maori regarda fixement son prisonnier sans lui
répondre ; puis, d' un geste, il fit taire la horde
hurlante. Glenarvan s' inclina, en signe de
remerciement, et vint reprendre lentement sa place
au milieu des siens.
En ce moment, une centaine de néo-zélandais étaient
réunis dans le pah, des vieillards, des hommes faits,
des jeunes gens, les uns calmes, mais sombres,
attendant les ordres de Kai-Koumou, les autres se
livrant à tous les entraînements d' une violente
douleur ; ceux-ci pleuraient leurs parents ou amis
tombés dans les derniers combats.
Kai-Koumou, de tous les chefs qui se levèrent à la
voix de William Thompson, revenait seul aux
districts du lac, et, le premier, il apprenait à sa
tribu la défaite de l' insurrection nationale, battue
dans les plaines du bas Waikato. Des deux cents
guerriers qui, sous ses ordres, coururent à la
défense du sol, cent cinquante manquaient au retour.
Si quelques-uns étaient prisonniers des
envahisseurs, combien, étendus sur le champ de
bataille, ne devaient jamais revenir au pays de leurs
aïeux !
Ainsi s' expliquait la désolation profonde dont la
tribu fut frappée à l' arrivée de Kai-Koumou. Rien
n' avait encore transpiré de la dernière défaite, et
cette funeste nouvelle venait d' éclater à l' instant.
Chez les sauvages, la douleur morale se manifeste
toujours par des démonstrations physiques. Aussi, les
parents et amis des guerriers morts, les femmes
surtout, se déchiraient la figure et les épaules avec
des coquilles aiguës. Le sang jaillissait et se
mêlait à leurs larmes. Les profondes incisions
marquaient les grands désespoirs.

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Les malheureuses zélandaises, ensanglantées et
folles, étaient horribles à voir.
Un autre motif, très grave aux yeux des indigènes,
accroissait encore leur désespoir. Non seulement le
parent, l' ami qu' ils pleuraient, n' était plus, mais
ses ossements devaient manquer au tombeau de la
famille. Or, la possession de ces restes est
regardée, dans la religion maorie, comme
indispensable aux destinées de la vie future ; non
la chair périssable, mais les os, qui sont recueillis
avec soin, nettoyés, grattés, polis, vernis même,
et définitivement déposés dans " l' oudoupa " ,
c' est-à-dire " la maison de gloire " . Ces tombes sont
ornées de statues de bois qui reproduisent avec une
fidélité parfaite les tatouages du défunt. Mais
aujourd' hui, les tombeaux resteraient vides, les
cérémonies religieuses ne s' accompliraient pas, et
les os qu' épargnerait la dent des chiens sauvages
blanchiraient sans sépulture sur le champ du combat.
Alors redoublèrent les marques de douleur. Aux
menaces des femmes succédèrent les imprécations des
hommes contre les européens. Les injures éclataient,
les gestes devenaient plus violents. Aux cris
allaient succéder les actes de brutalité.
Kai-Koumou, craignant d' être débordé par les
fanatiques de sa tribu, fit conduire ses captifs
en un lieu sacré, situé à l' autre extrémité du pah
sur un plateau abrupt. Cette hutte s' appuyait à un
massif élevé d' une centaine de pieds au-dessus
d' elle, qui terminait par un talus assez raide ce
côté du retranchement. Dans ce " waré-atoua " ,
maison consacrée, les prêtres ou les arikis
enseignaient aux zélandais un dieu en trois
personnes, le père, le fils, et l' oiseau ou l' esprit.
La hutte, vaste, bien close, renfermait la nourriture
sainte et choisie que Maoui-Ranga-Rangui
mange par la bouche de ses prêtres.
Là, les captifs, momentanément abrités contre la
fureur indigène, s' étendirent sur des nattes de
phormium. Lady

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Helena, ses forces épuisées, son énergie morale
vaincue, se laissa aller dans les bras de son mari.
Glenarvan, la pressant sur sa poitrine, lui
répétait :
" courage, ma chère Helena, le ciel ne nous
abandonnera pas ! "
Robert, à peine enfermé, se hissa sur les épaules
de Wilson, et parvint à glisser sa tête par un
interstice ménagé entre le toit et la muraille,
où pendaient des chapelets d' amulettes. De là, son
regard embrassait toute l' étendue du pah jusqu' à
la case de Kai-Koumou.
" ils sont assemblés autour du chef, dit-il à voix
basse... ils agitent leurs bras... ils poussent des
hurlements... Kai-Koumou veut parler... "
l' enfant se tut pendant quelques minutes, puis il
reprit :
" Kai-Koumou parle... les sauvages se calment...
ils l' écoutent...
-évidemment, dit le major, ce chef a un intérêt
personnel à nous protéger. Il veut échanger ses
prisonniers contre des chefs de sa tribu ! Mais
ses guerriers y consentiront-ils ?
-oui ! ... ils l' écoutent... reprit Robert. Ils
se dispersent... les uns rentrent dans leurs
huttes... les autres quittent le retranchement...
-dis-tu vrai ? S' écria le major.
-oui, Monsieur Mac Nabbs, répondit Robert.
Kai-Koumou est resté seul avec les guerriers de
son embarcation. Ah ! L' un d' eux se dirige vers
notre case.
-descends, Robert, " dit Glenarvan.
En ce moment, lady Helena, qui s' était relevée,
saisit le bras de son mari.
" Edward, dit-elle d' une voix ferme, ni Mary Grant
ni moi nous ne devons tomber vivantes entre les
mains de ces sauvages ! "
et, ces paroles dites, elle tendit à Glenarvan un
revolver chargé.

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" une arme ! S' écria Glenarvan, dont un éclair
illumina les yeux.
-oui ! Les maoris ne fouillent pas leurs
prisonnières ! Mais cette arme, c' est pour nous,
Edward, non pour eux ! ...
-Glenarvan, dit rapidement Mac Nabbs, cachez
ce revolver ! Il n' est pas temps encore... "
le revolver disparut sous les vêtements du lord.
La natte qui fermait l' entrée de la case se
souleva. Un indigène parut.
Il fit signe aux prisonniers de le suivre.
Glenarvan et les siens, en groupe serré,
traversèrent le pah, et s' arrêtèrent devant
Kai-Koumou.
Autour de ce chef étaient réunis les principaux
guerriers de sa tribu. Parmi eux se voyait ce
maori dont l' embarcation rejoignit celle de
Kai-Koumou au confluent du Pohaiwhenna sur le
Waikato. C' était un homme de quarante ans,
vigoureux, de mine farouche et cruelle. Il se
nommait Kara-Tété, c' est-à-dire " l' irascible "
en langue zélandaise. Kai-Koumou le traitait
avec certains égards, et, à la finesse de son
tatouage, on reconnaissait que Kara-Tété occupait
un rang élevé dans la tribu. Cependant, un
observateur eût deviné qu' entre

p126

ces deux chefs il y avait rivalité. Le major
observa que l' influence de Kara-Tété portait
ombrage à Kai-Koumou. Ils commandaient tous les
deux à ces importantes peuplades du Waikato et
avec une puissance égale. Aussi, pendant cet
entretien, si la bouche de Kai-Koumou souriait,
ses yeux trahissaient une profonde inimitié.
Kai-Koumou interrogea Glenarvan :
" tu es anglais ? Lui demanda-t-il.
-oui, répondit le lord sans hésiter, car cette
nationalité devait rendre un échange plus facile.
-et tes compagnons ? Dit Kai-Koumou.
-mes compagnons sont anglais comme moi. Nous
sommes des voyageurs, des naufragés. Mais, si tu
tiens à le savoir, nous n' avons pas pris part à la
guerre.
-peu importe ! Répondit brutalement Kara-Tété.
Tout anglais est notre ennemi. Les tiens ont
envahi notre île ! Ils ont brûlé nos villages !
-ils ont eu tort ! Répondit Glenarvan d' une voix
grave. Je te le dis parce que je le pense, et non
parce que je suis en ton pouvoir.
-écoute, reprit Kai-Koumou, le Tohonga, le
grand prêtre de Nouï-Atoua, est tombé entre les
mains de tes frères ; il est prisonnier des
pakekas. Notre dieu nous commande de racheter sa
vie. J' aurais voulu t' arracher le coeur, j' aurais
voulu que ta tête et la tête de tes compagnons
fussent éternellement suspendues aux poteaux de
cette palissade ! Mais Nouï-Atoua a parlé.
En s' exprimant ainsi, Kai-Koumou, jusque-là
maître de lui, tremblait de colère, et sa physionomie
s' imprégnait d' une féroce exaltation.
Puis, après quelques instants, il reprit plus
froidement :

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" crois-tu que les anglais échangent notre
Tohonga contre ta personne ? "
Glenarvan hésita à répondre, et observa
attentivement le chef maori.
" je l' ignore, dit-il, après un moment de silence.
-parle, reprit Kai-Koumou. Ta vie vaut-elle la
vie de notre Tohonga ?
-non, répondit Glenarvan. Je ne suis ni un chef
ni un prêtre parmi les miens ! "
Paganel, stupéfait de cette réponse, regarda
Glenarvan avec un étonnement profond.
Kai-Koumou parut également surpris.
" ainsi, tu doutes ? Dit-il.
-j' ignore, répéta Glenarvan.
-les tiens ne t' accepteront pas en échange de
notre Tohonga ?

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-moi seul ? Non, répéta Glenarvan. Nous tous,
peut-être.
-chez les maoris, dit Kai-Koumou, c' est tête
pour tête.
-offre d' abord ces femmes en échange de ton
prêtre, " dit Glenarvan, qui désigna lady Helena
et Mary Grant.
Lady Helena voulut s' élancer vers son mari. Le
major la retint.
" ces deux dames, reprit Glenarvan en s' inclinant
avec une grâce respectueuse vers lady Helena et
Mary Grant, occupent un haut rang dans leur pays. "
le guerrier regarda froidement son prisonnier. Un
mauvais sourire passa sur ses lèvres ; mais il le
réprima presque aussitôt, et répondit d' une voix
qu' il contenait à peine :
" espères-tu donc tromper Kai-Koumou par de
fausses paroles, européen maudit ? Crois-tu que
les yeux de Kai-Koumou ne sachent pas lire dans
les coeurs ! "
et, montrant lady Helena :
" voilà ta femme ! Dit-il.
-non ! La mienne ! " s' écria Kara-Tété.
Puis, repoussant les prisonniers, la main du chef
s' étendit sur l' épaule de lady Helena, qui pâlit
sous ce contact.
" Edward ! " cria la malheureuse femme éperdue.
Glenarvan, sans prononcer un seul mot, leva le bras.
Un coup de feu retentit. Kara-Tété tomba mort.
à cette détonation, un flot d' indigènes sortit des
huttes. Le pah s' emplit en un instant. Cent bras
se levèrent sur les infortunés. Le revolver de
Glenarvan lui fut arraché de la main.
Kai-Koumou jeta sur Glenarvan un regard étrange ;
puis d' une main, couvrant le corps du meurtrier, de
l' autre, il contint la foule qui se ruait sur les
enfants.
Enfin sa voix domina le tumulte.
" tabou ! Tabou ! " s' écria-t-il.

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à ce mot, la foule s' arrêta devant Glenarvan et
ses compagnons, momentanément préservés par une
puissance surnaturelle.
Quelques instants après, ils étaient reconduits
au waré-atoua, qui leur servait de prison. Mais
Robert Grant et Jacques Paganel n' étaient plus
avec eux.

p131

chapitre xii les funérailles d' un chef maori.
Kai-Koumou, suivant un exemple assez fréquent
dans la Nouvelle-Zélande, joignait le titre
d' ariki à celui de chef de tribu. Il était revêtu
de la dignité de prêtre, et, comme tel, il pouvait
étendre sur les personnes ou sur les objets la
superstitieuse protection du tabou.
Le tabou, commun aux peuples de race polynésienne,
a pour effet immédiat d' interdire toute relation
ou tout usage avec l' objet ou la personne tabouée.
Selon la religion maorie, quiconque porterait une
main sacrilège sur ce qui est déclaré tabou, serait
puni de mort par le Dieu irrité. D' ailleurs, au
cas où la divinité tarderait à venger sa propre
injure, les prêtres ne manqueraient pas d' accélérer
sa vengeance.
Le tabou est appliqué par les chefs dans un but
politique, à moins qu' il ne résulte d' une situation
ordinaire de la vie privée. Un indigène est taboué
pendant quelques jours, en mainte circonstance,
lorsqu' il s' est coupé les cheveux, lorsqu' il vient
de subir l' opération du tatouage, lorsqu' il
construit une pirogue, lorsqu' il bâtit une maison,
quand il est atteint d' une maladie mortelle, quand
il est mort. Une imprévoyante consommation
menace-t-elle de dépeupler les rivières de leurs
poissons, de ruiner dans leurs primeurs les
plantations de patates douces, ces objets sont
frappés d' un tabou protecteur et économique. Un chef
veut-il éloigner les importuns de sa maison, il la
taboue ; monopoliser à son profit les relations
avec un navire étranger, il le taboue encore ;

p132

mettre en quarantaine un trafiquant européen dont
il est mécontent, il le taboue toujours. Son
interdiction ressemble alors à l' ancien " veto " des
rois.
Lorsqu' un objet est taboué, nul n' y peut toucher
impunément. Quand un indigène est soumis à cette
interdiction, certains aliments lui sont défendus
pendant un temps déterminé. Est-il relevé de cette
diète sévère, s' il est riche, ses esclaves
l' assistent et lui introduisent dans le gosier les
mets qu' il ne doit pas toucher de ses mains ; s' il
est pauvre, il est réduit à ramasser ses aliments
avec sa bouche, et le tabou en fait un animal.
En somme, et pour conclure, cette singulière
coutume dirige et modifie les moindres actions des
néo-zélandais. C' est l' incessante intervention de la
divinité dans la vie sociale. Il a force de loi et
l' on peut dire que tout le code indigène, code
indiscutable et indiscuté, se résume dans la
fréquente application du tabou.
Quant aux prisonniers enfermés dans le waré-atoua,
c' était un tabou arbitraire qui venait de les
soustraire aux fureurs de la tribu. Quelques-uns
des indigènes, les amis et les partisans de
Kai-Koumou, s' étaient arrêtés subitement à la
voix de leur chef et avait protégé les captifs.
Glenarvan ne se faisait cependant pas illusion
sur le sort qui lui était réservé. Sa mort pouvait
seule payer le meurtre d' un chef. Or, la mort chez
les peuples sauvages n' est jamais que la fin d' un
long supplice. Glenarvan s' attendait donc à expier
cruellement la légitime indignation qui avait armé
son bras, mais il espérait que la colère de
Kai-Koumou ne frapperait que lui.
Quelle nuit ses compagnons et lui passèrent ! Qui
pourrait peindre leurs angoisses et mesurer leurs
souffrances ? Le pauvre Robert, le brave Paganel
n' avaient pas reparu. Mais comment douter de leur
sort ? N' étaient-ils pas les premières victimes
sacrifiées à la vengeance des indigènes ? Tout
espoir avait disparu, même du coeur de Mac Nabbs,
qui ne désespérait pas aisément.

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John Mangles se sentait devenir fou devant le
morne désespoir de Mary Grant séparée de son
frère. Glenarvan songeait à cette terrible
demande de lady Helena qui, pour se soustraire
au supplice ou à l' esclavage, voulait mourir de sa
main ! Aurait-il cet horrible courage ?
" et Mary, de quel droit la frapper ? " pensait
John dont le coeur se brisait.
Quant à une évasion, elle était évidemment
impossible. Dix guerriers, armés jusqu' aux dents,
veillaient à la porte du waré-atoua.
Le matin du 13 février arriva. Aucune communication
n' eut lieu entre les indigènes et les prisonniers
défendus par le tabou. La case renfermait une
certaine quantité de vivres auxquels les malheureux
touchèrent à peine. La faim disparaissait devant
la douleur. La journée se passa sans apporter ni
un changement ni un espoir. Sans doute, l' heure
des funérailles du cher mort et l' heure du supplice
devaient sonner ensemble.
Cependant, si Glenarvan ne se dissimulait pas que
toute idée d' échange avait dû abandonner
Kai-Koumou, le major conservait sur ce point une
lueur d' espérance.
" qui sait, disait-il en rappelant à Glenarvan
l' effet produit sur le chef par la mort de
Kara-Tété, qui sait si Kai-Koumou, au fond, ne
se sent pas votre obligé ? "
mais, malgré les observations de Mac Nabbs,
Glenarvan ne voulait plus espérer. Le lendemain
s' écoula encore sans que les apprêts du supplice
fussent faits. Voici quelle était la raison de ce
retard.
Les maoris croient que l' âme, pendant les trois
jours qui suivent la mort, habite le corps du
défunt, et, pendant

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trois fois vingt-quatre heures, le cadavre reste
sans sépulture. Cette coutume suspensive de la
mort fut observée dans toute sa rigueur. Jusqu' au
15 février, le pah demeura désert. John Mangles,
hissé sur les épaules de Wilson, observa souvent
les retranchements extérieurs. Aucun indigène ne
s' y montra. Seules, les sentinelles, faisant
bonne garde, se relayaient à la porte du waré-atoua.
Mais, le troisième jour, les huttes s' ouvrirent ;
les sauvages, hommes, femmes, enfants, c' est-à-dire
plusieurs centaines de maoris, se rassemblèrent dans
le pah, muets et calmes.
Kai-Koumou sortit de sa case, et, entouré des
principaux chefs de sa tribu, il prit place sur un
tertre élevé de quelques pieds, au centre du
retranchement. La masse des indigènes formait un
demi-cercle à quelques toises en arrière. Toute
l' assemblée gardait un absolu silence.
Sur un signe de Kai-Koumou, un guerrier se dirigea
vers le waré-atoua.
" souviens-toi, " dit lady Helena à son mari.
Glenarvan serra sa femme contre son coeur. En ce
moment, Mary Grant s' approcha de John Mangles :
" lord et lady Glenarvan, dit-elle, penseront que
si une femme peut mourir de la main de son mari
pour fuir une honteuse existence, une fiancée peut
mourir aussi de la main de son fiancé pour y
échapper à son tour. John, je puis vous le dire,
dans cet instant suprême, ne suis-je pas depuis
longtemps votre fiancée dans le secret de votre
coeur ? Puis-je compter sur vous, cher John, comme
lady Helena sur lord Glenarvan ?
-Mary ! S' écria le jeune capitaine éperdu. Ah !
Chère Mary ! ... "
il ne put achever ; la natte se souleva, et les
captifs furent entraînés vers Kai-Koumou ; les
deux femmes étaient résignées à leur sort ; les
hommes dissimulaient leurs angoisses sous un calme
qui témoignait d' une énergie surhumaine.

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Ils arrivèrent devant le chef zélandais. Celui-ci
ne fit pas attendre son jugement :
" tu as tué Kara-Tété ? Dit-il à Glenarvan.
-je l' ai tué, répondit le lord.
-demain, tu mourras au soleil levant.
-seul ? Demanda Glenarvan, dont le coeur battait
avec violence.
-ah ! Si la vie de notre Tohonga n' était pas plus
précieuse que la vôtre ! " s' écria Kai-Koumou,
dont les yeux exprimaient un regret féroce !
En ce moment, une agitation se produisit parmi les
indigènes. Glenarvan jeta un regard rapide autour
de lui. Bientôt la foule s' ouvrit, et un guerrier
parut, ruisselant de sueur, brisé de fatigue.
Kai-Koumou, dès qu' il l' aperçut, lui dit en
anglais, avec l' évidente intention d' être compris
des captifs :
" tu viens du camp des pakékas ?
-oui, répondit le maori.
-tu as vu le prisonnier, notre Tohonga ?
-je l' ai vu.
-il est vivant ?
-il est mort ! Les anglais l' ont fusillé ! "
c' en était fait de Glenarvan et de ses compagnons.
" tous, s' écria Kai-Koumou, vous mourrez demain au
lever du jour ! "
ainsi donc, un châtiment commun frappait indistinctement
ces infortunés. Lady Helena et Mary Grant
levèrent vers le ciel un regard de sublime
remerciement.
Les captifs ne furent pas reconduits au waré-atoua.
Ils devaient assister pendant cette journée aux
funérailles du chef et aux sanglantes cérémonies
qui les accompagnent. Une troupe d' indigènes les
conduisit à quelques pas au pied d' un énorme koudi.
Là, leurs gardiens demeurèrent auprès d' eux sans
les perdre de vue. Le reste de la tribu maorie,
absorbé dans sa douleur officielle, semblait les
avoir oubliés.
Les trois jours réglementaires s' étaient écoulés
depuis

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la mort de Kara-Tété. L' âme du défunt avait donc
définitivement abandonné sa dépouille mortelle. La
cérémonie commença.
Le corps fut apporté sur un petit tertre, au milieu
du retranchement. Il était revêtu d' un somptueux
costume et enveloppé d' une magnifique natte de
phormium. Sa tête, ornée de plumes, portait une
couronne de feuilles vertes. Sa figure, ses bras
et sa poitrine, frottés d' huile, n' accusaient aucune
corruption.
Les parents et les amis arrivèrent au pied du
tertre, et, tout d' un coup, comme si quelque chef
d' orchestre eût battu la mesure d' un chant funèbre,
un immense concert de pleurs, de gémissements, de
sanglots, s' éleva dans les airs. On pleurait le
défunt sur un rythme plaintif et lourdement cadencé.
Ses proches se frappaient la tête ; ses parentes se
déchiraient le visage avec leurs ongles et se
montraient plus prodigues de sang que de larmes.
Ces malheureuses femmes accomplissaient
consciencieusement ce sauvage devoir. Mais ce
n' était pas assez de ces démonstrations pour apaiser
l' âme du défunt, dont le courroux aurait frappé
sans doute les survivants de sa tribu, et ses
guerriers, ne pouvant le rappeler à la vie,
voulurent qu' il n' eût point à regretter dans l' autre
monde le bien-être de l' existence terrestre. Aussi,
la compagne de Kara Tété ne devait-elle pas
abandonner son époux dans la tombe. D' ailleurs,
l' infortunée se serait refusée à lui survivre.
C' était la coutume, d' accord avec le devoir, et les
exemples de pareils sacrifices ne manquent pas à
l' histoire zélandaise.
Cette femme parut. Elle était jeune encore. Ses
cheveux en désordre flottaient sur ses épaules. Ses
sanglots et ses cris s' élevaient vers le ciel. De
vagues paroles, des regrets, des phrases
interrompues où elle célébrait les vertus du mort,
entrecoupaient ses gémissements, et, dans un
suprême paroxysme de douleur, elle s' étendit au
pied du tertre, frappant le sol de sa tête.
En ce moment, Kai-Koumou s' approcha d' elle.
Soudain,

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la malheureuse victime se releva ; mais un violent
coup de " méré " sorte de massue redoutable, tournoyant
dans la main du chef, la rejeta à terre. Elle
tomba foudroyée.
D' épouvantables cris s' élevèrent aussitôt. Cent bras
menacèrent les captifs, épouvantés de cet horrible
spectacle. Mais nul ne bougea, car la cérémonie
funèbre n' était pas achevée.
La femme de Kara-Tété avait rejoint son époux dans
la tombe. Les deux corps restaient étendus l' un près
de l' autre. Mais, pour l' éternelle vie, ce n' était
pas assez, à ce défunt, de sa fidèle compagne. Qui
les aurait servis tous deux près de Nouï-Atoua,
si leurs esclaves ne les avaient pas suivis de ce
monde dans l' autre ?
Six malheureux furent amenés devant les cadavres de
leurs maîtres. C' étaient des serviteurs que les
impitoyables lois de la guerre avaient réduits en
esclavage. Pendant la vie du chef, ils avaient subi
les plus dures privations, souffert mille mauvais
traitements, à peine nourris, employés sans cesse
à des travaux de bêtes de somme, et maintenant,
selon la croyance maorie, ils allaient reprendre
pour l' éternité cette existence d' asservissement.
Ces infortunés paraissaient être résignés à leur
sort. Ils ne s' étonnaient point d' un sacrifice
depuis longtemps prévu. Leurs mains, libres de
tout lien, attestaient qu' ils recevraient la mort
sans se défendre.
D' ailleurs, cette mort fut rapide, et les longues
souffrances leur furent épargnées. On réservait les
tortures aux auteurs du meurtre, qui, groupés à
vingt pas, détournaient les yeux de cet affreux
spectacle dont l' horreur allait encore s' accroître.
Six coups de méré, portés par la main de six
guerriers vigoureux, étendirent les victimes sur
le sol, au milieu d' une mare de sang. Ce fut le
signal d' une épouvantable scène de cannibalisme.
Le corps des esclaves n' est pas protégé par le
tabou

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comme le cadavre du maître. Il appartient à la
tribu. C' est la menue monnaie jetée aux pleureurs
des funérailles. Aussi, le sacrifice consommé, toute
la masse des indigènes, chefs, guerriers, vieillards,
femmes, enfants, sans distinction d' âge ni de sexe,
prise d' une fureur bestiale, se rua sur les restes
inanimés des victimes. En moins de temps qu' une
plume rapide ne pourrait le retracer, les corps,
encore fumants, furent déchirés, divisés, dépecés,
mis, non pas en morceaux, mais en miettes. Des deux
cents maoris présents au sacrifice, chacun eut sa
part de cette chair humaine. On luttait, on se
battait, on se disputait le moindre lambeau. Les
gouttes d' un sang chaud éclaboussaient ces
monstrueux convives, et toute cette horde répugnante
grouillait sous une pluie rouge. C' était le délire
et la furie de tigres acharnés sur leur proie. On
eût dit un cirque où les belluaires dévoraient les
bêtes fauves. Puis, vingt feux s' allumèrent sur
divers points du pah ; l' odeur de la viande brûlée
infecta l' atmosphère, et, sans le tumulte
épouvantable de ce festin, sans les cris qui
s' échappaient encore de ces gosiers gorgés de chair,
les captifs auraient entendu les os des victimes
craquer sous la dent des cannibales.
Glenarvan et ses compagnons, haletants, essayaient
de dérober aux yeux des deux pauvres femmes cette
abominable scène. Ils comprenaient alors quel
supplice les attendait le lendemain, au lever du
soleil, et, sans doute, de quelles cruelles
tortures une pareille mort serait précédée. Ils
étaient muets d' horreur.
Puis, les danses funèbres commencèrent. Des liqueurs
fortes, extraites du " piper excelsum " , véritable
esprit de piment, activèrent l' ivresse des
sauvages. Ils n' avaient plus rien d' humain. Peut-être
même, oubliant le tabou du chef, allaient-ils se
porter aux derniers excès sur les prisonniers
qu' épouvantait leur délire ? Mais Kai-Koumou avait
gardé sa raison au milieu de l' ivresse générale. Il
accorda une heure à cette orgie de sang pour qu' elle
pût atteindre toute son intensité, puis s' éteindre,
et le

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dernier acte des funérailles se joua avec le
cérémonial accoutumé.
Les cadavres de Kara-Tété et de sa femme furent
relevés, les membres ployés et ramassés contre le
ventre, suivant la coutume zélandaise. Il
s' agissait alors de les inhumer, non pas d' une
façon définitive, mais jusqu' au moment où la terre,
ayant dévoré les chairs, ne renfermerait plus que
des ossements.
L' emplacement de l' oudoupa, c' est-à-dire de la
tombe, avait été choisi en dehors du retranchement,
à deux milles environ, au sommet d' une petite
montagne nommée Maunganamu, située sur la rive
droite du lac.
C' est là que les corps devaient être transportés.
Deux espèces de palanquins très primitifs, ou, pour
être franc, deux civières furent apportées au pied
du tertre. Les cadavres, repliés sur eux-mêmes,
plutôt assis que couchés, et maintenus dans leurs
vêtements par un cercle de lianes, y furent placés.
Quatre guerriers les enlevèrent sur leurs épaules,
et toute la tribu, reprenant son hymne funèbre, les
suivit processionnellement jusqu' au lieu de
l' inhumation.
Les captifs, toujours surveillés, virent le cortège
quitter la première enceinte du pah ; puis, les
chants et les cris diminuèrent peu à peu.
Pendant une demi-heure environ, ce funèbre convoi
resta hors de leur vue dans les profondeurs de la
vallée. Puis, ils le réaperçurent qui serpentait
sur les sentiers de la montagne. L' éloignement
rendait fantastique le mouvement ondulé de cette
longue et sinueuse colonne.
La tribu s' arrêta à une hauteur de huit cents pieds,
c' est-à-dire au sommet du Maunganamu, à l' endroit
même préparé pour l' ensevelissement de Kara-Tété.
Un simple maori n' aurait eu pour tombe qu' un trou
et un tas de pierres. Mais à un chef puissant et
redouté, destiné sans doute à une déification
prochaine, sa tribu réservait un tombeau digne de
ses exploits.
L' oudoupa avait été entouré de palissades, et des

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pieux ornés de figures rougies à l' ocre se dressaient
près de la fosse où devaient reposer les cadavres.
Les parents n' avaient point oublié que le
" waidoua " , l' esprit des morts, se nourrit de
substances matérielles, comme fait le corps pendant
cette périssable vie. C' est pourquoi des vivres
avaient été déposés dans l' enceinte, ainsi que les
armes et les vêtements du défunt.
Rien ne manquait au confort de la tombe. Les deux
époux y furent déposés l' un près de l' autre, puis
recouverts de terre et d' herbes, après une nouvelle
série de lamentations.
Alors le cortège redescendit silencieusement la
montagne, et nul maintenant ne pouvait gravir le
Maunganamu sous peine de mort, car il était
taboué, comme le Tongariro, où reposent les
restes d' un chef écrasé en 1846 par une
convulsion du sol zélandais.

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chapitre xiii les dernières heures.
au moment où le soleil disparaissait au delà du
lac Taupo, derrière les cimes du Tuhahua et du
Puketapu, les captifs furent reconduits à leur
prison. Ils ne devaient plus la quitter avant
l' heure où les sommets des Wahiti-Ranges
s' allumeraient aux premiers feux du jour.
Il leur restait une nuit pour se préparer à mourir.
Malgré l' accablement, malgré l' horreur dont ils
étaient frappés, ils prirent leur repas en
commun.
" nous n' aurons pas trop de toutes nos forces, avait
dit Glenarvan, pour regarder la mort en face. Il
faut montrer à ces barbares comment des européens
savent mourir. "
le repas achevé, lady Helena récita la prière du
soir à haute voix. Tous ses compagnons, la tête
nue, s' y associèrent.
Où est l' homme qui ne pense pas à Dieu devant la
mort ?
Ce devoir accompli, les prisonniers s' embrassèrent.
Mary Grant et Helena, retirées dans un coin de
la hutte, s' étendirent sur une natte. Le sommeil,
qui suspend tous les maux, s' appesantit bientôt
sur leurs paupières : elles s' endormirent dans les
bras l' une de l' autre, vaincues par la fatigue et
les longues insomnies. Glenarvan, prenant alors
ses amis à part, leur dit :
" mes chers compagnons, notre vie et celle de ces
pauvres femmes est à Dieu. S' il est dans les
décrets du ciel que nous mourions demain, nous
saurons, j' en suis

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sûr, mourir en gens de coeur, en chrétiens, prêts
à paraître sans crainte devant le juge suprême.
Dieu, qui voit le fond des âmes, sait que nous
poursuivions un noble but. Si la mort nous attend
au lieu du succès, c' est qu' il le veut. Si dur que
soit son arrêt, je ne murmurerai pas contre lui.
Mais la mort ici, ce n' est pas la mort seulement,
c' est le supplice, c' est l' infamie, peut-être, et
voici deux femmes... "
ici, la voix de Glenarvan, ferme jusqu' alors,
s' altéra. Il se tut pour dominer son émotion. Puis,
après un moment de silence :
" John, dit-il au jeune capitaine, tu as promis à
Mary ce que j' ai promis à lady Helena. Qu' as-tu
résolu ?
-cette promesse, répondit John Mangles, je crois
avoir, devant Dieu le droit de la remplir.
-oui, John ! Mais nous sommes sans armes ?
-en voici une, répondit John, montrant un
poignard. Je l' ai arraché des mains de Kara-Tété,
quand ce sauvage est tombé à vos pieds. Mylord,
celui de nous qui survivra à l' autre accomplira
le voeu de lady Helena et de Mary Grant. "
après ces paroles, un profond silence régna dans la
hutte. Enfin, le major l' interrompit en disant :
" mes amis, gardez pour les dernières minutes ce
moyen extrême. Je suis peu partisan de ce qui est
irrémédiable.
-je n' ai pas parlé pour nous, répondit Glenarvan.
Quelle qu' elle soit, nous saurons braver la mort !
Ah ! Si nous étions seuls, vingt fois déjà je vous
aurais crié : mes amis, tentons une sortie !
Attaquons ces misérables ! Mais elles ! Elles ! ... "
John, en ce moment, souleva la natte, et compta
vingt-cinq indigènes qui veillaient à la porte du
waré-atoua. Un grand feu avait été allumé et jetait
de sinistres lueurs sur le relief accidenté du pah.
De ces sauvages, les uns étaient étendus autour du
brasier ; les autres, debout, immobiles, se
détachaient vivement en

p143

noir sur le clair rideau des flammes. Mais tous
portaient de fréquents regards sur la hutte confiée
à leur surveillance.
On dit qu' entre un geôlier qui veille et un
prisonnier qui veut fuir, les chances sont pour le
prisonnier. En effet, l' intérêt de l' un est plus
grand que l' intérêt de l' autre. Celui-ci peut
oublier qu' il garde, celui-là ne peut pas oublier
qu' il est gardé. Le captif pense plus souvent à fuir
que son gardien à empêcher sa fuite.
De là, évasions fréquentes et merveilleuses.
Mais, ici, c' était la haine, la vengeance, qui
surveillaient les captifs, et non plus un geôlier
indifférent. Si les prisonniers n' avaient point
été attachés, c' est que des liens étaient inutiles,
puisque vingt-cinq hommes veillaient à la seule
issue du waré-atoua.
Cette case, adossée au roc qui terminait le
retranchement, n' était accessible que par une
étroite langue de terre qui la reliait par devant
au plateau du pah. Ses deux autres côtés s' élevaient
au-dessus de flancs à pic et surplombaient un
abîme profond de cent pieds. Par là, la descente
était impraticable. Nul moyen non plus de fuir par
le fond, que cuirassait l' énorme rocher. La seule
issue, c' était l' entrée même du waré-atoua, et les
maoris gardaient cette langue de terre qui la
réunissait au pah comme un pont-levis. Toute
évasion était donc impossible, et Glenarvan,
après avoir pour la vingtième fois sondé les murs
de sa prison, fut obligé de le reconnaître.
Les heures de cette nuit d' angoisses s' écoulaient
cependant. D' épaisses ténèbres avaient envahi la
montagne. Ni lune ni étoiles ne troublaient la
profonde obscurité. Quelques rafales de vent
couraient sur les flancs du pah. Les pieux de la
case gémissaient. Le foyer des indigènes se
ranimait soudain à cette ventilation passagère, et
le reflet des flammes jetait des lueurs rapides à
l' intérieur du waré-atoua. Le groupe des prisonniers
s' éclairait un instant. Ces pauvres gens étaient
absorbés dans leurs pensées

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dernières. Un silence de mort régnait dans la
hutte.
Il devait être quatre heures du matin environ,
quand l' attention du major fut éveillée par un léger
bruit qui semblait se produire derrière les poteaux
du fond, dans la paroi de la hutte adossée au
massif. Mac Nabbs, d' abord indifférent à ce bruit,
voyant qu' il continuait, écouta ; puis, intrigué de
sa persistance, il colla, pour le mieux apprécier,
son oreille contre la terre. Il lui sembla qu' on
grattait, qu' on creusait à l' extérieur.
Quand il fut certain du fait, le major, se glissant
près de Glenarvan et de John Mangles, les
arracha à leurs douloureuses pensées et les
conduisit au fond de la case.
" écoutez, " dit-il à voix basse, en leur faisant
signe de se baisser.
Les grattements étaient de plus en plus perceptibles ;
on pouvait entendre les petites pierres grincer
sous la pression d' un corps aigu et s' ébouler
extérieurement.
" quelque bête dans son terrier, " dit John Mangles.
Glenarvan se frappa le front :
" qui sait, dit-il, si c' était un homme ? ...
-homme ou animal, répondit le major, je saurai à
quoi m' en tenir ! "
Wilson, Olbinett se joignirent à leurs
compagnons, et tous se mirent à creuser la paroi,
John avec son poignard, les autres avec des pierres
arrachées du sol ou avec leurs ongles, tandis que
Mulrady, étendu à terre, surveillait par
l' entre-bâillement de la natte le groupe des
indigènes.
Ces sauvages, immobiles autour du brasier, ne
soupçonnaient rien de ce qui se passait à vingt pas
d' eux.
Le sol était fait d' une terre meuble et friable qui
recouvrait le tuf siliceux. Aussi, malgré le
manque d' outils, le trou avança rapidement. Bientôt
il fut évident qu' un homme ou des hommes, accrochés
sur les flancs du pah, perçaient une galerie dans
sa paroi extérieure. Quel pouvait être leur but ?
Connaissaient-ils l' existence des prisonniers,

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ou le hasard d' une tentative personnelle
expliquait-il le travail qui semblait s' accomplir ?
Les captifs redoublèrent leurs efforts. Leurs doigts
déchirés saignaient, mais ils creusaient toujours.
Après une demi-heure de travail, le trou, foré par
eux, avait atteint une demi-toise de profondeur. Ils
pouvaient reconnaître aux bruits plus accentués
qu' une mince couche de terre seulement empêchait
alors une communication immédiate.
Quelques minutes s' écoulèrent encore, et soudain
le major retira sa main coupée par une lame aiguë.
Il retint un cri prêt à lui échapper.
John Mangles, opposant la lame de son poignard,
évita le couteau qui s' agitait hors du sol, mais
il saisit la main qui le tenait.
C' était une main de femme ou d' enfant, une main
européenne !
De part et d' autre, pas un mot n' avait été
prononcé. Il était évident que, de part et d' autre,
il y avait intérêt à se taire.
" est-ce Robert ? " murmura Glenarvan.
Mais, si bas qu' il eût prononcé ce nom, Mary Grant,
éveillée par les mouvements qui s' accomplissaient
dans la case, se glissa près de Glenarvan, et,
saisissant cette

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main toute maculée de terre, elle la couvrit de
baisers.
" toi ! Toi ! Disait la jeune fille, qui n' avait pu
s' y méprendre, toi, mon Robert !
-oui, petite soeur, répondit Robert, je suis là,
pour vous sauver tous ! Mais, silence !
-brave enfant ! Répétait Glenarvan.
-surveillez les sauvages au dehors, " reprit Robert.
Mulrady, un moment distrait par l' apparition de
l' enfant, reprit son poste d' observation.
" tout va bien, dit-il. Il n' y a plus que quatre
guerriers qui veillent. Les autres sont endormis.
-courage ! " répondit Wilson.
En un instant, le trou fut agrandi, et Robert passa
des bras de sa soeur dans les bras de lady Helena.
Autour de son corps était roulée une longue corde
de phormium.
" mon enfant, mon enfant, murmurait la jeune femme,
ces sauvages ne t' ont pas tué !
-non, madame, répondit Robert. Je ne sais
comment, pendant le tumulte, j' ai pu me dérober à
leurs yeux ; j' ai franchi l' enceinte ; pendant deux
jours, je suis resté caché derrière des arbrisseaux ;
j' errais la nuit ; je voulais vous revoir. Pendant
que toute la tribu s' occupait des funérailles du
chef, je suis venu reconnaître ce côté du
retranchement où s' élève la prison, et j' ai vu que
je pourrais arriver jusqu' à vous. J' ai volé dans
une hutte déserte ce couteau et cette corde. Les
touffes d' herbes, les branches d' arbustes m' ont
servi d' échelle ; j' ai trouvé par hasard une
espèce de grotte creusée dans le massif même où
s' appuie cette hutte ; je n' ai eu que quelques
pieds à creuser dans une terre molle, et me voilà. "
vingt baisers muets furent la seule réponse que put
obtenir Robert.
" partons ! Dit-il d' un ton décidé.
-Paganel est en bas ? Demanda Glenarvan.
-Monsieur Paganel ? Répondit l' enfant, surpris
de la question.
-oui, il nous attend ?

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-mais non, mylord. Comment, Monsieur Paganel
n' est pas ici ?
-il n' y est pas, Robert, répondit Mary Grant.
-quoi ? Tu ne l' as pas vu ? Demanda Glenarvan.
Vous ne vous êtes pas rencontrés dans ce tumulte ?
Vous ne vous êtes pas échappés ensemble ?
-non, mylord, répondit Robert, atterré d' apprendre
la disparition de son ami Paganel.
-partons, dit le major, il n' y a pas une minute à
perdre. En quelque lieu que soit Paganel, il ne
peut pas être plus mal que nous ici. Partons ! "
en effet, les moments étaient précieux. Il fallait
fuir. L' évasion ne présentait pas de grandes
difficultés, si ce n' est sur une paroi presque
perpendiculaire en dehors de la grotte, et pendant
une vingtaine de pieds seulement. Puis, après, le
talus offrait une descente assez douce jusqu' au bas
de la montagne. De ce point, les captifs pouvaient
gagner rapidement les vallées inférieures, tandis
que les maoris, s' ils venaient à s' apercevoir de
leur fuite, seraient forcés de faire un très long
détour pour les atteindre, puisqu' ils ignoraient
l' existence de cette galerie creusée entre le
waré-atoua et le talus extérieur.
L' évasion commença. Toutes les précautions furent
prises pour la faire réussir. Les captifs passèrent
un à un par l' étroite galerie et se trouvèrent dans
la grotte. John Mangles, avant de quitter la
hutte, fit disparaître tous les décombres et se
glissa à son tour par l' ouverture, sur laquelle il
laissa retomber les nattes de la case. La galerie se
trouvait donc entièrement dissimulée.
Il s' agissait à présent de descendre la paroi
perpendiculaire jusqu' au talus, et cette descente
aurait été impraticable, si Robert n' eût apporté
la corde de phormium.
On la déroula ; elle fut fixée à une saillie de
roche et rejetée au dehors.
John Mangles, avant de laisser ses amis se
suspendre à ces filaments de phormium, qui, par
leur torsion, formaient

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la corde, les éprouva ; ils ne lui parurent pas
offrir une grande solidité ; or, il ne fallait pas
s' exposer inconsidérément, car une chute pouvait
être mortelle.
" cette corde, dit-il, ne peut supporter que le
poids de deux corps ; ainsi, procédons en
conséquence. Que lord et lady Glenarvan se laissent
glisser d' abord ; lorsqu' ils seront arrivés au talus,
trois secousses imprimées à la corde nous donneront
le signal de les suivre.
-je passerai le premier, répondit Robert. J' ai
découvert au bas du talus une sorte d' excavation
profonde où les premiers descendus se cacheront
pour attendre les autres.
-va, mon enfant, " dit Glenarvan en serrant la
main du jeune garçon.
Robert disparut par l' ouverture de la grotte. Une
minute après, les trois secousses de la corde
apprenaient que l' enfant venait d' opérer
heureusement sa descente.
Aussitôt Glenarvan et lady Helena se hasardèrent
en dehors de la grotte. L' obscurité était profonde
encore, mais quelques teintes grisâtres nuançaient
déjà les cimes qui se dressaient dans l' est.
Le froid piquant du matin ranima la jeune femme.
Elle se sentit plus forte et commença sa périlleuse
évasion.
Glenarvan d' abord, lady Helena ensuite, se
laissèrent glisser le long de la corde jusqu' à
l' endroit où la paroi perpendiculaire rencontrait
le sommet du talus. Puis Glenarvan, précédant sa
femme et la soutenant, commença à descendre à
reculons. Il cherchait les touffes d' herbes et les
arbrisseaux propres à lui offrir un point d' appui ;
il les éprouvait d' abord, et y plaçait ensuite le
pied de lady Helena. Quelques oiseaux, réveillés
subitement, s' envolaient en poussant de petits
cris, et les fugitifs frémissaient quand une pierre,
détachée de son alvéole, roulait avec bruit
jusqu' au bas de la montagne.
Ils avaient atteint la moitié du talus, lorsqu' une
voix se fit entendre à l' ouverture de la grotte :

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" arrêtez ! " murmurait John Mangles.
Glenarvan, accroché d' une main à une touffe de
tétragones, de l' autre, retenant sa femme, attendit,
respirant à peine.
Wilson avait eu une alerte. Ayant entendu quelque
bruit à l' extérieur du waré-atoua, il était rentré
dans la hutte, et, soulevant la natte, il observait
les maoris. Sur un signe de lui, John arrêta
Glenarvan.
En effet, un des guerriers, surpris par quelque
rumeur insolite, s' était relevé et rapproché du
waré-atoua. Debout, à deux pas de la hutte, il
écoutait, la tête inclinée. Il resta dans cette
attitude pendant une minute longue comme une heure,
l' oreille tendue, l' oeil aux aguets. Puis, secouant
la tête en homme qui s' est mépris, il revint vers
ses compagnons, prit une brassée de bois mort et la
jeta dans le brasier à demi éteint, dont les
flammes se ravivèrent. Sa figure, vivement éclairée,
ne trahissait plus aucune préoccupation, et, après
avoir observé les premières lueurs de l' aube qui
blanchissaient l' horizon, il s' étendit près du feu
pour réchauffer ses membres refroidis.
" tout va bien, " dit Wilson.
John fit signe à Glenarvan de reprendre sa
descente.
Glenarvan se laissa glisser doucement sur le talus ;
bientôt lady Helena et lui prirent pied sur
l' étroit sentier où les attendait Robert.
La corde fut secouée trois fois, et, à son tour,
John Mangles, précédant Mary Grant, suivit la
périlleuse route. Son opération réussit ; il
rejoignit lord et lady Glenarvan dans le trou
signalé par Robert.
Cinq minutes plus tard, tous les fugitifs,
heureusement évadés du waré-atoua, quittaient leur
retraite provisoire, et, fuyant les rives habitées
du lac, ils s' enfonçaient par d' étroits sentiers, au
plus profond des montagnes.
Ils marchaient rapidement, cherchant à se défier de
tous les points où quelque regard pouvait les
atteindre. Ils ne parlaient pas, ils glissaient
comme des ombres à

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travers les arbrisseaux. Où allaient-ils ? à
l' aventure, mais ils étaient libres.
Vers cinq heures, le jour commença à poindre. Des
nuances bleuâtres marbraient les hautes bandes de
nuages. Les brumeux sommets se dégageaient des
vapeurs matinales. L' astre du jour ne devait pas
tarder à paraître, et ce soleil, au lieu de donner
le signal du supplice, allait, au contraire,
signaler la fuite des condamnés.
Il fallait donc, avant ce moment fatal, que les
fugitifs se fussent mis hors de la portée des
sauvages, afin de les dépister par l' éloignement.
Mais ils ne marchaient pas vite, car les sentiers
étaient abrupts. Lady Helena gravissait les pentes,
soutenue, pour ne pas dire portée, par Glenarvan,
et Mary Grant s' appuyait au bras de John Mangles ;
Robert, heureux, triomphant, le coeur plein de joie
de son succès, ouvrait la marche, les deux matelots
la fermaient.
Encore une demi-heure, et l' astre radieux allait
émerger des brumes de l' horizon.
Pendant une demi-heure, les fugitifs marchèrent à
l' aventure. Paganel n' était pas là pour les diriger,
-Paganel, l' objet de leurs alarmes et dont
l' absence faisait une ombre noire à leur bonheur.
Cependant, ils se dirigeaient vers l' est, autant
que possible, et s' avançaient au-devant d' une
magnifique aurore. Bientôt ils eurent atteint une
hauteur de cinq cents pieds au-dessus du lac Taupo,
et le froid du matin, accru par cette altitude, les
piquait vivement. Des formes indécises de collines
et de montagnes s' étageaient les unes au-dessus des
autres ; mais Glenarvan ne demandait qu' à s' y
perdre. Plus tard, il verrait à sortir de ce
montueux labyrinthe. Enfin le soleil parut, et il
envoya ses premiers rayons au-devant des fugitifs.
Soudain un hurlement terrible, fait de cent cris,
éclata dans les airs. Il s' élevait du pah, dont
Glenarvan ignorait alors l' exacte situation.
D' ailleurs, un épais rideau de

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brumes, tendu sous ses pieds, l' empêchait de
distinguer les vallées basses.
Mais les fugitifs ne pouvaient en douter, leur
évasion était découverte. échapperaient-ils à la
poursuite des indigènes ? Avaient-ils été aperçus ?
Leurs traces ne les trahiraient-elles pas ?
En ce moment, le brouillard inférieur se leva, les
enveloppa momentanément d' un nuage humide, et ils
aperçurent à trois cents pieds au-dessous d' eux la
masse frénétique des indigènes.
Ils voyaient, mais ils avaient été vus. De nombreux
hurlements éclatèrent, des aboiements s' y joignirent,
et la tribu tout entière, après avoir en vain
essayé d' escalader la roche du waré-atoua, se
précipita hors des enceintes, et s' élança par les
plus courts sentiers à la poursuite des prisonniers
qui fuyaient sa vengeance.

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chapitre xiv la montagne tabou.
le sommet de la montagne s' élevait encore d' une
centaine de pieds. Les fugitifs avaient intérêt
à l' atteindre afin de se dérober, sur le versant
opposé, à la vue des maoris. Ils espéraient que
quelque crête praticable leur permettrait alors de
gagner les cimes voisines, qui se confondaient dans
un système orographique, dont le pauvre Paganel eût
sans doute, s' il avait été là, débrouillé les
complications.
L' ascension fut donc hâtée, sous la menace de ces
vociférations qui se rapprochaient de plus en plus.
La horde envahissante arrivait au pied de la
montagne.
" courage ! Courage ! Mes amis, " criait Glenarvan,
excitant ses compagnons de la voix et du geste.
En moins de cinq minutes, ils atteignirent le
sommet du mont ; là, ils se retournèrent afin de
juger la situation et de prendre une direction qui
pût dépister les maoris.
De cette hauteur, leurs regards dominaient le lac
Taupo, qui s' étendait vers l' ouest dans son cadre
pittoresque de montagnes. Au nord, les cimes du
Pirongia. Au sud, le cratère enflammé du Tongariro.
Mais, vers l' est, le regard butait contre la
barrière de cimes et de croupes qui joignait les
Wahiti-Ranges, cette grande chaîne dont les
anneaux non interrompus relient toute l' île
septentrionale du détroit de Cook au cap oriental.
Il fallait donc redescendre le versant opposé et
s' engager dans d' étroites gorges, peut-être sans
issues.

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Glenarvan jeta un coup d' oeil anxieux autour de
lui ; le brouillard s' étant fondu aux rayons du
soleil, son regard pénétrait nettement dans les
moindres cavités du sol. Aucun mouvement des maoris
ne pouvait échapper à sa vue.
Les indigènes n' étaient pas à cinq cents pieds de
lui, quand ils atteignirent le plateau sur lequel
reposait le cône solitaire.
Glenarvan ne pouvait, si peu que ce fût, prolonger
sa halte. épuisé ou non, il fallait fuir sous peine
d' être cerné.
" descendons ! S' écria-t-il, descendons avant que le
chemin ne soit coupé ! "
mais, au moment où les pauvres femmes se relevaient
par un suprême effort, Mac Nabbs les arrêta, et
dit :
" c' est inutile, Glenarvan. Voyez. "
et tous, en effet, virent l' inexplicable changement
qui venait de se produire dans le mouvement des
maoris.
Leur poursuite s' était subitement interrompue.
L' assaut de la montagne venait de cesser comme par
un impérieux contre-ordre. La bande d' indigènes
avait maîtrisé son élan, et s' était arrêtée comme
les flots de la mer devant un roc infranchissable.
Tous ces sauvages, mis en appétit de sang,
maintenant rangés au pied du mont, hurlaient,
gesticulaient, agitaient des fusils et des haches,
mais n' avançaient pas d' une semelle. Leurs chiens,
comme eux enracinés au sol, aboyaient avec rage.
Que se passait-il donc ? Quelle puissance invisible
retenait les indigènes ? Les fugitifs regardaient
sans comprendre, craignant que le charme qui
enchaînait la tribu de Kai-Koumou ne vînt à se
rompre.
Soudain, John Mangles poussa un cri qui fit
retourner ses compagnons. De la main, il leur
montrait une petite forteresse élevée au sommet du
cône.

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" le tombeau du chef Kara-Tété ! S' écria Robert.
-dis-tu vrai, Robert ? Demanda Glenarvan.
-oui, mylord, c' est bien le tombeau ! Je le
reconnais... "
Robert ne se trompait pas. à cinquante pieds
au-dessus, à la pointe extrême de la montagne, des
pieux fraîchement peints formaient une petite
enceinte palissadée. Glenarvan reconnut à son tour
la tombe du chef zélandais. Dans les hasards de sa
fuite, il avait été conduit à la cime même du
Maunganamu.
Le lord suivi de ses compagnons, gravit les derniers
talus du cône jusqu' au pied même du tombeau. Une
large ouverture recouverte de nattes y donnait accès.
Glenarvan allait pénétrer dans l' intérieur de
l' oudoupa quand, tout d' un coup, il recula vivement :
" un sauvage ! Dit-il.
-un sauvage dans ce tombeau ? Demanda le major.
-oui, Mac Nabbs.
-qu' importe, entrons. "
Glenarvan, le major, Robert et John Mangles
pénétrèrent dans l' enceinte. Un maori était là, vêtu
d' un grand manteau de phormium ; l' ombre de
l' oudoupa ne permettait pas de distinguer ses
traits. Il paraissait fort tranquille, et déjeunait
avec la plus parfaite insouciance. Glenarvan allait
lui adresser la parole, quand l' indigène,

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le prévenant, lui dit d' un ton aimable et en bonne
langue anglaise :
" asseyez-vous donc, mon cher lord, le déjeuner vous
attend. "
c' était Paganel. à sa voix, tous se précipitèrent
dans l' oudoupa et tous passèrent dans les bras de
l' excellent géographe. Paganel était retrouvé !
C' était le salut commun qui se présentait dans sa
personne ! On allait l' interroger, on voulait savoir
comment et pourquoi il se trouvait au sommet du
Maunganamu ; mais Glenarvan arrêta d' un mot cette
inopportune curiosité.
" les sauvages ! Dit-il.
-les sauvages, répondit en haussant les épaules
Paganel. Voilà des individus que je méprise
souverainement !
-mais ne peuvent-ils ? ...
-eux ! Ces imbéciles ! Venez les voir ! "
chacun suivit Paganel, qui sortit de l' oudoupa. Les
zélandais étaient à la même place, entourant le pied
du cône, et poussant d' épouvantables vociférations.
" criez ! Hurlez ! époumonnez-vous, stupides
créatures ! Dit Paganel. Je vous défie bien de
gravir cette montagne !
-et pourquoi ? Demanda Glenarvan.
-parce que le chef y est enterré, parce que ce
tombeau nous protège, parce que la montagne est
tabou !
-tabou ?
-oui, mes amis ! Et voilà pourquoi je me suis
réfugié ici comme dans un de ces lieux d' asile du
moyen âge ouverts aux malheureux.
-Dieu est pour nous ! " s' écria lady Helena, levant
ses mains vers le ciel.
En effet, le mont était tabou, et, par sa
consécration, il échappait à l' envahissement des
superstitieux sauvages.

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Ce n' était pas encore le salut des fugitifs, mais
un répit salutaire, dont ils cherchaient à
profiter. Glenarvan, en proie à une indicible
émotion, ne proférait pas une parole, et le major
remuait la tête d' un air véritablement satisfait.
" et maintenant, mes amis, dit Paganel, si ces
brutes comptent sur nous pour exercer leur patience,
ils se trompent. Avant deux jours, nous serons hors
des atteintes de ces coquins.
-nous fuirons ! Dit Glenarvan. Mais comment ?
-je n' en sais rien répondit Paganel, mais nous
fuirons tout de même. "
alors, chacun voulut connaître les aventures du
géographe. Chose bizarre, et retenue singulière
chez un homme si prolixe, il fallut, pour ainsi
dire, lui arracher les paroles de la bouche. Lui
qui aimait tant à conter, il ne répondit que d' une
manière évasive aux questions de ses amis.
" on m' a changé mon Paganel " , pensait Mac Nabbs.
En effet, la physionomie du digne savant n' était
plus la même. Il s' enveloppait sévèrement dans son
vaste châle de phormium, et semblait éviter les
regards trop curieux. Ses manières embarrassées,
lorsqu' il était question de lui, n' échappèrent à
personne, mais, par discrétion, personne ne parut
les remarquer. D' ailleurs, quand

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Paganel n' était plus sur le tapis, il reprenait
son enjouement habituel.
Quant à ses souvenirs, voici ce qu' il jugea
convenable d' en apprendre à ses compagnons,
lorsque tous se furent assis près de lui, au pied
des poteaux de l' oudoupa.
Après le meurtre de Kara-Tété, Paganel profita
comme Robert du tumulte des indigènes et se jeta
hors de l' enceinte du pah. Mais, moins heureux que
le jeune Grant, il alla donner droit dans un
campement de maoris. Là commandait un chef de belle
taille, à l' air intelligent, évidemment supérieur
à tous les guerriers de sa tribu. Ce chef parlait
correctement anglais, et souhaita la bienvenue en
limant du bout de son nez le nez du géographe.
Paganel se demandait s' il devait se considérer
comme prisonnier ou non. Mais, voyant qu' il ne
pouvait faire un pas sans être gracieusement
accompagné du chef, il sut bientôt à quoi s' en
tenir à cet égard.
Ce chef, nommé " Hihy " , c' est-à-dire " rayon du
soleil " , n' était point un méchant homme. Les
lunettes et la longue-vue du géographe semblaient
lui donner une haute idée de Paganel, et il
l' attacha particulièrement à sa personne, non
seulement par ses bienfaits, mais encore avec de
bonnes cordes de phormium. La nuit surtout.
Cette situation nouvelle dura trois grands jours.
Pendant ce laps de temps, Paganel fut-il bien ou
mal traité ? " oui et non, " dit-il, sans s' expliquer
davantage. Bref, il était prisonnier, et, sauf la
perspective d' un supplice immédiat, sa condition ne
lui paraissait guère plus enviable que celle de ses
infortunés amis.
Heureusement, pendant une nuit, il parvint à ronger
ses cordes et à s' échapper. Il avait assisté de
loin à l' enterrement du chef, il savait qu' on
l' avait inhumé au sommet du Maunganamu, et que la
montagne devenait tabou par ce fait. Ce fut là
qu' il résolut de se réfugier,

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ne voulant pas quitter le pays où ses compagnons
étaient retenus. Il réussit dans sa périlleuse
entreprise. Il arriva pendant la nuit dernière au
tombeau de Kara-Tété, et attendit, " tout en
reprenant des forces " , que le ciel délivrât ses
amis par quelque hasard.
Tel fut le récit de Paganel. Omit-il à dessein
certaine circonstance de son séjour chez les
indigènes ? Plus d' une fois, son embarras le laissa
croire. Quoi qu' il en soit, il reçut d' unanimes
félicitations, et, le passé connu, on en revint au
présent. La situation était toujours excessivement
grave. Les indigènes, s' ils ne se hasardaient pas
à gravir le Maunganamu, comptaient sur la faim et
la soif pour reprendre leurs prisonniers. Affaire
de temps, et les sauvages ont la patience longue.
Glenarvan ne se méprenait pas sur les difficultés
de sa position, mais il résolut d' attendre les
circonstances favorables, et de les faire naître,
au besoin.
Et d' abord Glenarvan voulut reconnaître avec soin
le Maunganamu, c' est-à-dire sa forteresse
improvisée, non pour la défendre, car le siège
n' en était pas à craindre, mais pour en sortir. Le
major, John, Robert, Paganel et lui, prirent un
relevé exact de la montagne. Ils observèrent la
direction des sentiers, leurs aboutissants, leur
déclivité. La crête, longue d' un mille, qui
réunissait le Maunganamu à la chaîne des Wahiti,
allait en s' abaissant vers la plaine. Son arête,
étroite et capricieusement profilée, présentait la
seule route praticable, au cas où l' évasion serait
possible. Si les fugitifs y passaient inaperçus, à
la faveur de la nuit, peut-être réussiraient-ils à
s' engager dans les profondes vallées des Ranges, et
à dépister les guerriers maoris. Mais cette route
offrait plus d' un danger. Dans sa partie basse, elle
passait à portée des coups de fusil. Les balles des
indigènes postée aux rampes inférieures pouvaient
s' y croiser, et tendre là un réseau de fer que nul
ne saurait impunément franchir.

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Glenarvan et ses amis, s' étant aventurés sur la
partie dangereuse de la crête, furent salués d' une
grêle de plomb qui ne les atteignit pas. Quelques
bourres, enlevées par le vent, arrivèrent jusqu' à
eux. Elles étaient faites de papier imprimé que
Paganel ramassa par curiosité pure et qu' il
déchiffra non sans peine.
" bon ! Dit-il, savez-vous, mes amis, avec quoi ces
animaux-là bourrent leurs fusils ?
-non, Paganel, répondit Glenarvan.
-avec des feuillets de la bible ! Si c' est
l' emploi qu' ils font des versets sacrés, je plains
leurs missionnaires ! Ils auront de la peine à
fonder des bibliothèques maories.
-et quel passage des livres saints ces indigènes
nous ont-ils tiré en pleine poitrine ? Demanda
Glenarvan.
-une parole du Dieu tout-puissant, répondit John
Mangles, qui venait de lire à son tour le papier
maculé par l' explosion. Cette parole nous dit
d' espérer en lui, ajouta le capitaine, avec
l' inébranlable conviction de sa foi écossaise.
-lis, John, " dit Glenarvan.
Et John lut ce verset respecté par la déflagration
de la poudre :
" psaume 90. - " parce qu' il a espéré en moi, je le
délivrerai. "

-mes amis, dit Glenarvan, il faut reporter ces
paroles d' espérance à nos braves et chères
compagnes. Il y a là de quoi leur ranimer le coeur. "
Glenarvan et ses compagnons remontèrent les
abrupts sentiers du cône, et se dirigèrent vers le
tombeau qu' ils voulaient examiner.
Chemin faisant, ils furent étonnés de surprendre, à
de petits intervalles, comme un certain frémissement
du sol. Ce n' était pas une agitation, mais cette
vibration continue qu' éprouvent les parois d' une
chaudière à la poussée de l' eau bouillante. De
violentes vapeurs, nées de l' action

p161

des feux souterrains, étaient évidemment
emmagasinées sous l' enveloppe de la montagne.
Cette particularité ne pouvait émerveiller des gens
qui venaient de passer entre les sources chaudes du
Waikato. Ils savaient que cette région centrale
d' Ika-Na-Maoui est essentiellement volcanique.
C' est un véritable tamis dont le tissu laisse
transpirer les vapeurs de la terre par les sources
bouillantes et les solfatares.
Paganel, qui l' avait déjà observée, appela donc
l' attention de ses amis sur la nature volcanique
de la montagne. Le Maunganamu n' était que l' un de
ces nombreux cônes qui hérissent la portion
centrale de l' île, c' est-à-dire un volcan de l' avenir.
La moindre action mécanique pouvait déterminer la
formation d' un cratère dans ses parois faites d' un
tuf siliceux et blanchâtre.
" en effet, dit Glenarvan, mais nous ne sommes pas
plus en danger ici qu' auprès de la chaudière du
Duncan. c' est une tôle solide que cette croûte
de terre !
-d' accord, répondit le major, mais une chaudière,
si bonne qu' elle soit, finit toujours par éclater,
après un long service.
-Mac Nabbs, reprit Paganel, je ne demande pas
à rester sur ce cône. Que le ciel me montre une
route praticable, et je le quitte à l' instant.
-ah ! Pourquoi ce Maunganamu ne peut-il nous
entraîner lui-même, répondit John Mangles,
puisque tant de puissance mécanique est renfermée
dans ses flancs ! Il y a peut-être, sous nos pieds,
la force de plusieurs millions de chevaux, stérile
et perdue ! Notre Duncan n' en demanderait pas
la millième partie pour nous porter au bout du
monde ! "
ce souvenir du Duncan, évoqué par John Mangles,
eut pour effet de ramener les pensées les plus tristes
dans l' esprit de Glenarvan ; car, si désespérée
que fût sa propre situation, il l' oubliait souvent
pour gémir sur le sort de son équipage.

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Il songeait encore, quand il retrouva au sommet du
Maunganamu ses compagnons d' infortune.
Lady Helena, dès qu' elle l' aperçut, vint à lui.
" mon cher Edward, dit-elle, vous avez reconnu notre
position ? Devons-nous espérer ou craindre ?
-espérer, ma chère Helena, répondit Glenarvan.
Les indigènes ne franchiront jamais la limite de la
montagne, et le temps ne nous manquera pas pour
former un plan d' évasion.
-d' ailleurs, madame, dit John Mangles, c' est
Dieu lui-même qui nous recommande d' espérer. "
John Mangles remit à lady Helena ce feuillet de
la bible, où se lisait le verset sacré. La jeune
femme et la jeune fille, l' âme confiante, le coeur
ouvert à toutes les interventions du ciel, virent
dans ces paroles du livre saint un infaillible
présage de salut.
" maintenant, à l' oudoupa ! S' écria gaiement
Paganel. C' est notre forteresse, notre château, notre
salle à manger, notre cabinet de travail ! Personne
ne nous y dérangera ! Mesdames, permettez-moi de
vous faire les honneurs de cette charmante
habitation. "
on suivit l' aimable Paganel. Lorsque les sauvages
virent les fugitifs profaner de nouveau cette
sépulture tabouée, ils firent éclater de nombreux
coups de feu et d' épouvantables hurlements, ceux-ci
aussi bruyants que ceux-là. Mais, fort heureusement,
les balles ne portèrent pas si loin que les cris,
et tombèrent à mi-côte, pendant que les
vociférations allaient se perdre dans l' espace.
Lady Helena, Mary Grant et leurs compagnons, tout
à fait rassurés en voyant que la superstition des
maoris était encore plus forte que leur colère,
entrèrent dans le monument funèbre.
C' était une palissade de pieux peints en rouge, que
cet oudoupa du chef zélandais. Des figures
symboliques, un vrai tatouage sur bois, racontaient
la noblesse et les hauts faits du défunt. Des
chapelets d' amulettes, de

p163

coquillages ou de pierres taillées se balançaient
d' un poteau à l' autre. à l' intérieur, le sol
disparaissait sous un tapis de feuilles vertes. Au
centre, une légère extumescence trahissait la
tombe fraîchement creusée.
Là, reposaient les armes du chef, ses fusils
chargés et amorcés, sa lance, sa superbe hache en
jade vert, avec une provision de poudre et de
balles suffisante pour les chasses éternelles.
" voilà tout un arsenal, dit Paganel, dont nous
ferons un meilleur emploi que le défunt. Une bonne
idée qu' ont ces sauvages d' emporter leurs armes
dans l' autre monde !
-eh ! Mais, ce sont des fusils de fabrique
anglaise ! Dit le major.
-sans doute, répondit Glenarvan, et c' est une
assez sotte coutume de faire cadeau d' armes à feu
aux sauvages ! Ils s' en servent ensuite contre les
envahisseurs, et ils ont raison. En tout cas, ces
fusils pourront nous être utiles !
-mais ce qui nous sera plus utile encore, dit
Paganel, ce sont les vivres et l' eau destinés à
Kara-Tété. "
en effet, les parents et les amis du mort avaient
bien fait les choses. L' approvisionnement témoignait
de leur estime pour les vertus du chef. Il y avait
des vivres suffisants à nourrir dix personnes
pendant quinze jours ou plutôt le défunt pour
l' éternité. Ces aliments de nature végétale
consistaient en fougères, en patates douces, le
" convolvulus batatas " indigène, et en pommes de
terre importées depuis longtemps dans le pays par
les européens. De grands vases contenaient l' eau
pure qui figure au repas zélandais, et une douzaine
de paniers, artistement tressés, renfermaient des
tablettes d' une gomme verte parfaitement inconnue.
Les fugitifs étaient donc prémunis pour quelques
jours contre la faim et la soif. Ils ne se firent
aucunement prier pour prendre leur premier repas
aux dépens du chef.

p164

Glenarvan rapporta les aliments nécessaires à ses
compagnons, et les confia aux soins de Mr Olbinett.
Le stewart, toujours formaliste, même dans les plus
graves situations, trouva le menu du repas un peu
maigre. D' ailleurs, il ne savait comment préparer
ces racines, et le feu lui manquait.
Mais Paganel le tira d' affaire, en lui conseillant
d' enfouir tout simplement ses fougères et ses
patates douces dans le sol même.
En effet, la température des couches supérieures
était très élevée, et un thermomètre, enfoncé dans
ce terrain, eût certainement accusé une chaleur de
soixante à soixante-cinq degrés. Olbinett faillit
même s' échauder très sérieusement, car, au moment
où il venait de creuser un trou pour y déposer ses
racines, une colonne de vapeur d' eau se dégagea, et
monta en sifflant à une hauteur d' une toise. Le
stewart tomba à la renverse, épouvanté.
" fermez le robinet ! " cria le major, qui, aidé des
deux matelots, accourut et combla le trou de débris
ponceux, tandis que Paganel, considérant d' un air
singulier ce phénomène, murmurait ces mots :
" tiens ! Tiens ! Hé ! Hé ! Pourquoi pas ?
-vous n' êtes pas blessé ? Demanda Mac Nabbs à
Olbinett.
-non, Monsieur Mac Nabbs, répondit le stewart,
mais je ne m' attendais guère...
-à tant de bienfaits du ciel ! S' écria Paganel
d' un ton enjoué. Après l' eau et les vivres de
Kara-Tété, le feu de la terre ! Mais c' est un
paradis que cette montagne ! Je propose d' y fonder
une colonie, de la cultiver, de nous y établir pour
le reste de nos jours ! Nous serons les Robinsons
du Maunganamu ! En vérité, je cherche vainement
ce qui nous manque sur ce confortable cône !
-rien, s' il est solide, répondit John Mangles.
-bon ! Il n' est pas fait d' hier, dit Paganel.
Depuis

p165

longtemps il résiste à l' action des feux intérieurs,
et il tiendra bien jusqu' à notre départ.
-le déjeuner est servi, " annonça Mr Olbinett,
aussi gravement que s' il eût été dans l' exercice de
ses fonctions au château de Malcolm.
Aussitôt les fugitifs, assis près de la palissade,
commencèrent un de ces repas que depuis quelque
temps la providence leur envoyait si exactement
dans les plus graves conjonctures.
On ne se montra pas difficile sur le choix des
aliments, mais les avis furent partagés touchant
la racine de fougère comestible. Les uns lui
trouvèrent une saveur douce et agréable, les autres
un goût mucilagineux, parfaitement insipide, et une
remarquable coriacité. Les patates douces, cuites
dans le sol brûlant, étaient excellentes. Le
géographe fit observer que Kara-Tété n' était point
à plaindre.
Puis, la faim rassasiée, Glenarvan proposa de
discuter sans retard, un plan d' évasion.
" déjà ! Dit Paganel, d' un ton véritablement piteux.
Comment, vous songez déjà à quitter ce lieu de
délices ?
-mais, Monsieur Paganel, répondit lady Helena,
en admettant que nous soyons à Capoue, vous savez
qu' il ne faut pas imiter Annibal !
-madame, répondit Paganel, je ne me permettrai
point de vous contredire, et puisque vous voulez
discuter, discutons.
-je pense tout d' abord, dit Glenarvan, que nous
devons tenter une évasion avant d' y être poussés
par la famine. Les forces ne nous manquent pas, et
il faut en profiter. La nuit prochaine, nous
essayerons de gagner les vallées de l' est en
traversant le cercle des indigènes à la faveur
des ténèbres.
-parfait, répondit Paganel, si les maoris nous
laissent passer.
-et s' ils nous en empêchent ? Dit John Mangles.

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-alors, nous emploierons les grands moyens,
répondit Paganel.
-vous avez donc de grands moyens ? Demanda le
major.
-à n' en savoir que faire ! " répliqua Paganel sans
s' expliquer davantage.
Il ne restait plus qu' à attendre la nuit pour
essayer de franchir la ligne des indigènes.
Ceux-ci n' avaient pas quitté la place. Leurs rangs
semblaient même s' être grossis des retardataires de
la tribu.
çà et là, des foyers allumés formaient une ceinture
de feux à la base du cône. Quand les ténèbres
envahirent les vallées environnantes, le
Maunganamu parut sortir d' un vaste brasier, tandis
que son sommet se perdait dans une ombre épaisse.
On entendait à six cents pieds plus bas l' agitation,
les cris, le murmure du bivouac ennemi.
à neuf heures, par une nuit très noire, Glenarvan
et John Mangles résolurent d' opérer une
reconnaissance, avant d' entraîner leurs compagnons
sur cette périlleuse route. Ils descendirent sans
bruit, pendant dix minutes environ, et s' engagèrent
sur l' étroite arête qui traversait la ligne indigène,
à cinquante pieds au-dessus du campement.
Tout allait bien jusqu' alors. Les maoris, étendus
près de leurs brasiers, ne semblaient pas apercevoir
les deux fugitifs, qui firent encore quelques pas.
Mais soudain, à gauche et à droite de la crête, une
double fusillade éclata.
" en arrière ! Dit Glenarvan, ces bandits ont des
yeux de chat et des fusils de riflemen ! "
John Mangles et lui remontèrent aussitôt les
roides talus du mont, et vinrent promptement
rassurer leurs amis effrayés par les détonations.
Le chapeau de Glenarvan avait été traversé de deux
balles. Il était donc impossible de s' aventurer sur
l' interminable crête entre ces deux rangs de
tirailleurs.
" à demain, dit Paganel, et puisque nous ne pouvons

p167

tromper la vigilance de ces indigènes, vous me
permettrez de leur servir un plat de ma façon ! "
la température était assez froide. Heureusement,
Kara-Tété avait emporté dans sa tombe ses
meilleures robes de nuit, de chaudes couvertures
de phormium dont chacun s' enveloppa sans scrupule,
et bientôt les fugitifs, gardés par la superstition
indigène, dormaient tranquillement à l' abri des
palissades, sur ce sol tiède et tout frissonnant
de bouillonnements intérieurs.

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chapitre xv les grands moyens de Paganel.
le lendemain, 17 février, le soleil levant réveilla
de ses premiers rayons les dormeurs du
Maunganamu. Les maoris, depuis longtemps déjà,
allaient et venaient au pied du cône, sans s' écarter
de leur ligne d' observation. De furieuses clameurs
saluèrent l' apparition des européens qui sortaient
de l' enceinte profanée.
Chacun jeta son premier coup d' oeil aux montagnes
environnantes, aux vallées profondes encore noyées de
brumes, à la surface du lac Taupo, que le vent du
matin ridait légèrement.
Puis tous, avides de connaître les nouveaux projets de
Paganel, se réunirent autour de lui, et
l' interrogèrent des yeux.
Paganel répondit aussitôt à l' inquiète curiosité de
ses compagnons.
" mes amis, dit-il, mon projet a cela d' excellent que,
s' il ne produit pas tout l' effet que j' en attends,
s' il échoue même, notre situation ne sera pas
empirée. Mais il doit réussir, il réussira.
-et ce projet ? Demanda Mac Nabbs.
-le voici, répondit Paganel. La superstition des
indigènes a fait de cette montagne un lieu d' asile,
il faut que la superstition nous aide à en sortir.
Si je parviens à persuader à Kai-Koumou que nous
avons été victimes de notre profanation, que le
courroux céleste nous a frappés, en un mot, que nous
sommes morts et d' une mort

p170

terrible, croyez-vous qu' il abandonne ce plateau du
Maunganamu pour retourner à son village ?
-cela n' est pas douteux, dit Glenarvan.
-et de quelle mort horrible nous menacez-vous ?
Demanda lady Helena.
-de la mort des sacrilèges, mes amis, répondit
Paganel. Les flammes vengeresses sont sous nos
pieds. Ouvrons-leur passage !
-quoi ! Vous voulez faire un volcan ! S' écria
John Mangles.
-oui, un volcan factice, un volcan improvisé, dont
nous dirigerons les fureurs ! Il y a là toute une
provision de vapeurs et de feux souterrains qui ne
demandent qu' à sortir ! Organisons une éruption
artificielle à notre profit !
-l' idée est bonne, dit le major. Bien imaginé,
Paganel !
-vous comprenez, reprit le géographe, que nous
feindrons d' être dévorés par les flammes du Pluton
zélandais, et que nous disparaîtrons spirituellement
dans le tombeau de Kara-Tété...
-où nous resterons trois jours, quatre jours, cinq
jours, s' il le faut, c' est-à-dire jusqu' au moment
où les sauvages, convaincus de notre mort,
abandonneront la partie.
-mais s' ils ont l' idée de constater notre
châtiment, dit miss Grant, s' ils gravissent la
montagne ?
-non, ma chère Mary, répondit Paganel, ils ne le
feront pas. La montagne est tabouée, et quand elle
aura elle-même dévoré ses profanateurs, son tabou sera
plus rigoureux encore !
-ce projet est véritablement bien conçu, dit
Glenarvan. Il n' a qu' une chance contre lui, et cette
chance, c' est que les sauvages s' obstinent à rester
si longtemps encore au pied du Maunganamu, que les
vivres viennent à nous manquer. Mais cela est peu
probable, surtout si nous jouons habilement notre jeu.

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-et quand tenterons-nous cette dernière chance ?
Demanda lady Helena.
-ce soir même, répondit Paganel, à l' heure des plus
épaisses ténèbres.
-c' est convenu, répondit Mac Nabbs. Paganel, vous
êtes un homme de génie et moi qui ne me passionne
guère, d' habitude, je réponds du succès. Ah ! Ces
coquins ! Nous allons leur servir un petit miracle,
qui retardera leur conversion d' un bon siècle ! Que
les missionnaires nous le pardonnent ! "
le projet de Paganel était donc adopté, et
véritablement, avec les superstitieuses idées des
maoris, il pouvait, il devait réussir. Restait son
exécution. L' idée était bonne, mais sa mise en
pratique difficile. Ce volcan n' allait-il pas
dévorer les audacieux qui lui creuseraient un
cratère ? Pourrait-on maîtriser, diriger cette
éruption, quand ses vapeurs, ses flammes et ses laves
seraient déchaînées ? Le cône tout entier ne
s' abîmerait-il pas dans un gouffre de feu ? C' était
toucher là à ces phénomènes dont la nature s' est
réservé le monopole absolu.
Paganel avait prévu ces difficultés, mais il
comptait agir avec prudence et sans pousser les choses
à l' extrême. Il suffisait d' une apparence pour duper
les maoris, et non de la terrible réalité d' une
éruption.
Combien cette journée parut longue ! Chacun en
compta les interminables heures. Tout était préparé
pour la fuite. Les vivres de l' oudoupa avaient été
divisés et formaient des paquets peu embarrassants.
Quelques nattes et les armes à feu complétaient ce
léger bagage, enlevé au tombeau du chef. Il va sans
dire que ces préparatifs furent faits dans l' enceinte
palissadée et à l' insu des sauvages.
à six heures, le stewart servit un repas
réconfortant. Où et quand mangerait-on dans les
vallées du district, nul ne le pouvait prévoir.
Donc, on dîna pour l' avenir. Le plat du milieu se
composait d' une demi-douzaine de gros rats, attrapés
par Wilson et cuits à l' étouffée. Lady

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Helena et Mary Grant refusèrent obstinément de
goûter ce gibier si estimé dans la
Nouvelle-Zélande, mais les hommes s' en régalèrent
comme de vrais maoris. Cette chair était
véritablement excellente, savoureuse, même, et les
six rongeurs furent rongés jusqu' aux os.
Le crépuscule du soir arriva. Le soleil disparut
derrière une bande d' épais nuages d' aspect orageux.
Quelques éclairs illuminaient l' horizon, et un
tonnerre lointain roulait dans les profondeurs du
ciel.
Paganel salua l' orage qui venait en aide à ses
desseins et complétait sa mise en scène. Les
sauvages sont superstitieusement affectés par ces
grands phénomènes de la nature. Les néo-zélandais
tiennent le tonnerre pour la voix irritée de leur
Nouï-Atoua et l' éclair n' est que la fulguration
courroucée de ses yeux. La divinité paraîtrait
donc venir personnellement châtier les
profanateurs du tabou. à huit heures, le sommet du
Maunganamu disparut dans une obscurité sinistre.
Le ciel prêtait un fond noir à cet épanouissement
de flammes que la main de Paganel allait y projeter.
Les maoris ne pouvaient plus voir leurs prisonniers.
Le moment d' agir était venu.
Il fallait procéder avec rapidité. Glenarvan,
Paganel, Mac Nabbs, Robert, le stewart, les
deux matelots, se mirent à l' oeuvre simultanément.
L' emplacement du cratère fut choisi à trente pas du
tombeau de Kara-Tété. Il était important, en effet,
que cet oudoupa fut respecté par l' éruption, car
avec lui eût également disparu le tabou de la
montagne. Là, Paganel avait remarqué un énorme
bloc de pierre autour duquel les vapeurs
s' épanchaient avec une certaine intensité. Ce bloc
recouvrait un petit cratère naturel creusé
dans le cône, et s' opposait par son poids seul à
l' épanchement des flammes souterraines. Si l' on
parvenait à le rejeter hors de son alvéole, les
vapeurs et les laves fuseraient aussitôt par
l' ouverture dégagée.
Les travailleurs se firent des leviers avec les
pieux arrachés à l' intérieur de l' oudoupa, et ils
attaquèrent vigoureusement

p173

la masse rocheuse. Sous leurs efforts simultanés,
le roc ne tarda pas à s' ébranler. Ils lui creusèrent
une sorte de petite tranchée sur le talus du mont,
afin qu' il pût glisser par ce plan incliné. à mesure
qu' ils le soulevaient, les trépidations du sol
s' accusaient plus violemment.
De sourds rugissements de flammes et des sifflements
de fournaise couraient sous la croûte amincie. Les
audacieux ouvriers, véritables cyclopes maniant les
feux de la terre, travaillaient silencieusement.
Bientôt, quelques fissures et des jets de vapeur
brûlante leur apprirent que la place devenait
périlleuse. Mais un suprême effort arracha le bloc
qui glissa sur la pente du mont et disparut.
Aussitôt la couche amincie céda. Une colonne
incandescente fusa vers le ciel avec de véhémentes
détonations, tandis que des ruisseaux d' eau
bouillante et de laves roulaient vers le campement
des indigènes et les vallées inférieures.
Tout le cône trembla, et l' on put croire qu' il
s' abîmait dans un gouffre sans fond. Glenarvan et
ses compagnons eurent à peine le temps de se
soustraire aux atteintes de l' éruption ; ils
s' enfuirent dans l' enceinte de l' oudoupa, non sans
avoir reçu quelques gouttes d' une eau portée
à une température de quatre-vingt-quatorze degrés.
Cette eau répandit d' abord une légère odeur de
bouillon, qui se changea bientôt en une odeur de
soufre très marquée.
Alors, les vases, les laves, les détritus
volcaniques, se confondirent dans un même
embrasement. Des torrents de feu sillonnèrent les
flancs du Maunganamu. Les montagnes prochaines
s' éclairèrent au feu de l' éruption ; les
vallées profondes s' illuminèrent d' une réverbération
intense.
Tous les sauvages s' étaient levés, hurlant sous la
morsure de ces laves qui bouillonnaient au milieu de
leur bivouac. Ceux que le fleuve de feu n' avait pas
atteints fuyaient et remontaient les collines
environnantes ; puis, ils se retournaient épouvantés,
et considéraient cet

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effrayant phénomène, ce volcan dans lequel la colère
de leur dieu abîmait les profanateurs de la montagne
sacrée. Et, à de certains moments où faiblissait le
fracas de l' éruption, on les entendait hurler leur
cri sacramentel :
" tabou ! Tabou ! Tabou ! "
Cependant, une énorme quantité de vapeurs, de
pierres enflammées et de laves s' échappait de ce
cratère du Maunganamu. Ce n' était plus un simple
geyser comme ceux qui avoisinent le mont Hécla en
Islande, mais le mont Hécla lui-même. Toute cette
suppuration volcanique s' était contenue jusqu' alors
sous l' enveloppe du cône, parce que les soupapes
du Tongariro suffisaient à son expansion ; mais
lorsqu' on lui ouvrit une issue nouvelle, elle se
précipita avec une extrême véhémence, et cette
nuit-là, par une loi d' équilibre, les autres
éruptions de l' île durent perdre de leur intensité
habituelle.
Une heure après le début de ce volcan sur la scène du
monde, de larges ruisseaux de lave incandescente
coulaient sur ses flancs. On voyait toute une légion
de rats sortir de leurs trous inhabitables et fuir le
sol embrasé.
Pendant la nuit entière et sous l' orage qui se
déchaînait dans les hauteurs du ciel, le cône
fonctionna avec une violence qui ne laissa pas
d' inquiéter Glenarvan. L' éruption rongeait les bords
du cratère.
Les prisonniers, cachés derrière l' enceinte de
pieux, suivaient les effrayants progrès du
phénomène.
Le matin arriva. La fureur volcanique ne se modérait
pas. D' épaisses vapeurs jaunâtres se mêlaient aux
flammes ; les torrents de lave serpentaient de
toutes parts.
Glenarvan, l' oeil aux aguets, le coeur palpitant,
glissa son regard à tous les interstices de
l' enceinte palissadée et observa le campement des
indigènes.
Les maoris avaient fui sur les plateaux voisins, hors
des atteintes du volcan. Quelques cadavres, couchés
au pied du cône, étaient carbonisés par le feu. Plus
loin, vers le pah, les laves avaient gagné une
vingtaine de huttes, qui fumaient encore. Les
zélandais, formant çà et là

p176

des groupes, considéraient le sommet empanaché du
Maunganamu avec une religieuse épouvante.
Kai-Koumou vint au milieu de ses guerriers, et
Glenarvan le reconnut. Le chef s' avança jusqu' au
pied du cône, par le côté respecté des laves, mais il
n' en franchit pas le premier échelon.
Là, les bras étendus comme un sorcier qui exorcise,
il fit quelques grimaces dont le sens n' échappa point
aux prisonniers. Ainsi que l' avait prévu Paganel,
Kai-Koumou lançait sur la montagne vengeresse un
tabou plus rigoureux.
Bientôt après, les indigènes s' en allaient par files
dans les sentiers sinueux qui descendaient vers le
pah.
" ils partent ! S' écria Glenarvan. Ils abandonnent
leur poste ! Dieu soit loué ! Notre stratagème a
réussi ! Ma chère Helena, mes braves compagnons,
nous voilà morts, nous voilà enterrés ! Mais ce soir,
à la nuit, nous ressusciterons, nous quitterons notre
tombeau, nous fuirons ces barbares peuplades ! "
on se figurerait difficilement la joie qui régna
dans l' oudoupa. L' espoir avait repris tous les
coeurs. Ces courageux voyageurs oubliaient le passé,
oubliaient l' avenir, pour ne songer qu' au présent !
Et pourtant, cette tâche n' était pas facile de gagner
quelque établissement européen au milieu de ces
contrées inconnues. Mais, Kai-Koumou dépisté, on se
croyait sauvé de tous les sauvages de la
Nouvelle-Zélande !
Le major, pour son compte, ne cacha pas le souverain
mépris que lui causaient ces maoris, et les
expressions ne lui manquèrent pas pour les qualifier.
Ce fut un assaut entre Paganel et lui. Ils les
traitèrent de brutes impardonnables, d' ânes stupides,
d' idiots du Pacifique, de sauvages de Bedlam, de
crétins des antipodes, etc, etc.
Ils ne tarirent pas.
Une journée entière devait encore s' écouler avant
l' évasion définitive. On l' employa à discuter un plan
de fuite. Paganel avait précieusement conservé sa
carte de la Nouvelle-Zélande,

p177

et il put y chercher les plus sûrs chemins.
Après discussion, les fugitifs résolurent de se
porter dans l' est, vers la baie Plenty. C' était
passer par des régions inconnues, mais
vraisemblablement désertes. Les voyageurs, habitués
déjà à se tirer des difficultés naturelles, à tourner
les obstacles physiques, ne redoutaient que la
rencontre des maoris. Ils voulaient donc les
éviter à tout prix et gagner la côte orientale, où
les missionnaires ont fondé quelques établissements.
De plus, cette portion de l' île avait échappé
jusqu' ici aux désastres de la guerre, et les partis
indigènes n' y battaient pas la campagne.
Quant à la distance qui séparait le lac Taupo de
la baie Plenty, on pouvait l' évaluer à cent milles.
Dix jours de marche à dix milles par jour. Cela se
ferait, non sans fatigue ; mais, dans cette
courageuse troupe, nul

p178

ne comptait ses pas. Les missions une fois atteintes,
les voyageurs s' y reposeraient en attendant quelque
occasion favorable de gagner Auckland, car c' était
toujours cette ville qu' ils voulaient gagner.
Ces divers points arrêtés, on continua de surveiller
les indigènes jusqu' au soir. Il n' en restait plus un
seul au pied de la montagne, et quand l' ombre
envahit les vallées du Taupo, aucun feu ne signala
la présence des maoris au bas du cône. Le chemin
était libre.
à neuf heures, par une nuit noire, Glenarvan
donna le signal du départ. Ses compagnons et lui,
armés et équipés aux frais de Kara-Tété,
commencèrent à descendre prudemment les rampes du
Maunganamu. John Mangles et Wilson tenaient la
tête, l' oreille et l' oeil aux aguets. Ils
s' arrêtaient au moindre bruit, ils interrogeaient la
moindre lueur. Chacun se laissait pour ainsi dire
glisser sur le talus du mont pour se mieux confondre
avec lui.
à deux cents pieds au-dessus du sommet, John
Mangles et son matelot atteignirent la périlleuse
arête défendue si obstinément par les indigènes. Si
par malheur les maoris, plus rusés que les fugitifs,
avaient feint une retraite pour les attirer jusqu' à
eux, s' ils n' avaient pas été dupes du phénomène
volcanique, c' était en ce lieu même que leur
présence se révélerait. Glenarvan, malgré toute sa
confiance et en dépit des plaisanteries de Paganel,
ne put s' empêcher de frémir. Le salut des siens
allait se jouer tout entier pendant ces dix minutes
nécessaires à franchir la crête. Il sentait battre
le coeur de lady Helena, cramponnée à son bras.
Il ne songeait pas à reculer d' ailleurs. John, pas
davantage. Le jeune capitaine, suivi de tous et
protégé par une obscurité complète, rampa sur l' arête
étroite, s' arrêtant lorsque quelque pierre détachée
roulait jusqu' au bas du plateau. Si les sauvages
étaient encore embusqués en contre-bas, ces bruits
insolites devaient provoquer des deux côtés une
redoutable fusillade.

p179

Cependant, à glisser comme un serpent sur cette crête
inclinée, les fugitifs n' allaient pas vite. Quand
John Mangles eut atteint le point le plus abaissé,
vingt-cinq pieds à peine le séparaient du plateau
où la veille campaient les indigènes ; puis l' arête
se relevait par une pente assez roide et montait
vers un taillis pendant l' espace d' un quart de mille.
Toutefois, cette partie basse fut franchie sans
accident, et les voyageurs commencèrent à remonter
en silence. Le bouquet de bois était invisible, mais
on le savait là, et pourvu qu' une embuscade n' y
fût pas préparée, Glenarvan espérait s' y trouver
en lieu sûr. Cependant, il observa qu' à compter de
ce moment il n' était plus protégé par le tabou. La
crête remontante n' appartenait pas au Maunganamu,
mais bien au système orographique qui hérissait la
partie orientale du lac Taupo. Donc, non seulement
les coups de fusil des indigènes, mais une attaque
corps à corps était à redouter.
Pendant dix minutes, la petite troupe s' éleva par un
mouvement insensible vers les plateaux supérieurs.
John n' apercevait pas encore le sombre taillis,
mais il devait en être à moins de deux cents pieds.
Soudain il s' arrêta, recula presque. Il avait cru
surprendre quelque bruit dans l' ombre. Son hésitation
enraya la marche de ses compagnons.
Il demeura immobile, et assez pour inquiéter ceux qui
le suivaient. On attendit. Dans quelles angoisses,
cela ne peut s' exprimer ! Serait-on forcé de revenir
en arrière et de regagner le sommet du
Maunganamu ?
Mais John, voyant que le bruit ne se renouvelait
pas, reprit son ascension sur l' étroit chemin de
l' arête.
Bientôt le taillis se dessina vaguement dans l' ombre.
En quelques pas, il fut atteint, et les fugitifs se
blottirent sous l' épais feuillage des arbres.

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chapitre xvi entre deux feux.
la nuit favorisait cette évasion. Il fallait donc en
profiter pour quitter les funestes parages du lac
Taupo. Paganel prit la direction de la petite
troupe, et son merveilleux instinct de voyageur se
révéla de nouveau pendant cette difficile
pérégrination dans les montagnes. Il manoeuvrait
avec une surprenante habileté au milieu des
ténèbres, choisissant sans hésiter les sentiers
presque invisibles, tenant une direction constante
dont il ne s' écartait pas. Sa nyctalopie, il est
vrai, le servait fort, et ses yeux de chat lui
permettaient de distinguer les moindres objets dans
cette profonde obscurité.
Pendant trois heures, on marcha sans faire halte sur
les rampes très allongées du revers oriental.
Paganel inclinait un peu vers le sud-est, afin de
gagner un étroit passage creusé entre les
Kaimanawa et les Wahiti-Ranges, où se glisse la
route d' Auckland à la baie Haukes. Cette gorge
franchie, il comptait se jeter hors du chemin, et,
abrité par les hautes chaînes, marcher à la côte à
travers les régions inhabitées de la province.
à neuf heures du matin, douze milles avaient été
enlevés en douze heures. On ne pouvait exiger plus
des courageuses femmes. D' ailleurs, le lieu parut
convenable pour établir un campement. Les fugitifs
avaient atteint le défilé qui sépare les deux
chaînes. La route d' Oberland restait à droite et
courait vers le sud. Paganel, sa carte à la main,
fit un crochet vers le nord-est, et, à dix heures,
la petite troupe atteignit une sorte d' abrupt redan
formé

p182

par une saillie de la montagne. Les vivres furent
tirés des sacs, et on leur fit honneur. Mary Grant
et le major, que la fougère comestible avait peu
satisfaits jusqu' alors, s' en régalèrent ce jour-là.
La halte se prolongea jusqu' à deux heures de
l' après-midi, puis la route de l' est fut reprise,
et les voyageurs s' arrêtèrent le soir à huit milles des
montagnes. Ils ne se firent pas prier pour dormir en
plein air.
Le lendemain, le chemin présenta des difficultés
assez sérieuses. Il fallut traverser ce curieux
district des lacs volcaniques, des geysers et des
solfatares qui s' étend à l' est des Wahiti-Ranges.
Les yeux en furent beaucoup plus satisfaits que les
jambes. C' étaient à chaque quart de mille des
détours, des obstacles, des crochets, très fatigants
à coup sûr ; mais quel étrange spectacle, et quelle
variété infinie la nature donne à ses grandes
scènes !
Sur ce vaste espace de vingt milles carrés,
l' épanchement des forces souterraines se produisait
sous toutes les formes. Des sources salines d' une
transparence étrange, peuplées de myriades
d' insectes, sortaient des taillis indigènes d' arbres
à thé. Elles dégageaient une pénétrante odeur de
poudre brûlée, et déposaient sur le sol un résidu
blanc comme une neige éblouissante. Leurs eaux
limpides étaient portées jusqu' à l' ébullition,
tandis que d' autres sources voisines s' épanchaient
en nappes glacées. Des fougères gigantesques
croissaient sur leurs bords, et dans des conditions
analogues à celles de la végétation silurienne.
De tous côtés, des gerbes liquides,
entourbillonnées de vapeurs, s' élançaient du sol
comme les jets d' eau d' un parc, les unes continues,
les autres intermittentes et comme soumises au bon
plaisir d' un Pluton capricieux. Elles s' étageaient
en amphithéâtre sur des terrasses naturelles
superposées à la manière des vasques modernes ;
leurs eaux se confondaient peu à peu sous les volutes
de fumées blanches, et, rongeant les degrés
semi-diaphanes de ces escaliers gigantesques, elles
alimentaient des lacs entiers avec leurs cascades
bouillonnantes. Plus loin, aux

p183

sources chaudes et aux geysers tumultueux succédèrent
les solfatares. Le terrain apparut tout boutonné de
grosses pustules. C' étaient autant de cratères à demi
éteints et lézardés de nombreuses fissures d' où se
dégageaient divers gaz. L' atmosphère était saturée
de l' odeur piquante et désagréable des acides
sulfureux. Le soufre, formant des croûtes et des
concrétions cristallines, tapissait le sol. Là
s' amassaient depuis de longs siècles d' incalculables
et stériles richesses, et c' est en ce district encore
peu connu de la Nouvelle-Zélande que l' industrie
viendra s' approvisionner, si les soufrières de la
Sicile s' épuisent un jour.
On comprend quelles fatigues subirent les voyageurs à
traverser ces régions hérissées d' obstacles. Les
campements y étaient difficiles, et la carabine des
chasseurs n' y rencontrait pas un oiseau digne d' être
plumé par les mains de Mr Olbinett. Aussi fallait-il
le plus souvent se contenter de fougères et de
patates douces, maigre repas qui ne refaisait guère
les forces épuisées de la petite troupe. Chacun avait
donc hâte d' en finir avec ces terrains arides et
déserts.
Cependant, il ne fallut pas moins de quatre jours pour
tourner cette impraticable contrée. Le 23 février
seulement, à cinquante milles du Maunganamu,
Glenarvan put camper au pied d' un mont anonyme,
indiqué sur la carte de Paganel. Les plaines
d' arbrisseaux s' étendaient sous sa vue, et les grandes
forêts réapparaissaient à l' horizon.
C' était de bon augure, à la condition toutefois que
l' habitabilité de ces régions n' y ramenât pas trop
d' habitants. Jusqu' ici, les voyageurs n' avaient pas
rencontré l' ombre d' un indigène.
Ce jour-là, Mac Nabbs et Robert tuèrent trois
kiwis, qui figurèrent avec honneur sur la table du
campement, mais pas longtemps, pour tout dire, car en
quelques minutes ils furent dévorés du bec aux
pattes.
Puis, au dessert, entre les patates douces et les
pommes de terre, Paganel fit une motion qui fut
adoptée avec enthousiasme.

p184

Il proposa de donner le nom de Glenarvan à cette
montagne innommée qui se perdait à trois mille pieds
dans les nuages, et il pointa soigneusement sur sa
carte le nom du lord écossais.
Insister sur les incidents assez monotones et peu
intéressants qui marquèrent le reste du voyage, est
inutile. Deux ou trois faits de quelque importance
seulement signalèrent cette traversée des lacs à
l' océan Pacifique.
On marchait pendant toute la journée à travers les
forêts et les plaines. John relevait sa direction sur
le soleil et les étoiles. Le ciel, assez clément,
épargnait ses chaleurs et ses pluies. Néanmoins, une
fatigue croissante retardait ces voyageurs si
cruellement éprouvés déjà, et ils avaient hâte
d' arriver aux missions. Ils causaient, cependant,
ils s' entretenaient encore, mais non plus d' une
façon générale. La petite troupe se divisait en
groupes que formait, non pas une plus étroite
sympathie, mais une communion d' idées plus
personnelles.
Le plus souvent, Glenarvan allait seul, songeant, à
mesure qu' il s' approchait de la côte, au Duncan
et à son équipage. Il oubliait les dangers qui le
menaçaient encore jusqu' à Auckland, pour penser à ses
matelots massacrés. Cette horrible image ne le
quittait pas.
On ne parlait plus d' Harry Grant. à quoi bon,
puisqu' on ne pouvait rien tenter pour lui ? Si le nom
du capitaine se prononçait encore, c' était dans les
conversations de sa fille et de John Mangles.
John n' avait point rappelé à Mary ce que la jeune
fille lui avait dit pendant la dernière nuit du
Waré-Atoua. Sa discrétion ne voulait pas prendre
acte d' une parole prononcée dans un suprême instant de
désespoir.
Quand il parlait d' Harry Grant, John faisait
encore des projets de recherches ultérieures. Il
affirmait à Mary que lord Glenarvan reprendrait
cette entreprise avortée. Il partait de ce point que
l' authenticité du document ne pouvait être mise en
doute. Donc, Harry Grant existait quelque part.
Donc, fallût-il fouiller le monde entier, on

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devait le retrouver. Mary s' enivrait de ces paroles,
et John et elle, unis par les mêmes pensées, se
confondaient maintenant dans le même espoir. Souvent
lady Helena prenait part à leur conversation ; mais
elle ne s' abandonnait point à tant d' illusions, et se
gardait pourtant de ramener ces jeunes gens à la
triste réalité.
Pendant ce temps, Mac Nabbs, Robert, Wilson et
Mulrady chassaient sans trop s' éloigner de la
petite troupe, et chacun d' eux fournissait son
contingent de gibier. Paganel, toujours drapé dans
son manteau de phormium, se tenait à l' écart, muet et
pensif.
Et cependant, -cela est bon à dire, -malgré cette
loi de la nature qui fait qu' au milieu des épreuves,
des dangers, des fatigues, des privations, les
meilleurs caractères se froissent et s' aigrissent,
tous ces compagnons d' infortune restèrent unis,
dévoués, prêts à se faire tuer les uns pour les
autres.
Le 25 février, la route fut barrée par une rivière
qui devait être le Waikari de la carte de Paganel.
On put la passer à gué.
Pendant deux jours, les plaines d' arbustes se
succédèrent sans interruption. La moitié de la
distance qui sépare le lac Taupo de la côte avait
été franchie sans mauvaise rencontre, sinon sans
fatigue.
Alors apparurent d' immenses et interminables forêts
qui rappelaient les forêts australiennes ; mais ici,
les kauris remplaçaient les eucalyptus. Bien qu' ils
eussent singulièrement usé leur admiration depuis
quatre mois de voyage, Glenarvan et ses compagnons
furent encore émerveillés à la vue de ces pins
gigantesques, dignes rivaux des cèdres du Liban et
des " mammouth trees " de la Californie. Ces kauris,
en langue de botaniste " des abiétacées damarines " ,
mesuraient cent pieds de hauteur avant la
ramification des branches. Ils poussaient par
bouquets isolés, et la forêt se composait, non pas
d' arbres, mais d' innombrables groupes d' arbres qui
étendaient à

p186

deux cents pieds dans les airs leur parasol de
feuilles vertes.
Quelques-uns de ces pins, jeunes encore, âgés à peine
d' une centaine d' années, ressemblaient aux sapins
rouges des régions européennes. Ils portaient une
sombre couronne terminée par un cône aigu. Leurs
aînés, au contraire, des arbres vieux de cinq ou six
siècles, formaient d' immenses tentes de verdure
supportées sur les inextricables bifurcations de
leurs branches. Ces patriarches de la forêt
zélandaise mesuraient jusqu' à cinquante pieds de
circonférence, et les bras réunis de tous les
voyageurs ne pouvaient pas entourer leur tronc.
Pendant trois jours, la petite troupe s' aventura sous
ces vastes arceaux et sur un sol argileux que le pas
de l' homme n' avait jamais foulé. On le voyait bien
aux amas de gomme résineuse entassés, en maint
endroit, au pied des kauris, et qui eussent suffi
pendant de longues années à l' exportation indigène.
Les chasseurs trouvèrent par bandes nombreuses les
kiwis si rares au milieu des contrées fréquentées par
les maoris. C' est dans ces forêts inaccessibles que
se sont réfugiés ces curieux oiseaux chassés par les
chiens zélandais. Ils fournirent aux repas des
voyageurs une abondante et saine nourriture.
Il arriva même à Paganel d' apercevoir au loin, dans
un épais fourré, un couple de volatiles
gigantesques. Son instinct de naturaliste se
réveilla. Il appela ses compagnons, et, malgré leur
fatigue, le major, Robert et lui se lancèrent sur les
traces de ces animaux.
On comprendra l' ardente curiosité du géographe, car
il avait reconnu ou cru reconnaître ces oiseaux pour
des " moas " , appartenant à l' espèce des " dinormis, " que
plusieurs savants rangent parmi les variétés
disparues. Or, cette rencontre confirmait l' opinion
de M De Hochstetter et autres voyageurs sur
l' existence actuelle de ces géants sans ailes de la
Nouvelle-Zélande.
Ces moas que poursuivait Paganel, ces contemporains

p187

des mégathérium et des ptérodactyles, devaient avoir
dix-huit pieds de hauteur. C' étaient des autruches
démesurées et peu courageuses, car elles fuyaient
avec une extrême rapidité. Mais pas une balle ne
put les arrêter dans leur course ! Après quelques
minutes de chasse, ces insaisissables moas
disparurent derrière les grands arbres, et les
chasseurs en furent pour leurs frais de poudre et de
déplacement.
Ce soir-là, 1 er mars, Glenarvan et ses compagnons,
abandonnant enfin l' immense forêt de kauris,
campèrent au pied du mont Ikirangi, dont la cime
montait à cinq mille cinq cents pieds dans les airs.
Alors, près de cent milles avaient été franchis depuis
le Maunganamu, et la côte restait encore à trente
milles. John Mangles avait espéré faire cette
traversée en dix jours, mais il ignorait alors les
difficultés que présentait cette région.
En effet, les détours, les obstacles de la route, les
imperfections des relèvements, l' avaient allongée d' un
cinquième, et malheureusement les voyageurs, en
arrivant au mont Ikirangi, étaient complètement
épuisés.
Or, il fallait encore deux grands jours de marche pour
atteindre la côte, et maintenant, une nouvelle
activité, une extrême vigilance, redevenaient
nécessaires, car on rentrait dans une contrée souvent
fréquentée par les naturels.
Cependant, chacun dompta ses fatigues, et le
lendemain la petite troupe repartit au lever du jour.
Entre le mont Ikirangi, qui fut laissé à droite, et
le mont Hardy, dont le sommet s' élevait à gauche à
une hauteur de trois mille sept cents pieds, le
voyage devint très pénible. Il y avait là, sur une
longueur de dix milles, une plaine toute hérissée de
" supple-jacks " , sorte de liens flexibles justement
nommés " lianes étouffantes. " à chaque pas, les bras et
les jambes s' y embarrassaient, et ces lianes, de
véritables serpents, enroulaient le corps de leurs
tortueux replis. Pendant deux jours, il fallut
s' avancer la hache à la main et lutter contre cette
hydre à cent

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mille têtes, ces plantes tracassantes et tenaces, que
Paganel eût volontiers classées parmi les
zoophytes.
Là, dans ces plaines, la chasse devint impossible,
et les chasseurs n' apportèrent plus leur tribut
accoutumé. Les provisions touchaient à leur fin, on
ne pouvait les renouveler ; l' eau manquait, on ne
pouvait apaiser une soif doublée par les fatigues.
Alors, les souffrances de Glenarvan et des siens
furent horribles, et, pour la première fois,
l' énergie morale fut près de les abandonner.
Enfin, ne marchant plus, se traînant, corps sans âmes
menés par le seul instinct de la conservation qui
survivait à tout autre sentiment, ils atteignirent
la pointe Lottin, sur les bords du Pacifique.
En cet endroit se voyaient quelques huttes désertes,
ruines d' un village récemment dévasté par la guerre,
des champs abandonnés, partout les marques du
pillage, de l' incendie. Là, la fatalité réservait une
nouvelle et terrible épreuve aux infortunés
voyageurs.
Ils erraient le long du rivage, quand, à un mille de
la côte, apparut un détachement d' indigènes, qui
s' élança vers eux en agitant ses armes. Glenarvan,
acculé à la mer, ne pouvait fuir, et, réunissant ses
dernières forces, il allait prendre ses dispositions
pour combattre, quand John Mangles s' écria :
" un canot, un canot ! "
à vingt pas, en effet, une pirogue, garnie de six
avirons, était échouée sur la grève. La mettre à
flot, s' y précipiter et fuir ce dangereux rivage, ce
fut l' affaire d' un instant. John Mangles, Mac
Nabbs, Wilson, Mulrady se mirent aux avirons ;
Glenarvan prit le gouvernail ; les deux femmes,
Olbinett et Robert s' étendirent près de lui.
En dix minutes, la pirogue fut d' un quart de mille au
large. La mer était calme. Les fugitifs gardaient un
profond silence.
Cependant, John, ne voulant pas trop s' écarter de la

p189

côte, allait donner l' ordre de prolonger le rivage,
quand son aviron s' arrêta subitement dans ses mains.
Il venait d' apercevoir trois pirogues qui
débouchaient de la pointe Lottin, dans l' évidente
intention de lui appuyer la chasse.
" en mer ! En mer ! S' écria-t-il, et plutôt nous
abîmer dans les flots ! "
la pirogue, enlevée par ses quatre rameurs, reprit le
large. Pendant une demi-heure, elle put maintenir sa
distance ; mais les malheureux, épuisés, ne
tardèrent pas à faiblir, et les trois autres
pirogues gagnèrent sensiblement sur eux. En ce
moment, deux milles à peine les en séparaient. Donc,
nulle possibilité d' éviter l' attaque des indigènes,
qui, armés de leurs longs fusils, se préparaient à
faire feu.
Que faisait alors Glenarvan ? Debout, à l' arrière du
canot, il cherchait à l' horizon quelque secours
chimérique. Qu' attendait-il ? Que voulait-il ?
Avait-il comme un pressentiment ?
Tout à coup, son regard s' enflamma, sa main s' étendit
vers un point de l' espace.
" un navire ! S' écria-t-il, mes amis, un navire !
Nagez ! Nagez ferme ! "
pas un des quatre rameurs ne se retourna pour voir ce
bâtiment inespéré, car il ne fallait pas perdre un
coup d' aviron. Seul, Paganel, se levant, braqua
sa longue-vue sur le point indiqué.

p190

" oui, dit-il, un navire ! Un steamer ! Il chauffe à
toute vapeur ! Il vient sur nous ! Hardi, mes
camarades ! "
les fugitifs déployèrent une nouvelle énergie, et
pendant une demi-heure encore, conservant leur
distance, ils enlevèrent la pirogue à coups
précipités. Le steamer devenait de plus en plus
visible. On distinguait ses deux mâts à sec de toile
et les gros tourbillons de sa fumée noire.
Glenarvan, abandonnant la barre à Robert, avait
saisi la lunette du géographe et ne perdait pas un
des mouvements du navire.
Mais que durent penser John Mangles et ses
compagnons, quand ils virent les traits du lord se
contracter, sa figure pâlir, et l' instrument tomber
de ses mains ? Un seul mot leur expliqua ce subit
désespoir.
" le Duncan ! s' écria Glenarvan, le Duncan
et les convicts !
-le Duncan ! s' écria John, qui lâcha son
aviron et se leva aussitôt.
-oui ! La mort des deux côtés ! " murmura
Glenarvan, brisé par tant d' angoisses.
C' était le yacht, en effet, on ne pouvait s' y
méprendre, le yacht avec son équipage de bandits !
Le major ne put retenir une malédiction qu' il lança
contre le ciel. C' en était trop !
Cependant, la pirogue était abandonnée à elle-même.
Où la diriger ? Où fuir ? était-il possible de choisir
entre les sauvages ou les convicts ?
Un coup de fusil partit de l' embarcation indigène
la plus rapprochée, et la balle vint frapper l' aviron
de Wilson. Quelques coups de rames repoussèrent
alors la pirogue vers le Duncan.
le yacht marchait à toute vapeur et n' était plus
qu' à un demi-mille. John Mangles, coupé de toutes
parts, ne savait plus comment évoluer, dans quelle
direction fuir. Les deux pauvres femmes, agenouillées,
éperdues, priaient.
Les sauvages faisaient un feu roulant, et les balles
pleuvaient

p191

autour de la pirogue. En ce moment, une forte
détonation éclata, et un boulet, lancé par le canon du
yacht, passa sur la tête des fugitifs. Ceux-ci,
pris entre deux feux, demeurèrent immobiles entre le
Duncan et les canots indigènes.
John Mangles, fou de désespoir, saisit sa hache. Il
allait saborder la pirogue, la submerger avec ses
infortunés compagnons, quand un cri de Robert
l' arrêta.
" Tom Austin ! Tom Austin ! Disait l' enfant. Il
est à bord ! Je le vois ! Il nous a reconnus ! Il
agite son chapeau ! "
la hache resta suspendue au bras de John.
Un second boulet siffla sur sa tête et vint couper en
deux la plus rapprochée des trois pirogues, tandis
qu' un hurrah éclatait à bord du Duncan. les
sauvages, épouvantés, fuyaient et regagnaient la côte.
" à nous ! à nous, Tom ! " avait crié John Mangles
d' une voix éclatante.
Et, quelques instants après, les dix fugitifs, sans
savoir comment, sans y rien comprendre, étaient tous
en sûreté à bord du Duncan.

p193

chapitre xvii pourquoi le " Duncan " croisait sur
la côte est de la Nouvelle-Zélande.

il faut renoncer à peindre les sentiments de
Glenarvan et de ses amis, quand résonnèrent à leurs
oreilles les chants de la vieille écosse. Au moment
où ils mettaient le pied sur le pont du Duncan,
le bag-piper, gonflant sa cornemuse, attaquait le
pibroch national du clan de Malcolm, et de
vigoureux hurrahs saluaient le retour du laird à son
bord.
Glenarvan, John Mangles, Paganel, Robert, le
major lui-même, tous pleuraient et s' embrassaient.
Ce fut d' abord de la joie, du délire. Le géographe
était absolument fou ; il gambadait et mettait en
joue avec son inséparable longue-vue, les dernières
pirogues qui regagnaient la côte.
Mais, à la vue de Glenarvan, de ses compagnons, les
vêtements en lambeaux, les traits hâves et portant la
marque de souffrances horribles, l' équipage du yacht
interrompit ses démonstrations. C' étaient des
spectres qui revenaient à bord, et non ces voyageurs
hardis et brillants, que, trois mois auparavant,
l' espoir entraînait sur les traces des naufragés. Le
hasard, le hasard seul les ramenait à ce navire
qu' ils ne s' attendaient plus à revoir ! Et dans quel
triste état de consomption et de faiblesse !
Mais, avant de songer à la fatigue, aux impérieux
besoins de la faim et de la soif, Glenarvan
interrogea Tom Austin sur sa présence dans ces
parages.
Pourquoi le Duncan se trouvait-il sur la côte
orientale

p194

de la Nouvelle-Zélande ? Comment n' était-il pas
entre les mains de Ben Joyce ? Par quelle
providentielle fatalité Dieu l' avait-il amené sur la
route des fugitifs ?
Pourquoi ? Comment ? à quel propos ? Ainsi
débutaient les questions simultanées qui venaient
frapper Tom Austin à bout portant. Le vieux marin
ne savait auquel entendre. Il prit donc le parti de
n' écouter que lord Glenarvan et de ne répondre qu' à
lui.
" mais les convicts ? Demanda Glenarvan,
qu' avez-vous fait des convicts ?
-les convicts ? ... répondit Tom Austin du ton d' un
homme qui ne comprend rien à une question.
-oui ! Les misérables qui ont attaqué le yacht ?
-quel yacht ? Dit Tom Austin, le yacht de votre
honneur ?
-mais oui ! Tom ! Le Duncan, et ce Ben Joyce
qui est venu à bord ?
-je ne connais pas ce Ben Joyce, je ne l' ai
jamais vu, répondit Austin.
-jamais ! S' écria Glenarvan stupéfait des réponses
du vieux marin. Alors, me direz-vous, Tom, pourquoi
le Duncan croise en ce moment sur les côtes de la
Nouvelle-Zélande ? "
si Glenarvan, lady Helena, miss Grant, Paganel, le
major, Robert, John Mangles, Olbinett, Mulrady,
Wilson, ne comprenaient rien aux étonnements du
vieux marin, quelle fut leur stupéfaction, quand
Tom répondit d' une voix calme :
" mais le Duncan croise ici par ordre de votre
honneur.
-par mes ordres ! S' écria Glenarvan.
-oui, mylord. Je n' ai fait que me conformer à vos
instructions contenues dans votre lettre du
14 janvier.
-ma lettre ! Ma lettre ! " s' écria Glenarvan.
En ce moment, les dix voyageurs entouraient Tom
Austin et le dévoraient du regard. La lettre datée de
Snowy-River était donc parvenue au Duncan ?

p195

" voyons, reprit Glenarvan, expliquons-nous, car je
crois rêver. Vous avez reçu une lettre, Tom ?
-oui, une lettre de votre honneur.
-à Melbourne ?
-à Melbourne, au moment où j' achevais de réparer
mes avaries.
-et cette lettre ?
-elle n' était pas écrite de votre main, mais signée
de vous, mylord.
-c' est cela même. Ma lettre vous a été apportée par
un convict nommé Ben Joyce.
-non, par un matelot appelé Ayrton,
quartier-maître du Britannia.
-oui ! Ayrton, Ben Joyce, c' est le même individu.
Eh bien ! Que disait cette lettre ?
-elle me donnait l' ordre de quitter Melbourne sans
retard, et de venir croiser sur les côtes orientales
de...
-de l' Australie ! S' écria Glenarvan avec une
véhémence qui déconcerta le vieux marin.
-de l' Australie ? Répéta Tom en ouvrant les yeux,
mais non ! De la Nouvelle-Zélande !
-de l' Australie ! Tom ! De l' Australie ! "
répondirent d' une seule voix les compagnons de
Glenarvan.
En ce moment, Austin eut une sorte d' éblouissement.
Glenarvan lui parlait avec une telle assurance,
qu' il craignit de s' être trompé en lisant cette
lettre. Lui, le fidèle et exact marin, aurait-il
commis une pareille erreur ? Il rougit, il se troubla.
" remettez-vous, Tom, dit lady Helena, la providence
a voulu...
-mais non, madame, pardonnez-moi, reprit le vieux
Tom. Non ! Ce n' est pas possible ! Je ne me suis pas
trompé ! Ayrton a lu la lettre comme moi, et c' est
lui, lui, qui voulait, au contraire, me ramener à
la côte australienne !
-Ayrton ? S' écria Glenarvan.

p196

-lui-même ! Il m' a soutenu que c' était une erreur,
que vous me donniez rendez-vous à la baie Twofold !
-avez-vous la lettre, Tom ? Demanda le major,
intrigué au plus haut point.
-oui, Monsieur Mac Nabbs, répondit Austin. Je
vais la chercher. "
Austin courut à sa cabine du gaillard d' avant.
Pendant la minute que dura son absence, on se
regardait, on se taisait, sauf le major, qui, l' oeil
fixé sur Paganel, dit en se croisant les bras :
" par exemple, il faut avouer, Paganel, que ce serait
un peu fort !
-hein ? " fit le géographe, qui, le dos courbé et les
lunettes sur le front, ressemblait à un gigantesque
point d' interrogation.
Austin revint. Il tenait à la main la lettre écrite
par Paganel et signée par Glenarvan.
" que votre honneur lise, " dit le vieux marin.
Glenarvan prit la lettre et lut :
" ordre à Tom Austin de prendre la mer sans retard et
de conduire le Duncan par 37 degrés de latitude
à la côte orientale de la Nouvelle-Zélande ! ... "
" la Nouvelle-Zélande ! " s' écria Paganel
bondissant.
Et il saisit la lettre des mains de Glenarvan, se
frotta les yeux, ajusta ses lunettes sur son nez, et
lut à son tour.
" la Nouvelle-Zélande ! " dit-il avec un accent
impossible à rendre, tandis que la lettre s' échappait
de ses doigts.
En ce moment, il sentit une main s' appuyer sur son
épaule. Il se redressa et se vit face à face avec le
major.
" allons, mon brave Paganel, dit Mac Nabbs d' un air
grave, il est encore heureux que vous n' ayez pas
envoyé le Duncan en Cochinchine ! "
cette plaisanterie acheva le pauvre géographe. Un
rire universel, homérique, gagna tout l' équipage du
yacht. Paganel, comme fou, allait et venait, prenant
sa tête à deux mains, s' arrachant les cheveux. Ce
qu' il faisait, il ne

p197

le savait plus ; ce qu' il voulait faire, pas
davantage ! Il descendit par l' échelle de la dunette,
machinalement ; il arpenta le pont, titubant, allant
devant lui, sans but, et remonta sur le gaillard
d' avant. Là, ses pieds s' embarrassèrent dans un
paquet de câbles. Il trébucha. Ses mains, au hasard,
se raccrochèrent à une corde.
Tout à coup, une épouvantable détonation éclata. Le
canon du gaillard d' avant partit, criblant les flots
tranquilles d' une volée de mitraille. Le
malencontreux Paganel s' était rattrapé à la corde de
la pièce encore chargée, et le chien venait de
s' abattre sur l' amorce fulminante. De là ce coup de
tonnerre. Le géographe fut renversé sur l' échelle du
gaillard et disparut par le capot jusque dans
le poste de l' équipage.
à la surprise produite par la détonation, succéda un
cri d' épouvante. On crut à un malheur. Dix matelots se
précipitèrent dans l' entrepont et remontèrent
Paganel plié en deux.
Le géographe ne parlait plus.
On transporta ce long corps sur la dunette. Les
compagnons du brave français étaient désespérés. Le
major, toujours médecin dans les grandes occasions, se
préparait à enlever les habits du malheureux
Paganel, afin de panser ses blessures ; mais à peine
avait-il porté la main

p198

sur le moribond, que celui-ci se redressa, comme
s' il eût été mis en contact avec une bobine
électrique.
" jamais ! Jamais ! " s' écria-t-il ; et, ramenant sur
son maigre corps les lambeaux de ses vêtements, il se
boutonna avec une vivacité singulière.
" mais, Paganel ! Dit le major.
-non ! Vous dis-je !
-il faut visiter...
-vous ne visiterez pas !
-vous avez peut-être cassé... reprit Mac Nabbs.
-oui, répondit Paganel, qui se remit d' aplomb sur
ses longues jambes, mais ce que j' ai cassé, le
charpentier le raccommodera !
-quoi donc ?
-l' épontille du poste, qui s' est brisée dans ma
chute ! "
à cette réplique, les éclats de rire recommencèrent
de plus belle. Cette réponse avait rassuré tous les
amis du digne Paganel, qui était sorti sain et sauf
de ses aventures avec le canon du gaillard d' avant.
" en tout cas, pensa le major, voilà un géographe
étrangement pudibond ! "
cependant, Paganel, revenu de ses grandes émotions,
eut encore à répondre à une question qu' il ne
pouvait éviter.
" maintenant, Paganel, lui dit Glenarvan, répondez
franchement. Je reconnais que votre distraction a été
providentielle. à coup sûr, sans vous, le Duncan
serait tombé entre les mains des convicts ; sans
vous, nous aurions été repris par les maoris ! Mais,
pour l' amour de dieu, dites-moi par quelle étrange
association d' idées, par quelle surnaturelle aberration
d' esprit, vous avez été conduit à écrire le nom de
la Nouvelle-Zélande pour le nom de l' Australie ?
-eh ! Parbleu ! S' écria Paganel, c' est... "
mais au même instant, ses yeux se portèrent sur

p199

Robert, sur Mary Grant, et il s' arrêta court ;
puis il répondit :
" que voulez-vous, mon cher Glenarvan, je suis un
insensé, un fou, un être incorrigible, et je mourrai
dans la peau du plus fameux distrait...
-à moins qu' on ne vous écorche, ajouta le major.
-m' écorcher ! S' écria le géographe d' un air
furibond. Est-ce une allusion ? ...
-quelle allusion, Paganel ? " demanda Mac Nabbs de
sa voix tranquille.
L' incident n' eut pas de suite. Le mystère de la
présence du Duncan était éclairci ; les
voyageurs si miraculeusement sauvés ne songèrent
plus qu' à regagner leurs confortables cabines du bord
et à déjeuner.
Cependant, laissant lady Helena et Mary Grant, le
major, Paganel et Robert entrer dans la dunette,
Glenarvan et John Mangles retinrent Tom Austin
près d' eux. Ils voulaient encore l' interroger.
" maintenant, mon vieux Tom, dit Glenarvan,
répondez-moi. Est-ce que cet ordre d' aller croiser
sur les côtes de la Nouvelle-Zélande ne vous a pas
paru singulier ?
-si, votre honneur, répondit Austin, j' ai été très
surpris, mais je n' ai pas l' habitude de discuter les
ordres que je reçois, et j' ai obéi. Pouvais-je agir
autrement ? Si, pour n' avoir pas suivi vos
instructions à la lettre, une catastrophe fût
arrivée, n' aurais-je pas été coupable ? Auriez-vous
fait autrement, capitaine ?
-non, Tom, répondit John Mangles.
-mais qu' avez-vous pensé ? Demanda Glenarvan.
-j' ai pensé, votre honneur, que, dans l' intérêt
d' Harry Grant, il fallait aller là où vous me disiez
d' aller. J' ai pensé que, par suite de combinaisons
nouvelles, un navire devait vous transporter à la
Nouvelle-Zélande, et que je devais vous attendre
sur la côte est de l' île. D' ailleurs, en quittant
Melbourne, j' ai gardé le secret de ma destination,
et l' équipage ne l' a connue qu' au moment où nous
étions en pleine mer, lorsque les terres de
l' Australie

p200

avaient déjà disparu à nos yeux. Mais alors un
incident, qui m' a rendu très perplexe, s' est passé à
bord.
-que voulez-vous dire, Tom ? Demanda Glenarvan.
-je veux dire, répondit Tom Austin, que lorsque le
quartier-maître Ayrton apprit, le lendemain de
l' appareillage, la destination du Duncan...
-Ayrton ! S' écria Glenarvan. Il est donc à bord ?
-oui, votre honneur.
-Ayrton ici ! Répéta Glenarvan, regardant
John Mangles.
-Dieu l' a voulu ! " répondit le jeune capitaine.
En un instant, avec la rapidité de l' éclair, la
conduite d' Ayrton, sa trahison longuement préparée,
la blessure de Glenarvan, l' assassinat de
Mulrady, les misères de l' expédition arrêtée dans les
marais de la Snowy, tout le passé du misérable
apparut devant les yeux de ces deux hommes. Et
maintenant, par le plus étrange concours de
circonstances, le convict était en leur pouvoir.
" où est-il ? Demanda vivement Glenarvan.
-dans une cabine du gaillard d' avant, répondit
Tom Austin, et gardé à vue.
-pourquoi cet emprisonnement ?
-parce que quand Ayrton a vu que le yacht faisait
voile pour la Nouvelle-Zélande, il est entré en
fureur, parce qu' il a voulu m' obliger à changer la
direction du navire, parce qu' il m' a menacé, parce
qu' enfin il a excité mes hommes à la révolte. J' ai
compris que c' était un particulier dangereux, et
j' ai dû prendre des mesures de précaution contre lui.
-et depuis ce temps ?
-depuis ce temps, il est resté dans sa cabine, sans
chercher à en sortir.
-bien, Tom. "
en ce moment, Glenarvan et John Mangles furent
mandés dans la dunette. Le déjeuner, dont ils avaient
un si pressant besoin, était préparé. Ils prirent
place à la table du carré et ne parlèrent point
d' Ayrton.

p201

Mais, le repas achevé, quand les convives, refaits et
restaurés, furent réunis sur le pont, Glenarvan
leur apprit la présence du quartier-maître à son
bord. En même temps, il annonça son intention de le
faire comparaître devant eux.
" puis-je me dispenser d' assister à cet
interrogatoire ? Demanda lady Helena. Je vous avoue,
mon cher Edward, que la vue de ce malheureux me
serait extrêmement pénible.
-c' est une confrontation, Helena, répondit lord
Glenarvan. Restez, je vous en prie. Il faut que
Ben Joyce se voie face à face avec toutes ses
victimes ! "
lady Helena se rendit à cette observation. Mary
Grant et elle prirent place auprès de lord
Glenarvan. Autour de lui se rangèrent le major,
Paganel, John Mangles, Robert, Wilson, Mulrady,
Olbinett, tous compromis si gravement par la
trahison du convict. L' équipage du yacht, sans
comprendre encore la gravité de cette scène, gardait
un profond silence.
" faites venir Ayrton, " dit Glenarvan.

p203

chapitre xviii Ayrton ou Ben Joyce.
Ayrton parut. Il traversa le pont d' un pas assuré et
gravit l' escalier de la dunette. Ses yeux étaient
sombres, ses dents serrées, ses poings fermés
convulsivement. Sa personne ne décelait ni
forfanterie ni humilité. Lorsqu' il fut en présence de
lord Glenarvan, il se croisa les bras, muet et
calme, attendant d' être interrogé.
" Ayrton, dit Glenarvan, nous voilà donc, vous et
nous, sur ce Duncan que vous vouliez livrer
aux convicts de Ben Joyce ! "
à ces paroles, les lèvres du quartier-maître
tremblèrent légèrement. Une rapide rougeur colora ses
traits impassibles. Non la rougeur du remords, mais la
honte de l' insuccès. Sur ce yacht qu' il prétendait
commander en maître, il était prisonnier, et son sort
allait s' y décider en peu d' instants.
Cependant, il ne répondit pas. Glenarvan attendit
patiemment. Mais Ayrton s' obstinait à garder un
absolu silence.
" parlez, Ayrton, qu' avez-vous à dire ? " reprit
Glenarvan.
Ayrton hésita ; les plis de son front se creusèrent
profondément ; puis, d' une voix calme :
" je n' ai rien à dire, mylord, répliqua-t-il. J' ai fait
la sottise de me laisser prendre. Agissez comme il
vous plaira. "
sa réponse faite, le quartier-maître porta ses
regards vers la côte qui se déroulait à l' ouest, et
il affecta une

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profonde indifférence pour tout ce qui se passait
autour de lui. à le voir, on l' eût cru étranger à
cette grave affaire. Mais Glenarvan avait résolu
de rester patient. Un puissant intérêt le poussait
à connaître certains détails de la mystérieuse
existence d' Ayrton, surtout en ce qui touchait
Harry Grant et le Britannia. il reprit donc
son interrogatoire, parlant avec une douceur extrême,
et imposant le calme le plus complet aux violentes
irritations de son coeur.
" je pense, Ayrton, reprit-il, que vous ne refuserez
pas de répondre à certaines demandes que je désire
vous faire. Et d' abord, dois-je vous appeler Ayrton
ou Ben Joyce ? êtes-vous, oui ou non, le
quartier-maître du Britannia ? "
Ayrton resta impassible, observant la côte, sourd à
toute question.
Glenarvan, dont l' oeil s' animait, continua
d' interroger le quartier-maître.
" voulez-vous m' apprendre comment vous avez quitté
le Britannia, pourquoi vous étiez en
Australie ? "
même silence, même impassibilité.
" écoutez-moi bien, Ayrton, reprit Glenarvan. Vous
avez intérêt à parler. Il peut vous être tenu compte
d' une franchise qui est votre dernière ressource.
Pour la dernière fois, voulez-vous répondre à mes
questions ? "
Ayrton tourna la tête vers Glenarvan et le regarda
dans les yeux :
" mylord, dit-il, je n' ai pas à répondre. C' est à la
justice et non à moi de prouver contre moi-même.
-les preuves seront faciles ! Répondit Glenarvan.
-faciles ! Mylord ? Reprit Ayrton d' un ton railleur.
Votre honneur me paraît s' avancer beaucoup. Moi,
j' affirme que le meilleur juge de temple-bar serait
embarrassé de ma personne ! Qui dira pourquoi je suis
venu en Australie, puisque le capitaine Grant n' est
plus là pour l' apprendre ? Qui prouvera que je suis ce
Ben Joyce signalé par la police, puisque la police
ne m' a jamais tenu

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entre ses mains et que mes compagnons sont en
liberté ? Qui relèvera à mon détriment, sauf vous,
non pas un crime, mais une action blâmable ? Qui peut
affirmer que j' ai voulu m' emparer de ce navire et le
livrer aux convicts ? Personne, entendez-moi,
personne ! Vous avez des soupçons, bien, mais il faut
des certitudes pour condamner un homme, et les
certitudes vous manquent. Jusqu' à preuve du
contraire, je suis Ayrton, quartier-maître du
Britannia. "
Ayrton s' était animé en parlant, et il revint
bientôt à son indifférence première. Il s' imaginait
sans doute que sa déclaration terminerait
l' interrogatoire ; mais Glenarvan reprit la parole
et dit :
" Ayrton, je ne suis pas un juge chargé d' instruire
contre vous. Ce n' est point mon affaire. Il importe
que nos situations respectives soient nettement
définies. Je ne vous demande rien qui puisse vous
compromettre. Cela regarde la justice. Mais vous
savez quelles recherches je poursuis, et d' un mot
vous pouvez me remettre sur les traces que j' ai
perdues. Voulez-vous parler ? "
Ayrton remua la tête en homme décidé à se taire.
" voulez-vous me dire où est le capitaine Grant ?
Demanda Glenarvan.
-non, mylord, répondit Ayrton.
-voulez-vous m' indiquer où s' est échoué le
Britannia ?
-pas davantage.
-Ayrton, répondit Glenarvan d' un ton presque
suppliant, voulez-vous au moins, si vous savez où est
Harry Grant, l' apprendre à ses pauvres enfants qui
n' attendent qu' un mot de votre bouche ? "
Ayrton hésita. Ses traits se contractèrent. Mais
d' une voix basse :
" je ne puis, mylord, " murmura-t-il.
Et il ajouta avec violence, comme s' il se fût
reproché un instant de faiblesse :

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" non ! Je ne parlerai pas ! Faites-moi pendre si vous
voulez !
-pendre ! " s' écria Glenarvan, dominé par un
brusque mouvement de colère.
Puis, se maîtrisant, il répondit d' une voix grave :
" Ayrton, il n' y a ici ni juges ni bourreaux. à la
première relâche vous serez remis entre les mains des
autorités anglaises.
-c' est ce que je demande ! " répliqua le
quartier-maître.
Puis il retourna d' un pas tranquille à la cabine qui
lui servait de prison, et deux matelots furent placés
à sa porte, avec ordre de surveiller ses moindres
mouvements. Les témoins de cette scène se retirèrent
indignés et désespérés.
Puisque Glenarvan venait d' échouer contre
l' obstination d' Ayrton, que lui restait-il à faire ?
évidemment poursuivre le projet formé à Eden de
retourner en Europe, quitte à reprendre plus tard
cette entreprise frappée d' insuccès, car alors les
traces du Britannia semblaient être
irrévocablement perdues, le document ne se prêtait à
aucune interprétation nouvelle, tout autre pays
manquait même sur la route du trente-septième
parallèle, et le Duncan n' avait plus qu' à
revenir.
Glenarvan, après avoir consulté ses amis, traita
plus spécialement avec John Mangles la question du
retour. John inspecta ses soutes ;
l' approvisionnement de charbon devait durer quinze
jours au plus. Donc, nécessité de refaire du
combustible à la plus prochaine relâche.
John proposa à Glenarvan de mettre le cap sur la
baie de Talcahuano, où le Duncan s' était déjà
ravitaillé avant d' entreprendre son voyage de
circumnavigation. C' était un trajet direct et
précisément sur le trente-septième degré. Puis le
yacht, largement approvisionné, irait au sud
doubler le cap Horn, et regagnerait l' écosse par les
routes de l' Atlantique.
Ce plan fut adopté, ordre fut donné à l' ingénieur de

p207

forcer sa pression. Une demi-heure après, le cap
était mis sur Talcahuano par une mer digne de son
nom de Pacifique, et à six heures du soir, les
dernières montagnes de la Nouvelle-Zélande
disparaissaient dans les chaudes brumes de l' horizon.
C' était donc le voyage du retour qui commençait.
Triste traversée pour ces courageux chercheurs qui
revenaient au port sans ramener Harry Grant !
Aussi l' équipage si joyeux au départ, si confiant au
début, maintenant vaincu et découragé, reprenait-il
le chemin de l' Europe. De ces braves matelots, pas un
ne se sentait ému à la pensée de revoir son pays,
et tous, longtemps encore, ils auraient affronté les
périls de la mer pour retrouver le capitaine Grant.
Aussi, à ces hurrahs qui acclamèrent Glenarvan à
son retour, succéda bientôt le découragement. Plus
de ces communications incessantes entre les
passagers, plus de ces entretiens qui égayaient
autrefois la route. Chacun se tenait à l' écart, dans
la solitude de sa cabine, et rarement l' un ou l' autre
apparaissait sur le pont du Duncan.
l' homme en qui s' exagéraient ordinairement les
sentiments du bord, pénibles ou joyeux, Paganel,
lui qui au besoin eût inventé l' espérance, Paganel
demeurait morne et silencieux. On le voyait à peine.
Sa loquacité naturelle, sa vivacité française
s' étaient changées en mutisme et en abattement. Il
semblait même plus complètement découragé que ses
compagnons. Si Glenarvan parlait de recommencer ses
recherches, Paganel secouait la tête en homme qui
n' espère plus rien, et dont la conviction paraissait
faite sur le sort des naufragés du Britannia.
on sentait qu' il les croyait irrévocablement perdus.
Cependant, il y avait à bord un homme qui pouvait
dire le dernier mot de cette catastrophe, et dont le
silence se prolongeait. C' était Ayrton. Nul doute que
ce misérable ne connût, sinon la vérité sur la
situation actuelle du capitaine, du moins le lieu du
naufrage. Mais évidemment, Grant, retrouvé, serait
un témoin à charge contre

p208

lui. Aussi se taisait-il obstinément. De là une
violente colère, chez les matelots surtout, qui
voulait lui faire un mauvais parti.
Plusieurs fois, Glenarvan renouvela ses tentatives
près du quartier-maître. Promesses et menaces furent
inutiles. L' entêtement d' Ayrton était poussé si
loin, et si peu explicable, en somme, que le major en
venait à croire qu' il ne savait rien. Opinion
partagée, d' ailleurs, par le géographe, et qui
corroborait ses idées particulières sur le compte
d' Harry Grant.
Mais si Ayrton ne savait rien, pourquoi n' avouait-il
pas son ignorance ? Elle ne pouvait tourner contre
lui. Son silence accroissait la difficulté de former
un plan nouveau. De la rencontre du quartier-maître
en Australie devait-on déduire la présence
d' Harry Grant sur ce continent ? Il fallait décider
à tout prix Ayrton à s' expliquer sur ce sujet.
Lady Helena, voyant l' insuccès de son mari, lui
demanda la permission de lutter à son tour contre
l' obstination du quartier-maître. Où un homme avait
échoué, peut-être une femme réussirait-elle par sa
douce influence. N' est-ce pas l' éternelle histoire
de cet ouragan de la fable qui ne peut arracher le
manteau aux épaules du voyageur, tandis que le
moindre rayon de soleil le lui enlève aussitôt ?
Glenarvan, connaissant l' intelligence de sa jeune
femme, lui laissa toute liberté d' agir.
Ce jour-là, 5 mars, Ayrton fut amené dans
l' appartement de lady Helena. Mary Grant dut
assister à l' entrevue, car l' influence de la jeune
fille pouvait être grande, et lady Helena ne voulait
négliger aucune chance de succès.
Pendant une heure, les deux femmes restèrent
enfermées avec le quartier-maître du Britannia,
mais rien ne transpira de leur entretien. Ce qu' elles
dirent, les arguments qu' elles employèrent pour
arracher le secret du convict, tous les détails de
cet interrogatoire demeurèrent inconnus. D' ailleurs,
quand elles quittèrent Ayrton,

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elles ne paraissaient pas avoir réussi, et leur
figure annonçait un véritable découragement.
Aussi, lorsque le quartier-maître fut reconduit à sa
cabine, les matelots l' accueillirent à son passage
par de violentes menaces. Lui, se contenta de hausser
les épaules, ce qui accrut la fureur de l' équipage,
et pour la contenir, il ne fallut rien moins que
l' intervention de John Mangles et de Glenarvan.
Mais lady Helena ne se tint pas pour battue. Elle
voulut lutter jusqu' au bout contre cette âme sans
pitié, et le lendemain elle alla elle-même à la
cabine d' Ayrton, afin d' éviter les scènes que
provoquait son passage sur le pont du yacht.
Pendant deux longues heures, la bonne et douce
écossaise resta seule, face à face, avec le chef des
convicts. Glenarvan, en proie à une nerveuse
agitation, rôdait auprès de la cabine, tantôt décidé
à épuiser jusqu' au bout les chances de réussite,
tantôt à arracher sa femme à ce pénible entretien.
Mais cette fois, lorsque lady Helena reparut, ses
traits respiraient la confiance. Avait-elle donc
arraché ce secret et remué dans le coeur de ce
misérable les dernières fibres de la pitié ?
Mac Nabbs, qui l' aperçut tout d' abord, ne put
retenir un mouvement bien naturel d' incrédulité.
Pourtant le bruit se répandit aussitôt parmi
l' équipage que le quartier-maître avait enfin cédé
aux instances de lady Helena. Ce fut comme une
commotion électrique. Tous les matelots se
rassemblèrent sur le pont, et plus rapidement que si
le sifflet de Tom Austin les eût appelés à la
manoeuvre.
Cependant Glenarvan s' était précipité au-devant de sa
femme.
" il a parlé ? Demanda-t-il.
-non, répondit lady Helena. Mais, cédant à mes
prières, Ayrton désire vous voir.
-ah ! Chère Helena, vous avez réussi !

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-je l' espère, Edward.
-avez-vous fait quelque promesse que je doive
ratifier ?
-une seule, mon ami, c' est que vous emploierez tout
votre crédit à adoucir le sort réservé à ce
malheureux.
-bien, ma chère Helena. Qu' Ayrton vienne à
l' instant. "
lady Helena se retira dans sa chambre, accompagnée
de Mary Grant, et le quartier-maître fut conduit
au carré, où l' attendait lord Glenarvan.

p211

chapitre xix une transaction.
dès que le quartier-maître se trouva en présence du
lord, ses gardiens se retirèrent.
" vous avez désiré me parler, Ayrton ? Dit
Glenarvan.
-oui, mylord, répondit le quartier-maître.
-à moi seul ?
-oui, mais je pense que si le major Mac Nabbs
et Monsieur Paganel assistaient à l' entretien,
cela vaudrait mieux.
-pour qui ?
-pour moi. "
Ayrton parlait avec calme. Glenarvan le regarda
fixement ; puis il fit prévenir Mac Nabbs et
Paganel, qui se rendirent aussitôt à son invitation.
" nous vous écoutons, " dit Glenarvan, dès que ses
deux amis eurent pris place à la table du carré.
Ayrton se recueillit pendant quelques instants et
dit :
" mylord, c' est l' habitude que des témoins figurent
à tout contrat ou transaction intervenue entre
deux parties. Voilà pourquoi j' ai réclamé la
présence de Mm Paganel et Mac Nabbs. Car c' est,
à proprement parler, une affaire que je viens vous
proposer. "
Glenarvan, habitué aux manières d' Ayrton, ne
sourcilla pas, bien qu' une affaire entre cet
homme et lui semblât chose étrange.
" quelle est cette affaire ? Dit-il.
-la voici, répondit Ayrton. Vous désirez savoir
de moi certains détails qui peuvent vous être
utiles. Je désire

p212

obtenir de vous certains avantages qui me seront
précieux. Donnant, donnant, mylord. Cela vous
convient-il ou non ?
-quels sont ces détails ? Demanda Paganel.
-non, reprit Glenarvan, quels sont ces avantages ? "
Ayrton, d' une inclination de tête, montra qu' il
comprenait la nuance observée par Glenarvan.
" voici, dit-il, les avantages que je réclame. Vous
avez toujours, mylord, l' intention de me remettre
entre les mains des autorités anglaises ?
-oui, Ayrton, et ce n' est que justice.
-je ne dis pas non, répondit tranquillement le
quartier-maître. Ainsi, vous ne consentiriez point
à me rendre la liberté ? "
Glenarvan hésita avant de répondre à une question
si nettement posée. De ce qu' il allait dire
dépendait peut-être le sort d' Harry Grant !
Cependant le sentiment du devoir envers la
justice l' emporta, et il dit :
" non, Ayrton, je ne puis vous rendre la liberté.
-je ne la demande pas, répondit fièrement le
quartier-maître.
-alors, que voulez-vous ?
-une situation moyenne, mylord, entre la potence
qui m' attend et la liberté que vous ne pouvez pas
m' accorder.
-et c' est ? ...
-de m' abandonner dans une des îles désertes du
Pacifique, avec les objets de première nécessité.
Je me tirerai d' affaire comme je pourrai, et je me
repentirai, si j' ai le temps ! "
Glenarvan, peu préparé à cette ouverture, regarda
ses deux amis, qui restaient silencieux. Après
avoir réfléchi quelques instants, il répondit :
" Ayrton, si je vous accorde votre demande, vous
m' apprendrez tout ce que j' ai intérêt à savoir ?
-oui, mylord, c' est-à-dire tout ce que je sais
sur le capitaine Grant et sur le Britannia.

p213

-la vérité entière ?
-entière.
-mais qui me répondra ? ...
-oh ! Je vois ce qui vous inquiète, mylord. Il
faudra vous en rapporter à moi, à la parole d' un
malfaiteur ! C' est vrai ! Mais que voulez-vous ?
La situation est ainsi faite. C' est à prendre ou
à laisser.
-je me fierai à vous, Ayrton, dit simplement
Glenarvan.
-et vous aurez raison, mylord. D' ailleurs, si je
vous trompe, vous aurez toujours le moyen de vous
venger !
-lequel ?
-en me venant reprendre dans l' île que je n' aurai
pu fuir. "
Ayrton avait réponse à tout. Il allait au-devant
des difficultés, il fournissait contre lui des
arguments sans réplique. On le voit, il affectait
de traiter son " affaire " avec une indiscutable
bonne foi. Il était impossible de s' abandonner
avec une plus parfaite confiance. Et cependant,
il trouva le moyen d' aller plus loin encore dans
cette voie du désintéressement.
" mylord et messieurs, ajouta-t-il, je veux que
vous soyez convaincus de ce fait, c' est que je
joue cartes sur table. Je ne cherche point à
vous tromper, et vais vous donner une nouvelle
preuve de ma sincérité dans cette affaire.
J' agis franchement, parce que moi-même je compte
sur votre loyauté.
-parlez, Ayrton, répondit Glenarvan.
-mylord, je n' ai point encore votre parole
d' accéder à ma proposition, et cependant, je
n' hésite pas à vous dire que je sais peu de
chose sur le compte d' Harry Grant.
-peu de chose ! S' écria Glenarvan.
-oui, mylord, les détails que je suis en mesure
de vous communiquer sont relatifs à moi ; ils me
sont personnels, et ne contribueront guère à
vous remettre sur les traces que vous avez
perdues. "

p214

un vif désappointement se peignit sur les traits
de Glenarvan et du major. Ils croyaient le
quartier-maître possesseur d' un important secret,
et celui-ci avouait que ses révélations seraient
à peu près stériles. Quant à Paganel, il
demeurait impassible.
Quoi qu' il en soit, cet aveu d' Ayrton, qui se
livrait, pour ainsi dire, sans garantie, toucha
singulièrement ses auditeurs, surtout lorsque le
quartier-maître ajouta pour conclure :
" ainsi, vous êtes prévenu, mylord ; l' affaire
sera moins avantageuse pour vous que pour moi.
-il n' importe, répondit Glenarvan. J' accepte
votre proposition, Ayrton. Vous avez ma parole
d' être débarqué dans une des îles de l' océan
Pacifique.
-bien, mylord, " répondit le quartier-maître.
Cet homme étrange fut-il heureux de cette décision ?
On aurait pu en douter, car sa physionomie
impassible ne révéla aucune émotion. Il semblait
qu' il traitât pour un autre que pour lui.
" je suis prêt à répondre, dit-il.
-nous n' avons pas de questions à vous faire, dit
Glenarvan. Apprenez-nous ce que vous savez,
Ayrton en commençant par déclarer qui vous êtes.
-messieurs, répondit Ayrton, je suis réellement
Tom Ayrton, le quartier-maître du Britannia.
j' ai quitté Glasgow sur le navire d' Harry Grant,
le 12 mars 1861. Pendant quatorze mois, nous avons
couru ensemble les mers du Pacifique, cherchant
quelque position avantageuse pour y fonder une
colonie écossaise. Harry Grant était un homme à
faire de grandes choses, mais souvent de graves
discussions s' élevaient entre nous. Son caractère
ne m' allait pas. Je ne sais pas plier ; or, avec
Harry Grant, quand sa résolution est prise,
toute résistance est impossible, mylord. Cet
homme-là est de fer pour lui et pour les autres.
Néanmoins, j' osai me révolter. J' essayai
d' entraîner l' équipage dans ma révolte, et de
m' emparer du navire. Que j' aie eu tort ou non, peu
importe. Quoi

p215

qu' il en soit, Harry Grant n' hésita pas, et, le
8 avril 1862, il me débarqua sur la côte ouest de
l' Australie.
-de l' Australie, dit le major, interrompant le
récit d' Ayrton, et par conséquent vous avez quitté
le Britannia avant sa relâche au Callao,
d' où sont datées ses dernières nouvelles ?
-oui, répondit le quartier-maître, car le
Britannia n' a jamais relâché au Callao
pendant que j' étais à bord. Et si je vous ai
parlé du Callao à la ferme de Paddy O' Moore,
c' est que votre récit venait de m' apprendre ce
détail.
-continuez, Ayrton, dit Glenarvan.
-je me trouvai donc abandonné sur une côte à peu
près déserte, mais à vingt milles seulement des
établissements pénitentiaires de Perth, la
capitale de l' Australie occidentale. En errant
sur les rivages, je rencontrai une bande de
convicts qui venaient de s' échapper. Je me
joignis à eux. Vous me dispenserez, mylord, de
vous raconter ma vie pendant deux ans et demi.
Sachez seulement que je devins le chef des évadés
sous le nom de Ben Joyce. Au mois de septembre
1864, je me présentai à la ferme irlandaise. J' y
fus admis comme domestique sous mon vrai nom
d' Ayrton. J' attendais là que l' occasion se
présentât de m' emparer d' un navire. C' était mon
suprême but. Deux mois plus tard, le Duncan
arriva. Pendant votre visite à la ferme, vous
avez raconté, mylord, toute l' histoire du
capitaine Grant. J' appris alors ce que j' ignorais,
la relâche du Britannia au Callao, ses
dernières nouvelles datées de juin 1862, deux mois
après mon débarquement, l' affaire du document, la
perte du navire sur un point du trente-septième
parallèle, et enfin les raisons sérieuses que vous
aviez de chercher Harry Grant à travers le
continent australien. Je n' hésitai pas. Je résolus
de m' approprier le Duncan, un merveilleux
navire qui eût distancé les meilleurs marcheurs
de la marine britannique. Mais il avait des avaries
graves à réparer. Je le laissai donc partir pour
Melbourne, et je me donnai à vous en ma vraie

p216

qualité de quartier-maître, offrant de vous guider
vers le théâtre d' un naufrage placé fictivement
par moi vers la côte est de l' Australie. Ce fut
ainsi que, tantôt suivi à distance et tantôt
précédé de ma bande de convicts, je dirigeai votre
expédition à travers la province de Victoria.
Mes gens commirent à Camden-Bridge un crime
inutile, puisque le Duncan, une fois rendu
à la côte, ne pouvait m' échapper, et qu' avec ce
yacht, j' étais le maître de l' océan. Je vous
conduisis ainsi et sans défiance jusqu' à la
Snowy-River. Les chevaux et les boeufs tombèrent
peu à peu empoisonnés par le gastrolobium.
J' embourbai le chariot dans les marais de la
Snowy. Sur mes instances... mais vous savez le
reste, mylord, et vous pouvez être certain que,
sans la distraction de M Paganel, je
commanderais maintenant à bord du Duncan.
telle est mon histoire, messieurs ; mes révélations
ne peuvent malheureusement pas vous remettre sur
les traces d' Harry Grant et vous voyez qu' en
traitant avec moi vous avez fait une mauvaise
affaire. "
le quartier-maître se tut, croisa ses bras suivant
son habitude, et attendit. Glenarvan et ses amis
gardaient le silence. Ils sentaient que la vérité
tout entière venait d' être dite par cet étrange
malfaiteur. La prise du Duncan n' avait
manqué que par une cause indépendante de sa
volonté. Ses complices étaient venus aux rivages
de Twofold-Bay, comme le prouvait cette vareuse
de convict trouvée par Glenarvan. Là, fidèles aux
et enfin, las de l' attendre, ils s' étaient sans
doute remis à leur métier de pillards et
d' incendiaires dans les campagnes de la
Nouvelle-Galles du sud. Le major reprit le
premier l' interrogatoire, afin de préciser les dates
relatives au Britannia.
" ainsi, demanda-t-il au quartier-maître, c' est bien
le 8 avril 1862 que vous avez été débarqué sur la
côte ouest de l' Australie ?
-exactement, répondit Ayrton.

p217

-et savez-vous alors quels étaient les projets
d' Harry Grant ?
-d' une manière vague.
-parlez toujours, Ayrton, dit Glenarvan. Le
moindre indice peut nous mettre sur la voie.
-ce que je puis vous dire, le voici, mylord,
répondit le quartier-maître. Le capitaine Grant
avait l' intention de visiter la Nouvelle-Zélande.
Or, cette partie de son programme n' a point été
exécutée pendant mon séjour à bord. Il ne serait
donc pas impossible que le Britannia, en
quittant le Callao, ne fût venu prendre
connaissance des terres de la Nouvelle-Zélande.
Cela concorderait avec la date du 27 juin 1862,
assignée par le document au naufrage du trois-mâts.
-évidemment, dit Paganel.
-mais, reprit Glenarvan, rien dans ces restes
de mots conservés sur le document ne peut
s' appliquer à la Nouvelle-Zélande.
-à cela, je ne puis rien répondre, dit le
quartier-maître.
-bien, Ayrton, dit Glenarvan. Vous avez tenu
votre parole, je tiendrai la mienne. Nous allons
décider dans quelle île de l' océan Pacifique vous
serez abandonné.
-oh ! Peu m' importe, mylord, répondit Ayrton.
-retournez à votre cabine, dit Glenarvan, et
attendez notre décision. "
le quartier-maître se retira sous la garde de
deux matelots.
" ce scélérat aurait pu être un homme, dit le major.
-oui, répondit Glenarvan. C' est une nature forte
et intelligente ! Pourquoi faut-il que ses facultés
se soient tournées vers le mal !
-mais Harry Grant ?
-je crains bien qu' il soit à jamais perdu !
Pauvres enfants, qui pourrait leur dire où est
leur père ?
-moi ! Répondit Paganel. Oui ! Moi. "
on a dû le remarquer, le géographe, si loquace,
si

p218

impatient d' ordinaire, avait à peine parlé pendant
l' interrogatoire d' Ayrton. Il écoutait sans
desserrer les dents. Mais ce dernier mot qu' il
prononça en valait bien d' autres, et il fit tout
d' abord bondir Glenarvan.
" vous ! S' écria-t-il, vous, Paganel, vous savez
où est le capitaine Grant !
-oui, autant qu' on peut le savoir, répondit le
géographe.
-et par qui le savez-vous ?
-par cet éternel document.
-ah ! Fit le major du ton de la plus parfaite
incrédulité.
-écoutez d' abord, Mac Nabbs, dit Paganel, vous
hausserez les épaules après. Je n' ai pas parlé
plus tôt parce que vous ne m' auriez pas cru. Puis,
c' était inutile. Mais si je me décide aujourd' hui,
c' est que l' opinion d' Ayrton est précisément
venue appuyer la mienne.
-ainsi la Nouvelle-Zélande ? Demanda Glenarvan.
-écoutez et jugez, répondit Paganel. Ce n' est
pas sans raison, ou plutôt, ce n' est pas sans
" une raison " , que j' ai commis l' erreur qui nous a
sauvés. Au moment où j' écrivais cette lettre sous
la dictée de Glenarvan, le mot " Zélande " me
travaillait le cerveau. Voici pourquoi. Vous vous
rappelez que nous étions dans le chariot.
Mac Nabbs venait d' apprendre à lady Helena
l' histoire des convicts ; il lui avait remis le
numéro de l' Australian and New Zealand
gazette
qui relatait la catastrophe de
Camden-Bridge. Or, au moment où j' écrivais,
le journal gisait à terre, et plié de telle
façon que deux syllabes de son titre apparaissaient
seulement. Ces deux syllabes étaient aland.
quelle illumination se fit dans mon esprit !
aland était précisément un mot du document
anglais, un mot que nous avions traduit
jusqu' alors par à terre, et qui devait être
la terminaison du nom propre Zealand.
-hein ! Fit Glenarvan.
-oui, reprit Paganel avec une conviction profonde,

p219

cette interprétation m' avait échappé, et savez-vous
pourquoi ? Parce que mes recherches s' exerçaient
naturellement sur le document français, plus
complet que les autres, et où manque ce mot
important.
-oh ! Oh ! Dit le major, c' est trop d' imagination,
Paganel, et vous oubliez un peu facilement vos
déductions précédentes.
-allez, major, je suis prêt à vous répondre.
-alors, reprit Mac Nabbs, que devient votre
mot austra ?
-ce qu' il était d' abord. Il désigne seulement les
contrées " australes " .
-bien. Et cette syllabe indi, qui a été une
première fois le radical d' indiens, et une
seconde fois le radical d' indigènes ?
-eh bien, la troisième et dernière fois, répondit
Paganel, elle sera la première syllabe du mot
indigence !
-et contin ! S' écria Mac Nabbs, signifie-t-il
encore continent ?
-non ! Puisque la Nouvelle-Zélande n' est qu' une
île.
-alors ? ... demanda Glenarvan.
-mon cher lord, répondit Paganel, je vais vous
traduire le document suivant ma troisième
interprétation, et vous jugerez. Je ne vous fais
que deux observations : 1) oubliez autant que
possible les interprétations précédentes, et
dégagez votre esprit de toute préoccupation
antérieure ; 2) certains passages vous paraîtront
" forcés " , et il est possible que je les traduise
mal, mais ils n' ont aucune importance, entre autres
le mot agonie qui me choque, mais que je ne
puis expliquer autrement. D' ailleurs, c' est le
document français qui sert de base à mon
interprétation, et n' oubliez pas qu' il a été écrit
par un anglais, auquel les idiotismes de la
langue française pouvaient ne pas être familiers.
Ceci posé, je commence. "
et Paganel, articulant chaque syllabe avec lenteur,
récita les phrases suivantes :

p220

" le 27 juin 1862, le trois-mâts Britannia,
de Glasgow, a sombré, après une " longue
agonie, dans les mers australes et sur les
côtes de la Nouvelle-Zélande, -" en anglais
Zealand. - deux matelots et le capitaine
Grant
ont pu y aborder. " là, continuellement
en proie à une cruelle indigence, ils ont jeté
ce document
" par... de longitude et 3711
de latitude. venez à leur secours, ou ils sont
perdus. "
Paganel s' arrêta. Son interprétation était
admissible. Mais, précisément parce qu' elle
paraissait aussi vraisemblable que les précédentes,
elle pouvait être aussi fausse. Glenarvan et le
major ne cherchèrent donc pas à la discuter.
Cependant, puisque les traces du Britannia ne
s' étaient rencontrées ni sur les côtes de la
Patagonie, ni sur les côtes de l' Australie, au
point où ces deux contrées sont coupées par le
trente-septième parallèle, les chances étaient en
faveur de la Nouvelle-Zélande. Cette remarque,
faite par Paganel, frappa surtout ses amis.
" maintenant, Paganel, dit Glenarvan, me direz-vous
pourquoi, depuis deux mois environ, vous avez tenu
cette interprétation secrète ?
-parce que je ne voulais pas vous donner encore de
vaines espérances. D' ailleurs, nous allions à
Auckland, précisément au point indiqué par la
latitude du document.
-mais depuis lors, quand nous avons été entraînés
hors de cette route, pourquoi n' avoir pas parlé ?
-c' est que, si juste que soit cette interprétation,
elle ne peut contribuer au salut du capitaine.
-pour quelle raison, Paganel ?
-parce que, l' hypothèse étant admise que le
capitaine Harry Grant s' est échoué à la
Nouvelle-Zélande, du moment que deux ans se sont
passés sans qu' il ait reparu, c' est qu' il a été
victime du naufrage ou des zélandais.
-ainsi, votre opinion est ? ... demanda Glenarvan.
-que l' on pourrait peut-être retrouver quelques
vestiges

p221

du naufrage, mais que les naufragés du Britannia
sont irrévocablement perdus !
-silence sur tout ceci, mes amis, dit Glenarvan,
et laissez-moi choisir le moment où j' apprendrai
cette triste nouvelle aux enfants du capitaine
Grant ! "

p223

chapitre xx un cri dans la nuit.
l' équipage sut bientôt que la mystérieuse situation
du capitaine Grant n' avait pas été éclaircie par
les révélations d' Ayrton. Le découragement fut
profond à bord, car on avait compté sur le
quartier-maître, et le quartier-maître ne savait
rien qui pût mettre le Duncan sur les traces
du Britannia !
La route du yacht fut donc maintenue. Restait à
choisir l' île dans laquelle Ayrton devait être
abandonné.
Paganel et John Mangles consultèrent les cartes
du bord. Précisément, sur ce trente-septième
parallèle, figurait un îlot isolé connu sous le
nom de Maria-Thérésa, rocher perdu en plein océan
Pacifique relégué à trois mille cinq cents milles
de la côte américaine et à quinze cents milles de la
Nouvelle-Zélande. Au nord, les terres les plus
rapprochées formaient l' archipel des Pomotou, sous
le protectorat français. Au sud, rien jusqu' à la
banquise éternellement glacée du pôle austral. Nul
navire ne venait prendre connaissance de cette île
solitaire. Aucun écho du monde n' arrivait jusqu' à
elle. Seuls, les oiseaux des tempêtes s' y
reposaient pendant leurs longues traversées, et
beaucoup de cartes ne signalaient même pas ce roc
battu par les flots du Pacifique.
Si jamais l' isolement absolu devait se rencontrer
sur la terre, c' était dans cette île jetée en
dehors des routes humaines. On fit connaître sa
situation à Ayrton. Ayrton accepta d' y vivre loin
de ses semblables, et le cap fut mis sur
Maria-Thérésa. En ce moment, une ligne
rigoureusement

p224

droite eût passé par l' axe du Duncan, l' île
et la baie de Talcahuano.
Deux jours plus tard, à deux heures, la vigie
signala une terre à l' horizon. C' était
Maria-Thérésa, basse, allongée, à peine émergée
des flots, qui apparaissait comme un énorme cétacé.
Trente milles la séparaient encore du yacht, dont
l' étrave tranchait les lames avec une rapidité de
seize noeuds à l' heure.
Peu à peu, le profil de l' îlot s' accusa sur
l' horizon. Le soleil, s' abaissant vers l' ouest,
découpait en pleine lumière sa capricieuse
silhouette. Quelques sommets peu élevés se
détachaient çà et là, piqués par les rayons de
l' astre du jour.
à cinq heures, John Mangles crut distinguer une
fumée légère qui montait vers le ciel.
" est-ce un volcan ? Demanda-t-il à Paganel, qui,
la longue-vue aux yeux, observait cette terre
nouvelle.
-je ne sais que penser, répondit le géographe.
Maria-Thérésa est un point peu connu. Cependant,
il ne faudrait pas s' étonner si son origine était
due à quelque soulèvement sous-marin, et, par
conséquent, volcanique.
-mais alors, dit Glenarvan, si une éruption l' a
produite, ne peut-on craindre qu' une éruption ne
l' emporte ?
-c' est peu probable, répondit Paganel. On connaît
son existence depuis plusieurs siècles, ce qui est
une garantie. Lorsque l' île Julia émergea de la
Méditerranée, elle ne demeura pas longtemps hors
des flots et disparut quelques mois après sa
naissance.
-bien, dit Glenarvan. Penses-tu, John, que nous
puissions atterrir avant la nuit ?
-non, votre honneur. Je ne dois pas risquer le
Duncan au milieu des ténèbres, sur une côte
qui ne m' est pas connue. Je me tiendrai sous
faible pression en courant de petits bords, et
demain, au point du jour, nous enverrons une
embarcation à terre. "
à huit heures du soir, Maria-Thérésa, quoique à
cinq milles au vent, n' apparaissait plus que comme
une ombre

p225

allongée, à peine visible. Le Duncan s' en
rapprochait toujours.
à neuf heures, une lueur assez vive, un feu brilla
dans l' obscurité. Il était immobile et continu.
" voilà qui confirmerait le volcan, dit Paganel,
en observant avec attention.
-cependant, répondit John Mangles, à cette
distance, nous devrions entendre les fracas qui
accompagnent toujours une éruption, et le vent
d' est n' apporte aucun bruit à notre oreille.
-en effet, dit Paganel, ce volcan brille, mais
ne parle pas. On dirait, de plus, qu' il a des
intermittences comme un phare à éclat.
-vous avez raison, reprit John Mangles, et
pourtant nous ne sommes pas sur une côte éclairée.
Ah ! S' écria-t-il, un autre feu ! Sur la plage cette
fois ! Voyez ! Il s' agite ! Il change de place ! "
John ne se trompait pas. Un nouveau feu avait
apparu, qui semblait s' éteindre parfois et se
ranimait tout à coup.
" l' île est donc habitée ? Dit Glenarvan.
-par des sauvages, évidemment, répondit Paganel.
-mais alors, nous ne pouvons y abandonner le
quartier-maître.
-non, répondit le major, ce serait faire un trop
mauvais cadeau, même à des sauvages.
-nous chercherons quelque autre île déserte, dit
Glenarvan, qui ne put s' empêcher de sourire de
" la délicatesse " de Mac Nabbs. J' ai promis la
vie sauve à Ayrton, et je veux tenir ma promesse.
-en tout cas, défions-nous, ajouta Paganel. Les
zélandais ont la barbare coutume de tromper les
navires avec des feux mouvants, comme autrefois
les habitants de Cornouailles. Or, les indigènes
de Maria-Thérésa peuvent connaître ce procédé.
-laisse arriver d' un quart, cria John au matelot
du gouvernail. Demain, au soleil levant, nous
saurons à quoi nous en tenir. "

p226

à onze heures, les passagers et John Mangles
regagnèrent leurs cabines. à l' avant, la bordée
de quart se promenait sur le pont du yacht. à
l' arrière, l' homme de barre était seul à son poste.
En ce moment, Mary Grant et Robert montèrent sur
la dunette.
Les deux enfants du capitaine, accoudés sur la lisse,
regardaient tristement la mer phosphorescente et le
sillage lumineux du Duncan. Mary songeait à
l' avenir de Robert ; Robert songeait à l' avenir
de sa soeur. Tous deux pensaient à leur père.
Existait-il encore, ce père adoré ? Fallait-il
donc renoncer ? Mais non, sans lui, que serait la
vie ? Sans lui que deviendraient-ils ? Que
seraient-ils devenus déjà sans lord Glenarvan,
sans lady Helena ?
Le jeune garçon, mûri par l' infortune, devinait les
pensées qui agitaient sa soeur. Il prit la main de
Mary dans la sienne.
" Mary, lui dit-il, il ne faut jamais désespérer.
Rappelle-toi les leçons que nous donnait notre
père : " le courage remplace tout ici-bas, "
disait-il. Ayons-le donc, ce courage obstiné, qui
le faisait supérieur à tout. Jusqu' ici tu as
travaillé pour moi, ma soeur, je veux travailler
pour toi à mon tour.
-cher Robert ! Répondait la jeune fille.
-il faut que je t' apprenne une chose, reprit
Robert. Tu ne te fâcheras pas, Mary ?
-pourquoi me fâcherais-je, mon enfant ?
-et tu me laisseras faire ?
-que veux-tu dire ? Demanda Mary, inquiète.
-ma soeur ! Je serai marin...
-tu me quitteras ? S' écria la jeune fille, en
serrant la main de son frère.
-oui, soeur ! Je serai marin comme mon père, marin
comme le capitaine John ! Mary, ma chère Mary !
Le capitaine John n' a pas perdu tout espoir, lui !
Tu auras, comme moi, confiance dans son dévouement !
Il fera de moi, il me l' a promis, un bon, un grand
marin, et jusque-là,

p227

nous chercherons notre père ensemble ! Dis que
tu le veux, soeur ! Ce que notre père eût fait
pour nous, notre devoir, le mien du moins, est
de le faire pour lui ! Ma vie a un but auquel elle
est due tout entière : chercher, chercher toujours
celui qui ne nous eût jamais abandonnés l' un ou
l' autre ! Chère Mary, qu' il était bon, notre père !
-et si noble, si généreux ! Reprit Mary. Sais-tu,
Robert, qu' il était déjà une des gloires de notre
pays et qu' il aurait compté parmi ses grands hommes,
si le sort ne l' eût arrêté dans sa marche !
-si je le sais ! " dit Robert.
Mary Grant serra Robert sur son coeur. Le jeune
enfant sentit que des larmes coulaient sur son
front.
" Mary ! Mary ! S' écria-t-il, ils ont beau dire,
nos amis, ils ont beau se taire, j' espère encore
et j' espérerai toujours ! Un homme comme mon père
ne meurt pas avant d' avoir accompli sa tâche ! "
Mary Grant ne put répondre. Les sanglots
l' étouffaient. Mille sentiments se heurtaient dans
son âme à cette pensée que de nouvelles tentatives
seraient faites pour retrouver Harry Grant, et
que le dévouement du jeune capitaine était sans
bornes.
" Monsieur John espère encore ? Demanda-t-elle.
-oui, répondit Robert. C' est un frère qui ne nous
abandonnera jamais. Je serai marin, n' est-ce pas,
soeur, marin pour chercher mon père avec lui ! Tu
veux bien ?
-si je le veux ! Répondit Mary. Mais nous séparer !
Murmura la jeune fille.
-tu ne seras pas seule, Mary. Je sais cela ! Mon
ami John me l' a dit. Mme Helena ne te permettra
pas de la quitter. Tu es une femme, toi, tu peux,
tu dois accepter ses bienfaits. Les refuser serait
de l' ingratitude ! Mais un homme, mon père me l' a
dit cent fois, un homme doit se faire son sort à
lui-même !
-mais que deviendra notre chère maison de Dundee,
si pleine de souvenirs ?

p228

-nous la conserverons, petite soeur ! Tout cela
est arrangé et bien arrangé par notre ami John
et aussi par lord Glenarvan. Il te gardera au
château de Malcolm, comme sa fille ! Le lord l' a
dit à mon ami John, et mon ami John me l' a
répété ! Tu seras là chez toi, trouvant à qui
parler de notre père, en attendant que John et
moi nous te le ramenions un jour ! Ah ! Quel
beau jour ce sera ! S' écria Robert, dont le front
rayonnait d' enthousiasme.
-mon frère, mon enfant, répondit Mary, qu' il
serait heureux, notre père, s' il pouvait t' entendre !
Comme tu lui ressembles, cher Robert, à ce père
bien-aimé ! Quand tu seras un homme, tu seras lui
tout entier !
-Dieu t' entende, Mary, dit Robert, rougissant
d' un saint et filial orgueil.
-mais comment nous acquitter envers lord et lady
Glenarvan ? Reprit Mary Grant.
-oh ! Ce ne sera pas difficile ! S' écria Robert
avec sa confiance juvénile. On les aime, on les
vénère, on le leur dit, on les embrasse bien, et
un jour, à la première occasion, on se fait tuer
pour eux !
-vis pour eux, au contraire ! S' écria la jeune
fille en couvrant de baisers le front de son frère.
Ils aimeront mieux cela, -et moi aussi ! "
puis, se laissant aller à d' indéfinissables rêveries,
les deux enfants du capitaine se regardèrent dans
la vague obscurité de la nuit. Cependant, par la
pensée, ils causaient, ils s' interrogeaient, ils se
répondaient encore. La mer calme se berçait en
longues ondulations, et l' hélice agitait dans
l' ombre un remous lumineux. Alors se produisit un
incident étrange et véritablement surnaturel. Le
frère et la soeur, par une de ces communications
magnétiques qui lient mystérieusement les âmes entre
elles, subirent à la fois et au même instant une
même hallucination. Du milieu de ces flots
alternativement sombres et brillants, Mary et
Robert crurent entendre s' élever jusqu' à

p229

eux une voix dont le son profond et lamentable fit
tressaillir toutes les fibres de leur coeur.
" à moi ! à moi ! Criait cette voix.
-Mary, dit Robert, as-tu entendu ? Tu as
entendu ? "
et, se dressant subitement au-dessus de la lisse,
tous deux, penchés, interrogèrent les profondeurs
de la nuit.
Mais ils ne virent rien, que l' ombre qui s' étendait
sans fin devant eux.
" Robert, dit Mary, pâle d' émotion, j' ai cru...
oui, j' ai cru comme toi... nous avons la fièvre
tous les deux, mon Robert ! ... "
mais un nouvel appel arriva jusqu' à eux, et cette
fois l' illusion fut telle que le même cri sortit
à la fois de leurs deux coeurs :
" mon père ! Mon père ! ... "
c' en était trop pour Mary Grant. Brisée par
l' émotion, elle tomba évanouie dans les bras de
Robert.
" au secours ! Cria Robert. Ma soeur ! Mon père !
Au secours ! "
l' homme de barre s' élança pour relever la jeune
fille. Les matelots de quart accoururent, puis
John Mangles, lady Helena, Glenarvan,
subitement réveillés.
" ma soeur se meurt, et notre père est là ! "
s' écriait Robert en montrant les flots. On ne
comprenait rien à ses paroles.
" si, répétait-il. Mon père est là ! J' ai entendu
la voix de mon père ! Mary l' a entendue comme
moi ! "
et en ce moment, Mary Grant, revenue à elle,
égarée, folle, s' écriait aussi :
" mon père ! Mon père est là ! "
la malheureuse jeune fille, se relevant et se
penchant au-dessus de la lisse, voulait se
précipiter à la mer.
" mylord ! Madame Helena ! Répétait-elle en
joignant les mains, je vous dis que mon père est
là ! Je vous affirme que j' ai entendu sa voix sortir
des flots comme une lamentation, comme un dernier
adieu ! "
alors, des spasmes, des convulsions reprirent la
pauvre

p230

enfant. Elle se débattit. Il fallut la transporter
dans sa cabine, et lady Helena la suivit pour lui
donner ses soins, tandis que Robert répétait
toujours :
" mon père ! Mon père est là ! J' en suis sûr,
mylord ! "
les témoins de cette scène douloureuse finirent
par comprendre que les deux enfants du capitaine
avaient été le jouet d' une hallucination. Mais
comment détromper leurs sens, si violemment
abusés ?
Glenarvan l' essaya cependant. Il prit Robert par
la main et lui dit :
" tu as entendu la voix de ton père, mon cher
enfant ?
-oui, mylord. Là, au milieu des flots ! Il criait :
à moi ! à moi !
-et tu as reconnu cette voix ?
-si j' ai reconnu sa voix, mylord ! Oh ! Oui ! Je
vous le jure ! Ma soeur l' a entendue, elle l' a
reconnue comme moi ! Comment voulez-vous que nous
nous soyons trompés tous les deux ? Mylord, allons
au secours de mon père ! Un canot ! Un canot ! "
Glenarvan vit bien qu' il ne pourrait détromper le
pauvre enfant. Néanmoins, il fit une dernière
tentative et appela l' homme de barre.
" Hawkins, lui demanda-t-il, vous étiez au
gouvernail au moment où miss Mary a été si
singulièrement frappée ?
-oui, votre honneur, répondit Hawkins.
-et vous n' avez rien vu, rien entendu ?
-rien.
-tu le vois, Robert.
-si c' eût été le père d' Hawkins, répondit le
jeune enfant avec une indomptable énergie, Hawkins
ne dirait pas qu' il n' a rien entendu. C' était mon
père, mylord ! Mon père ! Mon père ! ... "
la voix de Robert s' éteignit dans un sanglot. Pâle
et muet, à son tour, il perdit connaissance.
Glenarvan fit porter Robert dans son lit, et
l' enfant, brisé par l' émotion, tomba dans un profond
assoupissement.

p232

" pauvres orphelins ! Dit John Mangles, Dieu les
éprouve d' une terrible façon !
-oui, répondit Glenarvan, l' excès de la douleur
aura produit chez tous les deux, et au même moment,
une hallucination pareille.
-chez tous les deux ! Murmura Paganel, c' est
étrange ! La science pure ne l' admettrait pas. "
puis, se penchant à son tour sur la mer et prêtant
l' oreille, Paganel, après avoir fait signe à
chacun de se taire, écouta. Le silence était profond
partout. Paganel héla d' une voix forte. Rien ne lui
répondit.
" c' est étrange ! Répétait le géographe, en
regagnant sa cabine. Une intime sympathie de pensées
et de douleurs ne suffit pas à expliquer un
phénomène ! "
le lendemain, 8 mars, à cinq heures du matin, dès
l' aube, les passagers, Robert et Mary parmi eux,
car il avait été impossible de les retenir, étaient
réunis sur le pont du Duncan. chacun voulait
examiner cette terre à peine entrevue la veille.
Les lunettes se promenèrent avidement sur les points
principaux de l' île. Le yacht en prolongeait les
rivages à la distance d' un mille. Le regard pouvait
saisir leurs moindres détails. Un cri poussé par
Robert s' éleva soudain. L' enfant prétendait voir
deux hommes qui couraient et gesticulaient, pendant
qu' un troisième agitait un pavillon.
" le pavillon d' Angleterre, s' écria John Mangles
qui avait saisi sa lunette.
-c' est vrai ! S' écria Paganel, en se retournant
vivement vers Robert.
-mylord, dit Robert tremblant d' émotion, mylord,
si vous ne voulez pas que je gagne l' île à la nage,
vous ferez mettre à la mer une embarcation. Ah !
Mylord ! Je vous demande à genoux d' être le premier
à prendre terre ! "
personne n' osait parler à bord. Quoi ! Sur cet îlot
traversé par ce trente-septième parallèle, trois
hommes, des naufragés, des anglais ! Et chacun,
revenant sur les événements

p233

de la veille pensait à cette voix entendue dans la
nuit par Robert et Mary ! ... les enfants ne
s' étaient abusés peut-être que sur un point : une
voix avait pu venir jusqu' à eux, mais cette voix
pouvait-elle être celle de leur père ? Non, mille
fois non, hélas ! Et chacun, pensant à l' horrible
déception qui les attendait, tremblait que cette
nouvelle épreuve ne dépassât leurs forces ! Mais
comment les arrêter ? Lord Glenarvan n' en eut pas
le courage.
" au canot ! " s' écria-t-il.
En une minute, l' embarcation fut mise à la mer. Les
deux enfants du capitaine, Glenarvan, John
Mangles, Paganel, s' y précipitèrent, et elle
déborda rapidement sous l' impulsion de six matelots
qui nageaient avec rage.
à dix toises du rivage, Mary poussa un cri
déchirant.
" mon père ! "
un homme se tenait sur la côte, entre deux autres
hommes. Sa taille grande et forte, sa physionomie à
la fois douce et hardie, offrait un mélange
expressif des traits de Mary et de Robert Grant.
C' était bien l' homme qu' avaient si souvent dépeint
les deux enfants. Leur coeur ne les avait pas
trompés. C' était leur père, c' était le capitaine
Grant !
Le capitaine entendit le cri de Mary, ouvrit les
bras, et tomba sur le sable, comme foudroyé.

p235

chapitre xxi l' île Tabor.
on ne meurt pas de joie, car le père et les enfants
revinrent à la vie avant même qu' on les eût
recueillis sur le yacht. Comment peindre cette
scène ? Les mots n' y suffiraient pas. Tout
l' équipage pleurait en voyant ces trois êtres
confondus dans une muette étreinte. Harry Grant,
arrivé sur le pont, fléchit le genou. Le pieux
écossais voulut, en touchant ce qui était pour lui
le sol de la patrie, remercier, avant tous, Dieu
de sa délivrance.
Puis, se tournant vers lady Helena, vers lord
Glenarvan et ses compagnons, il leur rendit grâces
d' une voix brisée par l' émotion. En quelques mots,
ses enfants, dans la courte traversée de l' îlot au
yacht venaient de lui apprendre toute l' histoire du
Duncan.
quelle immense dette il avait contractée envers
cette noble femme et ses compagnons ! Depuis lord
Glenarvan jusqu' au dernier des matelots, tous
n' avaient-ils pas lutté et souffert pour lui ?
Harry Grant exprima les sentiments de gratitude
qui inondaient son coeur avec tant de simplicité
et de noblesse, son mâle visage était illuminé
d' une émotion si pure et si douce, que tout
l' équipage se sentit récompensé et au delà des
épreuves subies. L' impassible major lui-même avait
l' oeil humide d' une larme qu' il n' était pas en son
pouvoir de retenir. Quant au digne Paganel, il
pleurait comme un enfant qui ne pense pas à cacher
ses larmes.
Harry Grant ne se lassait pas de regarder sa
fille. Il la trouvait belle, charmante ! Il le
lui disait et redisait

p236

tout haut, prenant lady Helena à témoin, comme pour
certifier que son amour paternel ne l' abusait pas.
Puis, se tournant vers son fils :
" comme il a grandi ! C' est un homme ! " s' écriait-il
avec ravissement.
Et il prodiguait à ces deux êtres si chers les
mille baisers amassés dans son coeur pendant deux
ans d' absence.
Robert lui présenta successivement tous ses amis,
et trouva le moyen de varier ses formules,
quoiqu' il eût à dire de chacun la même chose ! C' est
que, l' un comme l' autre, tout le monde avait été
parfait pour les deux orphelins. Quand arriva le
tour de John Mangles d' être présenté, le capitaine
rougit comme une jeune fille et sa voix tremblait en
répondant au père de Mary.
Lady Helena fit alors au capitaine Grant le récit
du voyage, et elle le rendit fier de son fils, fier
de sa fille.
Harry Grant apprit les exploits du jeune héros, et
comment cet enfant avait déjà payé à lord
Glenarvan une partie de la dette paternelle. Puis,
à son tour, John Mangles parla de Mary en des
termes tels, que Harry Grant, instruit par
quelques mots de lady Helena, mit la main de sa
fille dans la vaillante main du jeune capitaine, et,
se tournant vers lord et lady Glenarvan :
" mylord, et vous, madame, dit-il, bénissons nos
enfants ! "
lorsque tout fut dit et redit mille fois, Glenarvan
instruisit Harry Grant de ce qui concernait
Ayrton. Grant confirma les aveux du quartier-maître
au sujet de son débarquement sur la côte australienne.
" c' est un homme intelligent, audacieux, ajouta-t-il,
et que les passions ont jeté dans le mal. Puissent
la réflexion et le repentir le ramener à des
sentiments meilleurs ! "
mais avant qu' Ayrton fût transféré à l' île Tabor,
Harry Grant voulut faire à ses nouveaux amis les
honneurs de son rocher. Il les invita à visiter sa
maison de bois et à s' asseoir à la table du
Robinson océanien. Glenarvan

p237

et ses hôtes acceptèrent de grand coeur. Robert
et Mary Grant brûlaient du désir de voir ces lieux
solitaires où le capitaine les avait tant pleurés.
Une embarcation fut armée, et le père, les deux
enfants, lord et lady Glenarvan, le major, John
Mangles et Paganel, débarquèrent bientôt sur les
rivages de l' île.
Quelques heures suffirent à parcourir le domaine
d' Harry Grant. C' était à vrai dire, le sommet
d' une montagne sous-marine, un plateau où les
roches de basalte abondaient avec des débris
volcaniques. Aux époques géologiques de la terre,
ce mont avait peu à peu surgi des profondeurs du
Pacifique sous l' action des feux souterrains ; mais,
depuis des siècles, le volcan était devenu une
montagne paisible, et son cratère comblé, un îlot
émergeant de la plaine liquide. Puis l' humus se
forma ; le règne végétal s' empara de cette terre
nouvelle ; quelques baleiniers de passage y
débarquèrent des animaux domestiques, chèvres et
porcs, qui multiplièrent à l' état sauvage, et la
nature se manifesta par ses trois règnes sur cette
île perdue au milieu de l' océan.
Lorsque les naufragés du Britannia s' y furent
réfugiés, la main de l' homme vint régulariser les
efforts de la nature. En deux ans et demi, Harry
Grant et ses matelots métamorphosèrent leur îlot.
Plusieurs acres de terre, cultivés avec soin,
produisaient des légumes d' une excellente qualité.
Les visiteurs arrivèrent à la maison ombragée par
des gommiers verdoyants ; devant ses fenêtres
s' étendait la magnifique mer, étincelant aux
rayons du soleil. Harry Grant fit mettre sa
table à l' ombre des beaux arbres, et chacun y prit
place. Un gigot de chevreau, du pain de nardou,
quelques bols de lait, deux ou trois pieds de
chicorée sauvage, une eau pure et fraîche formèrent
les éléments de ce repas simple et digne de bergers
de l' Arcadie.
Paganel était ravi.

p238

Ses vieilles idées de Robinson lui remontaient au
cerveau.
" il ne sera pas à plaindre, ce coquin d' Ayrton !
S' écria-t-il dans son enthousiasme. C' est un paradis
que cet îlot.
-oui, répondit Harry Grant, un paradis pour trois
pauvres naufragés que le ciel y garde ! Mais je
regrette que Maria-Thérésa n' ait pas été une île
vaste et fertile, avec une rivière au lieu d' un
ruisseau et un port au lieu d' une anse battue par
les flots du large.
-et pourquoi, capitaine ? Demanda Glenarvan.
-parce que j' y aurais jeté les fondements de la
colonie dont je veux doter l' écosse dans le
Pacifique.
-ah ! Capitaine Grant, dit Glenarvan, vous
n' avez donc point abandonné l' idée qui vous a rendu
si populaire dans notre vieille patrie ?
-non, mylord, et Dieu ne m' a sauvé par vos mains
que pour me permettre de l' accomplir. Il faut
que nos pauvres frères de la vieille Calédonie,
tous ceux qui souffrent, aient un refuge contre la
misère sur une terre nouvelle ! Il faut que notre
chère patrie possède dans ces mers une colonie à
elle, rien qu' à elle, où elle trouve un peu de
cette indépendance et de ce bien-être qui lui
manquent en Europe !
-ah ! Cela est bien dit, capitaine Grant, répondit
lady Helena. C' est un beau projet, et digne d' un
grand coeur. Mais cet îlot ? ...
-non, madame, c' est un roc bon tout au plus à
nourrir quelques colons, tandis qu' il nous faut
une terre vaste et riche de tous les trésors des
premiers âges.
-eh bien, capitaine, s' écria Glenarvan, l' avenir
est à nous, et cette terre, nous la chercherons
ensemble ! "
les mains d' Harry Grant et de Glenarvan se
serrèrent dans une chaude étreinte, comme pour
ratifier cette promesse.
Puis, sur cette île même, dans cette humble maison,
chacun voulut connaître l' histoire des naufragés
du Britannia

p239

pendant ces deux longues années d' abandon. Harry
Grant s' empressa de satisfaire le désir de ses
nouveaux amis :
" mon histoire, dit-il, est celle de tous les
Robinsons jetés sur une île, et qui, ne pouvant
compter que sur Dieu et sur eux-mêmes, sentent
qu' ils ont le devoir de disputer leur vie aux
éléments !
" ce fut pendant la nuit du 26 au 27 juin 1862 que le
Britannia, désemparé par six jours de tempête,
vint se briser sur les rochers de Maria-Thérésa.
La mer était démontée, le sauvetage impossible, et
tout mon malheureux équipage périt. Seuls, mes deux
matelots, Bob Learce, Joe Bell et moi, nous
parvînmes à gagner la côte après vingt tentatives
infructueuses !
" la terre qui nous recueillit n' était qu' un îlot
désert, large de deux milles, long de cinq, avec une
trentaine d' arbres à l' intérieur, quelques prairies
et une source d' eau fraîche qui fort heureusement
ne tarit jamais. Seul avec mes deux matelots, dans
ce coin du monde, je ne désespérai pas. Je mis ma
confiance en Dieu, et je m' apprêtai à lutter
résolument. Bob et Joe, mes braves compagnons
d' infortune, mes amis, me secondèrent énergiquement.
" nous commençâmes, comme le Robinson idéal de
Daniel De Foë, notre modèle, par recueillir les
épaves du navire, des outils, un peu de poudre, des
armes, un sac de graines précieuses. Les premiers
jours furent pénibles, mais bientôt la chasse et la
pêche nous fournirent une nourriture assurée, car
les chèvres sauvages pullulaient à l' intérieur de
l' île, et les animaux marins abondaient sur ses
côtes. Peu à peu notre existence s' organisa
régulièrement.
" je connaissais exactement la situation de l' îlot
par mes instruments, que j' avais sauvés du naufrage.
Ce relèvement nous plaçait hors de la route des
navires, et nous ne pouvions être recueillis, à
moins d' un hasard providentiel. Tout en songeant à
ceux qui m' étaient

p240

chers et que je n' espérais plus revoir, j' acceptai
courageusement cette épreuve, et le nom de mes deux
enfants se mêla chaque jour à mes prières.
" cependant, nous travaillions résolument. Bientôt
plusieurs acres de terre furent ensemencés avec les
graines du Britannia ; les pommes de terre, la
chicorée, l' oseille assainirent notre alimentation
habituelle ; puis d' autres légumes encore. Nous
prîmes quelques chevreaux, qui s' apprivoisèrent
facilement. Nous eûmes du lait, du beurre. Le
nardou, qui croissait dans les creeks desséchés,
nous fournit une sorte de pain assez substantiel, et
la vie matérielle ne nous inspira plus aucune
crainte.
" nous avions construit une maison de planches avec
les débris du Britannia ; elle fut recouverte
de voiles soigneusement goudronnées, et sous ce
solide abri la saison des pluies se passa
heureusement. Là, furent discutés bien des plans,
bien des rêves, dont le meilleur vient de se
réaliser !
" j' avais d' abord eu l' idée d' affronter la mer sur
un canot fait avec les épaves du navire, mais quinze
cents milles nous séparaient de la terre la plus
proche, c' est-à-dire des îles de l' archipel
Pomotou. Aucune embarcation n' eût résisté à une
traversée si longue. Aussi j' y renonçai, et je
n' attendis plus mon salut que d' une intervention
divine.
" ah ! Mes pauvres enfants ! Que de fois, du haut
des rocs de la côte, nous avons guetté des navires
au large ! Pendant tout le temps que dura notre
exil, deux ou trois voiles seulement apparurent à
l' horizon, mais pour disparaître aussitôt ! Deux ans
et demi se passèrent ainsi. Nous n' espérions plus,
mais nous ne désespérions pas encore.
" enfin, la veille de ce jour, j' étais monté sur le
plus haut sommet de l' île, quand j' aperçus une
légère fumée dans l' ouest. Elle grandit. Bientôt
un navire devint visible à mes yeux. Il semblait se
diriger vers nous.

p241

" mais n' éviterait-il pas cet îlot qui ne lui offrait
aucun point de relâche ?
" ah ! Quelle journée d' angoisses, et comment mon
coeur ne s' est-il pas brisé dans ma poitrine ! Mes
compagnons allumèrent un feu sur un des pics de
Maria-Thérésa. La nuit vint, mais le yacht ne fit
aucun signal de reconnaissance ! Le salut était là
cependant ! Allions-nous donc le voir s' évanouir !
" je n' hésitai plus. L' ombre s' accroissait. Le navire
pouvait doubler l' île pendant la nuit. Je me jetai
à la mer et me dirigeai vers lui. L' espoir triplait
mes forces. Je fendais les lames avec une vigueur
surhumaine. J' approchais du yacht, et trente brasses
m' en séparaient à peine, quand il vira de bord !
" alors je poussai ces cris désespérés que mes deux
enfants furent seuls à entendre, et qui n' avaient
point été une illusion.
" puis je revins au rivage, épuisé, vaincu par
l' émotion et la fatigue. Mes deux matelots me
recueillirent à demi-mort. Ce fut une nuit horrible
que cette dernière nuit que nous passâmes dans
l' île, et nous nous croyions pour jamais abandonnés,
quand, le jour venu, j' aperçus le yacht qui courait
des bordées sous petite vapeur. Votre canot fut mis
à la mer... nous étions sauvés, et, divine bonté du
ciel ! Mes enfants, mes chers enfants, étaient là,
qui me tendaient les bras ! "
le récit d' Harry Grant s' acheva au milieu des
baisers et des caresses de Mary et de Robert. Et
ce fut alors seulement que le capitaine apprit qu' il
devait son salut à ce document passablement
hiéroglyphique, que, huit jours après son naufrage,
il avait enfermé dans une bouteille et confié aux
caprices des flots. Mais que pensait Jacques
Paganel pendant le récit du capitaine Grant ? Le
digne géographe retournait une millième fois dans
son cerveau les mots du document ! Il repassait ces
trois interprétations successives, fausses toutes
trois ! Comment cette île Maria-Thérésa était-elle
donc indiquée sur ces papiers

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rongés par la mer ? Paganel n' y tint plus, et,
saisissant la main d' Harry Grant :
" capitaine, s' écria-t-il, me direz-vous enfin ce
que contenait votre indéchiffrable document ? "
à cette demande du géographe, la curiosité fut
générale, car le mot de l' énigme, cherché depuis
neuf mois, allait être prononcé !
" eh bien, capitaine, demanda Paganel, vous
souvenez-vous des termes précis du document ?
-exactement, répondit Harry Grant, et pas un
jour ne s' est écoulé sans que ma mémoire ne m' ait
rappelé ces mots auxquels se rattachait notre seul
espoir.
-et quels sont-ils, capitaine ? Demanda Glenarvan.
Parlez, car notre amour-propre est piqué au vif.
-je suis prêt à vous satisfaire, répondit Harry
Grant, mais vous savez que, pour multiplier les
chances de salut, j' avais renfermé dans la
bouteille trois documents écrits en trois langues.
Lequel désirez-vous connaître ?
-ils ne sont donc pas identiques ? S' écria Paganel.
-si, à un nom près.
-eh bien, citez le document français, reprit
Glenarvan ; c' est celui que les flots ont le plus
respecté, et il a principalement servi de base à
nos interprétations.
-mylord, le voici mot pour mot, répondit Harry
Grant.
" le 27 juin 1862, le trois-mâts Britannia, de
Glasgow, s' est perdu à quinze cents lieues de la
Patagonie, dans l' hémisphère austral. Portés à
terre, deux matelots et le capitaine Grant ont
atteint à l' île Tabor...
-hein ! Fit Paganel.
-" là, reprit Harry Grant, continuellement en
proie à une cruelle indigence, ils ont jeté ce
document par 153 de longitude et 3711 de latitude.
Venez à leur secours, ou ils sont perdus. "
à ce nom de Tabor, Paganel s' était levé
brusquement ; puis, ne se contenant plus, il
s' écria : " comment, l' île Tabor ! Mais c' est l' île
Maria-Thérésa ?

p243

-sans doute, Monsieur Paganel, répondit Harry
Grant, Maria-Thérésa sur les cartes anglaises
et allemandes, mais Tabor sur les cartes
françaises ! "
à cet instant, un formidable coup de poing atteignit
l' épaule de Paganel, qui plia sous le choc. La
vérité oblige à dire qu' il lui fut adressé par le
major, manquant pour la première fois à ses graves
habitudes de convenance.
" géographe ! " dit Mac Nabbs avec le ton du plus
profond mépris.
Mais Paganel n' avait même pas senti la main du
major. Qu' était-ce auprès du coup géographique qui
l' accablait !
Ainsi donc, comme il l' apprit au capitaine Grant,
il s' était peu à peu rapproché de la vérité ! Il
avait déchiffré presque entièrement l' indéchiffrable
document ! Tour à tour les noms de la Patagonie, de
l' Australie, de la Nouvelle-Zélande lui étaient
apparus avec une irrécusable certitude. cotin,
d' abord continent, avait peu à peu repris sa
véritable signification de continuelle. Indi
avait successivement signifié indiens, indigènes,
puis enfin indigence, son sens vrai. Seul, le
mot rongé " abor " avait trompé la sagacité du
géographe ! Paganel en avait fait obstinément le
radical du verbe aborder, quand c' était le nom
propre, le nom français de l' île Tabor, de l' île
qui servait de refuge aux naufragés du
Britannia ! Erreur difficile à éviter,
cependant, puisque les planisphères du Duncan
donnaient à cet îlot le nom de Maria-Thérésa.
" il n' importe ! S' écriait Paganel, s' arrachant les
cheveux, je n' aurais pas dû oublier cette double
appellation ! C' est une faute impardonnable, une
erreur indigne d' un secrétaire de la société de
géographie ! Je suis déshonoré !
-mais, Monsieur Paganel, dit lady Helena,
modérez votre douleur !
-non ! Madame, non ! Je ne suis qu' un âne !
-et pas même un âne savant ! " répondit le major,
en manière de consolation.

p244

Lorsque le repas fut terminé, Harry Grant remit
toutes choses en ordre dans sa maison. Il n' emporta
rien, voulant que le coupable héritât des richesses
de l' honnête homme.
On revint à bord. Glenarvan comptait partir le
jour même et donna ses ordres pour le débarquement
du quartier-maître. Ayrton fut amené sur la dunette
et se trouva en présence d' Harry Grant.
-c' est moi, Ayrton, dit Grant.
-c' est vous, capitaine, répondit Ayrton, sans
marquer aucun étonnement de retrouver Harry Grant.
Eh bien, je ne suis pas fâché de vous revoir en
bonne santé.
-il paraît, Ayrton, que j' ai fait une faute en vous
débarquant sur une terre habitée.
-il paraît, capitaine.
-vous allez me remplacer sur cette île déserte.
Puisse le ciel vous inspirer le repentir !
-ainsi soit-il ! " répondit Ayrton d' un ton calme.
Puis Glenarvan, s' adressant au quartier-maître, lui
dit :
" vous persistez, Ayrton, dans cette résolution
d' être abandonné ?
-oui, mylord.
-l' île Tabor vous convient ?
-parfaitement.
-maintenant, écoutez mes dernières paroles,
Ayrton. Ici, vous serez éloigné de toute terre, et
sans communication possible avec vos semblables. Les
miracles sont rares, et vous ne pourrez fuir cet
îlot où le Duncan vous laisse. Vous serez seul,
sous l' oeil d' un Dieu qui lit au plus profond des
coeurs, mais vous ne serez ni perdu ni ignoré,
comme fut le capitaine Grant. Si indigne que vous
soyez du souvenir des hommes, les hommes se
souviendront de vous. Je sais où vous êtes, Ayrton,
je sais où vous trouver, je ne l' oublierai jamais.
-Dieu conserve votre honneur ! " répondit
simplement Ayrton.
Telles furent les dernières paroles échangées entre
Glenarvan

p245

et le quartier-maître. Le canot était prêt. Ayrton
y descendit.
John Mangles avait d' avance fait transporter dans
l' île quelques caisses d' aliments conservés, des
outils, des armes et un approvisionnement de poudre
et de plomb.
Le quartier-maître pouvait donc se régénérer par le
travail ; rien ne lui manquait, pas même des livres,
et entre autres la bible, si chère aux coeurs anglais.
L' heure de la séparation était venue. L' équipage et
les passagers se tenaient sur le pont. Plus d' un se
sentait l' âme serrée. Mary Grant et lady Helena
ne pouvaient contenir leur émotion.
" il le faut donc ? Demanda la jeune femme à son
mari, il faut donc que ce malheureux soit
abandonné !
-il le faut, Helena, répondit lord Glenarvan.
C' est l' expiation ! "
en ce moment, le canot, commandé par John Mangles,
déborda. Ayrton, debout, toujours impassible, ôta
son chapeau et salua gravement.
Glenarvan se découvrit, avec lui tout l' équipage,
comme on fait devant un homme qui va mourir, et
l' embarcation s' éloigna au milieu d' un profond
silence.
Ayrton, arrivé à terre, sauta sur le sable, et le
canot revint à bord.
Il était alors quatre heures du soir, et du haut de
la dunette, les passagers purent voir le
quartier-maître, les bras croisés, immobile comme
une statue sur un roc, et regardant le navire.
" nous partons, mylord ? Demanda John Mangles.
-oui, John, répondit vivement Glenarvan, plus
ému qu' il ne voulait le paraître.
-go head ! " cria John à l' ingénieur.
La vapeur siffla dans ses conduits, l' hélice battit
les flots, et, à huit heures, les derniers sommets
de l' île Tabor disparaissaient dans les ombres de
la nuit.

p247

chapitre xxii la dernière distraction de
Jacques Paganel.

le Duncan, onze jours après avoir quitté l' île,
le 18 mars, eut connaissance de la côte américaine,
et, le lendemain, il mouilla dans la baie de
Talcahuano.
Il y revenait après un voyage de cinq mois, pendant
lequel, suivant rigoureusement la ligne du
trente-septième parallèle, il avait fait le tour du
monde. Les passagers de cette mémorable expédition,
sans précédents dans les annales du traveller' s
club,
venaient de traverser le Chili, les
Pampas, la république Argentine, l' Atlantique,
les îles d' Acunha, l' océan Indien, les îles
Amsterdam, l' Australie, la Nouvelle-Zélande,
l' île Tabor et le Pacifique. Leurs efforts
n' avaient point été stériles et ils rapatriaient
les naufragés du Britannia.
pas un de ces braves écossais, partis à la voix de
leur laird, ne manquait à l' appel, tous revenaient à
leur vieille écosse, et cette expédition
rappelait la bataille " sans larmes " de l' histoire
ancienne.
Le Duncan, son ravitaillement terminé, prolongea
les côtes de la Patagonie, doubla le cap Horn, et
courut à travers l' océan Atlantique.
Nul voyage ne fut moins incidenté. Le yacht
emportait dans ses flancs une cargaison de bonheur.
Il n' y avait plus de secret à bord, pas même les
sentiments de John Mangles pour Mary Grant.
Si, cependant. Un mystère intriguait encore
Mac Nabbs. Pourquoi Paganel demeurait-il
toujours hermétiquement renfermé dans ses habits et
encravaté au fond

p248

d' un cache-nez qui lui montait jusqu' aux oreilles ?
Le major grillait de connaître le motif de cette
singulière manie. Mais c' est le cas de dire que,
malgré les interrogations, les allusions, les
soupçons de Mac Nabbs, Paganel ne se
déboutonna pas.
Non, pas même quand le Duncan passa la ligne et
que les coutures du pont fondirent sous une chaleur
de cinquante degrés.
" il est si distrait, qu' il se croit à
Saint-Pétersbourg, " disait le major en voyant le
géographe enveloppé d' une vaste houppelande, comme
si le mercure eût été gelé dans le thermomètre.
Enfin, le 9 mai, cinquante-trois jours après avoir
quitté Talcahuano, John Mangles releva les feux
du cap Clear. Le yacht embouqua le canal
Saint-Georges, traversa la mer d' Irlande, et,
le 10 mai, il donna dans le golfe de la Clyde. à
onze heures, il mouillait à Dumbarton. à deux heures
du soir, ses passagers entraient à Malcolm-Castle,
au milieu des hurrahs des highlanders.
Il était donc écrit qu' Harry Grant et ses deux
compagnons seraient sauvés, que John Mangles
épouserait Mary Grant dans la vieille cathédrale
de Saint-Mungo, où le révérend Morton, après
avoir prié, neuf mois auparavant, pour le salut du
père, bénit le mariage de sa fille et de son sauveur !
Il était donc écrit que Robert serait marin comme
Harry Grant, marin comme John Mangles, et qu' il
reprendrait avec eux les grands projets du
capitaine, sous la haute protection de lord
Glenarvan !
Mais était-il écrit que Jacques Paganel ne
mourrait pas garçon ? Probablement.
En effet, le savant géographe, après ses héroïques
exploits, ne pouvait échapper à la célébrité. Ses
distractions firent fureur dans le grand monde
écossais. On se l' arrachait, et il ne suffisait
plus aux politesses dont il fut l' objet.
Et ce fut alors qu' une aimable demoiselle de trente
ans, rien de moins que la cousine du major
Mac Nabbs, un peu

p249

excentrique elle-même, mais bonne et charmante
encore, s' éprit des singularités du géographe et
lui offrit sa main. Il y avait un million dedans ;
mais on évita d' en parler.
Paganel était loin d' être insensible aux
sentiments de miss Arabella ; cependant, il n' osait
se prononcer.
Ce fut le major qui s' entremit entre ces deux coeurs
faits l' un pour l' autre. Il dit même à Paganel que
le mariage était la " dernière distraction " qu' il
pût se permettre.
Grand embarras de Paganel, qui, par une étrange
singularité, ne se décidait pas à articuler le mot
fatal.
" est-ce que miss Arabela ne vous plaît pas ? Lui
demandait sans cesse Mac Nabbs.
-oh ! Major, elle est charmante ! S' écria Paganel,
mille fois trop charmante, et, s' il faut tout vous
dire, il me plairait davantage qu' elle le fût moins !
Je lui voudrais un défaut.
-soyez tranquille, répondit le major, elle en
possède, et plus d' un. La femme la plus parfaite en
a toujours son contingent. Ainsi, Paganel, est-ce
décidé ?
-je n' ose, reprenait Paganel.
-voyons, mon savant ami, pourquoi hésitez-vous ?
-je suis indigne de miss Arabella ! " répondait
invariablement le géographe.
Et il ne sortait pas de là.
Enfin, mis un jour au pied du mur par l' intraitable
major, il finit par lui confier, sous le sceau du
secret, une particularité qui devait faciliter son
signalement, si jamais la police se mettait à ses
trousses.
" bah ! S' écria le major.
-c' est comme je vous le dis, répliqua Paganel.
-qu' importe ? Mon digne ami.
-vous croyez ?
-au contraire, vous n' en êtes que plus singulier.
Cela ajoute à vos mérites personnels ! Cela fait de
vous l' homme sans pareil rêvé par Arabella ! "

p250

et le major, gardant un imperturbable sérieux,
laissa Paganel en proie aux plus poignantes
inquiétudes.
Un court entretien eut lieu entre Mac Nabbs et
miss Arabella.
Quinze jours après, un mariage se célébrait à grand
fracas, dans la chapelle de Malcolm-Castle.
Paganel était magnifique, mais hermétiquement
boutonné, et miss Arabella splendide.
Et ce secret du géographe fût toujours resté
enseveli dans les abîmes de l' inconnu, si le major
n' en eût parlé à Glenarvan, qui ne le cacha point
à lady Helena, qui en dit un mot à mistress Mangles.
Bref, ce secret parvint aux oreilles de mistress
Olbinett, et il éclata.
Jacques Paganel, pendant ses trois jours de
captivité chez les maoris, avait été tatoué,
mais tatoué des pieds aux épaules, et il portait
sur sa poitrine l' image d' un kiwi héraldique, aux
ailes éployées, qui lui mordait le coeur.
Ce fut la seule aventure de son grand voyage dont
Paganel ne se consola jamais et qu' il ne
pardonna pas à la Nouvelle-Zélande ; ce fut aussi
ce qui, malgré bien des sollicitations et malgré
ses regrets, l' empêcha de retourner en France. Il
eût craint d' exposer toute la société de géographie
dans sa personne aux plaisanteries des
caricaturistes et des petits journaux, en lui
ramenant un secrétaire fraîchement tatoué.
Le retour du capitaine en écosse fut salué comme
un événement national et Harry Grant devint
l' homme le plus populaire de la vieille Calédonie.
Son fils Robert s' est fait marin comme lui, marin
comme le capitaine John, et c' est sous les
auspices de lord Glenarvan qu' il a repris le
projet de fonder une colonie écossaise dans les
mers du Pacifique.