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[L']île mystérieuse [Document électronique] / Jules Verne
PARTIE 1 LES NAUFRAGES DE L'AIR
CHAPITRE I
"Remontons-nous ?
- Non ! Au contraire ! Nous descendons !
- Pis que cela, monsieur Cyrus ! Nous tombons !
- Pour Dieu ! Jetez du lest !
- Voilà le dernier sac vidé !
- Le ballon se relève-t-il ?
- Non !
- J'entends comme un clapotement de vagues !
- La mer est sous la nacelle !
- Elle ne doit pas être à cinq cents pieds de nous !"
Alors une voix puissante déchira l'air, et ces mots
retentirent :
"Dehors tout ce qui pèse !... tout ! et à la grâce
de Dieu !"
Telles sont les paroles qui éclataient en l'air,
au-dessus de ce vaste désert d'eau du Pacifique,
vers quatre heures du soir, dans la journée du
23 mars 1865.
Personne n'a sans doute oublié le terrible coup de
vent de nord-est qui se déchaîna au milieu de
l'équinoxe de cette année, et pendant lequel le
baromètre tomba à sept cent dix millimètres. Ce fut
un ouragan, sans intermittence, qui dura du 18 au
26 mars. Les ravages qu'il produisit furent immenses
en Amérique, en Europe, en Asie, sur une zone
large de dix-huit cents milles, qui se dessinait
obliquement à l'équateur, depuis le trente-cinquième
parallèle nord jusqu'au quarantième parallèle sud !
Villes renversées, forêts déracinées, rivages
dévastés par des montagnes d'eau qui se
précipitaient comme des mascarets, navires jetés à la
côte, que les relevés du Bureau-Veritas
chiffrèrent par centaines, territoires entiers
nivelés par des trombes qui broyaient tout sur leur
passage, plusieurs milliers de personnes écrasées
sur terre ou englouties en mer : tels furent les
témoignages de sa fureur, qui furent laissés après
lui par ce formidable ouragan. Il dépassait en
désastres ceux qui ravagèrent si épouvantablement
la Havane et la Guadeloupe, l'un le 25 octobre
1810, l'autre le 26 juillet 1825.
Or, au moment même où tant de catastrophes
s'accomplissaient sur terre et sur mer, un drame,
non moins saisissant, se jouait dans les airs
bouleversés.
En effet, un ballon, porté comme une boule au sommet
d'une trombe, et pris dans le mouvement giratoire
de la colonne d'air, parcourait l'espace avec une
vitesse de quatre-vingt-dix milles à l'heure, en
tournant sur lui-même, comme s'il eût été saisi par
quelque maelstrom aérien.
Au-dessous de l'appendice inférieur de ce ballon
oscillait une nacelle, qui contenait cinq passagers,
à peine visibles au milieu de ces épaisses vapeurs,
mêlées d'eau pulvérisée, qui traînaient jusqu'à la
surface de l'Océan.
D'où venait cet aérostat, véritable jouet de
l'effroyable tempête ? De quel point
du monde s'était-il élancé ? Il n'avait évidemment
pas pu partir pendant l'ouragan. Or, l'ouragan
durait depuis cinq jours déjà, et ses premiers
symptômes s'étaient manifestés le 18. On eût donc
été fondé à croire que ce ballon venait de très-loin,
car il n'avait pas dû franchir moins de deux mille
milles par vingt-quatre heures ?
En tout cas, les passagers n'avaient pu avoir à leur
disposition aucun moyen d'estimer la route parcourue
depuis leur départ, car tout point de repère leur
manquait. Il devait même se produire ce fait curieux,
qu'emportés au milieu des violences de la tempête, ils
ne les subissaient pas. Ils se déplaçaient, ils
tournaient sur eux-mêmes sans rien ressentir de cette
rotation, ni de leur déplacement dans le sens
horizontal. Leurs yeux ne pouvaient percer l'épais
brouillard qui s'amoncelait sous la nacelle. Autour
d'eux, tout était brume. Telle était même l'opacité
des nuages, qu'ils n'auraient pu dire s'il faisait
jour ou nuit. Aucun reflet de lumière, aucun bruit
des terres habitées, aucun mugissement de l'Océan
n'avaient dû parvenir jusqu'à eux dans cette
immensité obscure, tant qu'ils s'étaient tenus dans
les hautes zones. Leur rapide descente avait seule
pu leur donner connaissance des dangers qu'ils
couraient au-dessus des flots.
Cependant, le ballon, délesté de lourds objets, tels
que munitions, armes, provisions, s'était relevé
dans les couches supérieures de l'atmosphère, à une
hauteur de quatre mille cinq cents pieds. Les
passagers, après avoir reconnu que la mer était sous
la nacelle, trouvant les dangers moins redoutables
en haut qu'en bas, n'avaient pas hésité à jeter
par-dessus le bord les objets même les plus utiles,
et ils cherchaient à ne plus rien perdre de ce
fluide, de cette âme de leur appareil, qui les
soutenait au-dessus de l'abîme.
La nuit se passa au milieu d'inquiétudes qui
auraient été mortelles pour des âmes moins
énergiques. Puis le jour reparut, et, avec le jour,
l'ouragan marqua une tendance à se modérer. Dès le
début de cette journée du 24 mars, il y eut quelques
symptômes d'apaisement. à l'aube, les nuages, plus
vésiculaires, étaient remontés dans les hauteurs du
ciel. En quelques heures, la trombe s'évasa et se
rompit. Le vent, de l'état d'ouragan, passa au
"grand frais", c'est-à-dire que la vitesse de
translation des couches atmosphériques diminua
de moitié. C'était encore ce que les marins appellent
"une brise à trois ris", mais l'amélioration dans le
trouble des éléments n'en fut pas moins considérable.
Vers onze heures, la partie inférieure de l'air
s'était sensiblement nettoyée. L'atmosphère dégageait
cette limpidité humide qui se voit, qui se sent même,
après le passage des grands météores. Il ne semblait
pas que l'ouragan fût
allé plus loin dans l'ouest. Il paraissait s'être
tué lui-même. Peut-être s'était-il écoulé en nappes
électriques, après la rupture de la trombe, ainsi
qu'il arrive quelquefois aux typhons de l'océan
Indien.
Mais, vers cette heure-là aussi, on eût pu constater,
de nouveau, que le ballon s'abaissait lentement,
par un mouvement continu, dans les couches inférieures
de l'air. Il semblait même qu'il se dégonflait peu
à peu, et que son enveloppe s'allongeait en se
distendant, passant de la forme sphérique à la
forme ovoïde.
Vers midi, l'aérostat ne planait plus qu'à une
hauteur de deux mille pieds au-dessus de la mer. Il
jaugeait cinquante mille pieds cubes, et, grâce à
sa capacité, il avait évidemment pu se maintenir
longtemps dans l'air, soit qu'il eût atteint de
grandes altitudes, soit qu'il se fût déplacé suivant
une direction horizontale.
En ce moment, les passagers jetèrent les derniers
objets qui alourdissaient encore, la nacelle, les
quelques vivres qu'ils avaient conservés, tout,
jusqu'aux menus ustensiles qui garnissaient leurs
poches, et l'un d'eux, s'étant hissé sur le cercle
auquel se réunissaient les cordes du filet, chercha
à lier solidement l'appendice inférieur de l'aérostat.
Il était évident que les passagers ne pouvaient plus
maintenir le ballon dans les zones élevées, et que
le gaz leur manquait !
Ils étaient donc perdus !
En effet, ce n'était ni un continent, ni même une
île, qui s'étendait au-dessous d'eux. L'espace
n'offrait pas un seul point d'atterrissement, pas une
surface solide sur laquelle leur ancre pût mordre.
C'était l'immense mer, dont les flots se heurtaient
encore avec une incomparable violence ! C'était
l'Océan sans limites visibles, même pour eux, qui le
dominaient de haut et dont les regards s'étendaient
alors sur un rayon de quarante milles ! C'était cette
plaine liquide, battue sans merci, fouettée par
l'ouragan, qui devait leur apparaître comme une
chevauchée de lames échevelées, sur lesquelles eût
été jeté un vaste réseau de crêtes blanches ! Pas une
terre en vue, pas un navire !
Il fallait donc, à tout prix, arrêter le mouvement
descensionnel, pour empêcher que l'aérostat ne
vînt s'engloutir au milieu des flots. Et c'était
évidemment à cette urgente opération que
s'employaient les passagers de la nacelle. Mais,
malgré leurs efforts, le ballon s'abaissait toujours,
en même temps qu'il se déplaçait
avec une extrême vitesse, suivant la direction du
vent, c'est-à-dire du nord-est au sud-ouest.
Situation terrible, que celle de ces infortunés ! Ils
n'étaient évidemment plus maîtres de l'aérostat. Leurs
tentatives ne pouvaient aboutir. L'enveloppe du
ballon se dégonflait de plus en plus. Le fluide
s'échappait sans qu'il fût aucunement possible de le
retenir. La descente s'accélérait visiblement, et,
à une heure après midi, la nacelle n'était pas
suspendue à plus de six cents pieds au-dessus de
l'Océan.
C'est que, en effet, il était impossible d'empêcher
la fuite du gaz, qui s'échappait librement par une
déchirure de l'appareil.
En allégeant la nacelle de tous les objets qu'elle
contenait, les passagers avaient pu prolonger,
pendant quelques heures, leur suspension dans l'air.
Mais l'inévitable catastrophe ne pouvait qu'être
retardée, et, si quelque terre ne se montrait pas
avant la nuit, passagers, nacelle et ballon auraient
définitivement disparu dans les flots.
La seule manoeuvre qu'il y eût à faire encore fut
faite à ce moment. Les passagers de l'aérostat
étaient évidemment des gens énergiques, et qui
savaient regarder la mort en face. On n'eût pas
entendu un seul murmure s'échapper de leurs lèvres.
Ils étaient décidés à lutter jusqu'à la dernière
seconde, à tout faire pour retarder leur chute. La
nacelle n'était qu'une sorte de caisse d'osier,
impropre à flotter, et il n'y avait aucune
possibilité de la maintenir à la surface
de la mer, si elle y tombait.
à deux heures, l'aérostat était à peine à quatre
cents pieds au-dessus des flots.
En ce moment, une voix mâle - la voix d'un homme
dont le coeur était inaccessible à la crainte - se
fit entendre. à cette voix répondirent des voix non
moins énergiques.
"Tout est-il jeté ?
- Non ! Il y a encore dix mille francs d'or !"
Un sac pesant tomba aussitôt à la mer.
"Le ballon se relève-t-il ?
- Un peu, mais il ne tardera pas à retomber !
- Que reste-t-il à jeter au dehors ?
- Rien !
- Si !... La nacelle !
- Accrochons-nous au filet ! et à la mer la
nacelle !"
C'était, en effet, le seul et dernier moyen d'alléger
l'aérostat. Les cordes qui
rattachaient la nacelle au cercle furent coupées,
et l'aérostat, après sa chute, remonta de deux mille
pieds.
Les cinq passagers s'étaient hissés dans le filet,
au-dessus du cercle, et se tenaient dans le réseau
des mailles, regardant l'abîme.
On sait de quelle sensibilité statique sont doués
les aérostats. Il suffit de jeter l'objet le plus
léger pour provoquer un déplacement dans le sens
vertical. L'appareil, flottant dans l'air, se
comporte comme une balance d'une justesse
mathématique. On comprend donc que, lorsqu'il est
délesté d'un poids relativement considérable, son
déplacement soit important et brusque. C'est ce qui
arriva dans cette occasion.
Mais, après s'être un instant équilibré dans les
zones supérieures, l'aérostat commença à redescendre.
Le gaz fuyait par la déchirure, qu'il était
impossible de réparer.
Les passagers avaient fait tout ce qu'ils pouvaient
faire. Aucun moyen humain ne pouvait les sauver
désormais. Ils n'avaient plus à compter que sur
l'aide de Dieu.
à quatre heures, le ballon n'était plus qu'à cinq
cents pieds de la surface des eaux.
Un aboiement sonore se fit entendre. Un chien
accompagnait les passagers et se tenait accroché
près de son maître dans les mailles du filet.
"Top a vu quelque chose !" s'écria l'un des
passagers.
Puis, aussitôt, une voix forte se fit entendre :
"Terre ! terre !"
Le ballon, que le vent ne cessait d'entraîner vers
le sud-ouest, avait, depuis l'aube, franchi une
distance considérable, qui se chiffrait par centaines
de milles, et une terre assez élevée venait, en
effet, d'apparaître dans cette direction.
Mais cette terre se trouvait encore à trente milles
sous le vent. Il ne fallait pas moins d'une grande
heure pour l'atteindre, et encore à la condition de
ne pas dériver. Une heure ! Le ballon ne se serait-il
pas auparavant vidé de tout ce qu'il avait gardé
de son fluide ?
Telle était la terrible question ! Les passagers
voyaient distinctement ce point solide, qu'il fallait
atteindre à tout prix. Ils ignoraient ce qu'il était,
île ou continent, car c'est à peine s'ils savaient
vers quelle partie du monde l'ouragan les avait
entraînés ! Mais cette terre, qu'elle fût habitée
ou qu'elle ne le fût pas, qu'elle dût être
hospitalière ou non, il fallait y arriver !
Or, à quatre heures, il était visible que le ballon
ne pouvait plus se soutenir.
Il rasait la surface de la mer. Déjà la crête des
énormes lames avait plusieurs fois léché le bas du
filet, l'alourdissant encore, et l'aérostat ne se
soulevait plus qu'à demi, comme un oiseau qui a du
plomb dans l'aile.
Une demi-heure plus tard, la terre n'était plus qu'à
un mille, mais le ballon, épuisé, flasque, distendu,
chiffonné en gros plis, ne conservait plus de gaz
que dans sa partie supérieure. Les passagers,
accrochés au filet, pesaient encore trop pour lui,
et bientôt, à demi plongés dans la mer, ils furent
battus par les lames furieuses. L'enveloppe de
l'aérostat fit poche alors, et le vent s'y
engouffrant, le poussa comme un navire vent arrière.
Peut-être accosterait-il ainsi la côte !
Or, il n'en était qu'à deux encâblures, quand des
cris terribles, sortis de quatre poitrines à la fois,
retentirent. Le ballon, qui semblait ne plus
devoir se relever, venait de refaire encore un bond
inattendu, après avoir été frappé d'un formidable
coup de mer. Comme s'il eût été délesté subitement
d'une nouvelle partie de son poids, il remonta à une
hauteur de quinze cents pieds, et là il rencontra
une sorte de remous du vent, qui, au lieu de le porter
directement à la côte, lui fit suivre une direction
presque parallèle. Enfin, deux minutes plus tard, il
s'en rapprochait obliquement, et il retombait
définitivement sur le sable du rivage, hors de la
portée des lames.
Les passagers, s'aidant les uns les autres,
parvinrent à se dégager des mailles du filet. Le
ballon, délesté de leur poids, fut repris par le vent,
et comme un oiseau blessé qui retrouve un instant de
vie, il disparut dans l'espace.
La nacelle avait contenu cinq passagers, plus un
chien, et le ballon n'en jetait que quatre sur le
rivage.
Le passager manquant avait évidemment été enlevé
par le coup de mer qui venait de frapper le filet,
et c'est ce qui avait permis à l'aérostat allégé, de
remonter une dernière fois, puis, quelques instants
après, d'atteindre la terre.
à peine les quatre naufragés - on peut leur donner
ce nom - avaient-ils pris pied sur le sol, que tous,
songeant à l'absent, s'écriaient :
"Il essaye peut-être d'aborder à la nage !
Sauvons-le ! sauvons-le !"
Ce n'étaient ni des aéronautes de profession, ni des
amateurs d'expéditions aériennes, que l'ouragan
venait de jeter sur cette côte. C'étaient des
prisonniers de guerre, que leur audace avait poussés
à s'enfuir dans des circonstances extraordinaires.
Cent fois, ils auraient dû périr ! Cent fois, leur
ballon déchiré
aurait dû les précipiter dans l'abîme ! Mais le ciel
les réservait à une étrange destinée, et le 20 mars,
après avoir fui Richmond, assiégée par les troupes
du général Ulysse Grant, ils se trouvaient à sept
mille milles de cette capitale de la Virginie, la
principale place forte des séparatistes, pendant la
terrible guerre de Sécession. Leur navigation
aérienne avait duré cinq jours.
Voici, d'ailleurs, dans quelles circonstances
curieuses s'était produite l'évasion des
prisonniers, - évasion qui devait aboutir à la
catastrophe que l'on connaît.
Cette année même, au mois de février 1865, dans un
de ces coups de main que tenta, mais inutilement,
le général Grant pour s'emparer de Richmond,
plusieurs
de ses officiers tombèrent au pouvoir de l'ennemi et
furent internés dans la ville. L'un des plus
distingués de ceux qui furent pris appartenait à
l'état-major fédéral, et se nommait Cyrus Smith.
Cyrus Smith, originaire du Massachussets, était un
ingénieur, un savant de premier ordre, auquel le
gouvernement de l'Union avait confié, pendant la
guerre, la direction des chemins de fer, dont le
rôle stratégique fut si considérable. Véritable
Américain du nord, maigre, osseux, efflanqué, âgé de
quarante-cinq ans environ, il grisonnait déjà par ses
cheveux ras et par sa barbe, dont il ne conservait
qu'une épaisse moustache. Il avait une de ces belles
têtes "numismatiques", qui semblent faites pour être
frappées en médailles, les yeux ardents, la bouche
sérieuse, la physionomie d'un savant de l'école
militante. C'était un de ces ingénieurs qui ont voulu
commencer par manier le marteau et le pic, comme ces
généraux qui ont voulu débuter simples soldats.
Aussi, en même temps que l'ingéniosité de l'esprit,
possédait-il la suprême habileté de main. Ses
muscles présentaient de remarquables symptômes de
tonicité. Véritablement homme d'action en même temps
qu'homme de pensée, il agissait sans effort, sous
l'influence d'une large expansion vitale, ayant cette
persistance vivace qui défie toute mauvaise chance.
Très-instruit, très-pratique, "très-débrouillard",
pour employer un mot de la langue militaire
française, c'était un tempérament superbe, car, tout
en restant maître de lui, quelles que fussent les
circonstances, il remplissait au plus haut degré ces
trois conditions dont l'ensemble détermine l'énergie
humaine : activité d'esprit et de corps, impétuosité
des désirs, puissance de la volonté. Et sa devise
aurait pu être celle de Guillaume d'Orange au
XVIIe siècle : "Je n'ai pas besoin d'espérer pour
entreprendre, ni de réussir pour persévérer."
En même temps, Cyrus Smith était le courage
personnifié. Il avait été de toutes les batailles
pendant cette guerre de Sécession. Après avoir
commencé sous Ulysse Grant dans les volontaires de
l'Illinois, il s'était battu à Paducah, à
Belmont, à Pittsburg-Landing, au siège de
Corinth, à Port-Gibson, à la Rivière-Noire, à
Chattanoga, à Wilderness, sur le Potomak, partout
et vaillamment, en soldat digne du général qui
répondait : "Je ne compte jamais mes morts !" Et,
cent fois, Cyrus Smith aurait dû être au nombre de
ceux-là que ne comptait pas le terrible Grant, mais
dans ces combats, où il ne s'épargnait guère, la
chance le favorisa toujours, jusqu'au moment où il
fut blessé et pris sur le champ de bataille de
Richmond.
En même temps que Cyrus Smith, et le même jour,
un autre personnage important tombait au pouvoir des
sudistes. Ce n'était rien moins que l'honorable
Gédéon Spilett, "reporter" du New-York
Herald, qui avait été chargé de suivre les
péripéties de la guerre au milieu des armées du
Nord.
Gédéon Spilett était de la race de ces étonnants
chroniqueurs anglais ou américains, des Stanley et
autres, qui ne reculent devant rien pour obtenir une
information exacte et pour la transmettre à leur
journal dans les plus brefs délais. Les journaux de
l'Union, tels que le New-York Herald, forment
de véritables puissances, et leurs délégués sont des
représentants avec lesquels on compte. Gédéon
Spilett marquait au premier rang de ces délégués.
Homme de grand mérite, énergique, prompt et prêt
à tout, plein d'idées, ayant couru le monde entier,
soldat et artiste, bouillant dans le conseil, résolu
dans l'action, ne comptant ni peines, ni fatigues,
ni dangers, quand il s'agissait de tout savoir, pour
lui d'abord, et pour son journal ensuite, véritable
héros de la curiosité, de l'information, de l'inédit,
de l'inconnu, de l'impossible, c'était un de ces
intrépides observateurs qui écrivent sous les balles,
"chroniquent" sous les boulets, et pour lesquels
tous les périls sont des bonnes fortunes.
Lui aussi avait été de toutes les batailles, au
premier rang, revolver d'une main, carnet de l'autre,
et la mitraille ne faisait pas trembler son crayon.
Il ne fatiguait pas les fils de télégrammes
incessants, comme ceux qui parlent alors qu'ils
n'ont rien à dire, mais chacune de ses notes,
courtes, nettes, claires, portait la lumière sur un
point important. D'ailleurs, "l'humour" ne lui
manquait pas. Ce fut lui qui, après l'affaire de la
Rivière-Noire, voulant à tout prix conserver sa place
au guichet du bureau télégraphique, afin d'annoncer
à son journal le résultat de la bataille, télégraphia
pendant deux heures les premiers chapitres de la
Bible. Il en coûta deux mille dollars au
New-York Herald, mais le New-York
Herald fut le premier informé.
Gédéon Spilett était de haute taille. Il avait
quarante ans au plus. Des favoris blonds tirant sur
le rouge encadraient sa figure. Son oeil était
calme, vif, rapide dans ses déplacements. C'était
l'oeil d'un homme qui a l'habitude de percevoir vite
tous les détails d'un horizon. Solidement bâti, il
s'était trempé dans tous les climats comme une barre
d'acier dans l'eau froide.
Depuis dix ans, Gédéon Spilett était le reporter
attitré du New-York Herald, qu'il
enrichissait de ses chroniques et de ses dessins, car
il maniait aussi bien le crayon que la plume.
Lorsqu'il fut pris, il était en train de faire la
description et le croquis de la bataille. Les derniers
mots relevés sur son carnet furent ceux-ci : "Un
sudiste me couche en joue et..." Et Gédéon Spilett
fut manqué, car, suivant son invariable habitude, il
se tira de cette affaire sans une égratignure.
Cyrus Smith et Gédéon Spilett, qui ne se
connaissaient pas, si ce n'est de réputation, avaient
été tous les deux transportés à Richmond.
L'ingénieur guérit rapidement de sa blessure, et ce
fut pendant sa convalescence qu'il fit connaissance
du reporter. Ces deux hommes se plurent et apprirent
à s'apprécier. Bientôt, leur vie commune n'eut plus
qu'un but, s'enfuir, rejoindre l'armée de Grant et
combattre encore dans ses rangs pour l'unité
fédérale.
Les deux Américains étaient donc décidés à profiter
de toute occasion ; mais bien qu'ils eussent été
laissés libres dans la ville, Richmond était si
sévèrement gardée, qu'une évasion devait être
regardée comme impossible.
Sur ces entrefaits, Cyrus Smith fut rejoint par un
serviteur, qui lui était dévoué à la vie, à la mort.
Cet intrépide était un nègre, né sur le domaine de
l'ingénieur, d'un père et d'une mère esclaves, mais
que, depuis longtemps, Cyrus Smith, abolitioniste
de raison et de coeur, avait affranchi. L'esclave,
devenu libre, n'avait pas voulu quitter son maître.
Il l'aimait à mourir pour lui. C'était un garçon de
trente ans, vigoureux, agile, adroit, intelligent,
doux et calme, parfois naïf, toujours souriant,
serviable et bon. Il se nommait Nabuchodonosor,
mais il ne répondait qu'à l'appellation abréviative
et familière de Nab.
Quand Nab apprit que son maître avait été fait
prisonnier, il quitta le Massachussets sans hésiter,
arriva devant Richmond, et, à force de ruse et
d'adresse, après avoir risqué vingt fois sa vie, il
parvint à pénétrer dans la ville assiégée. Ce que
furent le plaisir de Cyrus Smith, en revoyant son
serviteur, et la joie de Nab à retrouver son
maître, cela ne peut s'exprimer.
Mais si Nab avait pu pénétrer dans Richmond, il
était bien autrement difficile d'en sortir, car on
surveillait de très-près les prisonniers fédéraux.
Il fallait une occasion extraordinaire pour pouvoir
tenter une évasion avec quelques chances de succès,
et cette occasion non-seulement ne se présentait
pas, mais il était malaisé de la faire naître.
Cependant, Grant continuait ses énergiques
opérations. La victoire de Petersburg lui avait été
très-chèrement disputée. Ses forces, réunies à celles
de Butler, n'obtenaient encore aucun résultat devant
Richmond, et rien ne faisait présager que la
délivrance des prisonniers dût être prochaine. Le
reporter, auquel sa captivité fastidieuse ne
fournissait plus un détail intéressant à noter, ne
pouvait plus y tenir. Il n'avait qu'une idée : sortir
de Richmond et à tout prix. Plusieurs fois, même, il
tenta l'aventure et fut arrêté par des obstacles
infranchissables.
Cependant, le siège continuait, et si les
prisonniers avaient hâte de s'échapper pour rejoindre
l'armée de Grant, certains assiégés avaient non
moins hâte de s'enfuir, afin de rejoindre l'armée
séparatiste, et, parmi eux, un certain
Jonathan Forster, sudiste enragé. C'est qu'en
effet, si les prisonniers fédéraux ne pouvaient
quitter la ville, les fédérés ne le pouvaient pas
non plus, car l'armée du Nord les investissait. Le
gouverneur de Richmond, depuis longtemps déjà, ne
pouvait plus communiquer avec le général Lee, et
il était du plus haut intérêt de faire connaître la
situation de la ville, afin de hâter la marche de
l'armée de secours. Ce Jonathan Forster eut alors
l'idée de s'enlever en ballon, afin de traverser les
lignes assiégeantes et d'arriver ainsi au camp des
séparatistes.
Le gouverneur autorisa la tentative. Un aérostat
fut fabriqué et mis à la disposition de Jonathan
Forster, que cinq de ses compagnons devaient suivre
dans les airs. Ils étaient munis d'armes, pour le cas
où ils auraient à se défendre en atterrissant, et de
vivres, pour le cas où leur voyage aérien se
prolongerait.
Le départ du ballon avait été fixé au 18 mars. Il
devait s'effectuer pendant la nuit, et, avec un vent
de nord-ouest de moyenne force, les aéronautes
comptaient en quelques heures arriver au quartier
général de Lee.
Mais ce vent du nord-ouest ne fut point une simple
brise. Dès le 18, on put voir qu'il tournait à
l'ouragan. Bientôt, la tempête devint telle, que le
départ de Forster dut être différé, car il était
impossible de risquer l'aérostat et ceux qu'il
emporterait au milieu des éléments déchaînés.
Le ballon, gonflé sur la grande place de Richmond,
était donc là, prêt à partir à la première accalmie
du vent, et, dans la ville, l'impatience était grande
à voir que l'état de l'atmosphère ne se modifiait
pas.
Le 18, le 19 mars se passèrent sans qu'aucun
changement se produisît dans la tourmente. On
éprouvait même de grandes difficultés pour préserver
le ballon, attaché au sol, que les rafales couchaient
jusqu'à terre.
La nuit du 19 au 20 s'écoula, mais, au matin,
l'ouragan se développait encore avec plus
d'impétuosité. Le départ était impossible.
Ce jour-là, l'ingénieur Cyrus Smith fut accosté
dans une des rues de Richmond par un homme qu'il ne
connaissait point. C'était un marin nommé Pencroff,
âgé de trente-cinq à quarante ans, vigoureusement
bâti, très-hâlé, les yeux vifs et clignotants, mais
avec une bonne figure. Ce Pencroff était un
Américain du nord, qui avait couru toutes les mers
du globe, et auquel, en fait d'aventures, tout ce
qui peut survenir d'extraordinaire à un être à deux
pieds sans plumes était arrivé. Inutile de dire que
c'était une nature entreprenante, prête à tout oser,
et qui ne pouvait s'étonner de rien. Pencroff, au
commencement de cette année, s'était rendu pour
affaires à Richmond avec un jeune garçon de quinze
ans, Harbert Brown, du New-Jersey, fils de son
capitaine, un orphelin qu'il aimait comme si
c'eût été son propre enfant. N'ayant pu quitter la
ville avant les premières opérations du siège, il
s'y trouva donc bloqué, à son grand déplaisir, et il
n'eut plus aussi, lui, qu'une idée : s'enfuir par
tous les moyens possibles. Il connaissait de
réputation l'ingénieur Cyrus Smith. Il savait avec
quelle impatience cet homme déterminé rongeait son
frein. Ce jour-là, il n'hésita donc pas à l'aborder
en lui disant sans plus de préparation :
"Monsieur Smith, en avez-vous assez de Richmond ?"
L'ingénieur regarda fixement l'homme qui lui parlait
ainsi, et qui ajouta à voix basse :
"Monsieur Smith, voulez-vous fuir ?
- Quand cela ?..." répondit vivement l'ingénieur,
et on peut affirmer que cette réponse lui échappa,
car il n'avait pas encore examiné l'inconnu qui lui
adressait la parole.
Mais après avoir, d'un oeil pénétrant, observé la
loyale figure du marin, il ne put douter qu'il n'eût
devant lui un honnête homme.
"Qui êtes-vous ?" demanda-t-il d'une voix brève.
Pencroff se fit connaître.
"Bien, répondit Cyrus Smith. Et par quel moyen me
proposez-vous de fuir ?
- Par ce fainéant de ballon qu'on laisse là à rien
faire, et qui me fait l'effet de nous attendre tout
exprès !..."
Le marin n'avait pas eu besoin d'achever sa phrase.
L'ingénieur avait compris d'un mot. Il saisit
Pencroff par le bras et l'entraîna chez lui.
Là, le marin développa son projet, très-simple en
vérité. On ne risquait que sa vie à l'exécuter.
L'ouragan était dans toute sa violence, il est vrai,
mais un ingénieur adroit et audacieux, tel que
Cyrus Smith, saurait bien conduire un aérostat.
S'il eût connu la manoeuvre, lui, Pencroff, il
n'aurait pas hésité à partir, - avec Harbert,
s'entend. Il en avait vu bien d'autres, et n'en
était plus à compter avec une tempête !
Cyrus Smith avait écouté le marin sans mot dire,
mais son regard brillait. L'occasion était là. Il
n'était pas homme à la laisser échapper. Le projet
n'était que très-dangereux, donc il était exécutable.
La nuit, malgré la surveillance, on pouvait aborder
le ballon, se glisser dans la nacelle, puis couper
les liens qui le retenaient ! Certes, on risquait
d'être tué, mais, par contre, on pouvait réussir, et
sans cette tempête... Mais sans cette tempête, le
ballon fût déjà parti, et l'occasion, tant cherchée,
ne se présenterait pas en ce moment !
"Je ne suis pas seul !... dit en terminant Cyrus
Smith.
- Combien de personnes voulez-vous donc emmener ?
demanda le marin.
- Deux : mon ami Spilett et mon serviteur Nab.
- Cela fait donc trois, répondit Pencroff, et, avec
Harbert et moi, cinq. Or, le ballon devait enlever
six...
- Cela suffit. Nous partirons !" dit Cyrus Smith.
Ce "nous" engageait le reporter, mais le reporter
n'était pas homme à reculer, et quand le projet lui
fut communiqué, il l'approuva sans réserve. Ce dont
il s'étonnait, c'était qu'une idée aussi simple ne
lui fût pas déjà venue. Quant à Nab, il suivait son
maître partout où son maître voulait aller.
"à ce soir alors, dit Pencroff. Nous flânerons tous
les cinq, par là, en curieux !
- à ce soir, dix heures, répondit Cyrus Smith, et
fasse le ciel que cette tempête ne s'apaise pas avant
notre départ !"
Pencroff prit congé de l'ingénieur, et retourna à
son logis, où était resté jeune Harbert Brown. Ce
courageux enfant connaissait le plan du marin, et ce
n'était pas sans une certaine anxiété qu'il attendait
le résultat de la démarche faite auprès de
l'ingénieur. On le voit, c'étaient cinq hommes
déterminés qui allaient ainsi se lancer dans la
tourmente, en plein ouragan !
Non ! L'ouragan ne se calma pas, et ni Jonathan
Forster, ni ses compagnons ne pouvaient songer à
l'affronter dans cette frêle nacelle ! La journée
fut terrible. L'ingénieur ne craignait qu'une chose :
c'était que l'aérostat, retenu au sol et couché sous
le vent, ne se déchirât en mille pièces. Pendant
plusieurs heures, il rôda sur la place presque
déserte, surveillant l'appareil. Pencroff en faisait
autant de son côté, les mains dans les poches, et
bâillant au besoin, comme un homme qui ne sait à quoi
tuer le temps, mais redoutant aussi que le ballon ne
vînt à se déchirer ou même à rompre ses liens et à
s'enfuir dans les airs.
Le soir arriva. La nuit se fit très-sombre.
D'épaisses brumes passaient comme des nuages au ras
du sol. Une pluie mêlée de neige tombait. Le temps
était froid. Une sorte de brouillard pesait sur
Richmond. Il semblait que la violente tempête eût
fait comme une trêve entre les assiégeants et les
assiégés, et que le canon eût voulu se taire devant
les formidables détonations de l'ouragan. Les rues
de la ville étaient désertes. Il n'avait pas même
paru nécessaire, par cet horrible temps, de garder la
place au milieu de laquelle se débattait l'aérostat.
Tout favorisait le départ des prisonniers,
évidemment ; mais ce voyage, au milieu des rafales
déchaînées !..
"Vilaine marée ! se disait Pencroff, en fixant d'un
coup de poing son chapeau que le vent disputait à sa
tête. Mais bah ! on en viendra à bout tout de
même !"
à neuf heures et demie, Cyrus Smith et ses
compagnons se glissaient par divers
côtés sur la place, que les lanternes de gaz,
éteintes par le vent, laissaient dans une obscurité
profonde. On ne voyait même pas l'énorme aérostat,
presque entièrement rabattu sur le sol.
Indépendamment des sacs de lest qui maintenaient
les cordes du filet, la nacelle était retenue par un
fort câble passé dans un anneau scellé dans le
pavé, et dont le double remontait à bord.
Les cinq prisonniers se rencontrèrent près de la
nacelle. Ils n'avaient point été aperçus, et telle
était l'obscurité, qu'ils ne pouvaient se voir
eux-mêmes.
Sans prononcer une parole, Cyrus Smith, Gédéon
Spilett, Nab et Harbert prirent place dans la
nacelle, pendant que Pencroff, sur l'ordre de
l'ingénieur,
détachait successivement les paquets de lest. Ce fut
l'affaire de quelques instants, et le marin rejoignit
ses compagnons.
L'aérostat n'était alors retenu que par le double
du câble, et Cyrus Smith n'avait plus qu'à donner
l'ordre du départ.
En ce moment, un chien escalada d'un bond la nacelle.
C'était Top, le chien de l'ingénieur, qui, ayant
brisé sa chaîne, avait suivi son maître. Cyrus
Smith craignant un excès de poids, voulait
renvoyer le pauvre animal.
"Bah ! un de plus !" dit Pencroff, en délestant la
nacelle de deux sacs de sable.
Puis, il largua le double du câble, et le ballon,
partant par une direction
oblique, disparut, après avoir heurté sa nacelle
contre deux cheminées qu'il abattit dans la furie
de son départ.
L'ouragan se déchaînait alors avec une épouvantable
violence. L'ingénieur, pendant la nuit, ne put songer
à descendre, et quand le jour vint, toute vue de la
terre lui était interceptée par les brumes. Ce fut
cinq jours après seulement, qu'une éclaircie laissa
voir l'immense mer au-dessous de cet aérostat, que le
vent entraînait avec une vitesse effroyable !
On sait comment, de ces cinq hommes, partis le 20
mars, quatre étaient jetés, le 24 mars, sur une côte
déserte, à plus de six mille milles de leur pays !
Et celui qui manquait, celui au secours duquel les
quatre survivants du ballon couraient tout d'abord,
c'était leur chef naturel, c'était l'ingénieur Cyrus
Smith !
CHAPITRE III
L'ingénieur, à travers les mailles du filet qui
avaient cédé, avait été enlevé par un coup de mer.
Son chien avait également disparu. Le fidèle animal
s'était volontairement précipité au secours de son
maître.
"En avant !" s'écria le reporter.
Et tous quatre, Gédéon Spilett, Harbert,
Pencroff et Nab, oubliant épuisement et fatigues,
commencèrent leurs recherches.
Le pauvre Nab pleurait de rage et de désespoir à
la fois, à la pensée d'avoir perdu tout ce qu'il
aimait au monde.
Il ne s'était pas écoulé deux minutes entre le moment
où Cyrus Smith avait disparu et l'instant où ses
compagnons avaient pris terre. Ceux-ci pouvaient
donc espérer d'arriver à temps pour le sauver.
"Cherchons ! cherchons ! cria Nab.
- Oui, Nab, répondit Gédéon Spilett, et nous le
retrouverons !
- Vivant ?
- Vivant !
- Sait-il nager ? demanda Pencroff.
- Oui ! répondit Nab ! Et, d'ailleurs, Top est
là !..."
Le marin, entendant la mer mugir, secoua la tête !
C'était dans le nord de la côte, et environ à un
demi-mille de l'endroit où les naufragés venaient
d'atterrir, que l'ingénieur avait disparu. S'il avait
pu atteindre le point le plus rapproché du littoral,
c'était donc à un demi-mille au plus que devait être
situé ce point.
Il était près de six heures alors. La brume venait
de se lever et rendait la nuit très-obscure. Les
naufragés marchaient en suivant vers le nord la côte
est de cette terre sur laquelle le hasard les avait
jetés, - terre inconnue, dont ils ne pouvaient même
soupçonner la situation géographique. Ils foulaient
du pied un sol sablonneux, mêlé de pierres, qui
paraissait dépourvu de toute espèce de végétation.
Ce sol, fort inégal, très-raboteux, semblait en de
certains endroits criblé de petites fondrières, qui
rendaient la marche très-pénible. De ces trous
s'échappaient à chaque instant de gros oiseaux au
vol lourd, fuyant en toutes directions, que
l'obscurité empêchait de voir. D'autres, plus agiles,
se levaient par bandes et passaient comme des nuées.
Le marin croyait reconnaître des goëlands et des
mouettes, dont les sifflements aigus luttaient avec
les rugissements de la mer.
De temps en temps, les naufragés s'arrêtaient,
appelaient à grands cris, et écoutaient si quelque
appel ne se ferait pas entendre du côté de l'Océan.
Ils devaient penser, en effet, que s'ils eussent
été à proximité du lieu où l'ingénieur avait pu
atterrir, les aboiements du chien Top, au cas où
Cyrus Smith eût été hors d'état de donner signe
d'existence, seraient arrivés jusqu'à eux. Mais aucun
cri ne se détachait sur le grondement des lames et le
cliquetis du ressac. Alors, la petite troupe
reprenait sa marche en avant, et fouillait les
moindres anfractuosités du littoral.
Après une course de vingt minutes, les quatre
naufragés furent subitement arrêtés par une lisière
écumante de lames. Le terrain solide manquait. Ils se
trouvaient à l'extrémité d'une pointe aiguë, sur
laquelle la mer brisait avec fureur.
"C'est un promontoire, dit le marin. Il faut
revenir sur nos pas en tenant notre droite, et nous
gagnerons ainsi la franche terre.
- Mais s'il est là ! répondit Nab, en montrant
l'Océan, dont les énormes lames blanchissaient dans
l'ombre.
- Eh bien, appelons-le !"
Et tous, unissant leurs voix, lancèrent un appel
vigoureux, mais rien ne répondit. Ils attendirent
une accalmie. Ils recommencèrent. Rien encore.
Les naufragés revinrent alors, en suivant le revers
opposé du promontoire, sur un sol également
sablonneux et rocailleux. Toutefois, Pencroff
observa que le littoral était plus accore, que le
terrain montait, et il supposa qu'il devait rejoindre,
par une rampe assez allongée, une haute côte dont le
massif se profilait confusément dans l'ombre. Les
oiseaux étaient moins nombreux sur cette partie du
rivage. La mer aussi s'y montrait moins houleuse,
moins bruyante, et il était même remarquable que
l'agitation des lames diminuait sensiblement. On
entendait à peine le bruit du ressac. Sans doute, ce
côté du promontoire formait une anse semi-circulaire,
que sa pointe aiguë protégeait contre les
ondulations du large.
Mais, à suivre cette direction, on marchait vers le
sud, et c'était aller à l'opposé de cette portion
de la côte sur laquelle Cyrus Smith avait pu
prendre pied. Après un parcours d'un mille et demi,
le littoral ne présentait encore aucune courbure
qui permît de revenir vers le nord. Il fallait
pourtant bien que ce promontoire, dont on avait
tourné la pointe, se rattachât à la franche terre.
Les naufragés, bien que leurs forces fussent
épuisées, marchaient toujours avec courage, espérant
trouver à chaque moment quelque angle brusque qui les
remît dans la direction première.
Quel fut donc leur désappointement, quand, après
avoir parcouru deux milles environ, ils se virent
encore une fois arrêtés par la mer sur une pointe
assez élevée, faite de roches glissantes.
"Nous sommes sur un îlot ! dit Pencroff, et nous
l'avons arpenté d'une extrémité à l'autre !"
L'observation du marin était juste. Les naufragés
avaient été jetés, non sur un continent, pas même
sur une île, mais sur un îlot qui ne mesurait pas
plus de deux mille en longueur, et dont la largeur
était évidemment peu considérable.
Cet îlot aride, semé de pierres, sans végétation,
refuge désolé de quelques oiseaux de mer, se
rattachait-il à un archipel plus important ? On ne
pouvait l'affirmer. Les passagers du ballon,
lorsque, de leur nacelle, ils entrevirent la terre à
travers les brumes, n'avaient pu suffisamment
reconnaître son importance. Cependant, Pencroff,
avec ses yeux de marin habitués à percer l'ombre,
croyait bien, en ce moment, distinguer dans l'ouest
des masses confuses, qui annonçaient une côte élevée.
Mais, alors, on ne pouvait, par cette obscurité,
déterminer à quel système,
simple ou complexe, appartenait l'îlot. On ne pouvait
non plus en sortir, puisque la mer l'entourait. Il
fallait donc remettre au lendemain la recherche de
l'ingénieur, qui n'avait, hélas ! signalé sa présence
par aucun cri.
"Le silence de Cyrus ne prouve rien, dit le
reporter. Il peut être évanoui, blessé, hors d'état
de répondre momentanément, mais ne désespérons pas."
Le reporter émit alors l'idée d'allumer sur un
point de l'îlot quelque feu qui pourrait servir de
signal à l'ingénieur. Mais on chercha vainement du
bois ou des broussailles sèches. Sable et pierres,
il n'y avait pas autre chose.
On comprend ce que durent être la douleur de Nab
et celle de ses compagnons, qui s'étaient vivement
attachés à cet intrépide Cyrus Smith. Il était
trop évident qu'ils étaient impuissants alors à le
secourir. Il fallait attendre le jour. Ou l'ingénieur
avait pu se sauver seul, et déjà il avait trouvé
refuge sur un point de la côte, ou il était perdu à
jamais !
Ce furent de longues et pénibles heures à passer. Le
froid était vif. Les naufragés souffrirent
cruellement, mais ils s'en apercevaient à peine. Ils
ne songèrent même pas à prendre un instant de repos.
S'oubliant pour leur chef, espérant, voulant espérer
toujours, ils allaient et venaient sur cet îlot
aride, retournant incessamment à sa pointe nord, là
où ils devaient être plus rapprochés du lieu de la
catastrophe. Ils écoutaient, ils criaient, ils
cherchaient à surprendre quelque appel suprême, et
leurs voix devaient se transmettre au loin, car un
certain calme régnait alors dans l'atmosphère, et
les bruits de la mer commençaient à tomber avec la
houle.
Un des cris de Nab sembla même, à un certain
moment, se reproduire en écho. Harbert le fit
observer à Pencroff, en ajoutant :
"Cela prouverait qu'il existe dans l'ouest une côte
assez rapprochée."
Le marin fit un signe affirmatif. D'ailleurs ses yeux
ne pouvaient le tromper. S'il avait, si peu que ce
fût, distingué une terre, c'est qu'une terre était là.
Mais cet écho lointain fut la seule réponse
provoquée par les cris de Nab, et l'immensité, sur
toute la partie est de l'îlot, demeura silencieuse.
Cependant le ciel se dégageait peu à peu. Vers
minuit, quelques étoiles brillèrent, et si
l'ingénieur eût été là, près de ses compagnons, il
aurait pu remarquer que ces étoiles n'étaient plus
celles de l'hémisphère boréal. En effet, la polaire
n'apparaissait pas sur ce nouvel horizon, les
constellations zénithales n'étaient plus celles qu'il
avait l'habitude d'observer dans la partie nord du
nouveau continent, et la Croix du Sud resplendissait
alors au pôle austral du monde.
La nuit s'écoula. Vers cinq heures du matin, le
25 mars, les hauteurs du ciel
se nuancèrent légèrement. L'horizon restait sombre
encore, mais, avec les premières lueurs du jour, une
opaque brume se leva de la mer, de telle sorte que
le rayon visuel ne pouvait s'étendre à plus d'une
vingtaine de pas. Le brouillard se déroulait en
grosses volutes qui se déplaçaient lourdement.
C'était un contre-temps. Les naufragés ne pouvaient
rien distinguer autour d'eux. Tandis que les regards
de Nab et du reporter se projetaient sur l'Océan,
le marin et Harbert cherchaient la côte dans
l'ouest. Mais pas un bout de terre n'était visible.
"N'importe, dit Pencroff, si je ne vois pas la
côte, je la sens... elle est là... là... aussi sûr
que nous ne sommes plus à Richmond !"
Mais le brouillard ne devait pas tarder à se lever.
Ce n'était qu'une brumaille de beau temps. Un bon
soleil en chauffait les couches supérieures, et cette
chaleur se tamisait jusqu'à la surface de l'îlot.
En effet, vers six heures et demie, trois quarts
d'heure après le lever du soleil, la brume devenait plus
transparente. Elle s'épaississait en haut, mais se
dissipait en bas. Bientôt tout l'îlot apparut,
comme s'il fût descendu d'un nuage ; puis, la mer
se montra suivant un plan circulaire, infinie dans
l'est, mais bornée dans l'ouest par une côte élevée
et abrupte.
Oui ! la terre était là. Là, le salut, provisoirement
assuré, du moins. Entre l'îlot et la côte, séparés
par un canal large d'un demi-mille, un courant
extrêmement rapide se propageait avec bruit.
Cependant, un des naufragés, ne consultant que son
coeur, se précipita aussitôt dans le courant, sans
prendre l'avis de ses compagnons, sans même dire
un seul mot. C'était Nab. Il avait hâte d'être sur
cette côte et de la remonter au nord. Personne n'eût
pu le retenir. Pencroff le rappela, mais en vain.
Le reporter se disposait à suivre Nab.
Pencroff, allant alors à lui :
"Vous voulez traverser ce canal ? demanda-t-il.
- Oui, répondit Gédéon Spilett.
- Eh bien, attendez, croyez-moi, dit le marin.
Nab suffira à porter secours à son maître. Si nous
nous engagions dans ce canal, nous risquerions d'être
entraînés au large par le courant, qui est d'une
violence extrême. Or, si je ne me trompe, c'est un
courant de jusant. Voyez, la marée baisse sur le
sable. Prenons donc patience, et, à mer basse, il est
possible que nous trouvions un passage guéable...
- Vous avez raison, répondit le reporter.
Séparons-nous le moins que nous pourrons..."
Pendant ce temps, Nab luttait avec vigueur contre
le courant. Il le traversait suivant une direction
oblique. On voyait ses noires épaules émerger à
chaque coupe. Il dérivait avec une extrême vitesse,
mais il gagnait aussi vers la côte. Ce demi-mille
qui séparait l'îlot de la terre, il employa plus
d'une demi-heure à le franchir, et il n'accosta le
rivage qu'à plusieurs milliers de pieds de l'endroit
qui faisait face au point d'où il était parti.
Nab prit pied au bas d'une haute muraille de granit
et se secoua vigoureusement ; puis, tout courant, il
disparut bientôt derrière une pointe de roches, qui
se projetait en mer, à peu près à la hauteur de
l'extrémité septentrionale de l'îlot.
Les compagnons de Nab avaient suivi avec angoisse son
audacieuse tentative, et, quand il fut hors de vue,
ils reportèrent leurs regards sur cette terre à
laquelle ils allaient demander refuge, tout en
mangeant quelques coquillages dont le sable était
semé. C'était un maigre repas, mais, enfin, c'en
était un.
La côte opposée formait une vaste baie, terminée, au
sud, par une pointe très-aiguë, dépourvue de toute
végétation et d'un aspect très-sauvage. Cette pointe
venait se souder au littoral par un dessin assez
capricieux et s'arc-boutait à de hautes roches
granitiques. Vers le nord, au contraire, la baie,
s'évasant, formait une côte plus arrondie, qui
courait du sud-ouest au nord-est et finissait par
un cap effilé. Entre ces deux points extrêmes, sur
lesquels s'appuyait l'arc de la baie, la distance
pouvait être de huit milles. à un demi-mille du
rivage, l'îlot occupait une étroite bande de mer,
et ressemblait à un énorme cétacé, dont il
représentait la carcasse très-agrandie. Son extrême
largeur ne dépassait pas un quart de mille.
Devant l'îlot, le littoral se composait, en premier
plan, d'une grève de sable, semée de roches
noirâtres, qui, en ce moment, réapparaissaient peu
à peu sous la marée descendante. Au deuxième plan,
se détachait une sorte de courtine granitique,
taillée à pic, couronnée par une capricieuse arête
à une hauteur de trois cents pieds au moins. Elle se
profilait ainsi sur une longueur de trois milles,
et se terminait brusquement à droite par un pan coupé
qu'on eût cru taillé de main d'homme. Sur la gauche,
au contraire, au-dessus du promontoire, cette
espèce de falaise irrégulière, s'égrenant en éclats
prismatiques, et faite de roches agglomérées et
d'éboulis, s'abaissait par une rampe allongée qui se
confondait peu à peu avec les roches de la pointe
méridionale.
Sur le plateau supérieur de la côte, aucun arbre.
C'était une table nette, comme celle qui domine
Cape-Town, au cap de Bonne-Espérance, mais avec des
proportions plus réduites. Du moins, elle
apparaissait telle, vue de l'îlot. Toutefois, la
verdure ne manquait pas à droite, en arrière du pan
coupé. On distinguait
facilement la masse confuse de grands arbres, dont
l'agglomération se prolongeait au delà des limites
du regard. Cette verdure réjouissait l'oeil,
vivement attristé par les âpres lignes du parement
de granit.
Enfin, tout en arrière-plan et au-dessus du plateau,
dans la direction du nord-ouest et à une distance de
sept milles au moins, resplendissait un sommet blanc,
que frappaient les rayons solaires. C'était un
chapeau de neiges, coiffant quelque mont éloigné.
On ne pouvait donc se prononcer sur la question de
savoir si cette terre formait une île ou si elle
appartenait à un continent. Mais, à la vue de ces
roches convulsionnées qui s'entassaient sur la
gauche, un géologue n'eût pas hésité à
leur donner une origine volcanique, car elles étaient
incontestablement le produit d'un travail plutonien.
Gédéon Spilett, Pencroff et Harbert observaient
attentivement cette terre, sur laquelle ils allaient
peut-être vivre de longues années, sur laquelle ils
mourraient même, si elle ne se trouvait pas sur la
route des navires !
"Eh bien ! demanda Harbert, que dis-tu, Pencroff ?
- Eh bien, répondit le marin, il y a du bon et du
mauvais, comme dans tout. Nous verrons. Mais voici le
jusant qui se fait sentir. Dans trois heures, nous
tenterons le passage, et, une fois là, on tâchera de
se tirer d'affaire et de retrouver M Smith !"
Pencroff ne s'était pas trompé dans ses prévisions.
Trois heures plus tard, à mer basse, la plus grande
partie des sables, formant le lit du canal, avait
découvert. Il ne restait entre l'îlot et la côte
qu'un chenal étroit qu'il serait aisé sans doute de
franchir.
En effet, vers dix heures, Gédéon Spilett et ses
deux compagnons se dépouillèrent de leurs vêtements,
ils les mirent en paquet sur leur tête, et ils
s'aventurèrent dans le chenal, dont la profondeur
ne dépassait pas cinq pieds. Harbert, pour qui l'eau
eût été trop haute, nageait comme un poisson, et il
s'en tira à merveille. Tous trois arrivèrent sans
difficulté sur le littoral opposé. Là, le soleil
les ayant séchés rapidement, ils remirent leurs
habits, qu'ils avaient préservés du contact de l'eau,
et ils tinrent conseil.
CHAPITRE IV
Tout d'abord, le reporter dit au marin de l'attendre
en cet endroit même, où il le rejoindrait, et, sans
perdre un instant, il remonta le littoral, dans la
direction qu'avait suivie, quelques heures auparavant,
le nègre Nab. Puis il disparut rapidement derrière
un angle de la côte, tant il lui tardait d'avoir des
nouvelles de l'ingénieur.
Harbert avait voulu l'accompagner.
"Restez, mon garçon, lui avait dit le marin. Nous
avons à préparer un campement et à voir s'il est
possible de trouver à se mettre sous la dent quelque
chose de plus solide que des coquillages. Nos amis
auront besoin de se refaire à leur retour. à chacun
sa tâche.
- Je suis prêt, Pencroff, répondit Harbert.
- Bon ! reprit le marin, cela ira. Procédons avec
méthode. Nous sommes fatigués, nous avons froid,
nous avons faim. Il s'agit donc de trouver abri,
feu et nourriture. La forêt a du bois, les nids ont
des oeufs : il reste à chercher la maison.
- Eh bien, répondit Harbert, je chercherai une
grotte dans ces roches, et je finirai bien par
découvrir quelque trou dans lequel nous pourrons nous
fourrer !
- C'est cela, répondit Pencroff. En route, mon
garçon."
Et les voilà marchant tous deux au pied de l'énorme
muraille, sur cette grève que le flot descendant avait
largement découverte. Mais, au lieu de remonter vers
le nord, ils descendirent au sud. Pencroff avait
remarqué, à quelques centaines de pas au-dessous de
l'endroit où ils étaient débarqués, que la côte
offrait une étroite coupée qui, suivant lui, devait
servir de débouché à une rivière ou à un ruisseau.
Or, d'une part, il était important de s'établir dans
le voisinage d'un cours d'eau potable, et, de l'autre,
il n'était pas impossible que le courant eût poussé
Cyrus Smith de ce côté.
La haute muraille, on l'a dit, se dressait à une
hauteur de trois cents pieds, mais le bloc était
plein partout, et, même à sa base, à peine léchée
par la mer, elle ne présentait pas la moindre
fissure qui pût servir de demeure provisoire. C'était
un mur d'aplomb, fait d'un granit très-dur, que le
flot n'avait jamais rongé. Vers le sommet voltigeait
tout un monde d'oiseaux aquatiques, et
particulièrement diverses espèces de l'ordre des
palmipèdes, à bec allongé, comprimé et
pointu, - volatiles très-criards, peu effrayés de la
présence de l'homme, qui, pour la première fois, sans
doute, troublait ainsi leur solitude. Parmi ces
palmipèdes, Pencroff reconnut plusieurs labbes,
sortes de goëlands auxquels on donne quelquefois le
nom de stercoraires, et aussi de petites mouettes
voraces qui nichaient dans les anfractuosités du
granit. Un coup de fusil, tiré au milieu de ce
fourmillement d'oiseaux, en eût abattu un grand
nombre ; mais, pour tirer un coup de fusil, il faut
un fusil, et ni Pencroff, ni Harbert n'en avaient.
D'ailleurs, ces mouettes et ces labbes sont à peine
mangeables, et leurs oeufs même ont un détestable
goût.
Cependant, Harbert, qui s'était porté un peu plus
sur la gauche, signala bientôt quelques rochers
tapissés d'algues, que la haute mer devait recouvrir
quelques heures plus tard. Sur ces roches, au milieu
des varechs glissants, pullulaient des coquillages
à double valve, que ne pouvaient dédaigner des gens
affamés. Harbert appela donc Pencroff, qui se
hâta d'accourir.
"Eh ! ce sont des moules ! s'écria le marin. Voilà
de quoi remplacer les oeufs qui nous manquent !
- Ce ne sont point des moules, répondit le jeune
Harbert, qui examinait avec attention les mollusques
attachés aux roches, ce sont des lithodomes.
- Et cela se mange ? demanda Pencroff.
- Parfaitement.
- Alors, mangeons des lithodomes."
Le marin pouvait s'en rapporter à Harbert. Le jeune
garçon était très-fort en
histoire naturelle et avait toujours eu une véritable
passion pour cette science. Son père l'avait poussé
dans cette voie, en lui faisant suivre les cours des
meilleurs professeurs de Boston, qui affectionnaient
cet enfant, intelligent et travailleur. Aussi ses
instincts de naturaliste devaient-ils être plus d'une
fois utilisés par la suite, et, pour son début, il
ne se trompa pas.
Ces lithodomes étaient des coquillages oblongs,
attachés par grappes et très-adhérents aux roches.
Ils appartenaient à cette espèce de mollusques
perforateurs qui creusent des trous dans les pierres
les plus dures, et leur coquille s'arrondissait à ses
deux bouts, disposition qui ne se remarque pas dans
la moule ordinaire.
Pencroff et Harbert firent une bonne consommation
de ces lithodomes, qui s'entre-bâillaient alors au
soleil. Ils les mangèrent comme des huîtres, et ils
leur trouvèrent une saveur fortement poivrée, ce qui
leur ôta tout regret de n'avoir ni poivre, ni
condiments d'aucune sorte.
Leur faim fut donc momentanément apaisée, mais non
leur soif, qui s'accrut après l'absorption de ces
mollusques naturellement épicés. Il s'agissait donc
de trouver de l'eau douce, et il n'était pas
vraisemblable qu'elle manquât dans une région si
capricieusement accidentée. Pencroff et Harbert,
après avoir pris la précaution de faire une ample
provision de lithodomes, dont ils remplirent leurs
poches et leurs mouchoirs, regagnèrent le pied de la
haute terre.
Deux cents pas plus loin, ils arrivaient à cette
coupée par laquelle, suivant le pressentiment de
Pencroff, une petite rivière devait couler à pleins
bords. En cet endroit, la muraille semblait avoir
été séparée par quelque violent effort plutonien. à
sa base s'échancrait une petite anse, dont le fond
formait un angle assez aigu. Le cours d'eau mesurait
là cent pieds de largeur, et ses deux berges, de
chaque côté, n'en comptaient que vingt pieds à peine.
La rivière s'enfonçait presque directement entre les
deux murs de granit qui tendaient à s'abaisser en
amont de l'embouchure ; puis, elle tournait
brusquement et disparaissait sous un taillis à un
demi-mille.
"Ici, l'eau ! Là-bas, le bois ! dit Pencroff. Eh
bien, Harbert, il ne manque plus que la maison !"
L'eau de la rivière était limpide. Le marin reconnut
qu'à ce moment de la marée, c'est-à-dire à basse
mer, quand le flot montant n'y portait pas, elle était
douce. Ce point important établi, Harbert chercha
quelque cavité qui pût servir de retraite, mais ce
fut inutilement. Partout la muraille était lisse,
plane et d'aplomb.
Toutefois, à l'embouchure même du cours d'eau, et
au-dessus des relais de la
haute mer, les éboulis avaient formé, non point une
grotte, mais un entassement d'énormes rochers, tels
qu'il s'en rencontre souvent dans les pays
granitiques, et qui portent le nom de "Cheminées".
Pencroff et Harbert s'engagèrent assez
profondément entre les roches, dans ces couloirs
sablés, auxquels la lumière ne manquait pas, car elle
pénétrait par les vides que laissaient entre eux ces
granits, dont quelques-uns ne se maintenaient que
par un miracle d'équilibre. Mais avec la lumière
entrait aussi le vent, - une vraie bise de
corridors, - et, avec le vent, le froid aigu de
l'extérieur. Cependant, le marin pensa qu'en
obstruant certaines portions de ces couloirs, en
bouchant quelques ouvertures avec un mélange de
pierres et de sable, on pourrait rendre les
"Cheminées" habitables. Leur plan géométrique
représentait ce signe typographique (...), qui
signifie et caetera en abrégé. Or, en isolant la
boucle supérieure du signe, par laquelle
s'engouffrait le vent du sud et de l'ouest, on
parviendrait sans doute à utiliser sa disposition
inférieure.
"Voilà notre affaire, dit Pencroff, et, si jamais
nous revoyions M Smith, il saurait tirer parti de ce
labyrinthe.
- Nous le reverrons, Pencroff, s'écria Harbert, et
quand il reviendra, il faut qu'il trouve ici une
demeure à peu près supportable. Elle le sera si nous
pouvons établir un foyer dans le couloir de gauche
et y conserver une ouverture pour la fumée.
- Nous le pourrons, mon garçon, répondit le marin, et
ces Cheminées - ce fut le nom que Pencroff conserva
à cette demeure provisoire - feront notre affaire.
Mais d'abord, allons faire provision de combustible.
J'imagine que le bois ne nous sera pas inutile pour
boucher ces ouvertures à travers lesquelles le
diable joue de sa trompette !"
Harbert et Pencroff quittèrent les Cheminées, et,
doublant l'angle, ils commencèrent à remonter la
rive gauche de la rivière. Le courant en était assez
rapide et charriait quelques bois morts. Le flot
montant - et il se faisait déjà sentir en ce
moment - devait le refouler avec force jusqu'à une
distance assez considérable. Le marin pensa donc
que l'on pourrait utiliser ce flux et ce reflux pour
le transport des objets pesants.
Après avoir marché pendant un quart d'heure, le marin
et le jeune garçon arrivèrent au brusque coude que
faisait la rivière en s'enfonçant vers la gauche. à
partir de ce point, son cours se poursuivait à
travers une forêt d'arbres magnifiques. Ces arbres
avaient conservé leur verdure, malgré la saison
avancée, car ils appartenaient à cette famille des
conifères qui se propage sur toutes les régions du
globe, depuis les climats septentrionaux jusqu'aux
contrées tropicales.
Le jeune naturaliste reconnut plus particulièrement
des "déodars", essences très-nombreuses dans la zone
himalayenne, et qui répandaient un agréable arôme.
Entre ces beaux arbres poussaient des bouquets de
pins, dont l'opaque parasol s'ouvrait largement. Au
milieu des hautes herbes, Pencroff sentit que son
pied écrasait des branches sèches, qui crépitaient
comme des pièces d'artifice.
"Bon, mon garçon, dit-il à Harbert, si moi j'ignore
le nom de ces arbres, je sais du moins les ranger dans
la catégorie du "bois à brûler", et, pour le
moment, c'est la seule qui nous convienne !
- Faisons notre provision !" répondit Harbert, qui se
mit aussitôt à l'ouvrage.
La récolte fut facile. Il n'était pas même nécessaire
d'ébrancher les arbres, car d'énormes quantités de
bois mort gisaient à leurs pieds. Mais si le
combustible ne manquait pas, les moyens de transport
laissaient à désirer. Ce bois étant très-sec, devait
rapidement brûler. De là, nécessité d'en rapporter
aux Cheminées une quantité considérable, et la charge
de deux hommes n'aurait pas suffi. C'est ce que fit
observer Harbert.
"Eh ! mon garçon, répondit le marin, il doit y avoir
un moyen de transporter ce bois. Il y a toujours
moyen de tout faire ! Si nous avions une charrette ou
un bateau, ce serait trop facile.
- Mais nous avons la rivière ! dit Harbert.
- Juste, répondit Pencroff. La rivière sera pour
nous un chemin qui marche tout seul, et les trains
de bois n'ont pas été inventés pour rien.
- Seulement, fit observer Harbert, notre chemin
marche en ce moment dans une direction contraire à la
nôtre, puisque la mer monte !
- Nous en serons quittes pour attendre qu'elle
baisse, répondit le marin, et c'est elle qui se
chargera de transporter notre combustible aux
Cheminées. Préparons toujours notre train."
Le marin, suivi d'Harbert, se dirigea vers l'angle
que la lisière de la forêt faisait avec la rivière.
Tous deux portaient, chacun en proportion de ses
forces, une charge de bois, liée en fagots. Sur la
berge se trouvait aussi une grande quantité de
branches mortes, au milieu de ces herbes entre
lesquelles le pied d'un homme ne s'était,
probablement, jamais hasardé. Pencroff commença
aussitôt à confectionner son train.
Dans une sorte de remous produit par une pointe de la
rive et qui brisait le courant, le marin et le jeune
garçon placèrent des morceaux de bois assez gros
qu'ils avaient attachés ensemble avec des lianes
sèches. Il se forma ainsi une sorte de radeau sur
lequel fut empilée successivement toute la récolte,
soit la
charge de vingt hommes au moins. En une heure, le
travail fut fini, et le train, amarré à la berge,
dut attendre le renversement de la marée.
Il y avait alors quelques heures à occuper, et, d'un
commun accord, Pencroff et Harbert résolurent de
gagner le plateau supérieur, afin d'examiner la
contrée sur un rayon plus étendu.
Précisément, à deux cents pas en arrière de l'angle
formé par la rivière, la muraille, terminée par un
éboulement de roches, venait mourir en pente douce
sur la lisière de la forêt. C'était comme un
escalier naturel. Harbert et le marin commencèrent
donc leur ascension. Grâce à la vigueur de leurs
jarrets, ils atteignirent la crête en peu d'instants,
et vinrent se poster à l'angle qu'elle faisait sur
l'embouchure de la rivière.
En arrivant, leur premier regard fut pour cet
Océan qu'ils venaient de traverser dans de si
terribles conditions ! Ils observèrent avec émotion
toute cette partie du nord de la côte, sur laquelle
la catastrophe s'était produite. C'était là que
Cyrus Smith avait disparu. Ils cherchèrent des
yeux si quelque épave de leur ballon, à laquelle un
homme aurait pu s'accrocher, ne surnagerait pas
encore. Rien ! La mer n'était qu'un vaste désert
d'eau. Quant à la côte, déserte aussi. Ni le reporter,
ni Nab ne s'y montraient. Mais il était possible
qu'en ce moment, tous deux fussent à une telle
distance, qu'on ne pût les apercevoir.
"Quelque chose me dit, s'écria Harbert, qu'un
homme aussi énergique que M Cyrus n'a pas pu se
laisser noyer comme le premier venu. Il doit avoir
atteint quelque point du rivage. N'est-ce pas,
Pencroff ?"
Le marin secoua tristement la tête. Lui n'espérait
guère plus revoir Cyrus Smith ; mais, voulant
laisser quelque espoir à Harbert :
"Sans doute, sans doute, dit-il, notre ingénieur est
homme à se tirer d'affaire là où tout autre
succomberait !..."
Cependant, il observait la côte avec une extrême
attention. Sous ses yeux se développait la grève de
sable, bornée, sur la droite de l'embouchure, par des
lignes de brisants. Ces roches, encore émergées,
ressemblaient à des groupes d'amphibies couchés dans
le ressac. Au delà de la bande d'écueils, la mer
étincelait sous les rayons du soleil. Dans le sud,
une pointe aiguë fermait l'horizon, et l'on ne pouvait
reconnaître si la terre se prolongeait dans cette
direction, ou si elle s'orientait sud-est et
sud-ouest, ce qui eût fait de cette côte une sorte
de presqu'île très-allongée. à l'extrémité
septentrionale de la baie, le dessin du littoral se
poursuivait à une grande distance, suivant une ligne
plus arrondie. Là, le rivage était bas, plat, sans
falaise, avec de larges bancs de sable, que le reflux
laissait à découvert.
Pencroff et Harbert se retournèrent alors vers
l'ouest. Leur regard fut tout d'abord arrêté par la
montagne à cime neigeuse, qui se dressait à une
distance de six ou sept milles. Depuis ses premières
rampes jusqu'à deux milles de la côte, s'étendaient
de vastes masses boisées, relevées de grandes plaques
vertes dues à la présence d'arbres à feuillage
persistant. Puis, de la lisière de cette forêt
jusqu'à la côte même, verdoyait un large plateau
semé de bouquets d'arbres capricieusement distribués.
Sur la gauche, on voyait par instants étinceler les
eaux de la petite rivière, à travers quelques
éclaircies, et il semblait que son cours assez
sinueux la ramenait vers les contre-forts de la
montagne, entre lesquels elle devait prendre sa
source. Au point où le marin avait laissé son train
de bois, elle commençait à couler entre les deux
hautes murailles de granit ; mais si, sur sa rive
gauche, les parois demeuraient nettes et abruptes,
sur la rive droite, au contraire, elles s'abaissaient
peu à peu, les massifs se changeant en rocs isolés,
les rocs en cailloux, les cailloux en galets jusqu'à
l'extrémité de la pointe.
"Sommes-nous sur une île ? murmura le marin.
- En tout cas, elle semblerait être assez vaste !
répondit le jeune garçon.
- Une île, si vaste qu'elle fût, ne serait toujours
qu'une île !" dit Pencroff.
Mais cette importante question ne pouvait encore être
résolue. Il fallait en remettre la solution à un
autre moment. Quant à la terre elle-même, île ou
continent, elle paraissait fertile, agréable dans ses
aspects, variée dans ses productions.
"Cela est heureux, fit observer Pencroff, et, dans
notre malheur, il faut en remercier la Providence.
- Dieu soit donc loué !" répondit Harbert, dont le
coeur pieux était plein de reconnaissance pour
l'Auteur de toutes choses.
Pendant longtemps, Pencroff et Harbert
examinèrent cette contrée sur laquelle les avait
jetés leur destinée, mais il était difficile
d'imaginer, après une si sommaire inspection, ce que
leur réservait l'avenir.
Puis ils revinrent, en suivant la crête méridionale
du plateau de granit, dessinée par un long feston
de roches capricieuses, qui affectaient les formes les
plus bizarres. Là vivaient quelques centaines
d'oiseaux nichés dans les trous de la pierre. Harbert,
en sautant sur les roches, fit partir toute une
troupe de ces volatiles.
"Ah ! s'écria-t-il, ceux-là ne sont ni des goëlands,
ni des mouettes !
- Quels sont donc ces oiseaux ? demanda Pencroff.
On dirait, ma foi, des pigeons !
- En effet, mais ce sont des pigeons sauvages, ou
pigeons de roche, répondit Harbert. Je les reconnais
à la double bande noire de leur aile, à leur croupion
blanc, à leur plumage bleu-cendré. Or, si le pigeon
de roche est bon à manger, ses oeufs doivent être
excellents, et, pour peu que ceux-ci en aient laissé
dans leurs nids !...
- Nous ne leur donnerons pas le temps d'éclore,
si ce n'est sous forme d'omelette ! répondit
gaîment Pencroff.
- Mais dans quoi feras-tu ton omelette ? demanda
Harbert. Dans ton chapeau ?
- Bon ! répondit le marin, je ne suis pas assez
sorcier pour cela. Nous nous rabattrons donc sur les
oeufs à la coque, mon garçon, et je me charge
d'expédier les plus durs !"
Pencroff et le jeune garçon examinèrent avec
attention les anfractuosités du granit, et ils
trouvèrent, en effet, des oeufs dans certaines
cavités ! Quelques douzaines furent recueillies,
puis placées dans le mouchoir du marin, et, le
moment approchant où la mer devait être pleine,
Harbert et Pencroff commencèrent à redescendre
vers le cours d'eau.
Quand ils arrivèrent au coude de la rivière, il était
une heure après midi.
Le courant se renversait déjà. Il fallait donc
profiter du reflux pour amener le train de bois à
l'embouchure. Pencroff n'avait pas l'intention de
laisser ce train s'en aller, au courant, sans
direction, et il n'entendait pas, non plus, s'y
embarquer
pour le diriger. Mais un marin n'est jamais
embarrassé, quand il s'agit de câbles ou de
cordages, et Pencroff tressa rapidement une corde
longue de plusieurs brasses au moyen de lianes
sèches. Ce câble végétal fut attaché à l'arrière du
radeau, et le marin le tint à la main, tandis que
Harbert, repoussant le train avec une longue
perche, le maintenait dans le courant.
Le procédé réussit à souhait. L'énorme charge de
bois, que le marin retenait en marchant sur la rive,
suivit le fil de l'eau. La berge était
très-accore, il n'y avait pas à craindre que le
train ne s'échouât, et, avant deux heures, il
arrivait à l'embouchure, à quelques pas des
Cheminées.
CHAPITRE V
Le premier soin de Pencroff, dès que le train de
bois eut été déchargé, fut de rendre les Cheminées
habitables, en obstruant ceux des couloirs à travers
lesquels s'établissait le courant d'air. Du sable,
des pierres, des branches entrelacées, de la terre
mouillée bouchèrent hermétiquement les galeries de
l'(...), ouvertes aux vents du sud, et en isolèrent la
boucle supérieure. Un seul boyau, étroit et sinueux,
qui s'ouvrait sur la partie latérale, fut ménagé,
afin de conduire la fumée au dehors et de provoquer
le tirage du foyer. Les Cheminées se trouvaient ainsi
divisées en trois ou quatre chambres, si toutefois
on peut donner ce nom à autant de tanières sombres,
dont un fauve se fût à peine contenté. Mais on y
était au sec, et l'on pouvait s'y tenir debout, du
moins dans la principale de ces chambres, qui
occupait le centre. Un sable fin en couvrait le sol,
et, tout compte fait, on pouvait s'en arranger, en
attendant mieux.
Tout en travaillant, Harbert et Pencroff causaient.
"Peut-être, disait Harbert, nos compagnons
auront-ils trouvé une meilleure installation que la
nôtre ?
- C'est possible, répondait le marin, mais, dans le
doute, ne t'abstiens pas ! Mieux vaut une corde de
trop à son arc que pas du tout de corde !
- Ah ! répétait Harbert, qu'ils ramènent M Smith,
qu'ils le retrouvent, et nous n'aurons plus qu'à
remercier le ciel !
- Oui ! murmurait Pencroff. C'était un homme celui-là,
et un vrai !
- C'était... dit Harbert. Est-ce que tu désespères
de le revoir jamais ?
- Dieu m'en garde !" répondit le marin.
Le travail d'appropriation fut rapidement exécuté,
et Pencroff s'en déclara très satisfait.
"Maintenant, dit-il, nos amis peuvent revenir. Ils
trouveront un abri suffisant."
Restait à établir le foyer et à préparer le repas.
Besogne simple et facile, en vérité. De larges pierres
plates furent disposées au fond du premier couloir de
gauche, à l'orifice de l'étroit boyau qui avait été
réservé. Ce que la fumée n'entraînerait pas de
chaleur au dehors suffirait évidemment à maintenir
une température convenable au dedans. La provision de
bois fut emmagasinée dans l'une des chambres, et le
marin plaça sur les pierres du foyer quelques bûches,
entremêlées de menu bois.
Le marin s'occupait de ce travail, quand Harbert
lui demanda s'il avait des allumettes.
"Certainement, répondit Pencroff, et j'ajouterai :
heureusement, car, sans allumettes ou sans amadou,
nous serions fort embarrassés !
- Nous pourrions toujours faire du feu comme les
sauvages, répondit Harbert, en frottant deux morceaux
de bois secs l'un contre l'autre ?
- Eh bien ! essayez, mon garçon, et nous verrons si
vous arriverez à autre chose qu'à vous rompre les
bras !
- Cependant, c'est un procédé très-simple et
très-usité dans les îles du Pacifique.
- Je ne dis pas non, répondit Pencroff, mais il faut
croire que les sauvages connaissent la manière de
s'y prendre, ou qu'ils emploient un bois particulier,
car, plus d'une fois déjà, j'ai voulu me procurer du
feu de cette façon, et je n'ai jamais pu y parvenir !
J'avoue donc que je préfère les allumettes ! Où sont
mes allumettes ?"
Pencroff chercha dans sa veste la boîte qui ne le
quittait jamais, car il était un fumeur acharné. Il
ne la trouva pas. Il fouilla les poches de son
pantalon, et, à sa stupéfaction profonde, il ne trouva
point davantage la boîte en question.
"Voilà qui est bête, et plus que bête ! dit-il en
regardant Harbert. Cette boîte sera tombée de ma
poche, et je l'ai perdue ! Mais, vous, Harbert,
est-ce que vous n'avez rien, ni briquet, ni quoi que ce
soit qui puisse servir à faire du feu ?
- Non, Pencroff !"
Le marin sortit, suivi du jeune garçon, et se grattant
le front avec vivacité.
Sur le sable, dans les roches, près de la berge de la
rivière, tous deux cherchèrent avec le plus grand
soin, mais inutilement. La boîte était en cuivre et
n'eût point échappé à leurs yeux.
"Pencroff, demanda Harbert, n'as-tu pas jeté cette
boîte hors de la nacelle ?
- Je m'en suis bien gardé, répondit le marin. Mais,
quand on a été secoués comme nous venons de l'être,
un si mince objet peut avoir disparu. Ma pipe,
elle-même, m'a bien quitté ! Satanée boîte ! Où
peut-elle être ?
- Eh bien, la mer se retire, dit Harbert, courons à
l'endroit où nous avons pris terre."
Il était peu probable qu'on retrouvât cette boîte que
les lames avaient dû rouler au milieu des galets, à
marée haute, mais il était bon de tenir compte de cette
circonstance. Harbert et Pencroff se dirigèrent
rapidement vers le point où ils avaient atterri la
veille, à deux cents pas environ des Cheminées.
Là, au milieu des galets, dans le creux des roches,
les recherches furent faites minutieusement. Résultat
nul. Si la boîte était tombée en cet endroit, elle
avait dû être entraînée par les flots. à mesure que la
mer se retirait, le marin fouillait tous les
interstices des roches, sans rien trouver. C'était
une perte grave dans la circonstance, et, pour le
moment, irréparable.
Pencroff ne cacha point son désappointement
très-vif. Son front s'était fortement plissé. Il ne
prononçait pas une seule parole. Harbert voulut le
consoler en faisant observer que, très-probablement,
les allumettes auraient été mouillées par l'eau de
mer, et qu'il eût été impossible de s'en servir.
"Mais non, mon garçon, répondit le marin. Elles
étaient dans une boîte en cuivre qui fermait bien !
Et maintenant, comment faire ?
- Nous trouverons certainement moyen de nous procurer
du feu, dit Harbert. M Smith ou M Spilett ne
seront pas à court comme nous !
- Oui, répondit Pencroff, mais, en attendant, nous
sommes sans feu, et nos compagnons ne trouveront
qu'un triste repas à leur retour !
- Mais, dit vivement Harbert, il n'est pas possible
qu'ils n'aient ni amadou, ni allumettes !
- J'en doute, répondit le marin en secouant la tête.
D'abord Nab et M Smith ne fument pas, et je crains
bien que M Spilett n'ait plutôt conservé son
carnet que sa boîte d'allumettes !"
Harbert ne répondit pas. La perte de la boîte était
évidemment un fait regrettable. Toutefois, le jeune
garçon comptait bien que l'on se procurerait du feu
d'une manière ou d'une autre. Pencroff, plus
expérimenté, et bien qu'il ne
fût point homme à s'embarrasser de peu, ni de
beaucoup, n'en jugeait pas ainsi. En tout cas, il n'y
avait qu'un parti à prendre : attendre le retour de
Nab et du reporter. Mais il fallait renoncer au
repas d'oeufs durcis qu'il voulait leur préparer, et
le régime de chair crue ne lui semblait, ni pour
eux, ni pour lui-même, une perspective agréable.
Avant de retourner aux Cheminées, le marin et
Harbert, dans le cas où le feu leur manquerait
définitivement, firent une nouvelle récolte de
lithodomes, et ils reprirent silencieusement le
chemin de leur demeure.
Pencroff, les yeux fixés à terre, cherchait
toujours son introuvable boîte. Il remonta même la
rive gauche de la rivière depuis son embouchure
jusqu'à l'angle où le train de bois avait été amarré.
Il revint sur le plateau supérieur, il le parcourut
en tous sens, il chercha dans les hautes herbes sur
la lisière de la forêt, - le tout vainement.
Il était cinq heures du soir, quand Harbert et lui
rentrèrent aux Cheminées. Inutile de dire que les
couloirs furent fouillés jusque dans leurs plus
sombres coins, et qu'il fallut y renoncer décidément.
Vers six heures, au moment où le soleil disparaissait
derrière les hautes terres de l'ouest, Harbert,
qui allait et venait sur la grève, signala le retour
de Nab et de Gédéon Spilett.
Ils revenaient seuls !... Le jeune garçon éprouva
un inexprimable serrement de coeur. Le marin ne
s'était point trompé dans ses pressentiments.
L'ingénieur Cyrus Smith n'avait pu être retrouvé !
Le reporter, en arrivant, s'assit sur une roche, sans
mot dire. épuisé de fatigue, mourant de faim, il
n'avait pas la force de prononcer une parole !
Quant à Nab, ses yeux rougis prouvaient combien il
avait pleuré, et de nouvelles larmes qu'il ne put
retenir dirent trop clairement qu'il avait perdu
tout espoir !
Le reporter fit le récit des recherches tentées pour
retrouver Cyrus Smith. Nab et lui avaient
parcouru la côte sur un espace de plus de huit
milles, et, par conséquent, bien au delà du point
où s'était effectuée l'avant-dernière chute du
ballon, chute qui avait été suivie de la disparition
de l'ingénieur et du chien Top. La grève était
déserte. Nulle trace, nulle empreinte. Pas un caillou
fraîchement retourné, pas un indice sur le sable,
pas une marque d'un pied humain sur toute cette
partie du littoral. Il était évident qu'aucun
habitant ne fréquentait cette portion de la côte. La
mer était aussi déserte que le rivage, et c'était
là, à quelques centaines de pieds de la côte, que
l'ingénieur avait trouvé son tombeau.
En ce moment, Nab se leva, et d'une voix qui
dénotait combien les sentiments d'espoir résistaient
en lui :
"Non ! s'écria-t-il, non ! Il n'est pas mort ! Non !
cela n'est pas ! Lui ! allons donc ! Moi !
n'importe quel autre, possible ! mais lui ! jamais.
C'est un homme à revenir de tout !..."
Puis, la force l'abandonnant :
"Ah ! je n'en puis plus !" murmura-t-il.
Harbert courut à lui.
"Nab, dit le jeune garçon, nous le retrouverons !
Dieu nous le rendra ! Mais en attendant, vous avez
faim ! Mangez, mangez un peu, je vous en prie !"
Et, ce disant, il offrait au pauvre nègre quelques
poignées de coquillages, maigre et insuffisante
nourriture !
Nab n'avait pas mangé depuis bien des heures, mais
il refusa. Privé de son maître, Nab ne pouvait ou ne
voulait plus vivre !
Quant à Gédéon Spilett, il dévora ces mollusques ;
puis, il se coucha sur le sable au pied d'une roche.
Il était exténué, mais calme.
Alors, Harbert s'approcha de lui, et, lui prenant la
main :
"Monsieur, dit-il, nous avons découvert un abri où
vous serez mieux qu'ici. Voici la nuit qui vient.
Venez vous reposer ! Demain, nous verrons..."
Le reporter se leva, et, guidé par le jeune garçon,
il se dirigea vers les Cheminées.
En ce moment, Pencroff s'approcha de lui, et, du ton
le plus naturel, il lui demanda si, par hasard, il
n'aurait pas sur lui une allumette.
Le reporter s'arrêta, chercha dans ses poches, n'y
trouva rien et dit :
"J'en avais, mais j'ai dû tout jeter..."
Le marin appela Nab alors, lui fit la même demande,
et reçut la même réponse.
"Malédiction !" s'écria le marin, qui ne put retenir
ce mot.
Le reporter l'entendit, et, allant à Pencroff :
"Pas une allumette ? dit-il.
- Pas une, et par conséquent pas de feu !
- Ah ! s'écria Nab, s'il était là, mon maître, il
saurait bien vous en faire !"
Les quatre naufragés restèrent immobiles et se
regardèrent, non sans inquiétude. Ce fut Harbert
qui le premier rompit le silence, en disant :
"Monsieur Spilett, vous êtes fumeur, vous avez
toujours des allumettes sur vous ! Peut-être
n'avez-vous pas bien cherché ? Cherchez encore ! Une
seule allumette nous suffirait !"
Le reporter fouilla de nouveau ses poches de
pantalon, de gilet, de paletot, et enfin, à la
grande joie de Pencroff, non moins qu'à son
extrême surprise, il sentit un petit morceau de bois
engagé dans la doublure de son gilet. Ses doigts
avaient saisi ce petit morceau de bois à travers
l'étoffe, mais ils ne pouvaient le retirer. Comme ce
devait être une allumette, et une seule, il
s'agissait de ne point en érailler le phosphore.
"Voulez-vous me laisser faire ?" lui dit le jeune
garçon.
Et fort adroitement, sans le casser, il parvint à
retirer ce petit morceau de bois, ce misérable et
précieux fétu, qui, pour ces pauvres gens, avait une
si grande importance ! Il était intact.
"Une allumette ! s'écria Pencroff. Ah ! c'est comme
si nous en avions une cargaison tout entière !"
Il prit l'allumette, et, suivi de ses compagnons,
il regagna les Cheminées.
Ce petit morceau de bois, que dans les pays habités
on prodigue avec tant d'indifférence, et dont la
valeur est nulle, il fallait ici s'en servir avec
une extrême précaution. Le marin s'assura qu'il était
bien sec. Puis, cela fait :
"Il faudrait du papier, dit-il.
- En voici," répondit Gédéon Spilett, qui, après
quelque hésitation, déchira une feuille de son
carnet.
Pencroff prit le morceau de papier que lui tendait
le reporter, et il s'accroupit devant le foyer. Là,
quelques poignées d'herbes, de feuilles et de
mousses sèches furent placées sous les fagots et
disposées de manière que l'air pût circuler
aisément et enflammer rapidement le bois mort.
Alors, Pencroff plia le morceau de papier en forme de
cornet, ainsi que font les fumeurs de pipe par les
grands vents, puis, il l'introduisit entre les mousses.
Prenant ensuite un galet légèrement raboteux, il
l'essuya avec soin, et, non sans que le coeur lui
battît, il frotta doucement l'allumette, en retenant
sa respiration.
Le premier frottement ne produisit aucun effet.
Pencroff n'avait pas appuyé assez vivement,
craignant d'érailler le phosphore.
"Non, je ne pourrai pas, dit-il, ma main tremble...
L'allumette raterait... Je ne peux pas... je ne veux
pas !.." et se relevant, il chargea Harbert de le
remplacer.
Certes, le jeune garçon n'avait de sa vie été aussi
impressionné. Le coeur lui battait fort. Prométhée
allant dérober le feu du ciel ne devait pas être plus
ému ! Il n'hésita pas, cependant, et frotta
rapidement le galet. Un petit grésillement se fit
entendre et une légère flamme bleuâtre jaillit en
produisant une fumée âcre. Harbert retourna
doucement l'allumette, de manière à alimenter la
flamme, puis, il la glissa dans le cornet de papier.
Le papier prit feu en quelques secondes, et les
mousses brûlèrent aussitôt.
Quelques instants plus tard, le bois sec craquait,
et une joyeuse flamme, activée par le vigoureux
souffle du marin, se développait au milieu de
l'obscurité.
"Enfin, s'écria Pencroff en se relevant, je n'ai
jamais été si ému de ma vie !"
Il est certain que ce feu faisait bien sur le foyer
de pierres plates. La fumée s'en allait facilement
par l'étroit conduit, la cheminée tirait, et une
agréable chaleur ne tarda pas à se répandre.
Quant à ce feu, il fallait prendre garde de ne plus
le laisser éteindre, et conserver toujours quelque
braise sous la cendre. Mais ce n'était qu'une affaire
de soin et d'attention, puisque le bois ne manquait
pas, et que la provision pourrait toujours être
renouvelée en temps utile.
Pencroff songea tout d'abord à utiliser le foyer,
en préparant un souper plus nourrissant qu'un plat
de lithodomes. Deux douzaines d'oeufs furent
apportées par Harbert. Le reporter, accoté dans un
coin, regardait ces apprêts sans rien dire. Une triple
pensée tendait son esprit. Cyrus vit-il encore ?
S'il vit, où peut-il être ? S'il a survécu à sa
chute, comment expliquer qu'il n'ait pas trouvé le
moyen de faire connaître son existence ? Quant à
Nab, il rôdait sur la grève. Ce n'était plus qu'un
corps sans âme.
Pencroff, qui connaissait cinquante-deux manières
d'accommoder les oeufs, n'avait pas le choix en ce
moment. Il dut se contenter de les introduire dans les
cendres chaudes, et de les laisser durcir à petit
feu.
En quelques minutes, la cuisson fut opérée, et le
marin invita le reporter à prendre sa part du souper.
Tel fut le premier repas des naufragés sur cette côte
inconnue. Ces oeufs durcis étaient excellents, et,
comme l'oeuf contient tous les éléments
indispensables à la nourriture de l'homme, ces
pauvres gens s'en trouvèrent fort bien et se sentirent
réconfortés.
Ah ! si l'un d'eux n'eût pas manqué à ce repas ! Si
les cinq prisonniers échappés de Richmond eussent
été tous là, sous ces roches amoncelées, devant ce
feu pétillant et clair, sur ce sable sec, peut-être
n'auraient-ils eu que des actions de grâces à rendre
au ciel ! Mais le plus ingénieux, le plus savant
aussi, celui qui était leur chef incontesté, Cyrus
Smith, manquait, hélas ! et son corps n'avait pu
même obtenir une sépulture !
Ainsi se passa cette journée du 25 mars. La nuit
était venue. On entendait au dehors le vent siffler et
le ressac monotone battre la côte. Les galets, poussés
et ramenés par les lames, roulaient avec un fracas
assourdissant.
Le reporter s'était retiré au fond d'un obscur
couloir, après avoir sommairement noté les incidents
de ce jour : la première apparition de cette terre
nouvelle, la disparition de l'ingénieur, l'exploration
de la côte, l'incident des allumettes, etc ; et, la
fatigue aidant, il parvint à trouver quelque repos
dans le sommeil.
Harbert, lui, s'endormit bientôt. Quant au marin,
veillant d'un oeil, il passa la nuit près du foyer,
auquel il n'épargna pas le combustible.
Un seul des naufragés ne reposa pas dans les
Cheminées. Ce fut l'inconsolable, le désespéré Nab,
qui, cette nuit tout entière, et malgré ce que lui
dirent ses compagnons pour l'engager à prendre du
repos, erra sur la grève en appelant son maître !
CHAPITRE VI
L'inventaire des objets possédés par ces naufragés
de l'air, jetés sur une côte qui paraissait être
inhabitée, sera promptement établi.
Ils n'avaient rien, sauf les habits qu'ils portaient
au moment de la catastrophe. Il faut cependant
mentionner un carnet et une montre que Gédéon
Spilett avait conservée par mégarde sans doute,
mais pas une arme, pas un outil, pas même un couteau
de poche. Les passagers de la nacelle avaient tout
jeté au dehors pour alléger l'aérostat.
Les héros imaginaires de Daniel de Foé ou de
Wyss, aussi bien que les Selkirk et les Raynal,
naufragés à Juan-Fernandez ou à l'archipel des
Auckland, ne furent jamais dans un dénuement aussi
absolu. Ou ils tiraient des ressources abondantes de
leur navire échoué, soit en graines, en bestiaux, en
outils, en munitions, ou bien quelque épave arrivait
à la côte qui leur permettait de subvenir aux
premiers besoins de la vie. Ils ne se trouvaient pas
tout d'abord absolument désarmés en face de la
nature. Mais ici, pas un instrument quelconque, pas
un ustensile. De rien, il leur faudrait arriver à
tout !
Et si encore Cyrus Smith eût été avec eux, si
l'ingénieur eût pu mettre sa science pratique, son
esprit inventif, au service de cette situation,
peut-être tout espoir n'eût-il pas été perdu ! Hélas !
il ne fallait plus compter revoir Cyrus Smith.
Les naufragés ne devaient rien attendre que
d'eux-mêmes, et de cette Providence qui n'abandonne
jamais ceux dont la foi est sincère.
Mais, avant tout, devaient-ils s'installer sur cette
partie de la côte, sans chercher à savoir à quel
continent elle appartenait, si elle était habitée,
ou si ce littoral n'était que le rivage d'une île
déserte ?
C'était une question importante à résoudre et dans le
plus bref délai. De sa solution sortiraient les
mesures à prendre. Toutefois, suivant l'avis de
Pencroff, il parut convenable d'attendre quelques
jours avant d'entreprendre une exploration. Il
fallait, en effet, préparer des vivres et se procurer
une alimentation plus fortifiante que celle
uniquement due à des oeufs ou des mollusques. Les
explorateurs, exposés à supporter de longues
fatigues, sans un abri pour y reposer leur tête,
devaient, avant tout, refaire leurs forces.
Les Cheminées offraient une retraite suffisante
provisoirement. Le feu était allumé, et il serait
facile de conserver des braises. Pour le moment, les
coquillages et les oeufs ne manquaient pas dans les
rochers et sur la grève. On trouverait bien le moyen
de tuer quelques-uns de ces pigeons qui volaient par
centaines à la crête du plateau, fût-ce à coups de
bâton ou à coups de pierre. Peut-être les arbres de la
forêt voisine donneraient-ils des fruits comestibles ?
Enfin, l'eau douce était là. Il fut donc convenu que,
pendant quelques jours, on resterait aux Cheminées,
afin de s'y préparer pour une exploration, soit sur le
littoral, soit à l'intérieur du pays.
Ce projet convenait particulièrement à Nab. Entêté
dans ses idées comme dans ses pressentiments, il
n'avait aucune hâte d'abandonner cette portion de la
côte, théâtre de la catastrophe. Il ne croyait pas, il
ne voulait pas croire à la perte de Cyrus Smith.
Non, il ne lui semblait pas possible qu'un tel homme
eût fini de cette vulgaire façon, emporté par un coup
de mer, noyé dans les flots, à quelques centaines de
pas d'un rivage ! Tant que les lames n'auraient pas
rejeté le corps de l'ingénieur, tant que lui, Nab,
n'aurait pas vu de ses yeux, touché de ses mains, le
cadavre de son maître, il ne croirait pas à sa mort !
Et cette idée s'enracina plus que jamais dans son
coeur obstiné. Illusion peut-être, illusion
respectable toutefois, que le marin ne voulut pas
détruire ! Pour lui, il n'était plus d'espoir, et
l'ingénieur avait bien réellement péri dans les
flots, mais avec Nab, il n'y avait pas à discuter.
C'était comme le chien qui ne peut quitter la place
où est tombé son maître, et sa douleur était telle
que, probablement, il ne lui survivrait pas.
Ce matin-là, 26 mars, dès l'aube, Nab avait repris
sur la côte la direction du nord, et il était
retourné là où la mer, sans doute, s'était refermée
sur l'infortuné Smith.
Le déjeuner de ce jour fut uniquement composé
d'oeufs de pigeon et de lithodomes. Harbert avait
trouvé du sel déposé dans le creux des roches par
évaporation, et cette substance minérale vint fort
à propos.
Ce repas terminé, Pencroff demanda au reporter si
celui-ci voulait les accompagner dans la forêt, où
Harbert et lui allaient essayer de chasser ! Mais,
toute réflexion faite, il était nécessaire que
quelqu'un restât, afin d'entretenir le feu, et pour
le cas, fort improbable, où Nab aurait eu besoin
d'aide. Le reporter resta donc.
"En chasse, Harbert, dit le marin. Nous trouverons
des munitions sur notre route, et nous couperons
notre fusil dans la forêt."
Mais, au moment de partir, Harbert fit observer
que, puisque l'amadou
manquait, il serait peut-être prudent de le
remplacer par une autre substance.
"Laquelle ? demanda Pencroff.
- Le linge brûlé, répondit le jeune garçon. Cela
peut, au besoin, servir d'amadou."
Le marin trouva l'avis fort sensé. Seulement, il
avait l'inconvénient de nécessiter le sacrifice
d'un morceau de mouchoir. Néanmoins, la chose en
valait la peine, et le mouchoir à grands carreaux de
Pencroff fut bientôt réduit, pour une partie, à
l'état de chiffon à demi brûlé. Cette matière
inflammable fut déposée dans la chambre centrale,
au fond d'une petite cavité du roc, à l'abri de tout
vent et de toute humidité.
Il était alors neuf heures du matin. Le temps
menaçait, et la brise soufflait du sud-est. Harbert
et Pencroff tournèrent l'angle des Cheminées, non
sans avoir jeté un regard sur la fumée qui se tordait
à une pointe de roc ; puis, ils remontèrent la rive
gauche de la rivière.
Arrivé à la forêt, Pencroff cassa au premier arbre
deux solides branches qu'il transforma en gourdins,
et dont Harbert usa la pointe sur une roche. Ah !
que n'eût-il donné pour avoir un couteau ! Puis, les
deux chasseurs s'avancèrent dans les hautes herbes,
en suivant la berge. à partir du coude qui reportait
son cours dans le sud-ouest, la rivière se
rétrécissait peu à peu, et ses rives formaient un
lit très-encaissé recouvert par le double arceau des
arbres. Pencroff, afin de ne pas s'égarer, résolut
de suivre le cours d'eau qui le ramènerait toujours
à son point de départ. Mais la berge n'était pas
sans présenter quelques obstacles, ici des arbres
dont les branches flexibles se courbaient jusqu'au
niveau du courant, là des lianes ou des épines qu'il
fallait briser à coups de bâton. Souvent, Harbert
se glissait entre les souches brisées avec la
prestesse d'un jeune chat, et il disparaissait dans
le taillis. Mais Pencroff le rappelait aussitôt en le
priant de ne point s'éloigner.
Cependant, le marin observait avec attention la
disposition et la nature des lieux. Sur cette rive
gauche, le sol était plat et remontait
insensiblement vers l'intérieur. Quelquefois
humide, il prenait alors une apparence marécageuse.
On y sentait tout un réseau sous-jacent de filets
liquides qui, par quelque faille souterraine,
devaient s'épancher vers la rivière. Quelquefois
aussi, un ruisseau coulait à travers le taillis, que
l'on traversait sans peine. La rive opposée
paraissait être plus accidentée, et la vallée, dont
la rivière occupait le thalweg, s'y dessinait plus
nettement. La colline, couverte d'arbres disposés
par étages, formait un rideau qui masquait le regard.
Sur cette rive droite, la marche eût été
difficile, car les déclivités s'y abaissaient
brusquement, et les arbres, courbés sur l'eau, ne se
maintenaient que par la puissance de leurs racines.
Inutile d'ajouter que cette forêt, aussi bien que la
côte déjà parcourue, était vierge de toute empreinte
humaine. Pencroff n'y remarqua que des traces de
quadrupèdes, des passées fraîches d'animaux, dont il
ne pouvait reconnaître l'espèce. Très-certainement,
- et ce fut aussi l'opinion d'Harbert, -
quelques-unes avaient été laissées par des fauves
formidables avec lesquels il y aurait à compter
sans doute ; mais nulle part la marque d'une hache
sur un tronc d'arbre, ni les restes d'un feu éteint,
ni l'empreinte d'un pas ; ce dont on devait se
féliciter peut-être, car sur cette terre, en plein
Pacifique, la présence de l'homme eût été peut-être
plus à craindre qu'à désirer.
Harbert et Pencroff, causant à peine, car les
difficultés de la route étaient grandes, n'avançaient
que fort lentement, et, après une heure de marche, ils
avaient à peine franchi un mille. Jusqu'alors, la
chasse n'avait pas été fructueuse. Cependant,
quelques oiseaux chantaient et voletaient sous la
ramure, et se montraient très-farouches, comme si
l'homme leur eût instinctivement inspiré une juste
crainte. Entre autres volatiles, Harbert signala,
dans une partie marécageuse de la forêt, un oiseau
à bec aigu et allongé, qui ressemblait
anatomiquement à un martin-pêcheur. Toutefois, il se
distinguait de ce dernier par son plumage assez
rude, revêtu d'un éclat métallique.
"Ce doit être un "jacamar", dit Harbert, en essayant
d'approcher l'animal à bonne portée.
- Ce serait bien l'occasion de goûter du jacamar,
répondit le marin, si cet oiseau-là était d'humeur
à se laisser rôtir !"
En ce moment, une pierre, adroitement et
vigoureusement lancée par le jeune garçon, vint
frapper le volatile à la naissance de l'aile ; mais
le coup ne fut pas suffisant, car le jacamar s'enfuit
de toute la vitesse de ses jambes et disparut en
un instant.
"Maladroit que je suis ! s'écria Harbert.
- Eh non, mon garçon ! répondit le marin. Le coup
était bien porté, et plus d'un aurait manqué
l'oiseau. Allons ! ne vous dépitez pas ! Nous le
rattraperons un autre jour !"
L'exploration continua. à mesure que les chasseurs
s'avançaient, les arbres, plus espacés, devenaient
magnifiques, mais aucun ne produisait de fruits
comestibles. Pencroff cherchait vainement quelques-uns
de ces précieux palmiers qui se prêtent à tant
d'usages de la vie domestique, et dont la présence
a été signalée jusqu'au quarantième parallèle dans
l'hémisphère boréal et jusqu'au
trente-cinquième seulement dans l'hémisphère austral.
Mais cette forêt ne se composait que de conifères,
tels que les déodars, déjà reconnus par Harbert,
des "douglas", semblables à ceux qui poussent sur la
côte nord-ouest de l'Amérique, et des sapins
admirables, mesurant cent cinquante pieds de hauteur.
En ce moment, une volée d'oiseaux de petite taille et
d'un joli plumage, à queue longue et chatoyante,
s'éparpillèrent entre les branches, semant leurs
plumes, faiblement attachées, qui couvrirent le sol
d'un fin duvet. Harbert ramassa quelques-unes de ces
plumes, et, après les avoir examinées :
"Ce sont des "couroucous", dit-il.
- Je leur préférerais une pintade ou un coq de
bruyère, répondit Pencroff ; mais enfin, s'ils sont
bons à manger ?...
- Ils sont bons à manger, et même leur chair est très
délicate, reprit Harbert. D'ailleurs, si je ne me
trompe, il est facile de les approcher et de les
tuer à coups de bâton."
Le marin et le jeune garçon, se glissant entre les
herbes, arrivèrent au pied d'un arbre dont les basses
branches étaient couvertes de petits oiseaux. Ces
couroucous attendaient au passage les insectes qui
leur servent de nourriture. On voyait leurs pattes
emplumées serrer fortement les pousses moyennes qui
leur servaient d'appui.
Les chasseurs se redressèrent alors, et, avec leurs
bâtons manoeuvrés comme une faux, ils rasèrent des
files entières de ces couroucous, qui ne songeaient
point à s'envoler et se laissèrent stupidement
abattre. Une centaine jonchait déjà le sol, quand les
autres se décidèrent à fuir.
"Bien, dit Pencroff, voilà un gibier tout à fait
à la portée de chasseurs tels que nous ! On le
prendrait à la main !"
Le marin enfila les couroucous, comme des mauviettes,
au moyen d'une baguette flexible, et l'exploration
continua. On put observer que le cours d'eau
s'arrondissait légèrement, de manière à former un
crochet vers le sud, mais ce détour ne se prolongeait
vraisemblablement pas, car la rivière devait prendre
sa source dans la montagne et s'alimenter de la fonte
des neiges qui tapissaient les flancs du cône central.
L'objet particulier de cette excursion était, on le
sait, de procurer aux hôtes des Cheminées la plus
grande quantité possible de gibier. On ne pouvait dire
que le but jusqu'ici eût été atteint. Aussi le marin
poursuivait-il activement ses recherches, et
maugréait-il quand quelque animal, qu'il n'avait pas
même le temps de reconnaître, s'enfuyait entre les
hautes herbes. Si encore il avait eu le chien Top !
Mais Top avait disparu en même temps que son maître
et probablement péri avec lui !
Vers trois heures après midi, de nouvelles bandes
d'oiseaux furent entrevues à travers certains
arbres, dont ils becquetaient les baies aromatiques,
entre autres des genévriers. Soudain, un véritable
appel de trompette résonna dans la forêt. Ces étranges
et sonores fanfares étaient produites par ces
gallinacés que l'on nomme "tétras" aux états-Unis.
Bientôt on en vit quelques couples, au plumage varié
de fauve et de brun, et à la queue brune. Harbert
reconnut les mâles aux deux ailerons pointus,
formés par les pennes relevées de leur cou. Pencroff
jugea indispensable de s'emparer de l'un de ces
gallinacés, gros comme une poule, et dont la chair
vaut celle de la gélinotte. Mais c'était difficile,
car ils ne se laissaient point approcher. Après
plusieurs tentatives infructueuses, qui n'eurent
d'autre résultat que d'effrayer les tétras, le marin
dit au jeune garçon :
"Décidément, puisqu'on ne peut les tuer au vol, il
faut essayer de les prendre à la ligne.
- Comme une carpe ? s'écria Harbert, très-surpris
de la proposition.
- Comme une carpe," répondit sérieusement le marin.
Pencroff avait trouvé dans les herbes une
demi-douzaine de nids de tétras, ayant chacun de
deux à trois oeufs. Il eut grand soin de ne pas
toucher à ces nids,
auxquels leurs propriétaires ne pouvaient manquer de
revenir. Ce fut autour d'eux qu'il imagina de tendre
ses lignes, - non des lignes à collets, mais de
véritables lignes à hameçon. Il emmena Harbert à
quelque distance des nids, et là il prépara ses
engins singuliers avec le soin qu'eût apporté un
disciple d'Isaac Walton. Harbert suivait ce
travail avec un intérêt facile à comprendre, tout en
doutant de la réussite. Les lignes furent faites de
minces lianes, rattachées l'une à l'autre et longues
de quinze à vingt pieds. De grosses épines
très-fortes, à pointes recourbées, que fournit un
buisson d'acacias nains, furent liées aux extrémités
des lianes en guise d'hameçon. Quant à l'appât, de
gros vers rouges qui rampaient sur le sol en tinrent
lieu.
Cela fait, Pencroff, passant entre les herbes et se
dissimulant avec adresse, alla placer le bout de ses
lignes armées d'hameçons près des nids de tétras ;
puis il revint prendre l'autre bout et se cacha avec
Harbert derrière un gros arbre. Tous deux alors
attendirent patiemment. Harbert, il faut le dire, ne
comptait pas beaucoup sur le succès de l'inventif
Pencroff.
Une grande demi-heure s'écoula, mais, ainsi que l'avait
prévu le marin, plusieurs couples de tétras
revinrent à leurs nids. Ils sautillaient, becquetant
le sol, et ne pressentant en aucune façon la présence
des chasseurs, qui, d'ailleurs, avaient eu soin de
se placer sous le vent des gallinacés.
Certes, le jeune garçon, à ce moment, se sentit
intéressé très vivement. Il retenait son souffle,
et Pencroff, les yeux écarquillés, la bouche
ouverte, les lèvres avancées comme s'il allait goûter
un morceau de tétras, respirait à peine.
Cependant, les gallinacés se promenaient entre les
hameçons, sans trop s'en préoccuper. Pencroff alors
donna de petites secousses qui agitèrent les appâts,
comme si les vers eussent été encore vivants.
à coup sûr, le marin, en ce moment, éprouvait une
émotion bien autrement forte que celle du pêcheur
à la ligne, qui, lui, ne voit pas venir sa proie à
travers les eaux.
Les secousses éveillèrent bientôt l'attention des
gallinacés, et les hameçons furent attaqués à coups
de bec. Trois tétras, très-voraces sans doute,
avalèrent à la fois l'appât et l'hameçon. Soudain,
d'un coup sec, Pencroff "ferra" son engin, et des
battements d'aile lui indiquèrent que les oiseaux
étaient pris.
"Hurrah !" s'écria-t-il en se précipitant vers ce
gibier, dont il se rendit maître en un instant.
Harbert avait battu des mains. C'était la première
fois qu'il voyait prendre des oiseaux à la ligne,
mais le marin, très-modeste, lui affirma qu'il n'en
était pas à son coup d'essai, et que, d'ailleurs,
il n'avait pas le mérite de l'invention.
"Et en tout cas, ajouta-t-il, dans la situation où
nous sommes, il faut nous attendre à en voir bien
d'autres !"
Les tétras furent attachés par les pattes, et
Pencroff, heureux de ne point revenir les mains
vides et voyant que le jour commençait à baisser,
jugea convenable de retourner à sa demeure.
La direction à suivre était tout indiquée par celle
de la rivière, dont il ne s'agissait que de
redescendre le cours, et, vers six heures, assez
fatigués de leur excursion, Harbert et Pencroff
rentraient aux Cheminées.
CHAPITRE VII
Gédéon Spilett, immobile, les bras croisés, était
alors sur la grève, regardant la mer, dont l'horizon
se confondait dans l'est avec un gros nuage noir
qui montait rapidement vers le zénith. Le vent était
déjà fort, et il fraîchissait avec le déclin du
jour. Tout le ciel avait un mauvais aspect, et les
premiers symptômes d'un coup de vent se
manifestaient visiblement.
Harbert entra dans les Cheminées, et Pencroff se
dirigea vers le reporter. Celui-ci, très-absorbé, ne
le vit pas venir.
"Nous allons avoir une mauvaise nuit, monsieur
Spilett ! dit le marin. De la pluie et du vent à
faire la joie des pétrels !"
Le reporter, se retournant alors, aperçut
Pencroff, et ses premières paroles furent celles-ci :
"à quelle distance de la côte la nacelle a-t-elle,
selon vous, reçu ce coup de mer qui a emporté notre
compagnon ?"
Le marin ne s'attendait pas à cette question. Il
réfléchit un instant et répondit :
"à deux encâblures, au plus.
- Mais qu'est-ce qu'une encâblure ? demanda Gédéon
Spilett.
- Cent vingt brasses environ ou six cents pieds.
- Ainsi, dit le reporter, Cyrus Smith aurait
disparu à douze cents pieds au plus du rivage ?
- Environ, répondit Pencroff.
- Et son chien aussi ?
- Aussi.
- Ce qui m'étonne, ajouta le reporter, en admettant
que notre compagnon ait péri, c'est que Top ait
également trouvé la mort, et que ni le corps du chien,
ni celui de son maître n'aient été rejetés au rivage !
- Ce n'est pas étonnant, avec une mer aussi forte,
répondit le marin. D'ailleurs, il se peut que les
courants les aient portés plus loin sur la côte.
- Ainsi, c'est bien votre avis que notre compagnon
a péri dans les flots ? demanda encore une fois le
reporter.
- C'est mon avis.
- Mon avis, à moi, dit Gédéon Spilett, sauf ce que
je dois à votre expérience, Pencroff, c'est que le
double fait de la disparition absolue de Cyrus et de
Top, vivants ou morts, a quelque chose d'inexplicable
et d'invraisemblable.
- Je voudrais penser comme vous, monsieur Spilett,
répondit Pencroff. Malheureusement, ma conviction
est faite !"
Cela dit, le marin revint vers les Cheminées. Un bon
feu pétillait sur le foyer. Harbert venait d'y jeter
une brassée de bois sec, et la flamme projetait de
grandes clartés dans les parties sombres du couloir.
Pencroff s'occupa aussitôt de préparer le dîner. Il
lui parut convenable d'introduire dans le menu
quelque pièce de résistance, car tous avaient besoin
de réparer leurs forces. Les chapelets de couroucous
furent conservés pour le lendemain, mais on pluma
deux tétras, et bientôt, embrochés dans une baguette,
les gallinacées rôtissaient devant un feu flambant.
à sept heures du soir, Nab n'était pas encore de
retour. Cette absence prolongée ne pouvait
qu'inquiéter Pencroff au sujet du nègre. Il devait
craindre ou qu'il lui fût arrivé quelque accident sur
cette terre inconnue, ou que le malheureux eût fait
quelque coup de désespoir. Mais Harbert tira de cette
absence des conséquences toutes différentes. Pour
lui, si Nab ne revenait pas, c'est qu'il s'était
produit une circonstance nouvelle, qui l'avait engagé
à prolonger
ses recherches. Or, tout ce qui était nouveau ne
pouvait l'être qu'à l'avantage de Cyrus Smith.
Pourquoi Nab n'était-il pas rentré, si un espoir
quelconque ne le retenait pas ? Peut-être avait-il
trouvé quelque indice, une empreinte de pas, un reste
d'épave qui l'avait mis sur la voie ? Peut-être
suivait-il en ce moment une piste certaine ? Peut-être
était-il près de son maître ?...
Ainsi raisonnait le jeune garçon. Ainsi parla-t-il.
Ses compagnons le laissèrent dire. Seul, le reporter
l'approuvait du geste. Mais, pour Pencroff, ce qui
était probable, c'est que Nab avait poussé plus
loin que la veille ses recherches sur le littoral,
et qu'il ne pouvait encore être de retour.
Cependant, Harbert, très-agité par de vagues
pressentiments, manifesta plusieurs fois l'intention
d'aller au-devant de Nab. Mais Pencroff lui fit
comprendre que ce serait là une course inutile, que,
dans cette obscurité et par ce déplorable temps, il ne
pourrait retrouver les traces de Nab, et que mieux
valait attendre. Si le lendemain Nab n'avait pas
reparu, Pencroff n'hésiterait pas à se joindre à
Harbert pour aller à la recherche de Nab.
Gédéon Spilett approuva l'opinion du marin sur ce
point qu'il ne fallait pas se diviser, et Harbert
dut renoncer à son projet ; mais deux grosses larmes
tombèrent de ses yeux.
Le reporter ne put se retenir d'embrasser le généreux
enfant.
Le mauvais temps s'était absolument déclaré. Un coup
de vent de sud-est passait sur la côte avec une
violence sans égale. On entendait la mer, qui
baissait alors, mugir contre la lisière des premières
roches, au large du littoral. La pluie, pulvérisée
par l'ouragan, s'enlevait comme un brouillard liquide.
On eût dit des haillons de vapeurs qui traînaient
sur la côte, dont les galets bruissaient violemment,
comme des tombereaux de cailloux qui se vident. Le
sable, soulevé par le vent, se mêlait aux averses et
en rendait l'assaut insoutenable. Il y avait dans
l'air autant de poussière minérale que de poussière
aqueuse. Entre l'embouchure de la rivière et le pan
de la muraille, de grands remous tourbillonnaient, et
les couches d'air qui s'échappaient de ce maelstrom,
ne trouvant d'autre issue que l'étroite vallée au
fond de laquelle se soulevait le cours d'eau, s'y
engouffraient avec une irrésistible violence. Aussi
la fumée du foyer, repoussée par l'étroit boyau, se
rabattait-elle fréquemment, emplissant les couloirs et
les rendant inhabitables.
C'est pourquoi, dès que les tétras furent cuits,
Pencroff laissa tomber le feu, et ne conserva plus
que des braises enfouies sous les cendres.
à huit heures, Nab n'avait pas encore reparu ; mais
on pouvait admettre maintenant que cet effroyable
temps l'avait seul empêché de revenir, et qu'il
avait dû chercher refuge dans quelque cavité, pour
attendre la fin de la tourmente ou tout au moins le
retour du jour. Quant à aller au-devant de lui, à
tenter de le retrouver dans ces conditions, c'était
impossible.
Le gibier forma l'unique plat du souper. On mangea
volontiers de cette viande, qui était excellente.
Pencroff et Harbert, dont une longue excursion
avait surexcité l'appétit, dévorèrent.
Puis, chacun se retira dans le coin où il avait déjà
reposé la nuit précédente, et Harbert ne tarda pas
à s'endormir près du marin, qui s'était étendu le long
du foyer.
Au dehors, avec la nuit qui s'avançait, la tempête
prenait des proportions formidables. C'était un coup
de vent comparable à celui qui avait emporté les
prisonniers depuis Richmond jusqu'à cette terre du
Pacifique. Tempêtes fréquentes pendant ces temps
d'équinoxe, fécondes en catastrophes, terribles surtout
sur ce large champ, qui n'oppose aucun obstacle à
leur fureur ! On comprend donc qu'une côte ainsi
exposée à l'est, c'est-à-dire directement aux coups
de l'ouragan, et frappée de plein fouet, fût battue
avec une force dont aucune description ne peut donner
l'idée.
Très-heureusement, l'entassement de roches qui
formait les Cheminées était solide. C'étaient
d'énormes quartiers de granit, dont quelques-uns
pourtant, insuffisamment équilibrés, semblaient
trembler sur leur base. Pencroff sentait cela, et
sous sa main, appuyée aux parois, couraient de
rapides frémissements. Mais enfin il se répétait, et
avec raison, qu'il n'y avait rien à craindre, et que
sa retraite improvisée ne s'effondrerait pas.
Toutefois, il entendait le bruit des pierres,
détachées du sommet du plateau et arrachées par les
remous du vent, qui tombaient sur la grève.
Quelques-unes roulaient même à la partie supérieure
des Cheminées, ou y volaient en éclats, quand elles
étaient projetées perpendiculairement. Deux fois,
le marin se releva et vint en rempant à l'orifice du
couloir, afin d'observer au dehors. Mais ces
éboulements, peu considérables, ne constituaient
aucun danger, et il reprit sa place devant le foyer,
dont les braises crépitaient sous la cendre.
Malgré les fureurs de l'ouragan, le fracas de la
tempête, le tonnerre de la tourmente, Harbert
dormait profondément. Le sommeil finit même par
s'emparer de Pencroff, que sa vie de marin avait
habitué à toutes ces violences. Seul, Gédéon
Spilett était tenu éveillé par l'inquiétude. Il se
reprochait de ne pas avoir accompagné Nab. On a
vu que tout espoir ne l'avait pas abandonné. Les
pressentiments qui avaient agité Harbert n'avaient
pas cessé de l'agiter aussi. Sa pensée était
concentrée sur Nab. Pourquoi Nab n'était-il pas
revenu ? Il se
retournait sur sa couche de sable, donnant à peine
une vague attention à cette lutte des éléments.
Parfois, ses yeux, appesantis par la fatigue, se
fermaient un instant, mais quelque rapide pensée les
rouvrait presque aussitôt.
Cependant, la nuit s'avançait, et il pouvait être
deux heures du matin, quand Pencroff, profondément
endormi alors, fut secoué vigoureusement.
"Qu'est-ce ?" s'écria-t-il, en s'éveillant et en
reprenant ses idées avec cette promptitude
particulière aux gens de mer.
Le reporter était penché sur lui, et lui disait :
"écoutez, Pencroff, écoutez !"
Le marin prêta l'oreille et ne distingua aucun bruit
étranger à celui des rafales.
"C'est le vent, dit-il.
- Non, répondit Gédéon Spilett, en écoutant de
nouveau, j'ai cru entendre...
- Quoi ?
- Les aboiements d'un chien !
- Un chien ! s'écria Pencroff, qui se releva d'un
bond.
- Oui... des aboiements...
- Ce n'est pas possible ! répondit le marin. Et,
d'ailleurs, comment, avec les mugissements de la
tempête...
- Tenez... écoutez..." dit le reporter.
Pencroff écouta plus attentivement, et il crut, en
effet, dans un instant d'accalmie, entendre des
aboiements éloignés.
"Eh bien !... dit le reporter, en serrant la main du
marin.
- Oui... oui !... répondit Pencroff.
- C'est Top ! C'est Top !..." s'écria Harbert,
qui venait de s'éveiller, et tous trois s'élancèrent
vers l'orifice des Cheminées.
Ils eurent une peine extrême à sortir. Le vent les
repoussait. Mais enfin, ils y parvinrent, et ne purent
se tenir debout qu'en s'accotant contre les roches.
Ils regardèrent, ils ne pouvaient parler.
L'obscurité était absolue. La mer, le ciel, la
terre, se confondaient dans une égale intensité des
ténèbres. Il semblait qu'il n'y eût pas un atome de
lumière diffuse dans l'atmosphère.
Pendant quelques minutes, le reporter et ses deux
compagnons demeurèrent ainsi, comme écrasés par la
rafale, trempés par la pluie, aveuglés par le sable.
Puis, ils entendirent encore une fois ces aboiements
dans un répit de la tourmente, et ils reconnurent
qu'ils devaient être assez éloignés.
Ce ne pouvait être que Top qui aboyait ainsi !
Mais était-il seul ou accompagné ? Il est plus probable
qu'il était seul, car, en admettant que Nab fût avec
lui, Nab se serait dirigé en toute hâte vers les
Cheminées.
Le marin pressa la main du reporter, dont il ne
pouvait se faire entendre, et d'une façon qui
signifiait : "Attendez !" puis, il rentra dans le
couloir.
Un instant après, il ressortait avec un fagot
allumé, il le projetait dans les ténèbres, et il
poussait des sifflements aigus.
à ce signal, qui était comme attendu, on eût pu le
croire, des aboiements plus rapprochés répondirent,
et bientôt un chien se précipita dans le couloir.
Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett y rentrèrent
à sa suite.
Une brassée de bois sec fut jetée sur les charbons. Le
couloir s'éclaira d'une vive flamme.
"C'est Top !" s'écria Harbert.
C'était Top, en effet, un magnifique anglo-normand,
qui tenait de ces deux races croisées la vitesse des
jambes et la finesse de l'odorat, les deux qualités
par excellence du chien courant.
C'était le chien de l'ingénieur Cyrus Smith.
Mais il était seul ! Ni son maître, ni Nab ne
l'accompagnaient !
Cependant, comment son instinct avait-il pu le
conduire jusqu'aux Cheminées, qu'il ne connaissait
pas ? Cela paraissait inexplicable, surtout au
milieu de cette nuit noire, et par une telle
tempête ! Mais, détail plus inexplicable
encore, Top n'était ni fatigué, ni épuisé, ni
même souillé de vase ou de sable !...
Harbert l'avait attiré vers lui et lui pressait la
tête entre ses mains. Le chien se laissait faire et
frottait son cou sur les mains du jeune garçon.
"Si le chien est retrouvé, le maître se retrouvera
aussi ! dit le reporter.
- Dieu le veuille ! répondit Harbert. Partons !
Top nous guidera !"
Pencroff ne fit pas une objection. Il sentait bien
que l'arrivée de Top pouvait donner un démenti à
ses conjectures.
"En route !" dit-il.
Pencroff recouvrit avec soin les charbons du foyer.
Il plaça quelques morceaux de bois sous les cendres,
de manière à retrouver du feu au retour. Puis,
précédé du chien, qui semblait l'inviter à venir par
de petits aboiements, et suivi du reporter et du jeune
garçon, il s'élança au dehors, après avoir pris
les restes du souper.
La tempête était alors dans toute sa violence, et
peut-être même à son maximum d'intensité. La lune,
nouvelle alors, et, par conséquent, en conjonction
avec le soleil, ne laissait pas filtrer la moindre
lueur à travers les nuages. Suivre une route
rectiligne devenait difficile. Le mieux était de s'en
rapporter à l'instinct de Top. Ce qui fut fait. Le
reporter et le jeune garçon marchaient derrière le
chien, et le marin fermait la marche. Aucun échange de
paroles n'eût été possible. La pluie ne tombait pas
très-abondamment, car elle se pulvérisait au souffle
de l'ouragan, mais l'ouragan était terrible.
Toutefois, une circonstance favorisa très-heureusement
le marin et ses deux compagnons. En effet, le vent
chassait du sud-est, et, par conséquent, il les
poussait de dos. Ce sable qu'il projetait avec
violence, et qui n'eût pas été supportable, ils le
recevaient par derrière, et, à la condition de ne
point se retourner, ils ne pouvaient en être
incommodés de façon à gêner leur marche. En somme,
ils allaient souvent plus vite qu'ils ne le voulaient,
et précipitaient leurs pas afin de ne point être
renversés, mais un immense espoir doublait leurs
forces, et ce n'était plus à l'aventure, cette fois,
qu'ils remontaient le rivage. Ils ne mettaient pas
en doute que Nab n'eût retrouvé son maître, et qu'il
ne leur eût envoyé le fidèle chien. Mais l'ingénieur
était-il vivant, ou Nab ne mandait-il ses
compagnons que pour rendre les derniers devoirs au
cadavre de l'infortuné Smith ?
Après avoir dépassé le pan coupé de la haute terre
dont ils s'étaient prudemment écartés, Harbert, le
reporter et Pencroff s'arrêtèrent pour reprendre
haleine. Le retour du rocher les abritait contre le
vent, et ils respiraient
après cette marche d'un quart d'heure, qui avait
été plutôt une course.
à ce moment, ils pouvaient s'entendre, se répondre,
et le jeune garçon ayant prononcé le nom de Cyrus
Smith, Top aboya à petits coups, comme s'il eût
voulu dire que son maître était sauvé.
"Sauvé, n'est-ce pas ? répétait Harbert, sauvé,
Top ?"
Et le chien aboyait comme pour répondre.
La marche fut reprise. Il était environ deux heures
et demie du matin. La mer commençait à monter, et,
poussée par le vent, cette marée, qui était une
marée de syzygie, menaçait d'être très-forte. Les
grandes lames tonnaient contre la lisière d'écueils,
et elles l'assaillaient avec une telle violence, que,
très-probablement, elles devaient passer par-dessus
l'îlot, absolument invisible alors. Cette longue
digue ne couvrait donc plus la côte, qui était
directement exposée aux chocs du large.
Dès que le marin et ses compagnons se furent détachés
du pan coupé, le vent les frappa de nouveau avec une
extrême fureur. Courbés, tendant le dos à la
rafale, ils marchaient très-vite, suivant Top, qui
n'hésitait pas sur la direction à prendre. Ils
remontaient au nord, ayant sur leur droite une
interminable crête de lames, qui déferlait avec un
assourdissant fracas, et sur leur gauche une obscure
contrée dont il était impossible de saisir l'aspect.
Mais ils sentaient bien qu'elle devait être
relativement plate, car l'ouragan passait maintenant
au-dessus d'eux sans les prendre en retour, effet
qui se produisait quand il frappait la muraille
de granit.
à quatre heures du matin, on pouvait estimer qu'une
distance de cinq milles avait été franchie. Les
nuages s'étaient légèrement relevés et ne traînaient
plus sur le sol. La rafale, moins humide, se
propageait en courants d'air très-vifs, plus secs
et plus froids. Insuffisamment protégés par leurs
vêtements, Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett
devaient souffrir cruellement, mais pas une plainte ne
s'échappait de leurs lèvres. Ils étaient décidés à
suivre Top jusqu'où l'intelligent animal voudrait
les conduire.
Vers cinq heures, le jour commença à se faire. Au
zénith d'abord, où les vapeurs étaient moins
épaisses, quelques nuances grisâtres découpèrent le
bord des nuages, et bientôt, sous une bande opaque,
un trait plus lumineux dessina nettement l'horizon
de mer. La crête des lames se piqua légèrement de
lueurs fauves, et l'écume se refit blanche. En même
temps, sur la gauche, les parties accidentées du
littoral commençaient à s'estomper confusément, mais
ce n'était encore que du gris sur du noir.
à six heures du matin, le jour était fait. Les nuages
couraient avec une
extrême rapidité dans une zone relativement haute. Le
marin et ses compagnons étaient alors à six milles
environ des Cheminées. Ils suivaient une grève
très-plate, bordée au large par une lisière de roches
dont les têtes seulement émergeaient alors, car on
était au plein de la mer. Sur la gauche, la contrée,
qu'accidentaient quelques dunes hérissées de chardons,
offrait l'aspect assez sauvage d'une vaste région
sablonneuse. Le littoral était peu découpé, et
n'offrait d'autre barrière à l'Océan qu'une chaîne
assez irrégulière de monticules. çà et là, un ou deux
arbres grimaçaient, couchés vers l'ouest, les branches
projetées dans cette direction. Bien en arrière, dans
le sud-ouest, s'arrondissait la lisière de la
dernière forêt.
En ce moment, Top donna des signes non équivoques
d'agitation. Il allait en avant, revenait au marin,
et semblait l'engager à hâter le pas. Le chien avait
alors quitté la grève, et, poussé par son admirable
instinct, sans montrer une seule hésitation, il
s'était engagé entre les dunes.
On le suivit. Le pays paraissait être absolument
désert. Pas un être vivant ne l'animait.
La lisière des dunes, fort large, était composée
de monticules, et même de collines
très-capricieusement distribuées. C'était comme une
petite Suisse de sable, et il ne fallait rien moins
qu'un instinct prodigieux pour s'y reconnaître.
Cinq minutes après avoir quitté la grève, le reporter
et ses compagnons arrivaient devant une sorte
d'excavation creusée au revers d'une haute dune. Là,
Top s'arrêta et jeta un aboiement clair. Spilett,
Harbert et Pencroff pénétrèrent dans cette grotte.
Nab était là, agenouillé près d'un corps étendu
sur un lit d'herbes...
Ce corps était celui de l'ingénieur Cyrus Smith.
CHAPITRE VIII
Nab ne bougea pas. Le marin ne lui jeta qu'un mot.
"Vivant !" s'écria-t-il.
Nab ne répondit pas. Gédéon Pilett et Pencroff
devinrent pâles. Harbert joignit
les mains et demeura immobile. Mais il était évident
que le pauvre nègre, absorbé dans sa douleur,
n'avait ni vu ses compagnons ni entendu les paroles
du marin.
Le reporter s'agenouilla près de ce corps sans
mouvement, et posa son oreille sur la poitrine de
l'ingénieur, dont il entr'ouvrit les vêtements. Une
minute - un siècle ! - s'écoula, pendant qu'il
cherchait à surprendre quelque battement du coeur.
Nab s'était redressé un peu et regardait sans voir.
Le désespoir n'eût pu altérer davantage un visage
d'homme. Nab était méconnaissable, épuisé par la
fatigue, brisé par la douleur. Il croyait son maître
mort.
Gédéon Spilett, après une longue et attentive
observation, se releva.
"Il vit !" dit-il.
Pencroff, à son tour, se mit à genoux près de
Cyrus Smith ; son oreille saisit aussi quelques
battements, et ses lèvres, quelque souffle qui
s'échappait des lèvres de l'ingénieur.
Harbert, sur un mot du reporter, s'élança au dehors
pour chercher de l'eau. Il trouva à cent pas de là
un ruisseau limpide, évidemment très-grossi par les
pluies de la veille, et qui filtrait à travers le
sable. Mais rien pour mettre cette eau, pas une
coquille dans ces dunes ! Le jeune garçon dut se
contenter de tremper son mouchoir dans le ruisseau,
et il revint en courant vers la grotte.
Heureusement, ce mouchoir imbibé suffit à Gédéon
Spilett, qui ne voulait qu'humecter les lèvres de
l'ingénieur. Ces molécules d'eau fraîche produisirent
un effet presque immédiat. Un soupir s'échappa de la
poitrine de Cyrus Smith, et il sembla même
qu'il essayait de prononcer quelques paroles.
"Nous le sauverons !" dit le reporter.
Nab avait repris espoir à ces paroles. Il
déshabilla son maître, afin de voir si le corps ne
présenterait pas quelque blessure. Ni la tête, ni le
torse, ni les membres n'avaient de contusions, pas
même d'écorchures, chose surprenante, puisque le
corps de Cyrus Smith avait dû être roulé au milieu
des roches ; les mains elles-mêmes étaient intactes,
et il était difficile d'expliquer comment
l'ingénieur ne portait aucune trace des efforts
qu'il avait dû faire pour franchir la ligne d'écueils.
Mais l'explication de cette circonstance viendrait
plus tard. Quand Cyrus Smith pourrait parler, il
dirait ce qui s'était passé. Pour le moment, il
s'agissait de le rappeler à la vie, et il était
probable que des frictions amèneraient ce résultat.
C'est ce qui fut fait avec la vareuse du marin.
L'ingénieur, réchauffé par ce rude massage, remua
légèrement le bras, et sa respiration commença à se
rétablir
d'une façon plus régulière. Il mourait d'épuisement,
et certes, sans l'arrivée du reporter et de ses
compagnons, c'en était fait de Cyrus Smith.
"Vous l'avez donc cru mort, votre maître ? demanda
le marin à Nab.
- Oui ! mort ! répondit Nab, et si Top ne vous eût
pas trouvés, si vous n'étiez pas venus, j'aurais
enterré mon maître et je serais mort près de lui !"
On voit à quoi avait tenu la vie de Cyrus Smith !
Nab raconta alors ce qui s'était passé. La veille,
après avoir quitté les Cheminées dès l'aube, il avait
remonté la côte dans la direction du nord-nord et
atteint la partie du littoral qu'il avait déjà
visitée.
Là, sans aucun espoir, il l'avouait, Nab avait
cherché sur le rivage, au milieu des roches, sur le
sable, les plus légers indices qui pussent le guider.
Il avait examiné surtout la partie de la grève que la
haute mer ne recouvrait pas, car, sur sa lisière,
le flux et le reflux devaient avoir effacé tout
indice. Nab n'espérait plus retrouver son maître
vivant. C'était à la découverte d'un cadavre qu'il
allait ainsi, un cadavre qu'il voulait ensevelir
de ses propres mains !
Nab avait cherché longtemps. Ses efforts
demeurèrent infructueux. Il ne semblait pas que cette
côte déserte eût jamais été fréquentée par un être
humain. Les coquillages, ceux que la mer ne pouvait
atteindre, - et qui se rencontraient par millions
au delà du relais des marées, - étaient intacts. Pas
une coquille écrasée. Sur un espace de deux à trois
cents yards, il n'existait pas trace d'un
atterrissage, ni ancien, ni récent.
Nab s'était donc décidé à remonter la côte pendant
quelques milles. Il se pouvait que les courants eussent
porté un corps sur quelque point plus éloigné.
Lorsqu'un cadavre flotte à peu de distance d'un
rivage plat, il est bien rare que le flot ne l'y
rejette pas tôt ou tard. Nab le savait, et il voulait
revoir son maître une dernière fois.
"Je longeai la côte pendant deux milles encore, je
visitai toute la ligne des écueils à mer basse, toute
la grève à mer haute, et je désespérais de rien
trouver, quand hier, vers cinq heures du soir, je
remarquai sur le sable des empreintes de pas.
- Des empreintes de pas ? s'écria Pencroff.
- Oui ! répondit Nab.
- Et ces empreintes commençaient aux écueils même ?
demanda le reporter.
- Non, répondit Nab, au relais de marée, seulement,
car entre les relais et les récifs, les autres
avaient dû être effacées.
- Continue, Nab, dit Gédéon Spilett.
- Quand je vis ces empreintes, je devins comme fou.
Elles étaient très reconnaissables, et se dirigeaient
vers les dunes. Je les suivis pendant un quart de
mille, courant, mais prenant garde de les effacer.
Cinq minutes après, comme la nuit se faisait,
j'entendis les aboiements d'un chien. C'était Top,
et Top me conduisit ici même, près de mon maître !"
Nab acheva son récit en disant quelle avait été sa
douleur en retrouvant ce corps inanimé. Il avait
essayé de surprendre en lui quelque reste de vie !
Maintenant qu'il l'avait retrouvé mort, il le voulait
vivant ! Tous ses efforts avaient été inutiles ! Il
n'avait plus qu'à rendre les derniers devoirs à
celui qu'il aimait tant !
Nab avait alors songé à ses compagnons. Ceux-ci
voudraient, sans doute, revoir une dernière fois
l'infortuné ! Top était là. Ne pouvait-il s'en
rapporter à la sagacité de ce fidèle animal ? Nab
prononça à plusieurs reprises le nom du reporter,
celui des compagnons de l'ingénieur que Top
connaissait le plus. Puis, il lui montra le sud de la
côte, et le chien s'élança dans la direction qui lui
était indiquée.
On sait comment, guidé par un instinct que l'on peut
regarder presque comme surnaturel, car l'animal
n'avait jamais été aux Cheminées, Top y arriva
cependant.
Les compagnons de Nab avaient écouté ce récit avec
une extrême attention.
Il y avait pour eux quelque chose d'inexplicable à
ce que Cyrus Smith, après les efforts qu'il avait
dû faire pour échapper aux flots, en traversant les
récifs, n'eût pas trace d'une égratignure. Et ce qui
ne s'expliquait pas davantage, c'était que l'ingénieur
eût pu gagner, à plus d'un mille de la côte, cette
grotte perdue au milieu des dunes.
"Ainsi, Nab, dit le reporter, ce n'est pas toi qui
as transporté ton maître jusqu'à cette place ?
- Non, ce n'est pas moi, répondit Nab.
- Il est bien évident que M Smith y est venu seul,
dit Pencroff.
- C'est évident, en effet, fit observer Gédéon
Spilett, mais ce n'est pas croyable !"
On ne pourrait avoir l'explication de ce fait que de
la bouche de l'ingénieur. Il fallait pour cela
attendre que la parole lui fût revenue. Heureusement,
la vie reprenait déjà son cours. Les frictions avaient
rétabli la circulation du sang. Cyrus Smith
remua de nouveau les bras, puis la tête, et quelques
mots incompréhensibles s'échappèrent encore une fois
de ses lèvres.
Nab, penché sur lui, l'appelait, mais l'ingénieur
ne semblait pas entendre, et ses yeux étaient
toujours fermés. La vie ne se révélait en lui que
par le mouvement. Les sens n'y avaient encore aucune
part.
Pencroff regretta bien de n'avoir pas de feu, ni de
quoi s'en procurer, car il avait malheureusement
oublié d'emporter le linge brûlé, qu'il eût
facilement enflammé au choc de deux cailloux. Quant
aux poches de l'ingénieur, elles étaient absolument
vides, sauf celle de son gilet, qui contenait sa
montre. Il fallait donc transporter Cyrus Smith
aux Cheminées, et le plus tôt possible. Ce fut l'avis
de tous.
Cependant, les soins qui furent prodigués à
l'ingénieur devaient lui rendre la connaissance plus
vite qu'on ne pouvait l'espérer. L'eau dont on
humectait ses lèvres le ranimait peu à peu. Pencroff
eut aussi l'idée de mêler à cette eau du jus de
cette chair de tétras qu'il avait apportée. Harbert,
ayant couru jusqu'au rivage, en revint avec deux
grandes coquilles de bivalves. Le marin composa
une sorte de mixture, et l'introduisit entre les
lèvres de l'ingénieur, qui parut humer avidement ce
mélange.
Ses yeux s'ouvrirent alors. Nab et le reporter
s'étaient penchés sur lui.
"Mon maître ! mon maître !" s'écria Nab.
L'ingénieur l'entendit. Il reconnut Nab et
Spilett, puis ses deux autres compagnons, Harbert
et le marin, et sa main pressa légèrement les leurs.
Quelques mots s'échappèrent encore de sa bouche,
- mots qu'il avait déjà
prononcés, sans doute, et qui indiquaient quelles
pensées tourmentaient, même alors, son esprit. Ces
mots furent compris, cette fois.
"île ou continent ? murmura-t-il.
- Ah ! s'écria Pencroff, qui ne put retenir cette
exclamation. De par tous les diables, nous nous en
moquons bien, pourvu que vous viviez, monsieur
Cyrus ! île ou continent ? On verra plus tard."
L'ingénieur fit un léger signe affirmatif, et parut
s'endormir.
On respecta ce sommeil, et le reporter prit
immédiatement ses dispositions pour que l'ingénieur
fût transporté dans les meilleures conditions. Nab,
Harbert et Pencroff quittèrent la grotte et se
dirigèrent vers une haute dune couronnée de quelques
arbres rachitiques. Et, chemin faisant, le marin ne
pouvait se retenir de répéter :
"île ou continent ! Songer à cela quand on n'a plus
que le souffle ! Quel homme !"
Arrivés au sommet de la dune, Pencroff et ses deux
compagnons, sans autres outils que leurs bras,
dépouillèrent de ses principales branches un arbre
assez malingre, sorte de pin maritime émacié par les
vents ; puis, de ces branches, on fit une litière
qui, une fois recouverte de feuilles et d'herbes,
permettrait de transporter l'ingénieur.
Ce fut l'affaire de quarante minutes environ, et il
était dix heures quand le marin, Nab et Harbert
revinrent auprès de Cyrus Smith, que Gédéon
Spilett n'avait pas quitté.
L'ingénieur se réveillait alors de ce sommeil, ou
plutôt de cet assoupissement dans lequel on l'avait
trouvé. La coloration revenait à ses joues, qui avaient
eu jusqu'ici la pâleur de la mort. Il se releva un
peu, regarda autour de lui, et sembla demander où il
se trouvait.
"Pouvez-vous m'entendre sans vous fatiguer, Cyrus ?
dit le reporter.
- Oui, répondit l'ingénieur.
- M'est avis, dit alors le marin, que M Smith vous
entendra encore mieux, s'il revient à cette gelée de
tétras, - car c'est du tétras, monsieur Cyrus,"
ajouta-t-il, en lui présentant quelque peu de cette
gelée, à laquelle il mêla, cette fois, des parcelles
de chair.
Cyrus Smith mâcha ces morceaux du tétras, dont les
restes furent partagés entre ses trois compagnons,
qui souffraient de la faim, et trouvèrent le
déjeuner assez maigre.
"Bon ! fit le marin, les victuailles nous attendent
aux Cheminées, car il est bon que vous le sachiez,
monsieur Cyrus, nous avons là-bas, dans le sud,
une maison avec chambres, lits et foyer, et, dans
l'office, quelques douzaines d'oiseaux
que notre Harbert appelle des couroucous. Votre
litière est prête, et, dès que vous vous en sentirez
la force, nous vous transporterons à notre demeure.
- Merci, mon ami, répondit l'ingénieur, encore une
heure ou deux, et nous pourrons partir... Et
maintenant, parlez, Spilett."
Le reporter fit alors le récit de ce qui s'était
passé. Il raconta ces événements que devait ignorer
Cyrus Smith, la dernière chute du ballon,
l'atterrissage sur cette terre inconnue, qui semblait
déserte, quelle qu'elle fût, soit une île, soit
un continent, la découverte des Cheminées, les
recherches entreprises pour retrouver l'ingénieur,
le dévouement de Nab, tout ce qu'on devait à
l'intelligence du fidèle Top, etc.
"Mais, demanda Cyrus Smith d'une voix encore
affaiblie, vous ne m'avez donc pas ramassé sur la
grève ?
- Non, répondit le reporter.
- Et ce n'est pas vous qui m'avez rapporté dans cette
grotte ?
- Non.
- à quelle distance cette grotte est-elle donc des
récifs ?
- à un demi-mille environ, répondit Pencroff, et si
vous êtes étonné, monsieur Cyrus, nous ne sommes
pas moins surpris nous-mêmes de vous voir en cet
endroit !
- En effet, répondit l'ingénieur, qui se ranimait
peu à peu et prenait intérêt à ces détails, en effet,
voilà qui est singulier !
- Mais, reprit le marin, pouvez-vous nous dire ce qui
s'est passé après que vous avez été emporté par le
coup de mer ?"
Cyrus Smith rappela ses souvenirs. Il savait peu
de chose. Le coup de mer l'avait arraché du filet de
l'aérostat. Il s'enfonça d'abord à quelques brasses de
profondeur. Revenu à la surface de la mer, dans cette
demi-obscurité, il sentit un être vivant s'agiter
près de lui. C'était Top, qui s'était précipité à son
secours. En levant les yeux, il n'aperçut plus le
ballon, qui, délesté de son poids et de celui du
chien, était reparti comme une flèche. Il se vit,
au milieu de ces flots courroucés, à une distance
de la côte qui ne devait pas être inférieure à un
demi-mille. Il tenta de lutter contre les lames en
nageant avec vigueur. Top le soutenait par ses
vêtements ; mais un courant de foudre le saisit, le
poussa vers le nord, et, après une demi-heure
d'efforts, il coula, entraînant Top avec lui dans
l'abîme. Depuis ce moment jusqu'au moment où il
venait de se retrouver dans les bras de ses amis,
il n'avait plus souvenir de rien.
"Cependant, reprit Pencroff, il faut que vous ayez
été lancé sur le rivage, et
que vous ayez eu la force de marcher jusqu'ici,
puisque Nab a retrouvé les empreintes de vos pas !
- Oui... il le faut... répondit l'ingénieur en
réfléchissant. Et vous n'avez pas vu trace d'êtres
humains sur cette côte ?
- Pas trace, répondit le reporter. D'ailleurs, si par
hasard quelque sauveur se fût rencontré là, juste à
point, pourquoi vous aurait-il abandonné après vous
avoir arraché aux flots ?
- Vous avez raison, mon cher Spilett. - Dis-moi,
Nab, ajouta l'ingénieur en se tournant vers son
serviteur, ce n'est pas toi qui... tu n'aurais pas
eu un moment d'absence... pendant lequel... Non,
c'est absurde... Est-ce qu'il existe encore
quelques-unes de ces empreintes ? demanda Cyrus
Smith.
- Oui, mon maître, répondit Nab, tenez, à l'entrée,
sur le revers même de cette dune, dans un endroit
abrité du vent et de la pluie. Les autres ont été
effacées par la tempête.
- Pencroff, répondit Cyrus Smith, voulez-vous
prendre mes souliers, et voir s'ils s'appliquent
absolument à ces empreintes !"
Le marin fit ce que demandait l'ingénieur. Harbert
et lui, guidés par Nab, allèrent à l'endroit où
se trouvaient les empreintes, pendant que Cyrus
Smith disait au reporter :
"Il s'est passé là des choses inexplicables !
- Inexplicables, en effet ! répondit Gédéon Spilett.
- Mais n'y insistons pas en ce moment, mon cher
Spilett, nous en causerons plus tard."
Un instant après, le marin, Nab et Harbert
rentraient.
Il n'y avait pas de doute possible. Les souliers de
l'ingénieur s'appliquaient exactement aux empreintes
conservées. Donc, c'était Cyrus Smith qui les avait
laissées sur le sable.
"Allons, dit-il, c'est moi qui aurai éprouvé cette
hallucination, cette absence que je mettais au compte
de Nab ! J'aurai marché comme un somnambule, sans
avoir conscience de mes pas, et c'est Top qui, dans
son instinct, m'aura conduit ici, après m'avoir
arraché des flots... Viens, Top ! Viens, mon chien !"
Le magnifique animal bondit jusqu'à son maître, en
aboyant, et les caresses ne lui furent pas épargnées.
On conviendra qu'il n'y avait pas d'autre explication
à donner aux faits qui avaient amené le sauvetage
de Cyrus Smith, et qu'à Top revenait tout
l'honneur de l'affaire.
Vers midi, Pencroff ayant demandé à Cyrus Smith
si l'on pouvait le transporter,
Cyrus Smith, pour toute réponse, et par un effort
qui attestait la volonté la plus énergique, se leva.
Mais il dut s'appuyer sur le marin, car il serait
tombé.
"Bon ! bon ! fit Pencroff ! - La litière de
monsieur l'ingénieur."
La litière fut apportée. Les branches transversales
avaient été recouvertes de mousses et de longues
herbes. On y étendit Cyrus Smith, et l'on se
dirigea vers la côte, Pencroff à une extrémité des
brancards, Nab à l'autre.
C'étaient huit milles à franchir, mais comme on ne
pourrait aller vite, et qu'il faudrait peut-être
s'arrêter fréquemment, il fallait compter sur un laps
de six heures au moins, avant d'avoir atteint les
Cheminées.
Le vent était toujours violent, mais heureusement il
ne pleuvait plus. Tout couché qu'il fut, l'ingénieur,
accoudé sur son bras, observait la côte, surtout
dans la partie opposée à la mer. Il ne parlait pas,
mais il regardait, et certainement le dessin de cette
contrée avec ses accidents de terrain, ses forêts,
ses productions diverses, se grava dans son esprit.
Cependant, après deux heures de route, la fatigue
l'emporta, et il s'endormit sur la litière.
à cinq heures et demie, la petite troupe arrivait
au pan coupé, et, un peu après, devant les Cheminées.
Tous s'arrêtèrent, et la litière fut déposée sur le
sable. Cyrus Smith dormait profondément et ne se
réveilla pas.
Pencroff, à son extrême surprise, put alors
constater que l'effroyable tempête de la veille avait
modifié l'aspect des lieux. Des éboulements assez
importants s'étaient produits. De gros quartiers de
roche gisaient sur la grève, et un épais tapis
d'herbes marines, varechs et algues, couvrait tout le
rivage. Il était évident que la mer, passant
par-dessus l'îlot, s'était portée jusqu'au pied de
l'énorme courtine de granit.
Devant l'orifice des Cheminées, le sol, profondément
raviné, avait subi un violent assaut des lames.
Pencroff eut comme un pressentiment qui lui
traversa l'esprit. Il se précipita dans le couloir.
Presque aussitôt, il en sortait, et demeurait
immobile, regardant ses compagnons...
Le feu était éteint. Les cendres noyées n'étaient plus
que vase. Le linge brûlé, qui devait servir
d'amadou, avait disparu. La mer avait pénétré
jusqu'au fond des couloirs, et tout bouleversé, tout
détruit à l'intérieur des Cheminées !
CHAPITRE IX
En quelques mots, Gédéon Spilett, Harbert et Nab
furent mis au courant de la situation. Cet accident,
qui pouvait avoir des conséquences fort graves, - du
moins Pencroff l'envisageait ainsi, - produisit des
effets divers sur les compagnons de l'honnête marin.
Nab, tout à la joie d'avoir retrouvé son maître,
n'écouta pas, ou plutôt ne voulut pas même se
préoccuper de ce que disait Pencroff.
Harbert, lui, parut partager dans une certaine
mesure les appréhensions du marin.
Quant au reporter, aux paroles de Pencroff, il
répondit simplement :
"Sur ma foi, Pencroff, voilà qui m'est bien égal !
- Mais, je vous répète que nous n'avons plus de feu !
- Peuh !
- Ni aucun moyen de le rallumer.
- Baste !
- Pourtant, monsieur Spilett...
- Est-ce que Cyrus n'est pas là ? répondit le
reporter. Est-ce qu'il n'est pas vivant, notre
ingénieur ? Il trouvera bien le moyen de nous faire
du feu, lui !
- Et avec quoi ?
- Avec rien."
Qu'eût répondu Pencroff ? Il n'eût pas répondu, car,
au fond, il partageait la confiance que ses
compagnons avaient en Cyrus Smith. L'ingénieur
était pour eux un microcosme, un composé de toute la
science et de toute l'intelligence humaine ! Autant
valait se trouver avec Cyrus dans une île déserte
que sans Cyrus dans la plus industrieuse villa de
l'Union. Avec lui, on ne pouvait manquer de rien.
Avec lui, on ne pouvait désespérer. On serait venu
dire à ces braves gens qu'une éruption volcanique
allait anéantir cette terre, que cette terre allait
s'enfoncer dans les abîmes du Pacifique, qu'ils
eussent imperturbablement répondu : "Cyrus est là !
Voyez Cyrus !"
En attendant, toutefois, l'ingénieur était encore
plongé dans une nouvelle prostration que le transport
avait déterminée, et on ne pouvait faire appel à son
ingéniosité en ce moment. Le souper devait
nécessairement être fort maigre. En effet, toute la
chair de tétras avait été consommée, et il n'existait
aucun moyen de faire cuire un gibier quelconque.
D'ailleurs, les couroucous qui servaient de réserve
avaient disparu. Il fallait donc aviser.
Avant tout, Cyrus Smith fut transporté dans le
couloir central. Là, on parvint à lui arranger une
couche d'algues et de varechs restés à peu près secs.
Le profond sommeil qui s'était emparé de lui ne
pouvait que réparer rapidement ses forces, et mieux,
sans doute, que ne l'eût fait une nourriture
abondante.
La nuit était venue, et, avec elle, la température,
modifiée par une saute du vent dans le nord-est, se
refroidit sérieusement. Or, comme la mer avait détruit
les cloisons établies par Pencroff en certains
points des couloirs, des courants d'air
s'établirent, qui rendirent les Cheminées peu
habitables. L'ingénieur se fût donc trouvé dans des
conditions assez mauvaises, si ses compagnons, se
dépouillant de leur veste ou de leur vareuse, ne
l'eussent soigneusement couvert.
Le souper, ce soir-là, ne se composa que de ces
inévitables lithodomes, dont Harbert et Nab firent
une ample récolte sur la grève. Cependant, à ces
mollusques, le jeune garçon joignit une certaine
quantité d'algues comestibles, qu'il ramassa sur de
hautes roches dont la mer ne devait mouiller les
parois qu'à
l'époque des grandes marées. Ces algues, appartenant
à la famille des fucacées, étaient des espèces de
sargasse qui, sèches, fournissent une matière
gélatineuse assez riche en éléments nutritifs. Le
reporter et ses compagnons, après avoir absorbé une
quantité considérable de lithodomes, sucèrent donc ces
sargasses, auxquelles ils trouvèrent un goût
très-supportable, et il faut dire que, sur les
rivages asiatiques, elles entrent pour une notable
proportion dans l'alimentation des indigènes.
"N'importe ! dit le marin, il est temps que M Cyrus
nous vienne en aide."
Cependant le froid devint très-vif et, par malheur,
il n'y avait aucun moyen de le combattre.
Le marin, véritablement vexé, chercha par tous les
moyens possibles à se procurer du feu. Nab l'aida
même dans cette opération. Il avait trouvé quelques
mousses sèches, et, en frappant deux galets, il
obtint des étincelles ; mais la mousse, n'étant pas
assez inflammable, ne prit pas, et, d'ailleurs, ces
étincelles, qui n'étaient que du silex incandescent,
n'avaient pas la consistance de celles qui
s'échappent du morceau d'acier dans le briquet
usuel. L'opération ne réussit donc pas.
Pencroff, bien qu'il n'eût aucune confiance dans le
procédé, essaya ensuite de frotter deux morceaux de
bois sec l'un contre l'autre, à la manière des
sauvages. Certes, le mouvement que Nab et lui se
donnèrent, s'il se fût transformé en chaleur, suivant
les théories nouvelles, aurait suffi à faire bouillir
une chaudière de steamer ! Le résultat fut nul. Les
morceaux de bois s'échauffèrent, voilà tout, et
encore beaucoup moins que les opérateurs eux-mêmes.
Après une heure de travail, Pencroff était en nage,
et il jeta les morceaux de bois avec dépit.
"Quand on me fera croire que les sauvages allument
du feu de cette façon, dit-il, il fera chaud, même en
hiver ! J'allumerais plutôt mes bras en les frottant
l'un contre l'autre !"
Le marin avait tort de nier le procédé. Il est
constant que les sauvages enflamment le bois au
moyen d'un frottement rapide. Mais toute espèce de
bois n'est pas propre à cette opération, et puis, il
y a "le coup", suivant l'expression consacrée, et il
est probable que Pencroff n'avait pas "le coup".
La mauvaise humeur de Pencroff ne fut pas de longue
durée. Ces deux morceaux de bois rejetés par lui
avaient été repris par Harbert, qui s'évertuait à les
frotter de plus belle. Le robuste marin ne put
retenir un éclat de rire, en voyant les efforts de
l'adolescent pour réussir là où, lui, il avait échoué.
"Frottez, mon garçon, frottez ! dit-il.
- Je frotte, répondit Harbert en riant, mais je n'ai
pas d'autre prétention que de m'échauffer à mon tour
au lieu de grelotter, et bientôt j'aurai aussi chaud
que toi, Pencroff !"
Ce qui arriva. Quoi qu'il en fût, il fallut
renoncer, pour cette nuit, à se procurer du feu.
Gédéon Spilett répéta une vingtième fois que
Cyrus Smith ne serait pas embarrassé pour si peu.
Et, en attendant, il s'étendit dans un des couloirs,
sur la couche de sable. Harbert, Nab et Pencroff
l'imitèrent, tandis que Top dormait aux pieds de son
maître.
Le lendemain, 28 mars, quand l'ingénieur se réveilla,
vers huit heures du matin, il vit ses compagnons près
de lui, qui guettaient son réveil, et, comme la
veille, ses premières paroles furent :
"île ou continent ?"
On le voit, c'était son idée fixe.
"Bon ! répondit Pencroff, nous n'en savons rien,
monsieur Smith !
- Vous ne savez pas encore ?...
- Mais nous le saurons, ajouta Pencroff, quand vous
nous aurez piloté dans ce pays.
- Je crois être en état de l'essayer, répondit
l'ingénieur, qui, sans trop d'efforts, se leva et se
tint debout.
- Voilà qui est bon ! s'écria le marin.
- Je mourais surtout d'épuisement, répondit Cyrus
Smith. Mes amis, un peu de nourriture, et il n'y
paraîtra plus. - Vous avez du feu, n'est-ce pas ?"
Cette demande n'obtint pas une réponse immédiate.
Mais, après quelques instants :
"Hélas ! nous n'avons pas de feu, dit Pencroff, ou
plutôt, monsieur Cyrus, nous n'en avons plus !"
Et le marin fit le récit de ce qui s'était passé la
veille. Il égaya l'ingénieur en lui racontant
l'histoire de leur unique allumette, puis sa tentative
avortée pour se procurer du feu à la façon des
sauvages.
"Nous aviserons, répondit l'ingénieur, et si nous ne
trouvons pas une substance analogue à l'amadou...
- Eh bien ? demanda le marin.
- Eh bien, nous ferons des allumettes.
- Chimiques ?
- Chimiques !
- Ce n'est pas plus difficile que cela," s'écria le
reporter, en frappant sur l'épaule du marin.
Celui-ci ne trouvait pas la chose si simple, mais
il ne protesta pas. Tous sortirent. Le temps était
redevenu beau. Un vif soleil se levait sur l'horizon
de la mer, et piquait de paillettes d'or les
rugosités prismatiques de l'énorme muraille.
Après avoir jeté un rapide coup d'oeil autour de lui,
l'ingénieur s'assit sur un quartier de roche. Harbert
lui offrit quelques poignées de moules et de
sargasses, en disant :
"C'est tout ce que nous avons, monsieur Cyrus.
- Merci, mon garçon, répondit Cyrus Smith, cela
suffira, - pour ce matin, du moins."
Et il mangea avec appétit cette maigre nourriture,
qu'il arrosa d'un peu d'eau fraîche, puisée à la
rivière dans une vaste coquille.
Ses compagnons le regardaient sans parler. Puis,
après s'être rassasié tant bien que mal, Cyrus
Smith, croisant ses bras, dit :
"Ainsi, mes amis, vous ne savez pas encore si le
sort nous a jetés sur un continent ou sur une île ?
- Non, monsieur Cyrus, répondit le jeune garçon.
- Nous le saurons demain, reprit l'ingénieur.
Jusque-là, il n'y a rien à faire.
- Si, répliqua Pencroff.
- Quoi donc ?
- Du feu, dit le marin, qui, lui aussi, avait son
idée fixe.
- Nous en ferons, Pencroff, répondit Cyrus
Smith. - Pendant que vous me transportiez, hier,
n'ai-je pas aperçu, dans l'ouest, une montagne qui
domine cette contrée ?
- Oui, répondit Gédéon Spilett, une montagne qui
doit être assez élevée...
- Bien, reprit l'ingénieur. Demain, nous monterons à
son sommet, et nous verrons si cette terre est une
île ou un continent. Jusque-là, je le répète, rien
à faire.
- Si, du feu ! dit encore l'entêté marin.
- Mais on en fera, du feu ! répliqua Gédéon Spilett.
Un peu de patience, Pencroff !"
Le marin regarda Gédéon Spilett d'un air qui
semblait dire : "S'il n'y a que vous pour en faire,
nous ne tâterons pas du rôti de sitôt !" Mais il se
tut.
Cependant Cyrus Smith n'avait point répondu. Il
semblait fort peu préoccupé
de cette question du feu. Pendant quelques instants,
il demeura absorbé dans ses réflexions. Puis,
reprenant la parole :
"Mes amis, dit-il, notre situation est peut-être
déplorable, mais, en tout cas, elle est fort simple.
Ou nous sommes sur un continent, et alors, au prix de
fatigues plus ou moins grandes, nous gagnerons quelque
point habité, ou bien nous sommes sur une île. Dans
ce dernier cas, de deux choses l'une : si l'île est
habitée, nous verrons à nous tirer d'affaire avec ses
habitants ; si elle est déserte, nous verrons à nous
tirer d'affaire tout seuls.
- Il est certain que rien n'est plus simple, répondit
Pencroff.
- Mais, que ce soit un continent ou une île, demanda
Gédéon Spilett, où pensez-vous, Cyrus, que cet
ouragan nous ait jetés ?
- Au juste, je ne puis le savoir, répondit
l'ingénieur, mais les présomptions sont pour une terre
du Pacifique. En effet, quand nous avons quitté
Richmond, le vent soufflait du nord-est, et sa
violence même prouve que sa direction n'a pas dû
varier. Si cette direction s'est maintenue du
nord-est au sud-ouest, nous avons traversé les états
de la Caroline du Nord, de la Caroline du Sud, de la
Géorgie, le golfe du Mexique, le Mexique lui-même,
dans sa partie étroite, puis une portion de l'océan
Pacifique. Je n'estime pas à moins de six à sept
mille milles la distance parcourue par le ballon, et,
pour peu que le vent ait varié d'un demi-quart, il a
dû nous porter soit sur l'archipel de Mendana, soit
sur les Pomotou, soit même, s'il avait une vitesse
plus grande que je ne le suppose, jusqu'aux terres de
la Nouvelle-Zélande. Si cette dernière hypothèse
s'est réalisée, notre rapatriement sera facile.
Anglais ou Maoris, nous trouverons toujours à qui
parler. Si, au contraire, cette côte appartient à
quelque île déserte d'un archipel micronésien,
peut-être pourrons-nous le reconnaître du haut de ce
cône qui domine la contrée, et alors nous aviserons à
nous établir ici, comme si nous ne devions jamais en
sortir !
- Jamais ! s'écria le reporter. Vous dites : jamais !
mon cher Cyrus ?
- Mieux vaut mettre les choses au pis tout de suite,
répondit l'ingénieur, et ne se réserver que la
surprise du mieux.
- Bien dit ! répliqua Pencroff. Et il faut espérer
aussi que cette île, si c'en est une, ne sera pas
précisément située en dehors de la route des navires !
Ce serait là véritablement jouer de malheur !
- Nous ne saurons à quoi nous en tenir qu'après avoir
fait, et avant tout, l'ascension de la montagne,
répondit l'ingénieur.
- Mais demain, monsieur Cyrus, demanda Harbert,
serez-vous en état de supporter les fatigues de cette
ascension ?
- Je l'espère, répondit l'ingénieur, mais à la
condition que maître Pencroff et toi, mon enfant,
vous vous montriez chasseurs intelligents et adroits.
- Monsieur Cyrus, répondit le marin, puisque vous
parlez de gibier, si, à mon retour, j'étais aussi
certain de pouvoir le faire rôtir que je suis certain
de le rapporter...
- Rapportez toujours, Pencroff," répondit Cyrus
Smith.
Il fut donc convenu que l'ingénieur et le reporter
passeraient la journée aux Cheminées, afin d'examiner
le littoral et le plateau supérieur. Pendant ce temps,
Nab, Harbert et le marin retourneraient à la
forêt, y renouvelleraient la provision de bois, et
feraient main-basse sur toute bête de plume ou de
poil qui passerait à leur portée.
Ils partirent donc, vers dix heures du matin,
Harbert confiant, Nab joyeux, Pencroff murmurant
à part lui :
"Si, à mon retour, je trouve du feu à la maison,
c'est que le tonnerre en personne sera venu
l'allumer !"
Tous trois remontèrent la berge, et, arrivés au coude
que formait la rivière, le marin, s'arrêtant, dit à
ses deux compagnons :
"Commençons-nous par être chasseurs ou bûcherons ?
- Chasseurs, répondit Harbert. Voilà déjà Top qui
est en quête.
- Chassons donc, reprit le marin ; puis, nous
reviendrons ici faire notre provision de bois."
Cela dit, Harbert, Nab et Pencroff, après avoir
arraché trois bâtons au tronc d'un jeune sapin,
suivirent Top, qui bondissait dans les grandes
herbes.
Cette fois, les chasseurs, au lieu de longer le
cours de la rivière, s'enfoncèrent plus directement
au coeur même de la forêt. C'étaient toujours les
mêmes arbres, appartenant pour la plupart à la
famille des pins. En de certains endroits, moins
pressés, isolés par bouquets, ces pins présentaient
des dimensions considérables, et semblaient indiquer,
par leur développement, que cette contrée se trouvait
plus élevée en latitude que ne le supposait
l'ingénieur. Quelques clairières, hérissées de souches
rongées par le temps, étaient couvertes de bois mort,
et formaient ainsi d'inépuisables réserves de
combustible. Puis, la clairière passée, le taillis se
resserrait et devenait presque impénétrable.
Se guider au milieu de ces massifs d'arbres, sans
aucun chemin frayé, était chose assez difficile.
Aussi, le marin, de temps en temps, jalonnait-il sa
route en faisant quelques brisées qui devaient être
aisément reconnaissables. Mais peut-être avait-il eu
tort de ne pas remonter le cours d'eau, ainsi
qu'Harbert et lui avaient fait pendant leur première
excursion, car, après une heure de marche,
pas un gibier ne s'était encore montré. Top, en
courant sous les basses ramures, ne donnait l'éveil
qu'à des oiseaux qu'on ne pouvait approcher. Les
couroucous eux-mêmes étaient absolument invisibles,
et il était probable que le marin serait forcé de
revenir à cette partie marécageuse de la forêt, dans
laquelle il avait si heureusement opéré sa pêche aux
tétras.
"Eh ! Pencroff, dit Nab d'un ton un peu sarcastique,
si c'est là tout le gibier que vous avez promis de
rapporter à mon maître, il ne faudra pas grand feu
pour le faire rôtir !
- Patience, Nab, répondit le marin, ce n'est pas le
gibier qui manquera au retour !
- Vous n'avez donc pas confiance en M Smith ?
- Si.
- Mais vous ne croyez pas qu'il fera du feu ?
- Je le croirai quand le bois flambera dans le foyer.
- Il flambera, puisque mon maître l'a dit !
- Nous verrons !"
Cependant, le soleil n'avait pas encore atteint le
plus haut point de sa course au-dessus de l'horizon.
L'exploration continua donc, et fut utilement
marquée par la découverte qu'Harbert fit d'un arbre
dont les fruits étaient comestibles. C'était le pin
pigeon, qui produit une amande excellente,
très-estimée dans les régions tempérées de
l'Amérique et de l'Europe. Ces amandes étaient dans
un parfait état de maturité, et Harbert les signala
à ses deux compagnons, qui s'en régalèrent.
"Allons, dit Pencroff, des algues en guise de pain,
des moules crues en guise de chair, et des amandes
pour dessert, voilà bien le dîner de gens qui n'ont
plus une seule allumette dans leur poche !
- Il ne faut pas se plaindre, répondit Harbert.
- Je ne me plains pas, mon garçon, répondit Pencroff.
Seulement, je répète que la viande est un peu trop
économisée dans ce genre de repas !
- Top a vu quelque chose !..." s'écria Nab, qui
courut vers un fourré au milieu duquel le chien avait
disparu en aboyant. Aux aboiements de Top se
mêlaient des grognements singuliers.
Le marin et Harbert avaient suivi Nab. S'il y avait
là quelque gibier, ce n'était pas le moment de
discuter comment on pourrait le faire cuire, mais bien
comment on pourrait s'en emparer.
Les chasseurs, à peine entrés dans le taillis, virent
Top aux prises avec un animal qu'il tenait par une
oreille. Ce quadrupède était une espèce de porc long
de deux pieds et demi environ, d'un brun noirâtre
mais moins foncé au ventre, ayant un poil dur et peu
épais, et dont les doigts, alors fortement appliqués
sur le sol, semblaient réunis par des membranes.
Harbert crut reconnaître en cet animal un cabiai,
c'est-à-dire un des plus grands échantillons de
l'ordre des rongeurs.
Cependant, le cabiai ne se débattait pas contre le
chien. Il roulait bêtement ses gros yeux profondément
engagés dans une épaisse couche de graisse. Peut-être
voyait-il des hommes pour la première fois.
Cependant, Nab, ayant assuré son bâton dans sa main,
allait assommer le rongeur, quand celui-ci,
s'arrachant aux dents de Top, qui ne garda qu'un
bout de son oreille, poussa un vigoureux grognement,
se précipita sur Harbert, le renversa à demi, et
disparut à travers bois.
"Ah ! le gueux !" s'écria Pencroff.
Aussitôt tous trois s'étaient lancés sur les traces de
Top, et au moment où ils allaient le rejoindre,
l'animal disparaissait sous les eaux d'une vaste
mare, ombragée par de grands pins séculaires.
Nab, Harbert, Pencroff s'étaient arrêtés,
immobiles. Top s'était jeté à l'eau, mais le cabiai,
caché au fond de la mare, ne paraissait plus.
"Attendons, dit le jeune garçon, car il viendra
bientôt respirer à la surface.
- Ne se noiera-t-il pas ? demanda Nab.
- Non, répondit Harbert, puisqu'il a les pieds
palmés, et c'est presque un amphibie. Mais
guettons-le."
Top était resté à la nage. Pencroff et ses deux
compagnons allèrent occuper chacun un point de la
berge, afin de couper toute retraite au cabiai, que le
chien cherchait en nageant à la surface de la mare.
Harbert ne se trompait pas. Après quelques minutes,
l'animal remonta au-dessus des eaux. Top d'un bond
fut sur lui, et l'empêcha de plonger à nouveau. Un
instant plus tard, le cabiai, traîné jusqu'à la berge,
était assommé d'un coup du bâton de Nab.
"Hurrah ! s'écria Pencroff, qui employait volontiers
ce cri de triomphe. Rien qu'un charbon ardent, et ce
rongeur sera rongé jusqu'aux os !"
Pencroff chargea le cabiai sur son épaule, et,
jugeant à la hauteur du soleil qu'il devait être
environ deux heures, il donna le signal du retour.
L'instinct de Top ne fut pas inutile aux chasseurs,
qui, grâce à l'intelligent animal, purent retrouver
le chemin déjà parcouru. Une demi-heure après, ils
arrivaient au coude de la rivière.
Ainsi qu'il l'avait fait la première fois, Pencroff
établit rapidement un train de bois, bien que, faute
de feu, cela lui semblât une besogne inutile, et, le
train suivant le fil de l'eau, on revint vers les
Cheminées.
Mais, le marin n'en était pas à cinquante pas qu'il
s'arrêtait, poussait de nouveau un hurrah formidable,
et, tendant la main vers l'angle de la falaise :
"Harbert ! Nab ! Voyez !" s'écriait-il.
Une fumée s'échappait et tourbillonnait au-dessus des
roches !
CHAPITRE X
Quelques instants après, les trois chasseurs se
trouvaient devant un foyer pétillant. Cyrus Smith
et le reporter étaient là. Pencroff les regardait
l'un et l'autre, sans mot dire, son cabiai à la main.
"Eh bien, oui, mon brave, s'écria le reporter. Du
feu, du vrai feu, qui
rôtira parfaitement ce magnifique gibier dont nous
nous régalerons tout à l'heure !
- Mais qui a allumé ?... demanda Pencroff.
- Le soleil !"
La réponse de Gédéon Spilett était exacte. C'était
le soleil qui avait fourni cette chaleur dont
s'émerveillait Pencroff. Le marin ne voulait pas en
croire ses yeux, et il était tellement ébahi, qu'il ne
pensait pas à interroger l'ingénieur.
"Vous aviez donc une lentille, monsieur ? demanda
Harbert à Cyrus Smith.
- Non, mon enfant, répondit celui-ci, mais j'en ai
fait une."
Et il montra l'appareil qui lui avait servi de
lentille. C'étaient tout simplement les deux verres
qu'il avait enlevés à la montre du reporter et à la
sienne. Après les avoir remplis d'eau et rendu leurs
bords adhérents au moyen d'un peu de glaise, il
s'était ainsi fabriqué une véritable lentille, qui,
concentrant les rayons solaires sur une mousse bien
sèche, en avait déterminé la combustion.
Le marin considéra l'appareil, puis il regarda
l'ingénieur sans prononcer un mot. Seulement, son
regard en disait long ! Si, pour lui, Cyrus SMith
n'était pas un dieu, c'était assurément plus qu'un
homme. Enfin la parole lui revint, et il s'écria :
"Notez cela, monsieur Spilett, notez cela sur
votre papier !
- C'est noté," répondit le reporter.
Puis, Nab aidant, le marin disposa la broche, et le
cabiai, convenablement vidé, grilla bientôt, comme
un simple cochon de lait, devant une flamme claire
et pétillante.
Les Cheminées étaient redevenues plus habitables,
non-seulement parce que les couloirs s'échauffaient
au feu du foyer, mais parce que les cloisons de
pierres et de sable avaient été rétablies.
On le voit, l'ingénieur et son compagnon avaient bien
employé la journée. Cyrus Smith avait presque
entièrement recouvré ses forces, et s'était essayé en
montant sur le plateau supérieur. De ce point, son
oeil, accoutumé à évaluer les hauteurs et les
distances, s'était longtemps fixé sur ce cône dont il
voulait le lendemain atteindre la cime. Le mont,
situé à six milles environ dans le nord-ouest, lui
parut mesurer trois mille cinq cents pieds au-dessus
du niveau de la mer. Par conséquent, le regard d'un
observateur posté à son sommet pourrait parcourir
l'horizon dans un rayon de cinquante milles au moins.
Il était donc probable que Cyrus Smith résoudrait
aisément cette question "de continent ou d'île", à
laquelle il donnait, non sans raison, le pas sur toutes
les autres.
On soupa convenablement. La chair du cabiai fut
déclarée excellente. Les
sargasses et les amandes de pin pignon complétèrent
ce repas, pendant lequel l'ingénieur parla peu. Il
était préoccupé des projets du lendemain.
Une ou deux fois, Pencroff émit quelques idées sur ce
qu'il conviendrait de faire, mais Cyrus Smith, qui
était évidemment un esprit méthodique, se contenta
de secouer la tête.
"Demain, répétait-il, nous saurons à quoi nous en
tenir, et nous agirons en conséquence."
Le repas terminé, de nouvelles brassées de bois furent
jetées sur le foyer, et les hôtes des Cheminées, y
compris le fidèle Top, s'endormirent d'un profond
sommeil. Aucun incident ne troubla cette nuit
paisible, et le lendemain, - 29 mars, - frais et
dispos, ils se réveillaient, prêts à entreprendre
cette excursion qui devait fixer leur sort.
Tout était prêt pour le départ. Les restes du cabiai
pouvaient nourrir pendant vingt-quatre heures encore
Cyrus Smith et ses compagnons. D'ailleurs, ils
espéraient bien se ravitailler en route. Comme les
verres avaient été remis aux montres de l'ingénieur
et du reporter, Pencroff brûla un peu de ce linge qui
devait servir d'amadou. Quant au silex, il ne devait
pas manquer dans ces terrains d'origine plutonienne.
Il était sept heures et demie du matin, quand les
explorateurs, armés de bâtons, quittèrent les
Cheminées. Suivant l'avis de Pencroff, il parut bon
de prendre le chemin déjà parcouru à travers la
forêt, quitte à revenir par une autre route. C'était
aussi la voie la plus directe pour atteindre la
montagne. On tourna donc l'angle sud, et on suivit la
rive gauche de la rivière, qui fut abandonnée au point
où elle se coudait vers le sud-ouest. Le sentier,
déjà frayé sous les arbres verts, fut retrouvé, et,
à neuf heures, Cyrus Smith et ses compagnons
atteignaient la lisière occidentale de la forêt.
Le sol, jusqu'alors peu accidenté, marécageux d'abord,
sec et sablonneux ensuite, accusait une légère pente,
qui remontait du littoral vers l'intérieur de la
contrée. Quelques animaux, très-fuyards, avaient été
entrevus sous les futaies. Top les faisait lever
lestement, mais son maître le rappelait aussitôt, car
le moment n'était pas venu de les poursuivre. Plus
tard, on verrait. L'ingénieur n'était point homme à se
laisser distraire de son idée fixe. On ne se serait
même pas trompé en affirmant qu'il n'observait le pays,
ni dans sa configuration, ni dans ses productions
naturelles. Son seul objectif, c'était ce mont qu'il
prétendait gravir, et il y allait tout droit.
à dix heures, on fit une halte de quelques minutes.
Au sortir de la forêt, le système orographique de la
contrée avait apparu aux regards. Le mont se
composait de deux cônes. Le premier, tronqué à une
hauteur de deux mille cinq cents pieds environ, était
soutenu par de capricieux contreforts, qui semblaient
se ramifier comme les griffes d'une immense serre
appliquée sur le sol. Entre ces contreforts se
creusaient autant de vallées étroites, hérissées
d'arbres, dont les derniers bouquets s'élevaient
jusqu'à la troncature du premier cône. Toutefois, la
végétation paraissait être moins fournie dans la
partie de la montagne exposée au nord-est, et on y
apercevait des zébrures assez profondes, qui devaient
être des coulées laviques.
Sur le premier cône reposait un second cône,
légèrement arrondi à sa cime, et qui se tenait un
peu de travers. On eût dit un vaste chapeau rond
placé sur l'oreille. Il semblait formé d'une terre
dénudée, que perçaient en maint endroit des roches
rougeâtres.
C'était le sommet de ce second cône qu'il convenait
d'atteindre, et l'arête des contreforts devait
offrir la meilleure route pour y arriver.
"Nous sommes sur un terrain volcanique," avait dit
Cyrus Smith, et ses compagnons, le suivant,
commencèrent à s'élever peu à peu sur le dos d'un
contrefort, qui, par une ligne sinueuse et par
conséquent plus aisément franchissable, aboutissait
au premier plateau.
Les intumescences étaient nombreuses sur ce sol, que
les forces plutoniennes avaient évidemment
convulsionné. çà et là, blocs erratiques, débris
nombreux de basalte, pierres ponces, obsidiennes. Par
bouquets isolés, s'élevaient de ces conifères, qui,
quelques centaines de pieds plus bas, au fond des
étroites gorges, formaient d'épais massifs, presque
impénétrables aux rayons du soleil.
Pendant cette première partie de l'ascension sur les
rampes inférieures, Harbert fit remarquer des
empreintes qui indiquaient le passage récent de
grands animaux, fauves ou autres.
"Ces bêtes-là ne nous céderont peut-être pas
volontiers leur domaine ? dit Pencroff.
- Eh bien, répondit le reporter, qui avait déjà
chassé le tigre aux Indes et le lion en Afrique,
nous verrons à nous en débarrasser. Mais, en attendant,
tenons-nous sur nos gardes !"
Cependant, on s'élevait peu à peu. La route, accrue
par des détours et des obstacles qui ne pouvaient être
franchis directement, était longue. Quelquefois aussi,
le sol manquait subitement, et l'on se trouvait sur le
bord de profondes crevasses qu'il fallait tourner. à
revenir ainsi sur ses pas, afin de suivre quelque
sentier praticable, c'était du temps employé et des
fatigues subies. à midi, quand la petite troupe fit
halte pour déjeuner au pied d'un large bouquet
de sapins, près d'un petit ruisseau qui s'en allait
en cascade, elle se trouvait encore à mi-chemin du
premier plateau, qui, dès lors, ne serait
vraisemblablement atteint qu'à la nuit tombante.
De ce point, l'horizon de mer se développait plus
largement ; mais, sur la droite, le regard, arrêté
par le promontoire aigu du sud-est, ne pouvait
déterminer si la côte se rattachait par un brusque
retour à quelque terre d'arrière plan. à gauche, le
rayon de vue gagnait bien quelques milles au nord ;
toutefois, dès le nord-ouest, au point qu'occupaient
les explorateurs, il était coupé net par l'arête
d'un contrefort bizarrement taillé, qui formait comme
la puissante culée du cône central. On ne pouvait
donc rien pressentir encore de la question que voulait
résoudre Cyrus Smith.
à une heure, l'ascension fut reprise. Il fallut
biaiser vers le sud-ouest et s'engager de nouveau
dans des taillis assez épais. Là, sous le couvert des
arbres, voletaient plusieurs couples de gallinacés
de la famille des faisans. C'étaient des
"tragopans", ornés d'un fanon charnu qui pendait sur
leurs gorges, et de deux minces cornes cylindriques,
plantées en arrière de leurs yeux. Parmi ces couples,
de la taille d'un coq, la femelle était uniformément
brune, tandis que le mâle resplendissait sous son
plumage rouge, semé de petites larmes blanches.
Gédéon Spilett, d'un coup de pierre, adroitement
et vigoureusement lancé, tua un de ces tragopans, que
Pencroff, affamé par le grand air, ne regarda pas
sans quelque convoitise.
Après avoir quitté ce taillis, les ascensionnistes, se
faisant la courte échelle, gravirent sur un espace
de cent pieds un talus très-raide, et atteignirent un
étage supérieur, peu fourni d'arbres, dont le sol
prenait une apparence volcanique. Il s'agissait alors
de revenir vers l'est, en décrivant des lacets qui
rendaient les pentes plus praticables, car elles
étaient alors fort raides, et chacun devait choisir
avec soin l'endroit où se posait son pied. Nab et
Harbert tenaient la tête, Pencroff la queue ; entre
eux, Cyrus et le reporter. Les animaux qui
fréquentaient ces hauteurs - et les traces ne
manquaient pas - devaient nécessairement appartenir
à ces races, au pied sûr et à l'échine souple, des
chamois ou des isards. On en vit quelques-uns, mais
ce ne fut pas le nom que leur donna Pencroff, car, à
un certain moment :
"Des moutons !" s'écria-t-il.
Tous s'étaient arrêtés à cinquante pas d'une
demi-douzaine d'animaux de grande taille, aux fortes
cornes courbées en arrière et aplaties vers la pointe,
à la toison laineuse, cachée sous de longs poils
soyeux de couleur fauve.
Ce n'étaient point des moutons ordinaires, mais une
espèce communément
répandue dans les régions montagneuses des zones
tempérées, à laquelle Harbert donna le nom de
mouflons.
"Ont-ils des gigots et des côtelettes ? demanda le
marin.
- Oui, répondit Harbert.
- Eh bien, ce sont des moutons !" dit Pencroff.
Ces animaux, immobiles entre les débris de basalte,
regardaient d'un oeil étonné, comme s'ils voyaient
pour la première fois des bipèdes humains. Puis,
leur crainte subitement éveillée, ils disparurent en
bondissant sur les roches.
"Au revoir !" leur cria Pencroff d'un ton si comique,
que Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert et Nab
ne purent s'empêcher de rire.
L'ascension continua. On pouvait fréquemment observer,
sur certaines déclivités, des traces de laves,
très-capricieusement striées. De petites solfatares
coupaient parfois la route suivie par les
ascensionnistes, et il fallait en prolonger les bords.
En quelques points, le soufre avait déposé sous la
forme de concrétions cristallines, au milieu de ces
matières qui précèdent généralement les épanchements
laviques, pouzzolanes à grains irréguliers et fortement
torréfiés, cendres blanchâtres faites d'une infinité
de petits cristaux feldspathiques.
Aux approches du premier plateau, formé par la
troncature du cône inférieur, les difficultés de
l'ascension furent très-prononcées. Vers quatre heures,
l'extrême zone des arbres avait été dépassée. Il ne
restait plus, çà et là, que quelques pins grimaçants
et décharnés, qui devaient avoir la vie dure pour
résister, à cette hauteur, aux grands vents du large.
Heureusement pour l'ingénieur et ses compagnons, le
temps était beau, l'atmosphère tranquille, car une
violente brise, à une altitude de trois mille pieds,
eût gêné leurs évolutions. La pureté du ciel au
zénith se sentait à travers la transparence de l'air.
Un calme parfait régnait autour d'eux. Ils ne
voyaient plus le soleil, alors caché par le vaste
écran du cône supérieur, qui masquait le
demi-horizon de l'ouest, et dont l'ombre énorme,
s'allongeant jusqu'au littoral, croissait à mesure
que l'astre radieux s'abaissait dans sa course
diurne. Quelques vapeurs, brumes plutôt que nuages,
commençaient à se montrer dans l'est, et se coloraient
de toutes les couleurs spectrales sous l'action des
rayons solaires.
Cinq cents pieds seulement séparaient alors les
explorateurs du plateau qu'ils voulaient atteindre,
afin d'y établir un campement pour la nuit, mais ces
cinq cents pieds s'accrurent de plus de deux milles
par les zigzags qu'il fallut décrire. Le sol, pour
ainsi dire, manquait sous le pied. Les pentes
présentaient souvent un angle tellement ouvert, que
l'on glissait sur les coulées de laves, quand les
stries, usées par l'air, n'offraient pas un point
d'appui suffisant. Enfin,
le soir se faisait peu à peu, et il était presque
nuit, quand Cyrus Smith et ses compagnons,
très-fatigués par une ascension de sept heures,
arrivèrent au plateau du premier cône.
Il fut alors question d'organiser le campement, et de
réparer ses forces, en soupant d'abord, en dormant
ensuite. Ce second étage de la montagne s'élevait
sur une base de roches, au milieu desquelles on trouva
facilement une retraite. Le combustible n'était pas
abondant. Cependant, on pouvait obtenir du feu au
moyen des mousses et des broussailles sèches qui
hérissaient certaines portions du plateau. Pendant que
le marin préparait son foyer sur des pierres qu'il
disposa à cet usage, Nab et Harbert s'occupèrent
de l'approvisionner en combustible.
Ils revinrent bientôt avec leur charge de broussailles.
Le briquet fut battu, le linge brûlé recueillit les
étincelles du silex, et, sous le souffle de Nab,
un feu pétillant se développa, en quelques instants,
à l'abri des roches.
Ce feu n'était destiné qu'à combattre la température
un peu froide de la nuit, et il ne fut pas employé
à la cuisson du faisan, que Nab réservait pour le
lendemain. Les restes du cabiai et quelques douzaines
d'amandes de pin pignon formèrent les éléments du
souper. Il n'était pas encore six heures et demie
que tout était terminé.
Cyrus Smith eut alors la pensée d'explorer, dans la
demi-obscurité, cette
large assise circulaire qui supportait le cône
supérieur de la montagne. Avant de prendre quelque
repos, il voulait savoir si ce cône pourrait être
tourné à sa base, pour le cas où ses flancs, trop
déclives, le rendraient inaccessible jusqu'à son
sommet. Cette question ne laissait pas de le
préoccuper, car il était possible que, du côté où le
chapeau s'inclinait, c'est-à-dire vers le nord, le
plateau ne fût pas praticable. Or, si la cime de la
montagne ne pouvait être atteinte, d'une part, et si,
de l'autre, on ne pouvait contourner la base du cône,
il serait impossible d'examiner la portion occidentale
de la contrée, et le but de l'ascension serait en
partie manqué.
Donc, l'ingénieur, sans tenir compte de ses fatigues,
laissant Pencroff et Nab organiser la couchée, et
Gédéon Spilett noter les incidents du jour,
commença à suivre la lisière circulaire du plateau,
en se dirigeant vers le nord. Harbert l'accompagnait.
La nuit était belle et tranquille, l'obscurité peu
profonde encore. Cyrus Smith et le jeune garçon
marchaient l'un près de l'autre, sans parler. En de
certains endroits, le plateau s'ouvrait largement
devant eux, et ils passaient sans encombre. En
d'autres, obstrué par les éboulis, il n'offrait qu'une
étroite sente, sur laquelle deux personnes ne
pouvaient marcher de front. Il arriva même qu'après
une marche de vingt minutes, Cyrus Smith et
Harbert durent s'arrêter. à partir de ce point, le
talus des deux cônes affleurait. Plus d'épaulement qui
séparât les deux parties de la montagne. La
contourner sur des pentes inclinées à près de
soixante-dix degrés devenait impraticable.
Mais, si l'ingénieur et le jeune garçon durent
renoncer à suivre une direction circulaire, en
revanche, la possibilité leur fut alors donnée de
reprendre directement l'ascension du cône.
En effet, devant eux s'ouvrait un éventrement
profond du massif. C'était l'égueulement du cratère
supérieur, le goulot, si l'on veut, par lequel
s'échappaient les matières éruptives liquides, à
l'époque où le volcan était encore en activité. Les
laves durcies, les scories encroûtées formaient une
sorte d'escalier naturel, aux marches largement
dessinées, qui devaient faciliter l'accès du sommet
de la montagne.
Un coup d'oeil suffit à Cyrus Smith pour
reconnaître cette disposition, et, sans hésiter,
suivi du jeune garçon, il s'engagea dans l'énorme
crevasse, au milieu d'une obscurité croissante.
C'était encore une hauteur de mille pieds à franchir.
Les déclivités intérieures du cratère seraient-elles
praticables ? On le verrait bien. L'ingénieur
continuerait sa marche ascensionnelle, tant qu'il ne
serait pas arrêté. Heureusement, ces
déclivités, très-allongées et très-sinueuses,
décrivaient un large pas de vis à l'intérieur du
volcan, et favorisaient la marche en hauteur.
Quant au volcan lui-même, on ne pouvait douter qu'il
ne fût complétement éteint. Pas une fumée ne
s'échappait de ses flancs. Pas une flamme ne se
décelait dans les cavités profondes. Pas un
grondement, pas un murmure, pas un tressaillement ne
sortait de ce puits obscur, qui se creusait peut-être
jusqu'aux entrailles du globe. L'atmosphère même,
au dedans de ce cratère, n'était saturée d'aucune
vapeur sulfureuse. C'était plus que le sommeil d'un
volcan, c'était sa complète extinction.
La tentative de Cyrus Smith devait réussir. Peu
à peu, Harbert et lui, en remontant sur les parois
internes, virent le cratère s'élargir au-dessus de
leur tête. Le rayon de cette portion circulaire du
ciel, encadrée par les bords du cône, s'accrut
sensiblement. à chaque pas, pour ainsi dire, que
firent Cyrus Smith et Harbert, de nouvelles
étoiles entrèrent dans le champ de leur vision. Les
magnifiques constellations de ce ciel austral
resplendissaient. Au zénith, brillaient d'un pur
éclat la splendide Antarès du Scorpion, et, non
loin, cette B du Centaure que l'on croit être
l'étoile la plus rapprochée du globe terrestre. Puis,
à mesure que s'évasait le cratère, apparurent
Fomalhaut du Poisson, le Triangle austral, et
enfin, presque au pôle antarctique du monde, cette
étincelante Croix du Sud, qui remplace la Polaire
de l'hémisphère boréal.
Il était près de huit heures, quand Cyrus Smith
et Harbert mirent le pied sur la crête supérieure
du mont, au sommet du cône.
L'obscurité était complète alors, et ne permettait
pas au regard de s'étendre sur un rayon de deux
milles. La mer entourait-elle cette terre inconnue, ou
cette terre se rattachait-elle, dans l'ouest, à
quelque continent du Pacifique ? On ne pouvait
encore le reconnaître. Vers l'ouest, une bande
nuageuse, nettement dessinée à l'horizon, accroissait
les ténèbres, et l'oeil ne savait découvrir si le
ciel et l'eau s'y confondaient sur une même ligne
circulaire.
Mais, en un point de cet horizon, une vague lueur
parut soudain, qui descendait lentement, à mesure que
le nuage montait vers le zénith.
C'était le croissant délié de la lune, déjà près de
disparaître. Mais sa lumière suffit à dessiner
nettement la ligne horizontale, alors détachée du
nuage, et l'ingénieur put voir son image tremblotante
se refléter un instant sur une surface liquide.
Cyrus Smith saisit la main du jeune garçon, et,
d'une voix grave :
"Une île !" dit-il, au moment où le croissant lunaire
s'éteignait dans les flots.
CHAPITRE XI
Une demi-heure plus tard, Cyrus Smith et Harbert
étaient de retour au campement. L'ingénieur se
bornait à dire à ses compagnons que la terre sur
laquelle le hasard les avait jetés était une île, et
que, le lendemain, on aviserait. Puis, chacun
s'arrangea de son mieux pour dormir, et, dans ce trou
de basalte, à une hauteur de deux mille cinq cents
pieds au-dessus du niveau de la mer, par une nuit
paisible, "les insulaires" goûtèrent un repos
profond.
Le lendemain, 30 mars, après un déjeuner sommaire,
dont le tragopan rôti fit tous les frais, l'ingénieur
voulut remonter au sommet du volcan, afin d'observer
avec attention l'île dans laquelle lui et les siens
étaient emprisonnés pour la vie, peut-être, si cette
île était située à une grande distance de toute
terre, ou si elle ne se trouvait pas sur le chemin
des navires qui visitent les archipels de l'océan
Pacifique. Cette fois, ses compagnons le suivirent
dans cette nouvelle exploration. Eux aussi, ils
voulaient voir cette île à laquelle ils allaient
demander de subvenir à tous leurs besoins.
Il devait être sept heures du matin environ, quand
Cyrus Smith, Harbert, Pencroff, Gédéon Spilett
et Nab quittèrent le campement. Aucun ne paraissait
inquiet de la situation qui lui était faite. Ils
avaient foi en eux, sans doute, mais il faut observer
que le point d'appui de cette foi n'était pas le
même chez Cyrus Smith que chez ses compagnons.
L'ingénieur avait confiance, parce qu'il se sentait
capable d'arracher à cette nature sauvage tout ce qui
serait nécessaire à la vie de ses compagnons et à la
sienne, et ceux-ci ne redoutaient rien, précisément
parce que Cyrus Smith était avec eux. Cette nuance
se comprendra. Pencroff surtout, depuis l'incident
du feu rallumé, n'aurait pas désespéré un instant,
quand bien même il se fût trouvé sur un roc nu, si
l'ingénieur eût été avec lui sur ce roc.
"Bah ! dit-il, nous sommes sortis de Richmond, sans
la permission des autorités ! Ce serait bien le
diable si nous ne parvenions pas un jour ou l'autre
à partir d'un lieu où personne ne nous retiendra
certainement !"
Cyrus Smith suivit le même chemin que la veille. On
contourna le cône par le plateau qui formait
épaulement, jusqu'à la gueule de l'énorme crevasse.
Le temps était magnifique. Le soleil montait sur un
ciel pur et couvrait de ses rayons tout le flanc
oriental de la montagne.
Le cratère fut abordé. Il était bien tel que
l'ingénieur l'avait reconnu dans l'ombre, c'est-à-dire
un vaste entonnoir qui allait en s'évasant jusqu'à
une hauteur de mille pieds au-dessus du plateau. Au
bas de la crevasse, de larges et épaisses coulées de
laves serpentaient sur les flancs du mont et
jalonnaient ainsi la route des matières éruptives
jusqu'aux vallées inférieures qui sillonnaient la
portion septentrionale de l'île.
L'intérieur du cratère, dont l'inclinaison ne
dépassait pas trente-cinq à quarante degrés, ne
présentait ni difficultés ni obstacles à l'ascension.
On y remarquait les traces de laves très-anciennes,
qui probablement s'épanchaient par le sommet du cône,
avant que cette crevasse latérale leur eût ouvert une
voie nouvelle.
Quant à la cheminée volcanique qui établissait la
communication entre les couches souterraines et le
cratère, on ne pouvait en estimer la profondeur par
le regard, car elle se perdait dans l'obscurité. Mais,
quant à l'extinction complète du volcan, elle n'était
pas douteuse.
Avant huit heures, Cyrus Smith et ses compagnons
étaient réunis au sommet du cratère, sur une
intumescence conique qui en boursouflait le bord
septentrional.
"La mer ! la mer partout !" s'écrièrent-ils, comme si
leurs lèvres n'eussent pu retenir ce mot qui faisait
d'eux des insulaires.
La mer, en effet, l'immense nappe d'eau circulaire
autour d'eux ! Peut-être, en remontant au sommet du
cône, Cyrus Smith avait-il eu l'espoir de découvrir
quelque côte, quelque île rapprochée, qu'il n'avait
pu apercevoir la veille pendant l'obscurité. Mais rien
n'apparut jusqu'aux limites de l'horizon, c'est-à-dire
sur un rayon de plus de cinquante milles. Aucune
terre en vue. Pas une voile. Toute cette immensité
était déserte, et l'île occupait le centre d'une
circonférence qui semblait être infinie.
L'ingénieur et ses compagnons, muets, immobiles,
parcoururent du regard, pendant quelques minutes,
tous les points de l'Océan. Cet Océan, leurs yeux le
fouillèrent jusqu'à ses plus extrêmes limites. Mais
Pencroff, qui possédait une si merveilleuse
puissance de vision, ne vit rien, et certainement, si
une terre se fût relevée à l'horizon, quand bien
même elle n'eût apparu que sous l'apparence d'une
insaisissable vapeur, le marin l'aurait
indubitablement reconnue,
car c'étaient deux véritables télescopes que la
nature avait fixés sous son arcade sourcilière !
De l'Océan, les regards se reportèrent sur l'île
qu'ils dominaient tout entière, et la première question
qui fut posée le fut par Gédéon Spilett, en ces
termes :
"Quelle peut être la grandeur de cette île ?"
Véritablement, elle ne paraissait pas considérable
au milieu de cet immense Océan.
Cyrus Smith réfléchit pendant quelques instants ; il
observa attentivement le périmètre de l'île, en tenant
compte de la hauteur à laquelle il se trouvait placé ;
puis :
"Mes amis, dit-il, je ne crois pas me tromper en
donnant au littoral de l'île un développement de plus
de cent milles.
- Et conséquemment, sa superficie ?...
- Il est difficile de l'apprécier, répondit
l'ingénieur, car elle est trop capricieusement
découpée."
Si Cyrus Smith ne se trompait pas dans son
évaluation, l'île avait, à peu de chose près,
l'étendue de Malte ou Zante, dans la
Méditerranée ; mais elle était, à la fois, beaucoup
plus irrégulière, et moins riche en caps,
promontoires, pointes, baies, anses ou criques. Sa
forme, véritablement étrange, surprenait le regard,
et quand Gédéon Spilett, sur le conseil de
l'ingénieur, en eut dessiné les contours, on trouva
qu'elle ressemblait à quelque fantastique animal, une
sorte de ptéropode monstrueux, qui eût été endormi à
la surface du Pacifique.
Voici, en effet, la configuration exacte de cette
île, qu'il importe de faire connaître, et dont la
carte fut immédiatement dressée par le reporter avec
une précision suffisante.
La portion est du littoral, c'est-à-dire celle sur
laquelle les naufragés avaient atterri, s'échancrait
largement et bordait une vaste baie terminée au
sud-est par un cap aigu, qu'une pointe avait caché à
Pencroff, lors de sa première exploration. Au
nord-est, deux autres caps fermaient la baie, et
entre eux se creusait un étroit golfe qui ressemblait
à la mâchoire entr'ouverte de quelque formidable
squale.
Du nord-est au nord-ouest, la côte s'arrondissait
comme le crâne aplati d'un fauve, pour se relever
en formant une sorte de gibbosité qui n'assignait
pas
un dessin très-déterminé à cette partie de l'île,
dont le centre était occupé par la montagne
volcanique.
De ce point, le littoral courait assez régulièrement
nord et sud, creusé, aux deux tiers de son périmètre,
par une étroite crique, à partir de laquelle il
finissait en une longue queue, semblable à
l'appendice caudal d'un gigantesque alligator.
Cette queue formait une véritable presqu'île qui
s'allongeait de plus de trente milles en mer, à
compter du cap sud-est de l'île, déjà mentionné, et
elle s'arrondissait en décrivant une rade foraine,
largement ouverte, que dessinait le littoral
inférieur de cette terre si étrangement découpée.
Dans sa plus petite largeur, c'est-à-dire entre les
Cheminées et la crique observée sur la côte
occidentale qui lui correspondait en latitude, l'île
mesurait dix milles seulement ; mais sa plus grande
longueur, de la mâchoire du nord-est à l'extrémité
de la queue du sud-ouest, ne comptait pas moins de
trente milles.
Quant à l'intérieur de l'île, son aspect général était
celui-ci : très-boisée dans toute sa portion
méridionale depuis la montagne jusqu'au littoral, elle
était aride et sablonneuse dans sa partie
septentrionale. Entre le volcan et la côte est,
Cyrus Smith et ses compagnons furent assez surpris
de voir un lac, encadré dans sa bordure d'arbres verts,
dont ils ne soupçonnaient pas l'existence. Vu de
cette hauteur, le lac semblait être au même niveau
que la mer, mais, réflexion faite, l'ingénieur
expliqua à ses compagnons que l'altitude de cette
petite nappe d'eau devait être de trois cents pieds,
car le plateau qui lui servait de bassin n'était que
le prolongement de celui de la côte.
"C'est donc un lac d'eau douce ? demanda Pencroff.
- Nécessairement, répondit l'ingénieur, car il doit
être alimenté par les eaux qui s'écoulent de la
montagne.
- J'aperçois une petite rivière qui s'y jette, dit
Harbert, en montrant un étroit ruisseau, dont la
source devait s'épancher dans les contreforts de
l'ouest.
- En effet, répondit Cyrus Smith, et puisque ce
ruisseau alimente le lac il est probable que du côté
de la mer il existe un déversoir par lequel s'échappe
le trop-plein des eaux. Nous verrons cela à notre
retour."
Ce petit cours d'eau, assez sinueux, et la rivière
déjà reconnue, tel était le système hydrographique,
du moins tel il se développait aux yeux des
explorateurs. Cependant, il était possible que, sous
ces masses d'arbres qui faisaient des deux tiers de
l'île une forêt immense, d'autres rios s'écoulassent
vers la mer. On devait même le supposer, tant cette
région se montrait fertile et riche des plus
magnifiques échantillons de la flore des zones
tempérées. Quant
à la partie septentrionale, nul indice d'eaux
courantes ; peut-être des eaux stagnantes dans la
portion marécageuse du nord-est, mais voilà tout ;
en somme, des dunes, des sables, une aridité
très-prononcée qui contrastait vivement avec
l'opulence du sol dans sa plus grande étendue.
Le volcan n'occupait pas la partie centrale de
l'île. Il se dressait, au contraire, dans la région
du nord-ouest, et semblait marquer la limite des deux
zones. Au sud-ouest, au sud et au sud-est, les
premiers étages des contreforts disparaissaient sous
des masses de verdure. Au nord, au contraire, on
pouvait suivre leurs ramifications, qui allaient
mourir sur les plaines de sable. C'était aussi de ce
côté qu'au temps des éruptions, les épanchements
s'étaient frayés un
passage, et une large chaussée de laves se
prolongeait jusqu'à cette étroite mâchoire qui
formait golfe au nord-est.
Cyrus Smith et les siens demeurèrent une heure
ainsi au sommet de la montagne. L'île se développait
sous leurs regards comme un plan en relief avec ses
teintes diverses, vertes pour les forêts, jaunes pour
les sables, bleues pour les eaux. Ils la saisissaient
dans tout son ensemble, et ce sol caché sous
l'immense verdure, le thalweg des vallées ombreuses,
l'intérieur des gorges étroites, creusées au pied du
volcan, échappaient seuls à leurs investigations.
Restait une question grave à résoudre, et qui devait
singulièrement influer sur l'avenir des naufragés.
L'île était-elle habitée ?
Ce fut le reporter qui posa cette question, à laquelle
il semblait que l'on pût déjà répondre
négativement, après le minutieux examen qui venait
d'être fait des diverses régions de l'île.
Nulle part on n'apercevait l'oeuvre de la main
humaine. Pas une agglomération de cases, pas une
cabane isolée, pas une pêcherie sur le littoral.
Aucune fumée ne s'élevait dans l'air et ne trahissait
la présence de l'homme. Il est vrai, une distance de
trente milles environ séparait les observateurs des
points extrêmes, c'est-à-dire de cette queue qui se
projetait au sud-ouest, et il eût été difficile,
même aux yeux de Pencroff, d'y découvrir une
habitation. On ne pouvait, non plus, soulever ce
rideau de verdure qui couvrait les trois quarts de
l'île, et voir s'il abritait ou non quelque bourgade.
Mais, généralement, les insulaires, dans ces étroits
espaces émergés des flots du Pacifique, habitent
plutôt le littoral, et le littoral paraissait être
absolument désert.
Jusqu'à plus complète exploration, on pouvait donc
admettre que l'île était inhabitée.
Mais était-elle fréquentée, au moins temporairement,
par les indigènes des îles voisines ? à cette
question, il était difficile de répondre. Aucune
terre n'apparaissait dans un rayon d'environ
cinquante milles. Mais cinquante milles peuvent être
facilement franchis, soit par des praos malais, soit
par de grandes pirogues polynésiennes. Tout dépendait
donc de la situation de l'île, de son isolement sur le
Pacifique, ou de sa proximité des archipels.
Cyrus Smith parviendrait-il sans instruments à
relever plus tard sa position en latitude et en
longitude ? Ce serait difficile. Dans le doute, il
était donc convenable de prendre certaines
précautions contre une descente possible des
indigènes voisins.
L'exploration de l'île était achevée, sa configuration
déterminée, son relief coté, son étendue calculée,
son hydrographie et son orographie reconnues. La
disposition des forêts et des plaines avait été
relevée d'une manière générale sur le plan du
reporter. Il n'y avait plus qu'à redescendre les
pentes de la montagne, et à explorer le sol au triple
point de vue de ses ressources minérales,
végétales et animales.
Mais, avant de donner à ses compagnons le signal du
départ, Cyrus Smith leur dit de sa voix calme et
grave :
"Voici, mes amis, l'étroit coin de terre sur lequel
la main du Tout-Puissant nous a jetés. C'est ici que
nous allons vivre, longtemps peut-être. Peut-être
aussi, un secours inattendu nous arrivera-t-il, si
quelque navire passe par hasard... Je dis par hasard,
car cette île est peu importante ; elle n'offre même
pas un
port qui puisse servir de relâche aux bâtiments, et
il est à craindre qu'elle ne soit située en dehors
des routes ordinairement suivies, c'est-à-dire trop
au sud pour les navires qui fréquentent les archipels
du Pacifique, trop au nord pour ceux qui se rendent
à l'Australie en doublant le cap Horn. Je ne veux
rien vous dissimuler de la situation...
- Et vous avez raison, mon cher Cyrus, répondit
vivement le reporter. Vous avez affaire à des hommes.
Ils ont confiance en vous, et vous pouvez compter
sur eux. - N'est-ce pas, mes amis ?
- Je vous obéirai en tout, monsieur Cyrus, dit
Harbert, qui saisit la main de l'ingénieur.
- Mon maître, toujours et partout ! s'écria Nab.
- Quant à moi, dit le marin, que je perde mon nom si
je boude à la besogne, et si vous le voulez bien,
monsieur Smith, nous ferons de cette île une petite
Amérique ! Nous y bâtirons des villes, nous y
établirons des chemins de fer, nous y installerons des
télégraphes, et un beau jour, quand elle sera bien
transformée, bien aménagée, bien civilisée, nous
irons l'offrir au gouvernement de l'Union !
Seulement, je demande une chose.
- Laquelle ? répondit le reporter.
- C'est de ne plus nous considérer comme des
naufragés, mais bien comme des colons qui sont
venus ici pour coloniser !"
Cyrus Smith ne put s'empêcher de sourire, et la
motion du marin fut adoptée. Puis, il remercia ses
compagnons, et ajouta qu'il comptait sur leur
énergie et sur l'aide du ciel.
"Eh bien ! en route pour les Cheminées ! s'écria
Pencroff.
- Un instant, mes amis, répondit l'ingénieur, il me
paraît bon de donner un nom à cette île, ainsi
qu'aux caps, aux promontoires, aux cours d'eau que
nous avons sous les yeux.
- Très-bon, dit le reporter. Cela simplifiera à
l'avenir les instructions que nous pourrons avoir à
donner ou à suivre.
- En effet, reprit le marin, c'est déjà quelque chose
de pouvoir dire où l'on va et d'où l'on vient. Au
moins, on a l'air d'être quelque part.
- Les Cheminées, par exemple, dit Harbert.
- Juste ! répondit Pencroff. Ce nom-là, c'était
déjà plus commode, et cela m'est venu tout seul.
Garderons-nous à notre premier campement ce nom de
Cheminées, monsieur Cyrus ?
- Oui, Pencroff, puisque vous l'avez baptisé ainsi.
- Bon, quant aux autres, ce sera facile, reprit le
marin, qui était en verve.
Donnons-leur des noms comme faisaient les Robinsons
dont Harbert m'a lu plus d'une fois l'histoire :
"la baie Providence", la "pointe des Cachalots", le
"cap de l'Espoir trompé" !...
- Ou plutôt les noms de M Smith, répondit
Harbert, de M Spilett, de Nab !...
- Mon nom ! s'écria Nab, en montrant ses dents
étincelantes de blancheur.
- Pourquoi pas ? répliqua Pencroff. Le "port Nab",
cela ferait très-bien ! Et le "cap Gédéon..."
- Je préférerais des noms empruntés à notre pays,
répondit le reporter, et qui nous rappelleraient
l'Amérique.
- Oui, pour les principaux, dit alors Cyrus Smith,
pour ceux des baies ou des mers, je l'admets
volontiers. Que nous donnions à cette vaste baie de
l'est le nom de baie de l'Union, par exemple, à
cette large échancrure du sud, celui de baie
Washington, au mont qui nous porte en ce moment,
celui de mont Franklin, à ce lac qui s'étend sous nos
regards, celui de lac Grant, rien de mieux, mes
amis. Ces noms nous rappelleront notre pays et ceux
des grands citoyens qui l'ont honoré ; mais pour
les rivières, les golfes, les caps, les promontoires,
que nous apercevons du haut de cette montagne,
choisissons des dénominations que rappellent plutôt
leur configuration particulière. Elles se graveront
mieux dans notre esprit, et seront en même temps
plus pratiques. La forme de l'île est assez étrange
pour que nous ne soyons pas embarrassés d'imaginer
des noms qui fassent figure. Quant aux cours d'eau
que nous ne connaissons pas, aux diverses parties de
la forêt que nous explorerons plus tard, aux criques
qui seront découvertes dans la suite, nous les
baptiserons à mesure qu'ils se présenteront à nous.
Qu'en pensez-vous, mes amis ?"
La proposition de l'ingénieur fut unanimement
admise par ses compagnons. L'île était là sous leurs
yeux comme une carte déployée, et il n'y avait qu'un
nom à mettre à tous ses angles rentrants ou sortants,
comme à tous ses reliefs. Gédéon Spilett les
inscrirait à mesure, et la nomenclature géographique
de l'île serait définitivement adoptée.
Tout d'abord, on nomma baie de l'Union, baie
Washington et mont Franklin, les deux baies et la
montagne, ainsi que l'avait fait l'ingénieur.
"Maintenant, dit le reporter, à cette presqu'île qui
se projette au sud-ouest de l'île, je proposerai
de donner le nom de presqu'île Serpentine, et celui
de promontoire du Reptile (Reptile-end) à la
queue recourbée qui la termine, car c'est
véritablement une queue de reptile.
- Adopté, dit l'ingénieur.
- à présent, dit Harbert, cette autre extrémité de
l'île, ce golfe qui ressemble si singulièrement à une
mâchoire ouverte, appelons-le golfe du Requin
(Shark-gulf).
- Bien trouvé ! s'écria Pencroff, et nous
compléterons l'image en nommant cap Mandibule
(Mandible-cape) les deux parties de la mâchoire.
- Mais il y a deux caps, fit observer le reporter.
- Eh bien ! répondit Pencroff, nous aurons le cap
Mandibule-Nord et le cap Mandibule-Sud.
- Ils sont inscrits, répondit Gédéon Spilett.
- Reste à nommer la pointe à l'extrémité sud-est de
l'île, dit Pencroff.
- C'est-à-dire l'extrémité de la baie de l'Union ?
répondit Harbert.
- Cap de la Griffe (Claw-cape)," s'écria aussitôt
Nab, qui voulait aussi, lui, être parrain d'un
morceau quelconque de son domaine.
Et, en vérité, Nab avait trouvé une dénomination
excellente, car ce cap représentait bien la
puissante griffe de l'animal fantastique que figurait
cette île si singulièrement dessinée.
Pencroff était enchanté de la tournure que prenaient
les choses, et les imaginations, un peu surexcitées,
eurent bientôt donné :
à la rivière qui fournissait l'eau potable aux
colons, et près de laquelle le ballon les avait
jetés, le nom de la Mercy, - un véritable
remerciement à la Providence ;
à l'îlot sur lequel les naufragés avaient pris pied
tout d'abord, le nom de l'îlot du Salut
(Safety-island) ;
Au plateau qui couronnait la haute muraille de
granit, au-dessus des Cheminées, et d'où le regard
pouvait embrasser toute la vaste baie, le nom de
plateau de Grande-vue ;
Enfin à tout ce massif d'impénétrables bois qui
couvraient la presqu'île Serpentine, le nom de
forêts du Far-West.
La nomenclature des parties visibles et connues de
l'île était ainsi terminée, et, plus tard, on la
compléterait au fur et à mesure des nouvelles
découvertes.
Quant à l'orientation de l'île, l'ingénieur l'avait
déterminée approximativement par la hauteur et la
position du soleil, ce qui mettait à l'est la baie
de l'Union et tout le plateau de Grande-Vue. Mais
le lendemain, en prenant l'heure exacte du lever et du
coucher du soleil, et en relevant sa position au
demi-temps écoulé entre ce lever et ce coucher, il
comptait fixer exactement le nord de l'île, car,
par suite de sa situation dans l'hémisphère austral,
le soleil, au moment précis
de sa culmination, passait au nord, et non pas au
midi, comme, en son mouvement apparent, il semble le
faire pour les lieux situés dans l'hémisphère boréal.
Tout était donc terminé, et les colons n'avaient
plus qu'à redescendre le mont Franklin pour revenir
aux Cheminées, lorsque Pencroff de s'écrier :
"Eh bien ! nous sommes de fameux étourdis !
- Pourquoi cela ? demanda Gédéon Spilett, qui avait
fermé son carnet, et se levait pour partir.
- Et notre île ? Comment ! Nous avons oublié de la
baptiser ?"
Harbert allait proposer de lui donner le nom de
l'ingénieur, et tous ses compagnons y eussent
applaudi, quand Cyrus Smith dit simplement :
"Appelons-la du nom d'un grand citoyen, mes amis,
de celui qui lutte maintenant pour défendre l'unité
de la république américaine ! Appelons-la l'île
Lincoln !"
Trois hurrahs furent la réponse faite à la
proposition de l'ingénieur.
Et ce soir-là, avant de s'endormir, les nouveaux
colons causèrent de leur pays absent ; ils parlèrent
de cette terrible guerre qui l'ensanglantait ; ils ne
pouvaient douter que le Sud ne fût bientôt réduit, et
que la cause du Nord, la cause de la justice, ne
triomphât, grâce à Grant, grâce à Lincoln !
Or, ceci se passait le 30 mars 1865, et ils ne
savaient guère que, seize jours après, un crime
effroyable serait commis à Washington, et que, le
vendredi saint, Abraham Lincoln tomberait sous la
balle d'un fanatique.
CHAPITRE XII
Les colons de l'île Lincoln jetèrent un dernier
regard autour d'eux, ils firent le tour du cratère
par son étroite arête, et, une demi-heure après, ils
étaient redescendus sur le premier plateau, à leur
campement de la nuit.
Pencroff pensa qu'il était l'heure de déjeuner, et,
à ce propos, il fut question de régler les deux
montres de Cyrus Smith et du reporter.
On sait que celle de Gédéon Spilett avait été
respectée par l'eau de mer, puisque le reporter avait
été jeté tout d'abord sur le sable, hors de l'atteinte
des lames. C'était un instrument établi dans des
conditions excellentes, un véritable chronomètre
de poche, que Gédéon Spilett n'avait jamais oublié
de remonter soigneusement chaque jour.
Quant à la montre de l'ingénieur, elle s'était
nécessairement arrêtée pendant le temps que Cyrus
Smith avait passé dans les dunes.
L'ingénieur la remonta donc, et, estimant
approximativement par la hauteur du soleil qu'il
devait être environ neuf heures du matin, il mit sa
montre à cette heure.
Gédéon Spilett allait l'imiter, quand l'ingénieur,
l'arrêtant de la main, lui dit :
"Non, mon cher Spilett, attendez. Vous avez
conservé l'heure de Richmond, n'est-ce pas ?
- Oui, Cyrus.
- Par conséquent, votre montre est réglée sur le
méridien de cette ville, méridien qui est à peu près
celui de Washington ?
- Sans doute.
- Eh bien, conservez-la ainsi. Contentez-vous de la
remonter très-exactement, mais ne touchez pas aux
aiguilles. Cela pourra nous servir.
- à quoi bon ?" pensa le marin.
On mangea, et si bien, que la réserve de gibier et
d'amandes fut totalement épuisée. Mais Pencroff
ne fut nullement inquiet. On se réapprovisionnerait
en route. Top, dont la portion avait été fort
congrue, saurait bien trouver quelque nouveau gibier
sous le couvert des taillis. En outre, le marin
songeait à demander tout simplement à l'ingénieur
de fabriquer de la poudre, un ou deux fusils de
chasse, et il pensait que cela ne souffrirait aucune
difficulté.
En quittant le plateau, Cyrus Smith proposa à ses
compagnons de prendre un nouveau chemin pour revenir
aux Cheminées. Il désirait reconnaître ce lac
Grant si magnifiquement encadré dans sa bordure
d'arbres. On suivit donc la crête de l'un des
contreforts, entre lesquels le creek qui l'alimentait,
prenait probablement sa source. En causant, les
colons n'employaient plus déjà que les noms propres
qu'ils venaient de choisir, et cela facilitait
singulièrement l'échange de leurs idées. Harbert
et Pencroff - l'un jeune et l'autre un peu
enfant - étaient enchantés, et, tout en marchant, le
marin disait :
"Hein ! Harbert ! comme cela va ! Pas possible de
nous perdre, mon garçon, puisque, soit que nous
suivions la route du lac Grant, soit que nous
rejoignions la Mercy à travers les bois du
Far-West, nous arriverons nécessairement au plateau
de Grande-Vue, et, par conséquent, à la baie de
l'Union !"
Il avait été convenu que, sans former une troupe
compacte, les colons ne s'écarteraient pas trop les
uns des autres. Très-certainement, quelques animaux
dangereux habitaient ces épaisses forêts de l'île, et
il était prudent de se tenir sur ses gardes. Le plus
généralement, Pencroff, Harbert et Nab marchaient
en tête, précédés de Top, qui fouillait les moindres
coins. Le reporter et l'ingénieur allaient de
compagnie, Gédéon Spilett, prêt à noter tout
incident,
l'ingénieur, silencieux la plupart du temps, et ne
s'écartant de sa route que pour ramasser, tantôt une
chose, tantôt une autre, substance minérale ou
végétale, qu'il mettait dans sa poche sans faire
aucune réflexion.
"Que diable ramasse-t-il donc ainsi ? murmurait
Pencroff. J'ai beau regarder, je ne vois rien qui
vaille la peine de se baisser !"
Vers dix heures, la petite troupe descendait les
dernières rampes du mont Franklin. Le sol n'était
encore semé que de buissons et de rares arbres. On
marchait sur une terre jaunâtre et calcinée,
formant une plaine longue d'un mille environ, qui
précédait la lisière des bois. De gros quartiers de ce
basalte qui, suivant les expériences de Bischof, a
exigé, pour se refroidir, trois cent
cinquante millions d'années, jonchaient la plaine,
très-tourmentée par endroits. Cependant, il n'y avait
pas trace des laves, qui s'étaient plus
particulièrement épanchées par les pentes
septentrionales.
Cyrus Smith croyait donc atteindre, sans incident,
le cours du creek, qui, suivant lui, devait se
dérouler sous les arbres, à la lisière de la plaine,
quand il vit revenir précipitamment Harbert, tandis
que Nab et le marin se dissimulaient derrière les
roches.
"Qu'y a-t-il, mon garçon ? demanda Gédéon Spilett.
- Une fumée, répondit Harbert. Nous avons vu une
fumée monter entre les roches, à cent pas de nous.
- Des hommes en cet endroit ? s'écria le reporter.
- évitons de nous montrer avant de savoir à qui nous
avons affaire, répondit Cyrus Smith. Je redoute
plutôt les indigènes, s'il y en a sur cette île, que
je ne les désire. Où est Top ?
- Top est en avant.
- Et il n'aboie pas ?
- Non.
- C'est bizarre. Néanmoins, essayons de le rappeler."
En quelques instants, l'ingénieur, Gédéon Spilett
et Harbert avaient rejoint leurs deux compagnons,
et, comme eux, ils s'effacèrent derrière des débris
de basalte.
De là, ils aperçurent, très-visiblement, une fumée
qui tourbillonnait en s'élevant dans l'air, fumée
dont la couleur jaunâtre était très-caractérisée.
Top, rappelé par un léger sifflement de son maître,
revint, et celui-ci, faisant signe à ses compagnons
de l'attendre, se glissa entre les roches.
Les colons, immobiles, attendaient avec une certaine
anxiété le résultat de cette exploration, quand un
appel de Cyrus Smith les fit accourir. Ils le
rejoignirent aussitôt, et furent tout d'abord
frappés de l'odeur désagréable qui imprégnait
l'atmosphère.
Cette odeur, aisément reconnaissable, avait suffi à
l'ingénieur pour deviner ce qu'était cette fumée
qui, tout d'abord, avait dû l'inquiéter, et non sans
raison.
"Ce feu, dit-il, ou plutôt cette fumée, c'est la
nature seule qui en fait les frais. Il n'y a là
qu'une source sulfureuse, qui nous permettra de
traiter efficacement nos laryngites.
- Bon ! s'écria Pencroff. Quel malheur que je ne sois
pas enrhumé !"
Les colons se dirigèrent alors vers l'endroit d'où
s'échappait la fumée. Là, ils
virent une source sulfurée sodique, qui coulait
assez abondamment entre les roches, et dont les
eaux dégageaient une vive odeur d'acide
sulfhydrique, après avoir absorbé l'oxygène de l'air.
Cyrus Smith, y trempant la main, trouva ces eaux
onctueuses au toucher. Il les goûta, et reconnut que
leur saveur était un peu douceâtre. Quant à leur
température, il l'estima à quatre-vingt-quinze
degrés Fahrenheit (35 degrés centig au-dessus de
zéro). Et Harbert lui ayant demandé sur quoi il
basait cette évaluation :
"Tout simplement, mon enfant, dit-il, parce que, en
plongeant ma main dans cette eau, je n'ai éprouvé
aucune sensation de froid ni de chaud. Donc, elle
est à la même température que le corps humain, qui est
environ de quatre-vingt-quinze degrés."
Puis, la source sulfurée n'offrant aucune utilisation
actuelle, les colons se dirigèrent vers l'épaisse
lisière de la forêt, qui se développait à quelques
centaines de pas.
Là, ainsi qu'on l'avait présumé, le ruisseau
promenait ses eaux vives et limpides entre de hautes
berges de terre rouge, dont la couleur décelait la
présence de l'oxyde de fer. Cette couleur fit
immédiatement donner à ce cours d'eau le nom de
Creek-Rouge.
Ce n'était qu'un large ruisseau, profond et clair,
formé des eaux de la montagne, qui, moitié rio,
moitié torrent, ici coulant paisiblement sur le
sable, là grondant sur des têtes de roche ou se
précipitant en cascade, courait ainsi vers le lac
sur une longueur d'un mille et demi et une largeur
variable de trente à quarante pieds. Ses eaux étaient
douces, ce qui devait faire supposer que celles
du lac l'étaient aussi. Circonstance heureuse, pour
le cas où l'on trouverait sur ses bords une demeure
plus convenable que les Cheminées.
Quant aux arbres qui, quelques centaines de pieds
en aval, ombrageaient les rives du creek, ils
appartenaient pour la plupart aux espèces qui abondent
dans la zone modérée de l'Australie ou de la
Tasmanie, et non plus à celles de ces conifères qui
hérissaient la portion de l'île déjà explorée à
quelques milles du plateau de Grande-Vue. à cette
époque de l'année, au commencement de ce mois
d'avril, qui représente dans cet hémisphère le mois
d'octobre, c'est-à-dire au début de l'automne, le
feuillage ne leur manquait pas encore. C'étaient plus
particulièrement des casuarinas et des eucalyptus,
dont quelques-uns devaient fournir au printemps
prochain une manne sucrée tout à fait analogue à la
manne d'Orient. Des bouquets de cèdres australiens
s'élevaient aussi dans les clairières, revêtues de
ce haut gazon que l'on appelle "tussac" dans la
Nouvelle-Hollande ; mais le cocotier, si abondant
sur les archipels du Pacifique, semblait manquer à
l'île, dont la latitude était sans doute trop
basse.
"Quel malheur ! dit Harbert, un arbre si utile et qui
a de si belles noix !"
Quant aux oiseaux, ils pullulaient entre ces
ramures un peu maigres des eucalyptus et des
casuarinas, qui ne gênaient pas le déploiement de
leurs ailes. Kakatoès noirs, blancs ou gris,
perroquets et perruches, au plumage nuancé de
toutes les couleurs, "rois", d'un vert éclatant et
couronnés de rouge, loris bleus, "blues-mountains",
semblaient ne se laisser voir qu'à travers un prisme,
et voletaient au milieu d'un caquetage assourdissant.
Tout à coup, un bizarre concert de voix
discordantes retentit au milieu d'un fourré. Les
colons entendirent successivement le chant des
oiseaux, le cri des quadrupèdes, et une sorte de
clapement qu'ils auraient pu croire échappé aux
lèvres d'un indigène. Nab et Harbert s'étaient
élancés vers ce buisson, oubliant les principes de la
prudence la plus élémentaire. Très-heureusement, il
n'y avait là ni fauve redoutable, ni indigène
dangereux, mais tout simplement une demi-douzaine de
ces oiseaux moqueurs et chanteurs, que l'on reconnut
être des "faisans de montagne". Quelques coups de
bâton, adroitement portés, terminèrent la scène
d'imitation, ce qui procura un excellent gibier pour
le dîner du soir.
Harbert signala aussi de magnifiques pigeons, aux
ailes bronzées, les uns surmontés d'une crête
superbe, les autres drapés de vert, comme leurs
congénères de Port-Macquarie ; mais il fut
impossible de les atteindre, non plus que des
corbeaux et des pies, qui s'enfuyaient par bandes.
Un coup de fusil à petit plomb eût fait une
hécatombe de ces volatiles, mais les chasseurs en
étaient encore réduits, comme armes de jet, à la
pierre, comme armes de hast, au bâton, et ces engins
primitifs ne laissaient pas d'être très-insuffisants.
Leur insuffisance fut démontrée plus clairement
encore, quand une troupe de quadrupèdes, sautillant,
bondissant, faisant des sauts de trente pieds,
véritables mammifères volants, s'enfuirent par-dessus
les fourrés, si prestement et à de telles hauteurs,
qu'on aurait pu croire qu'ils passaient d'un arbre à
l'autre, comme des écureuils.
"Des kangourous ! s'écria Harbert.
- Et cela se mange ? répliqua Pencroff.
- Préparé à l'étuvée, répondit le reporter, cela
vaut la meilleure venaison !..."
Gédéon Spilett n'avait pas achevé cette phrase
excitante, que le marin, suivi de Nab et d'Harbert,
s'était lancé sur les traces des kangourous. Cyrus
Smith les rappela, vainement. Mais ce devait être
vainement aussi que les chasseurs allaient
poursuivre ce gibier élastique, qui rebondissait comme
une balle. Après cinq minutes de course, ils étaient
essoufflés, et la bande disparaissait dans le taillis.
Top n'avait pas eu plus de succès que ses maîtres.
"Monsieur Cyrus, dit Pencroff, lorsque l'ingénieur
et le reporter l'eurent rejoint, Monsieur Cyrus,
vous voyez bien qu'il est indispensable de fabriquer
des fusils. Est-ce que cela sera possible ?
- Peut-être, répondit l'ingénieur, mais nous
commencerons d'abord par fabriquer des arcs et des
flèches, et je ne doute pas que vous ne deveniez aussi
adroits à les manier que des chasseurs australiens.
- Des flèches, des arcs ! dit Pencroff avec une moue
dédaigneuse. C'est bon pour des enfants !
- Ne faites pas le fier, ami Pencroff, répondit le
reporter. Les arcs et les flèches ont suffi, pendant
des siècles, à ensanglanter le monde. La poudre n'est
que d'hier, et la guerre est aussi vieille que la
race humaine, - malheureusement !
- C'est ma foi vrai, monsieur Spilett, répliqua le
marin, et je parle toujours trop vite. Faut
m'excuser !"
Cependant, Harbert, tout à sa science favorite,
l'histoire naturelle, fit un retour sur les kangourous,
en disant :
"Du reste, nous avons eu affaire là à l'espèce la plus
difficile à prendre. C'étaient des géants à longue
fourrure grise ; mais, si je ne me trompe, il existe
des kangourous noirs et rouges, des kangourous de
rochers, des kangourous-rats, dont il est plus aisé
de s'emparer. On en compte une douzaine d'espèces...
- Harbert, répliqua sentencieusement le marin, il
n'y a pour moi qu'une seule espèce de kangourou, le
"kangourou à la broche", et c'est précisément celle
qui nous manquera ce soir !"
On ne put s'empêcher de rire en entendant la nouvelle
classification de maître Pencroff. Le brave marin ne
cacha point son regret d'en être réduit pour dîner
aux faisans-chanteurs ; mais la fortune devait se
montrer encore une fois complaisante pour lui.
En effet, Top, qui sentait bien que son intérêt
était en jeu, allait et furetait partout avec un
instinct doublé d'un appétit féroce. Il était même
probable que si quelque pièce de gibier lui tombait
sous la dent, il n'en resterait guère aux chasseurs,
et que Top chassait alors pour son propre compte ;
mais Nab le surveillait, et il fit bien.
Vers trois heures, le chien disparut dans les
broussailles, et de sourds grognements indiquèrent
bientôt qu'il était aux prises avec quelque animal.
Nab s'élança, et, effectivement, il aperçut Top
dévorant avec avidité un quadrupède, et que, dix
secondes plus tard, il eût été impossible de
reconnaître dans l'estomac de Top. Mais,
très-heureusement, le chien était tombé sur une
nichée ; il avait fait coup triple, et deux autres
rongeurs - les animaux en question appartenaient à
cet ordre - gisaient étranglés sur le sol.
Nab reparut donc triomphalement, tenant de chaque
main un de ces rongeurs, dont la taille dépassait
celle d'un lièvre. Leur pelage jaune était mélangé de
taches verdâtres, et leur queue n'existait qu'à
l'état rudimentaire.
Des citoyens de l'Union ne pouvaient hésiter à
donner à ces rongeurs le nom qui leur convenait.
C'étaient des "maras", sorte d'agoutis, un peu plus
grands que leurs congénères des contrées tropicales,
véritables lapins d'Amérique, aux longues oreilles,
aux mâchoires armées sur chaque côté de cinq
molaires, ce qui les distingue précisément des
agoutis.
"Hurrah ! s'écria Pencroff. Le rôti est arrivé ! Et,
maintenant, nous pouvons rentrer à la maison !"
La marche, un instant interrompue, fut reprise. Le
Creek-Rouge roulait toujours ses eaux limpides sous
la voûte des casuarinas, des banksias et des
gommiers gigantesques. Des liliacées superbes
s'élevaient jusqu'à une hauteur de vingt pieds.
D'autres espèces arborescentes, inconnues au jeune
naturaliste, se penchaient sur le ruisseau, que l'on
entendait murmurer sous ces berceaux de verdure.
Cependant, le cours d'eau s'élargissait sensiblement,
et Cyrus Smith était porté à croire qu'il aurait
bientôt atteint son embouchure. En effet, au sortir
d'un épais massif de beaux arbres, elle apparut
tout à coup.
Les explorateurs étaient arrivés sur la rive
occidentale du lac Grant. L'endroit valait la peine
d'être regardé. Cette étendue d'eau, d'une
circonférence de sept milles environ et d'une
superficie de deux cent cinquante acres, reposait
dans une bordure d'arbres variés. Vers l'est, à
travers un rideau de verdure pittoresquement relevé
en certains endroits, apparaissait un étincelant
horizon de mer. Au nord, le lac traçait une courbure
légèrement concave, qui contrastait avec le dessin
aigu de sa pointe inférieure. De nombreux oiseaux
aquatiques fréquentaient les rives de ce petit
Ontario, dont les "mille îles" de son homonyme
américain étaient représentées par un rocher qui
émergeait de sa surface, à quelques centaines de
pieds de la rive méridionale. Là, vivaient en commun
plusieurs couples de martins-pêcheurs, perchés sur
quelque pierre, graves, immobiles, guettant
les poissons au passage, puis, s'élançant, plongeant
en faisant entendre un cri aigu, et reparaissant,
la proie au bec. Ailleurs, sur les rives et sur
l'îlot, se pavanaient des canards sauvages, des
pélicans, des poules d'eau, des becs-rouges, des
philédons, munis d'une langue en forme de pinceau,
et un ou deux échantillons de ces menures splendides,
dont la queue se développe comme les montants
gracieux d'une lyre.
Quant aux eaux du lac, elles étaient douces,
limpides, un peu noires, et à certains
bouillonnements, aux cercles concentriques qui
s'entre-croisaient à leur surface, on ne pouvait
douter qu'elles ne fussent très-poissonneuses.
"Il est vraiment beau ! ce lac, dit Gédéon
Spilett. On vivrait sur ses bords !
- On y vivra !" répondit Cyrus Smith.
Les colons, voulant alors revenir par le plus court
aux Cheminées, descendirent jusqu'à l'angle formé
au sud par la jonction des rives du lac. Ils se
frayèrent, non sans peine, un chemin à travers ces
fourrés et ces broussailles, que la main de l'homme
n'avait jamais encore écartés, et ils se dirigèrent
ainsi vers le littoral, de manière à arriver au nord
du plateau de Grande-Vue. Deux milles furent franchis
dans cette direction, puis, après le dernier rideau
d'arbres, apparut le plateau, tapissé d'un épais
gazon, et, au delà, la mer infinie.
Pour revenir aux cheminées, il suffisait de traverser
obliquement le plateau sur un espace d'un mille et de
redescendre jusqu'au coude formé par le premier
détour de la Mercy. Mais l'ingénieur désirait
reconnaître comment et par où s'échappait le
trop-plein des eaux du lac, et l'exploration fut
prolongée sous les arbres pendant un mille et demi
vers le nord. Il était probable, en effet, qu'un
déversoir existait quelque part, et sans doute à
travers une coupée du granit. Ce lac n'était, en
somme, qu'une immense vasque, qui s'était remplie
peu à peu par le débit du creek, et il fallait bien
que son trop-plein s'écoulât à la mer par quelque
chute. S'il en était ainsi, l'ingénieur pensait
qu'il serait peut-être possible d'utiliser cette
chute et de lui emprunter sa force, actuellement
perdue sans profit pour personne. On continua donc à
suivre les rives du lac Grant, en remontant le
plateau ; mais, après avoir fait encore un mille dans
cette direction, Cyrus Smith n'avait pu découvrir
le déversoir, qui devait exister cependant.
Il était quatre heures et demie alors. Les
préparatifs du dîner exigeaient que les colons
rentrassent à leur demeure. La petite troupe revint
donc sur ses pas, et, par la rive gauche de la Mercy,
Cyrus Smith et ses compagnons arrivèrent aux
Cheminées.
Là, le feu fut allumé, et Nab et Pencroff, auxquels
étaient naturellement dévolues les fonctions de
cuisiniers, l'un en sa qualité de nègre, l'autre en
sa qualité de marin, préparèrent lestement des
grillades d'agoutis, auxquelles on fit largement
honneur.
Le repas terminé, au moment où chacun allait se
livrer au sommeil, Cyrus Smith tira de sa poche
de petits échantillons de minéraux d'espèces
différentes, et se borna à dire :
"Mes amis, ceci est du minerai de fer, ceci une
pyrite, ceci de l'argile, ceci de la chaux, ceci du
charbon. Voilà ce que nous donne la nature, et voilà
sa part dans le travail commun ! - à demain la
nôtre !"
CHAPITRE XIII
"Eh bien, monsieur Cyrus, par où allons-nous
commencer ? demanda le lendemain matin Pencroff à
l'ingénieur.
- Par le commencement," répondit Cyrus Smith.
Et en effet, c'était bien par le "commencement" que
ces colons allaient être
forcés de débuter. Ils ne possédaient même pas les
outils nécessaires à faire les outils, et ils ne se
trouvaient même pas dans les conditions de la nature,
qui, "ayant le temps, économise l'effort." Le temps
leur manquait, puisqu'ils devaient immédiatement
subvenir aux besoins de leur existence, et si,
profitant de l'expérience acquise, ils n'avaient rien
à inventer, du moins avaient-ils tout à fabriquer.
Leur fer, leur acier n'étaient encore qu'à l'état
de minerai, leur poterie à l'état d'argile, leur
linge et leurs habits à l'état de matières textiles.
Il faut dire, d'ailleurs, que ces colons étaient des
"hommes" dans la belle et puissante acception du
mot. L'ingénieur Smith ne pouvait être secondé par de
plus intelligents compagnons, ni avec plus de
dévouement et de zèle. Il les avait interrogés. Il
connaissait leurs aptitudes.
Gédéon Spilett, reporter de grand talent, ayant tout
appris pour pouvoir parler de tout, devait contribuer
largement de la tête et de la main à la
colonisation de l'île. Il ne reculerait devant aucune
tâche, et, chasseur passionné, il ferait un métier
de ce qui, jusqu'alors, n'avait été pour lui qu'un
plaisir.
Harbert, brave enfant, remarquablement instruit
déjà dans les sciences naturelles, allait fournir
un appoint sérieux à la cause commune.
Nab, c'était le dévouement personnifié. Adroit,
intelligent, infatigable, robuste, d'une santé de
fer, il s'entendait quelque peu au travail de la
forge et ne pouvait qu'être très-utile à la colonie.
Quant à Pencroff, il avait été marin sur tous les
océans, charpentier dans les chantiers de
construction de Brooklyn, aide-tailleur sur les
bâtiments de l'état, jardinier, cultivateur, pendant
ses congés, etc, et comme les gens de mer, propre à
tout, il savait tout faire.
Il eût été véritablement difficile de réunir cinq
hommes plus propres à lutter contre le sort, plus
assurés d'en triompher.
"Par le commencement," avait dit Cyrus Smith. Or,
ce commencement dont parlait l'ingénieur, c'était la
construction d'un appareil qui pût servir à
transformer les substances naturelles. On sait le
rôle que joue la chaleur dans ces transformations. Or,
le combustible, bois ou charbon de terre, était
immédiatement utilisable. Il s'agissait donc de
bâtir un four pour l'utiliser.
"à quoi servira ce four ? demanda Pencroff.
- à fabriquer la poterie dont nous avons besoin,
répondit Cyrus Smith.
- Et avec quoi ferons-nous le four ?
- Avec des briques.
- Et les briques ?
- Avec de l'argile. En route, mes amis. Pour éviter
les transports, nous établirons
notre atelier au lieu même de production. Nab
apportera des provisions, et le feu ne manquera pas
pour la cuisson des aliments.
- Non, répondit le reporter, mais si les aliments
viennent à manquer, faute d'instruments de chasse !
- Ah ! si nous avions seulement un couteau ! s'écria
le marin.
- Eh bien ? demanda Cyrus Smith.
- Eh bien ! j'aurais vite fait de fabriquer un arc
et des flèches, et le gibier abonderait à l'office !
- Oui, un couteau, une lame tranchante..." dit
l'ingénieur, comme s'il se fût parlé à lui-même.
En ce moment, ses regards se portèrent vers Top,
qui allait et venait sur le rivage.
Soudain, le regard de Cyrus Smith s'anima.
"Top, ici !" dit-il.
Le chien accourut à l'appel de son maître. Celui-ci
prit la tête de Top entre ses mains, et, détachant
le collier que l'animal portait au cou, il le
rompit en deux parties, en disant :
"Voilà deux couteaux, Pencroff !"
Deux hurrahs du marin lui répondirent. Le collier de
Top était fait d'une mince lame d'acier trempé. Il
suffisait donc de l'affûter d'abord sur une pierre
de grès, de manière à mettre au vif l'angle du
tranchant, puis d'enlever le morfil sur un grès plus
fin. Or, ce genre de roche arénacée se rencontrait
abondamment sur la grève, et, deux heures après,
l'outillage de la colonie se composait de deux
lames tranchantes qu'il avait été facile
d'emmancher dans une poignée solide.
La conquête de ce premier outil fut saluée comme un
triomphe. Conquête précieuse, en effet, et qui
venait à propos.
On partit. L'intention de Cyrus Smith était de
retourner à la rive occidentale du lac, là où il
avait remarqué la veille cette terre argileuse dont il
possédait un échantillon. On prit donc par la berge
de la Mercy, on traversa le plateau de Grande-Vue,
et, après une marche de cinq milles au plus, on
arrivait à une clairière située à deux cents pas du
lac Grant.
Chemin faisant, Harbert avait découvert un arbre
dont les Indiens de l'Amérique méridionale emploient
les branches à fabriquer leurs arcs. C'était le
"crejimba", de la famille des palmiers, qui ne porte
pas de fruits comestibles. Des branches longues et
droites furent coupées, effeuillées, taillées, plus
fortes en leur milieu, plus faibles à leurs
extrémités, et il n'y avait plus qu'à trouver une
plante propre à former la corde de l'arc. Ce fut une
espèce appartenant à la
famille des malvacées, un "hibiscus heterophyllus",
qui fournit des fibres d'une ténacité remarquable,
qu'on eût pu comparer à des tendons d'animaux.
Pencroff obtint ainsi des arcs d'une assez grande
puissance, auxquels il ne manquait plus que les
flèches. Celles-ci étaient faciles à faire avec des
branches droites et rigides, sans nodosités, mais la
pointe qui devait les armer, c'est-à-dire une
substance propre à remplacer le fer, ne devait pas se
rencontrer si aisément. Mais Pencroff se dit
qu'ayant fourni, lui, sa part dans le travail, le
hasard ferait le reste.
Les colons étaient arrivés sur le terrain reconnu la
veille. Il se composait de cette argile figuline
qui sert à confectionner les briques et les tuiles,
argile, par conséquent, très-convenable pour
l'opération qu'il s'agissait de mener à bien. La
main-d'oeuvre ne présentait aucune difficulté. Il
suffisait de dégraisser cette figuline avec du sable,
de mouler les briques et de les cuire à la chaleur
d'un feu de bois.
Ordinairement, les briques sont tassées dans des
moules, mais l'ingénieur se contenta de les fabriquer
à la main. Toute la journée et la suivante furent
employées à ce travail. L'argile, imbibée d'eau,
corroyée ensuite avec les pieds et les poignets des
manipulateurs, fut divisée en prismes d'égale
grandeur. Un ouvrier exercé peut confectionner, sans
machine, jusqu'à dix mille briques par douze
heures ; mais dans leurs deux journées de travail, les
cinq briquetiers de l'île Lincoln n'en fabriquèrent
pas plus de trois mille, qui furent rangées les
unes près des autres, jusqu'au moment où leur
complète dessication permettrait d'en opérer la
cuisson, c'est-à-dire dans trois ou quatre jours.
Ce fut dans la journée du 2 avril que Cyrus Smith
s'occupa de fixer l'orientation de l'île.
La veille, il avait noté exactement l'heure à laquelle
le soleil avait disparu sous l'horizon, en tenant
compte de la réfraction. Ce matin-là, il releva non
moins exactement l'heure à laquelle il reparut.
Entre ce coucher et ce lever, douze heures
vingt-quatre minutes s'étaient écoulées. Donc, six
heures douze minutes après son lever, le soleil, ce
jour-là, passerait exactement au méridien, et le
point du ciel qu'il occuperait à ce moment serait le
nord.
à l'heure dite, Cyrus releva ce point, et, en mettant
l'un par l'autre avec le soleil deux arbres qui
devaient lui servir de repères, il obtint ainsi une
méridienne invariable pour ses opérations ultérieures.
Pendant les deux jours qui précédèrent la cuisson des
briques, on s'occupa de s'approvisionner de
combustible. Des branches furent coupées autour de
la clairière, et l'on ramassa tout le bois tombé sous
les arbres. Cela ne se fit pas sans que l'on
chassât un peu dans les environs, d'autant mieux
que Pencroff possédait maintenant quelques douzaines
de flèches armées de pointes très-acérées. C'était
Top qui avait fourni ces pointes, en rapportant
un porc-épic, assez médiocre comme gibier, mais d'une
incontestable valeur, grâce aux piquants dont il
était hérissé. Ces piquants furent ajustés solidement
à l'extrémité des flèches, dont la direction fut
assurée par un empennage de plumes de kakatoès. Le
reporter et Harbert devinrent promptement de
très-adroits tireurs d'arc. Aussi, le gibier de poil
et de plume abonda-t-il aux Cheminées, cabiais,
pigeons, agoutis, coqs de bruyère, etc. La plupart
de ces animaux furent tués dans la partie de la
forêt située sur la rive gauche de la Mercy, et à
laquelle on donna le nom de bois du Jacamar, en
souvenir du volatile que Pencroff et Harbert avaient
poursuivi lors de leur première exploration.
Ce gibier fut mangé frais, mais on conserva les
jambons de cabiai, en les fumant au-dessus d'un feu
de bois vert, après les avoir aromatisés avec des
feuilles odorantes. Cependant, cette nourriture
très-fortifiante, c'était toujours rôtis sur rôtis,
et les convives eussent été heureux d'entendre
chanter dans l'âtre un simple pot-au-feu ; mais il
fallait attendre que le pot fût fabriqué, et, par
conséquent, que le four fût bâti.
Pendant ces excursions, qui ne se firent que dans un
rayon très-restreint autour de la briqueterie, les
chasseurs purent constater le passage récent
d'animaux de grande taille, armés de griffes
puissantes, dont ils ne purent reconnaître l'espèce.
Cyrus Smith leur recommanda donc une extrême
prudence, car il était probable que la forêt
renfermait quelques fauves dangereux.
Et il fit bien. En effet, Gédéon Spilett et
Harbert aperçurent un jour un animal qui
ressemblait à un jaguar. Ce fauve, heureusement, ne
les attaqua pas, car ils ne s'en seraient peut-être
pas tirés sans quelque grave blessure. Mais dès
qu'il aurait une arme sérieuse, c'est-à-dire un de ces
fusils que réclamait Pencroff, Gédéon Spilett se
promettait bien de faire aux bêtes féroces une
guerre acharnée et d'en purger l'île.
Les Cheminées, pendant ces quelques jours, ne furent
pas aménagées plus confortablement, car l'ingénieur
comptait découvrir ou bâtir, s'il le fallait, une
demeure plus convenable. On se contenta d'étendre
sur le sable des couloirs une fraîche litière de
mousses et de feuilles sèches, et, sur ces couchettes
un peu primitives, les travailleurs, harassés,
dormaient d'un parfait sommeil.
On fit aussi le relevé des jours écoulés dans l'île
Lincoln, depuis que les colons y avaient atterri,
et l'on en tint depuis lors un compte régulier. Le
5 avril, qui était un mercredi, il y avait douze
jours que le vent avait jeté les naufragés sur ce
littoral.
Le 6 avril, dès l'aube, l'ingénieur et ses
compagnons étaient réunis sur la clairière, à
l'endroit où allait s'opérer la cuisson des briques.
Naturellement, cette opération devait se faire en
plein air, et non dans des fours, ou plutôt,
l'agglomération des briques ne serait qu'un énorme
four qui se cuirait lui-même. Le combustible, fait de
fascines bien préparées, fut disposé sur le sol, et
on l'entoura de plusieurs rangs de briques séchées,
qui formèrent bientôt un gros cube, à l'extérieur
duquel des évents furent ménagés. Ce travail dura
toute la journée, et, le soir seulement, on mit le feu
aux fascines.
Cette nuit-là, personne ne se coucha, et on veilla
avec soin à ce que le feu ne se ralentît pas.
L'opération dura quarante-huit heures et réussit
parfaitement. Il fallut alors laisser refroidir la
masse fumante, et, pendant ce temps, Nab et
Pencroff, guidés par Cyrus Smith, charrièrent, sur
une claie faite de branchages entrelacés, plusieurs
charges de carbonate de chaux, pierres
très-communes, qui se trouvaient abondamment au nord
du lac. Ces pierres, décomposées par la chaleur,
donnèrent une chaux vive, très-grasse, foisonnant
beaucoup par l'extinction, aussi pure enfin que si
elle eût été produite par la calcination de la craie
ou du marbre. Mélangée avec du sable, dont l'effet
est d'atténuer le retrait de la pâte quand elle se
solidifie, cette chaux fournit un mortier excellent.
De ces divers travaux, il résulta que, le 9 avril,
l'ingénieur avait à sa disposition une certaine
quantité de chaux toute préparée, et quelques
milliers de briques.
On commença donc, sans perdre un instant, la
construction d'un four, qui devait servir à la
cuisson des diverses poteries indispensables pour les
usages domestiques. On y réussit sans trop de
difficulté. Cinq jours après, le four fut chargé
de cette houille dont l'ingénieur avait découvert
un gisement à ciel ouvert vers l'embouchure du
Creek-Rouge, et les premières fumées s'échappaient
d'une cheminée haute d'une vingtaine de pieds. La
clairière était transformée en usine, et Pencroff
n'était pas éloigné de croire que de ce four allaient
sortir tous les produits de l'industrie moderne.
En attendant, ce que les colons fabriquèrent tout
d'abord, ce fut une poterie commune, mais très-propre
à la cuisson des aliments. La matière première était
cette argile même du sol, à laquelle Cyrus Smith
fit ajouter un peu de chaux et
du quartz. En réalité, cette pâte constituait ainsi
la véritable "terre de pipe", avec laquelle on fit
des pots, des tasses qui avaient été moulées sur des
galets de formes convenables, des assiettes, de
grandes jarres et des cuves pour contenir l'eau, etc.
La forme de ces objets était gauche, défectueuse ;
mais, après qu'ils eurent été cuits à une haute
température, la cuisine des Cheminées se trouva
pourvue d'un certain nombre d'ustensiles aussi
précieux que si le plus beau kaolin fût entré dans
leur composition.
Il faut mentionner ici que Pencroff, désireux de
savoir si cette argile, ainsi préparée, justifiait son
nom de "terre de pipe", se fabriqua quelques pipes
assez grossières, qu'il trouva charmantes, mais
auxquelles le tabac manquait, hélas ! Et, il faut le
dire, c'était une grosse privation pour Pencroff.
"Mais le tabac viendra, comme toutes choses !"
répétait-il dans ses élans de confiance absolue.
Ces travaux durèrent jusqu'au 15 avril, et on
comprend que ce temps fut consciencieusement employé.
Les colons, devenus potiers, ne firent pas autre
chose que de la poterie. Quand il conviendrait à
Cyrus Smith de les changer en forgerons, ils
seraient forgerons. Mais, le lendemain étant un
dimanche, et même le dimanche de Pâques, tous
convinrent de sanctifier ce jour par le repos. Ces
Américains étaient des hommes religieux, scrupuleux
observateurs des préceptes de la Bible, et la situation
qui leur était faite ne pouvait que développer leurs
sentiments de confiance envers l'Auteur de toutes
choses.
Le soir du 15 avril, on revint donc définitivement
aux Cheminées. Le reste des poteries fut emporté,
et le four s'éteignit en attendant une destination
nouvelle. Le retour fut marqué par un incident
heureux, la découverte que fit l'ingénieur d'une
substance propre à remplacer l'amadou. On sait que cette
chair spongieuse et veloutée provient d'un certain
champignon du genre polypore. Convenablement
préparée, elle est extrêmement inflammable, surtout
quand elle a été préalablement saturée de poudre à
canon ou bouillie dans une dissolution de nitrate
ou de chlorate de potasse. Mais, jusqu'alors, on
n'avait trouvé aucun de ces polypores, ni même aucune
de ces morilles qui peuvent les remplacer. Ce
jour-là, l'ingénieur, ayant reconnu une certaine
plante appartenant au genre armoise, qui compte parmi
ses principales espèces l'absinthe, la citronnelle,
l'estragon, le gépi, etc, en arracha plusieurs
touffes, et, les présentant au marin :
"Tenez, Pencroff, dit-il, voilà qui vous fera
plaisir."
Pencroff regarda attentivement la plante, revêtue
de poils soyeux et longs, dont les feuilles étaient
recouvertes d'un duvet cotonneux.
"Eh ! qu'est-ce cela, monsieur Cyrus ? demanda
Pencroff. Bonté du ciel ! Est-ce du tabac ?
- Non, répondit Cyrus Smith, c'est l'artemise,
l'armoise chinoise pour les savants, et pour nous
autres, ce sera de l'amadou."
Et, en effet, cette armoise, convenablement desséchée,
fournit une substance très-inflammable, surtout
lorsque plus tard l'ingénieur l'eut imprégnée de ce
nitrate de potasse dont l'île possédait plusieurs
couches, et qui n'est autre chose que du salpêtre.
Ce soir-là, tous les colons, réunis dans la chambre
centrale, soupèrent convenablement. Nab avait
préparé un pot-au-feu d'agouti, un jambon de
cabiai aromatisé,
auquel on joignit les tubercules bouillis du
"caladium macrorhizum", sorte de plante herbacée de la
famille des aracées, et qui, sous la zone tropicale,
eût affecté une forme arborescente. Ces rhizomes
étaient d'un excellent goût, très-nutritifs, à peu
près semblables à cette substance qui se débite en
Angleterre sous le nom de "sagou de Portland", et
ils pouvaient, dans une certaine mesure, remplacer le
pain, qui manquait encore aux colons de l'île
Lincoln.
Le souper achevé, avant de se livrer au sommeil,
Cyrus Smith et ses compagnons vinrent prendre l'air
sur la grève. Il était huit heures du soir. La nuit
s'annonçait magnifiquement. La lune, qui avait été
pleine cinq jours auparavant,
n'était pas encore levée, mais l'horizon s'argentait
déjà de ces nuances douces et pâles que l'on
pourrait appeler l'aube lunaire. Au zénith austral,
les constellations circompolaires resplendissaient,
et, parmi toutes, cette Croix du Sud que l'ingénieur,
quelques jours auparavant, saluait à la cime du
mont Franklin.
Cyrus Smith observa pendant quelque temps cette
splendide constellation, qui porte à son sommet et
à sa base deux étoiles de première grandeur, au
bras gauche une étoile de seconde, au bras droit
une étoile de troisième grandeur.
Puis, après avoir réfléchi :
"Harbert, demanda-t-il au jeune garçon, ne
sommes-nous pas au 15 avril ?
- Oui, monsieur Cyrus, répondit Harbert.
- Eh bien, si je ne me trompe, demain sera un des
quatre jours de l'année pour lequel le temps vrai se
confond avec le temps moyen, c'est-à-dire, mon
enfant, que demain, à quelques secondes près, le
soleil passera au méridien juste au midi des
horloges. Si donc le temps est beau, je pense que je
pourrai obtenir la longitude de l'île avec une
approximation de quelques degrés.
- Sans instruments, sans sextant ? demanda Gédéon
Spilett.
- Oui, reprit l'ingénieur. Aussi, puisque la nuit
est pure, je vais essayer, ce soir même, d'obtenir
notre latitude en calculant la hauteur de la
Croix du Sud, c'est-à-dire du pôle austral,
au-dessus de l'horizon. Vous comprenez bien, mes
amis, qu'avant d'entreprendre des travaux sérieux
d'installation, il ne suffit pas d'avoir constaté
que cette terre est une île, il faut, autant que
possible, reconnaître à quelle distance elle est
située, soit du continent américain, soit du
continent australien, soit des principaux archipels
du Pacifique.
- En effet, dit le reporter, au lieu de construire une
maison, nous pouvons avoir intérêt à construire un
bateau, si par hasard nous ne sommes qu'à une
centaine de milles d'une côte habitée.
- Voilà pourquoi, reprit Cyrus Smith, je vais
essayer, ce soir, d'obtenir la latitude de l'île
Lincoln, et demain, à midi, j'essayerai d'en
calculer la longitude."
Si l'ingénieur eût possédé un sextant, appareil qui
permet de mesurer avec une grande précision la
distance angulaire des objets par réflexion,
l'opération n'eût offert aucune difficulté. Ce
soir-là, par la hauteur du pôle, le lendemain, par
le passage du soleil au méridien, il aurait obtenu
les coordonnées de l'île. Mais, l'appareil manquant,
il fallait le suppléer.
Cyrus Smith rentra donc aux Cheminées. à la lueur
du foyer, il tailla deux
petites règles plates qu'il réunit l'une à l'autre
par une de leurs extrémités, de manière à former une
sorte de compas dont les branches pouvaient s'écarter
ou se rapprocher. Le point d'attache était fixé au
moyen d'une forte épine d'acacia, que fournit le bois
mort du bûcher.
Cet instrument terminé, l'ingénieur revint sur la
grève ; mais comme il fallait qu'il prît la hauteur
du pôle au-dessus d'un horizon nettement dessiné,
c'est-à-dire un horizon de mer, et que le cap
Griffe lui cachait l'horizon du sud, il dut aller
chercher une station plus convenable. La meilleure
aurait évidemment été le littoral exposé directement
au sud, mais il eût fallu traverser la Mercy, alors
profonde, et c'était une difficulté.
Cyrus Smith résolut, en conséquence, d'aller faire
son observation sur le plateau de Grande-Vue, en
se réservant de tenir compte de sa hauteur au-dessus
du niveau de la mer, - hauteur qu'il comptait
calculer le lendemain par un simple procédé de
géométrie élémentaire.
Les colons se transportèrent donc sur le plateau, en
remontant la rive gauche de la Mercy, et ils vinrent
se placer sur la lisière qui s'orientait nord-ouest et
sud-est, c'est-à-dire sur cette ligne de roches
capricieusement découpées qui bordait la rivière.
Cette partie du plateau dominait d'une cinquantaine
de pieds les hauteurs de la rive droite, qui
descendaient, par une double pente, jusqu'à
l'extrémité du cap Griffe et jusqu'à la côte
méridionale de l'île. Aucun obstacle n'arrêtait donc
le regard, qui embrassait l'horizon sur une
demi-circonférence, depuis le cap jusqu'au
promontoire du Reptile. Au sud, cet horizon,
éclairé par en dessous des premières clartés de la
lune, tranchait vivement sur le ciel et pouvait être
visé avec une certaine précision.
à ce moment, la Croix du Sud se présentait à
l'observateur dans une position renversée, l'étoile
alpha marquant sa base, qui est plus rapprochée du
pôle austral.
Cette constellation n'est pas située aussi près du
pôle antarctique que l'étoile polaire l'est du
pôle arctique. L'étoile alpha en est à
vingt-sept degrés environ, mais Cyrus Smith le
savait et devait tenir compte de cette distance dans
son calcul. Il eut soin aussi de l'observer au
moment où elle passait au méridien au-dessous du
pôle, et qui devait simplifier son opération.
Cyrus Smith dirigea donc une branche de son compas
de bois sur l'horizon de mer, l'autre sur alpha,
comme il eût fait des lunettes d'un cercle
répétiteur, et l'ouverture des deux branches lui
donna la distance angulaire qui séparait alpha de
l'horizon. Afin de fixer l'angle obtenu d'une
manière immutable, il piqua, au
moyen d'épines, les deux planchettes de son appareil
sur une troisième placée transversalement, de telle
sorte que leur écartement fût solidement maintenu.
Cela fait, il ne restait plus qu'à calculer l'angle
obtenu, en ramenant l'observation au niveau de la
mer, de manière à tenir compte de la dépression de
l'horizon, ce qui nécessitait de mesurer la hauteur
du plateau. La valeur de cet angle donnerait ainsi la
hauteur d'alpha, et conséquemment celle du pôle
au-dessus de l'horizon, c'est-à-dire la latitude
de l'île, puisque la latitude d'un point du globe
est toujours égale à la hauteur du pôle au-dessus de
l'horizon de ce point.
Ces calculs furent remis au lendemain, et, à dix
heures, tout le monde dormait profondément.
CHAPITRE XIV
Le lendemain, 16 avril, - dimanche de Pâques, - les
colons sortaient des Cheminées au jour naissant, et
procédaient au lavage de leur linge et au nettoyage
de leurs vêtements. L'ingénieur comptait fabriquer
du savon dès qu'il se serait procuré les matières
premières nécessaires à la saponification, soude ou
potasse, graisse ou huile. La question si importante
du renouvellement de la garde-robe serait également
traitée en temps et lieu. En tout cas, les habits
dureraient bien six mois encore, car ils étaient
solides et pouvaient résister aux fatigues des
travaux manuels. Mais tout dépendrait de la situation
de l'île par rapport aux terres habitées. C'est ce
qui serait déterminé ce jour même, si le temps le
permettait.
Or, le soleil, se levant sur un horizon pur,
annonçait une journée magnifique, une de ces belles
journées d'automne qui sont comme les derniers
adieux de la saison chaude.
Il s'agissait donc de compléter les éléments des
observations de la veille, en mesurant la hauteur du
plateau de Grande-Vue au-dessus du niveau de la
mer.
"Ne vous faut-il pas un instrument analogue à celui
qui vous a servi hier ? demanda Harbert à
l'ingénieur.
- Non, mon enfant, répondit celui-ci, nous allons
procéder autrement, et d'une manière à peu près
aussi précise."
Harbert, aimant à s'instruire de toutes choses,
suivit l'ingénieur, qui s'écarta du pied de la
muraille de granit, en descendant jusqu'au bord de la
grève. Pendant ce temps, Pencroff, Nab et le
reporter s'occupaient de divers travaux.
Cyrus Smith s'était muni d'une sorte de perche
droite, longue d'une douzaine de pieds, qu'il avait
mesurée aussi exactement que possible, en la
comparant à sa propre taille, dont il connaissait la
hauteur à une ligne près. Harbert portait un fil à
plomb que lui avait remis Cyrus Smith,
c'est-à-dire une simple pierre fixée au bout d'une
fibre flexible.
Arrivé à une vingtaine de pieds de la lisière de la
grève, et à cinq cents pieds environ de la muraille
de granit, qui se dressait perpendiculairement,
Cyrus Smith enfonça la perche de deux pieds dans le
sable, et, en la calant avec soin, il parvint, au
moyen du fil à plomb, à la dresser perpendiculairement
au plan de l'horizon.
Cela fait, il se recula de la distance nécessaire
pour que, étant couché sur le sable, le rayon visuel,
parti de son oeil, effleurât à la fois et
l'extrémité de la perche et la crête de la muraille.
Puis il marqua soigneusement ce point avec un piquet.
Alors, s'adressant à Harbert :
"Tu connais les premiers principes de la
géométrie ? lui demanda-t-il.
- Un peu, monsieur Cyrus, répondit Harbert, qui ne
voulait pas trop s'avancer.
- Tu te rappelles bien quelles sont les propriétés
de deux triangles semblables ?
- Oui, répondit Harbert. Leurs côtés homologues sont
proportionnels.
- Eh bien, mon enfant, je viens de construire deux
triangles semblables, tous deux rectangles : le
premier, le plus petit, a pour côtés la perche
perpendiculaire, la distance qui sépare le piquet du
bas de la perche, et mon rayon visuel pour
hypoténuse ; le second a pour côtés la muraille
perpendiculaire, dont il s'agit de mesurer la
hauteur, la distance qui sépare le piquet du bas de
cette muraille, et mon rayon visuel formant
également son hypoténuse, - qui se trouve être la
prolongation de celle du premier triangle.
- Ah ! monsieur Cyrus, j'ai compris ! s'écria
Harbert. De même que la distance
du piquet à la perche est proportionnelle à la
distance du piquet à la base de la muraille, de même
la hauteur de la perche est proportionnelle à la
hauteur de cette muraille.
- C'est cela même, Harbert, répondit l'ingénieur,
et quand nous aurons mesuré les deux premières
distances, connaissant la hauteur de la perche, nous
n'aurons plus qu'un calcul de proportion à faire,
ce qui nous donnera la hauteur de la muraille et nous
évitera la peine de la mesurer directement."
Les deux distances horizontales furent relevées, au
moyen même de la perche, dont la longueur au-dessus
du sable était exactement de dix pieds.
La première distance était de quinze pieds entre le
piquet et le point où la perche était enfoncée dans
le sable.
La deuxième distance, entre le piquet et la base de
la muraille, était de cinq cents pieds.
Ces mesures terminées, Cyrus Smith et le jeune
garçon revinrent aux Cheminées.
Là, l'ingénieur prit une pierre plate qu'il avait
rapportée de ses précédentes excursions, sorte de
schiste ardoisier, sur lequel il était facile de
tracer des chiffres au moyen d'une coquille aiguë.
Il établit donc la proportion suivante :
15 : 500 :: 10 : x
500 fois 10 égal 5000
5000 sur 15 égal 333,33.
D'où il fut établi que la muraille de granit mesurait
trois cent trente-trois pieds de hauteur.
Cyrus Smith reprit alors l'instrument qu'il avait
fabriqué la veille et dont les deux planchettes, par
leur écartement, lui donnaient la distance angulaire
de l'étoile alpha à l'horizon. Il mesura très
exactement l'ouverture de cet angle sur une
circonférence qu'il divisa en trois cent soixante
parties égales. Or, cet angle, en y ajoutant les
vingt-sept degrés qui séparent alpha du pôle
antarctique, et en réduisant au niveau de la mer la
hauteur du plateau sur lequel l'observation avait été
faite, se trouva être de cinquante-trois degrés. Ces
cinquante-trois degrés étant retranchés des
quatre-vingt-dix degrés, - distance du pôle à
l'équateur, - il restait trente-sept degrés. Cyrus
Smith en conclut donc que l'île Lincoln était
située sur le trente-septième degré de latitude
australe, ou
en tenant compte, vu l'imperfection de ses
opérations, d'un écart de cinq degrés, qu'elle
devait être située entre le trente-cinquième et le
quarantième parallèle.
Restait à obtenir la longitude, pour compléter les
coordonnées de l'île. C'est ce que l'ingénieur
tenterait de déterminer le jour même, à midi,
c'est-à-dire au moment où le soleil passerait au
méridien.
Il fut décidé que ce dimanche serait employé à une
promenade, ou plutôt à une exploration de cette
partie de l'île située entre le nord du lac et le
golfe du Requin, et si le temps le permettait, on
pousserait cette reconnaissance jusqu'au revers
septentrional du cap Mandibule-Sud. On devait
déjeuner aux dunes et ne revenir que le soir.
à huit heures et demie du matin, la petite troupe
suivait la lisière du canal. De l'autre côté, sur
l'îlot du Salut, de nombreux oiseaux se promenaient
gravement. C'étaient des plongeurs, de l'espèce des
manchots, très-reconnaissables à leur cri
désagréable, qui rappelle le braîment de l'âne.
Pencroff ne les considéra qu'au point de vue
comestible, et n'apprit pas sans une certaine
satisfaction que leur chair, quoique noirâtre, est
fort mangeable.
On pouvait voir aussi ramper sur le sable de gros
amphibies, des phoques, sans doute, qui semblaient
avoir choisi l'îlot pour refuge. Il n'était guère
possible d'examiner ces animaux au point de vue
alimentaire, car leur chair huileuse est détestable ;
cependant, Cyrus Smith les observa avec attention,
et, sans faire connaître son idée, il annonça à ses
compagnons que très-prochainement on ferait une
visite à l'îlot.
Le rivage, suivi par les colons, était semé
d'innombrables coquillages, dont quelques-uns eussent
fait la joie d'un amateur de malacologie. C'étaient,
entre autres, des phasianelles, des térébratules, des
trigonies, etc. Mais ce qui devait être plus utile,
ce fut une vaste huîtrière, découverte à mer basse,
que Nab signala parmi les roches, à quatre milles
environ des Cheminées.
"Nab n'aura pas perdu sa journée, s'écria
Pencroff, en observant le banc d'ostracées qui
s'étendait au large.
- C'est une heureuse découverte, en effet, dit le
reporter, et pour peu, comme on le prétend, que
chaque huître produise par année de cinquante à
soixante mille oeufs, nous aurons là une réserve
inépuisable.
- Seulement, je crois que l'huître n'est pas
très-nourrissante, dit Harbert.
- Non, répondit Cyrus Smith. L'huître ne contient
que très-peu de matière azotée, et, à un homme qui
s'en nourrirait exclusivement, il n'en faudrait pas
moins de quinze à seize douzaines par jour.
- Bon ! répondit Pencroff. Nous pourrons en avaler
des douzaines de douzaines, avant d'avoir épuisé
le banc. Si nous en prenions quelques-unes pour
notre déjeuner ?"
Et sans attendre de réponse à sa proposition, sachant
bien qu'elle était approuvée d'avance, le marin et
Nab détachèrent une certaine quantité de ces
mollusques. On les mit dans une sorte de filet en
fibres d'hibiscus, que Nab avait confectionné, et qui
contenait déjà le menu du repas ; puis, l'on
continua de remonter la côte entre les dunes et la
mer.
De temps en temps, Cyrus Smith consultait sa
montre, afin de se préparer à temps pour
l'observation solaire, qui devait être faite à midi
précis.
Toute cette portion de l'île était fort aride
jusqu'à cette pointe qui fermait la baie de l'Union,
et qui avait reçu le nom de cap Mandibule-Sud.
On n'y voyait que sable et coquilles, mélangés de
débris de laves. Quelques oiseaux de mer
fréquentaient cette côte désolée, des goëlands, de
grands albatros, ainsi que des canards sauvages, qui
excitèrent à bon droit la convoitise de Pencroff.
Il essaya bien de les abattre à coups de flèche,
mais sans résultat, car ils ne se posaient guère,
et il eût fallu les atteindre au vol.
Ce qui amena le marin à répéter à l'ingénieur :
"Voyez-vous, monsieur Cyrus, tant que nous n'aurons
pas un ou deux fusils de chasse, notre matériel
laissera à désirer !
- Sans doute, Pencroff, répondit le reporter,
mais il ne tient qu'à vous ! Procurez-nous du fer
pour les canons, de l'acier pour les batteries, du
salpêtre, du charbon et du soufre pour la poudre, du
mercure et de l'acide azotique pour le fulminate,
enfin du plomb pour les balles, et Cyrus nous fera
des fusils de premier choix.
- Oh ! répondit l'ingénieur, toutes ces substances,
nous pourrons sans doute les trouver dans l'île,
mais une arme à feu est un instrument délicat et qui
nécessite des outils d'une grande précision. Enfin,
nous verrons plus tard.
- Pourquoi faut-il, s'écria Pencroff, pourquoi
faut-il que nous ayons jeté par-dessus le bord toutes
ces armes que la nacelle emportait avec nous, et nos
ustensiles, et jusqu'à nos couteaux de poche !
- Mais, si nous ne les avions pas jetés, Pencroff,
c'est nous que le ballon aurait jetés au fond de la
mer ! dit Harbert.
- C'est pourtant vrai ce que vous dites là, mon
garçon !" répondit le marin.
Puis, passant à une autre idée :
"Mais, j'y songe, ajouta-t-il, quel a dû être
l'ahurissement de Jonathan Forster et de ses
compagnons, quand, le lendemain matin, ils auront
trouvé la place nette et la machine envolée !
- Le dernier de mes soucis est de savoir ce qu'ils
ont pu penser ! dit le reporter.
- C'est pourtant moi qui ai eu cette idée-là ! dit
Pencroff d'un air satisfait.
- Une belle idée, Pencroff, répondit Gédéon
Spilett en riant, et qui nous a mis où nous
sommes !
- J'aime mieux être ici qu'aux mains des sudistes !
s'écria le marin, surtout depuis que M Cyrus a eu
la bonté de venir nous rejoindre !
- Et moi aussi, en vérité ! répliqua le reporter.
D'ailleurs, que nous manque-t-il ? Rien !
- Si ce n'est... tout ! répondit Pencroff, qui
éclata de rire, en remuant ses larges épaules. Mais,
un jour ou l'autre, nous trouverons le moyen de nous
en aller !
- Et plus tôt peut-être que vous ne l'imaginez, mes
amis, dit alors l'ingénieur, si l'île Lincoln n'est
qu'à une moyenne distance d'un archipel habité ou
d'un continent. Avant une heure, nous le saurons.
Je n'ai pas de carte du Pacifique, mais ma mémoire
a conservé un souvenir très-net de sa portion
méridionale. La latitude que j'ai obtenue hier met
l'île Lincoln par le travers de la Nouvelle-Zélande
à l'ouest, et de la côte du Chili à l'est. Mais
entre ces deux terres, la distance est au moins de
six mille milles. Reste donc à déterminer quel
point l'île occupe sur ce large espace de mer, et
c'est ce que la longitude nous donnera tout à
l'heure avec une approximation suffisante, je
l'espère.
- N'est-ce pas, demanda Harbert, l'archipel des
Pomotou qui est le plus rapproché de nous en
latitude ?
- Oui, répondit l'ingénieur, mais la distance qui nous
en sépare est de plus de douze cents milles.
- Et par là ? dit Nab, qui suivait la conversation
avec un extrême intérêt, et dont la main indiqua
la direction du sud.
- Par là, rien, répondit Pencroff.
- Rien, en effet, ajouta l'ingénieur.
- Eh bien, Cyrus, demanda le reporter, si l'île
Lincoln ne se trouve qu'à deux ou trois cents milles
de la Nouvelle-Zélande ou du Chili ?...
- Eh bien, répondit l'ingénieur, au lieu de faire
une maison, nous ferons un bateau, et maître
Pencroff se chargera de le manoeuvrer...
- Comment donc, monsieur Cyrus, s'écria le marin,
je suis tout prêt à passer capitaine... dès que vous
aurez trouvé le moyen de construire une embarcation
suffisante pour tenir la mer !
- Nous le ferons, si cela est nécessaire !" répondit
Cyrus Smith.
Mais tandis que causaient ces hommes, qui
véritablement ne doutaient de rien, l'heure approchait
à laquelle l'observation devait avoir lieu. Comment
s'y prendrait Cyrus Smith pour constater le
passage du soleil au méridien de l'île, sans aucun
instrument ? C'est ce que Harbert ne pouvait
deviner.
Les observateurs se trouvaient alors à une distance
de six milles des Cheminées, non loin de cette
partie des dunes dans laquelle l'ingénieur avait été
retrouvé, après son énigmatique sauvetage. On fit
halte en cet endroit, et tout fut préparé pour le
déjeuner, car il était onze heures et demie. Harbert
alla chercher de l'eau douce au ruisseau qui coulait
près de là, et il la rapporta dans une cruche dont
Nab s'était muni.
Pendant ces préparatifs, Cyrus Smith disposa tout
pour son observation astronomique. Il choisit sur la
grève une place bien nette, que la mer en se retirant
avait nivelée parfaitement. Cette couche de sable
très-fin était dressée comme une glace, sans qu'un
grain dépassât l'autre. Peu importait, d'ailleurs,
que cette couche fût horizontale ou non, et il
n'importait pas davantage que la baguette, haute de
six pieds, qui y fut plantée, se dressât
perpendiculairement. Au contraire, même, l'ingénieur
l'inclina vers le sud, c'est-à-dire du côté opposé
au soleil, car il ne faut pas oublier que les colons
de l'île Lincoln, par cela même que l'île était
située dans l'hémisphère austral, voyaient l'astre
radieux décrire son arc diurne au-dessus de l'horizon
du nord, et non au-dessus de l'horizon du sud.
Harbert comprit alors comment l'ingénieur allait
procéder pour constater la culmination du soleil,
c'est-à-dire son passage au méridien de l'île, ou, en
d'autres termes, le midi du lieu. C'était au moyen
de l'ombre projetée sur le sable par la baguette,
moyen qui, à défaut d'instrument, lui donnerait une
approximation convenable pour le résultat qu'il voulait
obtenir.
En effet, le moment où cette ombre atteindrait son
minimum de longueur serait le midi précis, et il
suffirait de suivre l'extrémité de cette ombre, afin
de reconnaître l'instant où, après avoir
successivement diminué, elle recommencerait à
s'allonger. En inclinant sa baguette du côté opposé
au soleil, Cyrus Smith rendait l'ombre plus
longue, et, par conséquent, ses modifications seraient
plus faciles à constater. En effet, plus l'aiguille
d'un cadran est grande, plus on peut suivre
aisément le déplacement de sa pointe. L'ombre de la
baguette n'était pas autre chose que l'aiguille d'un
cadran.
Lorsqu'il pensa que le moment était arrivé, Cyrus
Smith s'agenouilla sur le sable, et, au moyen de
petits jalons de bois qu'il fichait dans le sable,
il commença à pointer les décroissances successives
de l'ombre de la baguette. Ses compagnons, penchés
au-dessus de lui, suivaient l'opération avec un
intérêt extrême.
Le reporter tenait son chronomètre à la main, prêt à
relever l'heure qu'il marquerait, quand l'ombre serait
à son plus court. En outre, comme Cyrus Smith
opérait le 16 avril, jour auquel le temps vrai et
le temps moyen se confondent, l'heure donnée par
Gédéon Spilett serait l'heure vraie qu'il serait
alors à Washington, ce qui simplifierait le calcul.
Cependant le soleil s'avançait lentement ; l'ombre
de la baguette diminuait peu à peu, et quand il parut
à Cyrus Smith qu'elle recommençait à grandir :
"Quelle heure ? dit-il.
- Cinq heures et une minute," répondit aussitôt
Gédéon Spilett.
Il n'y avait plus qu'à chiffrer l'opération. Rien
n'était plus facile. Il existait, on le voit, en
chiffres ronds, cinq heures de différence entre le
méridien de Washington et celui de l'île Lincoln,
c'est-à-dire qu'il était midi à l'île Lincoln,
quand il était déjà cinq heures du soir à
Washington. Or, le soleil, dans son mouvement
apparent autour de la terre, parcourt un degré par
quatre minutes, soit quinze degrés par heure. Quinze
degrés multipliés par cinq heures donnaient
soixante-quinze degrés.
Donc, puisque Washington est par 77 degrés 3' 11",
autant dire soixante-dix-sept
degrés comptés du méridien de Greenwich, - que les
Américains prennent pour point de départ des
longitudes, concurremment avec les Anglais, - il
s'ensuivait que l'île était située par
soixante-dix-sept degrés plus soixante-quinze degrés
à l'ouest du méridien de Greenwich, c'est-à-dire
par le vent cinquante-deuxième degré de longitude
ouest.
Cyrus Smith annonça ce résultat à ses
compagnons, et tenant compte des erreurs
d'observation, ainsi qu'il l'avait fait pour la
latitude, il crut pouvoir affirmer que le gisement
de l'île Lincoln était entre le trente-cinquième et
le trente-septième parallèle, et entre le cent
cinquantième et le cent cinquante-cinquième méridien
à l'ouest du méridien de Greenwich.
L'écart possible qu'il attribuait aux erreurs
d'observation était, on le voit, de cinq degrés
dans les deux sens, ce qui, à soixante milles par
degré, pouvait donner une erreur de trois cents milles
en latitude ou en longitude pour le relèvement exact.
Mais cette erreur ne devait pas influer sur le parti
qu'il conviendrait de prendre. Il était bien évident
que l'île Lincoln était à une telle distance de
toute terre ou archipel, qu'on ne pourrait se
hasarder à franchir cette distance sur un simple et
fragile canot.
En effet, son relèvement la plaçait au moins à douze
cents milles de Taïti et des îles de l'archipel des
Pomotou, à plus de dix-huit cents milles de la
Nouvelle-Zélande, à plus de quatre mille cinq cents
milles de la côte américaine !
Et quand Cyrus Smith consultait ses souvenirs, il
ne se rappelait en aucune façon qu'une île quelconque
occupât, dans cette partie du Pacifique, la situation
assignée à l'île Lincoln.
CHAPITRE XV
Le lendemain, 17 avril, la première parole du marin
fut pour Gédéon Spilett.
"Eh bien, monsieur, lui demanda-t-il, que serons-nous
aujourd'hui ?
- Ce qu'il plaira à Cyrus," répondit le reporter.
Or, de briquetiers et de potiers qu'ils avaient été
jusqu'alors, les compagnons de l'ingénieur allaient
devenir métallurgistes.
La veille, après le déjeuner, l'exploration avait
été portée jusqu'à la pointe du cap Mandibule,
distante de près de sept milles des Cheminées. Là
finissait la longue série des dunes, et le sol prenait
une apparence volcanique. Ce n'étaient plus de hautes
murailles, comme au plateau de Grande-Vue, mais une
bizarre et capricieuse bordure qui encadrait cet
étroit golfe compris entre les deux caps, formés
des matières minérales vomies par le volcan. Arrivés
à cette pointe, les colons étaient revenus sur leurs
pas, et, à la nuit tombante, ils rentraient aux
Cheminées, mais ils ne s'endormirent pas avant que
la question de savoir s'il fallait songer à quitter
ou non l'île Lincoln eût été définitivement résolue.
C'était une distance considérable que celle de ces
douze cents milles qui séparaient l'île de l'archipel
des Pomotou. Un canot n'eût pas suffi à la
franchir, surtout à l'approche de la mauvaise saison.
Pencroff l'avait formellement déclaré. Or, construire
un simple canot, même en ayant les outils
nécessaires, était un ouvrage difficile, et, les
colons n'ayant pas d'outils, il fallait commencer par
fabriquer marteaux, haches, herminettes, scies,
tarières, rabots, etc, ce qui exigerait un certain
temps. Il fut donc décidé que l'on hivernerait à
l'île Lincoln, et que l'on chercherait une demeure
plus confortable que les Cheminées pour y passer les
mois d'hiver.
Avant toutes choses, il s'agissait d'utiliser le
minerai de fer, dont l'ingénieur avait observé
quelques gisements dans la partie nord-ouest de
l'île, et de changer ce minerai soit en fer, soit en
acier.
Le sol ne renferme généralement pas les métaux à
l'état de pureté. Pour la plupart, on les trouve
combinés avec l'oxygène ou avec le soufre.
Précisément, les deux échantillons rapportés par
Cyrus Smith étaient, l'un du fer magnétique, non
carbonaté, l'autre de la pyrite, autrement dit du
sulfure de fer. C'était donc le premier, l'oxyde de
fer, qu'il fallait réduire par le charbon,
c'est-à-dire débarrasser de l'oxygène, pour l'obtenir
à l'état de pureté. Cette réduction se fait en
soumettant le minerai en présence du charbon à une
haute température, soit par la rapide et facile
"méthode catalane", qui a l'avantage de transformer
directement le minerai en fer dans une seule
opération, soit par la méthode des hauts fourneaux,
qui change d'abord le minerai en fonte, puis la fonte
en fer, en lui enlevant les trois à quatre pour cent
de charbon qui sont combinés avec elle.
Or, de quoi avait besoin Cyrus Smith ? de fer
et non de fonte, et il devait rechercher la plus
rapide méthode de réduction. D'ailleurs, le minerai
qu'il avait recueilli était par lui-même très-pur
et très-riche. C'était ce minerai oxydulé qui, se
rencontrant en masses confuses d'un gris foncé, donne
une poussière
noire, cristallise en octaèdres réguliers, fournit les
aimants naturels, et sert à fabriquer en Europe
ces fers de première qualité, dont la Suède et la
Norwége sont si abondamment pourvues. Non loin de ce
gisement se trouvaient les gisements de charbon de
terre déjà exploités par les colons. De là, grande
facilité pour le traitement du minerai, puisque les
éléments de la fabrication se trouvaient rapprochés.
C'est même ce qui fait la prodigieuse richesse des
exploitations du Royaume-Uni, où la houille sert à
fabriquer le métal extrait du même sol et en même
temps qu'elle.
"Alors, monsieur Cyrus, lui dit Pencroff, nous
allons travailler le minerai de fer ?
- Oui, mon ami, répondit l'ingénieur, et, pour
cela, - ce qui ne vous déplaira pas, - nous
commencerons par faire sur l'îlot la chasse aux
phoques.
- La chasse aux phoques ! s'écria le marin en se
retournant vers Gédéon Spilett. Il faut donc du
phoque pour fabriquer du fer ?
- Puisque Cyrus le dit !" répondit le reporter.
Mais l'ingénieur avait déjà quitté les Cheminées, et
Pencroff se prépara à la chasse aux phoques, sans
avoir obtenu d'autre explication.
Bientôt Cyrus Smith, Harbert, Gédéon Spilett,
Nab et le marin étaient réunis sur la grève, en un
point où le canal laissait une sorte de passage
guéable à mer basse. La marée était au plus bas du
reflux, et les chasseurs purent traverser le canal
sans se mouiller plus haut que le genou.
Cyrus Smith mettait donc pour la première fois le
pied sur l'îlot, et ses compagnons pour la seconde
fois, puisque c'était là que le ballon les avait
jetés tout d'abord.
à leur débarquement, quelques centaines de pingouins
les regardèrent d'un oeil candide. Les colons, armés
de bâtons, auraient pu facilement les tuer, mais
ils ne songèrent pas à se livrer à ce massacre deux
fois inutile, car il importait de ne point effrayer
les amphibies, qui étaient couchés sur le sable, à
quelques encâblures. Ils respectèrent aussi certains
manchots très-innocents, dont les ailes, réduites à
l'état de moignons, s'aplatissaient en forme de
nageoires, garnies de plumes d'apparence squammeuse.
Les colons s'avancèrent donc prudemment vers la
pointe nord, en marchant sur un sol criblé de petites
fondrières, qui formaient autant de nids d'oiseaux
aquatiques. Vers l'extrémité de l'îlot apparaissaient
de gros points noirs qui nageaient à fleur d'eau.
On eût dit des têtes d'écueils en mouvement.
C'étaient les amphibies qu'il s'agissait de capturer.
Il fallait les laisser prendre terre, car, avec leur
bassin étroit, leur poil ras et serré, leur
conformation
fusiforme, ces phoques, excellents nageurs, sont
difficiles à saisir dans la mer, tandis que, sur le
sol, leurs pieds courts et palmés ne leur permettent
qu'un mouvement de reptation peu rapide.
Pencroff connaissait les habitudes de ces
amphibies, et il conseilla d'attendre qu'ils fussent
étendus sur le sable, aux rayons de ce soleil qui ne
tarderait pas à les plonger dans un profond sommeil.
On manoeuvrerait alors de manière à leur couper la
retraite et à les frapper aux naseaux.
Les chasseurs se dissimulèrent donc derrière les
roches du littoral, et ils attendirent
silencieusement.
Une heure se passa, avant que les phoques fussent
venus s'ébattre sur le
sable. On en comptait une demi-douzaine. Pencroff
et Harbert se détachèrent alors, afin de tourner la
pointe de l'îlot, de manière à les prendre à revers
et à leur couper la retraite. Pendant ce temps,
Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Nab, rampant
le long des roches, se glissaient vers le futur
théâtre du combat.
Tout à coup, la haute taille du marin se développa.
Pencroff poussa un cri. L'ingénieur et ses deux
compagnons se jetèrent en toute hâte entre la mer et
les phoques. Deux de ces animaux, vigoureusement
frappés, restèrent morts sur le sable, mais les autres
purent regagner la mer et prendre le large.
"Les phoques demandés, monsieur Cyrus ! dit le
marin en s'avançant vers l'ingénieur.
- Bien, répondit Cyrus Smith. Nous en ferons des
soufflets de forge !
- Des soufflets de forge ! s'écria Pencroff. Eh
bien ! voilà des phoques qui ont de la chance !"
C'était, en effet, une machine soufflante, nécessaire
pour le traitement du minerai, que l'ingénieur
comptait fabriquer avec la peau de ces amphibies. Ils
étaient de moyenne taille, car leur longueur ne
dépassait pas six pieds, et, par la tête, ils
ressemblaient à des chiens.
Comme il était inutile de se charger d'un poids aussi
considérable que celui de ces deux animaux, Nab et
Pencroff résolurent de les dépouiller sur place,
tandis que Cyrus Smith et le reporter achèveraient
d'explorer l'îlot.
Le marin et le nègre se tirèrent adroitement de leur
opération, et, trois heures après, Cyrus Smith
avait à sa disposition deux peaux de phoque, qu'il
comptait utiliser dans cet état, et sans leur faire
subir aucun tannage.
Les colons durent attendre que la mer eût rebaissé,
et, traversant le canal, ils rentrèrent aux
Cheminées.
Ce ne fut pas un petit travail que celui de tendre
ces peaux sur des cadres de bois destinés à
maintenir leur écartement, et de les coudre au moyen
de fibres, de manière à pouvoir y emmagasiner l'air
sans laisser trop de fuites. Il fallut s'y reprendre
à plusieurs fois. Cyrus Smith n'avait à sa
disposition que les deux lames d'acier provenant du
collier de Top, et, cependant, il fut si adroit,
ses compagnons l'aidèrent avec tant d'intelligence,
que, trois jours après, l'outillage de la petite
colonie s'était augmenté d'une machine soufflante,
destinée à injecter l'air au milieu du minerai
lorsqu'il serait traité par la chaleur, - condition
indispensable pour la réussite de l'opération.
Ce fut le 20 avril, dès le matin, que commença
"la période métallurgique", ainsi que l'appela le
reporter dans ses notes. L'ingénieur était décidé,
on le sait, à opérer sur le gisement même de houille
et de minerai. Or, d'après ses observations, ces
gisements étaient situés au bas des contreforts
nord-est du mont Franklin, c'est-à-dire à une
distance de six milles. Il ne fallait donc pas songer
à revenir chaque jour aux Cheminées, et il fut
convenu que la petite colonie camperait sous une hutte
de branchages, de manière que l'importante opération
fût suivie nuit et jour.
Ce projet arrêté, on partit dès le matin. Nab et
Pencroff traînaient sur une claie la machine
soufflante, et une certaine quantité de provisions
végétales et animales, que, d'ailleurs, on
renouvellerait en route.
Le chemin suivi fut celui des bois du Jacamar,
que l'on traversa obliquement du sud-est au
nord-ouest, et dans leur partie la plus épaisse. Il
fallut se
frayer une route, qui devait former, par la suite,
l'artère la plus directe entre le plateau de
Grande-Vue et le mont Franklin. Les arbres,
appartenant aux espèces déjà reconnues, étaient
magnifiques. Harbert en signala de nouveaux, entre
autres, des dragonniers, que Pencroff traita de
"poireaux prétentieux", - car, en dépit de leur
taille, ils étaient de cette même famille des
liliacées que l'oignon, la civette, l'échalote ou
l'asperge. Ces dragonniers pouvaient fournir des
racines ligneuses, qui, cuites, sont excellentes, et
qui, soumises à une certaine fermentation, donnent
une très-agréable liqueur. On en fit provision.
Ce cheminement à travers le bois fut long. Il dura
la journée entière, mais cela permit d'observer la
faune et la flore. Top, plus spécialement chargé de
la faune, courait à travers les herbes et les
broussailles, faisant lever indistinctement toute
espèce de gibier. Harbert et Gédéon Spilett
tuèrent deux kangourous à coups de flèche, et de
plus un animal qui ressemblait fort à un hérisson et
à un fourmilier : au premier, parce qu'il se roulait
en boule et se hérissait de piquants ; au second,
parce qu'il avait des ongles fouisseurs, un museau
long et grêle que terminait un bec d'oiseau, et une
langue extensible, garnie de petites épines qui lui
servaient à retenir les insectes.
"Et quand il sera dans le pot-au-feu, fit
naturellement observer Pencroff, à quoi
ressemblera-t-il ?
- à un excellent morceau de boeuf, répondit Harbert.
- Nous ne lui en demanderons pas davantage,"
répondit le marin.
Pendant cette excursion, on aperçut quelques
sangliers sauvages, qui ne cherchèrent point à
attaquer la petite troupe, et il ne semblait pas que
l'on dût rencontrer de fauves redoutables, quand,
dans un épais fourré, le reporter crut voir, à
quelques pas de lui, entre les premières branches
d'un arbre, un animal qu'il prit pour un ours, et
qu'il se mit à dessiner tranquillement.
Très-heureusement pour Gédéon Spilett, l'animal en
question n'appartenait point à cette redoutable
famille des plantigrades. Ce n'était qu'un "koula",
plus connu sous le nom de "paresseux", qui avait la
taille d'un grand chien, le poil hérissé et de
couleur sale, les pattes armées de fortes griffes, ce
qui lui permettait de grimper aux arbres et de se
nourrir de feuilles. Vérification faite de l'identité
dudit animal, qu'on ne dérangea point de ses
occupations, Gédéon Spilett effaça "ours" de la
légende de son croquis, mit "koula" à la place, et la
route fut reprise.
à cinq heures du soir, Cyrus Smith donnait le
signal de halte. Il se trouvait en dehors de la
forêt, à la naissance de ces puissants contreforts qui
étançonnaient
le mont Franklin vers l'est. à quelques centaines de
pas coulait le Creek-Rouge, et, par conséquent,
l'eau potable n'était pas loin.
Le campement fut aussitôt organisé. En moins d'une
heure, sur la lisière de la forêt, entre les arbres,
une hutte de branchages entremêlés de lianes et
empâtés de terre glaise, offrit une retraite
suffisante. On remit au lendemain les recherches
géologiques. Le souper fut préparé, un bon feu
flamba devant la hutte, la broche tourna, et à huit
heures, tandis que l'un des colons veillait pour
entretenir le foyer, au cas où quelque bête
dangereuse aurait rôdé aux alentours, les autres
dormaient d'un bon sommeil.
Le lendemain, 21 avril, Cyrus Smith, accompagné
d'Harbert, alla rechercher ces terrains de formation
ancienne sur lesquels il avait déjà trouvé un
échantillon de minerai. Il rencontra le gisement à
fleur de terre, presque aux sources même du creek,
au pied de la base latérale de l'un de ces
contreforts du nord-est. Ce minerai, très-riche en
fer, enfermé dans sa gangue fusible, convenait
parfaitement au mode de réduction que l'ingénieur
comptait employer, c'est-à-dire la méthode catalane,
mais simplifiée, ainsi qu'on l'emploie en Corse.
En effet, la méthode catalane proprement dite exige
la construction de fours et de creusets, dans
lesquels le minerai et le charbon, placés par
couches alternatives, se transforment et se
réduisent. Mais Cyrus Smith prétendait économiser
ces constructions, et voulait former tout simplement,
avec le minerai et le charbon, une masse cubique
au centre de laquelle il dirigerait le vent de son
soufflet. C'était le procédé employé, sans doute, par
Tubal-Caïn et les premiers métallurgistes du monde
habité. Or, ce qui avait réussi avec les petits-fils
d'Adam, ce qui donnait encore de bons résultats
dans les contrées riches en minerai et en
combustible, ne pouvait que réussir dans les
circonstances où se trouvaient les colons de l'île
Lincoln.
Ainsi que le minerai, la houille fut récoltée, sans
peine et non loin, à la surface du sol. On cassa
préalablement le minerai en petits morceaux, et on le
débarrassa à la main des impuretés qui souillaient
sa surface. Puis, charbon et minerai furent
disposés en tas et par couches successives, - ainsi
que fait le charbonnier du bois qu'il veut
carboniser. De cette façon, sous l'influence de l'air
projeté par la machine soufflante, le charbon devait
se transformer en acide carbonique, puis en oxyde de
carbone, chargé de réduire l'oxyde de fer,
c'est-à-dire d'en dégager l'oxygène.
Ainsi l'ingénieur procéda-t-il. Le soufflet de peaux
de phoque, muni à son extrémité d'un tuyau en terre
réfractaire, qui avait été préalablement fabriqué
au four à poteries, fut établi près du tas de
minerai. Mû par un mécanisme dont les organes
consistaient en châssis, cordes de fibres et
contre-poids, il lança dans la masse une provision
d'air qui, tout en élevant la température, concourut
aussi à la transformation chimique qui devait donner
du fer pur.
L'opération fut difficile. Il fallut toute la
patience, toute l'ingéniosité des colons pour la
mener à bien ; mais enfin elle réussit, et le résultat
définitif fut une loupe de fer, réduite à l'état
d'éponge, qu'il fallut cingler et corroyer,
c'est-à-dire forger, pour en chasser la gangue
liquéfiée. Il était évident que le premier marteau
manquait à ces forgerons improvisés ; mais, en fin de
compte, ils se trouvaient dans les mêmes conditions
où avait été le premier métallurgiste, et ils firent
ce que dut faire celui-ci.
La première loupe, emmanchée d'un bâton, servit de
marteau pour forger la seconde sur une enclume de
granit, et on arriva à obtenir un métal grossier,
mais utilisable.
Enfin, après bien des efforts, bien des fatigues, le
25 avril, plusieurs barres de fer étaient forgées,
et se transformaient en outils, pinces, tenailles,
pics, pioches, etc., que Pencroff et Nab
déclaraient être de vrais bijoux.
Mais ce métal, ce n'était pas à l'état de fer pur
qu'il pouvait rendre de grands services, c'était
surtout à l'état d'acier. Or, l'acier est une
combinaison de fer et de charbon que l'on tire, soit
de la fonte, en enlevant à celle-ci l'excès de
charbon, soit du fer, en ajoutant à celui-ci le
charbon qui lui manque. Le premier, obtenu par la
décarburation de la fonte, donne l'acier naturel ou
puddlé ; le second, produit par la carburation du
fer, donne l'acier de cémentation.
C'était donc ce dernier que Cyrus Smith devait
chercher à fabriquer de préférence, puisqu'il
possédait le fer à l'état pur. Il y réussit en
chauffant le métal avec du charbon en poudre dans un
creuset fait en terre réfractaire.
Puis, cet acier, qui est malléable à chaud et à
froid, il le travailla au marteau. Nab et Pencroff,
habilement dirigés, firent des fers de hache,
lesquels, chauffés au rouge, et plongés brusquement
dans l'eau froide, acquirent une trempe excellente.
D'autres instruments, façonnés grossièrement, il va
sans dire, furent ainsi fabriqués, lames de rabot,
haches, hachettes, bandes d'acier qui devaient être
transformées en scies, ciseaux de charpentier, puis,
des fers de pioche, de pelle, de pic, des marteaux,
des clous, etc.
Enfin, le 5 mai, la première période métallurgique
était achevée, les forgerons rentraient aux
Cheminées, et de nouveaux travaux allaient les
autoriser bientôt à prendre une qualification
nouvelle.
CHAPITRE XVI
On était au 6 mai, jour qui correspond au 6 novembre
des contrées de l'hémisphère boréal. Le ciel
s'embrumait depuis quelques jours, et il importait
de prendre certaines dispositions en vue d'un
hivernage. Toutefois, la température ne s'était pas
encore abaissée sensiblement, et un thermomètre
centigrade, transporté à l'île Lincoln, eût encore
marqué une moyenne de dix à douze degrés au-dessus
de zéro. Cette moyenne ne saurait surprendre, puisque
l'île Lincoln, située très-vraisemblablement entre
le trente-cinquième et le quarantième parallèle,
devait se trouver soumise, dans l'hémisphère sud,
aux mêmes conditions climatériques que la Sicile
ou la Grèce dans l'hémisphère nord. Mais, de même
que la Grèce ou la Sicile éprouvent des froids
violents, qui produisent neige et glace, de même
l'île Lincoln subirait sans doute, dans la période
la plus accentuée de l'hiver, certains abaissements
de température contre lesquels il convenait de se
prémunir.
En tout cas, si le froid ne menaçait pas encore, la
saison des pluies était prochaine, et sur cette île
isolée, exposée à toutes les intempéries du large, en
plein océan Pacifique, les mauvais temps devaient
être fréquents, et probablement terribles.
La question d'une habitation plus confortable que les
Cheminées dut donc être sérieusement méditée et
promptement résolue.
Pencroff, naturellement, avait quelque prédilection
pour cette retraite qu'il avait découverte ; mais il
comprit bien qu'il fallait en chercher une autre.
Déjà les Cheminées avaient été visitées par la mer,
dans des circonstances dont on se souvient, et on ne
pouvait s'exposer de nouveau à pareil accident.
"D'ailleurs, ajouta Cyrus Smith, qui, ce jour-là,
causait de ces choses avec ses compagnons, nous avons
quelques précautions à prendre.
- Pourquoi ? L'île n'est point habitée, dit le
reporter.
- Cela est probable, répondit l'ingénieur, bien que
nous ne l'ayons pas explorée encore dans son
entier ; mais si aucun être humain ne s'y trouve, je
crains que les animaux dangereux n'y abondent. Il
convient donc de se mettre à l'abri d'une agression
possible, et de ne pas obliger l'un de nous à
veiller chaque nuit pour entretenir un foyer
allumé. Et puis, mes amis, il faut tout prévoir.
Nous sommes ici dans une partie du Pacifique souvent
fréquentée par les pirates malais...
- Quoi, dit Harbert, à une telle distance de toute
terre ?
- Oui, mon enfant, répondit l'ingénieur. Ces pirates
sont de hardis marins aussi bien que des
malfaiteurs redoutables, et nous devons prendre nos
mesures en conséquence.
- Eh bien, répondit Pencroff, nous nous fortifierons
contre les sauvages à deux et à quatre pattes. Mais,
monsieur Cyrus, ne serait-il pas à propos
d'explorer l'île dans toutes ses parties avant de
rien entreprendre ?
- Cela vaudrait mieux, ajouta Gédéon Spilett. Qui
sait si nous ne trouverons pas sur la côte opposée
une de ces cavernes que nous avons inutilement
cherchées sur celle-ci ?
- Cela est vrai, répondit l'ingénieur, mais vous
oubliez, mes amis, qu'il convient de nous établir
dans le voisinage d'un cours d'eau, et que, du sommet
du mont Franklin, nous n'avons aperçu vers l'ouest
ni ruisseau ni rivière. Ici, au contraire, nous
sommes placés entre la Mercy et le lac Grant,
avantage considérable qu'il ne faut pas négliger. Et,
de plus, cette côte, orientée à l'est, n'est pas
exposée comme l'autre aux vents alizés, qui soufflent
du nord-ouest dans cet hémisphère.
- Alors, monsieur Cyrus, répondit le marin,
construisons une maison sur les bords du lac. Ni les
briques, ni les outils ne nous manquent maintenant.
Après avoir été briquetiers, potiers, fondeurs,
forgerons, nous saurons bien être maçons, que diable !
- Oui, mon ami, mais avant de prendre une décision,
il faut chercher. Une demeure dont la nature aurait
fait tous les frais nous épargnerait bien du travail,
et elle nous offrirait sans doute une retraite plus
sûre encore, car elle serait aussi bien défendue
contre les ennemis du dedans que contre ceux du
dehors.
- En effet, Cyrus, répondit le reporter, mais nous
avons déjà examiné tout ce massif granitique de la
côte, et pas un trou, pas même une fente !
- Non, pas une ! ajouta Pencroff. Ah ! si nous
avions pu creuser une demeure dans ce mur, à une
certaine hauteur, de manière à la mettre hors
d'atteinte, voilà qui eût été convenable ! Je vois
cela d'ici, sur la façade qui regarde la mer, cinq
ou six chambres...
- Avec des fenêtres pour les éclairer ! dit Harbert
en riant.
- Et un escalier pour y monter ! ajouta Nab.
- Vous riez, s'écria le marin, et pourquoi donc ?
Qu'y a-t-il d'impossible à ce que je propose ?
Est-ce que nous n'avons pas des pics et des pioches ?
Est-ce que M Cyrus ne saura pas fabriquer de la
poudre pour faire sauter la mine ? N'est-il pas
vrai, monsieur Cyrus, que vous ferez de la poudre
le jour où il nous en faudra ?"
Cyrus Smith avait écouté l'enthousiaste Pencroff,
développant ses projets un peu fantaisistes.
Attaquer cette masse de granit, même à coups de
mine, c'était un travail herculéen, et il était
vraiment fâcheux que la nature n'eût pas fait le
plus dur de la besogne. Mais l'ingénieur ne répondit
au marin qu'en proposant
d'examiner plus attentivement la muraille, depuis
l'embouchure de la rivière jusqu'à l'angle qui la
terminait au nord.
On sortit donc, et l'exploration fut faite, sur une
étendue de deux milles environ, avec un soin
extrême. Mais, en aucun endroit, la paroi, unie et
droite, ne laissa voir une cavité quelconque. Les
nids des pigeons de roche qui voletaient à sa cime
n'étaient, en réalité, que des trous forés à la
crête même et sur la lisière irrégulièrement
découpée du granit.
C'était une circonstance fâcheuse, et, quant à
attaquer ce massif, soit avec le pic, soit avec la
poudre, pour y pratiquer une excavation suffisante,
il n'y fallait point songer. Le hasard avait fait que,
sur toute cette partie du littoral, Pencroff
avait découvert le seul abri provisoirement
habitable, c'est-à-dire ces Cheminées qu'il
s'agissait pourtant d'abandonner.
L'exploration achevée, les colons se trouvaient
alors à l'angle nord de la muraille, où elle se
terminait par ces pentes allongées qui venaient
mourir sur la grève. Depuis cet endroit jusqu'à son
extrême limite à l'ouest, elle ne formait plus
qu'une sorte de talus, épaisse agglomération de
pierres, de terres et de sable, reliés par des
plantes, des arbrisseaux et des herbes, incliné sous
un angle de quarante-cinq degrés seulement. çà et
là, le granit perçait encore, et sortait par pointes
aiguës de cette sorte de falaise. Des bouquets
d'arbres s'étageaient sur ses pentes, et une herbe
assez épaisse la tapissait. Mais l'effort végétatif
n'allait pas plus loin, et une longue plaine de
sables, qui commençait au pied du talus, s'étendait
jusqu'au littoral.
Cyrus Smith pensa, non sans raison, que ce devait
être de ce côté que le trop-plein du lac s'épanchait
sous forme de cascade. En effet, il fallait
nécessairement que l'excès d'eau fourni par le
Creek-Rouge se perdît en un point quelconque. Or,
ce point, l'ingénieur ne l'avait encore trouvé sur
aucune portion des rives déjà explorées,
c'est-à-dire depuis l'embouchure du ruisseau, à
l'ouest, jusqu'au plateau de Grande-Vue.
L'ingénieur proposa donc à ses compagnons de gravir
le talus qu'ils observaient alors, et de revenir
aux Cheminées par les hauteurs, en explorant les
rives septentrionales et orientales du lac.
La proposition fut acceptée, et, en quelques
minutes, Harbert et Nab étaient arrivés au plateau
supérieur. Cyrus Smith, Gédéon Spilett et
Pencroff les suivirent d'un pas plus posé.
à deux cents pieds, à travers le feuillage, la belle
nappe d'eau resplendissait sous les rayons solaires.
Le paysage était charmant en cet endroit. Les
arbres, aux tons jaunis, se groupaient
merveilleusement pour le régal des yeux. Quelques
vieux troncs énormes, abattus par l'âge, tranchaient,
par leur écorce noirâtre, sur le tapis verdoyant qui
recouvrait le sol. Là caquetait tout un monde de
kakatoès bruyants, véritables prismes mobiles, qui
sautaient d'une branche à l'autre. On eût dit que
la lumière n'arrivait plus que décomposée à travers
cette singulière ramure.
Les colons, au lieu de gagner directement la rive
nord du lac, contournèrent la lisière du plateau,
de manière à rejoindre l'embouchure du creek sur
sa rive gauche. C'était un détour d'un mille et
demi au plus. La promenade était facile, car les
arbres, largement espacés, laissaient entre eux un
libre passage. On sentait bien que, sur cette limite,
s'arrêtait la zone fertile, et la
végétation s'y montrait moins vigoureuse que dans
toute la partie comprise entre les cours du creek
et de la Mercy.
Cyrus Smith et ses compagnons ne marchaient pas
sans une certaine circonspection sur ce sol nouveau
pour eux. Arcs, flèches, bâtons emmanchés d'un
fer aigu, c'étaient là leurs seules armes.
Cependant, aucun fauve ne se montra, et il était
probable que ces animaux fréquentaient plutôt les
épaisses forêts du sud ; mais les colons eurent la
désagréable surprise d'apercevoir Top s'arrêter
devant un serpent de grande taille, qui mesurait
quatorze à quinze pieds de longueur. Nab
l'assomma d'un coup de bâton. Cyrus Smith examina
ce reptile, et déclara qu'il n'était pas venimeux,
car il appartenait à l'espèce des
serpents-diamants dont les indigènes se nourrissent
dans la Nouvelle-Galle du Sud. Mais il était
possible qu'il en existât d'autres dont la morsure
est mortelle, tels que ces vipères-sourdes, à queue
fourchue, qui se redressent sous le pied, ou ces
serpents ailés, munis de deux oreillettes qui leur
permettent de s'élancer avec une rapidité extrême.
Top, le premier moment de surprise passé, donnait la
chasse aux reptiles avec un acharnement qui faisait
craindre pour lui. Aussi son maître le rappelait-il
constamment.
L'embouchure du Creek-Rouge, à l'endroit où il se
jetait dans le lac, fut bientôt atteinte. Les
explorateurs reconnurent sur la rive opposée le point
qu'ils avaient déjà visité en descendant du mont
Franklin. Cyrus Smith constata que le débit d'eau
du creek était assez considérable ; il était donc
nécessaire qu'en un endroit quelconque, la nature eût
offert un déversoir au trop-plein du lac. C'était ce
déversoir qu'il s'agissait de découvrir, car, sans
doute, il formait une chute dont il serait possible
d'utiliser la puissance mécanique.
Les colons, marchant à volonté, mais sans trop
s'écarter les uns des autres, commencèrent donc à
contourner la rive du lac, qui était très-accore.
Les eaux semblaient extrêmement poissonneuses, et
Pencroff se promit bien de fabriquer quelques
engins de pêche afin de les exploiter.
Il fallut d'abord doubler la pointe aiguë du
nord-est. On eût pu supposer que la décharge des
eaux s'opérait en cet endroit, car l'extrémité du lac
venait presque affleurer la lisière du plateau. Mais
il n'en était rien, et les colons continuèrent
d'explorer la rive, qui, après une légère courbure,
redescendait parallèlement au littoral.
De ce côté, la berge était moins boisée, mais
quelques bouquets d'arbres, semés çà et là,
ajoutaient au pittoresque du paysage. Le lac Grant
apparaissait alors dans toute son étendue, et aucun
souffle ne ridait la surface de ses eaux. Top, en
battant les broussailles, fit lever des bandes
d'oiseaux divers, que
Gédéon Spilett et Harbert saluèrent de leurs
flèches. Un de ces volatiles fut même adroitement
atteint par le jeune garçon, et tomba au milieu
d'herbes marécageuses. Top se précipita vers lui,
et rapporta un bel oiseau nageur, couleur d'ardoise,
à bec court, à plaque frontale très-développée, aux
doigts élargis par une bordure festonnée, aux ailes
bordées d'un liséré blanc. C'était un "foulque", de la
taille d'une grosse perdrix, appartenant à ce groupe
des macrodactyles qui forme la transition entre
l'ordre des échassiers et celui des palmipèdes. Triste
gibier, en somme, et d'un goût qui devait laisser à
désirer. Mais Top se montrerait sans doute moins
difficile que ses maîtres, et il fut convenu que le
foulque servirait à son souper.
Les colons suivaient alors la rive orientale du lac,
et ils ne devaient pas tarder à atteindre la portion
déjà reconnue. L'ingénieur était fort surpris, car il
ne voyait aucun indice d'écoulement du trop-plein
des eaux. Le reporter et le marin causaient avec lui,
et il ne leur dissimulait point son étonnement.
En ce moment, Top, qui avait été fort calme
jusqu'alors, donna des signes d'agitation.
L'intelligent animal allait et venait sur la berge,
s'arrêtait soudain, et regardait les eaux, une patte
levée, comme s'il eût été en arrêt sur quelque gibier
invisible ; puis, il aboyait avec fureur, en quêtant,
pour ainsi dire, et se taisait subitement.
Ni Cyrus Smith, ni ses compagnons n'avaient
d'abord fait attention à ce manège de Top ; mais les
aboiements du chien devinrent bientôt si fréquents,
que l'ingénieur s'en préoccupa.
"Qu'est-ce qu'il y a, Top ?" demanda-t-il.
Le chien fit plusieurs bonds vers son maître, en
laissant voir une inquiétude véritable, et il
s'élança de nouveau vers la berge. Puis, tout à coup,
il se précipita dans le lac.
"Ici, Top ! cria Cyrus Smith, qui ne voulait pas
laisser son chien s'aventurer sur ces eaux suspectes.
- Qu'est-ce qui se passe donc là-dessous ?
demanda Pencroff en examinant la surface du lac.
- Top aura senti quelque amphibie, répondit
Harbert.
- Un alligator, sans doute ? dit le reporter.
- Je ne le pense pas, répondit Cyrus Smith. Les
alligators ne se rencontrent que dans les régions
moins élevées en latitude."
Cependant, Top était revenu à l'appel de son
maître, et avait regagné la berge ; mais il ne
pouvait rester en repos ; il sautait au milieu des
grandes herbes, et, son instinct le guidant, il
semblait suivre quelque être invisible qui
se serait glissé sous les eaux du lac, en en rasant
les bords. Cependant, les eaux étaient calmes, et
pas une ride n'en troublait la surface. Plusieurs
fois, les colons s'arrêtèrent sur la berge, et ils
observèrent avec attention. Rien n'apparut. Il y avait
là quelque mystère.
L'ingénieur était fort intrigué.
"Poursuivons jusqu'au bout cette exploration," dit-il.
Une demi-heure après, ils étaient tous arrivés à
l'angle sud-est du lac et se retrouvaient sur le
plateau même de Grande-Vue. à ce point, l'examen
des rives du lac devait être considéré comme
terminé, et, cependant, l'ingénieur n'avait pu
découvrir par où et comment s'opérait la décharge des
eaux.
"Pourtant, ce déversoir existe, répétait-il, et
puisqu'il n'est pas extérieur, il faut qu'il soit
creusé à l'intérieur du massif granitique de la
côte !
- Mais quelle importance attachez-vous à savoir cela,
mon cher Cyrus ? demanda Gédéon Spilett.
- Une assez grande, répondit l'ingénieur, car si
l'épanchement se fait à travers le massif, il est
possible qu'il s'y trouve quelque cavité, qu'il eût
été facile de rendre habitable après avoir détourné
les eaux.
- Mais n'est-il pas possible, monsieur Cyrus, que
les eaux s'écoulent par le fond même du lac, dit
Harbert, et qu'elles aillent à la mer par un
conduit souterrain ?
- Cela peut être, en effet, répondit l'ingénieur,
et, si cela est, nous serons obligés de bâtir notre
maison nous-mêmes, puisque la nature n'a pas fait les
premiers frais de construction."
Les colons se disposaient donc à traverser le
plateau pour regagner les Cheminées, car il était
cinq heures du soir, quand Top donna de nouveaux
signes d'agitation. Il aboyait avec rage, et, avant
que son maître eût pu le retenir, il se précipita
une seconde fois dans le lac.
Tous coururent vers la berge. Le chien en était
déjà à plus de vingt pieds, et Cyrus Smith le
rappelait vivement, quand une tête énorme émergea
de la surface des eaux, qui ne paraissaient pas être
profondes en cet endroit.
Harbert reconnut aussitôt l'espèce d'amphibie auquel
appartenait cette tête conique à gros yeux, que
décoraient des moustaches à longs poils soyeux.
"Un lamantin !" s'écria-t-il.
Ce n'était pas un lamantin, mais un spécimen de cette
espèce, comprise dans l'ordre des cétacés, qui porte
le nom de "dugong", car ses narines étaient ouvertes
à la partie supérieure de son museau.
L'énorme animal s'était précipité sur le chien, qui
voulut vainement l'éviter
en revenant vers la berge. Son maître ne pouvait rien
pour le sauver, et avant même qu'il fût venu à la
pensée de Gédéon Spilett ou d'Harbert d'armer leurs
arcs, Top, saisi par le dugong, disparaissait sous
les eaux.
Nab, son épieu ferré à la main, voulut se jeter au
secours du chien, décidé à s'attaquer au formidable
animal jusque dans son élément.
"Non, Nab," dit l'ingénieur, en retenant son
courageux serviteur.
Cependant, une lutte se passait sous les eaux,
lutte inexplicable, car, dans ces conditions, Top
ne pouvait évidemment pas résister, lutte qui devait
être terrible, on le voyait aux bouillonnements de la
surface, lutte, enfin, qui ne pouvait se terminer
que par la mort du chien ! Mais soudain, au milieu d'un
cercle d'écume, on vit reparaître Top. Lancé en
l'air par quelque force inconnue, il s'éleva à
dix pieds au-dessus de la surface du lac, retomba au
milieu des eaux profondément troublées, et eût
bientôt regagné la berge sans blessures graves,
miraculeusement sauvé.
Cyrus Smith et ses compagnons regardaient sans
comprendre. Circonstance non moins inexplicable
encore ! On eût dit que la lutte continuait encore
sous les eaux. Sans doute le dugong, attaqué par
quelque puissant animal, après avoir lâché le chien,
se battait pour son propre compte.
Mais cela ne dura pas longtemps. Les eaux se
rougirent de sang, et le corps du dugong, émergeant
d'une nappe écarlate qui se propagea largement, vint
bientôt s'échouer sur une petite grève à l'angle sud
du lac.
Les colons coururent vers cet endroit. Le dugong
était mort. C'était un énorme animal, long de
quinze à seize pieds, qui devait peser de trois à
quatre mille livres. à son cou s'ouvrait une
blessure qui semblait avoir été faite avec une
lame tranchante.
Quel était donc l'amphibie qui avait pu, par ce coup
terrible, détruire le formidable dugong ? Personne
n'eût pu le dire, et, assez préoccupés de cet
incident, Cyrus Smith et ses compagnons rentrèrent
aux Cheminées.
CHAPITRE XVII
Le lendemain, 7 mai, Cyrus Smith et Gédéon
Spilett, laissant Nab préparer le déjeuner,
gravirent le plateau de Grande-Vue, tandis que
Harbert et Pencroff remontaient la rivière, afin
de renouveler la provision de bois.
L'ingénieur et le reporter arrivèrent bientôt à cette
petite grève, située à la pointe sud du lac, et sur
laquelle l'amphibie était resté échoué. Déjà des
bandes d'oiseaux s'étaient abattus sur cette masse
charnue, et il fallut les chasser à coups de pierres,
car Cyrus Smith désirait conserver la graisse du
dugong et l'utiliser pour les besoins de la colonie.
Quant à la chair de l'animal, elle ne pouvait
manquer de fournir une nourriture excellente, puisque,
dans certaines régions de la Malaisie, elle est
spécialement réservée à la table des princes
indigènes. Mais cela, c'était l'affaire de Nab.
En ce moment, Cyrus Smith avait en tête d'autres
pensées. L'incident de la veille ne s'était point
effacé de son esprit et ne laissait pas de le
préoccuper. Il aurait voulu percer le mystère de ce
combat sous-marin, et savoir quel congénère des
mastodontes ou autres monstres marins avait fait au
dugong une si étrange blessure.
Il était donc là, sur le bord du lac, regardant,
observant, mais rien n'apparaissait sous les eaux
tranquilles, qui étincelaient aux premiers rayons du
soleil.
Sur cette petite grève qui supportait le corps du
dugong, les eaux étaient peu profondes ; mais, à
partir de ce point, le fond du lac s'abaissait peu à
peu, et il était probable qu'au centre, la
profondeur devait être considérable. Le lac pouvait
être considéré comme une large vasque, qui avait
été remplie par les eaux du Creek-Rouge.
"Eh bien, Cyrus, demanda le reporter, il me semble
que ces eaux n'offrent rien de suspect ?
- Non, mon cher Spilett, répondit l'ingénieur, et je
ne sais vraiment comment expliquer l'incident d'hier !
- J'avoue, reprit Gédéon Spilett, que la blessure
faite à cet amphibie est au moins étrange, et je ne
saurais expliquer davantage comment il a pu se faire
que Top ait été si vigoureusement rejeté hors des
eaux ? On croirait vraiment
que c'est un bras puissant qui l'a lancé ainsi, et
que ce même bras, armé d'un poignard, a ensuite donné
la mort au dugong !
- Oui, répondit l'ingénieur, qui était devenu
pensif. Il y a là quelque chose que je ne puis
comprendre. Mais comprenez-vous davantage, mon cher
Spilett, de quelle manière j'ai été sauvé moi-même,
comment j'ai pu être arraché des flots et transporté
dans les dunes ? Non, n'est-il pas vrai ? Aussi je
pressens là quelque mystère que nous découvrirons
sans doute un jour. Observons donc, mais n'insistons
pas devant nos compagnons sur ces singuliers
incidents. Gardons nos remarques pour nous et
continuons notre besogne."
On le sait, l'ingénieur n'avait encore pu découvrir
par où s'échappait le trop-plein
du lac, mais comme il n'avait vu nul indice qu'il
débordât jamais, il fallait nécessairement qu'un
déversoir existât quelque part. Or, précisément,
Cyrus Smith fut assez surpris de distinguer un
courant assez prononcé qui se faisait sentir en cet
endroit. Il jeta quelques petits morceaux de bois,
et vit qu'ils se dirigeaient vers l'angle sud. Il
suivit ce courant, en marchant sur la berge, et
il arriva à la pointe méridionale du lac.
Là se produisait une sorte de dépression des eaux,
comme si elles se fussent brusquement perdues dans
quelque fissure du sol.
Cyrus Smith écouta, en mettant son oreille au
niveau du lac, et il entendit très-distinctement le
bruit d'une chute souterraine.
"C'est là, dit-il en se relevant, là que s'opère la
décharge des eaux, là, sans doute, que par un conduit
creusé dans le massif de granit elles s'en vont
rejoindre la mer, à travers quelques cavités que
nous saurions utiliser à notre profit ! Eh bien ! je
le saurai !"
L'ingénieur coupa une longue branche, il la dépouilla
de ses feuilles, et, en la plongeant à l'angle des
deux rives, il reconnut qu'il existait un large trou
ouvert à un pied seulement au-dessous de la surface
des eaux. Ce trou, c'était l'orifice du déversoir
vainement cherché jusqu'alors, et la force du courant
y était telle, que la branche fut arrachée des mains
de l'ingénieur et disparut.
"Il n'y a plus à douter maintenant, répéta Cyrus
Smith. Là est l'orifice du déversoir, et cet
orifice, je le mettrai à découvert.
- Comment ? demanda Gédéon Spilett.
- En abaissant de trois pieds le niveau des eaux du
lac.
- Et comment abaisser leur niveau ?
- En leur ouvrant une autre issue plus vaste que
celle-ci.
- En quel endroit, Cyrus ?
- Sur la partie de la rive qui se rapproche le plus
près de la côte.
- Mais c'est une rive de granit ! fit observer le
reporter.
- Eh bien, répondit Cyrus Smith, je le ferai
sauter, ce granit, et les eaux, en s'échappant,
baisseront de manière à découvrir cet orifice...
- Et formeront une chute en tombant sur la grève,
ajouta le reporter.
- Une chute que nous utiliserons ! répondit Cyrus.
Venez, venez !"
L'ingénieur entraîna son compagnon, dont la
confiance en Cyrus Smith était telle qu'il ne
doutait pas que l'entreprise ne réussît. Et pourtant,
cette rive de granit, comment l'ouvrir, comment, sans
poudre et avec des instruments imparfaits, désagréger
ces roches ? N'était-ce pas un travail au-dessus de
ses forces, auquel l'ingénieur allait s'acharner ?
Quand Cyrus Smith et le reporter rentrèrent aux
Cheminées, ils y trouvèrent Harbert et Pencroff
occupés à décharger leur train de bois.
"Les bûcherons vont avoir fini, monsieur Cyrus, dit
le marin en riant, et quand vous aurez besoin de
maçons...
- De maçons, non, mais de chimistes, répondit
l'ingénieur.
- Oui, ajouta le reporter, nous allons faire sauter
l'île...
- Sauter l'île ! s'écria Pencroff.
- En partie, du moins ! répliqua Gédéon Spilett.
- écoutez-moi, mes amis," dit l'ingénieur.
Et il leur fit connaître le résultat de ses
observations. Suivant lui, une cavité
plus ou moins considérable devait exister dans la
masse de granit qui supportait le plateau de
Grande-Vue, et il prétendait pénétrer jusqu'à elle.
Pour ce faire, il fallait tout d'abord dégager
l'ouverture par laquelle se précipitaient les eaux,
et, par conséquent, abaisser leur niveau en leur
procurant une plus large issue. De là, nécessité de
fabriquer une substance explosive qui pût pratiquer
une forte saignée en un autre point de la rive. C'est
ce qu'allait tenter Cyrus Smith au moyen des
minéraux que la nature mettait à sa disposition.
Inutile de dire avec quel enthousiasme tous, et plus
particulièrement Pencroff, accueillirent ce projet.
Employer les grands moyens, éventrer ce granit,
créer une cascade, cela allait au marin ! Et il
serait aussi bien chimiste que maçon ou bottier,
puisque l'ingénieur avait besoin de chimistes. Il
serait tout ce qu'on voudrait, "même professeur de
danse et de maintien," dit-il à Nab, si cela était
jamais nécessaire.
Nab et Pencroff furent tout d'abord chargés
d'extraire la graisse du dugong, et d'en conserver la
chair, qui était destinée à l'alimentation. Ils
partirent aussitôt, sans même demander plus
d'explication. La confiance qu'ils avaient en
l'ingénieur était absolue.
Quelques instants après eux, Cyrus Smith, Harbert
et Gédéon Spilett, traînant la claie et remontant
la rivière, se dirigeaient vers le gisement de
houille où abondaient ces pyrites schisteuses qui se
rencontrent, en effet, dans les terrains de
transition les plus récents, et dont Cyrus Smith
avait déjà rapporté un échantillon.
Toute la journée fut employée à charrier une certaine
quantité de ces pyrites aux Cheminées. Le soir, il
y en avait plusieurs tonnes.
Le lendemain, 8 mai, l'ingénieur commença ses
manipulations. Ces pyrites schisteuses étant
composées principalement de charbon, de silice,
d'alumine et de sulfure de fer, - celui-ci en
excès, - il s'agissait d'isoler le sulfure de fer et
de le transformer en sulfate le plus rapidement
possible. Le sulfate obtenu, on en extrairait l'acide
sulfurique.
C'était en effet le but à atteindre. L'acide
sulfurique est un des agents les plus employés, et
l'importance industrielle d'une nation peut se
mesurer à la consommation qui en est faite. Cet acide
serait plus tard d'une utilité extrême aux
colons pour la fabrication des bougies, le tannage
des peaux, etc, mais en ce moment, l'ingénieur le
réservait à un autre emploi.
Cyrus Smith choisit, derrière les Cheminées, un
emplacement dont le sol fût soigneusement égalisé.
Sur ce sol, il plaça un tas de branchages et de bois
haché, sur lequel furent placés des morceaux de
schistes pyriteux, arcboutés les uns
contre les autres ; puis, le tout fut recouvert
d'une mince couche de pyrites, préalablement
réduites à la grosseur d'une noix.
Ceci fait, on mit le feu au bois, dont la chaleur
se communiqua aux schistes, lesquels s'enflammèrent,
puisqu'ils contenaient du charbon et du soufre.
Alors, de nouvelles couches de pyrites concassées
furent disposées de manière à former un énorme tas,
qui fut extérieurement tapissé de terre et d'herbes,
après qu'on y eut ménagé quelques évents, comme s'il
se fût agi de carboniser une meule de bois pour faire
du charbon.
Puis, on laissa la transformation s'accomplir, et
il ne fallait pas moins de dix à douze jours pour que
le sulfure de fer fût changé en sulfate de fer et
l'alumine en sulfate d'alumine, deux substances
également solubles, les autres, silice, charbon
brûlé et cendres, ne l'étant pas.
Pendant que s'accomplissait ce travail chimique,
Cyrus Smith fit procéder à d'autres opérations. On
y mettait plus que du zèle. C'était de
l'acharnement.
Nab et Pencroff avaient enlevé la graisse du
dugong, qui avait été recueillie dans de grandes
jarres de terre. Cette graisse, il s'agissait d'en
isoler un de ses éléments, la glycérine, en la
saponifiant. Or, pour obtenir ce résultat, il
suffisait de la traiter par la soude ou la chaux. En
effet, l'une ou l'autre de ces substances, après
avoir attaqué la graisse, formerait un savon en
isolant la glycérine, et c'était cette glycérine
que l'ingénieur voulait précisément obtenir. La
chaux ne lui manquait pas, on le sait ; seulement le
traitement par la chaux ne devait donner que des
savons calcaires, insolubles et par conséquent
inutiles, tandis que le traitement par la soude
fournirait, au contraire, un savon soluble, qui
trouverait son emploi dans les nettoyages domestiques.
Or, en homme pratique, Cyrus Smith devait plutôt
chercher à obtenir de la soude. était-ce difficile ?
Non, car les plantes marines abondaient sur le
rivage, salicornes, ficoïdes, et toutes ces
fucacées qui forment les varechs et les goëmons. On
recueillit donc une grande quantité de ces plantes,
on les fit d'abord sécher, puis ensuite brûler dans
des fosses en plein air. La combustion de ces plantes
fut entretenue pendant plusieurs jours, de manière
que la chaleur s'élevât au point d'en fondre les
cendres, et le résultat de l'incinération fut une
masse compacte, grisâtre, qui est depuis longtemps
connue sous le nom de "soude naturelle".
Ce résultat obtenu, l'ingénieur traita la graisse par
la soude, ce qui donna, d'une part, un savon soluble,
et, de l'autre, cette substance neutre, la
glycérine.
Mais ce n'était pas tout. Il fallait encore à Cyrus
Smith, en vue de sa préparation future, une autre
substance, l'azotate de potasse, qui est plus connu
sous le nom de sel de nitre ou de salpêtre.
Cyrus Smith aurait pu fabriquer cette substance, en
traitant le carbonate de potasse, qui s'extrait
facilement des cendres des végétaux, par de l'acide
azotique. Mais l'acide azotique lui manquait, et
c'était précisément cet acide qu'il voulait obtenir,
en fin de compte. Il y avait donc là un cercle
vicieux, dont il ne fût jamais sorti.
Très-heureusement, cette fois, la nature allait lui
fournir le salpêtre, sans qu'il eût d'autre peine que
de le ramasser. Harbert en découvrit un gisement
dans le nord de l'île, au pied du mont Franklin, et
il n'y eut plus qu'à purifier ce sel.
Ces divers travaux durèrent une huitaine de jours. Ils
étaient donc achevés, avant que la transformation du
sulfure en sulfate de fer eût été accomplie. Pendant
les jours qui suivirent, les colons eurent le temps
de fabriquer de la poterie réfractaire en argile
plastique et de construire un fourneau de briques
d'une disposition particulière qui devait servir à la
distillation du sulfate de fer, lorsque celui-ci
serait obtenu. Tout cela fut achevé vers le 18 mai,
à peu près au moment où la transformation chimique
se terminait. Gédéon Spilett, Harbert, Nab et
Pencroff, habilement guidés par l'ingénieur, étaient
devenus les plus adroits ouvriers du monde. La
nécessité est, d'ailleurs, de tous les maîtres, celui
qu'on écoute le plus et qui enseigne le mieux.
Lorsque le tas de pyrites eut été entièrement réduit
par le feu, le résultat de l'opération, consistant
en sulfate de fer, sulfate d'alumine, silice, résidu
de charbon et cendres, fut déposé dans un bassin
rempli d'eau. On agita ce mélange, on le laissa
reposer, puis on le décanta, et on obtint un liquide
clair, contenant en dissolution du sulfate de fer et
du sulfate d'alumine, les autres matières étant
restées solides, puisqu'elles étaient insolubles.
Enfin, ce liquide s'étant vaporisé en partie, des
cristaux de sulfate de fer se déposèrent, et les
eaux-mères, c'est-à-dire le liquide non vaporisé, qui
contenait du sulfate d'alumine, furent abandonnées.
Cyrus Smith avait donc à sa disposition une assez
grande quantité de ces cristaux de sulfate de fer,
dont il s'agissait d'extraire l'acide sulfurique.
Dans la pratique industrielle, c'est une coûteuse
installation que celle qu'exige la fabrication de
l'acide sulfurique. Il faut, en effet, des usines
considérables, un outillage spécial, des appareils
de platine, des chambres de plomb, inattaquables à
l'acide, et dans lesquelles s'opère la transformation,
etc. L'ingénieur n'avait point cet outillage à sa
disposition, mais il savait qu'en Bohême
particulièrement, on fabrique l'acide sulfurique par
des moyens plus simples, qui ont même l'avantage
de le produire à un degré supérieur de concentration.
C'est ainsi que se fait l'acide connu sous le nom
d'acide de Nordhausen.
Pour obtenir l'acide sulfurique, Cyrus Smith n'avait
plus qu'une seule opération
à faire : calciner en vase clos les cristaux de
sulfate de fer, de manière que l'acide sulfurique
se distillât en vapeurs, lesquelles vapeurs
produiraient ensuite l'acide par condensation.
C'est à cette manipulation que servirent les poteries
réfractaires, dans lesquelles furent placés les
cristaux, et le four, dont la chaleur devait
distiller l'acide sulfurique. L'opération fut
parfaitement conduite, et le 20 mai, douze jours après
avoir commencé, l'ingénieur était possesseur de l'agent
qu'il comptait utiliser plus tard de tant de façons
différentes.
Or, pourquoi voulait-il donc avoir cet agent ? Tout
simplement pour produire l'acide azotique, et cela
fut aisé, puisque le salpêtre, attaqué par l'acide
sulfurique, lui donna précisément cet acide par
distillation.
Mais, en fin de compte, à quoi allait-il employer
cet acide azotique ? C'est ce que ses compagnons
ignoraient encore, car il n'avait pas dit le dernier
mot de son travail.
Cependant, l'ingénieur touchait à son but, et une
dernière opération lui procura la substance qui avait
exigé tant de manipulations.
Après avoir pris de l'acide azotique, il le mit en
présence de la glycérine, qui avait été
préalablement concentrée par évaporation au
bain-marie, et il obtint, même sans employer de
mélange réfrigérant, plusieurs pintes d'un liquide
huileux et jaunâtre.
Cette dernière opération, Cyrus Smith l'avait
faite seul, à l'écart, loin des Cheminées, car elle
présentait des dangers d'explosion, et, quand il
rapporta un flacon de ce liquide à ses amis, il se
contenta de leur dire :
"Voilà de la nitro-glycérine !"
C'était, en effet, ce terrible produit, dont la
puissance explosible est peut-être décuple de celle
de la poudre ordinaire, et qui a déjà causé tant
d'accidents ! Toutefois, depuis qu'on a trouvé le
moyen de le transformer en dynamite, c'est-à-dire
de le mélanger avec une substance solide, argile ou
sucre, assez poreuse pour le retenir, le dangereux
liquide a pu être utilisé avec plus de sécurité. Mais
la dynamite n'était pas encore connue à l'époque où
les colons opéraient dans l'île Lincoln.
"Et c'est cette liqueur-là qui va faire sauter nos
rochers ? dit Pencroff d'un air assez incrédule.
- Oui, mon ami, répondit l'ingénieur, et cette
nitro-glycérine produira d'autant plus d'effet, que
ce granit est extrêmement dur et qu'il opposera une
résistance plus grande à l'éclatement.
- Et quand verrons-nous cela, monsieur Cyrus ?
- Demain, dès que nous aurons creusé un trou de
mine," répondit l'ingénieur.
Le lendemain, - 21 mai, - dès l'aube, les mineurs
se rendirent à une pointe qui formait la rive est
du lac Grant, et à cinq cents pas seulement de la
côte. En cet endroit, le plateau était en
contre-bas des eaux, qui n'étaient retenues que par
leur cadre de granit. Il était donc évident que si
l'on brisait ce cadre, les eaux s'échapperaient par
cette issue, et formeraient un ruisseau qui, après
avoir coulé à la surface inclinée du plateau, irait
se précipiter sur la grève. Par suite, il y aurait
abaissement général du niveau du lac, et mise à
découvert de l'orifice du déversoir, - ce qui était
le but final.
C'était donc le cadre qu'il s'agissait de briser.
Sous la direction de l'ingénieur, Pencroff, armé
d'un pic qu'il maniait adroitement et vigoureusement,
attaqua le granit sur le revêtement extérieur. Le
trou qu'il s'agissait de percer prenait naissance
sur une arête horizontale de la rive, et il devait
s'enfoncer obliquement, de manière à rencontrer un
niveau sensiblement inférieur à celui des eaux du
lac. De cette façon, la force explosive, en écartant
les roches, permettrait aux eaux de s'épancher
largement au dehors et, par suite, de s'abaisser
suffisamment.
Le travail fut long, car l'ingénieur, voulant
produire un effet formidable, ne comptait pas
consacrer moins de dix litres de nitro-glycérine à
l'opération. Mais Pencroff, relayé par Nab, fit si
bien que, vers quatre heures du soir, le trou de
mine était achevé.
Restait la question d'inflammation de la substance
explosive. Ordinairement, la nitro-glycérine
s'enflamme au moyen d'amorces de fulminate qui, en
éclatant, déterminent l'explosion. Il faut, en effet,
un choc pour provoquer l'explosion, et, allumée
simplement, cette substance brûlerait sans éclater.
Cyrus Smith aurait certainement pu fabriquer une
amorce. à défaut de fulminate, il pouvait facilement
obtenir une substance analogue au coton-poudre,
puisqu'il avait de l'acide azotique à sa disposition.
Cette substance, pressée dans une cartouche, et
introduite dans la nitro-glycérine, aurait éclaté au
moyen d'une mèche et déterminé l'explosion.
Mais Cyrus Smith savait que la nitro-glycérine a la
propriété de détonner au choc. Il résolut donc
d'utiliser cette propriété, quitte à employer un autre
moyen, si celui-là ne réussissait pas.
En effet, le choc d'un marteau sur quelques gouttes
de nitro-glycérine, répandues à la surface d'une
pierre dure, suffit à provoquer l'explosion. Mais
l'opérateur ne pouvait être là, à donner le coup de
marteau, sans être victime de l'opération.
Cyrus Smith imagina donc de suspendre à un montant,
au-dessus du trou de mine, et au moyen d'une fibre
végétale, une masse de fer pesant plusieurs livres.
Une autre longue fibre, préalablement soufrée, était
attachée au milieu de la première par une de ses
extrémités, tandis que l'autre extrémité traînait
sur le sol jusqu'à une distance de plusieurs pieds du
trou de mine. Le feu étant mis à cette seconde fibre,
elle brûlerait jusqu'à ce qu'elle eût atteint la
première. Celle-ci, prenant feu à son tour, se
romprait, et la masse de fer serait précipitée sur la
nitro-glycérine.
Cet appareil fut donc installé ; puis l'ingénieur,
après avoir fait éloigner ses compagnons, remplit
le trou de mine de manière que la nitro-glycérine
vînt en
affleurer l'ouverture, et il en jeta quelques
gouttes à la surface de la roche, au-dessous de la
masse de fer déjà suspendue.
Ceci fait, Cyrus Smith prit l'extrémité de la fibre
soufrée, il l'alluma, et, quittant la place, il
revint retrouver ses compagnons aux Cheminées.
La fibre devait brûler pendant vingt-cinq minutes, et,
en effet, vingt-cinq minutes après, une explosion,
dont on ne saurait donner l'idée, retentit. Il sembla
que toute l'île tremblait sur sa base. Une gerbe de
pierres se projeta dans les airs comme si elle eût
été vomie par un volcan. La secousse produite par
l'air déplacé fut telle, que les roches des
Cheminées oscillèrent. Les colons, bien qu'ils
fussent à plus de deux milles de la mine, furent
renversés sur le sol.
Ils se relevèrent, ils remontèrent sur le plateau,
et ils coururent vers l'endroit où la berge du lac
devait avoir été éventrée par l'explosion...
Un triple hurrah s'échappa de leurs poitrines ! Le
cadre de granit était fendu sur une large place ! Un
cours rapide d'eau s'en échappait, courait en
écumant à travers le plateau, en atteignait la crête,
et se précipitait d'une hauteur de trois cents pieds
sur la grève !
CHAPITRE XVIII
Le projet de Cyrus Smith avait réussi ; mais,
suivant son habitude, sans témoigner aucune
satisfaction, les lèvres serrées, le regard fixe,
il restait immobile. Harbert était enthousiasmé ;
Nab bondissait de joie ; Pencroff balançait sa
grosse tête et murmurait ces mots :
"Allons, il va bien notre ingénieur !"
En effet, la nitro-glycérine avait puissamment
agi. La saignée, faite au lac, était si importante,
que le volume des eaux qui s'échappaient alors par ce
nouveau déversoir était au moins triple de celui qui
passait auparavant par l'ancien. Il devait donc en
résulter que, peu de temps après l'opération, le
niveau du lac aurait baissé de deux pieds, au moins.
Les colons revinrent aux Cheminées, afin d'y prendre
des pics, des épieux ferrés, des cordes de fibres,
un briquet et de l'amadou ; puis, ils retournèrent
au plateau. Top les accompagnait.
Chemin faisant, le marin ne put s'empêcher de dire à
l'ingénieur :
"Mais savez-vous bien, monsieur Cyrus, qu'au moyen
de cette charmante liqueur que vous avez fabriquée,
on ferait sauter notre île tout entière ?
- Sans aucun doute, l'île, les continents, et la
terre elle-même, répondit Cyrus Smith. Ce n'est
qu'une question de quantité.
- Ne pourriez-vous donc employer cette nitro-glycérine
au chargement des armes à feu ? demanda le marin.
- NOn, Pencroff, car c'est une substance trop
brisante. Mais il serait aisé de
fabriquer de la poudre-coton, ou même de la poudre
ordinaire, puisque nous avons l'acide azotique, le
salpêtre, le soufre et le charbon. Malheureusement, ce
sont les armes que nous n'avons pas.
- Oh ! monsieur Cyrus, répondit le marin, avec un
peu de bonne volonté !..."
Décidément, Pencroff avait rayé le mot
"impossible" du dictionnaire de l'île Lincoln.
Les colons, arrivés au plateau de Grande-Vue, se
dirigèrent immédiatement vers la pointe du lac, près
de laquelle s'ouvrait l'orifice de l'ancien
déversoir, qui, maintenant, devait être à découvert.
Le déversoir serait donc devenu praticable, puisque
les eaux ne s'y précipiteraient plus, et il serait
facile sans doute d'en reconnaître la disposition
intérieure.
En quelques instants, les colons avaient atteint
l'angle inférieur du lac, et un coup d'oeil leur
suffit pour constater que le résultat avait été
obtenu.
En effet, dans la paroi granitique du lac, et
maintenant au-dessus du niveau des eaux,
apparaissait l'orifice tant cherché. Un étroit
épaulement, laissé à nu par le retrait des eaux,
permettait d'y arriver. Cet orifice mesurait vingt
pieds de largeur environ, mais il n'en avait que deux
de hauteur. C'était comme une bouche d'égout à la
bordure d'un trottoir. Cet orifice n'aurait donc pu
livrer un passage facile aux colons ; mais Nab et
Pencroff prirent leur pic, et, en moins d'une heure,
ils lui eurent donné une hauteur suffisante.
L'ingénieur s'approcha alors et reconnut que les
parois du déversoir, dans sa partie supérieure,
n'accusaient pas une pente de plus de trente à
trente-cinq degrés. Elles étaient donc praticables,
et, pourvu que leur déclivité ne s'accrût pas, il
serait facile de les descendre jusqu'au niveau même
de la mer. Si donc, ce qui était fort probable,
quelque vaste cavité existait à l'intérieur du massif
granitique, on trouverait peut-être moyen de
l'utiliser.
"Eh bien, monsieur Cyrus, qu'est-ce qui nous
arrête ? demanda le marin, impatient de s'aventurer
dans l'étroit couloir ? Vous voyez que Top nous a
précédés !
- Bien, répondit l'ingénieur. Mais il faut y voir
clair. - Nab, va couper quelques branches
résineuses."
Nab et Harbert coururent vers les rives du lac,
ombragées de pins et autres arbres verts, et ils
revinrent bientôt avec des branches qu'ils
disposèrent en forme de torches. Ces torches furent
allumées au feu du briquet, et, Cyrus Smith en tête,
les colons s'engagèrent dans le sombre boyau que le
trop-plein des eaux emplissait naguère.
Contrairement à ce qu'on eût pu supposer, le
diamètre de ce boyau allait en
s'élargissant, de telle sorte que les explorateurs,
presque aussitôt, purent se tenir droit en
descendant. Les parois de granit, usées par les eaux
depuis un temps infini, étaient glissantes, et il
fallait se garder des chutes. Aussi, les colons
s'étaient-ils liés les uns aux autres au moyen d'une
corde, ainsi que font les ascensionnistes dans les
montagnes. Heureusement, quelques saillies du granit,
formant de véritables marches, rendaient la descente
moins périlleuse. Des gouttelettes, encore
suspendues aux rocs, s'irisaient çà et là sous le feu
des torches, et on eût pu croire que les parois
étaient revêtues d'innombrables stalactites.
L'ingénieur observa ce granit noir. Il n'y vit pas
une strate, pas une faille. La masse était compacte
et d'un grain extrêmement serré. Ce boyau datait donc
de l'origine même de l'île. Ce n'étaient point les
eaux qui l'avaient creusé peu à peu. Pluton, et non
pas Neptune, l'avait foré de sa propre main, et l'on
pouvait distinguer sur la muraille les traces d'un
travail éruptif que le lavage des eaux n'avait pu
totalement effacer.
Les colons ne descendaient que fort lentement. Ils
n'étaient pas sans éprouver une certaine émotion, à
s'aventurer ainsi dans les profondeurs de ce massif,
que des êtres humains visitaient évidemment pour la
première fois. Ils ne parlaient pas, mais ils
réfléchissaient, et cette réflexion dut venir à
plus d'un, que quelque poulpe ou autre gigantesque
céphalopode pouvait occuper les cavités intérieures,
qui se trouvaient en communication avec la mer. Il
fallait donc ne s'aventurer qu'avec une certaine
prudence.
Du reste, Top tenait la tête de la petite troupe,
et l'on pouvait s'en rapporter à la sagacité du
chien, qui ne manquerait point de donner l'alarme,
le cas échéant.
Après avoir descendu une centaine de pieds, en
suivant une route assez sinueuse, Cyrus Smith, qui
marchait en avant, s'arrêta, et ses compagnons le
rejoignirent. L'endroit où ils firent halte était
évidé, de manière à former une caverne de médiocre
dimension. Des gouttes d'eau tombaient de sa voûte,
mais elles ne provenaient pas d'un suintement à
travers le massif. C'étaient simplement les dernières
traces laissées par le torrent qui avait si
longtemps grondé dans cette cavité, et l'air,
légèrement humide, n'émettait aucune émanation
méphitique.
"Eh bien, mon cher Cyrus ? dit alors Gédéon
Spilett. Voici une retraite bien ignorée, bien
cachée dans ces profondeurs, mais, en somme, elle
est inhabitable.
- Pourquoi inhabitable ? demanda le marin.
- Parce qu'elle est trop petite et trop obscure.
- Ne pouvons-nous l'agrandir, la creuser, y pratiquer
des ouvertures pour le jour et l'air ? répondit
Pencroff, qui ne doutait plus de rien.
- Continuons, répondit Cyrus Smith, continuons notre
exploration. Peut-être, plus bas, la nature nous
aura-t-elle épargné ce travail.
- Nous ne sommes encore qu'au tiers de la hauteur,
fit observer Harbert.
- Au tiers environ, répondit Cyrus Smith, car nous
avons descendu une centaine de pieds depuis l'orifice,
et il n'est pas impossible qu'à cent pieds plus bas...
- Où est donc Top ?..." demanda Nab en interrompant
son maître.
On chercha dans la caverne. Le chien n'y était pas.
"Il aura probablement continué sa route, dit
Pencroff.
- Rejoignons-le," répondit Cyrus Smith.
La descente fut reprise. L'ingénieur observait avec
soin les déviations que le déversoir subissait, et,
malgré tant de détours, il se rendait assez
facilement compte de sa direction générale, qui allait
vers la mer.
Les colons s'étaient encore abaissés d'une cinquantaine
de pieds suivant la perpendiculaire, quand leur
attention fut attirée par des sons éloignés qui
venaient des profondeurs du massif. Ils s'arrêtèrent
et écoutèrent. Ces sons, portés à travers le couloir,
comme la voix à travers un tuyau acoustique,
arrivaient nettement à l'oreille.
"Ce sont les aboiements de Top ! s'écria Harbert.
- Oui, répondit Pencroff, et notre brave chien
aboie même avec fureur !
- Nous avons nos épieux ferrés, dit Cyrus Smith.
Tenons-nous sur nos gardes, et en avant !
- Cela est de plus en plus intéressant," murmura
Gédéon Spilett à l'oreille du marin, qui fit un
signe affirmatif.
Cyrus Smith et ses compagnons se précipitèrent
pour se porter au secours du chien. Les aboiements de
Top devenaient de plus en plus perceptibles. On
sentait dans sa voix saccadée une rage étrange.
était-il donc aux prises avec quelque animal dont il
avait troublé la retraite ? On peut dire que, sans
songer au danger auquel ils s'exposaient, les colons
se sentaient maintenant pris d'une irrésistible
curiosité. Ils ne descendaient plus le couloir, ils se
laissaient pour ainsi dire glisser sur sa paroi, et,
en quelques minutes, soixante pieds plus bas, ils
eurent rejoint Top.
Là, le couloir aboutissait à une vaste et magnifique
caverne. Là, Top, allant et venant, aboyait avec
fureur. Pencroff et Nab, secouant leurs torches,
jetèrent de grands éclats de lumière à toutes les
aspérités du granit, et, en même temps, Cyrus Smith,
Gédéon Spilett, Harbert, l'épieu dressé, se tinrent
prêts à tout événement.
L'énorme caverne était vide. Les colons la
parcoururent en tous sens. Il n'y avait rien, pas un
animal, pas un être vivant ! Et, cependant, Top
continuait d'aboyer. Ni les caresses, ni les menaces
ne purent le faire taire.
"Il doit y avoir quelque part une issue par laquelle
les eaux du lac s'en allaient à la mer, dit
l'ingénieur.
- En effet, répondit Pencroff, et prenons garde de
tomber dans un trou.
- Va, Top, va !" cria Cyrus Smith.
Le chien, excité par les paroles de son maître, courut
vers l'extrémité de la caverne, et, là, ses
aboiements redoublèrent.
On le suivit, et, à la lumière des torches, apparut
l'orifice d'un véritable puits qui s'ouvrait dans le
granit. C'était bien par là que s'opérait la sortie
des eaux autrefois engagées dans le massif, et,
cette fois, ce n'était plus un couloir oblique et
praticable, mais un puits perpendiculaire, dans
lequel il eût été impossible de s'aventurer.
Les torches furent penchées au-dessus de l'orifice.
On ne vit rien. Cyrus Smith détacha une branche
enflammée et la jeta dans cet abîme. La résine
éclatante, dont le pouvoir éclairant s'accrut encore
par la rapidité de sa chute, illumina l'intérieur
du puits, mais rien n'apparut encore. Puis, la flamme
s'éteignit avec un léger frémissement indiquant
qu'elle avait atteint la couche d'eau, c'est-à-dire
le niveau de la mer.
L'ingénieur, calculant le temps employé à la chute,
put en estimer la profondeur du puits, qui se trouva
être de quatre-vingt-dix pieds environ.
Le sol de la caverne était donc situé à
quatre-vingt-dix pieds au-dessus du niveau de la mer.
"Voici notre demeure, dit Cyrus Smith.
- Mais elle était occupée par un être quelconque,
répondit Gédéon Spilett, qui ne trouvait pas sa
curiosité satisfaite.
- Eh bien, l'être quelconque, amphibie ou autre,
s'est enfui par cette issue, répondit l'ingénieur,
et il nous a cédé la place.
- N'importe, ajouta le marin, j'aurais bien voulu
être Top, il y a un quart d'heure, car enfin ce n'est
pas sans raison qu'il a aboyé !"
Cyrus Smith regardait son chien, et celui de ses
compagnons qui se fût approché de lui l'eût entendu
murmurer ces paroles :
"Oui, je crois bien que Top en sait plus long que
nous sur bien des choses !"
Cependant, les désirs des colons se trouvaient en
grande partie réalisés. Le hasard, aidé par la
merveilleuse sagacité de leur chef, les avait
heureusement servis. Ils avaient là, à leur
disposition, une vaste caverne, dont ils ne pouvaient
encore estimer la capacité à la lueur insuffisante
des torches, mais qu'il serait certainement aisé de
diviser en chambres, au moyen de cloisons de
briques, et d'approprier, sinon comme une maison, du
moins comme un spacieux appartement. Les eaux
l'avaient abandonnée et n'y pouvaient plus revenir.
La place était libre.
Restaient deux difficultés : premièrement, la
possibilité d'éclairer cette excavation creusée dans
un bloc plein ; deuxièmement, la nécessité d'en rendre
l'accès plus facile. Pour l'éclairage, il ne fallait
point songer à l'établir par le haut, puisqu'une
énorme épaisseur de granit plafonnait au-dessus
d'elle ; mais peut-être pourrait-on percer la paroi
antérieure, qui faisait face à la mer. Cyrus Smith,
qui, pendant la descente, avait apprécié assez
approximativement l'obliquité, et par conséquent la
longueur du déversoir, était fondé à croire que la
partie antérieure de la muraille devait n'être que
peu épaisse. Si l'éclairage était ainsi obtenu,
l'accès le serait aussi, car il était aussi facile
de percer une porte que des fenêtres, et d'établir
une échelle extérieure.
Cyrus Smith fit part de ses idées à ses compagnons.
"Alors, monsieur Cyrus, à l'ouvrage ! répondit
Pencroff. J'ai mon pic, et je saurai bien me faire
jour à travers ce mur. Où faut-il frapper ?
- Ici," répondit l'ingénieur, en indiquant au
vigoureux marin un renfoncement assez considérable de
la paroi, et qui devait en diminuer l'épaisseur.
Pencroff attaqua le granit, et pendant une demi-heure,
à la lueur des torches, il en fit voler les éclats
autour de lui. La roche étincelait sous son pic. Nab
le relaya, puis Gédéon Spilett après Nab.
Ce travail durait depuis deux heures déjà, et l'on
pouvait donc craindre qu'en cet endroit, la muraille
n'excédât la longueur du pic, quand, à un dernier coup
porté par Gédéon Spilett, l'instrument, passant
au travers du mur, tomba au dehors.
"Hurrah ! toujours hurrah !" s'écria Pencroff.
La muraille ne mesurait là que trois pieds
d'épaisseur.
Cyrus Smith vint appliquer son oeil à l'ouverture,
qui dominait le sol de quatre-vingts pieds. Devant
lui s'étendait la lisière du rivage, l'îlot, et, au
delà, l'immense mer.
Mais par ce trou assez large, car la roche s'était
désagrégée notablement, la lumière entra à flots et
produisit un effet magique en inondant cette
splendide caverne ! Si, dans sa partie gauche, elle
ne mesurait pas plus de trente pieds de haut et de
large sur une longueur de cent pieds, au contraire, à
sa partie droite, elle était énorme, et sa voûte
s'arrondissait à plus de quatre-vingts pieds
de hauteur. En quelques endroits, des piliers de
granit, irrégulièrement disposés, en supportaient
les retombées comme celles d'une nef de cathédrale.
Appuyée sur des espèces de pieds-droits latéraux, ici
se surbaissant en cintres, là s'élevant sur des
nervures ogivales, se perdant sur des travées
obscures dont on entrevoyait les capricieux arceaux
dans l'ombre, ornée à profusion de saillies qui
formaient comme autant de pendentifs, cette voûte
offrait un mélange pittoresque de tout ce que les
architectures bysantine, romane et gothique ont
produit sous la main de l'homme. Et ici, pourtant, ce
n'était que l'oeuvre de la nature ! Elle seule avait
creusé ce féerique Alhambra dans un massif de granit !
Les colons étaient stupéfaits d'admiration. Où ils ne
croyaient trouver qu'une étroite cavité, ils
trouvaient une sorte de palais merveilleux, et Nab
s'était découvert, comme s'il eût été transporté
dans un temple !
Des cris d'admiration étaient partis de toutes les
bouches. Les hurrahs retentissaient et allaient se
perdre d'écho en écho jusqu'au fond des sombres nefs.
"Ah ! mes amis, s'écria Cyrus Smith, quand nous
aurons largement éclairé l'intérieur de ce massif,
quand nous aurons disposé nos chambres, nos
magasins, nos offices dans sa partie gauche, il nous
restera encore cette splendide caverne, dont nous
ferons notre salle d'étude et notre musée !
- Et nous l'appellerons ?... demanda Harbert.
- Granite-house," répondit Cyrus Smith, nom que ses
compagnons saluèrent encore de leurs hurrahs.
En ce moment, les torches étaient presque
entièrement consumées, et comme, pour revenir, il
fallait regagner le sommet du plateau en remontant le
couloir, il fut décidé que l'on remettrait au
lendemain les travaux relatifs à l'aménagement de la
nouvelle demeure.
Avant de partir, Cyrus Smith vint se pencher encore
une fois au-dessus du puits sombre, qui s'enfonçait
perpendiculairement jusqu'au niveau de la mer. Il
écouta avec attention. Aucun bruit ne se produisit,
pas même celui des eaux, que les ondulations de la
houle devaient quelquefois agiter dans ces profondeurs.
Une résine enflammée fut encore jetée. Les parois du
puits s'éclairèrent un instant mais, pas plus cette
fois que la première, il ne se révéla rien de suspect.
Si quelque monstre marin avait été inopinément surpris
par le retrait des eaux, il avait maintenant regagné
le large par le conduit souterrain qui se prolongeait
sous la grève, et que suivait le trop-plein du lac,
avant qu'une nouvelle issue lui eût été offerte.
Cependant, l'ingénieur, immobile, l'oreille attentive,
le regard plongé dans le gouffre, ne prononçait
pas une seule parole.
Le marin s'approcha de lui, alors, et, le touchant au
bras :
"Monsieur Smith ? dit-il.
- Que voulez-vous, mon ami ? répondit l'ingénieur,
comme s'il fût revenu du pays des rêves.
- Les torches vont bientôt s'éteindre.
- En route !" répondit Cyrus Smith.
La petite troupe quitta la caverne et commença son
ascension à travers le sombre déversoir. Top fermait
la marche, et faisait encore entendre de singuliers
grognements. L'ascension fut assez pénible. Les colons
s'arrêtèrent quelques instants à la grotte
supérieure, qui formait comme une sorte de palier, à
mi-hauteur de ce long escalier de granit. Puis ils
recommencèrent à monter.
Bientôt un air plus frais se fit sentir. Les
gouttelettes, séchées par l'évaporation, ne
scintillaient plus sur les parois. La clarté
fuligineuse des torches pâlissait. Celle que portait
Nab s'éteignit, et, pour ne pas s'aventurer au milieu
d'une obscurité profonde, il fallait se hâter.
C'est ce qui fut fait, et, un peu avant quatre
heures, au moment où la torche du marin s'éteignait
à son tour, Cyrus Smith et ses compagnons
débouchaient par l'orifice du déversoir.
CHAPITRE XIX
Le lendemain, 22 mai, furent commencés les travaux
destinés à l'appropriation spéciale de la nouvelle
demeure. Il tardait aux colons, en effet, d'échanger,
pour cette vaste et saine retraite, creusée en plein
roc, à l'abri des eaux de la mer et du ciel, leur
insuffisant abri des Cheminées. Celles-ci ne devaient
pas être entièrement abandonnées, cependant, et le
projet de l'ingénieur était d'en faire un atelier
pour les gros ouvrages.
Le premier soin de Cyrus Smith fut de reconnaître
sur quel point précis se développait la façade de
Granite-house. Il se rendit sur la grève, au pied de
l'énorme muraille, et, comme le pic, échappé des mains
du reporter, avait dû tomber perpendiculairement, il
suffisait de retrouver ce pic pour reconnaître
l'endroit où le trou avait été percé dans le granit.
Le pic fut facilement retrouvé, et, en effet, un trou
s'ouvrait en ligne perpendiculaire au-dessus du
point où il s'était fiché dans le sable, à
quatre-vingts pieds environ au-dessus de la grève.
Quelques pigeons de roche entraient et sortaient déjà
par cette étroite ouverture. Il semblait vraiment que
ce fût pour eux que l'on eût découvert
Granite-house !
L'intention de l'ingénieur était de diviser la portion
droite de la caverne en plusieurs chambres précédées
d'un couloir d'entrée, et de l'éclairer au moyen de
cinq fenêtres et d'une porte percées sur la façade.
Pencroff admettait bien les cinq fenêtres, mais il ne
comprenait pas l'utilité de la porte, puisque
l'ancien déversoir offrait un escalier naturel, par
lequel il serait toujours facile d'avoir accès dans
Granite-house.
"Mon ami, lui répondit Cyrus Smith, s'il nous est
facile d'arriver à notre demeure par le déversoir,
cela sera également facile à d'autres que nous. Je
compte, au contraire, obstruer ce déversoir à son
orifice, le boucher hermétiquement,
et, s'il le faut même, en dissimuler absolument
l'entrée en provoquant, au moyen d'un barrage, un
relèvement des eaux du lac.
- Et comment entrerons-nous ? demanda le marin.
- Par une échelle extérieure, répondit Cyrus
Smith, une échelle de corde, qui, une fois retirée,
rendra impossible l'accès de notre demeure.
- Mais pourquoi tant de précautions ? dit Pencroff.
Jusqu'ici les animaux ne nous ont pas semblé être
bien redoutables. Quant à être habitée par des
indigènes, notre île ne l'est pas !
- En êtes-vous bien sûr, Pencroff ? demanda
l'ingénieur, en regardant le marin.
- Nous n'en serons sûrs, évidemment, que lorsque nous
l'aurons explorée dans toutes ses parties, répondit
Pencroff.
- Oui, dit Cyrus Smith, car nous n'en connaissons
encore qu'une petite portion. Mais, en tout cas, si
nous n'avons pas d'ennemis au dedans, ils peuvent
venir du dehors, car ce sont de mauvais parages que
ces parages du Pacifique. Prenons donc nos
précautions contre toute éventualité."
Cyrus Smith parlait sagement, et, sans faire aucune
autre objection, Pencroff se prépara à exécuter
ses ordres.
La façade de Granite-house allait donc être éclairée
au moyen de cinq fenêtres et d'une porte, desservant
ce qui constituait "l'appartement" proprement dit,
et au moyen d'une large baie et d'oeils-de-boeuf qui
permettraient à la lumière d'entrer à profusion dans
cette merveilleuse nef qui devait servir de grande
salle. Cette façade, située à une hauteur de
quatre-vingts pieds au-dessus du sol, était exposée
à l'est, et le soleil levant la saluait de ses
premiers rayons. Elle se développait sur cette portion
de la courtine comprise entre le saillant faisant
angle sur l'embouchure de la Mercy, et une ligne
perpendiculairement tracée au-dessus de
l'entassement de roches qui formaient les Cheminées.
Ainsi les mauvais vents, c'est-à-dire ceux du
nord-est, ne la frappaient que d'écharpe, car elle
était protégée par l'orientation même du saillant.
D'ailleurs, et en attendant que les châssis des
fenêtres fussent faits, l'ingénieur avait l'intention
de clore les ouvertures avec des volets épais, qui ne
laisseraient passer ni le vent, ni la pluie, et
qu'il pourrait dissimuler au besoin.
Le premier travail consista donc à éviter ces
ouvertures. La manoeuvre du pic sur cette roche dure
eût été trop lente, et on sait que Cyrus Smith
était l'homme des grands moyens. Il avait encore une
certaine quantité de nitro-glycérine à sa
disposition, et il l'employa utilement. L'effet de la
substance explosive fut convenablement localisé, et,
sous son effort, le granit se défonça aux places
mêmes choisies par l'ingénieur. Puis, le pic et la
pioche achevèrent le dessin
ogival des cinq fenêtres, de la vaste baie, des
oeils-de-boeuf et de la porte, ils en dégauchirent les
encadrements, dont les profils furent assez
capricieusement arrêtés, et, quelques jours après le
commencement des travaux, Granite-house était
largement éclairé par cette lumière du levant, qui
pénétrait jusque dans ses plus secrètes profondeurs.
Suivant le plan arrêté par Cyrus Smith,
l'appartement devait être divisé en cinq
compartiments prenant vue sur la mer : à droite, une
entrée desservie par une porte à laquelle aboutirait
l'échelle, puis une première chambre-cuisine, large
de trente pieds, une salle à manger, mesurant
quarante pieds, une chambre-dortoir, d'égale largeur,
et enfin une "chambre d'amis", réclamée par
Pencroff, et qui confinait à la grande salle.
Ces chambres, ou plutôt cette suite de chambres, qui
formaient l'appartement de Granite-house, ne devaient
pas occuper toute la profondeur de la cavité. Elles
devaient être desservies par un corridor ménagé entre
elles et un long magasin, dans lequel les ustensiles,
les provisions, les réserves, trouveraient largement
place. Tous les produits recueillis dans l'île, ceux
de la flore comme ceux de la faune, seraient là dans
des conditions excellentes de conservation, et
complètement à l'abri de l'humidité. L'espace ne
manquait pas, et chaque objet pourrait être
méthodiquement disposé. En outre, les colons avaient
encore à leur disposition la petite grotte située
au-dessus de la grande caverne, et qui serait comme
le grenier de la nouvelle demeure.
Ce plan arrêté, il ne restait plus qu'à le mettre
à exécution. Les mineurs redevinrent donc
briquetiers ; puis, les briques furent apportées et
déposées au pied de Granite-house.
Jusqu'alors Cyrus Smith et ses compagnons n'avaient
eu accès dans la caverne que par l'ancien
déversoir. Ce mode de communication les obligeait
d'abord à monter sur le plateau de Grande-Vue en
faisant un détour par la berge de la rivière, à
descendre deux cents pieds par le couloir, puis à
remonter d'autant quand ils voulaient revenir au
plateau. De là, perte de temps et fatigues
considérables. Cyrus Smith résolut donc de procéder
sans retard à la fabrication d'une solide échelle
de corde, qui, une fois relevée, rendrait l'entrée de
Granite-house absolument inaccessible.
Cette échelle fut confectionnée avec un soin
extrême, et ses montants, formés des fibres du
"curry-jonc" tressées au moyen d'un moulinet, avaient
la solidité d'un gros câble. Quant aux échelons, ce
fut une sorte de cèdre rouge, aux branches légères et
résistantes, qui les fournit, et l'appareil fut
travaillé de main de maître par Pencroff.
D'autres cordes furent également fabriquées avec des
fibres végétales, et une sorte de mouffle grossière
fut installée à la porte. De cette façon, les briques
purent être facilement enlevées jusqu'au niveau
de Granite-house. Le transport des matériaux se
trouvait ainsi très-simplifié, et l'aménagement
intérieur proprement dit commença aussitôt. La chaux
ne manquait pas, et quelques milliers de briques
étaient là, prêtes à être utilisées. On dressa
aisément la charpente des cloisons, très-rudimentaire
d'ailleurs, et, en un temps très-court, l'appartement
fut divisé en chambres et en magasin, suivant le plan
convenu.
Ces divers travaux se faisaient rapidement, sous la
direction de l'ingénieur, qui maniait lui-même le
marteau et la truelle. Aucune main-d'oeuvre n'était
étrangère à Cyrus Smith, qui donnait ainsi
l'exemple à des compagnons intelligents et zélés. On
travaillait avec confiance, gaiement même, Pencroff
ayant toujours le mot pour rire, tantôt charpentier,
tantôt cordier, tantôt maçon, et communiquant sa
bonne humeur à tout ce petit monde. Sa foi dans
l'ingénieur était absolue. Rien n'eût pu la troubler.
Il le croyait capable de tout entreprendre et de
réussir à tout. La question des vêtements et des
chaussures, - question grave assurément, - celle de
l'éclairage pendant les nuits d'hiver, la mise en
valeur des portions fertiles de l'île, la
transformation de cette flore sauvage en une flore
civilisée, tout lui paraissait facile, Cyrus Smith
aidant, et tout se ferait en son temps. Il rêvait
de rivières canalisées, facilitant le transport des
richesses du sol, d'exploitations de carrières et de
mines à entreprendre, de machines propres à toutes
pratiques industrielles, de chemins de fer, oui, de
chemins de fer ! dont le réseau couvrirait
certainement un jour l'île Lincoln.
L'ingénieur laissait dire Pencroff. Il ne rabattait
rien des exagérations de ce brave coeur. Il savait
combien la confiance est communicative, il souriait
même à l'entendre parler, et ne disait rien des
inquiétudes que lui inspirait quelquefois l'avenir.
En effet, dans cette partie du Pacifique, en dehors
du passage des navires, il pouvait craindre de
n'être jamais secouru. C'était donc sur eux-mêmes,
sur eux seuls, que les colons devaient compter, car la
distance de l'île Lincoln à toute autre terre était
telle, que se hasarder sur un bateau, de construction
nécessairement médiocre, serait chose grave et
périlleuse.
"Mais, comme disait le marin, ils dépassaient de
cent coudées les Robinsons d'autrefois, pour qui tout
était miracle à faire."
Et en effet, ils "savaient", et l'homme qui "sait"
réussit là où d'autres végéteraient et périraient
inévitablement.
Pendant ces travaux, Harbert se distingua. Il était
intelligent et actif, il comprenait vite, exécutait
bien, et Cyrus Smith s'attachait de plus en plus
à cet
enfant. Harbert sentait pour l'ingénieur une vive
et respectueuse amitié. Pencroff voyait bien
l'étroite sympathie qui se formait entre ces deux
êtres, mais il n'en était point jaloux.
Nab était Nab. Il était ce qu'il serait toujours,
le courage, le zèle, le dévouement, l'abnégation
personnifiée. Il avait en son maître la même foi
que Pencroff, mais il la manifestait moins
bruyamment. Quand le marin s'enthousiasmait, Nab
avait toujours l'air de lui répondre : "Mais rien
n'est plus naturel." Pencroff et lui s'aimaient
beaucoup, et n'avaient pas tardé à se tutoyer.
Quant à Gédéon Spilett, il prenait sa part du
travail commun, et n'était pas le plus maladroit, - ce
dont s'étonnait toujours un peu le marin. Un
"journaliste" habile, non pas seulement à tout
comprendre, mais à tout exécuter !
L'échelle fut définitivement installée le 28 mai.
On n'y comptait pas moins de cent échelons sur cette
hauteur perpendiculaire de quatre-vingts pieds qu'elle
mesurait. Cyrus Smith avait pu, heureusement, la
diviser en deux parties, en profitant d'un surplomb
de la muraille qui faisait saillie à une quarantaine
de pieds au-dessus du sol. Cette saillie,
soigneusement nivelée par le pic, devint une sorte
de palier auquel on fixa la première échelle, dont le
ballant fut ainsi diminué de moitié, et qu'une corde
permettait de relever jusqu'au niveau de
Granite-house. Quant à la seconde échelle, on
l'arrêta aussi bien à son extrémité inférieure, qui
reposait sur la saillie, qu'à son extrémité
supérieure, rattachée à la porte même. De la sorte,
l'ascension devint notablement plus facile.
D'ailleurs, Cyrus Smith comptait installer plus
tard un ascenseur hydraulique qui éviterait toute
fatigue et toute perte de temps aux habitants de
Granite-house.
Les colons s'habituèrent promptement à se servir de
cette échelle. Ils étaient lestes et adroits, et
Pencroff, en sa qualité de marin, habitué à courir
sur les enfléchures des haubans, put leur donner des
leçons. Mais il fallut qu'il en donnât aussi à
Top. Le pauvre chien, avec ses quatre pattes, n'était
pas bâti pour cet exercice. Mais Pencroff était un
maître si zélé, que Top finit par exécuter
convenablement ses ascensions, et monta bientôt à
l'échelle comme font couramment ses congénères dans
les cirques. Si le marin fut fier de son élève, cela
ne peut se dire. Mais pourtant, et plus d'une fois,
Pencroff le monta sur son dos, ce dont Top ne se
plaignit jamais.
On fera observer ici que pendant ces travaux, qui
furent cependant activement conduits, car la mauvaise
saison approchait, la question alimentaire n'avait
point été négligée. Tous les jours, le reporter et
Harbert, devenus décidément les pourvoyeurs de la
colonie, employaient quelques heures à la chasse. Ils
n'exploitaient encore que les bois du Jacamar, sur
la gauche de la rivière, car, faute de
pont et de canot, la Mercy n'avait pas encore été
franchie. Toutes ces immenses forêts auxquelles on
avait donné le nom de forêts du Far-West n'étaient
donc point explorées. On réservait cette importante
excursion pour les premiers beaux jours du
printemps prochain. Mais les bois du Jacamar étaient
suffisamment giboyeux ; kangourous et sangliers y
abondaient, et les épieux ferrés, l'arc et les
flèches des chasseurs faisaient merveille. De plus,
Harbert découvrit, vers l'angle sud-ouest du lagon,
une garenne naturelle, sorte de prairie légèrement
humide, recouverte de saules et d'herbes aromatiques
qui parfumaient l'air, telles que thym, serpolet,
basilic, sarriette, toutes espèces odorantes de la
famille des labiées, dont les lapins se montrent si
friands.
Sur l'observation du reporter, que, puisque la table
était servie pour des lapins, il serait étonnant que
les lapins fissent défaut, les deux chasseurs
explorèrent attentivement cette garenne. En tout cas,
elle produisait en abondance des plantes utiles, et
un naturaliste aurait eu là l'occasion d'étudier
bien des spécimens du règne végétal. Harbert
recueillit ainsi une certaine quantité de pousses de
basilic, de romarin, de mélisse, de bétoine, etc..
qui possèdent des propriétés thérapeutiques
diverses, les unes pectorales, astringentes,
fébrifuges, les autres anti-spasmodiques ou
anti-rhumatismales. Et quand, plus tard, Pencroff
demanda à quoi servirait toute cette récolte d'herbes :
"à nous soigner, répondit le jeune garçon, à nous
traiter quand nous serons malades.
- Pourquoi serions-nous malades, puisqu'il n'y a pas
de médecins dans l'île ?" répondit très-sérieusement
Pencroff.
à cela il n'y avait rien à répliquer, mais le jeune
garçon n'en fit pas moins sa récolte, qui fut
très-bien accueillie à Granite-house. D'autant plus
qu'à ces plantes médicinales, il put joindre une
notable quantité de monardes didymes, qui sont
connues dans l'Amérique septentrionale, sous le nom
de "thé d'Oswego", et produisent une boisson
excellente.
Enfin, ce jour-là, en cherchant bien, les deux
chasseurs arrivèrent sur le véritable emplacement
de la garenne. Le sol y était perforé comme une
écumoire.
"Des terriers ! s'écria Harbert.
- Oui, répondit le reporter, je les vois bien.
- Mais sont-ils habités ?
- C'est la question."
La question ne tarda pas à être résolue. Presque
aussitôt, des centaines de petits animaux, semblables
à des lapins, s'enfuirent dans toutes les directions,
et avec une telle rapidité, que Top lui-même
n'aurait pu les gagner de vitesse. Chasseurs et chien
eurent beau courir, ces rongeurs leur échappèrent
facilement. Mais le reporter était bien résolu à ne
pas quitter la place avant d'avoir capturé au moins
une demi-douzaine de ces quadrupèdes. Il voulait en
garnir l'office tout d'abord, quitte à domestiquer
ceux que l'on prendrait plus tard. Avec quelques
collets tendus à l'orifice des terriers, l'opération
ne pouvait manquer de réussir. Mais en ce moment, pas
de collets, ni de quoi en fabriquer. Il fallut donc
se résigner à visiter chaque gîte, à le fouiller du
bâton, à faire, à force de patience, ce qu'on ne
pouvait faire autrement.
Enfin, après une heure de fouilles, quatre rongeurs
furent pris au gîte. C'étaient des lapins assez
semblables à leurs congénères d'Europe, et qui sont
vulgairement connus sous le nom de "lapins
d'Amérique".
Le produit de la chasse fut donc rapporté à
Granite-house, et il figura au repas du soir. Les
hôtes de cette garenne n'étaient point à dédaigner,
car ils étaient délicieux. Ce fut là une précieuse
ressource pour la colonie, et qui semblait devoir être
inépuisable.
Le 31 mai, les cloisons étaient achevées. Il ne
restait plus qu'à meubler les chambres, ce qui serait
l'ouvrage des longs jours d'hiver. Une cheminée fut
établie dans la première chambre, qui servait de
cuisine. Le tuyau destiné à conduire
la fumée au dehors donna quelque travail aux fumistes
improvisés. Il parut plus simple à Cyrus Smith
de le fabriquer en terre de brique ; comme il ne
fallait pas songer à lui donner issue par le plateau
supérieur, on perça un trou dans le granit au-dessus
de la fenêtre de ladite cuisine, et c'est à ce trou
que le tuyau, obliquement dirigé, aboutit comme celui
d'un poêle en tôle. Peut-être, sans doute même, par
les grands vents d'est qui battaient directement la
façade, la cheminée fumerait, mais ces vents étaient
rares, et, d'ailleurs, maître Nab, le cuisinier, n'y
regardait pas de si près.
Quand ces aménagements intérieurs eurent été
achevés, l'ingénieur s'occupa d'obstruer l'orifice de
l'ancien déversoir qui aboutissait au lac, de manière
à interdire tout accès par cette voie. Des quartiers
de roches furent roulés à l'ouverture et cimentés
fortement. Cyrus Smith ne réalisa pas encore le
projet qu'il avait formé de noyer cet orifice sous les
eaux du lac en les ramenant à leur premier niveau par
un barrage. Il se contenta de dissimuler l'obstruction
au moyen d'herbes, arbustes ou broussailles, qui
furent plantés dans les interstices des roches, et que
le printemps prochain devait développer avec
exubérance.
Toutefois, il utilisa le déversoir de manière à
amener jusqu'à la nouvelle demeure un filet des eaux
douces du lac. Une petite saignée, faite au-dessous
de leur niveau, produisit ce résultat, et cette
dérivation d'une source pure et intarissable donna un
rendement de vingt-cinq à trente gallons par jour.
L'eau ne devait donc jamais manquer à
Granite-house.
Enfin, tout fut terminé, et il était temps, car la
mauvaise saison arrivait. D'épais volets permettaient
de fermer les fenêtres de la façade, en attendant que
l'ingénieur eût eu le temps de fabriquer du verre à
vitre.
Gédéon Spilett avait très-artistement disposé,
dans les saillies du roc, autour des fenêtres, des
plantes d'espèces variées, ainsi que de longues
herbes flottantes, et, de cette façon, les ouvertures
étaient encadrées d'une pittoresque verdure d'un effet
charmant.
Les habitants de la solide, saine et sûre demeure,
ne pouvaient donc être qu'enchantés de leur ouvrage.
Les fenêtres permettaient à leur regard de s'étendre
sur un horizon sans limite, que les deux caps
Mandibule fermaient au nord et le cap Griffe au sud.
Toute la baie de l'Union se développait
magnifiquement devant eux. Oui, ces braves colons
avaient lieu d'être satisfaits, et Pencroff ne
marchandait pas les éloges à ce qu'il appelait
humoristiquement "son appartement au cinquième
au-dessus de l'entresol !"
CHAPITRE XX
La saison d'hiver commença véritablement avec ce mois
de juin, qui correspond au mois de décembre de
l'hémisphère boréal. Il débuta par des averses et des
rafales qui se succédèrent sans relâche. LES hôtes
de Granite-house purent apprécier les avantages d'une
demeure que les intempéries ne sauraient atteindre.
L'abri des Cheminées eût été vraiment insuffisant
contre les rigueurs d'un hivernage, et il était à
craindre que les grandes marées, poussées par les
vents du large, n'y fissent encore irruption. Cyrus
Smith prit même quelques précautions, en prévision
de cette éventualité, afin de préserver, autant que
possible, la forge et les fourneaux qui y étaient
installés.
Pendant tout ce mois de juin, le temps fut employé
à des travaux divers, qui n'excluaient ni la chasse,
ni la pêche, et les réserves de l'office purent être
abondamment entretenues. Pencroff, dès qu'il en
aurait le loisir, se proposait d'établir des trappes
dont il attendait le plus grand bien. Il avait
fabriqué des collets de fibres ligneuses, et il n'était
pas de jour que la garenne ne fournît son contingent
de rongeurs. Nab employait presque tout son temps
à saler ou à fumer des viandes, ce qui lui assurait
des conserves excellentes.
La question des vêtements fut alors très-sérieusement
discutée. Les colons n'avaient d'autres habits que
ceux qu'ils portaient, quand le ballon les jeta sur
l'île. Ces habits étaient chauds et solides, ils en
avaient pris un soin extrême ainsi que de leur linge,
et ils les tenaient en parfait état de propreté,
mais tout cela demanderait bientôt à être remplacé.
En outre, si l'hiver était rigoureux, les colons
auraient fort à souffrir du froid.
à ce sujet, l'ingéniosité de Cyrus Smith fut en
défaut. Il avait dû parer au plus pressé, créer
la demeure, assurer l'alimentation, et le froid
pouvait le surprendre avant que la question des
vêtements eût été résolue. Il fallait donc se résigner
à passer ce premier hiver sans trop se plaindre.
La belle saison venue, on ferait une chasse sérieuse
à ces mouflons, dont la présence avait été signalée,
lors de l'exploration au mont Frankin, et, une fois
la laine récoltée,
l'ingénieur saurait bien fabriquer de chaudes et
solides étoffes... Comment ? il y songerait.
"Eh bien, nous en serons quittes pour nous griller
les mollets à Granite-house ! dit Pencroff. Le
combustible abonde, et il n'y a aucune raison de
l'épargner.
- D'ailleurs, répondit Gédéon Spilett, l'île
Lincoln n'est pas située sous une latitude
très-élevée, et il est probable que les hivers n'y
sont pas rudes. Ne nous avez-vous pas dit, Cyrus,
que ce trente-cinquième parallèle correspondait à
celui de l'Espagne dans l'autre hémisphère ?
- Sans doute, répondit l'ingénieur, mais certains
hivers sont très-froids en Espagne ! Neige et
glace, rien n'y manque, et l'île Lincoln peut être
aussi rigoureusement éprouvée. Toutefois, c'est une
île, et, comme telle, j'espère que la température
y sera plus modérée.
- Et pourquoi, monsieur Cyrus ? demanda Harbert.
- Parce que la mer, mon enfant, peut être considérée
comme un immense réservoir, dans lequel
s'emmagasinent les chaleurs de l'été. L'hiver venu,
elle restitue ces chaleurs, ce qui assure aux
régions voisines des océans une température moyenne,
moins élevée en été, mais moins basse en hiver.
- Nous le verrons bien, répondit Pencroff. Je
demande à ne point m'inquiéter autrement du froid
qu'il fera ou qu'il ne fera pas. Ce qui est certain,
c'est que les jours sont déjà courts et les soirées
longues. Si nous traitions un peu la question de
l'éclairage.
- Rien n'est plus facile, répondit Cyrus Smith.
- à traiter ? demanda le marin.
- à résoudre.
- Et quand commencerons-nous ?
- Demain, en organisant une chasse aux phoques.
- Pour fabriquer de la chandelle ?
- Fi donc ! Pencroff, de la bougie."
Tel était, en effet, le projet de l'ingénieur ;
projet réalisable, puisqu'il avait de la chaux et de
l'acide sulfurique, et que les amphibies de l'îlot
lui fourniraient la graisse nécessaire à sa
fabrication.
On était au 4 juin. C'était le dimanche de la
Pentecôte, et il y eut accord unanime pour observer
cette fête. Tous travaux furent suspendus, et des
prières s'élevèrent vers le ciel. Mais ces prières
étaient maintenant des actions de grâces. Les colons
de l'île Lincoln n'étaient plus les misérables
naufragés jetés sur l'îlot. Ils ne demandaient plus,
ils remerciaient.
Le lendemain, 5 juin, par un temps assez incertain,
on partit pour l'îlot. Il fallut encore profiter de
la marée basse pour franchir à gué le canal, et, à ce
propos, il fut convenu que l'on construirait, tant
bien que mal, un canot qui rendrait les
communications plus faciles, et permettrait aussi de
remonter la Mercy, lors de la grande exploration du
sud-ouest de l'île, qui était remise aux premiers
beaux jours.
Les phoques étaient nombreux, et les chasseurs, armés
de leurs épieux ferrés, en tuèrent aisément une
demi-douzaine. Nab et Pencroff les dépouillèrent,
et ne rapportèrent à Granite-house que leur graisse
et leur peau, cette peau devant servir à la
fabrication de solides chaussures.
Le résultat de cette chasse fut celui-ci : environ
trois cents livres de graisse qui devaient être
entièrement employées à la fabrication des bougies.
L'opération fut extrêmement simple, et, si elle ne
donna pas des produits absolument parfaits, du moins
étaient-ils utilisables. Cyrus Smith n'aurait eu à
sa disposition que de l'acide sulfurique, qu'en
chauffant cet acide avec les corps gras neutres,
- dans l'espèce la graisse de phoque, - il pouvait
isoler la glycérine ; puis, de la combinaison
nouvelle, il eût facilement séparé l'oléine, la
margarine et la stéarine, en employant l'eau
bouillante. Mais, afin de simplifier l'opération, il
préféra saponifier la graisse au moyen de la chaux.
Il obtint de la sorte un savon calcaire, facile à
décomposer par l'acide sulfurique, qui précipita la
chaux à l'état de sulfate et rendit libres les acides
gras.
De ces trois acides, oléique, margarique et stéarique,
le premier, étant liquide, fut chassé par une pression
suffisante. Quant aux deux autres, ils formaient la
substance même qui allait servir au moulage des
bougies.
L'opération ne dura pas plus de vingt-quatre heures.
Les mèches, après plusieurs essais, furent faites de
fibres végétales, et, trempées dans la substance
liquéfiée, elles formèrent de véritables bougies
stéariques, moulées à la main, auxquelles il ne
manqua que le blanchiment et le polissage. Elles
n'offraient pas, sans doute, cet avantage que les
mèches, imprégnées d'acide borique, ont de se
vitrifier au fur et à mesure de leur combustion, et de
se consumer entièrement ; mais Cyrus Smith ayant
fabriqué une belle paire de mouchettes, ces bougies
furent grandement appréciées pendant les veillées de
Granite-house.
Pendant tout ce mois, le travail ne manqua pas à
l'intérieur de la nouvelle demeure. Les menuisiers
eurent de l'ouvrage. On perfectionna les outils, qui
étaient fort rudimentaires. On les compléta aussi.
Des ciseaux, entre autres, furent fabriqués, et les
colons purent enfin couper leurs cheveux, et sinon
se faire la barbe, du moins la tailler à leur
fantaisie.
Harbert n'en avait pas, Nab n'en avait guère, mais
leurs compagnons en étaient hérissés de manière à
justifier la confection desdits ciseaux.
La fabrication d'une scie à main, du genre de celles
qu'on appelle égohines, coûta des peines infinies,
mais enfin on obtint un instrument qui, vigoureusement
manié, put diviser les fibres ligneuses du bois.
On fit donc des tables, des sièges, des armoires, qui
meublèrent les principales chambres, des cadres de
lit, dont toute la literie consista en matelas de
zostère. La cuisine, avec ses planches, sur lesquelles
reposaient les ustensiles en terre cuite, son
fourneau de briques, sa pierre à relaver, avait
très-bon air, et Nab y fonctionnait gravement, comme
s'il eût été dans un laboratoire de chimiste.
Mais les menuisiers durent être bientôt remplacés
par les charpentiers. En effet, le nouveau déversoir,
créé à coups de mine, rendait nécessaire la
construction de deux ponceaux, l'un sur le plateau
de Grande-Vue, l'autre sur la grève même.
Maintenant, en effet, le plateau et la grève étaient
transversalement coupés par un cours d'eau qu'il
fallait nécessairement franchir, quand on voulait
gagner le nord de l'île. Pour l'éviter, les colons
eussent été obligés à faire un détour considérable
et à remonter dans l'ouest jusqu'au delà des sources
du Creek-Rouge. Le plus simple était donc d'établir,
sur le plateau et sur la grève, deux ponceaux,
longs de vingt à vingt-cinq pieds, et dont quelques
arbres, seulement équarris à la hache, formèrent
toute la charpente. Ce fut l'affaire de quelques
jours. Les ponts établis, Nab et Pencroff en
profitèrent alors pour aller jusqu'à l'huîtrière qui
avait été découverte au large des dunes. Ils avaient
traîné avec eux une sorte de grossier chariot, qui
remplaçait l'ancienne claie vraiment trop incommode,
et ils rapportèrent quelques milliers d'huîtres, dont
l'acclimatation se fit rapidement au milieu de ces
rochers, qui formaient autant de parcs naturels à
l'embouchure de la Mercy. Ces mollusques étaient de
qualité excellente, et les colons en firent une
consommation presque quotidienne.
On le voit, l'île Lincoln, bien que ses habitants
n'en eussent exploré qu'une très-petite portion,
fournissait déjà à presque tous leurs besoins. Et il
était probable que, fouillée jusque dans ses plus
secrets réduits, sur toute cette partie boisée qui
s'étendait depuis la Mercy jusqu'au promontoire du
Reptile, elle prodiguerait de nouveaux trésors.
Une seule privation coûtait encore aux colons de
l'île Lincoln. La nourriture azotée ne leur manquait
pas, ni les produits végétaux qui devaient en
tempérer l'usage ; les racines ligneuses des
dragonniers, soumises à la fermentation, leur
donnaient une boisson acidulée, sorte de bière bien
préférable à l'eau pure ; ils avaient même fabriqué
du sucre, sans cannes ni betteraves, en recueillant
cette
liqueur que distille l'"acer saccharinum", sorte
d'érable de la famille des acérinées, qui prospère
sous toutes les zones moyennes, et dont l'île
possédait un grand nombre ; ils faisaient un thé
très-agréable en employant les monardes rapportées
de la garenne ; enfin, ils avaient en abondance le
sel, le seul des produits minéraux qui entre dans
l'alimentation..., mais le pain faisait défaut.
Peut-être, par la suite, les colons pourraient-ils
remplacer cet aliment par quelque équivalent, farine de
sagoutier ou fécule de l'arbre à pain, et il était
possible, en effet, que les forêts du sud comptassent
parmi leurs essences ces précieux arbres, mais
jusqu'alors on ne les avait pas rencontrés.
Cependant la Providence devait, en cette circonstance,
venir directement en aide aux colons, dans une
proportion infinitésimale, il est vrai, mais enfin
Cyrus Smith, avec toute son intelligence, toute son
ingéniosité, n'aurait jamais pu produire ce que, par le
plus grand hasard, Harbert trouva un jour dans la
doublure de sa veste, qu'il s'occupait de raccommoder.
Ce jour-là, - il pleuvait à torrents, - les colons
étaient rassemblés dans la grande salle de
Granite-house, quand le jeune garçon s'écria tout d'un
coup :
"Tiens, monsieur Cyrus. Un grain de blé !"
Et il montra à ses compagnons un grain, un unique
grain qui, de sa poche trouée, s'était introduit
dans la doublure de sa veste.
La présence de ce grain s'expliquait par l'habitude
qu'avait Harbert, étant à Richmond, de nourrir
quelques ramiers dont Pencroff lui avait fait
présent.
"Un grain de blé ? répondit vivement l'ingénieur.
- Oui, monsieur Cyrus, mais un seul, rien qu'un
seul !
- Eh ! mon garçon, s'écria Pencroff en souriant,
nous voilà bien avancés, ma foi ! Qu'est-ce que nous
pourrions bien faire d'un seul grain de blé ?
- Nous en ferons du pain, répondit Cyrus Smith.
- Du pain, des gâteaux, des tartes ! répliqua le
marin. Allons ! Le pain que fournira ce grain de blé
ne nous étouffera pas de sitôt !"
Harbert, n'attachant que peu d'importance à sa
découverte, se disposait à jeter le grain en question,
mais Cyrus Smith le prit, l'examina, reconnut
qu'il était en bon état, et, regardant le marin bien
en face :
"Pencroff, lui demanda-t-il tranquillement,
savez-vous combien un grain de blé peut produire
d'épis ?
- Un, je suppose ! répondit le marin, surpris de la
question.
- Dix, Pencroff. Et savez-vous combien un épi porte
de grains ?
- Ma foi, non.
- Quatre-vingts en moyenne, dit Cyrus Smith. Donc,
si nous plantons ce grain, à la première récolte,
nous récolterons huit cents grains, lesquels en
produiront à la seconde six cent quarante mille, à la
troisième cinq cent douze millions, à la quatrième
plus de quatre cents milliards de grains. Voilà la
proportion."
Les compagnons de Cyrus Smith l'écoutaient sans
répondre. Ces chiffres les stupéfiaient. Ils étaient
exacts, cependant.
"Oui, mes amis, reprit l'ingénieur. Telles sont les
progressions arithmétiques de la féconde nature. Et
encore, qu'est-ce que cette multiplication du grain
de blé, dont l'épi ne porte que huit cents grains,
comparée à ces pieds de pavots qui portent
trente-deux mille graines, à ces pieds de tabac qui
en produisent trois cent soixante mille ? En
quelques années, sans les nombreuses causes de
destruction qui en arrêtent la fécondité, ces plantes
envahiraient toute la terre."
Mais l'ingénieur n'avait pas terminé son petit
interrogatoire.
"Et maintenant, Pencroff, reprit-il, savez-vous
combien quatre cents milliards de grains représentent
de boisseaux ?
- Non, répondit le marin, mais ce que je sais, c'est
que je ne suis qu'une bête !
- Eh bien, cela ferait plus de trois millions, à cent
trente mille par boisseau, Pencroff.
- Trois millions ! s'écria Pencroff.
- Trois millions.
- Dans quatre ans ?
- Dans quatre ans, répondit Cyrus Smith, et même
dans deux ans, si, comme je l'espère, nous pouvons,
sous cette latitude, obtenir deux récoltes par année."
à cela, suivant son habitude, Pencroff ne crut pas
pouvoir répliquer autrement que par un hurrah
formidable.
"Ainsi, Harbert, ajouta l'ingénieur, tu as fait là
une découverte d'une importance extrême pour nous.
Tout, mes amis, tout peut nous servir dans les
conditions où nous sommes. Je vous en prie, ne
l'oubliez pas.
- Non, monsieur Cyrus, non, nous ne l'oublierons
pas, répondit Pencroff, et si jamais je trouve une de
ces graines de tabac, qui se multiplient par trois
cent soixante mille, je vous assure que je ne la
jetterai pas au vent ! Et maintenant, savez-vous ce
qui nous reste à faire ?
- Il nous reste à planter ce grain, répondit
Harbert.
- Oui, ajouta Gédéon Spilett, et avec tous les
égards qui lui sont dus, car il porte en lui nos
moissons à venir.
- Pourvu qu'il pousse ! s'écria le marin.
- Il poussera," répondit Cyrus Smith.
On était au 20 juin. Le moment était donc propice
pour semer cet unique et précieux grain de blé. Il
fut d'abord question de le planter dans un pot ;
mais, après réflexion, on résolut de s'en rapporter
plus franchement à la nature, et de le confier à la
terre. C'est ce qui fut fait le jour même, et il est
inutile d'ajouter que toutes les précautions furent
prises pour que l'opération réussît.
Le temps s'étant légèrement éclairci, les colons
gravirent les hauteurs de Granite-house. Là, sur le
plateau, ils choisirent un endroit bien abrité du
vent, et auquel le soleil de midi devait verser toute
sa chaleur. L'endroit fut nettoyé, sarclé avec soin,
fouillé même, pour en chasser les insectes ou les
vers ; on y mit une couche de bonne terre amendée
d'un peu de chaux ; on l'entoura d'une palissade ;
puis, le grain fut enfoncé dans la couche humide.
Ne semblait-il pas que ces colons posaient la
première pierre d'un édifice ? Cela rappela à
Pencroff le jour où il avait allumé son unique
allumette, et tous les soins qu'il apporta à cette
opération. Mais cette fois, la chose était plus grave.
En effet, les naufragés seraient toujours parvenus
à se procurer du feu, soit par un procédé, soit par
un autre, mais nulle puissance humaine ne leur referait
ce grain de blé, si, par malheur, il venait à périr !
CHAPITRE XXI
Depuis ce moment, il ne se passa plus un seul jour
sans que Pencroff allât visiter ce qu'il appelait
sérieusement son "champ de blé". Et malheur aux
insectes qui s'y aventuraient ! Ils n'avaient aucune
grâce à attendre.
Vers la fin du mois de juin, après d'interminables
pluies, le temps se mit décidément au froid, et, le
29, un thermomètre Fahrenheit eût certainement annoncé
vingt degrés seulement au-dessus de zéro (6 degrés,
67 centigrades au-dessous de glace).
Le lendemain, 30 juin, jour qui correspond au 31
décembre de l'année boréale, était un vendredi. Nab
fit observer que l'année finissait par un mauvais
jour ; mais Pencroff lui répondit que, naturellement,
l'autre commençait par un bon, - ce qui valait mieux.
En tout cas, elle débuta par un froid très-vif. Des
glaçons s'entassèrent à l'embouchure de la Mercy,
et le lac ne tarda pas à se prendre sur toute son
étendue.
On dut, à plusieurs reprises, renouveler la provision
de combustible. Pencroff n'avait pas attendu que la
rivière fût glacée pour conduire d'énormes trains
de bois à leur destination. Le courant était un
moteur infatigable, et il fut employé à charrier du
bois flotté jusqu'au moment où le froid vint
l'enchaîner. Au combustible fourni si abondamment
par la forêt, on joignit aussi plusieurs charretées
de houille, qu'il fallut aller chercher au pied des
contreforts du mont Franklin. Cette puissante chaleur
du charbon de terre fut vivement appréciée par une
basse température, qui, le 4 juillet, tomba à huit
degrés Fahrenheit (13 degrés centigrades au-dessous
de zéro). Une seconde cheminée avait été établie dans
la salle à manger, et, là, on travaillait en commun.
Pendant cette période de froid, Cyrus Smith n'eut
qu'à s'applaudir d'avoir dérivé jusqu'à Granite-house
un petit filet des eaux du lac Grant. Prises
au-dessous de la surface glacée, puis, conduites par
l'ancien déversoir, elles conservaient leur liquidité
et arrivaient à un réservoir intérieur, qui avait
été creusé à
l'angle de l'arrière-magasin, et dont le trop-plein
s'enfuyait par le puits jusqu'à la mer.
Vers cette époque, le temps étant extrêmement sec,
les colons, aussi bien vêtus que possible, résolurent
de consacrer une journée à l'exploration de la
partie de l'île comprise au sud-est entre la Mercy
et le cap Griffe. C'était un vaste terrain
marécageux, et il pouvait se présenter quelque bonne
chasse à faire, car les oiseaux aquatiques devaient y
pulluler.
Il fallait compter de huit à neuf milles à l'aller,
autant au retour, et, par conséquent, la journée
serait bien employée. Comme il s'agissait aussi de
l'exploration d'une portion inconnue de l'île, toute
la colonie dut y prendre part. C'est pourquoi, le
5 juillet, dès six heures du matin, l'aube se levant
à peine, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert,
Nab, Pencroff, armés d'épieux, de collets, d'arcs
et de flèches, et munis de provisions suffisantes,
quittèrent Granite-house, précédés de Top, qui
gambadait devant eux.
On prit par le plus court, et le plus court fut de
traverser la Mercy sur les glaçons qui l'encombraient
alors.
"Mais, fit observer justement le reporter, cela ne
peut remplacer un pont sérieux !"
Aussi, la construction d'un pont "sérieux" était-elle
notée dans la série des travaux à venir.
C'était la première fois que les colons mettaient
pied sur la rive droite de la Mercy, et
s'aventuraient au milieu de ces grands et superbes
conifères, alors couverts de neige.
Mais ils n'avaient pas fait un demi-mille, que, d'un
épais fourré, s'échappait toute une famille de
quadrupèdes, qui y avaient élu domicile, et dont les
aboiements de Top provoquèrent la fuite.
"Ah ! on dirait des renards !" s'écria Harbert,
quand il vit toute la bande décamper au plus vite.
C'étaient des renards, en effet, mais des renards de
très-grande taille, qui faisaient entendre une sorte
d'aboiement, dont Top parut lui-même fort étonné, car
il s'arrêta dans sa poursuite, et donna à ces rapides
animaux le temps de disparaître.
Le chien avait le droit d'être surpris, puisqu'il ne
savait pas l'histoire naturelle. Mais, par leurs
aboiements, ces renards, gris roussâtres de pelage,
à queues noires que terminait une bouffette blanche,
avaient décelé leur origine. Aussi, Harbert leur
donna-t-il, sans hésiter, leur véritable nom de
"culpeux". Ces culpeux se rencontrent fréquemment
au Chili, aux Malouines, et sur tous ces parages
américains traversés par les trentième et quarantième
parallèles. Harbert regretta beaucoup que Top
n'eût pu s'emparer de l'un de ces carnivores.
"Est-ce que cela se mange ? demanda Pencroff, qui ne
considérait jamais les représentants de la faune de
l'île qu'à un point de vue spécial.
- Non, répondit Harbert, mais les zoologistes n'ont
pas encore reconnu si la pupille de ces renards est
diurne ou nocturne, et s'il ne convient pas de les
ranger dans le genre chien proprement dit."
Cyrus Smith ne put s'empêcher de sourire en
entendant la réflexion du jeune garçon, qui attestait
un esprit sérieux. Quant au marin, du moment que ces
renards ne pouvaient être classés dans le genre
comestible, peu lui importait. Toutefois, lorsqu'une
basse-cour serait établie à Granite-house, il fit
observer qu'il serait bon de prendre quelques
précautions contre la visite probable de ces pillards
à quatre pattes. Ce que personne ne contesta.
Après avoir tourné la pointe de l'épave, les colons
trouvèrent une longue plage que baignait la vaste
mer. Il était alors huit heures du matin. Le ciel
était très-pur, ainsi qu'il arrive par les grands
froids prolongés ; mais, échauffés par leur
course, Cyrus Smith et ses compagnons ne ressentaient
pas trop vivement les piqûres de l'atmosphère.
D'ailleurs, il ne faisait pas de vent, circonstance
qui rend infiniment plus supportables les forts
abaissements de la température. Un soleil brillant,
mais sans action calorifique, sortait alors de
l'Océan, et son énorme disque se balançait à
l'horizon. La mer formait une nappe tranquille et
bleue comme celle d'un golfe méditerranéen, quand le
ciel est pur. Le cap Griffe, recourbé en forme de
yatagan, s'effilait nettement à quatre milles environ
vers le sud-est. à gauche, la lisière du marais était
brusquement arrêtée par une petite pointe que les
rayons solaires dessinaient alors d'un trait de feu.
Certes, en cette partie de la baie de l'Union, que
rien ne couvrait du large, pas même un banc de sable,
les navires, battus des vents d'est, n'eussent trouvé
aucun abri. On sentait à la tranquillité de la mer,
dont nul haut-fond ne troublait les eaux, à sa
couleur uniforme que ne tachait aucune nuance
jaunâtre, à l'absence de tout récif enfin, que cette
côte était accore, et que l'Océan recouvrait là de
profonds abîmes. En arrière, dans l'ouest, se
développaient, mais à une distance de quatre milles,
les premières lignes d'arbres des forêts du
Far-West. On se serait cru, pour ainsi dire, sur la
côte désolée de quelque île des régions
antarctiques que les glaçons eussent envahie. Les
colons firent halte en cet endroit pour déjeuner. Un
feu de broussailles et de warechs desséchés fut
allumé, et Nab prépara le déjeuner de viande froide,
auquel il joignit quelques tasses de thé d'Oswego.
Tout en mangeant, on regardait. Cette partie de l'île
Lincoln était réellement stérile et contrastait avec
toute la région occidentale. Ce qui amena le reporter
à faire cette réflexion, que si le hasard eût tout
d'abord jeté les naufragés sur cette plage, ils
auraient pris de leur futur domaine une idée
déplorable.
"Je crois même que nous n'aurions pas pu l'atteindre,
répondit l'ingénieur, car la mer est profonde, et
elle ne nous offrait pas un rocher pour nous y
réfugier. Devant Granite-house, au moins, il y avait
des bancs, un îlot, qui multipliaient les chances de
salut. Ici, rien que l'abîme !
- Il est assez singulier, fit observer Gédéon
Spilett, que cette île, relativement petite, présente
un sol aussi varié. Cette diversité d'aspect
n'appartient logiquement qu'aux continents d'une
certaine étendue. On dirait vraiment que la partie
occidentale de l'île Lincoln, si riche et si fertile,
est baignée par les eaux chaudes du golfe Mexicain,
et que ses rivages du nord et du sud-est s'étendent
sur une sorte de mer Arctique.
- Vous avez raison, mon cher Spilett, répondit
Cyrus Smith, c'est une observation que j'ai faite
aussi. Cette île, dans sa forme comme dans sa nature,
je la trouve étrange. On dirait un résumé de tous les
aspects que présente un continent, et je ne serais pas
surpris qu'elle eût été continent autrefois.
- Quoi ! un continent au milieu du Pacifique ?
s'écria Pencroff.
- Pourquoi pas ? répondit Cyrus Smith. Pourquoi
l'Australie, la Nouvelle-Irlande, tout ce que les
géographes anglais appellent l'Australasie, réunies
aux archipels du Pacifique, n'auraient-ils formé
autrefois une sixième partie du monde, aussi
importante que l'Europe ou l'Asie, que l'Afrique
ou les deux Amériques ? Mon esprit ne se refuse point
à admettre que toutes les îles, émergées de ce vaste
Océan, ne sont que des sommets d'un continent
maintenant englouti, mais qui dominait les eaux aux
époques antéhistoriques.
- Comme fut autrefois l'Atlantide, répondit Harbert.
- Oui, mon enfant... si elle a existé toutefois.
- Et l'île Lincoln aurait fait partie de ce
continent-là ? demanda Pencroff.
- C'est probable, répondit Cyrus Smith, et cela
expliquerait assez cette diversité de productions qui
se voit à sa surface.
- Et le nombre considérable d'animaux qui l'habitent
encore, ajouta Harbert.
- Oui, mon enfant, répondit l'ingénieur, et tu me
fournis là un nouvel argument à l'appui de ma thèse.
Il est certain, d'après ce que nous avons vu, que les
animaux sont nombreux dans l'île, et, ce qui est plus
bizarre, que les espèces y sont extrêmement variées.
Il y a une raison à cela, et pour moi, c'est que
l'île
Lincoln a pu faire autrefois partie de quelque vaste
continent qui s'est peu à peu abaissé au-dessous du
Pacifique.
- Alors, un beau jour, répliqua Pencroff, qui ne
semblait pas être absolument convaincu, ce qui reste
de cet ancien continent pourra disparaître à son
tour, et il n'y aura plus rien entre l'Amérique et
l'Asie ?
- Si, répondit Cyrus Smith, il y aura les nouveaux
continents, que des milliards de milliards
d'animalcules travaillent à bâtir en ce moment.
- Et quels sont ces maçons-là ? demanda Pencroff.
- Les infusoires du corail, répondit Cyrus Smith.
Ce sont eux qui ont fabriqué, par un travail continu,
l'île Clermont-Tonnerre, les attoles, et autres
nombreuses
îles à coraux que compte l'océan Pacifique. Il faut
quarante-sept millions de ces infusoires pour peser
un grain, et pourtant, avec les sels marins qu'ils
absorbent, avec les éléments solides de l'eau qu'ils
s'assimilent, ces animalcules produisent le calcaire,
et ce calcaire forme d'énormes substructions
sous-marines, dont la dureté et la solidité égalent
celles du granit. Autrefois, aux premières époques
de la création, la nature, employant le feu, a produit
les terres par soulèvement ; mais maintenant elle
charge des animaux microscopiques
de remplacer cet agent, dont la puissance dynamique,
à l'intérieur du globe, a évidemment diminué, - ce
que prouve le grand nombre de volcans actuellement
éteints à la surface de la terre. Et je crois bien
que, les siècles succédant aux siècles et les
infusoires aux infusoires, ce Pacifique pourra se
changer un jour en un vaste continent, que des
générations nouvelles habiteront et civiliseront à
leur tour.
- Ce sera long ! dit Pencroff.
- La nature a le temps pour elle, répondit
l'ingénieur.
- Mais à quoi bon de nouveaux continents ? demanda
Harbert. Il me semble que l'étendue actuelle des
contrées habitables est suffisante à l'humanité. Or,
la nature ne fait rien d'inutile.
- Rien d'inutile, en effet, reprit l'ingénieur, mais
voici comment on pourrait expliquer dans l'avenir
la nécessité de continents nouveaux, et précisément
sur cette zone tropicale occupée par les îles
coralligènes. Du moins, cette explication me paraît
plausible.
- Nous vous écoutons, monsieur Cyrus, répondit
Harbert.
- Voici ma pensée : les savants admettent généralement
qu'un jour notre globe finira, ou plutôt que la vie
animale et végétale n'y sera plus possible, par suite
du refroidissement intense qu'il subira. Ce sur quoi
ils ne sont pas d'accord, c'est sur la cause de ce
refroidissement. Les uns pensent qu'il proviendra de
l'abaissement de température que le soleil éprouvera
après des millions d'années ; les autres, de
l'extinction graduelle des feux intérieurs de notre
globe, qui ont sur lui une influence plus prononcée
qu'on ne le suppose généralement. Je tiens, moi,
pour cette dernière hypothèse, en me fondant sur ce
fait que la lune est bien véritablement un astre
refroidi, lequel n'est plus habitable, quoique le
soleil continue toujours de verser à sa surface la
même somme de chaleur. Si donc la lune s'est
refroidie, c'est parce que ces feux intérieurs
auxquels, ainsi que tous les astres du monde stellaire,
elle a dû son origine, se sont complètement éteints.
Enfin, quelle qu'en soit la cause, notre globe se
refroidira un jour, mais ce refroidissement ne
s'opérera que peu à peu. Qu'arrivera-t-il alors ?
C'est que les zones tempérées, dans une époque plus
ou moins éloignée, ne seront pas plus habitables que
ne le sont actuellement les régions polaires. Donc,
les populations d'hommes, comme les agrégations
d'animaux, reflueront vers les latitudes plus
directement soumises à l'influence solaire. Une
immense émigration s'accomplira. L'Europe, l'Asie
centrale, l'Amérique du Nord seront peu à peu
abandonnées, tout comme l'Australasie ou les parties
basses de l'Amérique du Sud. La végétation suivra
l'émigration humaine. La flore reculera vers
l'équateur en même temps que la faune. Les parties
centrales de l'Amérique méridionale et de l'Afrique
deviendront les continents habités par excellence.
Les Lapons et les Samoyèdes retrouveront les
conditions climatériques de la mer polaire sur les
rivages de la Méditerranée. Qui nous dit, qu'à cette
époque, les régions équatoriales ne seront pas trop
petites pour contenir l'humanité terrestre et la
nourrir ? Or, pourquoi la prévoyante nature, afin de
donner refuge à toute l'émigration végétale et
animale, ne jetterait-elle pas, dès à présent, sous
l'équateur, les bases d'un continent nouveau, et
n'aurait-elle pas chargé les infusoires de le
construire ? J'ai souvent réfléchi à toutes ces
choses, mes amis, et je crois sérieusement que l'aspect
de notre globe sera un jour complètement transformé,
que, par suite de l'exhaussement de nouveaux
continents, les mers couvriront les anciens, et que,
dans les siècles futurs, des Colombs iront découvrir
les îles du Chimboraço, de l'Himalaya ou du
mont Blanc, restes d'une Amérique, d'une Asie et
d'une Europe englouties. Puis enfin, ces nouveaux
continents, à leur tour, deviendront eux-mêmes
inhabitables ; la chaleur s'éteindra comme la chaleur
d'un corps que l'âme vient d'abandonner, et la vie
disparaîtra, sinon définitivement du globe, au moins
momentanément. Peut-être, alors, notre sphéroïde
se reposera-t-il, se refera-t-il dans la mort pour
ressusciter un jour dans des conditions supérieures !
Mais tout cela, mes amis, c'est le secret de l'Auteur
de toutes choses, et, à propos du travail des
infusoires, je me suis laissé entraîner un peu loin
peut-être à scruter les secrets de l'avenir.
- Mon cher Cyrus, répondit Gédéon Spilett, ces
théories sont pour moi des prophéties, et elles
s'accompliront un jour.
- C'est le secret de Dieu, dit l'ingénieur.
- Tout cela est bel et bien, dit alors Pencroff,
qui avait écouté de toutes ses oreilles, mais
m'apprendrez-vous, monsieur Cyrus, si l'île
Lincoln a été construite par vos infusoires ?
- Non, répondit Cyrus Smith, elle est purement
d'origine volcanique.
- Alors, elle disparaîtra un jour ?
- C'est probable.
- J'espère bien que nous n'y serons plus.
- Non, rassurez-vous, Pencroff, nous n'y serons
plus, puisque nous n'avons aucune envie d'y mourir
et que nous finirons peut-être par nous en tirer.
- En attendant, répondit Gédéon Spilett,
installons-nous comme pour l'éternité. Il ne faut
jamais rien faire à demi."
Ceci finit la conversation. Le déjeuner était
terminé. L'exploration fut reprise, et les colons
arrivèrent à la limite où commençait la région
marécageuse.
C'était bien un marais, dont l'étendue, jusqu'à cette
côte arrondie qui terminait l'île au sud-est, pouvait
mesurer vingt milles carrés. Le sol était formé d'un
limon argilo-siliceux, mêlé de nombreux débris de
végétaux. Des conferves, des joncs, des carex, des
scirpes, çà et là quelques couches d'herbages, épais
comme une grosse moquette, le recouvraient. Quelques
mares glacées scintillaient en maint endroit sous les
rayons solaires. Ni les pluies, ni aucune rivière,
gonflée par une crue subite, n'avaient pu former
ces réserves d'eau. On en devait naturellement
conclure que ce marécage était alimenté par les
infiltrations du sol, et cela était en effet. Il était
même à craindre que l'air ne s'y chargeât, pendant les
chaleurs, de ces miasmes qui engendrent les fièvres
paludéennes.
Au-dessus des herbes aquatiques, à la surface des
eaux stagnantes, voltigeait un monde d'oiseaux.
Chasseurs au marais et huttiers de profession
n'auraient pu y perdre un seul coup de fusil.
Canards sauvages, pilets, sarcelles, bécassines y
vivaient par bandes, et ces volatiles peu craintifs
se laissaient facilement approcher.
Un coup de fusil à plomb eût certainement atteint
quelques douzaines de ces oiseaux, tant leurs rangs
étaient pressés. Il fallut se contenter de les frapper
à coups de flèche. Le résultat fut moindre, mais la
flèche silencieuse eut l'avantage de ne point effrayer
ces volatiles, que la détonation d'une arme à feu
aurait dissipés à tous les coins du marécage. Les
chasseurs se contentèrent donc, pour cette fois, d'une
douzaine de canards, blancs de corps avec ceinture
cannelle, tête verte, aile noire, blanche et rousse,
bec aplati, qu'Harbert reconnut pour des "tadornes".
Top concourut adroitement à la capture de ces
volatiles, dont le nom fut donné à cette partie
marécageuse de l'île. Les colons avaient donc là
une abondante réserve de gibier aquatique. Le temps
venu, il ne s'agirait plus que de l'exploiter
convenablement, et il était probable que plusieurs
espèces de ces oiseaux pourraient être, sinon
domestiqués, du moins acclimatés aux environs du lac,
ce qui les mettrait plus directement sous la main des
consommateurs.
Vers cinq heures du soir, Cyrus Smith et ses
compagnons reprirent le chemin de leur demeure, en
traversant le marais des Tadornes (Tadorn's-fens), et
ils repassèrent la Mercy sur le pont de glaces.
à huit heures du soir, tous étaient rentrés à
Granite-house.
CHAPITRE XXII
Ces froids intenses durèrent jusqu'au 15 août, sans
dépasser toutefois ce maximum de degrés Fahrenheit
observé jusqu'alors. Quand l'atmosphère était calme,
cette basse température se supportait facilement ;
mais quand la bise soufflait, cela semblait dur à des
gens insuffisamment vêtus. Pencroff en était à
regretter que l'île Lincoln ne donnât pas asile à
quelques familles d'ours, plutôt qu'à ces renards ou
à ces phoques, dont la fourrure laissait à désirer.
"Les ours, disait-il, sont généralement bien
habillés, et je ne demanderais pas mieux que de leur
emprunter pour l'hiver la chaude capote qu'ils ont
sur le corps.
- Mais, répondait Nab en riant, peut-être ces ours
ne consentiraient-ils pas, Pencroff, à te donner leur
capote. Ce ne sont point des Saint-Martin, ces
bêtes-là !
- On les y obligerait, Nab, on les y obligerait,"
répliquait Pencroff d'un ton tout à fait autoritaire.
Mais ces formidables carnassiers n'existaient point
dans l'île, ou, du moins, ils ne s'étaient pas
montrés jusqu'alors.
Toutefois, Harbert, Pencroff et le reporter
s'occupèrent d'établir des trappes sur le plateau de
Grande-Vue et aux abords de la forêt. Suivant
l'opinion du marin, tout animal, quel qu'il fût,
serait de bonne prise, et rongeurs ou carnassiers qui
étrenneraient les nouveaux pièges seraient bien
reçus à Granite-house.
Ces trappes furent, d'ailleurs, extrêmement
simples : des fosses creusées dans le sol, au-dessus
un plafonnage de branches et d'herbes, qui en
dissimulait l'orifice, au fond quelque appât dont
l'odeur pouvait attirer les animaux, et ce fut
tout. Il faut dire aussi qu'elles n'avaient point
été creusées au hasard, mais à certains endroits où
des empreintes plus nombreuses indiquaient de
fréquentes passées de quadrupèdes. Tous les jours,
elles étaient visitées, et, à trois reprises, pendant
les premiers jours, on y trouva des échantillons de
ces culpeux qui avaient été vus déjà sur la rive
droite de la Mercy.
"Ah çà ! il n'y a donc que des renards dans ce
pays-ci ! s'écria Pencroff, la troisième fois qu'il
retira un de ces animaux de la fosse où il se tenait
fort penaud. Des bêtes qui ne sont bonnes à rien !
- Mais si, dit Gédéon Spilett. Elles sont bonnes à
quelque chose !
- Et à quoi donc ?
- à faire des appâts pour en attirer d'autres !"
Le reporter avait raison, et les trappes furent dès
lors amorcées avec ces cadavres de renards.
Le marin avait également fabriqué des collets en
employant les fibres du curry-jonc, et les collets
donnèrent plus de profit que les trappes. Il était
rare qu'un jour se passâT sans que quelque lapin de
la garenne se laissât prendre. C'était toujours du
lapin, mais Nab savait varier ses sauces, et les
convives ne songeaient pas à se plaindre.
Cependant, une ou deux fois, dans la seconde semaine
d'août, les trappes livrèrent aux chasseurs des
animaux autres que des culpeux, et plus utiles. Ce
furent quelques-uns de ces sangliers qui avaient
été déjà signalés au nord du lac. Pencroff n'eut
pas besoin de demander si ces bêtes-là étaient
comestibles. Cela se voyait bien, à leur ressemblance
avec le cochon d'Amérique ou d'Europe.
"Mais ce ne sont point des cochons, lui dit Harbert,
je t'en préviens, Pencroff.
- Mon garçon, répondit le marin, en se penchant sur
la trappe, et en retirant par le petit appendice
qui lui servait de queue un de ces représentants de
la famille des suilliens, laissez-moi croire que ce
sont des cochons !
- Et pourquoi ?
- Parce que cela me fait plaisir !
- Tu aimes donc bien le cochon, Pencroff ?
- J'aime beaucoup le cochon, répondit le marin,
surtout pour ses pieds, et s'il en avait huit au lieu
de quatre, je l'aimerais deux fois davantage !"
Quant aux animaux en question, c'étaient des pécaris
appartenant à l'un des quatre genres que compte la
famille, et ils étaient même de l'espèce des
"tajassous", reconnaissables à leur couleur foncée
et dépourvus de ces longues canines qui arment la
bouche de leurs congénères. Ces pécaris vivent
ordinairement par troupes, et il était probable
qu'ils abondaient dans les parties boisées de l'île.
En tout cas, ils étaient mangeables de la tête aux
pieds, et Pencroff ne leur en demandait pas plus.
Vers le 15 août, l'état atmosphérique se modifia
subitement par une saute de vent dans le nord-ouest.
La température remonta de quelques degrés, et les
vapeurs accumulées dans l'air ne tardèrent pas à se
résoudre en neige. Toute l'île se couvrit d'une
couche blanche, et se montra à ses habitants sous un
aspect nouveau. Cette neige tomba abondamment
pendant plusieurs jours, et son épaisseur atteignit
bientôt deux pieds.
Le vent fraîchit bientôt avec une extrême violence,
et, du haut de Granite-house, on entendait la mer
gronder sur les récifs. à certains angles, il se
faisait de rapides remous d'air, et la neige, s'y
formant en hautes colonnes tournantes, ressemblait
à ces trombes liquides qui pirouettent sur leur base,
et que les bâtiments attaquent à coups de canon.
Toutefois, l'ouragan, venant du nord-ouest, prenait
l'île à revers, et l'orientation de Granite-house la
préservait d'un assaut direct. Mais, au milieu de ce
chasse-neige, aussi terrible que s'il se fût produit
sur quelque contrée polaire, ni Cyrus Smith, ni
ses compagnons ne purent, malgré leur envie,
s'aventurer au dehors, et ils restèrent renfermés
pendant cinq jours, du 20 au 25 août. On entendait la
tempête rugir dans les bois du Jacamar, qui devaient
en pâtir. Bien des arbres seraient déracinés, sans
doute, mais Pencroff s'en consolait en songeant
qu'il n'aurait pas la peine de les abattre.
"Le vent se fait bûcheron, laissons-le faire,"
répétait-il.
Et, d'ailleurs, il n'y aurait eu aucun moyen de l'en
empêcher.
Combien les hôtes de Granite-house durent alors
remercier le ciel de leur avoir ménagé cette solide
et inébranlable retraite ! Cyrus Smith avait bien
sa légitime part dans les remerciements, mais enfin,
c'était la nature qui avait creusé cette vaste
caverne, et il n'avait fait que la découvrir. Là,
tous étaient en sûreté, et les coups de la tempête ne
pouvaient les atteindre. S'ils eussent construit sur
le plateau de Grande-Vue une maison de briques et
de bois, elle n'aurait certainement pas résisté aux
fureurs de cet ouragan. Quant aux Cheminées, rien
qu'au fracas des lames qui se faisait entendre avec
tant de force, on devait croire qu'elles étaient
absolument inhabitables, car la mer, passant
par-dessus l'îlot, devait les battre avec rage. Mais
ici, à Granite-house, au milieu de ce massif, contre
lequel n'avaient prise ni l'eau ni l'air, rien à
craindre.
Pendant ces quelques jours de séquestration, les
colons ne restèrent pas inactifs. Le bois, débité en
planches, ne manquait pas dans le magasin, et, peu à
peu, on complèta le mobilier, en tables et en
chaises, solides à coup sûr, car la matière n'y fut
pas épargnée. Ces meubles, un peu lourds, justifiaient
mal leur nom, qui fait de leur mobilité une condition
essentielle, mais ils firent l'orgueil de Nab et de
Pencroff, qui ne les auraient pas changés contre
des meubles de Boule.
Puis, les menuisiers devinrent vanniers, et ils ne
réussirent pas mal dans cette
nouvelle fabrication. On avait découvert, vers cette
pointe que le lac projetait au nord, une féconde
oseraie, où poussaient en grand nombre des
osiers-pourpres. Avant la saison des pluies,
Pencroff et Harbert avaient moissonné ces utiles
arbustes, et leurs branches, bien séparées alors,
pouvaient être efficacement employées. Les premiers
essais furent informes, mais, grâce à l'adresse et à
l'intelligence des ouvriers, se consultant, se
rappelant les modèles qu'ils avaient vus, rivalisant
entre eux, des paniers et des corbeilles de diverses
grandeurs accrurent bientôt le matériel de la
colonie. Le magasin en fut pourvu, et Nab enferma
dans des corbeilles spéciales ses récoltes de
rhizomes, d'amandes de pin-pignon et de racines de
dragonnier.
Pendant la dernière semaine de ce mois d'août, le
temps se modifia encore une fois. La température
baissa un peu, et la tempête se calma. Les colons
s'élancèrent au dehors. Il y avait certainement deux
pieds de neige sur la grève, mais, à la surface de
cette neige durcie, on pouvait marcher sans trop de
peine. Cyrus Smith et ses compagnons montèrent
sur le plateau de Grande-Vue.
Quel changement ! Ces bois, qu'ils avaient laissés
verdoyants, surtout dans la partie voisine où
dominaient les conifères, disparaissaient alors
sous une couleur uniforme. Tout était blanc, depuis le
sommet du mont Franklin jusqu'au littoral, les
forêts, la prairie, le lac, la rivière, les grèves.
L'eau de la Mercy courait sous une voûte de glace
qui, à chaque flux et reflux, faisait débâcle et se
brisait avec fracas. De nombreux oiseaux voletaient
à la surface solide du lac, canards et bécassines,
pilets et guillemots. Il y en avait des milliers. Les
rocs entre lesquels se déversait la cascade à la
lisière du plateau étaient hérissés de glaces. On
eût dit que l'eau s'échappait d'une monstrueuse
gargouille fouillée avec toute la fantaisie d'un
artiste de la Renaissance. Quant à juger des dommages
causés à la forêt par l'ouragan, on ne le pouvait
encore, et il fallait attendre que l'immense couche
blanche se fût dissipée.
Gédéon Spilett, Pencroff et Harbert ne manquèrent
pas cette occasion d'aller visiter leurs trappes.
Ils ne les retrouvèrent pas aisément, sous la neige
qui les recouvrait. Ils durent même prendre garde de
ne point se laisser choir dans l'une ou l'autre, ce
qui eût été dangereux et humiliant à la fois : se
prendre à son propre piège ! Mais enfin ils évitèrent
ce désagrément, et retrouvèrent les trappes
parfaitement intactes. Aucun animal n'y était tombé,
et, cependant, les empreintes étaient nombreuses
aux alentours, entre autres certaines marques de
griffes très-nettement accusées. Harbert n'hésita
pas à affirmer que quelque carnassier du genre des
féliens avait passé là, ce qui justifiait l'opinion
de l'ingénieur sur la présence de fauves dangereux
à l'île Lincoln. Sans doute, ces fauves habitaient
ordinairement les épaisses forêts du Far-West, mais,
pressés par la faim, ils s'étaient aventurés
jusqu'au plateau de Grande-Vue. Peut-être
sentaient-ils les hôtes de Granite-house ?
"En somme, qu'est-ce que c'est que ces féliens ?
demanda Pencroff.
- Ce sont des tigres, répondit Harbert.
- Je croyais que ces bêtes-là ne se trouvaient que
dans les pays chauds ?
- Sur le nouveau continent, répondit le jeune garçon,
on les observe depuis le Mexique jusqu'aux Pampas
de Buenos-Ayres. Or, comme l'île Lincoln est à peu
près sous la même latitude que les provinces de la
Plata, il n'est pas étonnant que quelques tigres
s'y rencontrent.
- Bon, on veillera," répondit Pencroff.
Cependant, la neige finit par se dissiper sous
l'influence de la température, qui se releva. La pluie
vint à tomber, et, grâce à son action dissolvante,
la couche blanche s'effaça. Malgré le mauvais temps,
les colons renouvelèrent leur réserve en toutes
choses, amandes de pin-pignon, racines de dragonnier,
rhizomes, liqueur d'érable, pour la partie végétale ;
lapins de garenne, agoutis et kangourous, pour la
partie animale. Cela nécessita quelques excursions
dans la forêt, et l'on constata qu'une certaine
quantité d'arbres avaient été abattus par le dernier
ouragan. Le marin et Nab poussèrent même, avec le
chariot, jusqu'au gisement de houille, afin de
rapporter quelques tonnes de combustible. Ils virent
en passant que la cheminée du four à poteries avait
été très-endommagée par le vent et découronnée de six
bons pieds au moins.
En même temps que le charbon, la provision de bois
fut également renouvelée à Granite-house, et on
profita du courant de la Mercy, qui était redevenu
libre, pour en amener plusieurs trains. Il pouvait se
faire que la période des grands froids ne fût pas
achevée.
Une visite avait été faite également aux Cheminées,
et les colons ne purent que s'applaudir de ne pas y
avoir demeuré pendant la tempête. La mer avait
laissé là des marques incontestables de ses ravages.
Soulevée par les vents du large, et sautant
par-dessus l'îlot, elle avait violemment assailli les
couloirs, qui étaient à demi ensablés, et d'épaisses
couches de varech recouvraient les roches. Pendant
que Nab, Harbert et Pencroff chassaient ou
renouvelaient les provisions de combustible, Cyrus
Smith et Gédéon Spilett s'occupèrent à déblayer
les Cheminées, et ils retrouvèrent la forge et les
fourneaux à peu près intacts, protégés qu'ils avaient
été tout d'abord par l'entassement des sables.
Ce ne fut pas inutilement que la réserve de
combustible avait été refaite. Les colons n'en
avaient pas fini avec les froids rigoureux. On sait
que, dans l'hémisphère boréal, le mois de février se
signale principalement par de grands abaissements de
la température. Il devait en être de même dans
l'hémisphère austral, et la fin du mois d'août, qui
est le février de l'Amérique du Nord, n'échappa
pas à cette loi climatérique.
Vers le 25, après une nouvelle alternative de neige et
de pluie, le vent sauta au sud-est, et, subitement,
le froid devint extrêmement vif. Suivant l'estime de
l'ingénieur, la colonne mercurielle d'un thermomètre
Fahrenheit n'eût pas marqué moins de huit degrés
au-dessous de zéro (22 degrés, 22 centigrades
au-dessous de glace), et cette intensité du froid,
rendue plus douloureuse encore par une bise
aiguë, se maintint pendant plusieurs jours. Les
colons durent de nouveau se caserner dans
Granite-house, et, comme il fallut obstruer
hermétiquement toutes les ouvertures de la façade, en
ne laissant que le strict passage au renouvellement
de l'air, la consommation de bougies fut considérable.
Afin de les économiser, les colons ne s'éclairèrent
souvent qu'avec la flamme des foyers, où l'on
n'épargnait pas le combustible. Plusieurs fois, les
uns ou les autres descendirent sur la grève, au
milieu des glaçons que le flux y entassait à
chaque marée, mais ils remontaient bientôt à
Granite-house, et ce n'était pas sans peine et sans
douleur que leurs mains se retenaient aux bâtons de
l'échelle. Par ce froid intense, les échelons leur
brûlaient les doigts.
Il fallut encore occuper ces loisirs que la
séquestration faisait aux hôtes de Granite-house.
Cyrus Smith entreprit alors une opération qui
pouvait se pratiquer à huis clos.
On sait que les colons n'avaient à leur disposition
d'autre sucre que cette substance liquide qu'ils
tiraient de l'érable, en faisant à cet arbre des
incisions profondes. Il leur suffisait donc de
recueillir cette liqueur dans des vases, et ils
l'employaient en cet état à divers usages culinaires,
et d'autant mieux, qu'en vieillissant, la liqueur
tendait à blanchir et à prendre une consistance
sirupeuse.
Mais il y avait mieux à faire, et un jour Cyrus
Smith annonça à ses compagnons qu'ils allaient se
transformer en raffineurs.
"Raffineurs ! répondit Pencroff. C'est un métier
un peu chaud, je crois ?
- Très-chaud ! répondit l'ingénieur.
- Alors, il sera de saison !" répliqua le marin.
Que ce mot de raffinage n'éveille pas dans l'esprit
le souvenir de ces usines compliquées en outillage
et en ouvriers. Non ! pour cristalliser cette
liqueur, il suffisait de l'épurer par une opération
qui était extrêmement facile. Placée sur le feu dans
de grands vases de terre, elle fut simplement
soumise à une certaine évaporation, et bientôt une
écume monta à sa surface. Dès qu'elle commença à
s'épaissir, Nab eut soin de la remuer avec une
spatule de bois, - ce qui devait accélérer son
évaporation et l'empêcher en même temps de contracter
un goût empyreumatique.
Après quelques heures d'ébullition sur un bon feu,
qui faisait autant de bien aux opérateurs qu'à la
substance opérée, celle-ci s'était transformée en un
sirop épais. Ce sirop fut versé dans des moules
d'argile, préalablement fabriqués dans le fourneau
même de la cuisine, et auxquels on avait donné des
formes variées. Le lendemain, ce sirop, refroidi,
formait des pains et des tablettes. C'était
du sucre, de couleur un peu rousse, mais presque
transparent et d'un goût parfait.
Le froid continua jusqu'à la mi-septembre, et les
prisonniers de Granite-house commençaient à trouver
leur captivité bien longue. Presque tous les jours, ils
tentaient quelques sorties qui ne pouvaient se
prolonger. On travaillait donc constamment à
l'aménagement de la demeure. On causait en travaillant.
Cyrus Smith instruisait ses compagnons en toutes
choses, et il leur expliquait principalement les
applications pratiques de la science. Les colons
n'avaient point de bibliothèque à leur disposition ;
mais l'ingénieur était un livre toujours prêt,
toujours ouvert à la page dont chacun avait besoin,
un livre qui leur résolvait toutes les questions et
qu'ils feuilletaient souvent. Le temps passait ainsi,
et ces braves gens ne semblaient point redouter
l'avenir.
Cependant, il était temps que cette séquestration
se terminât. Tous avaient hâte de revoir, sinon la
belle saison, du moins la cessation de ce froid
insupportable. Si seulement ils eussent été vêtus
de manière à pouvoir le braver, que d'excursions ils
auraient tentées, soit aux dunes, soit au marais des
Tadornes ! Le gibier devait être facile à approcher,
et la chasse eût été fructueuse, assurément. Mais
Cyrus Smith tenait à ce que personne ne compromît
sa santé, car il avait besoin de tous les bras,
et ses conseils furent suivis.
Mais, il faut le dire, le plus impatient de cet
emprisonnement, après Pencroff toutefois, c'était
Top. Le fidèle chien se trouvait fort à l'étroit dans
Granite-house. Il allait et venait d'une chambre à
l'autre, et témoignait à sa manière son ennui d'être
caserné.
Cyrus Smith remarqua souvent que, lorsqu'il
s'approchait de ce puits sombre, qui était en
communication avec la mer, et dont l'orifice s'ouvrait
au fond du magasin, Top faisait entendre des
grognements singuliers. Top tournait autour de ce
trou, qui avait été recouvert d'un panneau en bois.
Quelquefois même, il cherchait à glisser ses pattes
sous ce panneau, comme s'il eût voulu le soulever.
Il jappait alors d'une façon particulière, qui
indiquait à la fois colère et inquiétude.
L'ingénieur observa plusieurs fois ce manège. Qu'y
avait-il donc dans cet abîme qui pût impressionner à
ce point l'intelligent animal ? Le puits aboutissait
à la mer, cela était certain. Se ramifiait-il donc
en étroits boyaux à travers la charpente de l'île ?
était-il en communication avec quelques autres
cavités intérieures ? Quelque monstre marin ne
venait-il pas, de temps en temps, respirer au fond
de ce puits ? L'ingénieur ne savait que penser, et ne
pouvait se retenir de rêver de complications
bizarres. Habitué à aller loin dans le domaine
des réalités scientifiques, il ne se pardonnait pas
de se laisser entraîner dans le domaine de l'étrange
et presque du surnaturel ; mais comment s'expliquer
que Top, un de ces chiens sensés qui n'ont jamais
perdu leur temps à aboyer à la lune, s'obstinât à
sonder du flair et de l'ouïe cet abîme, si rien ne
s'y passait qui dût éveiller son inquiétude ? La
conduite de Top intriguait Cyrus Smith plus qu'il ne
lui paraissait raisonnable de se l'avouer à lui-même.
En tout cas, l'ingénieur ne communiqua ses impressions
qu'à Gédéon Spilett, trouvant inutile d'initier ses
compagnons aux réflexions involontaires que faisait
naître en lui ce qui n'était peut-être qu'une lubie
de Top.
Enfin, les froids cessèrent. Il y eut des pluies, des
rafales mêlées de neige, des giboulées, des coups de
vent, mais ces intempéries ne duraient pas. La glace
s'était dissoute, la neige s'était fondue ; la
grève, le plateau, les berges de la Mercy, la forêt
étaient redevenus praticables. Ce retour du
printemps ravit les hôtes de Granite-house, et,
bientôt, ils n'y passèrent plus que les heures du
sommeil et des repas.
On chassa beaucoup dans la seconde moitié de
septembre, ce qui amena Pencroff à réclamer avec
une nouvelle insistance les armes à feu qu'il
affirmait avoir été promises par Cyrus Smith.
Celui-ci, sachant bien que, sans un outillage
spécial, il lui serait presque impossible de
fabriquer un fusil qui pût rendre quelque service,
reculait toujours et remettait l'opération à plus
tard. Il faisait, d'ailleurs, observer qu'Harbert
et Gédéon Spilett étaient devenus des archers
habiles, que toutes sortes d'animaux excellents,
agoutis, kangourous, cabiais, pigeons, outardes,
canards sauvages, bécassines, enfin gibier de poil ou
de plume, tombaient sous leurs flèches, et que, par
conséquent, on pouvait attendre. Mais l'entêté marin
n'entendait point de cette oreille, et il ne
laisserait pas de cesse à l'ingénieur que celui-ci
n'eût satisfait son désir. Gédéon Spilett appuyait,
du reste, Pencroff.
"Si l'île, comme on en peut douter, disait-il,
renferme des animaux féroces, il faut penser à les
combattre et à les exterminer. Un moment peut venir
où ce soit notre premier devoir."
Mais, à cette époque, ce ne fut point cette question
des armes à feu qui préoccupa Cyrus Smith, mais
bien celle des vêtements. Ceux que portaient les
colons avaient passé l'hiver, mais ils ne pourraient
pas durer jusqu'à l'hiver prochain. Peaux de
carnassiers ou laine de ruminants, c'était ce qu'il
fallait se procurer à tout prix, et, puisque les
mouflons ne manquaient pas, il convenait d'aviser
aux moyens d'en former un troupeau qui serait élevé
pour les besoins de la colonie. Un enclos destiné aux
animaux domestiques, une basse-cour aménagée pour les
volatiles, en un mot, une sorte de ferme à fonder en
quelque point de
l'île, tels seraient les deux projets importants à
exécuter pendant la belle saison.
En conséquence, et en vue de ces établissements
futurs, il devenait donc urgent de pousser une
reconnaissance dans toute la partie ignorée de l'île
Lincoln, c'est-à-dire sous ces hautes forêts qui
s'étendaient sur la droite de la Mercy, depuis son
embouchure jusqu'à l'extrémité de la presqu'île
Serpentine, ainsi que sur toute la côte occidentale.
Mais il fallait un temps sûr, et un mois devait
s'écouler encore avant que cette exploration pût être
entreprise utilement.
On attendait donc avec une certaine impatience, quand
un incident se produisit, qui vint surexciter encore
ce désir qu'avaient les colons de visiter en entier
leur domaine.
On était au 24 octobre. Ce jour-là, Pencroff était
allé visiter les trappes, qu'il tenait toujours
convenablement amorcées. Dans l'une d'elles, il
trouva trois animaux qui devaient être bienvenus à
l'office. C'était une femelle de pécari et ses deux
petits.
Pencroff revint donc à Granite-house, enchanté de sa
capture, et, comme toujours, le marin fit grand
étalage de sa chasse.
"Allons ! nous ferons un bon repas, monsieur Cyrus !
s'écria-t-il. Et vous aussi, monsieur Spilett, vous
en mangerez !
- Je veux bien en manger, répondit le reporter, mais
qu'est-ce que je mangerai ?
- Du cochon de lait.
- Ah ! vraiment, du cochon de lait, Pencroff ? à
vous entendre, je croyais que vous rapportiez un
perdreau truffé !
- Comment ? s'écria Pencroff. Est-ce que vous feriez
fi du cochon de lait, par hasard ?
- Non, répondit Gédéon Spilett, sans montrer aucun
enthousiasme, et pourvu qu'on n'en abuse pas...
- C'est bon, c'est bon, monsieur le journaliste,
riposta le marin, qui n'aimait pas à entendre
déprécier sa chasse, vous faites le difficile ? Et
il y a sept mois, quand nous avons débarqué dans
l'île, vous auriez été trop heureux de rencontrer un
pareil gibier !...
- Voilà, voilà, répondit le reporter. L'homme n'est
jamais ni parfait, ni content.
- Enfin, reprit Pencroff, j'espère que Nab se
distinguera. Voyez ! Ces deux petits pécaris n'ont pas
seulement trois mois ! Ils seront tendres comme des
cailles ! Allons, Nab, viens ! J'en surveillerai
moi-même la cuisson."
Et le marin, suivi de Nab, gagna la cuisine et
s'absorba dans ses travaux culinaires.
On le laissa faire à sa façon. Nab et lui
préparèrent donc un repas magnifique, les deux petits
pécaris, un potage de kangourou, un jambon fumé,
des amandes de pignon, de la boisson de dragonnier,
du thé d'Oswego, - enfin, tout ce qu'il y avait de
meilleur ; mais entre tous les plats devaient
figurer au premier rang les savoureux pécaris,
accommodés à l'étuvée.
à cinq heures, le dîner fut servi dans la salle de
Granite-house. Le potage de kangourou fumait sur la
table. On le trouva excellent.
Au potage succédèrent les pécaris, que Pencroff
voulut découper lui-même, et dont il servit des
portions monstrueuses à chacun des convives.
Ces cochons de lait étaient vraiment délicieux, et
Pencroff dévorait sa part avec un entrain superbe,
quand tout à coup un cri et un juron lui échappèrent.
"Qu'y a-t-il ? demanda Cyrus Smith.
- Il y a... il y a... que je viens de me casser une
dent ! répondit le marin.
- Ah çà ! il y a donc des cailloux dans vos pécaris ?
dit Gédéon Spilett.
- Il faut croire," répondit Pencroff, en retirant de
ses lèvres l'objet qui lui coûtait une mâchelière !...
Ce n'était point un caillou... C'était un grain de
plomb.
PARTIE 2 L'ABANDONNE
chapitre i
il y avait sept mois, jour pour jour, que les
passagers du ballon avaient été jetés sur l' île
Lincoln. Depuis cette époque, quelque recherche
qu' ils eussent faite, aucun être humain ne s' était
montré à eux. Jamais une fumée n' avait
trahi la présence de l' homme à la surface de l' île.
Jamais un travail manuel n' y avait attesté son
passage, ni à une époque ancienne, ni à une époque
récente. Non-seulement elle ne semblait pas être
habitée, mais on devait croire qu' elle n' avait jamais
dû l' être. Et, maintenant, voilà que tout cet
échafaudage de déductions tombait devant un simple
grain de métal, trouvé dans le corps d' un inoffensif
rongeur !
C' est qu' en effet, ce plomb était sorti d' une arme à
feu, et quel autre qu' un être humain avait pu s' être
servi de cette arme ?
Lorsque Pencroff eut posé le grain de plomb sur la
table, ses compagnons le regardèrent avec un
étonnement profond. Toutes les conséquences de cet
incident, considérable malgré son apparente
insignifiance, avaient subitement saisi leur esprit.
L' apparition subite d' un être surnaturel ne les eût
pas impressionnés plus vivement.
Cyrus Smith n' hésita pas à formuler tout d' abord
les hypothèses que ce fait, aussi surprenant
qu' inattendu, devait provoquer. Il prit le grain de
plomb, le tourna, le retourna, le palpa entre
l' index et le pouce. Puis :
" vous êtes en mesure d' affirmer, demanda-t-il à
Pencroff, que le pécari, blessé par ce grain de
plomb, était à peine âgé de trois mois ?
-à peine, Monsieur Cyrus, répondit Pencroff. Il
tétait encore sa mère quand je l' ai trouvé dans la
fosse.
-eh bien, dit l' ingénieur, il est par cela même
prouvé que, depuis trois mois au plus, un coup de
fusil a été tiré dans l' île Lincoln.
-et qu' un grain de plomb, ajouta Gédéon Spilett,
a atteint, mais non mortellement, ce petit animal.
-cela est indubitable, reprit Cyrus Smith, et
voici quelles conséquences il convient de déduire
de cet incident : ou l' île était habitée avant notre
arrivée, ou des hommes y ont débarqué depuis trois
mois au plus. Ces hommes sont-ils arrivés
volontairement ou involontairement, par le fait d' un
atterrissage ou d' un naufrage ? Ce point ne pourra
être élucidé que plus tard. Quant à ce qu' ils
sont, européens ou malais, ennemis ou amis de notre
race, rien ne peut nous permettre de le deviner, et
s' ils habitent encore l' île, ou s' ils l' ont quittée,
nous ne le savons pas davantage. Mais ces questions
nous intéressent trop directement pour que nous
restions plus longtemps dans l' incertitude.
-non ! Cent fois non ! Mille fois non ! S' écria le
marin en se levant de table. Il n' y a pas d' autres
hommes que nous sur l' île Lincoln ! Que diable !
L' île n' est pas grande, et, si elle eût été habitée,
nous aurions bien aperçu déjà quelques-uns de ses
habitants !
-le contraire, en effet, serait bien étonnant, dit
Harbert.
-mais il serait bien plus étonnant, je suppose, fit
observer le reporter, que ce pécari fût né avec un
grain de plomb dans le corps !
-à moins, dit sérieusement Nab, que Pencroff n' ait
eu...
-voyez-vous cela, Nab, riposta Pencroff. J' aurais,
sans m' en être aperçu, depuis tantôt cinq ou six
mois, un grain de plomb dans la mâchoire ! Mais où se
serait-il caché ? Ajouta le marin, en ouvrant la
bouche de façon à montrer les magnifiques trente-deux
dents qui la garnissaient. Regarde bien, Nab, et
si tu trouves une dent creuse dans ce râtelier-là,
je te permets de lui en arracher une demi-douzaine !
-l' hypothèse de Nab est inadmissible, en effet,
répondit Cyrus Smith, qui, malgré la gravité de ses
pensées, ne put retenir un sourire. Il est certain
qu' un coup de fusil a été tiré dans l' île, depuis
trois mois au plus. Mais je serais porté à admettre
que les êtres quelconques qui ont atterri sur cette
côte n' y sont que depuis très-peu de temps ou qu' ils
n' ont fait qu' y passer, car si, à l' époque à
laquelle nous explorions l' île du haut du mont
Franklin, elle eût été habitée, nous l' aurions vu
ou nous aurions été vus. Il est donc probable que,
depuis quelques semaines seulement, des naufragés
ont été jetés par une tempête sur un point de la
côte. Quoi qu' il en soit, il nous importe d' être
fixés sur ce point.
-je pense que nous devrons agir prudemment, dit le
reporter.
-c' est mon avis, répondit Cyrus Smith, car il est
malheureusement à craindre que ce ne soient des
pirates malais qui aient débarqué sur l' île !
-Monsieur Cyrus, demanda le marin, ne serait-il
pas convenable, avant d' aller à la découverte, de
construire un canot qui nous permît, soit de
remonter la rivière, soit au besoin de contourner la
côte ? Il ne faut pas se laisser prendre au dépourvu.
-votre idée est bonne, Pencroff, répondit
l' ingénieur, mais nous ne pouvons attendre. Or, il
faudrait au moins un mois pour construire un canot...
-un vrai canot, oui, répondit le marin, mais nous
n' avons pas besoin d' une embarcation destinée à tenir
la mer, et, en cinq jours au plus, je me fais fort de
construire une pirogue suffisante pour naviguer sur la
Mercy.
-en cinq jours, s' écria Nab, fabriquer un bateau ?
-oui, Nab, un bateau à la mode indienne.
-en bois ? Demanda le nègre d' un air peu convaincu.
-en bois, répondit Pencroff, ou plutôt en écorce.
Je vous répète, Monsieur Cyrus, qu' en cinq jours
l' affaire peut être enlevée !
-en cinq jours, soit ! Répondit l' ingénieur.
-mais d' ici là, nous ferons bien de nous garder
sévèrement ! Dit Harbert.
-très-sévèrement, mes amis, répondit Cyrus Smith,
et je vous prierai de borner vos excursions de chasse
aux environs de Granite-House. "
le dîner finit moins gaiement que n' avait espéré
Pencroff.
Ainsi donc, l' île était ou avait été habitée par
d' autres que par les colons. Depuis l' incident du
grain de plomb, c' était un fait désormais
incontestable, et une pareille révélation ne pouvait
que provoquer de vives inquiétudes chez les colons.
Cyrus Smith et Gédéon Spilett, avant de se livrer
au repos, s' entretinrent longuement de ces choses.
Ils se demandèrent si, par hasard, cet incident
n' aurait pas quelque connexité avec les circonstances
inexplicables du sauvetage de l' ingénieur et autres
particularités étranges qui les avaient déjà frappés
à plusieurs reprises. Cependant, Cyrus Smith,
après avoir discuté le pour et le contre de la
question, finit par dire :
" en somme, voulez-vous connaître mon opinion, mon
cher Spilett ?
-oui, Cyrus.
-eh bien, la voici : si minutieusement que nous
explorions l' île, nous ne trouverons rien ! "
dès le lendemain, Pencroff se mit à l' ouvrage. Il ne
s' agissait pas d' établir un canot avec membrure et
bordage, mais tout simplement un appareil flottant,
à fond plat, qui serait excellent pour la navigation
de la Mercy, surtout aux approches de ses sources,
où l' eau présenterait peu de profondeur. Des morceaux
d' écorce, cousus l' un à l' autre, devaient suffire à
former la légère embarcation, et au cas où, par suite
d' obstacles naturels, un portage deviendrait
nécessaire, elle ne serait ni lourde, ni encombrante.
Pencroff comptait former la suture des bandes
d' écorce au moyen de clous rivés, et assurer, avec
leur adhérence, le parfait étanchement de l' appareil.
Il s' agissait donc de choisir des arbres dont
l' écorce, souple et tenace, se prêtât à ce travail.
Or, précisément, le dernier ouragan avait abattu une
certaine quantité de douglas, qui convenaient
parfaitement à ce genre de construction.
Quelques-uns de ces sapins gisaient à terre, et il n' y
avait plus qu' à les écorcer, mais ce fut là le plus
difficile, vu l' imperfection des outils que
possédaient les colons. En somme, on en vint à bout.
Pendant que le marin, secondé par l' ingénieur,
s' occupait ainsi, sans perdre une heure, Gédéon
Spilett et Harbert ne restèrent pas oisifs. Ils
s' étaient faits les pourvoyeurs de la colonie. Le
reporter ne pouvait se lasser d' admirer le
jeune garçon, qui avait acquis une adresse
remarquable dans le maniement de l' arc ou de l' épieu.
Harbert montrait aussi une grande hardiesse, avec
beaucoup de ce sang-froid que l' on pourrait justement
appeler " le raisonnement de la bravoure " . Les deux
compagnons de chasse, tenant compte, d' ailleurs, des
recommandations de Cyrs Smith, ne sortaient plus
d' un rayon de deux milles autour de Granite-House,
mais les premières rampes de la forêt fournissaient
un tribut suffisant d' agoutis, de cabiais, de
kangourous, de pécaris, etc, et si le rendement des
trappes était peu important depuis que le froid
avait cessé, du moins la garenne donnait-elle son
contingent accoutumé, qui eût pu nourrir toute la
colonie de l' île Lincoln.
Souvent, pendant ces chasses, Harbert causait avec
Gédéon Spilett de cet incident du grain de plomb,
et des conséquences qu' en avait tirées l' ingénieur,
et un jour-c' était le 26 octobre-il lui dit :
" mais, Monsieur Spilett, ne trouvez-vous pas
très-extraordinaire que si quelques naufragés ont
débarqué sur cette île, ils ne se soient pas encore
montrés du côté de Granite-House ?
-très-étonnant, s' ils y sont encore, répondit le
reporter, mais pas étonnant du tout, s' ils n' y sont
plus !
-ainsi, vous pensez que ces gens-là ont déjà quitté
l' île ? Reprit Harbert.
-c' est plus que probable, mon garçon, car si leur
séjour s' y fût prolongé, et surtout s' ils y étaient
encore, quelque incident eût fini par trahir leur
présence.
-mais s' ils ont pu repartir, fit observer le jeune
garçon, ce n' étaient pas des naufragés ?
-non, Harbert, ou, tout au moins, ils étaient ce
que j' appellerai des naufragés provisoires. Il est
très-possible, en effet, qu' un coup de vent les ait
jetés sur l' île, sans avoir désemparé leur
embarcation, et que, le coup de vent passé, ils aient
repris la mer.
-il faut avouer une chose, dit Harbert, c' est que
M Smith a toujours paru plutôt redouter que désirer
la présence d' êtres humains sur notre île.
-en effet, répondit le reporter, il ne voit guère
que des malais qui puissent fréquenter ces mers, et ces
gentlemen-là sont de mauvais chenapans qu' il est
bon d' éviter.
-il n' est pas impossible, Monsieur Spilett, reprit
Harbert, que nous retrouvions, un jour ou l' autre,
des traces de leur débarquement, et peut-être
serons-nous fixés à cet égard ?
-je ne dis pas non, mon garçon. Un campement
abandonné, un feu éteint,
peuvent nous mettre sur la voie, et c' est ce que nous
chercherons dans notre exploration prochaine. "
le jour où les deux chasseurs causaient ainsi, ils se
trouvaient dans une portion de la forêt voisine de
la Mercy, remarquable par des arbres de toute
beauté. Là, entre autres, s' élevaient, à une hauteur
de près de deux cents pieds au-dessus du sol,
quelques-uns de ces superbes conifères auxquels les
indigènes donnent le nom de " kauris " dans la
Nouvelle-Zélande.
" une idée, Monsieur Spilett, dit Harbert. Si je
montais à la cime de l' un de ces kauris, je pourrais
peut-être observer le pays dans un rayon assez
étendu ?
-l' idée est bonne, répondit le reporter, mais
pourras-tu grimper jusqu' au sommet de ces géants-là ?
-je vais toujours essayer, " répondit Harbert.
Le jeune garçon, agile et adroit, s' élança sur les
premières branches, dont la disposition rendait assez
facile l' escalade du kauri, et, en quelques minutes,
il était arrivé à sa cime, qui émergeait de cette
immense plaine de verdure que formaient les ramures
arrondies de la forêt.
De ce point élevé, le regard pouvait s' étendre sur
toute la portion méridionale de l' île, depuis le cap
Griffe, au sud-est, jusqu' au promontoire du
Reptile, au sud-ouest. Dans le nord-ouest se
dressait le mont Franklin, qui masquait un grand
quart de l' horizon.
Mais Harbert, du haut de son observatoire, pouvait
précisément observer toute cette portion encore
inconnue de l' île, qui avait pu donner ou donnait
refuge aux étrangers dont on soupçonnait la présence.
Le jeune garçon regarda avec une attention extrême.
Sur la mer d' abord, rien en vue. Pas une voile, ni
à l' horizon, ni sur les atterrages de l' île.
Toutefois, comme le massif des arbres cachait le
littoral, il était possible qu' un bâtiment, surtout
un bâtiment désemparé de sa mâture, eût accosté la
terre de très-près, et, par conséquent, fût invisible
pour Harbert.
Au milieu des bois du Far-West, rien non plus. La
forêt formait un impénétrable dôme, mesurant
plusieurs milles carrés, sans une clairière, sans une
éclaircie. Il était même impossible de suivre le cours
de la Mercy et de reconnaître le point de la
montagne dans lequel elle prenait sa source.
Peut-être d' autres creeks couraient-ils vers l' ouest,
mais rien ne permettait de le constater.
Mais, du moins, si tout indice de campement
échappait à Harbert, ne pouvait-il surprendre dans
l' air quelque fumée qui décelât la présence de
l' homme ? L' atmosphère était pure, et la moindre
vapeur s' y fût nettement détachée sur le fond du ciel.
Pendant un instant, Harbert crut voir une légère
fumée monter dans l' ouest, mais une observation plus
attentive lui démontra qu' il se trompait. Il regarda
avec un soin extrême, et sa vue était excellente...
non, décidément, il n' y avait rien.
Harbert redescendit au pied du kauri, et les deux
chasseurs revinrent à Granite-House. Là, Cyrus
Smith écouta le récit du jeune garçon, secoua la
tête et ne dit rien. Il était bien évident qu' on ne
pourrait se prononcer sur cette question qu' après une
exploration complète de l' île.
Le surlendemain, -28 octobre, -un autre incident se
produisit, dont l' explication devait encore laisser
à désirer.
En rôdant sur la grève, à deux milles de
Granite-House, Harbert et Nab furent assez
heureux pour capturer un magnifique échantillon de
l' ordre des chélonées. C' était une tortue franche du
genre mydase, dont la carapace offrait d' admirables
reflets verts.
Harbert aperçut cette tortue qui se glissait entre
les roches pour gagner la mer.
" à moi, Nab, à moi ! " cria-t-il.
Nab accourut.
" le bel animal ! Dit Nab, mais comment nous en
emparer ?
-rien n' est plus aisé, Nab, répondit Harbert.
Nous allons retourner cette tortue sur le dos, et
elle ne pourra plus s' enfouir. Prenez votre épieu et
imitez-moi. "
le reptile, sentant le danger, s' était retiré entre
sa carapace et son plastron. On ne voyait plus ni sa
tête, ni ses pattes, et il était immobile comme un
roc.
Harbert et Nab engagèrent alors leurs bâtons sous
le sternum de l' animal, et, unissant leurs efforts,
ils parvinrent, non sans peine, à le retourner sur
le dos. Cette tortue, qui mesurait trois pieds de
longueur, devait peser au moins quatre cents livres.
" bon ! S' écria Nab, voilà qui réjouira l' ami
Pencroff ! "
en effet, l' ami Pencroff ne pouvait manquer d' être
réjoui, car la chair de ces tortues, qui se
nourrissent de zostères, est extrêmement savoureuse.
En ce moment, celle-ci ne laissait plus entrevoir
que sa tête petite, aplatie, mais très élargie
postérieurement par de grandes fosses temporales,
cachées sous une voûte osseuse.
" et maintenant, que ferons-nous de notre gibier ? Dit
Nab. Nous ne pouvons pas le traîner à
Granite-House !
-laissons-le ici, puisqu' il ne peut se retourner,
répondit Harbert, et nous reviendrons le reprendre
avec le chariot.
-c' est entendu. "
toutefois, pour plus de précaution, Harbert prit le
soin, que Nab jugeait superflu, de caler l' animal
avec de gros galets. Après quoi, les deux chasseurs
revinrent à Granite-House, en suivant la grève que
la marée, basse alors, découvrait largement.
Harbert, voulant faire une surprise à Pencroff, ne
lui dit rien du " superbe échantillon des chélonées "
qu' il avait retourné sur le sable ; mais deux
heures après, Nab et lui étaient de retour, avec le
chariot, à l' endroit où ils l' avaient laissé. Le
" superbe échantillon des chélonées " n' y était plus.
Nab et Harbert se regardèrent d' abord, puis ils
regardèrent autour d' eux. C' était pourtant bien
à cette place que la tortue avait été laissée. Le
jeune garçon retrouva même les galets dont il s' était
servi, et, par conséquent, il était sûr de ne pas se
tromper.
" ah çà ! Dit Nab, ça se retourne donc, ces bêtes-là ?
-il paraît, répondit Harbert, qui n' y pouvait rien
comprendre et regardait les galets épars sur le sable.
-eh bien, c' est Pencroff qui ne sera pas content !
-et c' est M Smith qui sera peut-être bien
embarrassé pour expliquer cette disparition ! Pensa
Harbert.
-bon, fit Nab, qui voulait cacher sa mésaventure,
nous n' en parlerons pas.
-au contraire, Nab, il faut en parler, " répondit
Harbert.
Et tous deux, reprenant le chariot, qu' ils avaient
inutilement amené, revinrent à Granite-House.
Arrivé au chantier, où l' ingénieur et le marin
travaillaient ensemble, Harbert raconta ce qui s' était
passé.
" ah ! Les maladroits ! S' écria le marin. Avoir laissé
échapper cinquante potages au moins !
-mais, Pencroff, répliqua Nab, ce n' est pas notre
faute si la bête s' est enfuie, puisque je te dis que
nous l' avions retournée !
-alors, vous ne l' aviez pas assez retournée ! Riposta
plaisamment l' intraitable marin.
-pas assez ! " s' écria Harbert.
Et il raconta qu' il avait pris soin de caler la tortue
avec des galets.
" c' est donc un miracle ! Répliqua Pencroff.
-je croyais, Monsieur Cyrus, dit Harbert, que les
tortues, une fois placées sur le dos, ne pouvaient se
remettre sur leurs pattes, surtout quand elles étaient
de grande taille ?
-cela est vrai, mon enfant, répondit Cyrus Smith.
-alors, comment a-t-il pu se faire... ?
-à quelle distance de la mer aviez-vous laissé cette
tortue ? Demanda l' ingénieur, qui, ayant suspendu son
travail, réfléchissait à cet incident.
-à une quinzaine de pieds, au plus, répondit
Harbert.
-et la marée était basse, à ce moment ?
-oui, Monsieur Cyrus.
-eh bien, répondit l' ingénieur, ce que la tortue
ne pouvait faire sur le sable, il se peut qu' elle
l' ait fait dans l' eau. Elle se sera retournée quand le
flux l' a reprise, et elle aura tranquillement
regagné la haute mer.
-ah ! Maladroits que nous sommes ! S' écria Nab.
-c' est précisément ce que j' avais eu l' honneur de
vous dire ! " répondit Pencroff.
Cyrus Smith avait donné cette explication, qui était
admissible sans doute. Mais était-il bien convaincu
de la justesse de cette explication ? On n' oserait
l' affirmer.
chapitre ii
le 29 octobre, le canot d' écorce était entièrement
achevé. Pencroff avait tenu sa promesse, et une
sorte de pirogue, dont la coque était membrée au
moyen de baguettes flexibles de crejimba, avait été
construite en cinq jours. Un banc à l' arrière, un
second banc au milieu, pour maintenir l' écartement,
un troisième banc à l' avant, un plat-bord pour
soutenir les tolets de deux avirons, une godille
pour gouverner, complétaient cette embarcation, longue
de douze pieds, et qui ne pesait pas deux cents
livres. Quant à l' opération du lancement, elle fut
extrêmement simple. La légère pirogue fut portée
sur le sable, à la lisière du littoral, devant
Granite-House, et le flot montant la souleva.
Pencroff, qui sauta aussitôt dedans, la manoeuvra à
la godille, et put constater qu' elle était
très-convenable pour l' usage qu' on en voulait faire.
" hurrah ! S' écria le marin, qui ne dédaigna pas de
célébrer ainsi son propre triomphe. Avec cela, on
ferait le tour...
-du monde ? Demanda Gédéon Spilett.
-non, de l' île. Quelques cailloux pour lest, un
mât sur l' avant, et un bout de voile que M Smith
nous fabriquera un jour, et on ira loin ! Eh bien !
Monsieur Cyrus, et vous, Monsieur Spilett, et
vous, Harbert, et toi, Nab, est-ce que vous ne
venez pas essayer notre nouveau bâtiment ? Que
diable ! Il faut pourtant voir s' il peut nous porter
tous les cinq ! "
en effet, c' était une expérience à faire. Pencroff,
d' un coup de godille, ramena l' embarcation près de la
grève par un étroit passage que les roches
laissaient entre elles, et il fut convenu qu' on
ferait, ce jour même, l' essai de la pirogue, en
suivant le rivage jusqu' à la première pointe où
finissaient les rochers du sud.
Au moment d' embarquer, Nab s' écria :
" mais il fait pas mal d' eau, ton bâtiment, Pencroff !
-ce n' est rien, Nab, répondit le marin. Il faut
que le bois s' étanche ! Dans deux jours il n' y
paraîtra plus, et notre pirogue n' aura pas plus d' eau
dans le ventre qu' il n' y en a dans l' estomac d' un
ivrogne. Embarquez ! "
on s' embarqua donc, et Pencroff poussa au large.
Le temps était magnifique, la mer calme comme si ses
eaux eussent été contenues dans les rives étroites
d' un lac, et la pirogue pouvait l' affronter avec
autant de sécurité que si elle eût remonté le
tranquille courant de la Mercy.
Des deux avirons, Nab prit l' un, Harbert l' autre,
et Pencroff resta à l' arrière de l' embarcation,
afin de la diriger à la godille.
Le marin traversa d' abord le canal et alla raser la
pointe sud de l' îlot. Une légère brise soufflait du
sud. Point de houle, ni dans le canal, ni au large.
Quelques longues ondulations que la pirogue sentait à
peine, car elle était lourdement chargée,
gonflaient régulièrement la surface de la mer. On
s' éloigna environ d' un demi-mille de la côte, de
manière à apercevoir tout le développement du mont
Franklin.
Puis, Pencroff, virant de bord, revint vers
l' embouchure de la rivière. La pirogue suivit alors le
rivage, qui, s' arrondissant jusqu' à la pointe extrême,
cachait toute la plaine marécageuse des Tadornes.
Cette pointe, dont la distance se trouvait accrue
par la courbure de la côte, était environ à trois
milles de la Mercy. Les colons résolurent d' aller
à son extrémité et de ne la dépasser que du peu
qu' il faudrait pour prendre un aperçu rapide de la
côte jusqu' au cap Griffe.
Le canot suivit donc le littoral à une distance de
deux encâblures au plus, en évitant les écueils dont
ces atterrages étaient semés et que la marée montante
commençait à couvrir. La muraille allait en
s' abaissant depuis l' embouchure de la rivière
jusqu' à la pointe. C' était un amoncellement de
granits, capricieusement distribués, très-différents
de la courtine, qui formaient le plateau de
Grande-Vue, et d' un aspect extrêmement sauvage.
On eût dit qu' un énorme tombereau de roches avait
été vidé là. Point de végétation sur ce saillant
très-aigu qui se prolongeait à deux milles en avant
de la forêt, et cette pointe figurait assez bien
le bras d' un géant qui serait sorti d' une manche de
verdure.
Le canot, poussé par les deux avirons, avançait sans
peine. Gédéon Spilett, le crayon d' une main, le
carnet de l' autre, dessinait la côte à grands traits.
Nab, Pencroff et Harbert causaient en examinant
cette partie de leur domaine, nouvelle à leurs yeux,
et, à mesure que la pirogue descendait vers le sud,
les deux caps Mandibule paraissaient se déplacer et
fermer plus étroitement la baie de l' Union.
Quant à Cyrus Smith, il ne parlait pas, il
regardait, et, à la défiance qu' exprimait son regard,
il semblait toujours qu' il observât quelque contrée
étrange.
Cependant, après trois quarts d' heure de navigation,
la pirogue était arrivée
presque à l' extrémité de la pointe, et Pencroff se
préparait à la doubler, quand Harbert, se levant,
montra une tache noire, en disant :
" qu' est-ce que je vois donc là-bas sur la grève ? "
tous les regards se portèrent vers le point indiqué.
" en effet, dit le reporter, il y a quelque chose.
On dirait une épave à demi enfoncée dans le sable.
-ah ! S' écria Pencroff, je vois ce que c' est !
-quoi donc ? Demanda Nab.
-des barils, des barils, qui peuvent être pleins !
Répondit le marin.
-au rivage, Pencroff ! " dit Cyrus Smith.
En quelques coups d' aviron, la pirogue atterrissait
au fond d' une petite anse, et ses passagers sautaient
sur la grève.
Pencroff ne s' était pas trompé. Deux barils étaient
là, à demi enfoncés dans le sable, mais encore
solidement attachés à une large caisse qui, soutenue
par eux, avait ainsi flotté jusqu' au moment où elle
était venue s' échouer sur le rivage.
" il y a donc eu un naufrage dans les parages de
l' île ? Demanda Harbert.
-évidemment, répondit Gédéon Spilett.
-mais qu' y a-t-il dans cette caisse ? S' écria
Pencroff avec une impatience bien naturelle. Qu' y
a-t-il dans cette caisse ? Elle est fermée, et rien
pour en briser le couvercle ! Eh bien, à coups de
pierre alors... "
et le marin, soulevant un bloc pesant, allait
enfoncer une des parois de la caisse, quand
l' ingénieur, l' arrêtant :
" Pencroff, lui dit-il, pouvez-vous modérer votre
impatience pendant une heure seulement ?
-mais, Monsieur Cyrus, songez donc ! Il y a
peut-être là-dedans tout ce qui nous manque !
-nous le saurons, Pencroff, répondit l' ingénieur,
mais croyez-moi, ne brisez pas cette caisse, qui
peut nous être utile. Transportons-la à Granite-House,
où nous l' ouvrirons plus facilement et sans la
briser. Elle est toute préparée pour le voyage, et,
puisqu' elle a flotté jusqu' ici, elle flottera bien
encore jusqu' à l' embouchure de la rivière.
-vous avez raison, Monsieur Cyrus, et j' avais
tort, répondit le marin, mais on n' est pas toujours
maître de soi ! "
l' avis de l' ingénieur était sage. En effet, la
pirogue n' aurait pu contenir les objets probablement
renfermés dans cette caisse, qui devait être pesante,
puisqu' il avait fallu la " soulager " au moyen de deux
barils vides. Donc, mieux valait la remorquer ainsi
jusqu' au rivage de Granite-House.
Et maintenant, d' où venait cette épave ? C' était là
une importante question. Cyrus Smith et ses
compagnons regardèrent attentivement autour d' eux et
parcoururent le rivage sur un espace de plusieurs
centaines de pas. Nul autre débris ne leur apparut.
La mer fut observée également. Harbert et Nab
montèrent sur un roc élevé, mais l' horizon était
désert. Rien en vue, ni un bâtiment désemparé, ni un
navire à la voile.
Cependant, il y avait eu naufrage, ce n' était pas
douteux. Peut-être même cet incident se rattachait-il
à l' incident du grain de plomb ? Peut-être des
étrangers avaient-ils atterri sur un autre point de
l' île ? Peut-être y étaient-ils encore ? Mais la
réflexion que firent naturellement les colons, c' est
que ces étrangers ne pouvaient être des pirates
malais, car l' épave avait évidemment une provenance
soit américaine, soit européenne.
Tous revinrent auprès de la caisse, qui mesurait cinq
pieds de long sur trois de large. Elle était en bois
de chêne, très-soigneusement fermée, et recouverte
d' une peau épaisse que maintenaient des clous de
cuivre. Les deux grosses barriques, hermétiquement
bouchées, mais qu' on sentait vides au choc, adhéraient
à ses flancs au moyen de fortes cordes, nouées de
noeuds que Pencroff reconnut aisément pour des
" noeuds marins " . Elle paraissait être dans un parfait
état de conservation, ce qui s' expliquait par ce
fait, qu' elle s' était échouée sur une grève de sable
et non sur des récifs. On pouvait même affirmer, en
l' examinant bien, que son séjour dans la mer n' avait
pas été long, et aussi que son arrivée sur ce rivage
était récente. L' eau ne semblait point avoir pénétré au
dedans, et les objets qu' elle contenait devaient être
intacts.
Il était évident que cette caisse avait été jetée
par-dessus le bord d' un navire désemparé, courant vers
l' île, et que, dans l' espérance qu' elle arriverait à
la côte, où ils la retrouveraient plus tard, des
passagers avaient pris la précaution de l' alléger au
moyen d' un appareil flottant.
" nous allons remorquer cette épave jusqu' à
Granite-House, dit l' ingénieur, et nous en ferons
l' inventaire ; puis, si nous découvrons sur l' île
quelques survivants de ce naufrage présumé, nous la
remettrons à ceux auxquels elle appartient. Si nous
ne retrouvons personne...
-nous la garderons pour nous ! S' écria Pencroff.
Mais, pour dieu, qu' est-ce qu' il peut bien y avoir
là dedans ! "
la marée commençait déjà à atteindre l' épave, qui
devait évidemment flotter au plein de la mer. Une
des cordes qui attachaient les barils fut en partie
déroulée et servit d' amarre pour lier l' appareil
flottant au canot. Puis, Pencroff et Nab creusèrent
le sable avec leurs avirons, afin de faciliter le
déplacement
de la caisse, et bientôt l' embarcation, remorquant
la caisse, commença à doubler la pointe, à laquelle
fut donné le nom de pointe de l' épave
(flotson-point). La remorque était lourde, et les
barils suffisaient à peine à soutenir la caisse hors
de l' eau. Aussi le marin craignait-il à chaque
instant qu' elle ne se détachât et ne coulât par le
fond. Mais, heureusement, ses craintes ne se
réalisèrent pas, et une heure et demie après son
départ-il avait fallut tout ce temps pour franchir
cette distance de trois milles-la pirogue accostait
le rivage devant Granite-House.
Canot et épave furent alors halés sur le sable, et,
comme la mer se retirait déjà, ils ne tardèrent pas à
demeurer à sec. Nab avait été prendre des outils
pour forcer la caisse, de manière à ne la détériorer
que le moins possible, et on procéda à son inventaire.
Pencroff ne chercha point à cacher qu' il était
extrêmement ému.
Le marin commença par détacher les deux barils, qui,
étant en fort bon état, pourraient être utilisés,
cela va sans dire. Puis, les serrures furent forcées
au moyen d' une pince, et le couvercle se rabattit
aussitôt.
Une seconde enveloppe en zinc doublait l' intérieur
de la caisse, qui avait été évidemment disposée
pour que les objets qu' elle renfermait fussent, en
toutes circonstances, à l' abri de l' humidité.
" ah ! S' écria Nab, est-ce que ce seraient des
conserves qu' il y a là dedans !
-j' espère bien que non, répondit le reporter.
-si seulement il y avait... dit le marin à mi-voix.
-quoi donc ? Lui demanda Nab, qui l' entendit.
-rien ! "
la chape de zinc fut fendue dans toute sa largeur,
puis rabattue sur les côtés de la caisse, et, peu à
peu, divers objets de nature très-différente furent
extraits et déposés sur le sable. à chaque nouvel
objet, Pencroff poussait de nouveaux hurrahs,
Harbert battait des mains, et Nab dansait... comme
un nègre. Il y avait là des livres qui auraient
rendu Harbert fou de joie, et des ustensiles de
cuisine que Nab eût couverts de baisers !
Du reste, les colons eurent lieu d' être extrêmement
satisfaits, car cette caisse contenait des outils,
des armes, des instruments, des vêtements, des livres,
et en voici la nomenclature exacte, telle qu' elle
fut portée sur le carnet de Gédéon Spilett :
outils : 3 couteaux à plusieurs lames.
2 haches de bûcheron.
2 haches de charpentier.
outils : 3 rabots.
2 herminettes.
1 besaiguë.
6 ciseaux à froid.
2 limes.
3 marteaux.
3 vrilles.
2 tarières.
10 sacs de clous et de vis.
3 scies de diverses grandeurs.
outils : 2 boîtes d' aiguilles.
armes : 2 fusils à pierre.
2 fusils à capsule.
2 carabines à inflammation centrale.
5 coutelas.
4 sabres d' abordage.
2 barils de poudre pouvant contenir chacun vingt-cinq
livres.
12 boîtes d' amorces fulminantes.
instruments : 1 sextant
1 jumelle.
instruments : 1 longue-vue.
1 boîte de compas.
1 boussole de poche.
1 thermomètre de fahrenheit
1 baromètre anéroïde.
1 boîte renfermant tout un appareil photographique,
objectif, plaques, produits chimiques, etc.
vêtements : 2 douzaines de chemises d' un tissu
particulier qui ressemblait à de la laine, mais dont
l' origine était évidemment végétale.
3 douzaines de bas de même tissu.
ustensiles : 1 coquemar en fer.
6 casseroles de cuivre étamé.
3 plats de fer.
10 couverts d' aluminium.
2 bouilloires.
1 petit fourneau portatif.
6 couteaux de table.
livres : 1 bible contenant l' ancien et le
nouveau testament.
1 atlas.
1 dictionnaire des divers idiomes polynésiens.
1 dictionnaire des sciences naturelles, en six volumes.
3 rames de papier blanc.
2 registres à pages blanches.
" il faut avouer, dit le reporter, après que
l' inventaire eut été achevé, que le propriétaire de
cette caisse était un homme pratique ! Outils, armes,
instruments, habits, ustensiles, livres, rien n' y
manque ! On dirait vraiment qu' il s' attendait à faire
naufrage et qu' il s' y était préparé d' avance !
-rien n' y manque, en effet, murmura Cyrus Smith
d' un air pensif.
-et à coup sûr, ajouta Harbert, le bâtiment qui
portait cette caisse et son propriétaire n' était pas
un pirate malais !
-à moins, dit Pencroff, que ce propriétaire n' eût
été fait prisonnier par des pirates...
-ce n' est pas admissible, répondit le reporter. Il
est plus probable qu' un bâtiment américain ou
européen a été entraîné dans ces parages, et que des
passagers, voulant sauver, au moins, le nécessaire,
ont préparé ainsi cette caisse et l' ont jetée à la
mer.
-est-ce votre avis, Monsieur Cyrus ? Demanda
Harbert.
-oui, mon enfant, répondit l' ingénieur, cela a pu
se passer ainsi. Il est possible qu' au moment, ou en
prévision d' un naufrage, on ait réuni dans cette
caisse divers objets de première utilité, pour les
retrouver en quelque point de la côte...
-même la boîte à photographie ! Fit observer le
marin d' un air assez incrédule.
-quant à cet appareil, répondit Cyrus Smith, je
n' en comprends pas bien l' utilité, et mieux eût valu
pour nous, comme pour tous autres naufragés, un
assortiment de vêtements plus complet ou des
munitions plus abondantes !
-mais n' y a-t-il sur ces instruments, sur ces outils,
sur ces livres, aucune marque, aucune adresse, qui
puisse nous en faire reconnaître la provenance ? "
demanda Gédéon Spilett.
C' était à voir. Chaque objet fut donc attentivement
examiné, principalement les livres, les instruments
et les armes. Ni les armes, ni les instruments,
contrairement à ce qui se fait d' habitude, ne portaient
la marque du fabricant ; ils étaient, d' ailleurs, en
parfait état et ne semblaient pas avoir servi. Même
particularité pour les outils et les ustensiles ; tout
était neuf, ce qui prouvait, en somme, que l' on
n' avait pas pris ces objets, au hasard, pour les jeter
dans cette caisse, mais, au contraire, que le choix
de ces objets avait été médité et leur classement
fait avec soin. C' était aussi ce qu' indiquait cette
seconde enveloppe de métal qui les avait préservés
de toute humidité et qui n' aurait pu être soudée dans
un moment de hâte.
Quant aux dictionnaires des sciences naturelles et des
idiomes polynésiens, tous deux étaient anglais,
mais ils ne portaient aucun nom d' éditeur, ni aucune
date de publication.
De même pour la bible, imprimée en langue anglaise,
in-quarto remarquable au point de vue typographique,
et qui paraissait avoir été souvent feuilleté.
Quant à l' atlas, c' était un magnifique ouvrage,
comprenant les cartes du monde entier et plusieurs
planisphères dressés suivant la projection de
Mercator, et dont la nomenclature était en
français, -mais qui ne portait non plus ni date de
publication, ni nom d' éditeur.
Il n' y avait donc, sur ces divers objets, aucun
indice qui pût en indiquer la provenance, et rien,
par conséquent, de nature à faire soupçonner la
nationalité du navire qui avait dû récemment passer
sur ces parages. Mais d' où que vînt cette caisse, elle
faisait riches les colons de l' île Lincoln.
Jusqu' alors, en transformant les produits de la
nature, ils avaient tout créé par eux-mêmes, et grâce
à leur intelligence, ils s' étaient tirés d' affaire.
Mais ne semblait-il pas que la providence eût voulu
les récompenser, en leur envoyant alors ces divers
produits de l' industrie humaine ? Leurs remerciements
s' élevèrent donc unanimement vers le ciel.
Toutefois, l' un d' eux n' était pas absolument satisfait.
C' était Pencroff. Il paraît que la caisse ne
renfermait pas une chose à laquelle il semblait tenir
énormément, et, à mesure que les objets en étaient
retirés, ses hurrahs diminuaient d' intensité, et,
l' inventaire fini, on l' entendit murmurer ces
paroles :
" tout cela, c' est bel et bon, mais vous verrez qu' il
n' y aura rien pour moi dans cette boîte ! "
ce qui amena Nab à lui dire :
" ah çà ! Ami Pencroff, qu' attendais-tu donc ?
-une demi-livre de tabac ! Répondit sérieusement
Pencroff, et rien n' aurait manqué à mon bonheur ! "
on ne put s' empêcher de rire à l' observation du marin.
Mais il résultait de cette découverte de l' épave
que, maintenant et plus que jamais, il était
nécessaire de faire une exploration sérieuse de
l' île. Il fut donc convenu que le lendemain, dès le
point du jour, on se mettrait en route, en remontant
la Mercy, de manière à atteindre la côte occidentale.
Si quelques naufragés avaient débarqué sur un point
de cette côte, il était à craindre qu' ils fussent
sans ressource, et il fallait leur porter secours
sans tarder.
Pendant cette journée, les divers objets furent
transportés à Granite-House et disposés
méthodiquement dans la grande salle.
Ce jour-là-29 octobre-était précisément un
dimanche, et, avant de se coucher, Harbert demanda
à l' ingénieur s' il ne voudrait pas leur lire quelque
passage de l' évangile.
" volontiers, " répondit Cyrus Smith.
Il prit le livre sacré, et allait l' ouvrir, quand
Pencroff, l' arrêtant, lui dit :
" Monsieur Cyrus, je suis superstitieux. Ouvrez au
hasard, et lisez-nous le premier verset qui tombera
sous vos yeux. Nous verrons s' il s' applique à notre
situation. "
Cyrus Smith sourit à la réflexion du marin, et, se
rendant à son désir, il ouvrit l' évangile précisément
à un endroit où un signet en séparait les pages.
Soudain, ses regards furent arrêtés par une croix
rouge, qui, faite au crayon, était placée devant le
verset 8 du chapitre vii de l' évangile de saint
Mathieu.
Et il lut ce verset, ainsi conçu :
quiconque demande reçoit, et qui cherche trouve.
chapitre iii
le lendemain, -30 octobre, -tout était prêt pour
l' exploration projetée, que les derniers événements
rendaient si urgente. En effet, les choses avaient
tourné ainsi, que les colons de l' île Lincoln
pouvaient s' imaginer n' en être plus à demander des
secours, mais bien à pouvoir en porter.
Il fut donc convenu que l' on remonterait la Mercy,
aussi loin que le courant de la rivière serait
praticable. Une grande partie de la route se ferait
ainsi sans fatigues, et les explorateurs pourraient
transporter leurs provisions et leurs armes jusqu' à
un point avancé dans l' ouest de l' île.
Il avait fallu, en effet, songer non-seulement aux
objets que l' on emportait, mais aussi à ceux que le
hasard permettrait peut-être de ramener à
Granite-House. S' il y avait eu un naufrage sur la
côte, comme tout le faisait présumer, les épaves
ne manqueraient pas et seraient de bonne prise. Dans
cette prévision, le chariot eût, sans doute, mieux
convenu que la fragile pirogue ; mais ce chariot,
lourd et grossier, il fallait le traîner, ce qui en
rendait l' emploi moins facile, et ce qui amena
Pencroff à exprimer le regret que la caisse n' eût
pas contenu, en même temps que " sa demi-livre de
tabac " , une paire de ces vigoureux chevaux du
New-Jersey, qui eussent été fort utiles à la
colonie !
Les provisions, déjà embarquées par Nab, se
composaient de conserves de viande et de quelques
gallons de bière et de liqueur fermentée,
c' est-à-dire de quoi se sustenter pendant trois
jours, -laps de temps le plus long que Cyrus Smith
assignât à l' exploration. D' ailleurs, on comptait, au
besoin, se réapprovisionner en route, et Nab n' eut
garde d' oublier le petit fourneau portatif.
En fait d' outils, les colons prirent les deux haches
de bûcheron, qui devaient servir à frayer une route
dans l' épaisse forêt, et, en fait d' instruments, la
lunette et la boussole de poche.
Pour armes, on choisit les deux fusils à pierre, plus
utiles dans cette île que n' eussent été des fusils à
système, les premiers n' employant que des silex,
faciles à remplacer, et les seconds exigeant des
amorces fulminantes, qu' un fréquent usage eût
promptement épuisées. Cependant, on prit aussi une des
carabines et
quelques cartouches. Quant à la poudre, dont les
barils renfermaient environ cinquante livres, il
fallut bien en emporter une certaine provision, mais
l' ingénieur comptait fabriquer une substance
explosive qui permettrait de la ménager. Aux armes à
feu, on joignit les cinq coutelas bien engaînés de
cuir, et, dans ces conditions, les colons pouvaient
s' aventurer dans cette vaste forêt avec quelque chance
de se tirer d' affaire.
Inutile d' ajouter que Pencroff, Harbert et Nab,
ainsi armés, étaient au comble de leurs voeux, bien
que Cyrus Smith leur eût fait promettre de ne pas
tirer un coup de fusil sans nécessité.
à six heures du matin, la pirogue était poussée à la
mer. Tous s' embarquaient, y compris Top, et se
dirigeaient vers l' embouchure de la Mercy.
La marée ne montait que depuis une demi-heure. Il y
avait donc encore quelques heures de flot dont il
convenait de profiter, car, plus tard, le jusant
rendrait difficile le remontage de la rivière. Le
flux était déjà fort, car la lune devait être pleine
trois jours après, et la pirogue, qu' il suffisait de
maintenir dans le courant, marcha rapidement entre les
deux hautes rives, sans qu' il fût nécessaire
d' accroître sa vitesse avec l' aide des avirons.
En quelques minutes, les explorateurs étaient
arrivés au coude que formait la Mercy, et
précisément à l' angle où, sept mois auparavant,
Pencroff avait formé son premier train de bois.
Après cet angle assez aigu, la rivière, en
s' arrondissant, obliquait vers le sud-ouest, et son
cours se développait sous l' ombrage de grands
conifères à verdure permanente.
L' aspect des rives de la Mercy était magnifique.
Cyrus Smith et ses compagnons ne pouvaient
qu' admirer sans réserve ces beaux effets qu' obtient
si facilement la nature avec de l' eau et des arbres.
à mesure qu' ils s' avançaient, les essences forestières
se modifiaient. Sur la rive droite de la rivière
s' étageaient de magnifiques échantillons des
ulmacées, ces précieux francs-ormes, si recherchés
des constructeurs, et qui ont la propriété de se
conserver longtemps dans l' eau. Puis, c' étaient de
nombreux groupes appartenant à la même famille, entre
autres des micocouliers, dont l' amande produit une
huile fort utile. Plus loin, Harbert remarqua
quelques lardizabalées, dont les rameaux flexibles,
macérés dans l' eau, fournissent d' excellents cordages,
et deux ou trois troncs d' ébenacées, qui présentaient
une belle couleur noire coupée de capricieuses
veines.
De temps en temps, à certains endroits, où
l' atterrissage était facile, le canot s' arrêtait.
Alors Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff, le fusil
à la main et
précédés de Top, battaient la rive. Sans compter le
gibier, il pouvait se rencontrer quelque utile plante
qu' il ne fallait point dédaigner, et le jeune
naturaliste fut servi à souhait, car il découvrit une
sorte d' épinards sauvages de la famille des
chenopodées et de nombreux échantillons de
crucifères, appartenant au genre chou, qu' il serait
certainement possible de " civiliser " par la
transplantation ; c' étaient du cresson, du raifort,
des raves et enfin de petites tiges rameuses,
légèrement velues, hautes d' un mètre, qui produisaient
des graines presque brunes.
" sais-tu ce que c' est que cette plante-là ? Demanda
Harbert au marin.
-du tabac ! S' écria Pencroff, qui, évidemment,
n' avait jamais vu sa plante de prédilection que dans
le fourneau de sa pipe.
-non ! Pencroff ! Répondit Harbert, ce n' est pas
du tabac, c' est de la moutarde.
-va pour la moutarde ! Répondit le marin, mais si,
par hasard, un plant de tabac se présentait, mon
garçon, veuillez ne point le dédaigner.
-nous en trouverons un jour ! Dit Gédéon Spilett.
-vrai ! S' écria Pencroff. Eh bien, ce jour-là, je
ne sais vraiment plus ce qui manquera à notre île ! "
ces diverses plantes, qui avaient été déracinées avec
soin, furent transportées dans la pirogue, que ne
quittait pas Cyrus Smith, toujours absorbé dans ses
réflexions.
Le reporter, Harbert et Pencroff débarquèrent ainsi
plusieurs fois, tantôt sur la rive droite de la
Mercy, tantôt sur sa rive gauche. Celle-ci était
moins abrupte, mais celle-là plus boisée. L' ingénieur
put reconnaître, en consultant sa boussole de poche,
que la direction de la rivière depuis le premier
coude était sensiblement sud-ouest et nord-est, et
presque rectiligne sur une longueur de trois milles
environ. Mais il était supposable que cette direction
se modifiait plus loin et que la Mercy remontait au
nord-ouest, vers les contreforts du mont Franklin,
qui devaient l' alimenter de leurs eaux.
Pendant une de ces excursions, Gédéon Spilett
parvint à s' emparer de deux couples de gallinacés
vivants. C' étaient des volatiles à becs longs et
grêles, à cous allongés, courts d' ailes et sans
apparence de queue. Harbert leur donna, avec raison,
le nom de " tinamous " , et il fut résolu qu' on en
ferait les premiers hôtes de la future basse-cour.
Mais jusqu' alors les fusils n' avaient point parlé, et
la première détonation qui retentit dans cette forêt
du Far-West fut provoquée par l' apparition d' un bel
oiseau qui ressemblait anatomiquement à un
martin-pêcheur.
" je le reconnais ! " s' écria Pencroff, et on peut dire
que son coup partit malgré lui.
" que reconnaissez-vous ? Demanda le reporter.
-le volatile qui nous a échappé à notre première
excursion et dont nous avons donné le nom à cette
partie de la forêt.
-un jacamar ! " s' écria Harbert.
C' était un jacamar, en effet, bel oiseau dont le
plumage assez rude est revêtu d' un éclat métallique.
Quelques grains de plomb l' avaient jeté à terre, et
Top le rapporta au canot, en même temps qu' une
douzaine de " touracos-loris " , sortes de grimpeurs de
la grosseur d' un pigeon, tout peinturlurés de vert,
avec une
partie des ailes de couleur cramoisie et une huppe
droite festonnée d' un liseré blanc. Au jeune garçon
revint l' honneur de ce beau coup de fusil, et il s' en
montra assez fier. Les loris faisaient un gibier
meilleur que le jacamar, dont la chair est un peu
coriace, mais on eût difficilement persuadé à
Pencroff qu' il n' avait point tué le roi des volatiles
comestibles.
Il était dix heures du matin, quand la pirogue
atteignit un second coude de la Mercy, environ à
cinq milles de son embouchure. On fit halte en cet
endroit pour déjeuner, et cette halte, à l' abri de
grands et beaux arbres, se prolongea pendant une
demi-heure.
La rivière mesurait encore soixante à soixante-dix
pieds de large, et son lit
cinq à six pieds de profondeur. L' ingénieur avait
observé que de nombreux affluents en grossissaient
le cours, mais ce n' étaient que de simples rios
innavigables. Quant à la forêt, aussi bien sous le
nom de bois du Jacamar que sous celui de forêts du
Far-West, elle s' étendait à perte de vue. Nulle
part, ni sous les hautes futaies, ni sous les arbres
des berges de la Mercy, ne se décelait la présence
de l' homme. Les explorateurs ne purent trouver une
trace suspecte, et il était évident que jamais la
hache du bûcheron n' avait entaillé ces arbres, que
jamais le couteau du pionnier n' avait tranché ces
lianes tendues d' un tronc à l' autre, au milieu des
broussailles touffues et des longues herbes. Si
quelques naufragés avaient atterri sur l' île, ils n' en
avaient point encore quitté le littoral, et ce n' était
pas sous cet épais couvert qu' il fallait chercher les
survivants du naufrage présumé.
L' ingénieur manifestait donc une certaine hâte
d' atteindre la côte occidentale de l' île Lincoln,
distante, suivant son estime, de cinq milles au moins.
La navigation fut reprise, et bien que, par sa
direction actuelle, la Mercy parût courir, non vers
le littoral, mais plutôt vers le mont Franklin, il
fut décidé que l' on se servirait de la pirogue, tant
qu' elle trouverait assez d' eau sous sa quille pour
flotter. C' était à la fois bien des fatigues
épargnées, c' était aussi du temps gagné, car il
aurait fallu se frayer un chemin à la hache à travers
les épais fourrés.
Mais bientôt le flux manqua tout à fait, soit que la
marée baissât, -et en effet elle devait baisser à
cette heure, -soit qu' elle ne se fît plus sentir à
cette distance de l' embouchure de la Mercy. Il fallut
donc armer les avirons. Nab et Harbert se placèrent
sur leur banc, Pencroff à la godille, et le remontage
de la rivière fut continué.
Il semblait alors que la forêt tendait à s' éclaircir
du côté du Far-West. Les arbres y étaient moins
pressés et se montraient souvent isolés. Mais,
précisément parce qu' ils étaient plus espacés, ils
profitaient plus largement de cet air libre et pur
qui circulait autour d' eux, et ils étaient magnifiques.
Quels splendides échantillons de la flore de cette
latitude ! Certes, leur présence eût suffi à un
botaniste pour qu' il nommât sans hésitation le
parallèle que traversait l' île Lincoln !
" des eucalyptus ! " s' était écrié Harbert.
C' étaient, en effet, ces superbes végétaux, les
derniers géants de la zone extra-tropicale, les
congénères de ces eucalyptus de l' Australie et de la
Nouvelle-Zélande, toutes deux situées sur la même
latitude que l' île Lincoln. Quelques-uns s' élevaient
à une hauteur de deux cents pieds. Leur tronc mesurait
vingt
pieds de tour à sa base, et leur écorce, sillonnée
par les réseaux d' une résine parfumée, comptait
jusqu' à cinq pouces d' épaisseur. Rien de plus
merveilleux, mais aussi de plus singulier, que ces
énormes échantillons de la famille des myrtacées, dont
le feuillage se présentait de profil à la lumière et
laissait arriver jusqu' au sol les rayons du soleil !
Au pied de ces eucalyptus, une herbe fraîche
tapissait le sol, et du milieu des touffes
s' échappaient des volées de petits oiseaux, qui
resplendissaient dans les jets lumineux comme des
escarboucles ailées.
" voilà des arbres ! S' écria Nab, mais sont-ils bons
à quelque chose ?
-peuh ! Répondit Pencroff. Il en doit être des
végétaux-géants comme des géants humains. Cela ne sert
guère qu' à se montrer dans les foires !
-je crois que vous faites erreur, Pencroff, répondit
Gédéon Spilett, et que le bois d' eucalyptus
commence à être employé très-avantageusement dans
l' ébénisterie.
-et j' ajouterai, dit le jeune garçon, que ces
eucalyptus appartiennent à une famille qui comprend
bien des membres utiles : le goyavier, qui donne les
goyaves ; le giroflier, qui produit les clous de
girofle ; le grenadier, qui porte les grenades ;
l' " eugenia cauliflora " , dont les fruits servent à la
fabrication d' un vin passable ; le myrte " ugni " , qui
contient une excellente liqueur alcoolique ; le myrte
" caryophyllus " , dont l' écorce forme une cannelle
estimée ; l' " eugenia pimenta " , d' où vient le piment
de la Jamaïque ; le myrte commun, dont les baies
peuvent remplacer le poivre ; l' " eucalyptus robusta " ,
qui produit une sorte de manne excellente ;
l' " eucalyptus gunei " , dont la sève se transforme en
bière par la fermentation ; enfin tous ces arbres
connus sous le nom " d' arbres de vie " ou " bois de fer " ,
qui appartiennent à cette famille des myrtacées, dont
on compte quarante-six genres et treize cents
espèces ! "
on laissait aller le jeune garçon, qui débitait avec
beaucoup d' entrain sa petite leçon de botanique.
Cyrus Smith l' écoutait en souriant, et Pencroff avec
un sentiment de fierté impossible à rendre.
" bien, Harbert, répondit Pencroff, mais j' oserais
jurer que tous ces échantillons utiles que vous
venez de citer ne sont point des géants comme
ceux-ci !
-en effet, Pencroff.
-cela vient donc à l' appui de ce que j' ai dit,
répliqua le marin, à savoir : que les géants ne sont
bons à rien !
-c' est ce qui vous trompe, Pencroff, dit alors
l' ingénieur, et précisément ces gigantesques
eucalyptus qui nous abritent sont bons à quelque chose.
-et à quoi donc ?
-à assainir le pays qu' ils habitent. -savez-vous
comment on les appelle dans l' Australie et la
Nouvelle-Zélande ?
-non, Monsieur Cyrus.
-on les appelle les " arbres à fièvre " .
-parce qu' ils la donnent ?
-non, parce qu' ils l' empêchent !
-bien. Je vais noter cela, dit le reporter.
-notez donc, mon cher Spilett, car il paraît prouvé
que la présence des eucalyptus suffit à neutraliser
les miasmes paludéens. On a essayé de ce préservatif
naturel dans certaines contrées du midi de l' Europe
et du nord de l' Afrique, dont le sol était
absolument malsain, et qui ont vu l' état sanitaire de
leurs habitants s' améliorer peu à peu. Plus de
fièvres intermittentes dans les régions que
recouvrent les forêts de ces myrtacées. Ce fait est
maintenant hors de doute, et c' est une heureuse
circonstance pour nous autres, colons de l' île
Lincoln.
-ah ! Quelle île ! Quelle île bénie ! S' écria
Pencroff ! Je vous le dis, il ne lui manque rien...
si ce n' est...
-cela viendra, Pencroff, cela se trouvera,
répondit l' ingénieur ; mais reprenons notre navigation,
et poussons aussi loin que la rivière pourra porter
notre pirogue ! "
l' exploration continua donc, pendant deux milles au
moins, au milieu d' une contrée couverte d' eucalyptus,
qui dominaient tous les bois de cette portion de
l' île. L' espace qu' ils couvraient s' étendait hors des
limites du regard de chaque côté de la Mercy, dont
le lit, assez sinueux, se creusait alors entre de
hautes berges verdoyantes. Ce lit était souvent
obstrué de hautes herbes et même de roches aiguës qui
rendaient la navigation assez pénible. L' action des
rames en fut gênée, et Pencroff dut pousser avec
une perche. On sentait aussi que le fond montait peu
à peu, et que le moment n' était pas éloigné où le
canot, faute d' eau, serait obligé de s' arrêter. Déjà
le soleil déclinait à l' horizon et projetait sur le
sol les ombres démesurées des arbres. Cyrus Smith,
voyant qu' il ne pourrait atteindre dans cette journée
la côte occidentale de l' île, résolut de camper à
l' endroit même où, faute d' eau, la navigation serait
forcément arrêtée. Il estimait qu' il devait être
encore à cinq ou six milles de la côte, et cette
distance était trop grande pour qu' il tentât de la
franchir pendant la nuit au milieu de ces bois
inconnus.
L' embarcation fut donc poussée sans relâche à travers
la forêt, qui peu à peu se refaisait plus épaisse et
semblait plus habitée aussi, car, si les yeux du
marin
ne le trompèrent pas, il crut apercevoir des bandes
de singes qui couraient sous les taillis. Quelquefois
même, deux ou trois de ces animaux s' arrêtèrent à
quelque distance du canot et regardèrent les colons
sans manifester aucune terreur, comme si, voyant des
hommes pour la première fois, ils n' avaient pas
encore appris à les redouter. Il eût été facile
d' abattre ces quadrumanes à coups de fusil, mais
Cyrus Smith s' opposa à ce massacre inutile qui
tentait un peu l' enragé Pencroff. D' ailleurs, c' était
prudent, car ces singes, vigoureux, doués d' une
extrême agilité, pouvaient être redoutables, et mieux
valait ne point les provoquer par une agression
parfaitement inopportune.
Il est vrai que le marin considérait le singe au point
de vue purement alimentaire, et, en effet, ces
animaux, qui sont uniquement herbivores, forment un
gibier excellent ; mais, puisque les provisions
abondaient, il était inutile de dépenser les
munitions en pure perte.
Vers quatre heures, la navigation de la Mercy devint
très-difficile, car son cours était obstrué de
plantes aquatiques et de roches. Les berges
s' élevaient de plus en plus, et déjà le lit de la
rivière se creusait entre les premiers contreforts
du mont Franklin. Ses sources ne pouvaient donc être
éloignées, puisqu' elles s' alimentaient de toutes les
eaux des pentes méridionales de la montagne.
" avant un quart d' heure, dit le marin, nous serons
forcés de nous arrêter, Monsieur Cyrus.
-eh bien, nous nous arrêterons, Pencroff, et nous
organiserons un campement pour la nuit.
-à quelle distance pouvons-nous être de
Granite-House ? Demanda Harbert.
-à sept milles à peu près, répondit l' ingénieur,
mais en tenant compte, toutefois, des détours de la
rivière, qui nous ont portés dans le nord-ouest.
-continuons-nous à aller en avant ? Demanda le
reporter.
-oui, et aussi longtemps que nous pourrons le faire,
répondit Cyrus Smith. Demain, au point du jour,
nous abandonnerons le canot, nous franchirons en
deux heures, j' espère, la distance qui nous sépare de
la côte, et nous aurons la journée presque tout
entière pour explorer le littoral.
-en avant ! " répondit Pencroff.
Mais bientôt la pirogue racla le fond caillouteux de
la rivière, dont la largeur alors ne dépassait pas
vingt pieds. Un épais berceau de verdure
s' arrondissait au-dessus de son lit et l' enveloppait
d' une demi-obscurité. On entendait aussi le bruit
assez accentué d' une chute d' eau, qui indiquait, à
quelques cents pas en amont, la présence d' un barrage
naturel.
Et, en effet, à un dernier détour de la rivière, une
cascade apparut à travers
les arbres. Le canot heurta le fond du lit, et,
quelques instants après, il était amarré à un tronc,
près de la rive droite.
Il était cinq heures environ. Les derniers rayons du
soleil se glissaient sous l' épaisse ramure et
frappaient obliquement la petite chute, dont
l' humide poussière resplendissait des couleurs du
prisme. Au delà, le lit de la Mercy disparaissait
sous les taillis, où il s' alimentait à quelque source
cachée. Les divers rios qui affluaient sur son
parcours en faisaient plus bas une véritable rivière,
mais alors ce n' était plus qu' un ruisseau limpide et
sans profondeur.
On campa en cet endroit même, qui était charmant. Les
colons débarquèrent, et un feu fut allumé sous un
bouquet de larges micocouliers, entre les branches
desquels Cyrus Smith et ses compagnons eussent, au
besoin, trouvé un refuge pour la nuit.
Le souper fut bientôt dévoré, car on avait faim, et
il ne fut plus question que de dormir. Mais, quelques
rugissements de nature suspecte s' étant fait
entendre avec la tombée du jour, le foyer fut
alimenté pour la nuit, de manière à protéger les
dormeurs de ses flammes pétillantes. Nab et
Pencroff veillèrent même à tour de rôle et
n' épargnèrent pas le combustible. Peut-être ne se
trompèrent-ils pas, lorsqu' ils crurent voir quelques
ombres d' animaux errer autour du campement, soit
sous le taillis, soit entre les ramures ; mais la nuit
se passa sans accident, et le lendemain, 31 octobre,
à cinq heures du matin, tous étaient sur pied, prêts
à partir.
chapitre iv
ce fut à six heures du matin que les colons, après
un premier déjeuner, se remirent en route, avec
l' intention de gagner par le plus court la côte
occidentale de l' île. En combien de temps
pourraient-ils l' atteindre ? Cyrus Smith avait dit
en deux heures, mais cela dépendait évidemment de la
nature des obstacles qui se présenteraient. Cette
partie du Far-West paraissait serrée de bois,
comme eût été un immense taillis composé d' essences
extrêmement variées. Il
était donc probable qu' il faudrait se frayer une voie
à travers les herbes, les broussailles, les lianes, et
marcher la hache à la main, -et le fusil aussi, sans
doute, si on s' en rapportait aux cris de fauves
entendus dans la nuit.
La position exacte du campement avait pu être
déterminée par la situation du mont Franklin, et,
puisque le volcan se relevait dans le nord à une
distance de moins de trois milles, il ne s' agissait
que de prendre une direction rectiligne vers le
sud-ouest pour atteindre la côte occidentale.
On partit, après avoir soigneusement assuré
l' amarrage de la pirogue. Pencroff et Nab
emportaient des provisions qui devaient suffire à
nourrir la petite troupe pendant deux jours au moins.
Il n' était plus question de chasser, et l' ingénieur
recommanda même à ses compagnons d' éviter toute
détonation intempestive, afin de ne point signaler
leur présence aux environs du littoral.
Les premiers coups de hache furent donnés dans les
broussailles, au milieu de buissons de lentisques,
un peu au-dessus de la cascade, et, sa boussole à la
main, Cyrus Smith indiqua la route à suivre.
La forêt se composait alors d' arbres dont la plupart
avaient été déjà reconnus aux environs du lac et du
plateau de Grande-Vue. C' étaient des déodars, des
douglas, des casuarinas, des gommiers, des
eucalyptus, des dragonniers, des hibiscus, des cèdres
et autres essences, généralement de taille médiocre,
car leur nombre avait nui à leur développement. Les
colons ne purent donc avancer que lentement sur cette
route qu' ils se frayaient en marchant, et qui, dans
la pensée de l' ingénieur, devrait être reliée plus
tard à celle du Creek-Rouge.
Depuis leur départ, les colons descendaient les basses
rampes qui constituaient le système orographique de
l' île, et sur un terrain très-sec, mais dont la
luxuriante végétation laissait pressentir soit la
présence d' un réseau hydrographique à l' intérieur du
sol, soit le cours prochain de quelque ruisseau.
Toutefois, Cyrus Smith ne se souvenait pas, lors de
son excursion au cratère, d' avoir reconnu d' autre
cours d' eau que ceux du Creek-Rouge et de la Mercy.
Pendant les premières heures de l' excursion, on revit
des bandes de singes qui semblaient marquer le plus
vif étonnement à la vue de ces hommes, dont l' aspect
était nouveau pour eux. Gédéon Spilett demandait
plaisamment si ces agiles et robustes quadrumanes
ne les considéraient pas, ses compagnons et lui,
comme des frères dégénérés ! Et franchement, de
simples piétons, à chaque pas gênés par les
broussailles, empêchés par les lianes, barrés par les
troncs d' arbres, ne brillaient pas auprès de ces
souples animaux, qui bondissaient de branche en
branche et que rien n' arrêtait dans leur marche. Ces
singes étaient nombreux, mais, très-heureusement, ils
ne manifestèrent aucune disposition hostile.
On vit aussi quelques sangliers, des agoutis, des
kangourous et autres rongeurs, et deux ou trois
koulas, auxquels Pencroff eût volontiers adressé
quelques charges de plomb.
" mais, disait-il, la chasse n' est pas ouverte.
Gambadez donc, mes amis, sautez et volez en paix !
Nous vous dirons deux mots au retour ! "
à neuf heures et demie du matin, la route, qui portait
directement dans le sud-ouest, se trouva tout à coup
barrée par un cours d' eau inconnu, large de trente à
quarante pieds, et dont le courant vif, provoqué
par la pente de son lit et brisé par des roches
nombreuses, se précipitait avec de rudes grondements.
Ce creek était profond et clair, mais il eût été
absolument innavigable.
" nous voilà coupés ! S' écria Nab.
-non, répondit Harbert, ce n' est qu' un ruisseau, et
nous saurons bien le passer à la nage.
-à quoi bon, répondit Cyrus Smith. Il est évident
que ce creek court à la mer. Restons sur sa rive
gauche, suivons sa berge, et je serai bien étonné
s' il ne nous mène pas très-promptement à la côte. En
route !
-un instant, dit le reporter. Et le nom de ce creek,
mes amis ? Ne laissons pas notre géographie
incomplète.
-juste ! Dit Pencroff.
-nomme-le, mon enfant, dit l' ingénieur en
s' adressant au jeune garçon.
-ne vaut-il pas mieux attendre que nous l' ayons
reconnu jusqu' à son embouchure ? Fit observer Harbert.
-soit, répondit Cyrus Smith. Suivons-le donc sans
nous arrêter.
-un instant encore ! Dit Pencroff.
-qu' y a-t-il ? Demanda le reporter.
-si la chasse est défendue, la pêche est permise,
je suppose, dit le marin.
-nous n' avons pas de temps à perdre, répondit
l' ingénieur.
-oh ! Cinq minutes ! Répliqua Pencroff. Je ne vous
demande que cinq minutes dans l' intérêt de notre
déjeuner ! "
et Pencroff, se couchant sur la berge, plongea ses
bras dans les eaux vives et fit bientôt sauter
quelques douzaines de belles écrevisses qui
fourmillaient entre les roches.
" voilà qui sera bon ! S' écria Nab, en venant en aide
au marin.
-quand je vous dis qu' excepté du tabac, il y a de
tout dans cette île ! " murmura Pencroff avec un
soupir.
Il ne fallut pas cinq minutes pour faire une pêche
miraculeuse, car les écrevisses pullulaient dans le
creek. De ces crustacés, dont le test présentait une
couleur bleu cobalt, et qui portaient un rostre armé
d' une petite dent, on remplit un sac, et la route fut
reprise.
Depuis qu' ils suivaient la berge de ce nouveau cours
d' eau, les colons marchaient plus facilement et plus
rapidement. D' ailleurs, les rives étaient vierges de
toute empreinte humaine. De temps en temps, on relevait
quelques traces laissées par des animaux de grande
taille, qui venaient habituellement se désaltérer à ce
ruisseau, mais rien de plus, et ce n' était pas encore
dans cette partie du Far-West que le pécari avait
reçu le grain de plomb qui coûtait une mâchelière à
Pencroff.
Cependant, en considérant ce rapide courant qui fuyait
vers la mer, Cyrus Smith fut amené à supposer que
ses compagnons et lui étaient beaucoup plus loin de la
côte occidentale qu' ils ne le croyaient. Et, en effet,
à cette heure, la marée montait sur le littoral et
aurait dû rebrousser le cours du creek, si son
embouchure n' eût été qu' à quelques milles seulement.
Or, cet effet ne se produisait pas, et le fil de l' eau
suivait la pente naturelle du lit. L' ingénieur dut
donc être très-étonné, et il consulta fréquemment sa
boussole, afin de s' assurer que quelque crochet de la
rivière ne le ramenait pas à l' intérieur du Far-West.
Cependant, le creek s' élargissait peu à peu, et ses
eaux devenaient moins tumultueuses. Les arbres de sa
rive droite étaient aussi pressés que ceux de sa
rive gauche, et il était impossible à la vue de
s' étendre au delà ; mais ces masses boisées étaient
certainement désertes, car Top n' aboyait pas, et
l' intelligent animal n' eût pas manqué de signaler la
présence de tout étranger dans le voisinage du cours
d' eau.
à dix heures et demie, à la grande surprise de
Cyrus Smith, Harbert, qui s' était porté un peu en
avant, s' arrêtait soudain et s' écriait :
" la mer ! "
et quelques instants après, les colons, arrêtés sur la
lisière de la forêt, voyaient le rivage occidental
de l' île se développer sous leurs yeux.
Mais quel contraste entre cette côte et la côte est,
sur laquelle le hasard les avait d' abord jetés ! Plus
de muraille de granit, aucun écueil au large, pas
même une grève de sable. La forêt formait le
littoral, et ses derniers arbres, battus par les
lames, se penchaient sur les eaux. Ce n' était point un
littoral, tel que le fait habituellement la nature,
soit en étendant de vastes tapis de sable, soit en
groupant des roches, mais une admirable lisière faite
des plus beaux arbres du monde. La berge était
surélevée de manière à dominer le niveau des plus
grandes mers, et sur tout ce sol luxuriant, supporté
par une base de granit, les splendides essences
forestières semblaient être aussi solidement
implantées que celles qui se massaient à l' intérieur
de l' île.
Les colons se trouvaient alors à l' échancrure d' une
petite crique sans importance, qui n' eût même pas pu
contenir deux ou trois barques de pêche, et qui
servait de goulot au nouveau creek ; mais,
disposition curieuse, ses eaux, au lieu de se jeter
à la mer par une embouchure à pente douce, tombaient
d' une hauteur de plus de quarante pieds, -ce qui
expliquait pourquoi, à l' heure où le flot montait,
il ne s' était point fait sentir en amont du creek. En
effet, les marées du Pacifique, même à leur
maximum d' élévation, ne devaient jamais atteindre
le niveau de la rivière, dont le lit formait un bief
supérieur, et des millions d' années, sans doute,
s' écouleraient encore avant que les eaux eussent rongé
ce radier de granit et creusé une embouchure
praticable. Aussi, d' un commun accord, donna-t-on à
ce cours d' eau le nom de " rivière de la chute "
(falls-river).
Au delà, vers le nord, la lisière, formée par la
forêt, se prolongeait sur un espace de deux milles
environ ; puis les arbres se raréfiaient, et, au delà,
des hauteurs très-pittoresques se dessinaient suivant
une ligne presque droite, qui courait nord et sud.
Au contraire, dans toute la portion du littoral
comprise entre la rivière de la chute et le
promontoire du Reptile, ce n' était que masses
boisées, arbres magnifiques, les uns droits, les
autres penchés, dont la longue ondulation
de la mer venait baigner les racines. Or, c' était
vers ce côté, c' est-à-dire sur toute la presqu' île
Serpentine, que l' exploration devait être continuée,
car cette partie du littoral offrait des refuges
que l' autre, aride et sauvage, eût évidemment
refusés à des naufragés, quels qu' ils fussent.
Le temps était beau et clair, et du haut d' une
falaise, sur laquelle Nab et Pencroff disposèrent
le déjeuner, le regard pouvait s' étendre au loin.
L' horizon était parfaitement net, et il n' y avait pas
une voile au large. Sur tout le littoral, aussi loin
que la vue pouvait atteindre, pas un bâtiment, pas
même une épave. Mais l' ingénieur ne se croirait bien
fixé à cet égard que lorsqu' il aurait exploré la côte
jusqu' à l' extrémité même de la presqu' île Serpentine.
Le déjeuner fut expédié rapidement, et, à onze heures
et demie, Cyrus Smith donna le signal du départ.
Au lieu de parcourir, soit l' arête d' une falaise,
soit une grève de sable, les colons durent suivre
le couvert des arbres, de manière à longer le
littoral.
La distance qui séparait l' embouchure de la rivière
de la chute du promontoire du Reptile était de
douze milles environ. En quatre heures, sur une
grève praticable, et sans se presser, les colons
auraient pu franchir cette distance ; mais il leur
fallut le double de ce temps pour atteindre leur
but, car les arbres à tourner, les broussailles à
couper, les lianes à rompre, les arrêtaient sans
cesse, et des détours si multipliés allongeaient
singulièrement leur route.
Du reste, il n' y avait rien qui témoignât d' un
naufrage récent sur ce littoral. Il est vrai, ainsi
que le fit observer Gédéon Spilett, que la mer
avait pu tout entraîner au large, et qu' il ne fallait
pas conclure, de ce qu' on n' en trouvait plus aucune
trace, qu' un navire n' eût pas été jeté à la côte
sur cette partie de l' île Lincoln.
Le raisonnement du reporter était juste, et,
d' ailleurs, l' incident du grain de plomb prouvait
d' une façon irrécusable que, depuis trois mois au
plus, un coup de fusil avait été tiré dans l' île.
Il était déjà cinq heures, et l' extrémité de la
presqu' île Serpentine se trouvait encore à deux
milles de l' endroit alors occupé par les colons. Il
était évident qu' après avoir atteint le promontoire
du Reptile, Cyrus Smith et ses compagnons
n' auraient plus le temps de revenir, avant le coucher
du soleil, au campement qui avait été établi près des
sources de la Mercy. De là, nécessité de passer la
nuit au promontoire même. Mais les provisions ne
manquaient pas, et ce fut heureux, car le gibier de
poil ne se montrait plus sur cette lisière, qui
n' était qu' un littoral, après tout. Au contraire, les
oiseaux y fourmillaient, jacamars, couroucous,
tragopans, tétras, loris, perroquets, kakatoès,
faisans,
pigeons et cent autres. Pas un arbre qui n' eût un
nid, pas un nid qui ne fût rempli de battements
d' ailes !
Vers sept heures du soir, les colons, harassés de
fatigue, arrivèrent au promontoire du Reptile, sorte
de volute étrangement découpée sur la mer. Ici
finissait la forêt riveraine de la presqu' île, et le
littoral, dans toute la partie sud, reprenait l' aspect
accoutumé d' une côte, avec ses rochers, ses récifs
et ses grèves. Il était donc possible qu' un navire
désemparé se fût mis au plein sur cette portion de
l' île, mais la nuit venait, et il fallut remettre
l' exploration au lendemain.
Pencroff et Harbert se hâtèrent aussitôt de
chercher un endroit propice pour y établir un
campement. Les derniers arbres de la forêt du
Far-West venaient mourir à cette pointe, et, parmi
eux, le jeune garçon reconnut d' épais bouquets de
bambous.
" bon ! Dit-il, voilà une précieuse découverte.
-précieuse ? Répondit Pencroff.
-sans doute, reprit Harbert. Je ne te dirai point,
Pencroff, que l' écorce de bambou, découpée en latte
flexible, sert à faire des paniers ou des corbeilles ;
que cette écorce, réduite en pâte et macérée, sert
à la fabrication du papier de Chine ; que les tiges
fournissent, suivant leur grosseur, des cannes, des
tuyaux de pipe, des conduites pour les eaux ; que les
grands bambous forment d' excellents matériaux de
construction, légers et solides, et qui ne sont
jamais attaqués par les insectes. Je n' ajouterai même
pas qu' en sciant les entre-noeuds de bambous et en
conservant pour le fond une portion de la cloison
transversale qui forme le noeud, on obtient ainsi des
vases solides et commodes qui sont fort en usage chez
les chinois ! Non ! Cela ne te satisferait point.
Mais...
-mais ? ...
-mais je t' apprendrai, si tu l' ignores, que, dans
l' Inde, on mange ces bambous en guise d' asperges.
-des asperges de trente pieds ! S' écria le marin. Et
elles sont bonnes ?
-excellentes, répondit Harbert. Seulement, ce ne
sont point des tiges de trente pieds que l' on mange,
mais bien de jeunes pousses de bambous.
-parfait, mon garçon, parfait ! Répondit Pencroff.
-j' ajouterai aussi que la moelle des tiges nouvelles,
confite dans du vinaigre, forme un condiment
très-apprécié.
-de mieux en mieux, Harbert.
-et enfin que ces bambous exsudent entre leurs noeuds
une liqueur sucrée, dont on peut faire une
très-agréable boisson.
-est-ce tout ? Demanda le marin.
-c' est tout !
-et ça ne se fume pas, par hasard ?
-ça ne se fume pas, mon pauvre Pencroff ! "
Harbert et le marin n' eurent pas à chercher
longtemps un emplacement favorable pour passer la
nuit. Les rochers du rivage-très-divisés, car ils
devaient être violemment battus par la mer sous
l' influence des vents du sud-ouest-présentaient
des cavités qui devaient leur permettre de dormir à
l' abri des intempéries de l' air. Mais, au moment où
ils se disposaient à pénétrer dans une de ces
excavations, de formidables rugissements les
arrêtèrent.
" en arrière ! S' écria Pencroff. Nous n' avons que du
petit plomb dans nos fusils, et des bêtes qui
rugissent si bien s' en soucieraient comme d' un grain
de sel ! "
et le marin, saisissant Harbert par le bras,
l' entraîna à l' abri des roches, au moment où un
magnifique animal se montrait à l' entrée de la
caverne.
C' était un jaguar, d' une taille au moins égale à
celle de ses congénères d' Asie, c' est-à-dire qu' il
mesurait plus de cinq pieds de l' extrémité de la
tête à la naissance de la queue. Son pelage fauve
était relevé par plusieurs rangées de taches noires
régulièrement ocellées et tranchait avec le poil blanc
de son ventre. Harbert reconnut là ce féroce rival du
tigre, bien autrement redoutable que le couguar, qui
n' est que le rival du loup !
Le jaguar s' avança et regarda autour de lui, le poil
hérissé, l' oeil en feu, comme s' il n' eût pas senti
l' homme pour la première fois.
En ce moment, le reporter tournait les hautes roches,
et Harbert, s' imaginant qu' il n' avait pas aperçu
le jaguar, allait s' élancer vers lui ; mais Gédéon
Spilett lui fit un signe de la main et continua de
marcher. Il n' en était pas à son premier tigre, et,
s' avançant jusqu' à dix pas de l' animal, il demeura
immobile, la carabine à l' épaule, sans qu' un de ses
muscles tressaillît.
Le jaguar, ramassé sur lui-même, fondit sur le
chasseur, mais, au moment où il bondissait, une balle
le frappait entre les deux yeux, et il tombait mort.
Harbert et Pencroff se précipitèrent vers le
jaguar. Nab et Cyrus Smith accoururent de leur
côté, et ils restèrent quelques instants à contempler
l' animal, étendu sur le sol, dont la magnifique
dépouille ferait l' ornement de la grande salle de
Granite-House.
" ah ! Monsieur Spilett ! Que je vous admire et que
je vous envie ! S' écria Harbert dans un accès
d' enthousiasme bien naturel.
-bon ! Mon garçon, répondit le reporter, tu en
aurais fait autant.
-moi ! Un pareil sang-froid ! ..
-figure-toi, Harbert, qu' un jaguar est un lièvre,
et tu le tireras le plus tranquillement du monde.
-voilà ! Répondit Pencroff. Ce n' est pas plus malin
que cela !
-et maintenant, dit Gédéon Spilett, puisque ce
jaguar a quitté son repaire, je ne vois pas, mes amis,
pourquoi nous ne l' occuperions pas pendant la nuit ?
-mais d' autres peuvent revenir ! Dit Pencroff.
-il suffira d' allumer un feu à l' entrée de la
caverne, dit le reporter, et ils ne se hasarderont
pas à en franchir le seuil.
-à la maison des jaguars, alors ! " répondit le marin
en tirant après lui le cadavre de l' animal.
Les colons se dirigèrent vers le repaire abandonné,
et là, tandis que Nab dépouillait le jaguar, ses
compagnons entassèrent sur le seuil une grande
quantité de bois sec, que la forêt fournissait
abondamment.
Mais Cyrus Smith, ayant aperçu le bouquet de
bambous, alla en couper une certaine quantité, qu' il
mêla au combustible du foyer.
Cela fait, on s' installa dans la grotte, dont le sable
était jonché d' ossements ; les armes furent chargées
à tout hasard, pour le cas d' une agression subite ;
on soupa, et puis, le moment de prendre du repos
étant venu, le feu fut mis au tas de bois empilé
à l' entrée de la caverne.
Aussitôt, une véritable pétarade d' éclater dans
l' air ! C' étaient les bambous, atteints par la
flamme, qui détonaient comme des pièces d' artifice !
Rien que ce fracas eût suffi à épouvanter les fauves
les plus audacieux !
Et ce moyen de provoquer de vives détonations, ce
n' était pas l' ingénieur qui l' avait inventé, car,
suivant Marco Polo, les tartares, depuis bien des
siècles, l' emploient avec succès pour éloigner de
leurs campements les fauves redoutables de l' Asie
centrale.
chapitre v
Cyrus Smith et ses compagnons dormirent comme
d' innocentes marmottes dans la caverne que le jaguar
avait si poliment laissée à leur disposition.
Au soleil levant, tous étaient sur le rivage, à
l' extrémité même du promontoire,
et leurs regards se portaient encore vers cet
horizon, qui était visible sur les deux tiers de sa
circonférence. Une dernière fois, l' ingénieur put
constater qu' aucune voile, aucune carcasse de navire
n' apparaissaient sur la mer, et la longue-vue n' y
put découvrir aucun point suspect.
Rien, non plus, sur le littoral, du moins dans la
partie rectiligne qui formait la côte sud du
promontoire sur une longueur de trois milles, car,
au delà, une échancrure des terres dissimulait le
reste de la côte, et même, de l' extrémité de la
presqu' île Serpentine, on ne pouvait apercevoir le
cap Griffe, caché par de hautes roches.
Restait donc le rivage méridional de l' île à
explorer. Or, tenterait-on d' entreprendre
immédiatement cette exploration et lui
consacrerait-on cette journée du 2 novembre ?
Ceci ne rentrait pas dans le projet primitif. En
effet, lorsque la pirogue fut abandonnée aux sources
de la Mercy, il avait été convenu qu' après avoir
observé la côte ouest, on reviendrait la reprendre,
et que l' on retournerait à Granite-House par la
route de la Mercy. Cyrus Smith croyait alors que
le rivage occidental pouvait offrir refuge, soit à un
bâtiment en détresse, soit à un navire en cours
régulier de navigation ; mais, du moment que ce
littoral ne présentait aucun atterrage, il fallait
chercher sur celui du sud de l' île ce qu' on n' avait
pu trouver sur celui de l' ouest.
Ce fut Gédéon Spilett qui proposa de continuer
l' exploration, de manière que la question du
naufrage présumé fût complètement résolue, et il
demanda à quelle distance pouvait se trouver le cap
Griffe de l' extrémité de la presqu' île.
" à trente milles environ, répondit l' ingénieur, si
nous tenons compte des courbures de la côte.
-trente milles ! Reprit Gédéon Spilett. Ce sera
une forte journée de marche. Néanmoins, je pense que
nous devons revenir à Granite-House en suivant le
rivage du sud.
-mais, fit observer Harbert, du cap Griffe à
Granite-House, il faudra encore compter dix milles,
au moins.
-mettons quarante milles en tout, répondit le
reporter, et n' hésitons pas à les faire. Au moins,
nous observerons ce littoral inconnu, et nous
n' aurons pas à recommencer cette exploration.
-très-juste, dit alors Pencroff. Mais la pirogue ?
-la pirogue est restée seule pendant un jour aux
sources de la Mercy, répondit Gédéon Spilett, elle
peut bien y rester deux jours ! Jusqu' à présent,
nous ne pouvons guère dire que l' île soit infestée de
voleurs !
-cependant, dit le marin, quand je me rappelle
l' histoire de la tortue, je n' ai pas plus de
confiance qu' il ne faut.
-la tortue ! La tortue ! Répondit le reporter. Ne
savez-vous pas que c' est la mer qui l' a retournée ?
-qui sait ? Murmura l' ingénieur.
-mais... " dit Nab.
Nab avait quelque chose à dire, cela était évident,
car il ouvrait la bouche pour parler et ne parlait
pas.
" que veux-tu dire, Nab ? Lui demanda l' ingénieur.
-si nous retournons par le rivage jusqu' au cap
Griffe, répondit Nab, après avoir doublé ce cap,
nous serons barrés...
-par la Mercy ! En effet, répondit Harbert, et
nous n' aurons ni pont, ni bateau pour la traverser !
-bon, Monsieur Cyrus, répondit Pencroff, avec
quelques troncs flottants, nous ne serons pas gênés
de passer cette rivière !
-n' importe, dit Gédéon Spilett, il sera utile de
construire un pont, si nous voulons avoir un accès
facile dans le Far-West !
-un pont ! S' écria Pencroff ! Eh bien, est-ce que
M Smith n' est pas ingénieur de son état ? Mais il
nous fera un pont, quand nous voudrons avoir un
pont ! Quant à vous transporter ce soir sur l' autre
rive de la Mercy, et cela sans
mouiller un fil de vos vêtements, je m' en charge.
Nous avons encore un jour de vivres, c' est tout ce
qu' il nous faut, et, d' ailleurs, le gibier ne fera
peut-être pas défaut aujourd' hui comme hier. En
route ! "
la proposition du reporter, très-vivement soutenue
par le marin, obtint l' approbation générale, car
chacun tenait à en finir avec ses doutes, et, à
revenir par le cap Griffe, l' exploration serait
complète. Mais il n' y avait pas une heure à perdre,
car une étape de quarante milles était longue, et il
ne fallait pas compter atteindre Granite-House
avant la nuit.
à six heures du matin, la petite troupe se mit donc
en route. En prévision de mauvaises rencontres,
animaux à deux ou à quatre pattes, les fusils furent
chargés à balle, et Top, qui devait ouvrir la
marche, reçut ordre de battre la lisière de la
forêt.
à partir de l' extrémité du promontoire qui formait
la queue de la presqu' île, la côte s' arrondissait
sur une distance de cinq milles, qui fut rapidement
franchie, sans que les plus minutieuses investigations
eussent relevé la moindre trace d' un débarquement
ancien ou récent, ni une épave, ni un reste de
campement, ni les cendres d' un feu éteint, ni une
empreinte de pas !
Les colons, arrivés à l' angle sur lequel la courbure
finissait pour suivre la direction nord-est en
formant la baie Washington, purent alors embrasser
du regard le littoral sud de l' île dans toute son
étendue. à vingt-cinq milles, la côte se terminait
par le cap Griffe, qui s' estompait à peine dans la
brume du matin, et qu' un phénomène de mirage
rehaussait, comme s' il eût été suspendu entre la
terre et l' eau. Entre la place occupée par les colons
et le fond de l' immense baie, le rivage se
composait, d' abord, d' une large grève très-unie et
très-plate, bordée d' une lisière d' arbres en
arrière-plan ; puis, ensuite, le littoral, devenu
fort irrégulier, projetait des pointes aiguës en mer,
et enfin quelques roches noirâtres s' accumulaient
dans un pittoresque désordre pour finir au cap
Griffe.
Tel était le développement de cette partie de l' île,
que les explorateurs voyaient pour la première fois,
et qu' ils parcoururent d' un coup d' oeil, après s' être
arrêtés un instant.
" un navire qui se mettrait ici au plein, dit alors
Pencroff, serait inévitablement perdu. Des bancs de
sable, qui se prolongent au large, et plus loin, des
écueils ! Mauvais parages !
-mais au moins, il resterait quelque chose de ce
navire, fit observer le reporter.
-il en resterait des morceaux de bois sur les récifs,
et rien sur les sables, répondit le marin.
-pourquoi donc ?
-parce que ces sables, plus dangereux encore que les
roches, engloutissent tout ce qui s' y jette, et que
quelques jours suffisent pour que la coque d' un
navire de plusieurs centaines de tonneaux y
disparaisse entièrement !
-ainsi, Pencroff, demanda l' ingénieur, si un
bâtiment s' était perdu sur ces bancs, il n' y aurait
rien d' étonnant à ce qu' il n' y en eût plus maintenant
aucune trace ?
-non, Monsieur Smith, avec l' aide du temps ou de la
tempête. Toutefois, il serait surprenant, même dans
ce cas, que des débris de mâture, des espars
n' eussent pas été jetés sur le rivage, au delà des
atteintes de la mer.
-continuons donc nos recherches " , répondit Cyrus
Smith.
à une heure après midi, les colons étaient arrivés
au fond de la baie Washington, et, à ce moment, ils
avaient franchi une distance de vingt milles.
On fit halte pour déjeuner.
Là commençait une côte irrégulière, bizarrement
déchiquetée et couverte par une longue ligne de ces
écueils qui succédaient aux bancs de sable, et que la
marée, étale en ce moment, ne devait pas tarder à
découvrir. On voyait les souples ondulations de la
mer, brisées aux têtes de rocs, s' y développer en
longues franges écumeuses. De ce point jusqu' au cap
Griffe, la grève était peu spacieuse et resserrée
entre la lisière des récifs et celle de la forêt.
La marche allait donc devenir plus difficile, car
d' innombrables roches éboulées encombraient le rivage.
La muraille de granit tendait aussi à s' exhausser de
plus en plus, et, des arbres qui la couronnaient en
arrière, on ne pouvait voir que les cimes verdoyantes,
qu' aucun souffle n' animait.
Après une demi-heure de repos, les colons se remirent
en route, et leurs yeux ne laissèrent pas un point
inobservé des récifs et de la grève. Pencroff et
Nab s' aventurèrent même au milieu des écueils, toutes
les fois qu' un objet attirait leur regard. Mais
d' épave, point, et ils étaient trompés par quelque
conformation bizarre des roches. Ils purent constater,
toutefois, que les coquillages comestibles abondaient
sur cette plage, mais elle ne pourrait être
fructueusement exploitée que lorsqu' une communication
aurait été établie entre les deux rives de la
Mercy, et aussi quand les moyens de transport
seraient perfectionnés.
Ainsi donc, rien de ce qui avait rapport au naufrage
présumé n' apparaissait sur ce littoral, et cependant
un objet de quelque importance, la coque d' un
bâtiment par exemple, eût été visible alors, ou ses
débris eussent été portés au rivage, comme l' avait
été cette caisse, trouvée à moins de vingt milles de
là. Mais il n' y avait rien.
Vers trois heures, Cyrus Smith et ses compagnons
arrivèrent à une étroite crique bien fermée, à
laquelle n' aboutissait aucun cours d' eau. Elle
formait un véritable petit port naturel, invisible du
large, auquel aboutissait une étroite passe, que les
écueils ménageaient entre eux.
Au fond de cette crique, quelque violente convulsion
avait déchiré la lisière rocheuse, et une coupée,
évidée en pente douce, donnait accès au plateau
supérieur, qui pouvait être situé à moins de dix
milles du cap Griffe, et, par conséquent, à quatre
milles en droite ligne du plateau de Grande-Vue.
Gédéon Spilett proposa à ses compagnons de faire
halte en cet endroit. On accepta, car la marche avait
aiguisé l' appétit de chacun, et, bien que ce ne fût
pas l' heure du dîner, personne ne refusa de se
réconforter d' un morceau de venaison. Ce lunch devait
permettre d' attendre le souper à Granite-House.
Quelques minutes après, les colons, assis au pied
d' un magnifique bouquet de pins maritimes, dévoraient
les provisions que Nab avait tirées de son
havre-sac.
L' endroit était élevé de cinquante à soixante pieds
au-dessus du niveau de la mer. Le rayon de vue était
donc assez étendu, et, passant par-dessus les
dernières roches du cap, il allait se perdre jusque dans
la baie de l' Union. Mais ni l' îlot, ni le plateau
de Grande-Vue n' étaient visibles et ne pouvaient
l' être alors, car le relief du sol et le rideau des
grands arbres masquaient brusquement l' horizon du
nord.
Inutile d' ajouter que, malgré l' étendue de mer que
les explorateurs pouvaient embrasser, et bien que la
lunette de l' ingénieur eût parcouru point à point
toute cette ligne circulaire sur laquelle se
confondaient le ciel et l' eau, aucun navire ne fut
aperçu.
De même, sur toute cette partie du littoral qui
restait encore à explorer, la lunette fut promenée
avec le même soin depuis la grève jusqu' aux récifs,
et aucune épave n' apparut dans le champ de
l' instrument.
" allons, dit Gédéon Spilett, il faut en prendre son
parti et se consoler en pensant que nul ne viendra
nous disputer la possession de l' île Lincoln !
-mais enfin, ce grain de plomb ! Dit Harbert. Il
n' est pourtant pas imaginaire, je suppose !
-mille diables, non ! S' écria Pencroff, en pensant
à sa mâchelière absente.
-alors que conclure ? Demanda le reporter.
-ceci, répondit l' ingénieur : c' est qu' il y a trois
mois au plus, un navire, volontairement ou non, a
atterri...
-quoi ! Vous admettriez, Cyrus, qu' il s' est
englouti sans laisser aucune trace ? S' écria le
reporter.
-non, mon cher Spilett, mais remarquez que s' il
est certain qu' un être humain a mis le pied sur cette
île, il ne paraît pas moins certain qu' il l' a
quittée maintenant.
-alors, si je vous comprends bien, Monsieur Cyrus,
dit Harbert, le navire serait reparti ? ...
-évidemment.
-et nous aurions perdu sans retour une occasion de
nous rapatrier ? Dit Nab.
-sans retour, je le crains.
-eh bien ! Puisque l' occasion est perdue, en
route, " dit Pencroff, qui avait déjà la nostalgie
de granite-house.
Mais, à peine s' était-il levé, que les aboiements de
Top retentirent avec force, et le chien sortit du
bois, en tenant dans sa gueule un lambeau d' étoffe
souillée de boue.
Nab arracha ce lambeau de la bouche du chien.
C' était un morceau de forte toile.
Top aboyait toujours, et, par ses allées et venues,
il semblait inviter son maître à le suivre dans la
forêt.
" il y a là quelque chose qui pourrait bien expliquer
mon grain de plomb ! S' écria Pencroff.
-un naufragé ! Répondit Harbert.
-blessé, peut-être ! Dit Nab.
-ou mort ! " répondit le reporter.
Et tous se précipitèrent sur les traces du chien,
entre ces grands pins qui formaient le premier rideau
de la forêt. à tout hasard, Cyrus Smith et ses
compagnons avaient préparé leurs armes.
Ils durent s' avancer assez profondément sous bois ;
mais, à leur grand désappointement, ils ne virent
encore aucune empreinte de pas. Broussailles et lianes
étaient intactes, et il fallut même les couper à la
hache, comme on avait fait dans les épaisseurs les
plus profondes de la forêt. Il était donc difficile
d' admettre qu' une créature humaine eût déjà passé
par là, et cependant Top allait et venait, non comme
un chien qui cherche au hasard, mais comme un être
doué de volonté qui suit une idée.
Après sept à huit minutes de marche, Top s' arrêta.
Les colons, arrivés à une sorte de clairière, bordée
de grands arbres, regardèrent autour d' eux et ne
virent rien, ni sous les broussailles, ni entre les
troncs d' arbres.
" mais qu' y a-t-il, Top ? " dit Cyrus Smith.
Top aboya avec plus de force, en sautant au pied
d' un gigantesque pin.
Tout à coup, Pencroff de s' écrier :
" ah ! Bon ! Ah ! Parfait !
-qu' est-ce ? Demanda Gédéon Spilett.
-nous cherchons une épave sur mer ou sur terre !
-eh bien ?
-eh bien, c' est en l' air qu' elle se trouve ! "
et le marin montra une sorte de grand haillon
blanchâtre, accroché à la cime du pin, et dont Top
avait rapporté un morceau tombé sur le sol.
" mais ce n' est point là une épave ! S' écria Gédéon
Spilett.
-demande pardon ! Répondit Pencroff.
-comment ? C' est ? ...
-c' est tout ce qui reste de notre bateau aérien, de
notre ballon qui s' est échoué là-haut, au sommet de
cet arbre ! "
Pencroff ne se trompait pas, et il poussa un hurrah
magnifique, en ajoutant :
" en voilà de la bonne toile ! Voilà de quoi nous
fournir de linge pendant des années ! Voilà de quoi
faire des mouchoirs et des chemises ! Hein !
Monsieur Spilett, qu' est-ce que vous dites d' une
île où les chemises poussent sur les arbres ? "
c' était vraiment une heureuse circonstance pour les
colons de l' île Lincoln, que l' aérostat, après avoir
fait son dernier bond dans les airs, fût retombé sur
l' île et qu' ils eussent cette chance de le retrouver.
Ou ils garderaient l' enveloppe sous cette forme,
s' ils voulaient tenter une nouvelle évasion par les
airs, ou ils emploieraient fructueusement ces
quelques centaines d' aunes d' une toile de coton de
belle qualité, quand elle serait débarrassée de son
vernis. Comme on le pense bien, la joie de Pencroff
fut unanimement et vivement partagée.
Mais cette enveloppe, il fallait l' enlever de l' arbre
sur lequel elle pendait, pour la mettre en lieu
sûr, et ce ne fut pas un petit travail. Nab,
Harbert et le marin, étant montés à la cime de
l' arbre, durent faire des prodiges d' adresse pour
dégager l' énorme aérostat dégonflé.
L' opération dura près de deux heures, et
non-seulement l' enveloppe, avec sa soupape, ses
ressorts, sa garniture de cuivre, mais le filet,
c' est-à-dire un lot considérable de cordages et de
cordes, le cercle de retenue et l' ancre du ballon
étaient sur le sol. L' enveloppe, sauf la fracture,
était en bon état, et, seul, son appendice inférieur
avait été déchiré.
C' était une fortune qui était tombée du ciel.
" tout de même, Monsieur Cyrus, dit le marin, si nous
nous décidons jamais
à quitter l' île, ce ne sera pas en ballon,
n' est-ce pas ? ça ne va pas où on veut, les navires
de l' air, et nous en savons quelque chose ! Voyez-vous,
si vous m' en croyez, nous construirons un bon
bateau d' une vingtaine de tonneaux, et vous me
laisserez découper dans cette toile une misaine et un
foc. Quant au reste, il servira à nous habiller !
-nous verrons, Pencroff, répondit Cyrus Smith,
nous verrons.
-en attendant, il faut mettre tout cela en sûreté " ,
dit Nab.
En effet, on ne pouvait songer à transporter à
Granite-House cette charge de toile, de cordes, de
cordages, dont le poids était considérable, et, en
attendant un véhicule convenable pour les charrier,
il importait de ne pas laisser plus
longtemps ces richesses à la merci du premier
ouragan. Les colons, réunissant leurs efforts,
parvinrent à traîner le tout jusqu' au rivage, où ils
découvrirent une assez vaste cavité rocheuse, que ni
le vent, ni la pluie, ni la mer ne pouvaient
visiter, grâce à son orientation.
" il nous fallait une armoire, nous avons une armoire,
dit Pencroff ; mais comme elle ne ferme pas à clef,
il sera prudent d' en dissimuler l' ouverture. Je
ne dis pas cela pour les voleurs à deux pieds, mais
pour les voleurs à quatre pattes ! "
à six heures du soir, tout était emmagasiné, et,
après avoir donné à la petite échancrure qui formait
la crique le nom très-justifié de " port ballon " , on
reprit
le chemin du cap Griffe. Pencroff et l' ingénieur
causaient de divers projets qu' il convenait de mettre
à exécution dans le plus bref délai. Il fallait avant
tout jeter un pont sur la Mercy, afin d' établir une
communication facile avec le sud de l' île ; puis, le
chariot reviendrait chercher l' aérostat, car le canot
n' eût pu suffire à le transporter ; puis, on
construirait une chaloupe pontée ; puis, Pencroff la
gréerait en cotre, et l' on pourrait entreprendre des
voyages de circumnavigation... autour de l' île ; puis,
etc.
Cependant, la nuit venait, et le ciel était déjà
sombre, quand les colons atteignirent la pointe de
l' épave, à l' endroit même où ils avaient découvert la
précieuse caisse. Mais là, pas plus qu' ailleurs, il
n' y avait rien qui indiquât qu' un naufrage
quelconque se fût produit, et il fallut bien en
revenir aux conclusions précédemment formulées par
Cyrus Smith.
De la pointe de l' épave à Granite-House, il restait
encore quatre milles, et ils furent vite franchis ;
mais il était plus de minuit, quand, après avoir suivi
le littoral jusqu' à l' embouchure de la Mercy, les
colons arrivèrent au premier coude formé par la
rivière.
Là, le lit mesurait une largeur de quatre-vingts
pieds, qu' il était malaisé de franchir, mais Pencroff
s' était chargé de vaincre cette difficulté, et il fut
mis en demeure de le faire.
Il faut en convenir, les colons étaient exténués.
L' étape avait été longue, et l' incident du ballon
n' avait pas été pour reposer leurs jambes et leurs
bras. Ils avaient donc hâte d' être rentrés à
Granite-House pour souper et dormir, et si le pont
eût été construit, en un quart d' heure ils se fussent
trouvés à domicile.
La nuit était très-obscure. Pencroff se prépara
alors à tenir sa promesse, en faisant une sorte de
radeau qui permettrait d' opérer le passage de la
Mercy. Nab et lui, armés de haches, choisirent deux
arbres voisins de la rive, dont ils comptaient faire
une sorte de radeau, et ils commencèrent à les
attaquer par leur base.
Cyrus Smith et Gédéon Spilett, assis sur la
berge, attendaient que le moment fût venu d' aider
leurs compagnons, tandis que Harbert allait et
venait, sans trop s' écarter.
Tout à coup, le jeune garçon, qui avait remonté la
rivière, revint précipitamment, et, montrant la
Mercy en amont :
" qu' est-ce donc qui dérive là ? " s' écria-t-il.
Pencroff interrompit son travail, et il aperçut un
objet mobile qui apparaissait confusément dans
l' ombre.
" un canot ! " dit-il.
Tous s' approchèrent et virent, à leur extrême
surprise, une embarcation qui suivait le fil de
l' eau.
" oh ! Du canot ! " cria le marin par un reste
d' habitude professionnelle, et sans penser que mieux
peut-être eût valu garder le silence.
Pas de réponse. L' embarcation dérivait toujours, et
elle n' était plus qu' à une dizaine de pas, quand le
marin s' écria :
" mais c' est notre pirogue ! Elle a rompu son amarre
et elle a suivi le courant ! Il faut avouer qu' elle
arrivera à propos !
-notre pirogue ? ... " murmura l' ingénieur.
Pencroff avait raison. C' était bien le canot, dont
l' amarre s' était brisée, sans doute, et qui revenait
tout seul des sources de la Mercy ! Il était donc
important de le saisir au passage avant qu' il fût
entraîné par le rapide courant de la rivière, au delà
de son embouchure, et c' est ce que Nab et Pencroff
firent adroitement au moyen d' une longue perche.
Le canot accosta la rive. L' ingénieur, s' y embarquant
le premier, en saisit l' amarre et s' assura au toucher
que cette amarre avait été réellement usée par son
frottement sur des roches.
" voilà, lui dit à voix basse le reporter, voilà ce
que l' on peut appeler une circonstance...
-étrange ! " répondit Cyrus Smith.
étrange ou non, elle était heureuse ! Harbert, le
reporter, Nab et Pencroff s' embarquèrent à leur
tour. Eux ne mettaient pas en doute que l' amarre ne se
fût usée ; mais le plus étonnant de l' affaire, c' était
véritablement que la pirogue fût arrivée juste au
moment où les colons se trouvaient là pour la saisir
au passage, car, un quart d' heure plus tard, elle
eût été se perdre en mer.
Si on eût été au temps des génies, cet incident
aurait donné le droit de penser que l' île était
hantée par un être surnaturel qui mettait sa puissance
au service des naufragés !
En quelques coups d' aviron, les colons arrivèrent à
l' embouchure de la Mercy. Le canot fut halé sur la
grève jusqu' auprès des Cheminées, et tous se
dirigèrent vers l' échelle de Granite-House.
Mais, en ce moment, Top aboya avec colère, et Nab,
qui cherchait le premier échelon, poussa un cri...
il n' y avait plus d' échelle.
chapitre vi
Cyrus Smith s' était arrêté, sans dire mot. Ses
compagnons cherchèrent dans l' obscurité, aussi bien
sur les parois de la muraille, pour le cas où le vent
eût déplacé l' échelle, qu' au ras du sol, pour le cas
où elle se fût détachée... mais l' échelle avait
absolument disparu. Quant à reconnaître si une
bourrasque l' avait relevée jusqu' au premier palier, à
mi-paroi, cela était impossible dans cette nuit
profonde.
" si c' est une plaisanterie, s' écria Pencroff, elle
est mauvaise ! Arriver chez soi, et ne plus trouver
d' escalier pour monter à sa chambre, cela n' est pas
pour faire rire des gens fatigués !
Nab, lui, se perdait en exclamations !
" il n' a pas pourtant fait de vent ! Fit observer
Harbert.
-je commence à trouver qu' il se passe des choses
singulières dans l' île Lincoln ! Dit Pencroff.
-singulières ? Répondit Gédéon Spilett, mais non,
Pencroff, rien n' est plus naturel. Quelqu' un est
venu pendant notre absence, a pris possession de la
demeure et a retiré l' échelle !
-quelqu' un ! S' écria le marin. Et qui donc ? ...
-mais le chasseur au grain de plomb, répondit le
reporter. à quoi servirait-il, si ce n' est à expliquer
notre mésaventure ?
-eh bien, s' il y a quelqu' un là-haut, répondit
Pencroff en jurant, car l' impatience commençait à le
gagner, je vais le héler, et il faudra bien qu' il
réponde. "
et d' une voix de tonnerre, le marin fit entendre un
" ohé ! " prolongé, que les échos répercutèrent avec
force.
Les colons prêtèrent l' oreille, et ils crurent
entendre à la hauteur de Granite-House une sorte de
ricanement dont ils ne purent reconnaître l' origine.
Mais aucune voix ne répondit à la voix de Pencroff,
qui recommença inutilement son vigoureux appel.
Il y avait là, véritablement, de quoi stupéfier les
hommes les plus indifférents du monde, et les colons
ne pouvaient être ces indifférents-là. Dans la
situation où ils se trouvaient, tout incident avait
sa gravité, et certainement, depuis sept mois qu' ils
habitaient l' île, aucun ne s' était présenté avec un
caractère aussi surprenant.
Quoi qu' il en soit, oubliant leurs fatigues et
dominés par la singularité de l' événement, ils étaient
au pied de Granite-House, ne sachant que penser, ne
sachant que faire, s' interrogeant sans pouvoir se
répondre, multipliant des hypothèses toutes plus
inadmissibles les unes que les autres. Nab se
lamentait, très-désappointé de ne pouvoir rentrer
dans sa cuisine, d' autant plus que les provisions de
voyage étaient épuisées et qu' il n' avait aucun moyen
de les renouveler en ce moment.
" mes amis, dit alors Cyrus Smith, nous n' avons
qu' une chose à faire, attendre le jour, et agir alors
suivant les circonstances. Mais pour attendre, allons
aux Cheminées. Là, nous serons à l' abri, et, si
nous ne pouvons souper, du moins, nous pourrons
dormir.
-mais quel est le sans-gêne qui nous a joué ce
tour-là ? " demanda encore une fois Pencroff,
incapable de prendre son parti de l' aventure.
Quel que fût le " sans-gêne " , la seule chose à faire
était, comme l' avait dit l' ingénieur, de regagner les
Cheminées et d' y attendre le jour. Toutefois, ordre
fut donné à Top de demeurer sous les fenêtres de
Granite-House, et quand Top recevait un ordre,
Top l' exécutait sans faire d' observation. Le brave
chien resta donc au pied de la muraille, pendant que
son maître et ses compagnons se réfugiaient dans les
roches.
De dire que les colons, malgré leur lassitude,
dormirent bien sur le sable des Cheminées, cela
serait altérer la vérité. Non-seulement ils ne
pouvaient qu' être fort anxieux de reconnaître
l' importance de ce nouvel incident, soit qu' il fût le
résultat d' un hasard dont les causes naturelles leur
apparaîtraient au jour, soit, au contraire, qu' il
fût l' oeuvre d' un être humain, mais encore ils étaient
fort mal couchés. Quoi qu' il en soit, d' une façon ou
d' une autre, leur demeure était occupée en ce moment,
et ils ne pouvaient la réintégrer.
Or, Granite-House, c' était plus que leur demeure,
c' était leur entrepôt. Là était tout le matériel de
la colonie, armes, instruments, outils, munitions,
réserves de vivres, etc. Que tout cela fût pillé, et
les colons auraient à recommencer leur aménagement,
à refaire armes et outils. Chose grave ! Aussi,
cédant à l' inquiétude, l' un ou l' autre sortait-il,
à chaque instant, pour voir si Top faisait bonne
garde. Seul, Cyrus Smith attendait avec sa patience
habituelle,
bien que sa raison tenace s' exaspérât de se sentir
en face d' un fait absolument inexplicable, et il
s' indignait en songeant qu' autour de lui, au-dessus
de lui peut-être, s' exerçait une influence à laquelle
il ne pouvait donner un nom. Gédéon Spilett
partageait absolument son opinion à cet égard, et
tous deux s' entretinrent à plusieurs reprises, mais à
mi-voix, des circonstances inexplicables qui mettaient
en défaut leur perspicacité et leur expérience. Il
y avait, à coup sûr, un mystère dans cette île, et
comment le pénétrer ? Harbert, lui, ne savait
qu' imaginer et eût aimé à interroger Cyrus Smith.
Quant à Nab, il avait fini par se dire que tout cela
ne le regardait pas, que cela regardait son maître,
et, s' il n' eût pas craint de désobliger ses
compagnons, le brave nègre aurait dormi cette
nuit-là tout aussi consciencieusement que s' il eût
reposé sur sa couchette de Granite-House !
Enfin, plus que tous, Pencroff enrageait, et il
était, de bonne foi, fort en colère.
" c' est une farce, disait-il, c' est une farce qu' on
nous a faite ! Eh bien, je n' aime pas les farces,
moi, et malheur au farceur, s' il tombe sous ma main ! "
dès que les premières lueurs du jour s' élevèrent dans
l' est, les colons, convenablement armés, se rendirent
sur le rivage, à la lisière des récifs.
Granite-House, frappée directement par le soleil
levant, ne devait pas tarder à s' éclairer des lumières
de l' aube, et en effet, avant cinq heures, les
fenêtres, dont les volets étaient clos, apparurent à
travers leurs rideaux de feuillage.
De ce côté, tout était en ordre, mais un cri
s' échappa de la poitrine des colons, quand ils
aperçurent toute grande ouverte la porte, qu' ils
avaient fermée cependant avant leur départ.
Quelqu' un s' était introduit dans Granite-House. Il
n' y avait plus à en douter.
L' échelle supérieure, ordinairement tendue du palier
à la porte, était à sa place ; mais l' échelle
inférieure avait été retirée et relevée jusqu' au
seuil. Il était plus qu' évident que les intrus
avaient voulu se mettre à l' abri de toute surprise.
Quant à reconnaître leur espèce et leur nombre, ce
n' était pas possible encore, puisqu' aucun d' eux ne se
montrait.
Pencroff héla de nouveau.
Pas de réponse.
" les gueux ! S' écria le marin. Voilà-t-il pas qu' ils
dorment tranquillement, comme s' ils étaient chez
eux ! Ohé ! Pirates, bandits, corsaires, fils de
John Bull ! "
quand Pencroff, en sa qualité d' américain, avait
traité quelqu' un de " fils de John Bull " , il s' était
élevé jusqu' aux dernières limites de l' insulte.
En ce moment, le jour se fit complètement, et la
façade de Granite-House s' illumina sous les rayons
du soleil. Mais, à l' intérieur comme à l' extérieur,
tout était muet et calme.
Les colons en étaient à se demander si Granite-House
était occupée ou non, et, pourtant, la position de
l' échelle le démontrait suffisamment, et il était
même certain que les occupants, quels qu' ils fussent,
n' avaient pu s' enfuir ! Mais comment arriver jusqu' à
eux ?
Harbert eut alors l' idée d' attacher une corde à une
flèche, et de lancer cette flèche de manière qu' elle
vînt passer entre les premiers barreaux de l' échelle,
qui pendaient au seuil de la porte. On pourrait alors,
au moyen de la corde, dérouler l' échelle jusqu' à terre
et rétablir la communication entre le sol et
Granite-House.
Il n' y avait évidemment pas autre chose à faire, et,
avec un peu d' adresse, le moyen devait réussir.
Très-heureusement, arcs et flèches avaient été
déposés dans un couloir des Cheminées, où se
trouvaient aussi quelques vingtaines de brasses d' une
légère corde d' hibiscus. Pencroff déroula cette
corde, dont il fixa le bout à une flèche bien
empennée. Puis, Harbert, après avoir placé la
flèche sur son arc, visa avec un soin extrême
l' extrémité pendante de l' échelle.
Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Pencroff et Nab
s' étaient retirés en arrière, de façon à observer ce
qui se passerait aux fenêtres de Granite-House. Le
reporter, la carabine à l' épaule, ajustait la porte.
L' arc se détentit, la flèche siffla, entraînant la
corde, et vint passer entre les deux derniers échelons.
L' opération avait réussi.
Aussitôt, Harbert saisit l' extrémité de la corde ;
mais, au moment où il donnait une secousse pour faire
retomber l' échelle, un bras, passant vivement entre le
mur et la porte, la saisit et la ramena au dedans de
Granite-House.
" triple gueux ! S' écria le marin. Si une balle peut
faire ton bonheur, tu n' attendras pas longtemps !
-mais qui est-ce donc ? Demanda Nab.
-qui ? Tu n' as pas reconnu ? ...
-non.
-mais c' est un singe, un macaque, un sapajou, une
guenon, un orang, un babouin, un gorille, un sagouin !
Notre demeure a été envahie par des singes, qui ont
grimpé par l' échelle pendant notre absence ! "
et, en ce moment, comme pour donner raison au marin,
trois ou quatre quadrumanes se montraient aux
fenêtres, dont ils avaient repoussé les volets, et
saluaient les véritables propriétaires du lieu de
mille contorsions et grimaces.
" je savais bien que ce n' était qu' une farce ! S' écria
Pencroff, mais voilà un des farceurs qui payera
pour les autres ! "
le marin, épaulant son fusil, ajusta rapidement un des
singes, et fit feu. Tous disparurent, sauf l' un d' eux,
qui, mortellement frappé, fut précipité sur la grève.
Ce singe, de haute taille, appartenait au premier
ordre des quadrumanes, on ne pouvait s' y tromper. Que
ce fût un chimpanzé, un orang, un gorille ou un
gibbon, il prenait rang parmi ces anthropomorphes,
ainsi nommés à cause de leur ressemblance avec les
individus de race humaine. D' ailleurs, Harbert
déclara que c' était un orang-outang, et l' on sait que
le jeune garçon se connaissait en zoologie.
" la magnifique bête ! S' écria Nab.
-magnifique, tant que tu voudras ! Répondit
Pencroff, mais je ne vois pas encore comment nous
pourrons rentrer chez nous !
-Harbert est bon tireur, dit le reporter, et son arc
est là ! Qu' il recommence...
-bon ! Ces singes-là sont malins ! S' écria Pencroff,
et ils ne se remettront pas aux fenêtres, et nous ne
pourrons pas les tuer, et quand je pense aux dégâts
qu' ils peuvent commettre dans les chambres, dans le
magasin...
-de la patience, répondit Cyrus Smith. Ces
animaux ne peuvent nous tenir longtemps en échec !
-je n' en serai sûr que quand ils seront à terre,
répondit le marin. Et d' abord, savez-vous,
Monsieur Smith, combien il y en a de douzaines,
là-haut, de ces farceurs-là ? "
il eût été difficile de répondre à Pencroff, et
quant à recommencer la tentative du jeune garçon,
c' était peu aisé, car l' extrémité inférieure de
l' échelle avait été ramenée en dedans de la porte,
et, quand on hala de nouveau sur la corde, la corde
cassa et l' échelle ne retomba point.
Le cas était véritablement embarrassant. Pencroff
rageait. La situation avait un certain côté comique,
qu' il ne trouvait pas drôle du tout, pour sa part.
Il était évident que les colons finiraient par
réintégrer leur domicile et en chasser les intrus,
mais quand et comment ? Voilà ce qu' ils n' auraient
pu dire.
Deux heures se passèrent, pendant lesquelles les
singes évitèrent de se montrer ; mais ils étaient
toujours là, et trois ou quatre fois, un museau ou
une patte se glissèrent par la porte ou les fenêtres,
qui furent salués de coups de fusil.
" dissimulons-nous, dit alors l' ingénieur. Peut-être
les singes nous croiront-ils partis et se
laisseront-ils voir de nouveau. Mais que Spilett et
Harbert s' embusquent derrière les roches, et feu sur
tout ce qui apparaîtra. "
les ordres de l' ingénieur furent exécutés, et,
pendant que le reporter et le jeune garçon, les deux
plus adroits tireurs de la colonie, se postaient à
bonne portée, mais hors de la vue des singes, Nab,
Pencroff et Cyrus Smith gravissaient le plateau
et gagnaient la forêt pour tuer quelque gibier, car
l' heure du déjeuner était venue, et, en fait de
vivres, il ne restait plus rien.
Au bout d' une demi-heure, les chasseurs revinrent
avec quelques pigeons de roche, que l' on fit rôtir
tant bien que mal. Pas un singe n' avait reparu.
Gédéon Spilett et Harbert allèrent prendre leur
part du déjeuner, pendant que Top veillait sous les
fenêtres. Puis, après avoir mangé, ils retournèrent
à leur poste.
Deux heures plus tard, la situation ne s' était encore
aucunement modifiée. Les quadrumanes ne donnaient
plus aucun signe d' existence, et c' était à croire
qu' ils avaient disparu ; mais ce qui paraissait le
plus probable, c' est qu' effrayés par la mort de l' un
d' eux, épouvantés par les détonations des armes, ils
se tenaient cois au fond des chambres de
Granite-House, ou même dans le magasin. Et quand
on songeait aux richesses que renfermait ce magasin,
la patience, tant recommandée par l' ingénieur,
finissait par dégénérer en violente irritation, et,
franchement, il y avait de quoi.
" décidément, c' est trop bête, dit enfin le reporter,
et il n' y a vraiment pas de raison pour que cela
finisse !
-il faut pourtant faire déguerpir ces chenapans-là !
S' écria Pencroff. Nous en viendrions bien à bout,
quand même ils seraient une vingtaine, mais, pour
cela, il faut les combattre corps à corps ! Ah çà !
N' y a-t-il donc pas un moyen d' arriver jusqu' à eux ?
-si, répondit alors l' ingénieur, dont une idée venait
de traverser l' esprit.
-un ? Dit Pencroff. Eh bien, c' est le bon,
puisqu' il n' y en a pas d' autres ! Et quel est-il ?
-essayons de redescendre à Granite-House par
l' ancien déversoir du lac, répondit l' ingénieur.
-ah ! Mille et mille diables ! S' écria le marin. Et
je n' ai pas pensé à cela ! "
c' était, en effet, le seul moyen de pénétrer dans
Granite-House, afin d' y combattre la bande et de
l' expulser. L' orifice du déversoir était, il est
vrai, fermé par un mur de pierres cimentées, qu' il
serait nécessaire de sacrifier, mais on en serait
quitte pour le refaire. Heureusement, Cyrus Smith
n' avait pas encore effectué son projet de dissimuler
cet orifice en le noyant sous les eaux du lac, car
alors l' opération eût demandé un certain temps.
Il était déjà plus de midi, quand les colons, bien
armés et munis de pics et de pioches, quittèrent les
Cheminées, passèrent sous les fenêtres de
Granite-House, après avoir ordonné à Top de rester
à son poste, et se disposèrent à remonter la rive
gauche de la Mercy, afin de gagner le plateau de
Grande-Vue.
Mais ils n' avaient pas fait cinquante pas dans cette
direction, qu' ils entendirent les aboiements furieux
du chien. C' était comme un appel désespéré.
Ils s' arrêtèrent.
" courons ! " dit Pencroff.
Et tous de redescendre la berge à toutes jambes.
Arrivés au tournant, ils virent que la situation
avait changé.
En effet, les singes, pris d' un effroi subit,
provoqué par quelque cause inconnue, cherchaient à
s' enfuir. Deux ou trois couraient et sautaient d' une
fenêtre à l' autre avec une agilité de clowns. Ils ne
cherchaient même pas à replacer l' échelle, par
laquelle il leur eût été facile de descendre, et,
dans leur épouvante, peut-être avaient-ils oublié ce
moyen de déguerpir. Bientôt, cinq ou six furent en
position d' être tirés, et les colons, les visant à
l' aise, firent feu. Les uns, blessés ou tués,
retombèrent au dedans des chambres, en poussant des
cris aigus. Les autres, précipités au dehors, se
brisèrent dans leur chute, et, quelques instants
après, on pouvait supposer qu' il n' y avait plus un
quadrumane vivant dans Granite-House.
" hurrah ! S' écria Pencroff, hurrah ! Hurrah !
-pas tant de hurrahs ! Dit Gédéon Spilett.
-pourquoi ? Ils sont tous tués, répondit le marin.
-d' accord, mais cela ne nous donne pas le moyen de
rentrer chez nous.
-allons au déversoir ! Répliqua Pencroff.
-sans doute, dit l' ingénieur. Cependant, il eût été
préférable... "
en ce moment, et comme une réponse faite à
l' observation de Cyrus Smith, on vit l' échelle
glisser sur le seuil de la porte, puis se dérouler et
retomber jusqu' au sol.
" ah ! Mille pipes ! Voilà qui est fort ! S' écria le
marin en regardant Cyrus Smith.
-trop fort ! Murmura l' ingénieur, qui s' élança le
premier sur l' échelle.
-prenez garde, Monsieur Cyrus ! S' écria Pencroff,
s' il y a encore quelques-uns de ces sagouins...
-nous verrons bien " , répondit l' ingénieur sans
s' arrêter.
Tous ses compagnons le suivirent, et, en une minute,
ils étaient arrivés au seuil de la porte.
On chercha partout. Personne dans les chambres, ni
dans le magasin qui avait été respecté par la bande
des quadrumanes.
" ah çà, et l' échelle ? S' écria le marin. Quel est
donc le gentleman qui nous l' a renvoyée ? "
mais, en ce moment, un cri se fit entendre, et un
grand singe, qui s' était réfugié dans le couloir, se
précipita dans la salle, poursuivi par Nab.
" ah ! Le bandit ! " s' écria Pencroff.
Et la hache à la main, il allait fendre la tête de
l' animal, lorsque Cyrus Smith l' arrêta et lui dit :
" épargnez-le, Pencroff.
-que je fasse grâce à ce moricaud ?
-oui ! C' est lui qui nous a jeté l' échelle ! "
et l' ingénieur dit cela d' une voix si singulière,
qu' il eût été difficile de savoir s' il parlait
sérieusement ou non.
Néanmoins, on se jeta sur le singe, qui, après
s' être défendu vaillamment, fut terrassé et garrotté.
" ouf ! S' écria Pencroff. Et qu' est-ce que nous en
ferons maintenant ?
-un domestique ! " répondit Harbert.
Et en parlant ainsi, le jeune garçon ne plaisantait
pas tout à fait, car il savait le parti que l' on
peut tirer de cette race intelligente des
quadrumanes.
Les colons s' approchèrent alors du singe et le
considérèrent attentivement. Il appartenait bien à
cette espèce des anthropomorphes dont l' angle facial
n' est pas sensiblement inférieur à celui des
australiens et des hottentots. C' était un orang, et
qui, comme tel, n' avait ni la férocité du babouin, ni
l' irréflexion du macaque, ni la malpropreté du
sagouin, ni les impatiences du magot, ni les mauvais
instincts du cynocéphale. C' est à cette famille des
anthropomorphes que se rapportent tant de traits qui
indiquent chez ces animaux une intelligence
quasi-humaine. Employés dans les maisons, ils peuvent
servir à table, nettoyer les chambres, soigner les
habits, cirer les souliers, manier adroitement le
couteau, la cuiller et la fourchette, et même
boire le vin... tout aussi bien que le meilleur
domestique à deux pieds sans plumes. On sait que
Buffon posséda un de ces singes, qui le servit
longtemps comme un serviteur fidèle et zélé.
Celui qui était alors garrotté dans la salle de
Granite-House était un grand diable, haut de six
pieds, corps admirablement proportionné, poitrine
large, tête de grosseur moyenne, angle facial
atteignant soixante-cinq degrés, crâne arrondi, nez
saillant, peau recouverte d' un poil poli, doux et
luisant, -enfin un type accompli des
anthropomorphes. Ses yeux, un peu plus petits que des
yeux humains, brillaient d' une intelligente vivacité ;
ses dents blanches resplendissaient sous sa
moustache, et il portait une petite barbe frisée de
couleur noisette.
" un beau gars ! Dit Pencroff. Si seulement on
connaissait sa langue, on pourrait lui parler !
-ainsi, dit Nab, c' est sérieux, mon maître ? Nous
allons le prendre comme domestique ?
-oui, Nab, répondit en souriant l' ingénieur. Mais
ne sois pas jaloux !
-et j' espère qu' il fera un excellent serviteur,
ajouta Harbert. Il paraît jeune, son éducation sera
facile, et nous ne serons pas obligés, pour le
soumettre, d' employer la force, ni de lui arracher les
canines, comme on fait en pareille circonstance ! Il
ne peut que s' attacher à des maîtres qui seront bons
pour lui.
-et on le sera, " répondit Pencroff, qui avait
oublié toute sa rancune contre " les farceurs " .
Puis, s' approchant de l' orang :
" eh bien, mon garçon, lui demanda-t-il, comment cela
va-t-il ? "
l' orang répondit par un petit grognement qui ne
dénotait pas trop de mauvaise humeur.
" nous voulons donc faire partie de la colonie ?
Demanda le marin. Nous allons donc entrer au service
de M Cyrus Smith ? "
nouveau grognement approbateur du singe.
" et nous nous contenterons de notre nourriture pour
tout gage ? "
troisième grognement affirmatif.
" sa conversation est un peu monotone, fit observer
Gédéon Spilett.
-bon ! Répliqua Pencroff, les meilleurs domestiques
sont ceux qui parlent le moins. Et puis, pas de
gages ! -entendez-vous, mon garçon ? Pour
commencer, nous ne vous donnerons pas de gages,
mais nous les doublerons plus tard, si nous sommes
contents de vous ! "
c' est ainsi que la colonie s' accrut d' un nouveau
membre, qui devait lui rendre plus d' un service.
Quant au nom dont on l' appellerait, le marin
demanda qu' en souvenir d' un autre singe qu' il avait
connu, il fût appelé Jupiter, et Jup par abréviation.
Et voilà comme, sans plus de façons, maître Jup fut
installé à Granite-House.
chapitre vii
les colons de l' île Lincoln avaient donc reconquis
leur domicile, sans avoir été obligés de suivre
l' ancien déversoir, ce qui leur épargna des travaux
de maçonnerie. Il était heureux, en vérité, qu' au
moment où ils se disposaient à le faire, la bande de
singes eût été prise d' une terreur, non moins subite
qu' inexplicable, qui les avait chassés de
Granite-House. Ces animaux avaient-ils donc
pressenti qu' un assaut sérieux allait leur être
donné par une autre voie ? C' était à peu près la
seule façon d' interpréter leur mouvement de retraite.
Pendant les dernières heures de cette journée, les
cadavres des singes furent transportés dans le bois,
où on les enterra ; puis, les colons s' employèrent à
réparer le désordre causé par les intrus, -désordre
et non dégât, car s' ils avaient bouleversé le mobilier
des chambres, du moins n' avaient-ils rien brisé.
Nab ralluma ses fourneaux, et les réserves de
l' office fournirent un repas substantiel auquel tous
firent largement honneur.
Jup ne fut point oublié, et il mangea avec appétit
des amandes de pignon et des racines de rrhyomes,
dont il se vit abondamment approvisionné. Pencroff
avait délié ses bras, mais il jugea convenable de lui
laisser les entraves aux jambes jusqu' au moment où
il pourrait compter sur sa résignation.
Puis, avant de se coucher, Cyrus Smith et ses
compagnons, assis autour de la table, discutèrent
quelques projets dont l' exécution était urgente.
Les plus importants et les plus pressés étaient
l' établissement d' un pont sur la Mercy, afin de
mettre la partie sud de l' île en communication avec
Granite-House, puis la fondation d' un corral,
destiné au logement des mouflons ou autres animaux à
laine qu' il convenait de capturer.
On le voit, ces deux projets tendaient à résoudre la
question des vêtements, qui était alors la plus
sérieuse. En effet, le pont rendrait facile le
transport de l' enveloppe du ballon, qui donnerait le
linge, et le corral devait fournir la récolte de
laine, qui donnerait les vêtements d' hiver.
Quant à ce corral, l' intention de Cyrus Smith était
de l' établir aux sources mêmes du Creek-Rouge, là
où les ruminants trouveraient des pâturages qui
leur procureraient une nourriture fraîche et
abondante. Déjà la route entre le plateau de
Grande-Vue et les sources était en partie frayée,
et avec un chariot mieux conditionné que le premier,
les charrois seraient plus faciles, surtout si l' on
parvenait à capturer quelque animal de trait.
Mais, s' il n' y avait aucun inconvénient à ce que le
corral fût éloigné de Granite-House, il n' en eût
pas été de même de la basse-cour, sur laquelle Nab
appela l' attention des colons. Il fallait, en effet,
que les volatiles fussent à la portée du chef de
cuisine, et aucun emplacement ne parut plus favorable
à l' établissement de ladite basse-cour que cette
portion des rives du lac qui confinait à l' ancien
déversoir. Les oiseaux aquatiques y sauraient
prospérer aussi bien que les autres, et le couple de
tinamous, pris dans la dernière excursion, devait
servir à un premier essai de domestication.
Le lendemain, -3 novembre, -les nouveaux travaux
furent commencés par la construction du pont, et tous
les bras furent requis pour cette importante besogne.
Scies, haches, ciseaux, marteaux furent chargés sur
les épaules des colons, qui, transformés en
charpentiers, descendirent sur la grève.
Là, Pencroff fit une réflexion :
" et si, pendant notre absence, il allait prendre
fantaisie à maître Jup de retirer cette échelle
qu' il nous a si galamment renvoyée hier ?
-assujettissons-la par son extrémité inférieure, "
répondit Cyrus Smith. Ce qui fut fait au moyen de
deux pieux, solidement enfoncés dans le sable. Puis,
les colons, remontant la rive gauche de la Mercy,
arrivèrent bientôt au coude formé par la rivière.
Là, ils s' arrêtèrent, afin d' examiner si le pont
ne devrait pas être jeté en cet endroit. L' endroit
parut convenable.
En effet, de ce point au port Ballon, découvert la
veille sur la côte méridionale, il n' y avait qu' une
distance de trois milles et demi, et, du pont au port,
il serait aisé de frayer une route carrossable, qui
rendrait les communications faciles entre
Granite-House et le sud de l' île.
Cyrus Smith fit alors part à ses compagnons d' un
projet à la fois très-simple à exécuter et
très-avantageux, qu' il méditait depuis quelque temps.
C' était d' isoler complètement le plateau de
Grande-Vue, afin de le mettre à l' abri de toute
attaque de quadrupèdes ou de quadrumanes. De cette
façon, Granite-House, les
Cheminées, la basse-cour et toute la partie
supérieure du plateau, destinée aux ensemencements,
seraient protégées contre les déprédations des
animaux.
Rien n' était plus facile à exécuter que ce projet,
et voici comment l' ingénieur comptait opérer.
Le plateau se trouvait déjà défendu sur trois côtés
par des cours d' eau, soit artificiels, soit
naturels :
au nord-ouest, par la rive du lac Grant, depuis
l' angle appuyé à l' orifice de l' ancien déversoir
jusqu' à la coupée faite à la rive est du lac pour
l' échappement des eaux ;
au nord, depuis cette coupée jusqu' à la mer, par le
nouveau cours d' eau qui
s' était creusé un lit sur le plateau et sur la grève,
en amont et en aval de la chute, et il suffisait, en
effet, de creuser le lit de ce creek pour en rendre le
passage impraticable aux animaux ;
sur toute la lisière de l' est, par la mer elle-même,
depuis l' embouchure du susdit creek jusqu' à
l' embouchure de la Mercy ;
au sud, enfin, depuis cette embouchure jusqu' au coude
de la Mercy où devait être établi le pont.
Restait donc la partie ouest du plateau, comprise
entre le coude de la rivière et l' angle sud du lac,
sur une distance inférieure à un mille, qui était
ouverte à tout venant. Mais rien n' était plus facile
que de creuser un fossé, large et profond, qui serait
rempli par les eaux du lac, et dont le trop-plein
irait se jeter par une seconde chute dans le lit de la
Mercy. Le niveau du lac s' abaisserait un peu, sans
doute, par suite de ce nouvel épanchement de ses eaux,
mais Cyrus Smith avait reconnu que le débit du
Creek-Rouge était assez considérable pour permettre
l' exécution de son projet.
" ainsi donc, ajouta l' ingénieur, le plateau de
Grande-Vue sera une île véritable, étant entouré d' eau
de toutes parts, et il ne communiquera avec le reste
de notre domaine que par le pont que nous allons
jeter sur la Mercy, les deux ponceaux déjà établis
en amont et en aval de la chute, et enfin deux autres
ponceaux à construire, l' un sur le fossé que je vous
propose de creuser, et l' autre sur la rive gauche de
la Mercy. Or, si ces pont et ponceaux peuvent être
levés à volonté, le plateau de Grande-Vue sera à
l' abri de toute surprise. "
Cyrus Smith, afin de se faire mieux comprendre de
ses compagnons, avait dessiné une carte du plateau,
et son projet fut immédiatement saisi dans tout son
ensemble. Aussi un avis unanime l' approuva-t-il, et
Pencroff, brandissant sa hache de charpentier, de
s' écrier :
" au pont, d' abord ! "
c' était le travail le plus urgent. Des arbres furent
choisis, abattus, ébranchés, débités en poutrelles,
en madriers et en planches. Ce pont, fixe dans la
partie qui s' appuyait à la rive droite de la Mercy,
devait être mobile dans la partie qui se relierait
à la rive gauche, de manière à pouvoir se relever
au moyen de contre-poids, comme certains ponts
d' écluse.
On le comprend, ce fut un travail considérable, et
s' il fut habilement conduit, du moins demanda-t-il
un certain temps, car la Mercy était large de
quatre-vingts pieds environ. Il fallut donc enfoncer
des pieux dans le lit de la rivière, afin de
soutenir le tablier fixe du pont, et établir une
sonnette pour agir sur
les têtes de pieux, qui devaient former ainsi deux
arches et permettre au pont de supporter de lourds
fardeaux.
Très-heureusement ne manquaient ni les outils pour
travailler le bois, ni les ferrures pour le consolider,
ni l' ingéniosité d' un homme qui s' entendait
merveilleusement à ces travaux, ni enfin le zèle de
ses compagnons, qui, depuis sept mois, avaient
nécessairement acquis une grande habileté de main.
Et il faut le dire, Gédéon Spilett n' était pas le
plus maladroit et luttait d' adresse avec le marin
lui-même, " qui n' aurait jamais tant attendu d' un
simple journaliste ! "
la construction du pont de la Mercy dura trois
semaines, qui furent très-sérieusement occupées. On
déjeunait sur le lieu même des travaux, et, le temps
étant magnifique alors, on ne rentrait que pour souper
à Granite-House.
Pendant cette période, on put constater que maître
Jup s' acclimatait aisément et se familiarisait
avec ses nouveaux maîtres, qu' il regardait toujours
d' un oeil extrêmement curieux. Cependant, par mesure
de précaution, Pencroff ne lui laissait pas encore
liberté complète de ses mouvements, voulant attendre,
avec raison, que les limites du plateau eussent été
rendues infranchissables par suite des travaux
projetés. Top et Jup étaient au mieux et jouaient
volontiers ensemble, mais Jup faisait tout
gravement.
Le 20 novembre, le pont fut terminé. Sa partie mobile,
équilibrée par des contre-poids, basculait aisément,
et il ne fallait qu' un léger effort pour la relever ;
entre sa charnière et la dernière traverse sur
laquelle elle venait s' appuyer, quand on la refermait,
il existait un intervalle de vingt pieds, qui était
suffisamment large pour que les animaux ne pussent le
franchir.
Il fut alors question d' aller chercher l' enveloppe de
l' aérostat, que les colons avaient hâte de mettre en
complète sûreté ; mais pour la transporter, il y avait
nécessité de conduire un chariot jusqu' au port
Ballon, et, par conséquent, nécessité de frayer une
route à travers les épais massifs du Far-West. Cela
exigeait un certain temps. Aussi Nab et Pencroff
poussèrent-ils d' abord une reconnaissance jusqu' au
port, et comme ils constatèrent que le " stock de
toile " ne souffrait aucunement dans la grotte où il
avait été emmagasiné, il fut décidé que les travaux
relatifs au plateau de Grande-Vue seraient
poursuivis sans discontinuer.
" cela, fit observer Pencroff, nous permettra
d' établir notre basse-cour dans des conditions
meilleures, puisque nous n' aurons à craindre ni la
visite des renards, ni l' agression d' autres bêtes
nuisibles.
-sans compter, ajouta Nab, que nous pourrons
défricher le plateau, y transplanter les plantes
sauvages...
-et préparer notre second champ de blé ! " s' écria le
marin d' un air triomphant.
C' est qu' en effet le premier champ de blé, ensemencé
uniquement d' un seul grain, avait admirablement
prospéré, grâce aux soins de Pencroff. Il avait
produit les dix épis annoncés par l' ingénieur, et,
chaque épi portant quatre-vingts grains, la colonie
se trouvait à la tête de huit cents grains, -en six
mois, -ce qui promettait une double récolte chaque
année.
Ces huit cents grains, moins une cinquantaine, qui
furent réservés par prudence, devaient donc être
semés dans un nouveau champ, et avec non moins de
soin que le grain unique.
Le champ fut préparé, puis entouré d' une forte
palissade, haute et aiguë, que les quadrupèdes eussent
très-difficilement franchie. Quant aux oiseaux, des
tourniquets criards et des mannequins effrayants, dus
à l' imagination fantasque de Pencroff, suffirent à
les écarter. Les sept cent cinquante grains furent
alors déposés dans de petits sillons bien réguliers,
et la nature dut faire le reste.
Le 21 novembre, Cyrus Smith commença à dessiner le
fossé qui devait fermer le plateau à l' ouest, depuis
l' angle sud du lac Grant jusqu' au coude de la
Mercy. Il y avait là deux à trois pieds de terre
végétale, et, au-dessous, le granit. Il fallut donc
fabriquer à nouveau de la nitro-glycérine, et la
nitro-glycérine fit son effet accoutumé. En moins de
quinze jours, un fossé large de douze pieds, profond
de six, fut creusé dans le dur sol du plateau. Une
nouvelle saignée fut, par le même moyen, pratiquée
à la lisière rocheuse du lac, et les eaux se
précipitèrent dans ce nouveau lit, en formant un petit
cours d' eau auquel on donna le nom de
" Creek-Glycérine " et qui devint un affluent de
la Mercy. Ainsi que l' avait annoncé l' ingénieur, le
niveau du lac baissa, mais d' une façon presque
insensible. Enfin, pour compléter la clôture, le lit
du ruisseau de la grève fut considérablement élargi,
et on maintint les sables au moyen d' une double
palissade.
Avec la première quinzaine de décembre, ces travaux
furent définitivement achevés, et le plateau de
Grande-Vue, c' est-à-dire une sorte de pentagone
irrégulier ayant un périmètre de quatre milles
environ, entouré d' une ceinture liquide, fut
absolument à l' abri de toute agression.
Pendant ce mois de décembre, la chaleur fut
très-forte. Cependant les colons ne voulurent point
suspendre l' exécution de leurs projets, et, comme il
devenait urgent d' organiser la basse-cour, on procéda
à son organisation.
Inutile de dire que, depuis la fermeture complète du
plateau, maître Jup avait
été mis en liberté. Il ne quittait plus ses maîtres
et ne manifestait aucune envie de s' échapper. C' était
un animal doux, très-vigoureux pourtant, et d' une
agilité surprenante. Ah ! Quand il s' agissait
d' escalader l' échelle de Granite-House, nul n' eût
pu rivaliser avec lui. On l' employait déjà à quelques
travaux : il traînait des charges de bois et charriait
les pierres qui avaient été extraites du lit du
Creek-Glycérine.
" ce n' est pas encore un maçon, mais c' est déjà un
singe ! Disait plaisamment Harbert, en faisant
allusion à ce surnom de " singe " que les maçons
donnent à leurs apprentis. Et si jamais nom fut
justifié, c' était bien celui-là !
La basse-cour occupa une aire de deux cents yards
carrés, qui fut choisie sur la rive sud-est du lac.
On l' entoura d' une palissade, et on construisit
différents abris pour les animaux qui devaient la
peupler. C' étaient des cahutes de branchages,
divisées en compartiments, qui n' attendirent bientôt
plus que leurs hôtes.
Les premiers furent le couple de tinamous, qui ne
tardèrent pas à donner de nombreux petits. Ils eurent
pour compagnons une demi-douzaine de canards,
habitués des bords du lac. Quelques-uns appartenaient
à cette espèce chinoise, dont les ailes s' ouvrent en
éventail, et qui, par l' éclat et la vivacité de leur
plumage, rivalisent avec les faisans dorés. Quelques
jours après, Harbert s' empara d' un couple de
gallinacés à queue arrondie et faite de longues
pennes, de magnifiques " alectors " , qui ne tardèrent
pas à s' apprivoiser. Quant aux pélicans, aux
martins-pêcheurs, aux poules d' eau, ils vinrent
d' eux-mêmes au rivage de la basse-cour, et tout ce
petit monde, après quelques disputes, roucoulant,
piaillant, gloussant, finit par s' entendre, et
s' accrut dans une proportion rassurante pour
l' alimentation future de la colonie.
Cyrus Smith, voulant aussi compléter son oeuvre,
établit un pigeonnier dans un angle de la basse-cour.
On y logea une douzaine de ces pigeons qui
fréquentaient les hauts rocs du plateau. Ces oiseaux
s' habituèrent aisément à rentrer chaque soir à leur
nouvelle demeure, et montrèrent plus de propension à
se domestiquer que les ramiers leurs congénères, qui,
d' ailleurs, ne se reproduisent qu' à l' état sauvage.
Enfin, le moment était venu d' utiliser, pour la
confection du linge, l' enveloppe de l' aérostat, car,
quant à la garder sous cette forme et à se risquer
dans un ballon à air chaud pour quitter l' île,
au-dessus d' une mer pour ainsi dire sans limites, ce
n' eût été admissible que pour des gens qui auraient
manqué de tout, et Cyrus Smith, esprit pratique,
n' y pouvait songer.
Il s' agissait donc de rapporter l' enveloppe à
Granite-House, et les colons s' occupèrent
de rendre leur lourd chariot plus maniable et plus
léger. Mais si le véhicule ne manquait pas, le moteur
était encore à trouver ! N' existait-il donc pas dans
l' île quelque ruminant d' espèce indigène qui pût
remplacer cheval, âne, boeuf ou vache ? C' était la
question.
" en vérité, disait Pencroff, une bête de trait nous
serait fort utile, en attendant que M Cyrus voulût
bien construire un chariot à vapeur, ou même une
locomotive, car certainement, un jour, nous aurons un
chemin de fer de Granite-House au port Ballon, avec
embranchement sur le mont Franklin ! "
et l' honnête marin, en parlant ainsi, croyait ce
qu' il disait ! Oh ! Imagination, quand la foi s' en
mêle !
Mais, pour ne rien exagérer, un simple quadrupède
attelable eût bien fait l' affaire de Pencroff, et
comme la providence avait un faible pour lui, elle ne
le fit pas languir.
Un jour, le 23 décembre, on entendit à la fois Nab
crier et Top aboyer à qui mieux mieux. Les colons,
occupés aux Cheminées, accoururent aussitôt,
craignant quelque fâcheux incident.
Que virent-ils ? Deux beaux animaux de grande taille,
qui s' étaient imprudemment aventurés sur le plateau,
dont les ponceaux n' avaient pas été fermés. On eût
dit deux chevaux, ou tout au moins deux ânes, mâle et
femelle, formes fines, pelage isabelle, jambes et
queue blanches, zébrés de raies noires sur la tête,
le cou et le tronc. Ils s' avançaient tranquillement,
sans marquer aucune inquiétude, et ils regardaient
d' un oeil vif ces hommes, dans lesquels ils ne
pouvaient encore reconnaître des maîtres.
" ce sont des onaggas ! S' écria Harbert, des
quadrupèdes qui tiennent le milieu entre le zèbre et
le couagga !
-pourquoi pas des ânes ? Demanda Nab.
-parce qu' ils n' ont point les oreilles longues et
que leurs formes sont plus gracieuses !
-ânes ou chevaux, riposta Pencroff, ce sont des
" moteurs " , comme dirait M Smith, et, comme tels,
bons à capturer ! "
le marin, sans effrayer les deux animaux, se glissant
entre les herbes jusqu' au ponceau du Creek-Glycérine,
le fit basculer, et les onaggas furent prisonniers.
Maintenant, s' emparerait-on d' eux par la violence et
les soumettrait-on à une domestication forcée ? Non.
Il fut décidé que, pendant quelques jours, on les
laisserait aller et venir librement sur le plateau,
où l' herbe était abondante, et immédiatement
l' ingénieur fit construire près de la basse-cour une
écurie,
dans laquelle les onaggas devaient trouver, avec une
bonne litière, un refuge pendant la nuit.
Ainsi donc, ce couple magnifique fut laissé
entièrement libre de ses mouvements, et les colons
évitèrent même de l' effrayer en s' approchant.
Plusieurs fois, cependant, les onaggas parurent
éprouver le besoin de quitter ce plateau, trop
restreint pour eux, habitués aux larges espaces et
aux forêts profondes. On les voyait, alors, suivre la
ceinture d' eau qui leur opposait une infranchissable
barrière, jeter quelques braîments aigus, puis
galoper à travers les herbes, et, le calme revenu,
ils restaient des heures entières à considérer ces
grands bois qui leur étaient fermés sans retour !
Cependant, des harnais et des traits en fibres
végétales avaient été confectionnés, et quelques
jours après la capture des onaggas, non-seulement le
chariot était prêt à être attelé, mais une route
droite, ou plutôt une coupée avait été faite à
travers la forêt du Far-West, depuis le coude de la
Mercy jusqu' au port Ballon. On pouvait donc y
conduire le chariot, et ce fut vers la fin de
décembre qu' on essaya pour la première fois les
onaggas.
Pencroff avait déjà assez amadoué ces animaux pour
qu' ils vinssent lui manger dans la main, et ils se
laissaient approcher sans difficulté, mais, une fois
attelés, ils se cabrèrent, et on eut grand' peine à les
contenir. Cependant ils ne devaient pas tarder à se
plier à ce nouveau service, car l' onagga, moins
rebelle que le zèbre, s' attelle fréquemment dans les
parties montagneuses de l' Afrique australe, et on a
même pu l' acclimater en Europe sous des zones
relativement froides.
Ce jour-là, toute la colonie, sauf Pencroff, qui
marchait à la tête de ses bêtes, monta dans le chariot
et prit la route du port Ballon. Si l' on fut
cahoté sur cette route à peine ébauchée, cela va sans
dire ; mais le véhicule arriva sans encombre, et, le
jour même, on put y charger l' enveloppe et les
divers agrès de l' aérostat.
à huit heures du soir, le chariot, après avoir
repassé le pont de la Mercy, redescendait la rive
gauche de la rivière et s' arrêtait sur la grève. Les
onaggas étaient dételés, puis ramenés à leur écurie,
et Pencroff, avant de s' endormir, poussait un soupir
de satisfaction qui fit bruyamment retentir les
échos de Granite-House.
chapitre viii
la première semaine de janvier fut consacrée à la
confection du linge nécessaire à la colonie. Les
aiguilles trouvées dans la caisse fonctionnèrent entre
des doigts vigoureux, sinon délicats, et on peut
affirmer que ce qui fut cousu le fut solidement.
Le fil ne manqua pas, grâce à l' idée qu' eut Cyrus
Smith de réemployer celui qui avait déjà servi à la
couture des bandes de l' aérostat. Ces longues bandes
furent décousues avec une patience admirable par
Gédéon Spilett et Harbert, car Pencroff avait dû
renoncer à ce travail, qui l' agaçait outre mesure ;
mais quand il se fut agi de coudre, il n' eut pas son
égal. Personne n' ignore, en effet, que les marins
ont une aptitude remarquable pour le métier de
couturière.
Les toiles qui composaient l' enveloppe de l' aérostat
furent ensuite dégraissées au moyen de soude et de
potasse obtenues par incinération de plantes, de
telle sorte que le coton, débarrassé du vernis, reprit
sa souplesse et son
élasticité naturelles ; puis, soumis à l' action
décolorante de l' atmosphère, il acquit une blancheur
parfaite.
Quelques douzaines de chemises et de chaussettes
-celles-ci non tricotées, bien entendu, mais faites de
toiles cousues-furent ainsi préparées. Quelle
jouissance ce fut pour les colons de revêtir enfin
du linge blanc-linge très-rude sans doute, mais ils
n' en étaient pas à s' inquiéter de si peu-et de se
coucher entre des draps, qui firent des couchettes
de Granite-House des lits tout à fait sérieux.
Ce fut aussi vers cette époque que l' on confectionna
des chaussures en cuir de phoque, qui vinrent
remplacer à propos les souliers et les bottes
apportés d' Amérique. On peut affirmer que ces
nouvelles chaussures furent larges et longues et ne
gênèrent jamais le pied des marcheurs !
Avec le début de l' année 1866, les chaleurs furent
persistantes, mais la chasse sous bois ne chôma
point. Agoutis, pécaris, cabiais, kangourous, gibiers
de poil et de plume fourmillaient véritablement, et
Gédéon Spilett et Harbert étaient trop bons tireurs
pour perdre désormais un seul coup de fusil.
Cyrus Smith leur recommandait toujours de ménager
les munitions, et il prit des mesures pour remplacer
la poudre et le plomb qui avaient été trouvés dans la
caisse, et qu' il voulait réserver pour l' avenir.
Savait-il, en effet, où le hasard pourrait jeter un
jour, lui et les siens, dans le cas où ils
quitteraient leur domaine ? Il fallait donc parer à
toutes les nécessités de l' inconnu, et ménager les
munitions, en leur substituant d' autres substances
aisément renouvelables.
Pour remplacer le plomb, dont Cyrus Smith n' avait
rencontré aucune trace dans l' île, il employa sans
trop de désavantage de la grenaille de fer, qui était
facile à fabriquer. Ces grains n' ayant pas la
pesanteur des grains de plomb, il dut les faire plus
gros, et chaque charge en contint moins, mais
l' adresse des chasseurs suppléa à ce défaut. Quant à
la poudre, Cyrus Smith aurait pu en faire, car il
avait à sa disposition du salpêtre, du soufre et du
charbon ; mais cette préparation demande des soins
extrêmes, et, sans un outillage spécial, il est
difficile de la produire en bonne qualité.
Cyrus Smith préféra donc fabriquer du pyroxyle,
c' est-à-dire du fulmi-coton, substance dans laquelle
le coton n' est pas indispensable, car il n' y entre
que comme cellulose. Or, la cellulose n' est autre
chose que le tissu élémentaire des végétaux, et elle
se trouve à peu près à l' état de pureté,
non-seulement dans le coton, mais dans les fibres
textiles du chanvre et du lin, dans le papier, le
vieux linge, la moelle de sureau, etc. Or,
précisément, les sureaux abondaient dans
l' île, vers l' embouchure du Creek-Rouge, et les
colons employaient déjà en guise de café les baies de
ces arbrisseaux, qui appartiennent à la famille des
caprifoliacées.
Ainsi donc, cette moelle de sureau, c' est-à-dire la
cellulose, il suffisait de la récolter, et, quant à
l' autre substance nécessaire à la fabrication du
pyroxyle, ce n' était que de l' acide azotique fumant.
Or, Cyrus Smith, ayant de l' acide sulfurique à sa
disposition, avait déjà pu facilement produire de
l' acide azotique, en attaquant le salpêtre que lui
fournissait la nature.
Il résolut donc de fabriquer et d' employer du
pyroxyle, tout en lui reconnaissant d' assez graves
inconvénients, c' est-à-dire une grande inégalité
d' effet, une excessive inflammabilité, puisqu' il
s' enflamme à cent soixante-dix degrés au lieu de deux
cent quarante, et enfin une déflagration trop
instantanée qui peut dégrader les armes à feu. En
revanche, les avantages du pyroxyle consistaient en
ceci, qu' il ne s' altérait pas par l' humidité, qu' il
n' encrassait pas le canon des fusils, et que sa force
propulsive était quadruple de celle de la poudre
ordinaire.
Pour faire le pyroxyle, il suffit de plonger pendant
un quart d' heure de la cellulose dans de l' acide
azotique fumant, puis de laver à grande eau et de
faire sécher. On le voit, rien n' est plus simple.
Cyrus Smith n' avait à sa disposition que de l' acide
azotique ordinaire, et non de l' acide azotique fumant
ou monohydraté, c' est-à-dire de l' acide qui émet des
vapeurs blanchâtres au contact de l' air humide ; mais
en substituant à ce dernier de l' acide azotique
ordinaire, mélangé dans la proportion de trois volumes
à cinq volumes d' acide sulfurique concentré,
l' ingénieur devait obtenir le même résultat, et il
l' obtint. Les chasseurs de l' île eurent donc bientôt
à leur disposition une substance parfaitement
préparée, et qui, employée avec discrétion, donna
d' excellents résultats.
Vers cette époque, les colons défrichèrent trois
acres du plateau de Grande-Vue, et le reste fut
conservé à l' état de prairies pour l' entretien des
onaggas. Plusieurs excursions furent faites dans les
forêts du Jacamar et du Far-West, et l' on rapporta
une véritable récolte de végétaux sauvages, épinards,
cresson, raifort, raves, qu' une culture intelligente
devait bientôt modifier, et qui allaient tempérer le
régime d' alimentation azotée auquel avaient été
jusque-là soumis les colons de l' île Lincoln. On
véhicula également de notables quantités de bois et de
charbon. Chaque excursion était, en même temps, un
moyen d' améliorer les routes, dont la chaussée se
tassait peu à peu sous les roues du chariot.
La garenne fournissait toujours son contingent de
lapins aux offices de Granite-House. Comme elle
était située un peu au dehors du point où
s' annonçait le Creek-Glycérine, ses hôtes ne
pouvaient pénétrer sur le plateau réservé, ni
ravager, par conséquent, les plantations
nouvellement faites. Quant à l' huîtrière, disposée
au milieu des rocs de la plage et dont les produits
étaient fréquemment renouvelés, elle donnait
quotidiennement d' excellents mollusques. En outre, la
pêche, soit dans les eaux du lac, soit dans le courant
de la Mercy, ne tarda pas à être fructueuse, car
Pencroff avait installé des lignes de fond, armées
d' hameçons de fer, auxquels se prenaient fréquemment
de belles truites et certains poissons,
extrêmement savoureux, dont les flancs argentés
étaient semés de petites taches jaunâtres. Aussi
maître Nab, chargé des soins culinaires, pouvait-il
varier agréablement le menu de chaque repas. Seul, le
pain manquait encore à la table des colons, et, on
l' a dit, c' était une privation à laquelle ils étaient
vraiment sensibles.
On fit aussi, vers cette époque, la chasse aux
tortues marines, qui fréquentaient les plages du cap
Mandibule. En cet endroit, la grève était hérissée
de petites boursouflures, renfermant des oeufs
parfaitement sphériques, à coque blanche et dure, et
dont l' albumine a la propriété de ne point se
coaguler comme celle des oeufs d' oiseaux. C' était le
soleil qui se chargeait de les faire éclore, et
leur nombre était naturellement très-considérable,
puisque chaque tortue peut en pondre annuellement
jusqu' à deux cent cinquante.
" un véritable champ d' oeufs, fit observer Gédéon
Spilett, et il n' y a qu' à les récolter. "
mais on ne se contenta pas des produits, on fit aussi
la chasse aux producteurs, chasse qui permit de
rapporter à Granite-House une douzaine de ces
chéloniens, véritablement très-estimables au point de
vue alimentaire. Le bouillon de tortue, relevé
d' herbes aromatiques et agrémenté de quelques
crucifères, attira souvent des éloges mérités à
maître Nab, son préparateur.
Il faut encore citer ici une circonstance heureuse,
qui permit de faire de nouvelles réserves pour
l' hiver. Des saumons vinrent par bandes s' aventurer
dans la Mercy et en remontèrent le cours pendant
plusieurs milles. C' était l' époque à laquelle les
femelles, allant rechercher des endroits convenables
pour frayer, précédaient les mâles et faisaient grand
bruit à travers les eaux douces. Un millier de ces
poissons, qui mesuraient jusqu' à deux pieds et demi
de longueur, s' engouffra ainsi dans la rivière, et il
suffit d' établir quelques barrages pour
en retenir une grande quantité. On en prit ainsi
plusieurs centaines, qui furent salés et mis en
réserve pour le temps où l' hiver, glaçant les cours
d' eau, rendrait toute pêche impraticable.
Ce fut à cette époque que le très-intelligent Jup
fut élevé aux fonctions de valet de chambre. Il avait
été vêtu d' une jaquette, d' une culotte courte en toile
blanche et d' un tablier dont les poches faisaient son
bonheur, car il y fourrait ses mains et ne souffrait
pas qu' on vînt y fouiller. L' adroit orang avait été
merveilleusement stylé par Nab, et on eût dit que le
nègre et le singe se comprenaient quand ils causaient
ensemble. Jup avait, d' ailleurs, pour Nab une
sympathie réelle, et Nab la lui rendait. à moins
qu' on n' eût besoin de ses services, soit pour
charrier du bois, soit pour grimper à la cime de
quelque arbre, Jup passait la plus grande partie de
son temps à la cuisine et cherchait à imiter Nab en
tout ce qu' il lui voyait faire. Le maître montrait,
d' ailleurs, une patience et même un zèle extrême à
instruire son élève, et l' élève déployait une
intelligence remarquable à profiter des leçons que lui
donnait son maître.
Qu' on juge donc de la satisfaction que procura un
jour maître Jup aux convives de Granite-House,
quand, la serviette sur le bras, il vint, sans qu' ils
en eussent été prévenus, les servir à table. Adroit,
attentif, il s' acquitta de son service avec une
adresse parfaite, changeant les assiettes, apportant
les plats, versant à boire, le tout avec un sérieux
qui amusa au dernier point les colons et dont
s' enthousiasma Pencroff.
" Jup, du potage !
-Jup, un peu d' agouti !
-Jup, une assiette !
-Jup ! Brave Jup ! Honnête Jup ! "
on n' entendait que cela, et Jup, sans se déconcerter
jamais, répondait à tout, veillait à tout, et il
hocha sa tête intelligente, quand Pencroff,
refaisant sa plaisanterie du premier jour, lui dit :
" décidément, Jup, il faudra vous doubler vos gages ! "
inutile de dire que l' orang était alors absolument
acclimaté à Granite-House, et qu' il accompagnait
souvent ses maîtres dans la forêt, sans jamais
manifester aucune envie de s' enfuir. Il fallait le
voir, alors, marcher de la façon la plus amusante,
avec une canne que Pencroff lui avait faite et qu' il
portait sur son épaule comme un fusil ! Si l' on avait
besoin de cueillir quelque fruit à la cime d' un
arbre, qu' il était vite en haut ! Si la roue du
chariot venait à s' embourber, avec quelle vigueur
Jup, d' un seul coup d' épaule, la remettait en bon
chemin !
" quel gaillard ! S' écriait souvent Pencroff. S' il
était aussi méchant qu' il est bon, il n' y aurait pas
moyen d' en venir à bout ! "
ce fut vers la fin de janvier que les colons
entreprirent de grands travaux dans la partie centrale
de l' île. Il avait été décidé que, vers les sources du
Creek-Rouge, au pied du mont Franklin, serait
fondé un corral, destiné à contenir les ruminants,
dont la présence eût été gênante à Granite-House, et
plus particulièrement ces mouflons, qui devaient
fournir la laine destinée à la confection des
vêtements d' hiver.
Chaque matin, la colonie, quelquefois tout entière,
le plus souvent représentée seulement par Cyrus
Smith, Harbert et Pencroff, se rendait aux sources
du creek, et, les onaggas aidant, ce n' était plus
qu' une promenade de cinq milles, sous un dôme de
verdure, par cette route nouvellement tracée, qui prit
le nom de " route du Corral " .
Là, un vaste emplacement avait été choisi, au revers
même de la croupe méridionale de la montagne. C' était
une prairie, plantée de bouquets d' arbres, située au
pied même d' un contrefort qui la fermait sur un côté.
Un petit rio, né sur ses pentes, après l' avoir
arrosée diagonalement, allait se perdre dans le
Creek-Rouge. L' herbe était fraîche, et les arbres
qui croissaient çà et là permettaient à l' air de
circuler librement à sa surface. Il suffisait donc
d' entourer ladite prairie d' une palissade disposée
circulairement, qui viendrait s' appuyer à chaque
extrémité sur le contrefort, et assez élevée pour que
des animaux, même les plus agiles, ne pussent la
franchir. Cette enceinte pourrait contenir, en même
temps qu' une centaine d' animaux à cornes, mouflons ou
chèvres sauvages, les petits qui viendraient à naître
par la suite.
Le périmètre du corral fut donc tracé par l' ingénieur,
et on dut procéder à l' abattage des arbres nécessaires
à la construction de la palissade ; mais, comme
le percement de la route avait déjà nécessité le
sacrifice d' un certain nombre de troncs, on les
charria, et ils fournirent une centaine de pieux,
qui furent solidement implantés dans le sol.
à la partie antérieure de la palissade, une entrée
assez large fut ménagée et fermée par une porte à
deux battants faits de forts madriers, que devaient
consolider des barres extérieures.
La construction de ce corral ne demanda pas moins de
trois semaines, car, outre les travaux de palissade,
Cyrus Smith éleva de vastes hangars en planches,
sous lesquels les ruminants pourraient se réfugier.
D' ailleurs, il avait été nécessaire d' établir ces
constructions avec une extrême solidité, car les
mouflons sont de robustes animaux, et leurs
premières violences étaient à
craindre. Les pieux, pointus à leur extrémité
supérieure, qui fut durcie au feu, avaient été
rendus solidaires au moyen de traverses boulonnées,
et, de distance en distance, des étais assuraient la
solidité de l' ensemble.
Le corral terminé, il s' agissait d' opérer une grande
battue au pied du mont Franklin, au milieu des
pâturages fréquentés par les ruminants. Cette
opération se fit le 7 février, par une belle journée
d' été, et tout le monde y prit part. Les deux
onaggas, assez bien dressés déjà et montés par
Gédéon Spilett et Harbert, rendirent de grands
services dans cette circonstance.
La manoeuvre consistait uniquement à rabattre les
mouflons et les chèvres, en resserrant peu à peu le
cercle de battue autour d' eux. Aussi Cyrus Smith,
Pencroff, Nab, Jup se postèrent-ils en divers
points du bois, tandis que les deux cavaliers et
Top galopaient dans un rayon d' un demi-mille autour
du corral.
Les mouflons étaient nombreux dans cette portion de
l' île. Ces beaux animaux, grands comme des daims, les
cornes plus fortes que celles du bélier, la toison
grisâtre et mêlée de longs poils, ressemblaient à des
argalis.
Elle fut fatigante, cette journée de chasse ! Que
d' allées et venues, que de courses et contre-courses,
que de cris proférés ! Sur une centaine de mouflons
qui furent rabattus, plus des deux tiers échappèrent
aux rabatteurs ; mais, en fin de compte, une trentaine
de ces ruminants et une dizaine de chèvres
sauvages, peu à peu repoussés vers le corral, dont la
porte ouverte semblait leur offrir une issue, s' y
jetèrent et purent être emprisonnés.
En somme, le résultat fut satisfaisant, et les colons
n' eurent pas à se plaindre. La plupart de ces
mouflons étaient des femelles, dont quelques-unes ne
devaient pas tarder à mettre bas. Il était donc
certain que le troupeau prospérerait, et que
non-seulement la laine, mais aussi les peaux
abonderaient dans un temps peu éloigné.
Ce soir-là, les chasseurs revinrent exténués à
Granite-House. Cependant, le lendemain, ils n' en
retournèrent pas moins visiter le corral. Les
prisonniers avaient bien essayé de renverser la
palissade, mais ils n' y avaient point réussi, et ils
ne tardèrent pas à se tenir plus tranquilles.
Pendant ce mois de février, il ne se passa aucun
événement de quelque importance. Les travaux
quotidiens se poursuivirent avec méthode, et, en même
temps qu' on améliorait les routes du corral et du
port Ballon, une troisième fut commencée, qui,
partant de l' enclos, se dirigea vers la côte
occidentale. La portion encore inconnue de l' île
Lincoln était toujours celle de ces grands bois qui
couvraient la presqu' île Serpentine, où se
réfugiaient les fauves, dont Gédéon Spilett comptait
bien purger son domaine.
Avant que la froide saison reparût, les soins les
plus assidus furent donnés également à la culture
des plantes sauvages qui avaient été transplantées
de la forêt sur le plateau de Grande-Vue. Harbert
ne revenait guère d' une excursion sans rapporter
quelques végétaux utiles. Un jour, c' étaient des
échantillons de la tribu des chicoracées, dont la
graine même pouvait fournir par la pression une huile
excellente ; un autre, c' était une oseille commune,
dont les propriétés anti-scorbutiques n' étaient point
à dédaigner ; puis, quelques-uns de ces précieux
tubercules qui ont été cultivés de tout temps dans
l' Amérique méridionale, ces pommes de terre, dont
on compte aujourd' hui plus de deux cents espèces. Le
potager, maintenant bien entretenu, bien arrosé, bien
défendu contre les
oiseaux, était divisé en petits carrés, où poussaient
laitues, vitelottes, oseille, raves, raifort et
autres crucifères. La terre, sur ce plateau, était
prodigieusement féconde, et l' on pouvait espérer que
les récoltes y seraient abondantes.
Les boissons variées ne manquaient pas non plus, et,
à la condition de ne pas exiger de vin, les plus
difficiles ne devaient pas se plaindre. Au thé
d' Oswego fourni par les monardes didymes, et à la
liqueur fermentée extraite des racines du dragonnier,
Cyrus Smith avait ajouté une véritable bière ; il
la fabriqua avec les jeunes pousses de " l' abies
nigra " , qui, après avoir bouilli et fermenté,
donnèrent cette boisson agréable et particulièrement
hygiénique que les anglo-américains nomment
" spring-berr " , c' est-à-dire bière de sapin.
Vers la fin de l' été, la basse-cour possédait un
beau couple d' outardes, qui appartenaient à
l' espèce " houbara " , caractérisée par une sorte de
mantelet de plumes, une douzaine de souchets, dont la
mandibule supérieure était prolongée de chaque côté
par un appendice membraneux, et de magnifiques coqs,
noirs de crête, de caroncule et d' épiderme,
semblables aux coqs de Mozambique, qui se pavanaient
sur la rive du lac.
Ainsi donc, tout réussissait, grâce à l' activité de
ces hommes courageux et intelligents. La providence
faisait beaucoup pour eux, sans doute ; mais, fidèles
au grand précepte, ils s' aidaient d' abord, et le ciel
leur venait ensuite en aide.
Après ces chaudes journées d' été, le soir, quand les
travaux étaient terminés, au moment où se levait la
brise de mer, ils aimaient à s' asseoir sur la lisière
du plateau de Grande-Vue, sous une sorte de
vérandah couverte de plantes grimpantes, que Nab
avait élevée de ses propres mains. Là, ils causaient,
ils s' instruisaient les uns les autres, ils faisaient
des plans, et la grosse bonne humeur du marin
réjouissait incessamment ce petit monde, dans lequel
la plus parfaite harmonie n' avait jamais cessé de
régner.
On parlait aussi du pays, de la chère et grande
Amérique. Où en était cette guerre de sécession ?
Elle n' avait évidemment pu se prolonger ! Richmond
était promptement tombée, sans doute, aux mains du
général Grant ! La prise de la capitale des
confédérés avait dû être le dernier acte de cette
funeste lutte ! Maintenant, le nord avait triomphé
pour la bonne cause. Ah ! Qu' un journal eût été
le bienvenu pour les exilés de l' île Lincoln ! Voilà
onze mois que toute communication entre eux et le
reste des humains avait été interrompue, et, avant
peu, le 24 mars, arrivait l' anniversaire de ce jour
où le ballon les jeta sur cette côte inconnue ! Ils
n' étaient alors que des naufragés, ne sachant pas
même s' ils pourraient disputer aux éléments leur
misérable vie ! Et maintenant, grâce au savoir de leur
chef, grâce à leur propre intelligence, c' étaient
de véritables colons, munis d' armes, d' outils,
d' instruments, qui avaient su transformer à leur
profit les animaux, les plantes et les minéraux de
l' île, c' est-à-dire les trois règnes de la nature !
Oui ! Ils causaient souvent de toutes ces choses et
formaient encore bien des projets d' avenir !
Quant à Cyrus Smith, la plupart du temps silencieux,
il écoutait ses compagnons plus souvent qu' il ne
parlait. Parfois, il souriait à quelque réflexion
d' Harbert, à quelque boutade de Pencroff, mais,
toujours et partout, il songeait à ces faits
inexplicables, à cette étrange énigme dont le secret
lui échappait encore !
chapitre ix
le temps changea pendant la première semaine de mars.
Il y avait eu pleine lune au commencement du mois,
et les chaleurs étaient toujours excessives. On
sentait que l' atmosphère était imprégnée
d' électricité, et une période plus ou moins longue
de temps orageux était réellement à craindre.
En effet, le 2, le tonnerre gronda avec une extrême
violence. Le vent soufflait de l' est, et la grêle
attaqua directement la façade de Granite-House, en
crépitant comme une volée de mitraille. Il fallut
fermer hermétiquement la porte et les volets des
fenêtres, sans quoi tout eût été inondé à
l' intérieur des chambres.
En voyant tomber ces grêlons, dont quelques-uns
avaient la grosseur d' un oeuf de pigeon, Pencroff
n' eut qu' une idée : c' est que son champ de blé courait
les dangers les plus sérieux.
Et aussitôt il courut à son champ, où les épis
commençaient déjà à lever leur petite tête verte, et,
au moyen d' une grosse toile, il parvint à protéger sa
récolte. Il fut lapidé à sa place, mais il ne s' en
plaignit pas.
Ce mauvais temps dura huit jours, pendant lesquels le
tonnerre ne cessa de rouler dans les profondeurs du
ciel. Entre deux orages, on l' entendait encore gronder
sourdement hors des limites de l' horizon ; puis, il
reprenait avec une nouvelle fureur. Le ciel était
zébré d' éclairs, et la foudre frappa plusieurs arbres
de l' île, entre autres un énorme pin qui s' élevait
près du lac, à la lisière de la forêt. Deux ou trois
fois aussi, la grève fut atteinte par le fluide
électrique, qui fondit le sable et le vitrifia. En
retrouvant ces fulgurites, l' ingénieur fut amené à
croire qu' il serait possible de garnir les fenêtres de
vitres épaisses et solides, qui pussent défier le
vent, la pluie et la grêle.
Les colons, n' ayant pas de travaux pressés à faire
au dehors, profitèrent du mauvais temps pour
travailler à l' intérieur de Granite-House, dont
l' aménagement se perfectionnait et se complétait de
jour en jour. L' ingénieur installa un tour, qui lui
permit de tourner quelques ustensiles de toilette ou
de cuisine, et particulièrement des boutons, dont le
défaut se faisait vivement sentir. Un râtelier avait
été installé pour les armes, qui étaient entretenues
avec un soin
extrême, et ni les étagères, ni les armoires ne
laissaient à désirer. On sciait, on rabotait, on
limait, on tournait, et pendant toute cette période
de mauvais temps on n' entendait que le grincement
des outils ou les ronflements du tour, qui
répondaient aux grondements du tonnerre.
Maître Jup n' avait point été oublié, et il occupait
une chambre à part, près du magasin général, sorte
de cabine avec cadre toujours rempli de bonne
litière, qui lui convenait parfaitement.
" avec ce brave Jup, jamais de récrimination, répétait
souvent Pencroff, jamais de réponse inconvenante !
Quel domestique, Nab, quel domestique !
-mon élève, répondait Nab, et bientôt mon égal !
-ton supérieur, ripostait en riant le marin, car
enfin toi, Nab, tu parles, et lui, ne parle pas ! "
il va sans dire que Jup était maintenant au courant
du service. Il battait les habits, il tournait la
broche, il balayait les chambres, il servait à table,
il rangeait le bois, et-détail qui enchantait
Pencroff-il ne se couchait jamais sans être venu
border le digne marin dans son lit.
Quant à la santé des membres de la colonie, bipèdes
ou bimanes, quadrumanes ou quadrupèdes, elle ne
laissait rien à désirer. Avec cette vie au grand
air, sur ce sol salubre, sous cette zone tempérée,
travaillant de la tête et de la main, ils ne pouvaient
croire que la maladie dût jamais les atteindre.
Tous se portaient merveilleusement bien, en effet.
Harbert avait déjà grandi de deux pouces depuis un
an. Sa figure se formait et devenait plus mâle, et
il promettait d' être un homme aussi accompli au
physique qu' au moral. D' ailleurs, il profitait pour
s' instruire de tous les loisirs que lui laissaient les
occupations manuelles, il lisait les quelques livres
trouvés dans la caisse, et, après les leçons
pratiques qui ressortaient de la nécessité même de
sa position, il trouvait dans l' ingénieur pour les
sciences, dans le reporter pour les langues, des
maîtres qui se plaisaient à compléter son éducation.
L' idée fixe de l' ingénieur était de transmettre au
jeune garçon tout ce qu' il savait, de l' instruire par
l' exemple autant que par la parole, et Harbert
profitait largement des leçons de son professeur.
" si je meurs, pensait Cyrus Smith, c' est lui qui
me remplacera ! "
la tempête prit fin vers le 9 mars, mais le ciel
demeura couvert de nuages pendant tout ce dernier
mois de l' été. L' atmosphère, violemment troublée par
ces commotions électriques, ne put recouvrer sa
pureté antérieure, et il y eut presque
invariablement des pluies et des brouillards, sauf
trois ou quatre belles journées qui favorisèrent des
excursions de toutes sortes.
Vers cette époque, l' onagga femelle mit bas un petit
qui appartenait au même sexe que sa mère, et qui vint
à merveille. Au corral, il y eut, dans les mêmes
circonstances, accroissement du troupeau de
mouflons, et plusieurs agneaux bêlaient déjà sous les
hangars, à la grande joie de Nab et d' Harbert,
qui avaient chacun leur favori parmi les nouveaux-nés.
On tenta aussi un essai de domestication pour les
pécaris, essai qui réussit pleinement. Une étable fut
construite près de la basse-cour et compta bientôt
plusieurs petits en train de se civiliser,
c' est-à-dire de s' engraisser par les soins de Nab.
Maître Jup, chargé de leur apporter la nourriture
quotidienne, eaux de vaisselle, rognures de cuisine,
etc, s' acquittait consciencieusement de sa tâche. Il
lui arrivait bien, parfois, de s' égayer aux dépens
de ses petits pensionnaires et de leur tirer la
queue, mais c' était malice et non méchanceté, car ces
petites queues tortillées l' amusaient comme un jouet,
et son instinct était celui d' un enfant.
Un jour de ce mois de mars, Pencroff, causant avec
l' ingénieur, rappela à Cyrus Smith une promesse
que celui-ci n' avait pas encore eu le temps de remplir.
" vous aviez parlé d' un appareil qui supprimerait les
longues échelles de Granite-House, Monsieur Cyrus,
lui dit-il. Est-ce que vous ne l' établirez pas
quelque jour ?
-vous voulez parler d' une sorte d' ascenseur !
Répondit Cyrus Smith.
-appelons cela un ascenseur, si vous voulez,
répondit le marin. Le nom n' y fait rien, pourvu que
cela nous monte sans fatigue jusqu' à notre demeure.
-rien ne sera plus facile, Pencroff, mais est-ce
bien utile ?
-certes, Monsieur Cyrus. Après nous être donné le
nécessaire, pensons un peu au confortable. Pour les
personnes, ce sera du luxe, si vous voulez ; mais
pour les choses, c' est indispensable ! Ce n' est pas
déjà si commode de grimper à une longue échelle,
quand on est lourdement chargé !
-eh bien, Pencroff, nous allons essayer de vous
contenter, répondit Cyrus Smith.
-mais vous n' avez pas de machine à votre disposition.
-nous en ferons.
-une machine à vapeur ?
-non, une machine à eau. "
et, en effet, pour manoeuvrer son appareil, une
force naturelle était là à la disposition de
l' ingénieur, et que celui-ci pouvait utiliser sans
grande difficulté.
Pour cela, il suffisait d' augmenter le débit de la
petite dérivation faite au lac qui fournissait l' eau
à l' intérieur de Granite-House. L' orifice ménagé
entre les pierres et les herbes, à l' extrémité
supérieure du déversoir, fut donc accru, ce qui
produisit au fond du couloir une forte chute, dont le
trop-plein se déversa par le puits intérieur.
Au-dessous de cette chute, l' ingénieur installa un
cylindre à palettes qui se raccordait à l' extérieur
avec une roue enroulée d' un fort câble supportant une
banne. De cette façon, au moyen d' une longue corde
qui tombait jusqu' au sol et qui permettait d' embrayer
ou de désembrayer le moteur hydraulique, on pouvait
s' élever dans la banne jusqu' à la porte de
Granite-House.
Ce fut le 17 mars que l' ascenseur fonctionna pour la
première fois, et à la satisfaction commune.
Dorénavant, tous les fardeaux, bois, charbons,
provisions et colons eux-mêmes furent hissés par ce
système si simple, qui remplaça l' échelle primitive,
que personne ne songea à regretter. Top se montra
particulièrement enchanté de cette amélioration, car
il n' avait pas et ne pouvait avoir l' adresse de
maître Jup pour gravir des échelons, et bien des
fois c' était sur le dos de Nab, ou même sur celui
de l' orang, qu' il avait dû faire l' ascension de
Granite-House.
Vers cette époque aussi, Cyrus Smith essaya de
fabriquer du verre, et il dut d' abord approprier
l' ancien four à poteries à cette nouvelle destination.
Cela présentait d' assez grandes difficultés ; mais
après plusieurs essais infructueux, il finit par
réussir à monter un atelier de verrerie, que
Gédéon Spilett et Harbert, les aides naturels de
l' ingénieur, ne quittèrent pas pendant quelques jours.
Quant aux substances qui entrent dans la composition
du verre, ce sont uniquement du sable, de la craie et
de la soude (carbonate ou sulfate). Or, le rivage
fournissait le sable, la chaux fournissait la craie,
les plantes marines fournissaient la soude, les
pyrites fournissaient l' acide sulfurique, et le sol
fournissait la houille pour chauffer le four à la
température voulue. Cyrus Smith se trouvait donc
dans les conditions nécessaires pour opérer.
L' outil dont la fabrication offrit le plus de
difficulté fut la " canne " du verrier, tube de fer,
long de cinq à six pieds, qui sert à recueillir par
un de ses bouts la matière que l' on maintient à
l' état de fusion. Mais au moyen d' une bande de fer,
longue et mince, qui fut roulée comme un canon de
fusil, Pencroff réussit à fabriquer cette canne, et
elle fut bientôt en état de fonctionner.
Le 28 mars, le four fut chauffé vivement. Cent parties
de sable, trente-cinq de craie, quarante de sulfate
de soude, mêlées à deux ou trois parties de charbon en
poudre, composèrent la substance, qui fut déposée
dans les creusets en terre réfractaire. Lorsque la
température élevée du four l' eut réduite à l' état
liquide ou plutôt à l' état pâteux, Cyrus Smith
" cueillit " avec la canne une certaine quantité de
cette pâte ; il la tourna et la retourna sur une
plaque de métal préalablement disposée, de manière
à lui donner la forme convenable pour le soufflage ;
puis il passa la canne à Harbert en lui disant de
souffler par l' autre extrémité.
" comme pour faire des bulles de savon ? Demanda le
jeune garçon.
-exactement, " répondit l' ingénieur.
Et Harbert, gonflant ses joues, souffla tant et si
bien dans la canne, en ayant soin de la tourner sans
cesse, que son souffle dilata la masse vitreuse.
D' autres quantités de substance en fusion furent
ajoutées à la première, et il en résulta bientôt
une bulle qui mesurait un pied de diamètre. Alors
Cyrus Smith reprit la canne des mains d' Harbert,
et, lui imprimant un mouvement de pendule, il finit
par allonger la bulle malléable, de manière à lui
donner une forme cylindro-conique.
L' opération du soufflage avait donc donné un cylindre
de verre terminé par deux calottes hémisphériques,
qui furent facilement détachées au moyen d' un fer
tranchant mouillé d' eau froide ; puis, par le même
procédé, ce cylindre fut fendu dans sa longueur, et,
après avoir été rendu malléable par une seconde
chauffe, il fut étendu sur une plaque et plané au
moyen d' un rouleau de bois.
La première vitre était donc fabriquée, et il
suffisait de recommencer cinquante fois l' opération
pour avoir cinquante vitres. Aussi les fenêtres de
Granite-House furent-elles bientôt garnies de
plaques diaphanes, pas très-blanches peut-être, mais
suffisamment transparentes.
Quant à la gobeletterie, verres et bouteilles, ce ne
fut qu' un jeu. On les acceptait, d' ailleurs, tels
qu' ils venaient au bout de la canne. Pencroff avait
demandé la faveur de " souffler " à son tour, et
c' était un plaisir pour lui, mais il soufflait si
fort que ses produits affectaient les formes les plus
réjouissantes, qui faisaient son admiration.
Pendant une des excursions qui furent faites à cette
époque, un nouvel arbre fut découvert, dont les
produits vinrent encore accroître les ressources
alimentaires de la colonie.
Cyrus Smith et Harbert, tout en chassant, s' étaient
aventurés un jour dans la forêt du Far-West, sur la
gauche de la Mercy, et, comme toujours, le jeune
garçon faisait mille questions à l' ingénieur,
auxquelles celui-ci répondait de grand coeur. Mais il
en est de la chasse comme de toute occupation
ici-bas, et quand on n' y met pas le zèle voulu, il y a
bien des raisons pour ne point réussir.
Or, comme Cyrus Smith n' était pas chasseur et que,
d' un autre côté, Harbert parlait chimie et
physique, ce jour-là, bien des kangourous, des
cabiais ou des agoutis passèrent à bonne portée, qui
échappèrent pourtant au fusil du jeune garçon. Il
s' ensuivit donc que, la journée étant déjà avancée, les
deux chasseurs risquaient fort d' avoir fait une
excursion inutile, quand Harbert, s' arrêtant et
poussant un cri de joie, s' écria :
" ah ! Monsieur Cyrus, voyez-vous cet arbre ? "
et il montrait un arbuste plutôt qu' un arbre, car il ne
se composait que d' une tige simple, revêtue d' une
écorce squammeuse, qui portait des feuilles zébrées
de petites veines parallèles.
" et quel est cet arbre qui ressemble à un petit
palmier ? Demanda Cyrus Smith.
-c' est un " cycas revoluta " , dont j' ai le portrait
dans notre dictionnaire d' histoire naturelle !
-mais je ne vois point de fruit à cet arbuste ?
-non, Monsieur Cyrus, répondit Harbert, mais son
tronc contient une farine que la nature nous fournit
toute moulue.
-c' est donc l' arbre à pain ?
-oui ! L' arbre à pain.
-eh bien, mon enfant, répondit l' ingénieur, voilà une
précieuse découverte,
en attendant notre récolte de froment. à l' ouvrage,
et fasse le ciel que tu ne te sois pas trompé ! "
Harbert ne s' était pas trompé. Il brisa la tige
d' un cycas, qui était composée d' un tissu glandulaire
et renfermait une certaine quantité de moelle
farineuse, traversée de faisceaux ligneux, séparés
par des anneaux de même substance disposés
concentriquement. à cette fécule se mêlait un suc
mucilagineux d' une saveur désagréable, mais qu' il
serait facile de chasser par la pression. Cette
substance cellulaire formait une véritable farine de
qualité supérieure, extrêmement nourrissante, et dont,
autrefois, les lois japonaises défendaient
l' exportation.
Cyrus Smith et Harbert, après avoir bien étudié la
portion du Far-West où poussaient ces cycas,
prirent des points de repère et revinrent à
Granite-House, où ils firent connaître leur
découverte.
Le lendemain, les colons allaient à la récolte, et
Pencroff, de plus en plus enthousiaste de son île,
disait à l' ingénieur :
" Monsieur Cyrus, croyez-vous qu' il y ait des îles à
naufragés ?
-qu' entendez-vous par là, Pencroff ?
-eh bien, j' entends des îles créées spécialement
pour qu' on y fasse convenablement naufrage, et sur
lesquelles de pauvres diables puissent toujours
se tirer d' affaire !
-cela est possible, répondit en souriant l' ingénieur.
-cela est certain, monsieur, répondit Pencroff, et
il est non moins certain que l' île Lincoln en est
une ! "
on revint à Granite-House avec une ample moisson de
tiges de cycas. L' ingénieur établit une presse afin
d' extraire le suc mucilagineux mêlé à la fécule, et
il obtint une notable quantité de farine qui, sous la
main de Nab, se transforma en gâteaux et en
puddings. Ce n' était pas encore le vrai pain de
froment, mais on y touchait presque.
à cette époque aussi, l' onagga, les chèvres et les
brebis du corral fournirent quotidiennement le lait
nécessaire à la colonie. Aussi le chariot, ou plutôt
une sorte de carriole légère qui l' avait remplacé,
faisait-elle de fréquents voyages au corral, et quand
c' était à Pencroff de faire sa tournée, il emmenait
Jup et le faisait conduire, ce dont Jup, faisant
claquer son fouet, s' acquittait avec son intelligence
habituelle.
Tout prospérait donc, aussi bien au corral qu' à
Granite-House, et véritablement les colons, si ce
n' est qu' ils étaient loin de leur patrie, n' avaient
point à se plaindre. Ils étaient si bien faits à
cette vie, d' ailleurs, si accoutumés à cette île,
qu' ils n' eussent pas quitté sans regret son sol
hospitalier !
Et cependant, tant l' amour du pays tient au coeur de
l' homme, si quelque bâtiment se fût inopinément
présenté en vue de l' île, les colons lui auraient fait
des signaux, ils l' auraient attiré, et ils seraient
partis ! ... en attendant, ils vivaient de cette
existence heureuse, et ils avaient la crainte plutôt
que le désir qu' un événement quelconque vînt
l' interrompre.
Mais qui pourrait se flatter d' avoir jamais fixé la
fortune et d' être à l' abri de ses revers !
Quoi qu' il en soit, cette île Lincoln, que les
colons habitaient déjà depuis plus d' un an, était
souvent le sujet de leur conversation, et, un jour,
une observation fut faite qui devait amener plus
tard de graves conséquences.
C' était le 1er avril, un dimanche, le jour de pâques,
que Cyrus Smith et ses compagnons avaient sanctifié
par le repos et la prière. La journée avait été belle,
telle que pourrait l' être une journée d' octobre dans
l' hémisphère boréal.
Tous, vers le soir, après dîner, étaient réunis sous
la vérandah, à la lisière du plateau de Grande-Vue,
et ils regardaient monter la nuit sur l' horizon.
Quelques tasses de cette infusion de graines de
sureau, qui remplaçaient le café, avaient été servies
par Nab. On causait de l' île et de sa situation
isolée dans le Pacifique, quand Gédéon Spilett fut
amené à dire :
" mon cher Cyrus, est-ce que, depuis que vous
possédez ce sextant trouvé dans la caisse, vous avez
relevé de nouveau la position de notre île ?
-non, répondit l' ingénieur.
-mais il serait peut-être à propos de le faire, avec
cet instrument qui est plus parfait que celui que
vous avez employé.
-à quoi bon ? Dit Pencroff. L' île est bien où elle
est !
-sans doute, reprit Gédéon Spilett, mais il a pu
arriver que l' imperfection des appareils ait nui à
la justesse des observations, et puisqu' il est
facile d' en vérifier l' exactitude...
-vous avez raison, mon cher Spilett, répondit
l' ingénieur, et j' aurais dû faire cette vérification
plus tôt, bien que, si j' ai commis quelque erreur,
elle ne doive pas dépasser cinq degrés en longitude
ou en latitude.
-eh ! Qui sait ? Reprit le reporter, qui sait si
nous ne sommes pas beaucoup plus près d' une terre
habitée que nous ne le croyons ?
-nous le saurons demain, répondit Cyrus Smith,
et sans tant d' occupations qui ne m' ont laissé aucun
loisir, nous le saurions déjà.
-bon ! Dit Pencroff, M Cyrus est un trop bon
observateur pour s' être trompé, et si elle n' a pas
bougé de place, l' île est bien où il l' a mise !
-nous verrons. "
il s' ensuivit donc que le lendemain, au moyen du
sextant, l' ingénieur fit les observations nécessaires
pour vérifier les coordonnées qu' il avait déjà
obtenues, et voici quel fut le résultat de son
opération :
sa première observation lui avait donné pour la
situation de l' île Lincoln :
en longitude ouest : de 150 degrés à 155 degrés ;
en latitude sud : de 30 degrés à 35 degrés.
La seconde donna exactement :
en longitude ouest : 150 degrés 30 minutes ;
en latitude sud : 34 degrés 57 minutes.
Ainsi donc, malgré l' imperfection de ses appareils,
Cyrus Smith avait opéré avec tant d' habileté, que
son erreur n' avait pas dépassé cinq degrés.
" maintenant, dit Gédéon Spilett, puisque, en même
temps qu' un sextant, nous possédons un atlas, voyons,
mon cher Cyrus, la position que l' île Lincoln
occupe exactement dans le Pacifique. "
Harbert alla chercher l' atlas, qui, on le sait,
avait été édité en France, et dont, par conséquent,
la nomenclature était en langue française.
La carte du Pacifique fut développée, et
l' ingénieur, son compas à la main, s' apprêta à en
déterminer la situation.
Soudain, le compas s' arrêta dans sa main, et il dit :
" mais il existe déjà une île dans cette partie du
Pacifique !
-une île ? S' écria Pencroff.
-la nôtre, sans doute ? Répondit Gédéon Spilett.
-non, reprit Cyrus Smith. Cette île est située
par 153 degrés de longitude et 37 degrés 11 minutes
de latitude, c' est-à-dire à deux degrés et demi plus
à l' ouest et deux degrés plus au sud que l' île
Lincoln.
-et quelle est cette île ? Demanda Harbert.
-l' île Tabor.
-une île importante ?
-non, un îlot perdu dans le Pacifique, et qui n' a
jamais été visité peut-être !
-eh bien, nous le visiterons, dit Pencroff.
-nous ?
-oui, Monsieur Cyrus. Nous construirons une
barque pontée, et je me charge de la conduire. -à
quelle distance sommes-nous de cette île Tabor ?
-à cent cinquante milles environ dans le nord-est,
répondit Cyrus Smith.
-cent cinquante milles ! Et qu' est cela ? Répondit
Pencroff. En quarante-huit heures et avec un bon
vent, ce sera enlevé !
-mais à quoi bon ? Demanda le reporter.
-on ne sait pas. Faut voir ! "
et sur cette réponse, il fut décidé qu' une
embarcation serait construite, de manière à pouvoir
prendre la mer vers le mois d' octobre prochain, au
retour de la belle saison.
chapitre x
lorsque Pencroff s' était mis un projet en tête, il
n' avait et ne laissait pas de cesse qu' il n' eût été
exécuté. Or, il voulait visiter l' île Tabor, et,
comme une embarcation d' une certaine grandeur était
nécessaire à cette traversée, il fallait construire
ladite embarcation.
Voici le plan qui fut arrêté par l' ingénieur,
d' accord avec le marin.
Le bateau mesurerait trente-cinq pieds de quille et
neuf pieds de bau, -ce qui en ferait un marcheur,
si ses fonds et ses lignes d' eau étaient réussis, -et
ne devrait pas tirer plus de six pieds, calant d' eau
suffisant pour le maintenir contre la dérive. Il
serait ponté dans toute sa longueur, percé de deux
écoutilles qui donneraient accès dans deux chambres
séparées par une cloison, et gréé en sloop, avec
brigantine, trinquette, fortune, flèche, foc,
voilure très-maniable, amenant bien en cas de grains,
et très-favorable pour tenir le plus près. Enfin, sa
coque serait construite à francs bords, c' est-à-dire
que les bordages affleureraient au lieu de se
superposer, et quant à sa membrure, on l' appliquerait
à chaud après l' ajustement des bordages qui seraient
montés sur faux-couples.
Quel bois serait employé à la construction de ce
bateau ? L' orme ou le sapin, qui abondaient dans
l' île ? On se décida pour le sapin, bois un peu
" fendif " , suivant l' expression des charpentiers, mais
facile à travailler, et qui supporte aussi bien que
l' orme l' immersion dans l' eau.
Ces détails arrêtés, il fut convenu que, puisque le
retour de la belle saison ne s' effectuerait pas avant
six mois, Cyrus Smith et Pencroff travailleraient
seuls au bateau. Gédéon Spilett et Harbert
devaient continuer de chasser, et ni Nab,
ni maître Jup, son aide, n' abandonneraient les
travaux domestiques qui leur étaient dévolus.
Aussitôt les arbres choisis, on les abattit, on les
débita, on les scia en planches, comme eussent pu
faire des scieurs de long. Huit jours après, dans
le renfoncement qui existait entre les Cheminées et
la muraille, un chantier était préparé, et une
quille, longue de trente-cinq pieds, munie d' un
étambot à l' arrière et d' une étrave à l' avant,
s' allongeait sur le sable.
Cyrus Smith n' avait point marché en aveugle dans
cette nouvelle besogne. Il se connaissait en
construction maritime comme en presque toutes choses,
et c' était sur le papier qu' il avait d' abord cherché
le gabarit de son embarcation. D' ailleurs, il était
bien servi par Pencroff, qui, ayant travaillé
quelques années dans un chantier de Brooklyn,
connaissait la pratique du métier. Ce ne fut donc
qu' après calculs sévères et mûres réflexions que les
faux-couples furent enmanchés sur la quille.
Pencroff, on le croira volontiers, était tout feu
pour mener à bien sa nouvelle entreprise, et il
n' eût pas voulu l' abandonner un instant.
Une seule opération eut le privilège de l' arracher,
mais pour un jour seulement, à son chantier de
construction. Ce fut la deuxième récolte de blé, qui
se fit le 15 avril. Elle avait réussi comme la
première, et donna la proportion de grains annoncée
d' avance.
" cinq boisseaux ! Monsieur Cyrus, dit Pencroff,
après avoir scrupuleusement mesuré ses richesses.
-cinq boisseaux, répondit l' ingénieur, et, à cent
trente mille grains par boisseau, cela fait six cent
cinquante mille grains.
-eh bien ! Nous sèmerons tout cette fois, dit le
marin, moins une petite réserve cependant !
-oui, Pencroff, et, si la prochaine récolte donne
un rendement proportionnel, nous aurons quatre mille
boisseaux.
-et on mangera du pain ?
-on mangera du pain.
-mais il faudra faire un moulin ?
-on fera un moulin. "
le troisième champ de blé fut donc incomparablement
plus étendu que les deux premiers, et la terre,
préparée avec un soin extrême, reçut la précieuse
semence. Cela fait, Pencroff revint à ses travaux.
Pendant ce temps, Gédéon Spilett et Harbert
chassaient dans les environs, et ils s' aventurèrent
assez profondément dans les parties encore inconnues
du Far-West,
leurs fusils chargés à balle, prêts à toute mauvaise
rencontre. C' était un inextricable fouillis d' arbres
magnifiques et pressés les uns contre les autres
comme si l' espace leur eût manqué. L' exploration de
ces masses boisées était extrêmement difficile, et le
reporter ne s' y hasardait jamais sans emporter la
boussole de poche, car le soleil perçait à peine les
épaisses ramures, et il eût été difficile de retrouver
son chemin. Il arrivait naturellement que le gibier
était plus rare en ces endroits, où il n' aurait pas
eu une assez grande liberté d' allures. Cependant,
trois gros herbivores furent tués pendant cette
dernière quinzaine d' avril. C' étaient des koulas,
dont les colons avaient déjà vu un échantillon au
nord du lac, qui se laissèrent tuer stupidement entre
les grosses branches des arbres sur lesquels ils
avaient cherché refuge. Leurs peaux furent rapportées
à Granite-House, et, l' acide sulfurique aidant,
elles furent soumises à une sorte de tannage qui les
rendit utilisables.
Une découverte, précieuse à un autre point de vue,
fut faite aussi pendant une de ces excursions, et
celle-là, on la dut à Gédéon Spilett.
C' était le 30 avril. Les deux chasseurs s' étaient
enfoncés dans le sud-ouest du Far-West, quand le
reporter, précédant Harbert d' une cinquantaine de
pas, arriva dans une sorte de clairière, sur laquelle
les arbres, plus espacés, laissaient pénétrer quelques
rayons.
Gédéon Spilett fut tout d' abord surpris de l' odeur
qu' exhalaient certains végétaux à tiges droites,
cylindriques et rameuses, qui produisaient des fleurs
disposées en grappes et de très-petites graines. Le
reporter arracha une ou deux de ces tiges et revint
vers le jeune garçon, auquel il dit :
" vois donc ce que c' est que cela, Harbert ?
-et où avez-vous trouvé cette plante, Monsieur
Spilett ?
-là, dans une clairière, où elle pousse
très-abondamment.
-eh bien ! Monsieur Spilett, dit Harbert, voilà
une trouvaille qui vous assure tous les droits à la
reconnaissance de Pencroff !
-c' est donc du tabac ?
-oui, et, s' il n' est pas de première qualité, ce n' en
est pas moins du tabac !
-ah ! Ce brave Pencroff ! Va-t-il être content !
Mais il ne fumera pas tout, que diable ! Et il nous
en laissera bien notre part !
-ah ! Une idée, Monsieur Spilett, répondit
Harbert. Ne disons rien à Pencroff, prenons le
temps de préparer ces feuilles, et, un beau jour, on
lui présentera une pipe toute bourrée !
-entendu, Harbert, et ce jour-là notre digne
compagnon n' aura plus rien à désirer en ce monde ! "
le reporter et le jeune garçon firent une bonne
provision de la précieuse plante, et ils revinrent
à Granite-House, où ils l' introduisirent " en
fraude " , et avec autant de précaution que si
Pencroff eût été le plus sévère des douaniers.
Cyrus Smith et Nab furent mis dans la confidence,
et le marin ne se douta de rien, pendant tout le
temps, assez long, qui fut nécessaire pour sécher les
feuilles minces, les hacher, les soumettre à une
certaine torréfaction sur des pierres chaudes. Cela
demanda deux mois ; mais toutes ces manipulations
purent être faites à l' insu de Pencroff, car,
occupé de la construction du bateau, il ne remontait
à Granite-House qu' à l' heure du repos.
Une fois encore, cependant, et quoi qu' il en eût, sa
besogne favorite fut interrompue le 1er mai, par une
aventure de pêche, à laquelle tous les colons durent
prendre part.
Depuis quelques jours, on avait pu observer en mer,
à deux ou trois milles au large, un énorme animal qui
nageait dans les eaux de l' île Lincoln. C' était une
baleine de la plus grande taille, qui,
vraisemblablement, devait appartenir à l' espèce
australe, dite " baleine du Cap " .
" quelle bonne fortune ce serait de nous en emparer !
S' écria le marin. Ah ! Si nous avions une embarcation
convenable et un harpon en bon état, comme je dirais :
" courons à la bête, car elle vaut la peine qu' on la
prenne ! "
-eh ! Pencroff, dit Gédéon Spilett, j' aurais
aimé à vous voir manoeuvrer le harpon. Cela doit être
curieux !
-très-curieux et non sans danger, dit l' ingénieur ;
mais, puisque nous n' avons pas les moyens d' attaquer
cet animal, il est inutile de s' occuper de lui.
-je m' étonne, dit le reporter, de voir une baleine
sous cette latitude relativement élevée.
-pourquoi donc, Monsieur Spilett ? Répondit
Harbert. Nous sommes précisément sur cette partie du
Pacifique que les pêcheurs anglais et américains
appellent le " whale-field " , et c' est ici, entre la
Nouvelle-Zélande et l' Amérique Du Sud, que les
baleines de l' hémisphère austral se rencontrent en
plus grand nombre.
-rien n' est plus vrai, répondit Pencroff, et ce qui
me surprend, moi, c' est que nous n' en ayons pas vu
davantage. Après tout, puisque nous ne pouvons les
approcher, peu importe ! "
et Pencroff retourna à son ouvrage, non sans pousser
un soupir de regret, car, dans tout marin, il y a un
pêcheur, et si le plaisir de la pêche est en raison
directe de la grosseur de l' animal, on peut juger de
ce qu' un baleinier éprouve en présence d' une baleine !
Et si ce n' avait été que le plaisir ! Mais on ne
pouvait se dissimuler qu' une telle proie eût été
bien profitable à la colonie, car l' huile, la graisse,
les fanons pouvaient être employés à bien des usages !
Or, il arriva ceci, c' est que la baleine signalée
sembla ne point vouloir abandonner les eaux de l' île.
Donc, soit des fenêtres de Granite-House, soit du
plateau de Grande-Vue, Harbert et Gédéon Spilett,
quand ils n' étaient pas à la chasse, Nab, tout en
surveillant ses fourneaux, ne quittaient pas la
lunette et observaient tous les mouvements de
l' animal. Le cétacé, profondément engagé dans la
vaste baie de l' Union, la sillonnait rapidement
depuis le cap Mandibule jusqu' au cap Griffe,
poussé par sa nageoire caudale prodigieusement
puissante, sur laquelle il s' appuyait et se mouvait
par soubresauts avec une vitesse qui allait
quelquefois jusqu' à douze milles à l' heure.
Quelquefois aussi, il s' approchait si près de
l' îlot, qu' on pouvait le distinguer complètement.
C' était bien la baleine australe, qui est entièrement
noire, et dont la tête est plus déprimée que celle des
baleines du nord.
On la voyait aussi rejeter par ses évents, et à une
grande hauteur, un nuage de vapeur... ou d' eau, car
-si bizarre que le fait paraisse-les naturalistes
et les
baleiniers ne sont pas encore d' accord à ce sujet.
Est-ce de l' air, est-ce de l' eau qui est ainsi
chassé ? On admet généralement que c' est de la vapeur,
qui, se condensant soudain au contact de l' air froid,
retombe en pluie.
Cependant la présence de ce mammifère marin
préoccupait les colons. Cela agaçait surtout Pencroff
et lui donnait des distractions pendant son travail.
Il finissait par en avoir envie, de cette baleine,
comme un enfant d' un objet qu' on lui interdit. La
nuit, il en rêvait à voix haute, et certainement,
s' il avait eu des moyens de l' attaquer, si la
chaloupe eût été en état de tenir la mer, il n' aurait
pas hésité à se mettre à sa poursuite.
Mais ce que les colons ne pouvaient faire, le hasard
le fit pour eux, et le 3 mai, des cris de Nab, posté
à la fenêtre de sa cuisine, annoncèrent que la baleine
était échouée sur le rivage de l' île.
Harbert et Gédéon Spilett, qui allaient partir
pour la chasse, abandonnèrent leur fusil, Pencroff
jeta sa hache, Cyrus Smith et Nab rejoignirent
leurs compagnons, et tous se dirigèrent rapidement
vers le lieu d' échouage.
Cet échouement s' était produit sur la grève de la
pointe de l' épave, à trois milles de Granite-House
et à mer haute. Il était donc probable que le cétacé
ne pourrait pas se dégager facilement. En tout cas,
il fallait se hâter, afin de lui couper la retraite
au besoin. On courut avec pics et épieux ferrés, on
passa le pont de la Mercy, on redescendit la rive
droite de la rivière, on prit par la grève, et, en
moins de vingt minutes, les colons étaient auprès de
l' énorme animal, au-dessus duquel fourmillait déjà
un monde d' oiseaux.
" quel monstre ! " s' écria Nab.
Et l' expression était juste, car c' était une baleine
australe, longue de quatre-vingts pieds, un géant de
l' espèce, qui ne devait pas peser moins de cent
cinquante mille livres !
Cependant le monstre, ainsi échoué, ne remuait pas et
ne cherchait pas, en se débattant, à se remettre à
flot pendant que la mer était haute encore.
Les colons eurent bientôt l' explication de son
immobilité, quand, à marée basse, ils eurent fait le
tour de l' animal.
Il était mort, et un harpon sortait de son flanc
gauche.
" il y a donc des baleiniers sur nos parages ? Dit
aussitôt Gédéon Spilett.
-pourquoi cela ? Demanda le marin.
-puisque ce harpon est encore là...
-eh ! Monsieur Spilett, cela ne prouve rien,
répondit Pencroff. On a vu
des baleines faire des milliers de milles avec un
harpon au flanc, et celle-ci aurait été frappée au
nord de l' Atlantique et serait venue mourir au sud
du Pacifique, qu' il ne faudrait pas s' en étonner !
-cependant... dit Gédéon Spilett, que l' affirmation
de Pencroff ne satisfaisait pas.
-cela est parfaitement possible, répondit Cyrus
Smith ; mais examinons ce harpon. Peut-être, suivant
un usage assez répandu, les baleiniers ont-ils gravé
sur celui-ci le nom de leur navire ? "
en effet, Pencroff, ayant arraché le harpon que
l' animal avait au flanc, y lut cette inscription :
Maria-Stella
Vineyard.
" un navire du Vineyard ! Un navire de mon pays !
S' écria-t-il. La Maria-Stella ! un beau
baleinier, ma foi ! Et que je connais bien ! Ah ! Mes
amis, un bâtiment du Vineyard, un baleinier du
Vineyard ! "
et le marin, brandissant le harpon, répétait non sans
émotion ce nom qui lui tenait au coeur, ce nom de son
pays natal !
Mais, comme on ne pouvait attendre que la
Maria-Stella vînt réclamer l' animal harponné par
elle, on résolut de procéder au dépeçage avant que
la décomposition se fît. Les oiseaux de proie, qui
épiaient depuis quelques jours cette riche proie,
voulaient, sans plus tarder, faire acte de
possesseurs, et il fallut les écarter à coups de fusil.
Cette baleine était une femelle dont les mamelles
fournirent une grande quantité d' un lait qui,
conformément à l' opinion du naturaliste Dieffenbach,
pouvait passer pour du lait de vache, et, en effet,
il n' en diffère ni par le goût, ni par la
coloration, ni par la densité.
Pencroff avait autrefois servi sur un navire
baleinier, et il put diriger méthodiquement
l' opération du dépeçage, -opération assez
désagréable, qui dura trois jours, mais devant
laquelle aucun des colons ne se rebuta, pas même
Gédéon Spilett, qui, au dire du marin, finirait par
faire " un très-bon naufragé " .
Le lard, coupé en tranches parallèles de deux pieds et
demi d' épaisseur, puis divisé en morceaux qui
pouvaient peser mille livres chacun, fut fondu dans de
grands vases de terre, apportés sur le lieu même du
dépeçage, -car on ne voulait pas empester les abords
du plateau de Grande-Vue, -et dans cette fusion il
perdit environ un tiers de son poids. Mais il y en
avait à profusion : la langue
seule donna six mille livres d' huile, et la lèvre
inférieure quatre mille. Puis, avec cette graisse,
qui devait assurer pour longtemps la provision de
stéarine et de glycérine, il y avait encore les
fanons, qui trouveraient, sans doute, leur emploi,
bien qu' on ne portât ni parapluies ni corsets à
Granite-House. La partie supérieure de la bouche du
cétacé était, en effet, pourvue, sur les deux côtés,
de huit cents lames cornées, très-élastiques, de
contexture fibreuse, et effilées à leurs bords comme
deux grands peignes, dont les dents, longues de six
pieds, servent à retenir les milliers d' animalcules,
de petits poissons et de mollusques dont se nourrit
la baleine.
L' opération terminée, à la grande satisfaction des
opérateurs, les restes de l' animal furent abandonnés
aux oiseaux, qui devraient en faire disparaître
jusqu' aux derniers vestiges, et les travaux quotidiens
furent repris à Granite-House.
Toutefois, avant de rentrer au chantier de
construction, Cyrus Smith eut l' idée de fabriquer
certains engins qui excitèrent vivement la curiosité
de ses compagnons. Il prit une douzaine de fanons de
baleine qu' il coupa en six parties égales et qu' il
aiguisa à leur extrémité.
" et cela, Monsieur Cyrus, demanda Harbert, quand
l' opération fut terminée, cela servira ? ...
-à tuer des loups, des renards, et même des jaguars,
répondit l' ingénieur.
-maintenant ?
-non, cet hiver, quand nous aurons de la glace à
notre disposition.
-je ne comprends pas... répondit Harbert.
-tu vas comprendre, mon enfant, répondit l' ingénieur.
Cet engin n' est pas de mon invention, et il est
fréquemment employé par les chasseurs aléoutiens
dans l' Amérique russe. Ces fanons que vous voyez,
mes amis, eh bien ! Lorsqu' il gèlera, je les
recourberai, je les arroserai d' eau jusqu' à ce qu' ils
soient entièrement enduits d' une couche de glace
qui maintiendra leur courbure, et je les sèmerai sur
la neige, après les avoir préalablement dissimulés
sous une couche de graisse. Or, qu' arrivera-t-il si
un animal affamé avale un de ces appâts ? C' est que
la chaleur de son estomac fera fondre la glace, et que
le fanon, se détendant, le percera de ses bouts
aiguisés.
-voilà qui est ingénieux ! Dit Pencroff.
-et qui épargnera la poudre et les balles, répondit
Cyrus Smith.
-cela vaut mieux que les trappes ! Ajouta Nab.
-attendons donc l' hiver !
-attendons l' hiver. "
cependant la construction du bateau avançait, et,
vers la fin du mois, il était
à demi bordé. On pouvait déjà reconnaître que ses
formes seraient excellentes pour qu' il tînt bien la
mer.
Pencroff travaillait avec une ardeur sans pareille,
et il fallait sa robuste nature pour résister à ces
fatigues ; mais ses compagnons lui préparaient en
secret une récompense pour tant de peines, et, le
31 mai, il devait éprouver une des plus grandes joies
de sa vie.
Ce jour-là, à la fin du dîner, au moment où il allait
quitter la table, Pencroff sentit une main s' appuyer
sur son épaule.
C' était la main de Gédéon Spilett, lequel lui dit :
" un instant, maître Pencroff, on ne s' en va pas
ainsi ! Et le dessert que vous oubliez ?
-merci, Monsieur Spilett, répondit le marin, je
retourne au travail.
-eh bien, une tasse de café, mon ami ?
-pas davantage.
-une pipe, alors ? "
Pencroff s' était levé soudain, et sa bonne grosse
figure pâlit, quand il vit le reporter qui lui
présentait une pipe toute bourrée, et Harbert, une
braise ardente.
Le marin voulut articuler une parole sans pouvoir y
parvenir ; mais, saisissant la pipe, il la porta à ses
lèvres ; puis, y appliquant la braise, il aspira coup
sur coup cinq ou six gorgées.
Un nuage bleuâtre et parfumé se développa, et, des
profondeurs de ce nuage, on entendit une voix délirante
qui répétait :
" du tabac ! Du vrai tabac !
-oui, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et même de
l' excellent tabac !
-oh ! Divine providence ! Auteur sacré de toutes
choses ! S' écria le marin. Il ne manque donc plus rien
à notre île ! "
et Pencroff fumait, fumait, fumait !
" et qui a fait cette découverte ? Demanda-t-il enfin.
Vous, sans doute, Harbert ?
-non, Pencroff, c' est M Spilett.
-Monsieur Spilett ! S' écria le marin en serrant
sur sa poitrine le reporter, qui n' avait jamais subi
pareille étreinte.
-ouf ! Pencroff, répondit Gédéon Spilett, en
reprenant sa respiration, un instant compromise.
Faites une part dans votre reconnaissance à Harbert
qui a reconnu cette plante, à Cyrus qui l' a
préparée, et à Nab qui a eu bien de la peine à nous
garder le secret !
-eh bien, mes amis, je vous revaudrai cela quelque
jour ! Répondit le marin. Maintenant, c' est à la vie,
à la mort ! "
chapitre xi
cependant l' hiver arrivait avec ce mois de juin, qui
est le décembre des zones boréales, et la grande
occupation fut la confection de vêtements chauds
et solides.
Les mouflons du corral avaient été dépouillés de leur
laine, et cette précieuse matière textile, il ne
s' agissait donc plus que de la transformer en étoffe.
Il va sans dire que Cyrus Smith n' ayant à sa
disposition ni cardeuses, ni peigneuses, ni lisseuses,
ni étireuses, ni retordeuses, ni " mule-jenny " , ni
" self-acting " pour filer la laine, ni métier pour la
tisser, dut procéder d' une façon plus simple, de
manière à économiser le filage et le tissage. Et, en
effet, il se proposait tout bonnement d' utiliser la
propriété qu' ont les filaments de laine, quand on les
presse en tous sens, de s' enchevêtrer et de constituer,
par leur simple entrecroisement, cette étoffe qu' on
appelle feutre. Ce feutre pouvait donc s' obtenir par
un simple foulage, opération qui, si elle diminue la
souplesse de l' étoffe, augmente notamment ses
propriétés conservatrices de la chaleur. Or,
précisément, la laine fournie par les mouflons était
faite de brins très-courts, et c' est une bonne
condition pour le feutrage.
L' ingénieur, aidé de ses compagnons, y compris
Pencroff, -il dut encore une fois abandonner son
bateau ! -commença les opérations préliminaires, qui
eurent pour but de débarrasser la laine de cette
substance huileuse et grasse dont elle est imprégnée
et qu' on nomme le suint. Ce dégraissage se fit dans
des cuves remplies d' eau, qui furent portées à la
température de soixante-dix degrés, et dans lesquelles
la laine plongea pendant vingt-quatre heures ; on en
fit, ensuite, un lavage à fond au moyen de bains de
soude ; puis cette laine, lorsqu' elle eut été
suffisamment séchée par la pression, fut en état d' être
foulée, c' est-à-dire de produire une solide étoffe,
grossière sans doute et qui n' aurait eu aucune valeur
dans un centre industriel d' Europe ou d' Amérique,
mais dont on devait faire un extrême cas sur les
" marchés de l' île Lincoln " .
On comprend que ce genre d' étoffe doit avoir été
connu dès les époques les
plus reculées, et, en effet, les premières étoffes
de laine ont été fabriquées par ce procédé qu' allait
employer Cyrus Smith.
Où sa qualité d' ingénieur le servit fort, ce fut dans
la construction de la machine destinée à fouler la
laine, car il sut habilement profiter de la force
mécanique, inutilisée jusqu' alors, que possédait la
chute d' eau de la grève, pour mouvoir un moulin à
foulon.
Rien ne fut plus rudimentaire. Un arbre, muni de cames
qui soulevaient et laissaient retomber tour à tour
des pilons verticaux, des auges destinées à recevoir
la laine, à l' intérieur desquelles retombaient ces
pilons, un fort bâtis en charpente contenant et
reliant tout le système : telle fut la machine en
question, et telle elle avait été pendant des siècles,
jusqu' au moment où l' on eut l' idée de remplacer les
pilons par des cylindres compresseurs et de soumettre
la matière, non plus à un battage, mais à un laminage
véritable.
L' opération, bien dirigée par Cyrus Smith, réussit
à souhait. La laine, préalablement imprégnée d' une
dissolution savonneuse, destinée, d' une part, à en
faciliter le glissement, le rapprochement, la
compression et le ramollissement, de l' autre, à
empêcher son altération par le battage, sortit du
moulin sous forme d' une épaisse nappe de feutre. Les
stries et aspérités dont le brin de laine est
naturellement pourvu s' étaient si bien accrochées et
enchevêtrées les unes aux autres, qu' elles formaient
une étoffe également propre à faire des
vêtements ou des couvertures. Ce n' était évidemment
ni du mérinos, ni de la mousseline, ni du cachemire
d' écosse, ni du stoff, ni du reps, ni du satin de
Chine, ni de l' Orléans, ni de l' alpaga, ni du drap,
ni de la flanelle ! C' était du " feutre lincolnien " ,
et l' île Lincoln comptait une industrie de plus.
Les colons eurent donc, avec de bons vêtements,
d' épaisses couvertures, et ils purent voir venir sans
crainte l' hiver de 1866-67.
Les grands froids commencèrent véritablement à se
faire sentir vers le 20 juin, et, à son grand regret,
Pencroff dut suspendre la construction du bateau,
qui, d' ailleurs, ne pouvait manquer d' être achevé
pour le printemps prochain.
L' idée fixe du marin était de faire un voyage de
reconnaissance à l' île Tabor, bien que Cyrus Smith
n' approuvât pas ce voyage, tout de curiosité, car
il n' y avait évidemment aucun secours à trouver sur
ce rocher désert et à demi aride. Un voyage de cent
cinquante milles, sur un bateau relativement petit,
au milieu de mers inconnues, cela ne laissait pas de
lui causer quelque appréhension. Que l' embarcation,
une fois au large, fût mise dans l' impossibilité
d' atteindre Tabor et ne pût revenir à l' île Lincoln,
que deviendrait-elle au milieu de ce Pacifique, si
fécond en sinistres ?
Cyrus Smith causait souvent de ce projet avec
Pencroff, et il trouvait dans le marin un
entêtement assez bizarre à accomplir ce voyage,
entêtement dont peut-être celui-ci ne se rendait pas
bien compte.
" car enfin, lui dit un jour l' ingénieur, je vous ferai
observer, mon ami, qu' après avoir dit tant de bien de
l' île Lincoln, après avoir tant de fois manifesté
le regret que vous éprouveriez s' il vous fallait
l' abandonner, vous êtes le premier à vouloir la
quitter.
-la quitter pour quelques jours seulement, répondit
Pencroff, pour quelques jours seulement, Monsieur
Cyrus ! Le temps d' aller et de revenir, de voir ce
que c' est que cet îlot !
-mais il ne peut valoir l' île Lincoln !
-j' en suis sûr d' avance !
-alors pourquoi vous aventurer ?
-pour savoir ce qui se passe à l' île Tabor !
-mais il ne s' y passe rien ! Il ne peut rien s' y
passer !
-qui sait ?
-et si vous êtes pris par quelque tempête ?
-cela n' est pas à craindre dans la belle saison,
répondit Pencroff. Mais, Monsieur Cyrus, comme il
faut tout prévoir, je vous demanderai la permission
de n' emmener qu' Harbert avec moi dans ce voyage.
-Pencroff, répondit l' ingénieur en mettant la main
sur l' épaule du marin, s' il vous arrivait malheur à
vous et à cet enfant, dont le hasard a fait notre
fils, croyez-vous que nous nous en consolerions
jamais ?
-Monsieur Cyrus, répondit Pencroff avec une
inébranlable confiance, nous ne vous causerons pas ce
chagrin-là. D' ailleurs, nous reparlerons de ce voyage,
quand le temps sera venu de le faire. Puis, j' imagine
que, lorsque vous aurez vu notre bateau bien gréé,
bien accastillé, quand vous aurez observé comment il
se comporte à la mer, quand nous aurons fait le tour
de notre île, -car nous le ferons ensemble, -
j' imagine, dis-je, que vous n' hésiterez plus à me
laisser partir ! Je ne vous cache pas que ce sera un
chef-d' oeuvre, votre bateau !
-dites au moins : notre bateau, Pencroff ! " répondit
l' ingénieur, momentanément désarmé.
La conversation finit ainsi pour recommencer plus
tard, sans convaincre ni le marin ni l' ingénieur.
Les premières neiges tombèrent vers la fin du mois de
juin. Préalablement, le corral avait été approvisionné
largement et ne nécessita plus de visites
quotidiennes, mais il fut décidé qu' on ne laisserait
jamais passer une semaine sans s' y rendre.
Les trappes furent tendues de nouveau, et l' on fit
l' essai des engins fabriqués par Cyrus Smith. Les
fanons recourbés, emprisonnés dans un étui de glace et
recouverts d' une épaisse couche de graisse, furent
placés sur la lisière de la forêt, à l' endroit où
passaient communément les animaux pour se rendre
au lac.
à la grande satisfaction de l' ingénieur, cette
invention, renouvelée des pêcheurs aléoutiens, réussit
parfaitement. Une douzaine de renards, quelques
sangliers et même un jaguar s' y laissèrent prendre,
et on trouva ces animaux morts, l' estomac perforé
par les fanons détendus.
Ici se place un essai qu' il convient de rapporter,
car ce fut la première tentative faite par les colons
pour communiquer avec leurs semblables.
Gédéon Spilett avait déjà songé plusieurs fois, soit
à jeter à la mer une notice renfermée dans une
bouteille que les courants porteraient peut-être à une
côte habitée, soit à la confier à des pigeons. Mais
comment sérieusement espérer que pigeons ou bouteilles
pussent franchir la distance qui séparait l' île de
toute terre et qui était de douze cents milles ?
C' eut été pure folie.
Mais, le 30 juin, capture fut faite, non sans peine,
d' un albatros qu' un coup de fusil d' Harbert avait
légèrement blessé à la patte. C' était un magnifique
oiseau de la famille de ces grands voiliers, dont les
ailes étendues mesurent dix
pieds d' envergure, et qui peuvent traverser des mers
aussi larges que le Pacifique.
Harbert aurait bien voulu garder ce superbe oiseau,
dont la blessure guérit promptement et qu' il
prétendait apprivoiser, mais Gédéon Spilett lui fit
comprendre que l' on ne pouvait négliger cette
occasion de tenter de correspondre par ce courrier
avec les terres du Pacifique, et Harbert dut se
rendre, car si l' albatros était venu de quelque région
habitée, il ne manquerait pas d' y retourner dès qu' il
serait libre.
Peut-être, au fond, Gédéon Spilett, chez qui le
chroniqueur reparaissait quelquefois, n' était-il pas
fâché de lancer à tout hasard un attachant article
relatant les aventures des colons de l' île Lincoln !
Quel succès pour le reporter attitré du
New-York Herald, et pour le numéro qui
contiendrait la chronique, si jamais elle arrivait
à l' adresse de son directeur, l' honorable John
Benett !
Gédéon Spilett rédigea donc une notice succincte
qui fut mise dans un sac de forte toile gommée, avec
prière instante, à quiconque la trouverait, de la faire
parvenir aux bureaux du New-York Herald.
ce petit sac fut attaché au cou de l' albatros, et non
à sa patte, car ces oiseaux ont l' habitude de se
reposer à la surface de la mer ; puis, la liberté
fut rendue à ce rapide courrier de l' air, et ce ne
fut pas sans quelque émotion que les colons le virent
disparaître au loin dans les brumes de l' ouest.
" où va-t-il ainsi ? Demanda Pencroff.
-vers la Nouvelle-Zélande, répondit Harbert.
-bon voyage ! " s' écria le marin, qui, lui,
n' attendait pas grand résultat de ce mode de
correspondance.
Avec l' hiver, les travaux avaient été repris à
l' intérieur de Granite-House, réparation de
vêtements, confections diverses, et entre autres des
voiles de l' embarcation, qui furent taillées dans
l' inépuisable enveloppe de l' aérostat...
pendant le mois de juillet, les froids furent
intenses, mais on n' épargna ni le bois, ni le charbon.
Cyrus Smith avait installé une seconde cheminée
dans la grande salle, et c' était là que se passaient
les longues soirées. Causerie pendant que l' on
travaillait, lecture quand les mains restaient
oisives, et le temps s' écoulait avec profit pour tout
le monde.
C' était une vraie jouissance pour les colons, quand,
de cette salle bien éclairée de bougies, bien
chauffée de houille, après un dîner réconfortant, le
café de sureau fumant dans la tasse, les pipes
s' empanachant d' une odorante fumée, ils entendaient la
tempête mugir au dehors ! Ils eussent éprouvé un
bien-être complet, si le bien-être pouvait jamais
exister pour qui est loin de ses semblables et sans
communication possible avec eux ! Ils causaient
toujours de leur pays, des amis qu' ils avaient
laissés, de cette grandeur de la république
américaine, dont l' influence ne pouvait que
s' accroître, et Cyrus Smith, qui avait été très-mêlé
aux affaires de l' Union, intéressait vivement ses
auditeurs par ses récits, ses aperçus et ses
pronostics.
Il arriva, un jour, que Gédéon Spilett fut amené
à lui dire :
" mais enfin, mon cher Cyrus, tout ce mouvement
industriel et commercial auquel vous prédisez une
progression constante, est-ce qu' il ne court pas le
danger d' être absolument arrêté tôt ou tard ?
-arrêté ! Et par quoi ?
-mais par le manque de ce charbon, qu' on peut
justement appeler le plus précieux des minéraux !
-oui, le plus précieux, en effet, répondit l' ingénieur,
et il semble que la nature ait voulu constater qu' il
l' était, en faisant le diamant, qui n' est uniquement
que du carbone pur cristallisé.
-vous ne voulez pas dire, Monsieur Cyrus, repartit
Pencroff, qu' on brûlera du diamant en guise de
houille dans les foyers des chaudières ?
-non, mon ami, répondit Cyrus Smith.
-cependant j' insiste, reprit Gédéon Spilett. Vous
ne niez pas qu' un jour le charbon sera entièrement
consommé ?
-oh ! Les gisements houillers sont encore
considérables, et les cent mille ouvriers qui leur
arrachent annuellement cent millions de quintaux
métriques ne sont pas près de les avoir épuisés !
-avec la proportion croissante de la consommation
du charbon de terre, répondit Gédéon Spilett, on
peut prévoir que ces cent mille ouvriers seront
bientôt deux cent mille et que l' extraction sera
doublée ?
-sans doute ; mais, après les gisements d' Europe,
que de nouvelles machines permettront bientôt
d' exploiter plus à fond, les houillères d' Amérique
et d' Australie fourniront longtemps encore à la
consommation de l' industrie.
-combien de temps ? Demanda le reporter.
-au moins deux cent cinquante ou trois cents ans.
-c' est rassurant pour nous, répondit Pencroff,
mais inquiétant pour nos arrière-petits-cousins !
-on trouvera autre chose, dit Harbert.
-il faut l' espérer, répondit Gédéon Spilett, car
enfin sans charbon, plus de machines, et sans
machines, plus de chemins de fer, plus de bateaux à
vapeur, plus d' usines, plus rien de ce qu' exige le
progrès de la vie moderne !
-mais que trouvera-t-on ? Demanda Pencroff.
L' imaginez-vous, Monsieur Cyrus ?
-à peu près, mon ami.
-et qu' est-ce qu' on brûlera à la place du charbon ?
-l' eau, répondit Cyrus Smith.
-l' eau, s' écria Pencroff, l' eau pour chauffer les
bateaux à vapeur et les locomotives, l' eau pour
chauffer l' eau !
-oui, mais l' eau décomposée en ses éléments
constitutifs, répondit Cyrus Smith, et décomposée,
sans doute, par l' électricité, qui sera devenue alors
une force puissante et maniable, car toutes les
grandes découvertes, par une loi inexplicable,
semblent concorder et se compléter au même moment.
Oui, mes amis, je crois que l' eau sera un jour
employée comme combustible, que l' hydrogène et
l' oxygène, qui la constituent, utilisés isolément ou
simultanément, fourniront une source de chaleur et de
lumière inépuisables et d' une intensité que la houille
ne saurait avoir. Un jour, les soutes des steamers
et les tenders des locomotives, au lieu de charbon,
seront chargés de ces deux gaz comprimés, qui
brûleront dans les foyers avec une énorme puissance
calorifique. Ainsi donc, rien à craindre. Tant que
cette terre sera habitée, elle fournira aux besoins
de ses habitants, et ils ne manqueront jamais ni de
lumière ni de chaleur, pas plus qu' ils ne manqueront
des productions des règnes végétal, minéral ou
animal. Je crois donc que lorsque les gisements de
houille seront épuisés, on chauffera et on se
chauffera avec de l' eau. L' eau est le charbon de
l' avenir.
-je voudrais voir cela, dit le marin.
-tu t' es levé trop tôt, Pencroff, " répondit Nab,
qui n' intervint que par ces mots dans la discussion.
Toutefois, ce ne furent pas les paroles de Nab qui
terminèrent la conversation, mais bien les aboiements
de Top, qui éclatèrent de nouveau avec cette
intonation étrange dont s' était déjà préoccupé
l' ingénieur. En même temps, Top recommençait à
tourner autour de l' orifice du puits, qui s' ouvrait
à l' extrémité du couloir intérieur.
" qu' est-ce que Top a donc encore à aboyer ainsi ?
Demanda Pencroff.
-et Jup à grogner de cette façon ? " ajouta Harbert.
En effet, l' orang, se joignant au chien, donnait des
signes non équivoques d' agitation, et, détail
singulier, ces deux animaux paraissaient être plutôt
inquiets qu' irrités.
" il est évident, dit Gédéon Spilett, que ce puits
est en communication directe avec la mer, et que
quelque animal marin vient de temps en temps respirer
au fond.
-c' est évident, répondit le marin, et il n' y a pas
d' autre explication à donner... allons, silence,
Top, ajouta Pencroff en se tournant vers le chien,
et toi, Jup, à ta chambre ! "
le singe et le chien se turent. Jup retourna se
coucher, mais Top resta dans le salon, et il
continua à faire entendre de sourds grognements
pendant toute la soirée.
Il ne fut plus question de l' incident, qui, cependant,
assombrit le front de l' ingénieur.
Pendant le reste du mois de juillet, il y eut des
alternatives de pluie et de froid. La température ne
s' abaissa pas autant que pendant le précédent hiver,
et son maximum ne dépassa pas huit degrés fahrenheit
(13 degrés, 33 centigrades au-dessous de zéro). Mais
si cet hiver fut moins froid, du moins fut-il plus
troublé par les tempêtes et les coups de vent. Il y
eut encore de violents assauts de la mer qui
compromirent plus d' une fois les Cheminées. C' était
à croire qu' un raz de marée, provoqué par quelque
commotion sous-marine, soulevait ces lames
monstrueuses et les précipitait sur la muraille de
Granite-House.
Lorsque les colons, penchés à leurs fenêtres,
observaient ces énormes masses d' eau qui se brisaient
sous leurs yeux, ils ne pouvaient qu' admirer le
magnifique spectacle de cette impuissante fureur de
l' océan. Les flots rebondissaient en écume
éblouissante, la grève entière disparaissait sous
cette rageuse inondation, et le massif semblait
émerger de la mer elle-même, dont les embruns
s' élevaient à une hauteur de plus de cent pieds.
Pendant ces tempêtes, il était difficile de
s' aventurer sur les routes de l' île, dangereux même,
car les chutes d' arbres y étaient fréquentes.
Cependant les colons ne laissèrent jamais passer une
semaine sans aller visiter le corral. Heureusement,
cette enceinte, abritée par le contrefort sud-est du
mont Franklin, ne souffrit pas trop des violences de
l' ouragan, qui épargna ses arbres, ses hangars, sa
palissade. Mais la basse-cour, établie sur le plateau
de Grande-Vue, et, par conséquent, directement
exposée aux coups du vent d' est, eut à subir des
dégâts assez considérables. Le pigeonnier fut
décoiffé deux fois, et la barrière s' abattit
également. Tout cela demandait à être refait d' une
façon plus solide, car, on le voyait clairement,
l' île Lincoln était située dans les parages les plus
mauvais du Pacifique. Il semblait vraiment qu' elle
formât le point central de vastes cyclones, qui la
fouettaient comme fait le fouet de la toupie.
Seulement, ici, c' était la toupie qui était immobile,
et le fouet qui tournait.
Pendant la première semaine du mois d' août, les rafales
s' apaisèrent peu à
peu, et l' atmosphère recouvra un calme qu' elle semblait
avoir à jamais perdu. Avec le calme, la température
s' abaissa, le froid redevint très-vif, et la colonne
thermométrique tomba à huit degrés fahrenheit
au-dessous de zéro (22 degrés centigrades au-dessous
de glace).
Le 3 août, une excursion, projetée depuis quelques
jours, fut faite dans le sud-est de l' île, vers le
marais des tadornes. Les chasseurs étaient tentés
par tout le gibier aquatique, qui établissait là ses
quartiers d' hiver. Canards sauvages, bécassines,
pilets, sarcelles, grèbes, y abondaient, et il fut
décidé qu' un jour serait consacré à une expédition
contre ces volatiles.
Non-seulement Gédéon Spilett et Harbert, mais aussi
Pencroff et Nab prirent
part à l' expédition. Seul, Cyrus Smith, prétextant
quelque travail, ne se joignit point à eux et
demeura à granite-house.
Les chasseurs prirent donc la route de port ballon
pour se rendre au marais, après avoir promis d' être
revenus le soir. Top et Jup les accompagnaient. Dès
qu' ils eurent passé le pont de la Mercy, l' ingénieur
le releva et revint, avec la pensée de mettre à
exécution un projet pour lequel il voulait être seul.
Or, ce projet, c' était d' explorer minutieusement ce
puits intérieur dont l' orifice s' ouvrait au niveau
du couloir de granite-house, et qui communiquait avec
la mer, puisqu' autrefois il servait de passage aux
eaux du lac.
Pourquoi Top tournait-il si souvent autour de cet
orifice ? Pourquoi laissait-il
échapper de si étranges aboiements, quand une sorte
d' inquiétude le ramenait vers ce puits ? Pourquoi
Jup se joignait-il à Top dans une sorte d' anxiété
commune ? Ce puits avait-il d' autres branchements que
la communication verticale avec la mer ? Se
ramifiait-il vers d' autres portions de l' île ? Voilà
ce que Cyrus Smith voulait savoir, et, d' abord, être
seul à savoir. Il avait donc résolu de tenter
l' exploration du puits pendant une absence de ses
compagnons, et l' occasion se présentait de le faire.
Il était facile de descendre jusqu' au fond du puits,
en employant l' échelle de corde qui ne servait plus
depuis l' installation de l' ascenseur, et dont la
longueur était suffisante. C' est ce que fit
l' ingénieur. Il traîna l' échelle jusqu' à ce trou,
dont le diamètre mesurait six pieds environ, et il la
laissa se dérouler, après avoir solidement attaché son
extrémité supérieure. Puis, ayant allumé une lanterne,
pris un revolver et passé un coutelas à sa ceinture,
il commença à descendre les premiers échelons.
Partout, la paroi était pleine ; mais quelques
saillies du roc se dressaient de distance en
distance, et, au moyen de ces saillies, il eût été
réellement possible à un être agile de s' élever
jusqu' à l' orifice du puits.
C' est une remarque que fit l' ingénieur ; mais, en
promenant avec soin sa lanterne sur ces saillies, il
ne trouva aucune empreinte, aucune cassure, qui pût
donner à penser qu' elles eussent servi à une escalade
ancienne ou récente.
Cyrus Smith descendit plus profondément, en
éclairant tous les points de la paroi. Il n' y vit rien
de suspect.
Lorsque l' ingénieur eut atteint les derniers
échelons, il sentit la surface de l' eau, qui était
alors parfaitement calme. Ni à son niveau, ni dans
aucune autre partie du puits, ne s' ouvrait aucun
couloir latéral qui pût se ramifier à l' intérieur du
massif. La muraille, que Cyrus Smith frappa du
manche de son coutelas, sonnait le plein. C' était un
granit compacte, à travers lequel nul être vivant ne
pouvait se frayer un chemin. Pour arriver au fond du
puits et s' élever ensuite jusqu' à son orifice, il
fallait nécessairement passer par ce canal, toujours
immergé, qui le mettait en communication avec la mer
à travers le sous-sol rocheux de la grève, et cela
n' était possible qu' à des animaux marins. Quant à la
question de savoir où aboutissait ce canal, en quel
point du littoral et à quelle profondeur sous les
flots, on ne pouvait la résoudre.
Donc, Cyrus Smith, ayant terminé son exploration,
remonta, retira l' échelle, recouvrit l' orifice du
puits et revint, tout pensif, à la grande salle de
granite-house, en se disant :
" je n' ai rien vu, et pourtant il y a quelque chose ! "
chapitre xii
le soir même, les chasseurs revinrent, ayant fait
bonne chasse, et, littéralement chargés de gibier, ils
portaient tout ce que pouvaient porter quatre hommes.
Top avait un chapelet de pilets autour du cou, et
Jup, des ceintures de bécassines autour du corps.
" voilà, mon maître, s' écria Nab, voilà de quoi
employer notre temps ! Conserves, pâtés, nous aurons
là une réserve agréable ! Mais il faut que quelqu' un
m' aide. Je compte sur toi, Pencroff.
-non, Nab, répondit le marin. Le gréement du bateau
me réclame, et tu voudras bien te passer de moi.
-et vous, Monsieur Harbert ?
-moi, Nab, il faut que j' aille demain au corral,
répondit le jeune garçon.
-ce sera donc vous, Monsieur Spilett, qui
m' aiderez ?
-pour t' obliger, Nab, répondit le reporter, mais je
te préviens que si tu me dévoiles tes recettes, je
les publierai.
-à votre convenance, Monsieur Spilett, répondit
Nab, à votre convenance ! "
et voilà comment, le lendemain, Gédéon Spilett,
devenu l' aide de Nab, fut installé dans son
laboratoire culinaire. Mais auparavant, l' ingénieur
lui avait fait connaître le résultat de l' exploration
qu' il avait faite la veille, et, à cet égard, le
reporter partagea l' opinion de Cyrus Smith, que,
bien qu' il n' eût rien trouvé, il restait toujours un
secret à découvrir !
Les froids persévérèrent pendant une semaine encore,
et les colons ne quittèrent pas granite-house, si ce
n' est pour les soins à donner à la basse-cour. La
demeure était parfumée des bonnes odeurs qu' émettaient
les manipulations savantes de Nab et du reporter ;
mais tout le produit de la chasse aux marais ne fut
pas transformé en conserves, et comme le gibier, par
ce froid intense, se gardait parfaitement, canards
sauvages et autres furent mangés frais et déclarés
supérieurs à toutes autres bêtes aquatiques du monde
connu.
Pendant cette semaine, Pencroff, aidé par Harbert,
qui maniait habilement l' aiguille du voilier,
travailla avec tant d' ardeur, que les voiles de
l' embarcation
furent terminées. Le cordage de chanvre ne manquait
pas, grâce au gréement qui avait été retrouvé avec
l' enveloppe du ballon. Les câbles, les cordages du
filet, tout cela était fait d' un filin excellent,
dont le marin tira bon parti. Les voiles furent
bordées de fortes ralingues, et il restait encore de
quoi fabriquer les drisses, les haubans, les écoutes,
etc. Quant au pouliage, sur les conseils de Pencroff
et au moyen du tour qu' il avait installé, Cyrus
Smith fabriqua les poulies nécessaires. Il arriva
donc que le gréement était entièrement paré bien
avant que le bateau fût fini. Pencroff dressa même
un pavillon bleu, rouge et blanc, dont les couleurs
avaient été fournies par certaines plantes
tinctoriales, très-abondantes dans l' île. Seulement,
aux trente-sept étoiles représentant les trente-sept
états de l' union qui resplendissent sur le yacht des
pavillons américains, le marin en avait ajouté une
trente-huitième, l' étoile de " l' état de Lincoln " , car
il considérait son île comme déjà rattachée à la
grande république.
" et, disait-il, elle l' est de coeur, si elle ne l' est
pas encore de fait ! "
en attendant, ce pavillon fut arboré à la fenêtre
centrale de granite-house, et les colons le
saluèrent de trois hurrahs.
Cependant on touchait au terme de la saison froide,
et il semblait que ce second hiver allait se passer
sans incident grave, quand, dans la nuit du 11 août,
le plateau de Grande-Vue fut menacé d' une
dévastation complète.
Après une journée bien remplie, les colons dormaient
profondément, lorsque, vers quatre heures du matin,
ils furent subitement réveillés par les aboiements
de Top.
Le chien n' aboyait pas, cette fois, près de l' orifice
du puits, mais au seuil de la porte, et il se jetait
dessus comme s' il eût voulu l' enfoncer. Jup, de son
côté, poussait des cris aigus.
" eh bien, Top ! " cria Nab, qui fut le premier
éveillé.
Mais le chien continua d' aboyer avec plus de fureur.
" qu' est-ce donc ? " demanda Cyrus Smith.
Et tous, vêtus à la hâte, se précipitèrent vers les
fenêtres de la chambre, qu' ils ouvrirent.
Sous leurs yeux se développait une couche de neige
qui paraissait à peine blanche dans cette nuit
très-obscure. Les colons ne virent rien, mais ils
entendirent de singuliers aboiements qui éclataient
dans l' ombre. Il était évident que la grève avait été
envahie par un certain nombre d' animaux que l' on ne
pouvait distinguer.
" qu' est-ce ? S' écria Pencroff.
-des loups, des jaguars ou des singes ! Répondit Nab.
-diable ! Mais ils peuvent gagner le haut du
plateau ! Dit le reporter.
-et notre basse-cour, s' écria Harbert, et nos
plantations ? ...
-par où ont-ils donc passé ? Demanda Pencroff.
-ils auront franchi le ponceau de la grève, répondit
l' ingénieur, que l' un de nous aura oublié de refermer.
-en effet, dit Spilett, je me rappelle l' avoir
laissé ouvert...
-un beau coup que vous avez fait là, Monsieur
Spilett ! S' écria le marin.
-ce qui est fait est fait, répondit Cyrus Smith.
Avisons à ce qu' il faut faire ! "
telles furent les demandes et les réponses qui furent
rapidement échangées entre Cyrus Smith et ses
compagnons. Il était certain que le ponceau avait été
franchi, que la grève était envahie par des animaux,
et que ceux-ci, quels qu' ils fussent, pouvaient, en
remontant la rive gauche de la Mercy, arriver au
plateau de grande-vue. Il fallait donc les gagner de
vitesse et les combattre, au besoin.
" mais quelles sont ces bêtes-là ? " fut-il demandé une
seconde fois, au moment où les aboiements
retentissaient avec plus de force.
Ces aboiements firent tressaillir Harbert, et il se
souvint de les avoir déjà entendus pendant sa
première visite aux sources du creek-rouge.
" ce sont des culpeux, ce sont des renards ! Dit-il.
-en avant ! " s' écria le marin.
Et tous, s' armant de haches, de carabines et de
revolvers, se précipitèrent dans la banne de
l' ascenseur et prirent pied sur la grève.
Ce sont de dangereux animaux que ces culpeux, quand
ils sont en grand nombre et que la faim les irrite.
Néanmoins, les colons n' hésitèrent pas à se jeter au
milieu de la bande, et leurs premiers coups de
revolver, lançant de rapides éclairs dans l' obscurité,
firent reculer les premiers assaillants.
Ce qui importait avant tout, c' était d' empêcher ces
pillards de s' élever jusqu' au plateau de
grande-vue, car les plantations, la basse-cour,
eussent été à leur merci, et d' immenses dégâts,
peut-être irréparables, surtout en ce qui concernait
le champ de blé, se seraient inévitablement produits.
Mais comme l' envahissement du plateau ne pouvait se
faire que par la rive gauche de la Mercy, il
suffisait d' opposer aux culpeux une barrière
insurmontable sur cette étroite portion de la berge
comprise entre la rivière et la muraille de granit.
Ceci fut compris de tous, et, sur un ordre de Cyrus
Smith, ils gagnèrent l' endroit désigné, pendant que
la troupe des culpeux bondissait dans l' ombre.
Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff
et Nab se disposèrent donc de
manière à former une ligne infranchissable. Top, ses
formidables mâchoires ouvertes, précédait les colons,
et il était suivi de Jup, armé d' un gourdin noueux
qu' il brandissait comme une massue.
La nuit était extrêmement obscure. Ce n' était qu' à
la lueur des décharges, dont chacune devait porter,
qu' on apercevait les assaillants, qui devaient être au
moins une centaine, et dont les yeux brillaient
comme des braises.
" il ne faut pas qu' ils passent ! S' écria Pencroff.
-ils ne passeront pas ! " répondit l' ingénieur.
Mais s' ils ne passèrent pas, ce ne fut pas faute de
l' avoir tenté. Les derniers rangs poussaient les
premiers, et ce fut une lutte incessante à coups de
revolver et à coups de hache. Bien des cadavres de
culpeux devaient déjà joncher le sol, mais la bande
ne semblait pas diminuer, et on eût dit qu' elle se
renouvelait sans cesse par le ponceau de la grève.
Bientôt, les colons durent lutter corps à corps, et
ils n' étaient pas sans avoir reçu quelques
blessures, légères fort heureusement. Harbert avait,
d' un coup de revolver, débarrassé Nab, sur le dos
duquel un culpeux venait de s' abattre comme un
chat-tigre. Top se battait avec une fureur
véritable, sautant à la gorge des renards et les
étranglant net. Jup, armé de son bâton, tapait
comme un sourd, et c' était en vain qu' on voulait le
faire rester en arrière. Doué, sans doute, d' une vue
qui lui permettait de percer cette obscurité, il était
toujours au plus fort du combat et poussait de temps
en temps un sifflement aigu, qui était chez lui la
marque d' une extrême jubilation. à un certain moment,
il s' avança même si loin, qu' à la lueur d' un coup de
revolver, on put le voir entouré de cinq ou six
grands culpeux, auxquels il tenait tête avec un rare
sang-froid.
Cependant la lutte devait finir à l' avantage des
colons, mais après qu' ils eurent résisté deux grandes
heures ! Les premières lueurs de l' aube, sans doute,
déterminèrent la retraite des assaillants, qui
détalèrent vers le nord, de manière à repasser le
ponceau, que Nab courut relever immédiatement.
Quand le jour eut suffisamment éclairé le champ de
bataille, les colons purent compter une cinquantaine
de cadavres épars sur la grève.
" et Jup ! S' écria Pencroff. Où est donc Jup ? "
Jup avait disparu. Son ami Nab l' appela, et, pour
la première fois, Jup ne répondit pas à l' appel de
son ami.
Chacun se mit en quête de Jup, tremblant de le
compter parmi les morts. On déblaya la place des
cadavres, qui tachaient la neige de leur sang, et
Jup fut retrouvé au milieu d' un véritable monceau de
culpeux dont les mâchoires
fracassées, les reins brisés, témoignaient qu' ils
avaient eu affaire au terrible gourdin de l' intrépide
animal. Le pauvre Jup tenait encore à la main le
tronçon de son bâton rompu ; mais privé de son arme,
il avait été accablé par le nombre, et de profondes
blessures labouraient sa poitrine.
" il est vivant ! S' écria Nab, qui se pencha sur lui.
-et nous le sauverons, répondit le marin, nous le
soignerons comme l' un de nous ! "
il semblait que Jup comprît, car il inclina sa tête
sur l' épaule de Pencroff, comme pour le remercier.
Le marin était blessé lui-même, mais ses blessures,
ainsi que celles de ses compagnons, étaient
insignifiantes, car, grâce à leurs armes à feu,
presque toujours ils avaient pu tenir les assaillants
à distance. Il n' y avait donc que l' orang dont l' état
fût grave.
Jup, porté par Nab et Pencroff, fut amené
jusqu' à l' ascenseur, et c' est à peine si un faible
gémissement sortit de ses lèvres. On le remonta
doucement à granite-house. Là, il fut installé sur
un des matelas empruntés à l' une des couchettes, et
ses blessures furent lavées avec le plus grand soin.
Il ne paraissait pas qu' elles eussent atteint quelque
organe essentiel, mais Jup avait été très-affaibli
par la perte de son sang, et la fièvre se déclara à
un degré assez fort.
On le coucha donc, après son pansement, on lui
imposa une diète sévère, " tout comme à une personne
naturelle " , dit Nab, et on lui fit boire quelques
tasses de tisane rafraîchissante, dont la pharmacie
végétale de granite-house fournit les ingrédients.
Jup s' endormit d' un sommeil agité d' abord ; mais
peu à peu sa respiration devint plus régulière, et on
le laissa reposer dans le plus grand calme. De temps
en temps, Top, marchant, on peut dire " sur la pointe
des pieds " , venait visiter son ami et semblait
approuver tous les soins que l' on prenait de lui. Une
des mains de Jup pendait hors de la couche, et Top
la léchait d' un air contrit.
Ce matin même, on procéda à l' ensevelissement des
morts, qui furent traînés jusqu' à la forêt du
Far-West et enterrés profondément.
Cette attaque, qui aurait pu avoir des conséquences si
graves, fut une leçon pour les colons, et désormais
ils ne se couchèrent plus sans que l' un d' eux se fût
assuré que tous les ponts étaient relevés et
qu' aucune invasion n' était possible.
Cependant Jup, après avoir donné des craintes
sérieuses pendant quelques jours, réagit
vigoureusement contre le mal. Sa constitution
l' emporta, la fièvre diminua peu à peu, et Gédéon
Spilett, qui était un peu médecin, le considéra
bientôt comme tiré d' affaire. Le 16 août, Jup
commença à manger. Nab lui faisait de bons petits
plats sucrés que le malade dégustait avec sensualité,
car, s' il avait un défaut mignon, c' était d' être un
tantinet gourmand, et Nab n' avait jamais rien fait
pour le corriger de ce défaut-là.
" que voulez-vous ? Disait-il à Gédéon Spilett, qui
lui reprochait quelquefois de le gâter, il n' a pas
d' autre plaisir que celui de la bouche, ce pauvre
Jup, et je suis trop heureux de pouvoir reconnaître
ainsi ses services ! "
dix jours après avoir pris le lit, le 21 août, maître
Jup se leva. Ses blessures étaient cicatrisées, et
on vit bien qu' il ne tarderait pas à recouvrer sa
souplesse et sa vigueur habituelles. Comme tous les
convalescents, il fut alors
pris d' une faim dévorante, et le reporter le laissa
manger à sa fantaisie, car il se fiait à cet instinct
qui manque trop souvent aux êtres raisonnants et qui
devait préserver l' orang de tout excès. Nab était
ravi de voir revenir l' appétit de son élève.
" mange, lui disait-il, mon Jup, et ne te fais faute
de rien ! Tu as versé ton sang pour nous, et c' est
bien le moins que je t' aide à le refaire ! "
enfin, le 25 août, on entendit la voix de Nab qui
appelait ses compagnons.
" Monsieur Cyrus, Monsieur Gédéon, Monsieur
Harbert, Pencroff, venez ! Venez ! "
les colons, réunis dans la grande salle, se levèrent
à l' appel de Nab, qui était alors dans la chambre
réservée à Jup.
" qu' y a-t-il ? Demanda le reporter.
-voyez ! " répondit Nab en poussant un vaste éclat
de rire.
Et que vit-on ? Maître Jup, qui fumait,
tranquillement et sérieusement, accroupi comme un
turc sur la porte de granite-house !
" ma pipe ! S' écria Pencroff. Il a pris ma pipe ! Ah !
Mon brave Jup, je t' en fais cadeau ! Fume, mon ami,
fume ! "
et Jup lançait gravement d' épaisses bouffées de
tabac, ce qui semblait lui procurer des jouissances
sans pareilles.
Cyrus Smith ne se montra pas autrement étonné de
l' incident, et il cita plusieurs exemples de singes
apprivoisés, auxquels l' usage du tabac était devenu
familier.
Mais, à partir de ce jour, maître Jup eut sa pipe
à lui, l' ex-pipe du marin, qui fut suspendue dans sa
chambre, près de sa provision de tabac. Il la bourrait
lui-même, il l' allumait à un charbon ardent et
paraissait être le plus heureux des quadrumanes. On
pense bien que cette communauté de goût ne fit que
resserrer entre Jup et Pencroff ces étroits liens
d' amitié qui unissaient déjà le digne singe et
l' honnête marin.
" c' est peut-être un homme, disait quelquefois
Pencroff à Nab. Est-ce que ça t' étonnerait si un
jour il se mettait à nous parler ?
-ma foi non, répondait Nab. Ce qui m' étonne, c' est
plutôt qu' il ne parle pas, car enfin, il ne lui
manque que la parole !
-ça m' amuserait tout de même, reprenait le marin,
si un beau jour il me disait : " si nous changions de
pipe, Pencroff ! "
-oui, répondait Nab. Quel malheur qu' il soit muet
de naissance ! "
avec le mois de septembre, l' hiver fut entièrement
terminé, et les travaux reprirent avec ardeur.
La construction du bateau avança rapidement. Il était
entièrement bordé déjà, et on le membra
intérieurement, de manière à relier toutes les parties
de la coque, avec des membrures assouplies par la
vapeur d' eau, qui se prêtèrent à toutes les exigences
du gabarit.
Comme le bois ne manquait pas, Pencroff proposa à
l' ingénieur de doubler intérieurement la coque avec
un vaigrage étanche, ce qui assurerait complètement
la solidité de l' embarcation.
Cyrus Smith ne sachant pas ce que réservait
l' avenir, approuva l' idée du marin de rendre son
embarcation aussi solide que possible.
Le vaigrage et le pont du bateau furent
entièrement finis vers le 15 septembre. Pour calfater
les coutures, on fit de l' étoupe avec du zostère sec,
qui fut introduit
à coups de maillet entre les bordages de la coque,
du vaigrage et du pont ; puis, ces coutures furent
recouvertes de goudron bouillant, que les pins de
la forêt fournirent avec abondance.
L' aménagement de l' embarcation fut des plus simples.
Elle avait d' abord été lestée avec de lourds
morceaux de granit, maçonnés dans un lit de chaux, et
dont on arrima douze mille livres environ. Un tillac
fut posé par-dessus ce lest, et l' intérieur fut divisé
en deux chambres, le long desquelles s' étendaient
deux bancs, qui servaient de coffres. Le pied du mât
devait épontiller la cloison qui séparait les deux
chambres, dans lesquelles on parvenait par deux
écoutilles, ouvertes sur le pont et munies de capots.
Pencroff n' eut aucune peine à trouver un arbre
convenable pour la mâture. Il choisit un jeune sapin,
bien droit, sans noeuds, qu' il n' eut qu' à équarir à
son emplanture et à arrondir à sa tête. Les ferrures
du mât, celles du gouvernail et celles de la coque
avaient été grossièrement, mais solidement fabriquées
à la forge des cheminées. Enfin, vergues, mât de
flèche, gui, espars, avirons, etc, tout était terminé
dans la première semaine d' octobre, et il fut
convenu qu' on ferait l' essai du bateau aux abords de
l' île, afin de reconnaître comment il se comportait à
la mer et dans quelle mesure on pouvait se fier à lui.
Pendant tout ce temps, les travaux nécessaires
n' avaient point été négligés. Le corral était
réaménagé, car le troupeau de mouflons et de chèvres
comptait un certain nombre de petits qu' il fallait
loger et nourrir. Les visites des colons n' avaient
manqué ni au parc aux huîtres, ni à la garenne, ni
aux gisements de houille et de fer, ni à quelques
parties jusque-là inexplorées des forêts du
Far-West, qui étaient fort giboyeuses.
Certaines plantes indigènes furent encore
découvertes, et, si elles n' avaient pas une utilité
immédiate, elles contribuèrent à varier les réserves
végétales de granite-house. C' étaient des espèces de
ficoïdes, les unes semblables à celles du cap, avec
des feuilles charnues comestibles, les autres
produisant des graines qui contenaient une sorte de
farine.
Le 10 octobre, le bateau fut lancé à la mer. Pencroff
était radieux. L' opération réussit parfaitement.
L' embarcation, toute gréée, ayant été poussée sur des
rouleaux à la lisière du rivage, fut prise par la mer
montante et flotta aux applaudissements des colons, et
particulièrement de Pencroff, qui ne montra aucune
modestie en cette occasion. D' ailleurs, sa vanité
devait survivre à l' achèvement du bateau, puisque,
après l' avoir construit, il allait être appelé à le
commander. Le grade de capitaine lui fut décerné de
l' agrément de tous.
Pour satisfaire le capitaine Pencroff, il fallut tout
d' abord donner un nom à l' embarcation, et, après
plusieurs propositions longuement discutées, les
suffrages se réunirent sur celui de Bonadventure,
qui était le nom de baptême de l' honnête marin.
Dès que le Bonadventure eut été soulevé par la
marée montante, on put voir qu' il se tenait
parfaitement dans ses lignes d' eau, et qu' il devait
convenablement naviguer sous toutes les allures.
Du reste, l' essai en allait être fait, le jour même,
dans une excursion au large de la côte. Le temps
était beau, la brise fraîche, et la mer facile,
surtout sur le littoral du sud, car le vent soufflait
du nord-ouest depuis une heure déjà.
" embarque ! Embarque ! " criait le capitaine Pencroff.
Mais il fallait déjeuner avant de partir, et il parut
même bon d' emporter des provisions à bord, pour le
cas où l' excursion se prolongerait jusqu' au soir.
Cyrus Smith avait hâte, également, d' essayer cette
embarcation, dont les plans venaient de lui, bien que,
sur le conseil du marin, il en eût souvent modifié
quelques parties ; mais il n' avait pas en elle la
confiance que manifestait Pencroff, et comme
celui-ci ne reparlait plus du voyage à l' île Tabor,
Cyrus Smith espérait même que le marin y avait
renoncé. Il lui eût répugné, en effet, de voir deux
ou trois de ses compagnons s' aventurer au loin sur
cette barque, si petite en somme, et qui ne jaugeait
pas plus de quinze tonneaux.
à dix heures et demie, tout le monde était à bord,
même Jup, même Top. Nab et Harbert levèrent
l' ancre qui mordait le sable près de l' embouchure de la
Mercy, la brigantine fut hissée, le pavillon
lincolnien flotta en tête du mât, et le
Bonadventure, dirigé par Pencroff, prit le large.
Pour sortir de la baie de l' union, il fallut d' abord
faire vent arrière, et l' on put constater que, sous
cette allure, la vitesse de l' embarcation était
satisfaisante.
Après avoir doublé la pointe de l' épave et le cap
griffe, Pencroff dut tenir le plus près, afin de
prolonger la côte méridionale de l' île, et, après
avoir couru quelques bords, il observa que le
Bonadventure pouvait marcher environ à cinq
quarts du vent, et qu' il se soutenait convenablement
contre la dérive. Il virait très-bien vent devant,
ayant du " coup " , comme disent les marins, et gagnant
même dans son virement.
Les passagers du Bonadventure étaient
véritablement enchantés. Ils avaient là une bonne
embarcation, qui, le cas échéant, pourrait leur rendre
de grands services, et par ce beau temps, avec cette
brise bien faite, la promenade fut charmante.
Pencroff se porta au large, à trois ou quatre milles
de la côte, par le travers du port ballon. L' île
apparut alors dans tout son développement et sous un
nouvel aspect, avec le panorama varié de son littoral
depuis le cap griffe jusqu' au promontoire du reptile,
ses premiers plans de forêts dans lesquels les
conifères tranchaient encore sur le jeune feuillage
des autres arbres à peine bourgeonnés, et ce mont
Franklin, qui dominait l' ensemble et dont quelques
neiges blanchissaient la tête.
" que c' est beau ! S' écria Harbert.
-oui, notre île est belle et bonne, répondit
Pencroff. Je l' aime comme j' aimais ma pauvre mère !
Elle nous a reçus, pauvres et manquant de tout, et que
manque-t-il à ces cinq enfants qui lui sont tombés du
ciel ?
-rien ! Répondit Nab, rien, capitaine ! "
et les deux braves gens poussèrent trois formidables
hurrahs en l' honneur de leur île !
Pendant ce temps, Gédéon Spilett, appuyé au pied
du mât, dessinait le panorama qui se développait sous
ses yeux.
Cyrus Smith regardait en silence.
" eh bien, Monsieur Cyrus, demanda Pencroff, que
dites-vous de notre bateau ?
-il paraît se bien comporter, répondit l' ingénieur.
-bon ! Et croyez-vous, à présent, qu' il pourrait
entreprendre un voyage de quelque durée ?
-quel voyage, Pencroff ?
-celui de l' île Tabor, par exemple ?
-mon ami, répondit Cyrus Smith, je crois que, dans
un cas pressant, il ne faudrait pas hésiter à se
confier au Bonadventure, même pour une traversée
plus longue ; mais, vous le savez, je vous verrais
partir avec peine pour l' île Tabor, puisque rien ne
vous oblige à y aller.
-on aime à connaître ses voisins, répondit Pencroff,
qui s' entêtait dans son idée. L' île Tabor, c' est
notre voisine, et c' est la seule ! La politesse veut
qu' on aille, au moins, lui faire une visite !
-diable ! Fit Gédéon Spilett, notre ami Pencroff
est à cheval sur les convenances !
-je ne suis à cheval sur rien du tout, riposta le
marin, que l' opposition de l' ingénieur vexait un peu,
mais qui n' aurait pas voulu lui causer quelque peine.
-songez, Pencroff, répondit Cyrus Smith, que vous
ne pouvez aller seul à l' île Tabor.
-un compagnon me suffira.
-soit, répondit l' ingénieur. C' est donc de deux
colons sur cinq que vous risquez de priver la
colonie de l' île Lincoln ?
-sur six ! Répondit Pencroff. Vous oubliez Jup.
-sur sept ! Ajouta Nab. Top en vaut bien un autre !
-il n' y a pas de risque, Monsieur Cyrus, reprit
Pencroff.
-c' est possible, Pencroff ; mais, je vous le répète,
c' est s' exposer sans nécessité ! "
l' entêté marin ne répondit pas et laissa tomber la
conversation, bien décidé à la reprendre. Mais il ne
se doutait guère qu' un incident allait lui venir en
aide et changer en une oeuvre d' humanité ce qui
n' était qu' un caprice, discutable après tout.
En effet, après s' être tenu au large, le
Bonadventure venait de se rapprocher de la côte,
en se dirigeant vers le port Ballon. Il était
important de vérifier les passes ménagées entre les
bancs de sable et les récifs, pour les baliser au
besoin, puisque cette petite crique devait être le
port d' attache du bateau.
On n' était plus qu' à un demi-mille de la côte, et il
avait fallu louvoyer pour gagner contre le vent. La
vitesse du Bonadventure n' était que
très-modérée alors, parce que la brise, en partie
arrêtée par la haute terre, gonflait à peine ses
voiles, et la mer, unie comme une glace, ne se ridait
qu' au souffle des risées qui passaient
capricieusement.
Harbert se tenait à l' avant, afin d' indiquer la
route à suivre au milieu des passes, lorsqu' il
s' écria tout d' un coup :
" lofe, Pencroff, lofe.
-qu' est-ce qu' il y a ? Répondit le marin en se
levant. Une roche ?
-non... attends, dit Harbert... je ne vois pas
bien... lofe encore... bon... arrive un peu... "
et ce disant, Harbert, couché le long du bord,
plongea rapidement son bras dans l' eau et se releva
en disant :
" une bouteille ! "
il tenait à la main une bouteille fermée, qu' il venait
de saisir à quelques encâblures de la côte.
Cyrus Smith prit la bouteille. Sans dire un seul
mot, il en fit sauter le bouchon, et il tira un
papier humide, sur lequel se lisaient ces mots :
naufragé... île Tabor : 153 degrés o. long-37 degrés
11 lat. s.
chapitre xiii
" un naufragé ! S' écria Pencroff, abandonné à
quelques cents milles de nous sur cette île Tabor !
Ah ! Monsieur Cyrus, vous ne vous opposerez plus
maintenant à mon projet de voyage !
-non, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et vous
partirez le plus tôt possible.
-dès demain ?
-dès demain. "
l' ingénieur tenait à la main le papier qu' il avait
retiré de la bouteille. Il le médita pendant quelques
instants, puis, reprenant la parole :
" de ce document, mes amis, dit-il, de la forme même
dans laquelle il est conçu, on doit d' abord conclure
ceci : c' est, premièrement, que le naufragé de
l' île Tabor est un homme ayant des connaissances
assez avancées en marine, puisqu' il donne la latitude
et la longitude de l' île, conformes à celles que nous
avons trouvées, et jusqu' à une minute d' approximation ;
secondement, qu' il est anglais ou américain, puisque
le document est écrit en langue anglaise.
-ceci est parfaitement logique, répondit Gédéon
Spilett, et la présence de ce naufragé explique
l' arrivée de la caisse sur les rivages de l' île. Il y
a eu naufrage, puisqu' il y a un naufragé. Quant à ce
dernier, quel qu' il soit, il est heureux pour lui
que Pencroff ait eu l' idée de construire ce bateau
et de l' essayer aujourd' hui même, car, un jour de
retard, et cette bouteille pouvait se briser sur les
récifs.
-en effet, dit Harbert, c' est une chance heureuse
que le Bonadventure ait passé là, précisément
quand cette bouteille flottait encore !
-et cela ne vous semble pas bizarre ? Demanda Cyrus
Smith à Pencroff.
-cela me semble heureux, voilà tout, répondit le
marin. Est-ce que vous voyez quelque chose
d' extraordinaire à cela, Monsieur Cyrus ? Cette
bouteille, il fallait bien qu' elle allât quelque part,
et pourquoi pas ici aussi bien qu' ailleurs ?
-vous avez peut-être raison, Pencroff, répondit
l' ingénieur, et cependant...
-mais, fit observer Harbert, rien ne prouve que
cette bouteille flotte depuis longtemps sur la mer ?
-rien, répondit Gédéon Spilett, et même le
document paraît avoir été récemment écrit. Qu' en
pensez-vous, Cyrus ?
-cela est difficile à vérifier, et, d' ailleurs, nous
le saurons ! " répondit Cyrus Smith.
Pendant cette conversation, Pencroff n' était pas
resté inactif. Il avait viré de bord, et le
Bonadventure, grand largue, toutes voiles
portant, filait rapidement
vers le cap Griffe. Chacun songeait à ce naufragé
de l' île Tabor. était-il encore temps de le
sauver ? Grand événement dans la vie des colons !
Eux-mêmes n' étaient que des naufragés, mais il était
à craindre qu' un autre n' eût pas été aussi favorisé
qu' eux, et leur devoir était de courir au-devant de
l' infortune.
Le cap griffe fut doublé, et le Bonadventure
vint mouiller vers quatre heures à l' embouchure de la
Mercy.
Le soir même, les détails relatifs à la nouvelle
expédition étaient réglés. Il parut convenable que
Pencroff et Harbert, qui connaissaient la manoeuvre
d' une embarcation, fussent seuls à entreprendre ce
voyage. En partant le lendemain, 11 octobre, ils
pourraient arriver le 13 dans la journée, car, avec
le vent qui
régnait, il ne fallait pas plus de quarante-huit
heures pour faire cette traversée de cent cinquante
milles. Un jour dans l' île, trois ou quatre jours
pour revenir, on pouvait donc compter que, le 17, ils
seraient de retour à l' île Lincoln. Le temps était
beau, le baromètre remontait sans secousses, le vent
semblait bien établi, toutes les chances étaient
donc en faveur de ces braves gens, qu' un devoir
d' humanité allait entraîner loin de leur île.
Ainsi donc, il avait été convenu que Cyrus Smith,
Nab et Gédéon Spilett resteraient à
granite-house ; mais une réclamation se produisit,
et Gédéon Spilett, qui n' oubliait point son métier
de reporter du New-York Herald, ayant déclaré
qu' il irait à la nage plutôt que de manquer une
pareille occasion, il fut admis à prendre part au
voyage.
La soirée fut employée à transporter à bord du
Bonadventure quelques objets de literie, des
ustensiles, des armes, des munitions, une boussole,
des vivres pour une huitaine de jours, et, ce
chargement ayant été rapidement opéré, les colons
remontèrent à granite-house.
Le lendemain, à cinq heures du matin, les adieux
furent faits, non sans une certaine émotion de part
et d' autre, et Pencroff, éventant ses voiles, se
dirigea vers le cap griffe, qu' il devait doubler pour
prendre directement ensuite la route du sud-ouest.
Le Bonadventure était déjà à un quart de mille de
la côte, quand ses passagers aperçurent sur les
hauteurs de granite-house deux hommes qui leur
faisaient un signe d' adieu. C' étaient Cyrus Smith et
Nab.
" nos amis ! S' écria Gédéon Spilett. Voilà notre
première séparation depuis quinze mois ! ... "
Pencroff, le reporter et Harbert firent un dernier
signe d' adieu, et granite-house disparut bientôt
derrière les hautes roches du cap.
Pendant les premières heures de la journée, le
Bonadventure resta constamment en vue de la côte
méridionale de l' île Lincoln, qui n' apparut bientôt
plus que sous la forme d' une corbeille verte, de
laquelle émergeait le mont Franklin. Les hauteurs,
amoindries par l' éloignement, lui donnaient une
apparence peu faite pour attirer les navires sur ses
atterrages.
Le promontoire du reptile fut dépassé vers une
heure, mais à dix milles au large. De cette distance,
il n' était plus possible de rien distinguer de la
côte occidentale qui s' étendait jusqu' aux croupes du
mont Franklin, et, trois heures après, tout ce qui
était l' île Lincoln avait disparu au-dessous de
l' horizon.
Le Bonadventure se conduisait parfaitement. Il
s' élevait facilement à la lame et faisait une route
rapide. Pencroff avait gréé sa voile de flèche, et,
ayant tout dessus, il marchait suivant une direction
rectiligne, relevée à la boussole.
De temps en temps, Harbert le relayait au
gouvernail, et la main du jeune garçon était si
sûre, que le marin n' avait pas une embardée à lui
reprocher.
Gédéon Spilett causait avec l' un, avec l' autre, et,
au besoin, il mettait la main à la manoeuvre. Le
capitaine Pencroff était absolument satisfait de son
équipage, et ne parlait rien moins que de le gratifier
" d' un quart de vin par bordée " !
Au soir, le croissant de la lune, qui ne devait être
dans son premier quartier que le 16, se dessina dans
le crépuscule solaire et s' éteignit bientôt. La nuit
fut sombre, mais très-étoilée, et une belle journée
s' annonçait encore pour le lendemain.
Pencroff, par prudence, amena la voile de flèche,
ne voulant point s' exposer à être surpris par quelque
excès de brise avec de la toile en tête de mât. C' était
peut-être trop de précaution pour une nuit si calme,
mais Pencroff était un marin prudent, et on n' aurait
pu le blâmer.
Le reporter dormit une partie de la nuit. Pencroff
et Harbert se relayèrent de deux heures en deux
heures au gouvernail. Le marin se fiait à Harbert
comme à lui-même, et sa confiance était justifiée
par le sang-froid et la raison du jeune garçon.
Pencroff lui donnait la route comme un commandant
à son timonier, et Harbert ne laissait pas le
Bonadventure ne subissait pas quelque courant
inconnu, il devait terrir juste sur l' île Tabor.
Quant à cette mer que l' embarcation parcourait alors,
elle était absolument déserte. Parfois, quelque grand
oiseau, albatros ou frégate, passait à portée de
fusil, et Gédéon Spilett se demandait si ce n' était
pas à l' un de ces puissants volateurs qu' il avait
confié sa dernière chronique adressée au
New-York Herald. ces oiseaux étaient les seuls
êtres qui parussent fréquenter cette partie de
l' océan comprise entre l' île Tabor et l' île Lincoln.
" et cependant, fit observer Harbert, nous sommes à
l' époque où les baleiniers se dirigent ordinairement
vers la partie méridionale du Pacifique. En vérité,
je ne crois pas qu' il y ait une mer plus abandonnée
que celle-ci !
-elle n' est point si déserte que cela ! Répondit
Pencroff.
-comment l' entendez-vous ? Demanda le reporter.
-mais puisque nous y sommes ! Est-ce que vous prenez
notre bateau pour une épave et nos personnes pour des
marsouins ? "
et Pencroff de rire de sa plaisanterie.
Au soir, d' après l' estime, on pouvait penser que le
Bonadventure avait franchi une distance de cent
vingt milles depuis son départ de l' île Lincoln,
c' est-à-dire depuis trente-six heures, ce qui donnait
une vitesse de trois milles un tiers à l' heure. La
brise était faible et tendait à calmir. Toutefois, on
pouvait espérer que le lendemain, au point du jour,
si l' estime était juste et si la direction avait
été bonne, on aurait connaissance de l' île Tabor.
Aussi, ni Gédéon Spilett, ni Harbert, ni
Pencroff ne dormirent pendant cette nuit du 12 au
13 octobre. Dans l' attente du lendemain, ils ne
pouvaient se défendre d' une vive émotion. Il y avait
tant d' incertitudes dans l' entreprise qu' ils avaient
tentée ! étaient-ils proche de l' île Tabor ? L' île
était-elle encore habitée par ce naufragé au secours
duquel ils se portaient ? Quel était cet homme ? Sa
présence n' apporterait-elle pas quelque trouble dans
la petite colonie, si unie jusqu' alors ?
Consentirait-il, d' ailleurs, à échanger sa prison
pour une autre ? Toutes ces questions, qui allaient
sans doute être résolues le lendemain, les tenaient
en éveil, et, aux premières nuances du jour, ils
fixèrent successivement leurs regards sur tous les
points de l' horizon de l' ouest.
" terre ! " cria Pencroff vers six heures du matin.
Et comme il était inadmissible que Pencroff se fût
trompé, il était évident que la terre était là.
Que l' on juge de la joie du petit équipage du
Bonadventure ! avant quelques heures, il serait
sur le littoral de l' île !
L' île Tabor, sorte de côte basse, à peine émergée
des flots, n' était pas éloignée de plus de quinze
milles. Le cap du Bonadventure, qui était un
peu dans le sud de l' île, fut mis directement dessus,
et, à mesure que le soleil montait dans l' est,
quelques sommets se détachèrent çà et là.
" ce n' est qu' un îlot beaucoup moins important que
l' île Lincoln, fit observer Harbert, et
probablement dû comme elle à quelque soulèvement
sous-marin. "
à onze heures du matin, le Bonadventure n' en
était plus qu' à deux milles, et Pencroff, cherchant
une passe pour atterrir, ne marchait plus qu' avec une
extrême prudence sur ces eaux inconnues.
On embrassait alors dans tout son ensemble l' îlot,
sur lequel se détachaient des bouquets de gommiers
verdoyants et quelques autres grands arbres, de la
nature de ceux qui poussaient à l' île Lincoln. Mais,
chose assez étonnante, pas une fumée ne s' élevait
qui indiquât que l' îlot fût habité, pas un signal
n' apparaissait sur un point quelconque du littoral !
Et pourtant le document était formel : il y avait un
naufragé, et ce naufragé aurait dû être aux aguets !
Cependant le Bonadventure s' aventurait entre des
passes assez capricieuses que les récifs laissaient
entre eux et dont Pencroff observait les moindres
sinuosités avec la plus extrême attention. Il avait
mis Harbert au gouvernail, et, posté à l' avant, il
examinait les eaux, prêt à amener sa voile, dont il
tenait la drisse en main. Gédéon Spilett, la
lunette aux yeux, parcourait tout le rivage sans rien
apercevoir.
Enfin, à midi à peu près, le Bonadventure vint
heurter de son étrave une grève de sable. L' ancre
fut jetée, les voiles amenées, et l' équipage de la
petite embarcation prit terre.
Et il n' y avait pas à douter que ce fût bien l' île
Tabor, puisque, d' après les cartes les plus récentes,
il n' existait aucune autre île sur cette portion du
Pacifique, entre la Nouvelle-Zélande et la côte
américaine.
L' embarcation fut solidement amarrée, afin que le
reflux de la mer ne pût l' emporter ; puis, Pencroff
et ses deux compagnons, après s' être bien armés,
remontèrent le rivage, afin de gagner un espèce de
cône, haut de deux cent cinquante à trois cents pieds,
qui s' élevait à un demi-mille.
" du sommet de cette colline, dit Gédéon Spilett,
nous pourrons sans doute avoir une connaissance
sommaire de l' îlot, ce qui facilitera nos recherches.
-c' est faire ici, répondit Harbert, ce que
M Cyrus a fait tout d' abord à l' île Lincoln, en
gravissant le mont Franklin.
-identiquement, répondit le reporter, et c' est la
meilleure manière de procéder ! "
tout en causant, les explorateurs s' avançaient en
suivant la lisière d' une prairie qui se terminait au
pied même du cône. Des bandes de pigeons de roche
et d' hirondelles de mer, semblables à ceux de l' île
Lincoln, s' envolaient devant eux. Sous le bois qui
longeait la prairie à gauche, ils entendirent des
frémissements de broussailles, ils entrevirent des
remuements d' herbes qui indiquaient la présence
d' animaux très-fuyards ; mais rien jusqu' alors
n' indiquait que l' îlot fût habité.
Arrivés au pied du cône, Pencroff, Harbert et
Gédéon Spilett le gravirent en quelques instants, et
leurs regards parcoururent les divers points de
l' horizon.
Ils étaient bien sur un îlot, qui ne mesurait pas
plus de six milles de tour, et dont le périmètre,
peu frangé de caps ou de promontoires, peu creusé
d' anses ou de criques, présentait la forme d' un ovale
allongé. Tout autour, la mer, absolument
déserte, s' étendait jusqu' aux limites du ciel. Il
n' y avait pas une terre, pas une voile en vue !
Cet îlot, boisé sur toute sa surface, n' offrait pas
cette diversité d' aspect de l' île Lincoln, aride et
sauvage sur une partie, mais fertile et riche sur
l' autre. Ici, c' était une masse uniforme de verdure,
que dominaient deux ou trois collines peu élevées.
Obliquement à l' ovale de l' îlot, un ruisseau coulait
à travers une large prairie et allait se jeter à la
mer sur la côte occidentale par une étroite
embouchure.
" le domaine est restreint, dit Harbert.
-oui, répondit Pencroff, c' eût été un peu petit
pour nous !
-et de plus, répondit le reporter, il semble
inhabité.
-en effet, répondit Harbert, rien n' y décèle la
présence de l' homme.
-descendons, dit Pencroff, et cherchons. "
le marin et ses deux compagnons revinrent au rivage,
à l' endroit où ils avaient laissé le Bonadventure.
ils avaient décidé de faire à pied le tour de
l' îlot, avant de s' aventurer à l' intérieur, de telle
façon que pas un point n' échappât à leurs
investigations.
La grève était facile à suivre, et, en quelques
endroits seulement, de grosses roches la coupaient,
que l' on pouvait facilement tourner. Les explorateurs
descendirent vers le sud, en faisant fuir de
nombreuses bandes d' oiseaux aquatiques et des
troupeaux de phoques qui se jetaient à la mer du plus
loin qu' ils les apercevaient.
" ces bêtes-là, fit observer le reporter, n' en sont
pas à voir des hommes pour la première fois. Ils les
craignent, donc ils les connaissent. "
une heure après leur départ, tous trois étaient
arrivés à la pointe sud de l' îlot, terminée par un
cap aigu, et ils remontèrent vers le nord en longeant
la côte occidentale, également formée de sable et de
roches, que d' épais bois bordaient en arrière-plan.
Nulle part il n' y avait trace d' habitation, nulle
part l' empreinte d' un pied humain, sur tout ce
périmètre de l' îlot, qui, après quatre heures de
marche, fut entièrement parcouru.
C' était au moins fort extraordinaire, et on devait
croire que l' île Tabor n' était pas ou n' était plus
habitée. Peut-être, après tout, le document avait-il
plusieurs mois ou plusieurs années de date déjà, et
il était possible, dans ce cas, ou que le naufragé
eût été rapatrié, ou qu' il fût mort de misère.
Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert, formant des
hypothèses plus ou moins
plausibles, dînèrent rapidement à bord du
Bonadventure, de manière à reprendre leur
excursion et à la continuer jusqu' à la nuit.
C' est ce qui fut fait à cinq heures du soir, heure à
laquelle ils s' aventurèrent sous bois.
De nombreux animaux s' enfuirent à leur approche, et
principalement, on pourrait même dire uniquement, des
chèvres et des porcs, qui, il était facile de le
voir, appartenaient aux espèces européennes. Sans
doute quelque baleinier les avait débarqués sur
l' île, où ils s' étaient rapidement multipliés.
Harbert se promit bien d' en prendre un ou deux
couples vivants, afin de les rapporter à l' île
Lincoln.
Il n' était donc plus douteux que des hommes, à une
époque quelconque, eussent visité cet îlot. Et cela
parut plus évident encore, quand, à travers la
forêt, apparurent des sentiers tracés, des troncs
d' arbres abattus à la hache, et partout la marque du
travail humain ; mais ces arbres, qui tombaient en
pourriture, avaient été renversés depuis bien des
années déjà, les entailles de hache étaient veloutées
de mousse, et les herbes croissaient, longues et
drues, à travers les sentiers, qu' il était malaisé de
reconnaître.
" mais, fit observer Gédéon Spilett, cela prouve que
non-seulement des hommes ont débarqué sur cet îlot,
mais encore qu' ils l' ont habité pendant un certain
temps. Maintenant, quels étaient ces hommes ?
Combien étaient-ils ? Combien en reste-t-il ?
-le document, dit Harbert, ne parle que d' un seul
naufragé.
-eh bien, s' il est encore sur l' île, répondit
Pencroff, il est impossible que nous ne le trouvions
pas ! "
l' exploration continua donc. Le marin et ses
compagnons suivirent naturellement la route qui
coupait diagonalement l' îlot, et ils arrivèrent ainsi
à côtoyer le ruisseau qui se dirigeait vers la mer.
Si les animaux d' origine européenne, si quelques
travaux dus à une main humaine démontraient
incontestablement que l' homme était déjà venu sur
cette île, plusieurs échantillons du règne végétal
ne le prouvèrent pas moins. En de certains endroits,
au milieu de clairières, il était visible que la terre
avait été plantée de plantes potagères à une époque
assez reculée probablement.
Aussi, quelle fut la joie d' Harbert quand il
reconnut des pommes de terre, des chicorées, de
l' oseille, des carottes, des choux, des navets, dont
il suffisait de recueillir la graine pour enrichir le
sol de l' île Lincoln !
" bon ! Bien ! Répondit Pencroff. Cela fera joliment
l' affaire de Nab et
la nôtre. Si donc nous ne retrouvons pas le naufragé,
du moins notre voyage n' aura pas été inutile, et
Dieu nous aura récompensés !
-sans doute, répondit Gédéon Spilett ; mais à voir
l' état dans lequel se trouvent ces plantations, on
peut craindre que l' îlot ne soit plus habité depuis
longtemps.
-en effet, répondit Harbert, un habitant, quel
qu' il fût, n' aurait pas négligé une culture si
importante !
-oui ! Dit Pencroff, ce naufragé est parti ! ...
cela est à supposer...
-il faut donc admettre que le document a une date
déjà ancienne ?
-évidemment.
-et que cette bouteille n' est arrivée à l' île
Lincoln qu' après avoir longtemps flotté sur la mer ?
-pourquoi pas ? Répondit Pencroff. -mais voici la
nuit qui vient, ajouta-t-il, et je pense qu' il vaut
mieux suspendre nos recherches.
-revenons à bord, et demain nous recommencerons, "
dit le reporter.
C' était le plus sage, et le conseil allait être
suivi, quand Harbert, montrant une masse confuse
entre les arbres, s' écria :
" une habitation ! "
aussitôt, tous trois se dirigèrent vers l' habitation
indiquée. Aux lueurs du
crépuscule, il fut possible de voir qu' elle avait
été construite en planches recouvertes d' une épaisse
toile goudronnée.
La porte, à demi fermée, fut repoussée par
Pencroff, qui entra d' un pas rapide...
l' habitation était vide !
chapitre xiv
Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett étaient
restés silencieux au milieu de l' obscurité.
Pencroff appela d' une voix forte.
Aucune réponse ne lui fut faite.
Le marin battit alors le briquet et alluma une
brindille. Cette lumière éclaira pendant un instant
une petite salle, qui parut être absolument
abandonnée. Au fond était une cheminée grossière,
avec quelques cendres froides, supportant une brassée
de bois sec. Pencroff y jeta la brindille
enflammée, le bois pétilla et donna une vive lueur.
Le marin et ses deux compagnons aperçurent alors
un lit en désordre, dont les couvertures, humides et
jaunies, prouvaient qu' il ne servait plus depuis
longtemps ; dans un coin de la cheminée, deux
bouilloires couvertes de rouille et une marmite
renversée ; une armoire, avec quelques vêtements de
marin à demi moisis ; sur la table, un couvert
d' étain et une bible rongée par l' humidité ; dans un
angle, quelques outils, pelle, pioche, pic, deux
fusils de chasse, dont l' un était brisé ; sur une
planche formant étagère, un baril de poudre encore
intact, un baril de plomb et plusieurs boîtes
d' amorces ; le tout couvert d' une épaisse couche de
poussière, que de longues années, peut-être, avaient
accumulée.
" il n' y a personne, dit le reporter.
-personne ! Répondit Pencroff.
-voilà longtemps que cette chambre n' a été habitée,
fit observer Harbert.
-oui, bien longtemps ! Répondit le reporter.
-Monsieur Spilett, dit alors Pencroff, au lieu de
retourner à bord, je pense qu' il vaut mieux passer la
nuit dans cette habitation.
-vous avez raison, Pencroff, répondit Gédéon
Spilett, et si son propriétaire revient, eh bien !
Il ne se plaindra peut-être pas de trouver la place
prise !
-il ne reviendra pas ! Dit le marin en hochant la
tête.
-vous croyez qu' il a quitté l' île ? Demanda le
reporter.
-s' il avait quitté l' île, il eût emporté ses armes
et ses outils, répondit Pencroff. Vous savez le prix
que les naufragés attachent à ces objets, qui sont
les dernières épaves du naufrage. Non ! Non !
Répéta le marin d' une voix convaincue, non ! Il n' a
pas quitté l' île ! S' il s' était sauvé sur un canot
fait par lui, il eût encore moins abandonné ces
objets de première nécessité ! Non, il est sur l' île !
-vivant ? ... demanda Harbert.
-vivant ou mort. Mais s' il est mort, il ne s' est
pas enterré lui-même, je suppose, répondit
Pencroff, et nous retrouverons au moins ses restes ! "
il fut donc convenu que l' on passerait la nuit dans
l' habitation abandonnée, qu' une provision de bois
qui se trouvait dans un coin permettrait de chauffer
suffisamment. La porte fermée, Pencroff, Harbert
et Gédéon Spilett, assis sur un banc, demeurèrent
là, causant peu, mais réfléchissant beaucoup. Ils
se trouvaient dans une disposition d' esprit à tout
supposer, comme à tout attendre, et ils écoutaient
avidement les bruits du dehors. La porte se fût
ouverte soudain, un homme se serait présenté à eux,
qu' ils n' en auraient pas été autrement surpris, malgré
tout ce que cette demeure révélait d' abandon, et ils
avaient leurs mains prêtes à serrer les mains de cet
homme, de ce naufragé, de cet ami inconnu que des
amis attendaient !
Mais aucun bruit ne se fit entendre, la porte ne
s' ouvrit pas, et les heures se passèrent ainsi.
Que cette nuit parut longue au marin et à ses deux
compagnons ! Seul, Harbert avait dormi pendant deux
heures, car, à son âge, le sommeil est un besoin. Ils
avaient hâte, tous les trois, de reprendre leur
exploration de la veille et de fouiller cet îlot
jusque dans ses coins les plus secrets ! Les
conséquences déduites par Pencroff étaient
absolument justes, et il était presque certain que,
puisque la maison était abandonnée et que les outils,
les ustensiles, les armes s' y trouvaient encore, c' est
que son hôte avait succombé. Il convenait donc de
chercher ses restes et de leur donner au moins une
sépulture chrétienne.
Le jour parut. Pencroff et ses compagnons
procédèrent immédiatement à l' examen de l' habitation.
Elle avait été bâtie, vraiment, dans une heureuse
situation, au revers d' une
petite colline que cinq ou six magnifiques gommiers
abritaient. Devant sa façade et à travers les arbres,
la hache avait ménagé une large éclaircie, qui
permettait aux regards de s' étendre sur la mer. Une
petite pelouse, entourée d' une barrière de bois qui
tombait en ruines, conduisait au rivage, sur la gauche
duquel s' ouvrait l' embouchure du ruisseau.
Cette habitation avait été construite en planches,
et il était facile de voir que ces planches
provenaient de la coque ou du pont d' un navire. Il
était donc probable qu' un bâtiment désemparé avait
été jeté à la côte sur l' île, que tout au moins un
homme de l' équipage avait été sauvé, et qu' au moyen
des débris du navire, cet homme, ayant des outils à
sa disposition, avait construit cette demeure.
Et cela fut bien plus évident encore, quand Gédéon
Spilett, après avoir tourné autour de l' habitation,
vit sur une planche-probablement une de celles qui
formaient les pavois du navire naufragé-ces lettres
à demi effacées déjà :
br.. tan. A
" Britannia ! s' écria Pencroff, que le reporter
avait appelé, c' est un nom commun à bien des
navires, et je ne pourrais dire si celui-ci était
anglais ou américain !
-peu importe, Pencroff !
-peu importe, en effet, répondit le marin, et le
survivant de son équipage, s' il vit encore, nous le
sauverons, à quelque pays qu' il appartienne ! Mais,
avant de recommencer notre exploration, retournons
d' abord au Bonadventure ! "
une sorte d' inquiétude avait pris Pencroff au sujet
de son embarcation. Si pourtant l' îlot était habité,
et si quelque habitant s' était emparé... mais il
haussa les épaules à cette invraisemblable
supposition.
Toujours est-il que le marin n' était pas fâché
d' aller déjeuner à bord. La route, toute tracée
d' ailleurs, n' était pas longue, -un mille à peine.
On se remit donc en marche, tout en fouillant du
regard les bois et les taillis, à travers lesquels
chèvres et porcs s' enfuyaient par centaines.
Vingt minutes après avoir quitté l' habitation,
Pencroff et ses compagnons revoyaient la côte
orientale de l' île et le Bonadventure, maintenu
par son ancre, qui mordait profondément le sable.
Pencroff ne put retenir un soupir de satisfaction.
Après tout, ce bateau, c' était son enfant, et le droit
des pères est d' être souvent inquiet plus que de
raison.
On remonta à bord, on déjeuna, de manière à n' avoir
besoin de dîner que très-tard ; puis, le repas
terminé, l' exploration fut reprise et conduite avec
le soin le plus minutieux.
En somme, il était très-probable que l' unique
habitant de l' îlot avait succombé. Aussi était-ce
plutôt un mort qu' un vivant dont Pencroff et ses
compagnons cherchaient à retrouver les traces ! Mais
leurs recherches furent vaines, et, pendant la moitié
de la journée, ils fouillèrent inutilement ces
massifs d' arbres qui couvraient l' îlot. Il fallut
bien admettre alors que, si le naufragé était mort,
il ne restait plus maintenant aucune trace de son
cadavre, et que quelque fauve, sans doute, l' avait
dévoré jusqu' au dernier ossement.
" nous repartirons demain au point du jour, dit
Pencroff à ses deux compagnons, qui, vers deux heures
après midi, se couchèrent à l' ombre d' un bouquet de
pins, afin de se reposer quelques instants.
-je crois que nous pouvons sans scrupule, ajouta
Harbert, emporter les ustensiles qui ont appartenu
au naufragé ?
-je le crois aussi, répondit Gédéon Spilett, et
ces armes, ces outils compléteront le matériel de
granite-house. Si je ne me trompe, la réserve de
poudre et de plomb est importante.
-oui, répondit Pencroff, mais n' oublions pas de
capturer un ou deux couples de ces porcs, dont l' île
Lincoln est dépourvue...
-ni de récolter ces graines, ajouta Harbert, qui
nous donneront tous les légumes de l' ancien et du
nouveau continent.
-il serait peut-être convenable alors, dit le
reporter, de rester un jour de plus à l' île Tabor,
afin d' y recueillir tout ce qui peut nous être utile.
-non, Monsieur Spilett, répondit Pencroff, et je
vous demanderai de partir dès demain, au point du
jour. Le vent me paraît avoir une tendance à tourner
dans l' ouest, et, après avoir eu bon vent pour venir,
nous aurons bon vent pour nous en aller.
-alors ne perdons pas de temps ! Dit Harbert en se
levant.
-ne perdons pas de temps, répondit Pencroff. Vous,
Harbert, occupez-vous de récolter ces graines, que
vous connaissez mieux que nous. Pendant ce temps,
M Spilett et moi, nous allons faire la chasse aux
porcs, et, même en l' absence de Top, j' espère bien
que nous réussirons à en capturer quelques-uns ! "
Harbert prit donc à travers le sentier qui devait le
ramener vers la partie cultivée de l' îlot, tandis que
le marin et le reporter rentraient directement dans la
forêt.
Bien des échantillons de la race porcine s' enfuirent
devant eux, et ces animaux, singulièrement agiles, ne
paraissaient pas d' humeur à se laisser approcher.
Cependant, après une demi-heure de poursuites, les
chasseurs étaient parvenus à s' emparer d' un couple
qui s' était baugé dans un épais taillis, lorsque
des cris retentirent à quelques centaines de pas
dans le nord de l' îlot. à ces cris se mêlaient
d' horribles rauquements qui n' avaient rien d' humain.
Pencroff et Gédéon Spilett se redressèrent, et
les porcs profitèrent de ce mouvement pour
s' enfuir, au moment où le marin préparait des cordes
pour les lier.
" c' est la voix d' Harbert ! Dit le reporter.
-courons ! " s' écria Pencroff.
Et aussitôt le marin et Gédéon Spilett de se porter
de toute la vitesse de leurs jambes vers l' endroit
d' où partaient ces cris.
Ils firent bien de se hâter, car, au tournant du
sentier, près d' une clairière, ils aperçurent le
jeune garçon terrassé par un être sauvage, un
gigantesque singe sans doute, qui allait lui faire un
mauvais parti.
Se jeter sur ce monstre, le terrasser à son tour,
lui arracher Harbert, puis le maintenir solidement,
ce fut l' affaire d' un instant pour Pencroff et
Gédéon Spilett. Le marin était d' une force
herculéenne, le reporter très-robuste aussi, et,
malgré la résistance du monstre, il fut solidement
attaché, de manière à ne plus pouvoir faire un
mouvement.
" tu n' as pas de mal, Harbert ? Demanda Gédéon
Spilett.
-non ! Non !
-ah ! S' il t' avait blessé, ce singe ! ... s' écria
Pencroff.
-mais ce n' est pas un singe ! " répondit Harbert.
Pencroff et Gédéon Spilett, à ces paroles,
regardèrent alors l' être singulier qui gisait à terre.
En vérité, ce n' était point un singe ! C' était une
créature humaine, c' était un homme ! Mais quel
homme ! Un sauvage, dans toute l' horrible acception
du mot, et d' autant plus épouvantable, qu' il semblait
être tombé au dernier degré de l' abrutissement !
Chevelure hérissée, barbe inculte descendant jusqu' à
la poitrine, corps à peu près nu, sauf un lambeau de
couverture sur les reins, yeux farouches, mains
énormes, ongles démesurément longs, teint sombre
comme l' acajou, pieds durcis comme s' ils eussent été
faits de corne : telle était la misérable créature
qu' il fallait bien, pourtant, appeler un homme !
Mais on avait droit, vraiment, de se demander si dans
ce corps il y avait encore une âme, ou si le vulgaire
instinct de la brute avait seul survécu en lui !
" êtes-vous bien sûr que ce soit un homme ou qu' il
l' ait été ? Demanda Pencroff au reporter.
-hélas ! Ce n' est pas douteux, répondit celui-ci.
-ce serait donc le naufragé ? Dit Harbert.
-oui, répondit Gédéon Spilett, mais l' infortuné
n' a plus rien d' humain ! "
le reporter disait vrai. Il était évident que, si le
naufragé avait jamais été un être civilisé,
l' isolement en avait fait un sauvage, et pis,
peut-être, un véritable homme des bois. Des sons
rauques sortaient de sa gorge, entre ses dents, qui
avaient l' acuité des dents de carnivores, faites
pour ne plus broyer que de la chair crue. La mémoire
devait l' avoir abandonné depuis longtemps, sans doute,
et, depuis longtemps aussi, il ne savait plus se
servir de ses outils, de ses armes, il ne savait
plus faire de feu ! On voyait qu' il était leste,
souple, mais que toutes les qualités physiques
s' étaient développées chez lui au détriment des
qualités morales !
Gédéon Spilett lui parla. Il ne parut pas
comprendre, ni même entendre... et cependant, en le
regardant bien dans les yeux, le reporter crut voir
que toute raison n' était pas éteinte en lui.
Cependant, le prisonnier ne se débattait pas, et il
n' essayait point à briser ses liens. était-il
anéanti par la présence de ces hommes dont il avait
été le semblable ? Retrouvait-il dans un coin de son
cerveau quelque fugitif souvenir qui le ramenait
à l' humanité ? Libre, aurait-il tenté de s' enfuir,
où serait-il resté ? On ne sait, mais on n' en fit pas
l' épreuve, et, après avoir considéré le misérable
avec une extrême attention :
" quel qu' il soit, dit Gédéon Spilett, quel qu' il
ait été et quoi qu' il puisse devenir, notre devoir
est de le ramener avec nous à l' île Lincoln !
-oui ! Oui ! Répondit Harbert, et peut-être
pourra-t-on, avec des soins, réveiller en lui quelque
lueur d' intelligence !
-l' âme ne meurt pas, dit le reporter, et ce serait
une grande satisfaction que d' arracher cette créature
de Dieu à l' abrutissement ! "
Pencroff secouait la tête d' un air de doute.
" il faut l' essayer, en tout cas, répondit le reporter,
et l' humanité nous le commande. "
c' était, en effet, leur devoir d' êtres civilisés et
chrétiens. Tous trois le comprirent, et ils savaient
bien que Cyrus Smith les approuverait d' avoir agi
ainsi.
" le laisserons-nous lié ? Demanda le marin.
-peut-être marcherait-il, si on détachait ses
pieds ? Dit Harbert.
-essayons, " répondit Pencroff.
Les cordes qui entravaient les pieds du prisonnier
furent défaites, mais ses bras demeurèrent fortement
attachés. Il se leva de lui-même et ne parut
manifester aucun désir de s' enfuir. Ses yeux secs
dardaient un regard aigu sur les trois hommes qui
marchaient près de lui, et rien ne dénotait qu' il se
souvînt
d' être leur semblable ou au moins de l' avoir été.
Un sifflement continu s' échappait de ses lèvres,
et son aspect était farouche, mais il ne chercha pas
à résister.
Sur le conseil du reporter, cet infortuné fut ramené
à sa maison. Peut-être la vue des objets qui lui
appartenaient ferait-elle quelque impression sur lui !
Peut-être suffisait-il d' une étincelle pour raviver
sa pensée obscurcie, pour rallumer son âme éteinte !
L' habitation n' était pas loin. En quelques minutes,
tous y arrivèrent ; mais là, le prisonnier ne
reconnut rien, et il semblait qu' il eût perdu
conscience de toutes choses !
Que pouvait-on conjecturer de ce degré d' abrutissement
auquel ce misérable
être était tombé, si ce n' est que son
emprisonnement sur l' îlot datait de loin déjà, et
qu' après y être arrivé raisonnable, l' isolement
l' avait réduit à un tel état ?
Le reporter eut alors l' idée que la vue du feu
agirait peut-être sur lui, et, en un instant, une de
ces belles flambées qui attirent même les animaux
illumina le foyer.
La vue de la flamme sembla d' abord fixer l' attention
du malheureux ; mais bientôt il recula, et son
regard inconscient s' éteignit.
évidemment, il n' y avait rien à faire, pour le
moment du moins, qu' à le ramener à bord du
Bonadventure, ce qui fut fait, et là il resta
sous la garde de Pencroff.
Harbert et Gédéon Spilett retournèrent sur l' îlot
pour y terminer leurs opérations,
et, quelques heures après, ils revenaient au rivage,
rapportant les ustensiles et les armes, une récolte
de graines potagères, quelques pièces de gibier et
deux couples de porcs. Le tout fut embarqué, et le
Bonadventure se tint prêt à lever l' ancre, dès
que la marée du lendemain matin se ferait sentir.
Le prisonnier avait été placé dans la chambre de
l' avant, où il resta calme, silencieux, sourd et muet
tout ensemble.
Pencroff lui offrit à manger, mais il repoussa la
viande cuite qui lui fut présentée et qui sans doute
ne lui convenait plus. Et, en effet, le marin lui
ayant montré un des canards qu' Harbert avait tués,
il se jeta dessus avec une avidité bestiale et le
dévora.
" vous croyez qu' il en reviendra ? Dit Pencroff en
secouant la tête.
-peut-être, répondit le reporter. Il n' est pas
impossible que nos soins ne finissent par réagir sur
lui, car c' est l' isolement qui l' a fait ce qu' il est,
et il ne sera plus seul désormais !
-il y a longtemps, sans doute, que le pauvre homme
est en cet état ! Dit Harbert.
-peut-être, répondit Gédéon Spilett.
-quel âge peut-il avoir ? Demanda le jeune garçon.
-cela est difficile à dire, répondit le reporter,
car il est impossible de voir ses traits sous l' épaisse
barbe qui lui couvre la face, mais il n' est plus
jeune, et je suppose qu' il doit avoir au moins
cinquante ans.
-avez-vous remarqué, Monsieur Spilett, combien ses
yeux sont profondément enfoncés sous leur arcade ?
Demanda le jeune garçon.
-oui, Harbert, mais j' ajoute qu' ils sont plus
humains qu' on ne serait tenté de le croire à l' aspect
de sa personne.
-enfin, nous verrons, répondit Pencroff, et je suis
curieux de connaître le jugement que portera
M Smith sur notre sauvage. Nous allions chercher une
créature humaine, et c' est un monstre que nous
ramenons ! Enfin, on fait ce qu' on peut ! "
la nuit se passa, et si le prisonnier dormit ou non,
on ne sait, mais, en tout cas, bien qu' il eût été
délié, il ne remua pas. Il était comme ces fauves que
les premiers moments de séquestration accablent et
que la rage reprend plus tard.
Au lever du jour, le lendemain, -15 octobre, -le
changement de temps prévu par Pencroff s' était
produit. Le vent avait halé le nord ouest, et il
favorisait le retour du Bonadventure ; mais, en
même temps, il fraîchissait et devait rendre la
navigation plus difficile.
à cinq heures du matin, l' ancre fut levée. Pencroff
prit un ris dans sa grande
voile et mit le cap à l' est-nord-est, de manière à
cingler directement vers l' île Lincoln.
Le premier jour de la traversée ne fut marqué par
aucun incident. Le prisonnier était demeuré calme
dans la cabine de l' avant, et comme il avait été
marin, il semblait que les agitations de la mer
produisissent sur lui une sorte de salutaire réaction.
Lui revenait-il donc à la mémoire quelque souvenir de
son ancien métier ? En tout cas, il se tenait
tranquille, étonné plutôt qu' abattu.
Le lendemain, -16 octobre, -le vent fraîchit
beaucoup, en remontant encore plus au nord, et, par
conséquent, dans une direction moins favorable à la
marche du Bonadventure, qui bondissait sur les
lames. Pencroff en fut bientôt arrivé à tenir le
plus près, et, sans en rien dire, il commença à être
inquiet de l' état de la mer, qui déferlait
violemment sur l' avant de son embarcation.
Certainement, si le vent ne se modifiait pas, il
mettrait plus de temps à atteindre l' île Lincoln
qu' il n' en avait employé à gagner l' île Tabor.
En effet, le 17 au matin, il y avait quarante-huit
heures que le Bonadventure était parti, et rien
n' indiquait qu' il fût dans les parages de l' île. Il
était impossible, d' ailleurs, pour évaluer la route
parcourue, de s' en rapporter à l' estime, car la
direction et la vitesse avaient été trop irrégulières.
Vingt-quatre heures après, il n' y avait encore aucune
terre en vue. Le vent était tout à fait debout alors
et la mer détestable. Il fallut manoeuvrer avec
rapidité les voiles de l' embarcation, que des coups de
mer couvraient en grand, prendre des ris, et souvent
changer les amures, en courant de petits bords. Il
arriva même que, dans la journée du 18, le
Bonadventure fut entièrement coiffé par une
lame, et si ses passagers n' eussent pas pris
d' avance la précaution de s' attacher sur le pont, ils
auraient été emportés.
Dans cette occasion, Pencroff et ses compagnons,
très-occupés à se dégager, reçurent une aide
inespérée du prisonnier, qui s' élança par
l' écoutille, comme si son instinct de marin eût pris
le dessus, et brisa les pavois d' un vigoureux coup
d' espar, afin de faire écouler plus vite l' eau qui
emplissait le pont ; puis, l' embarcation dégagée, sans
avoir prononcé une parole, il redescendit dans sa
chambre.
Pencroff, Gédéon Spilett et Harbert, absolument
stupéfaits, l' avaient laissé agir.
Cependant la situation était mauvaise, et le marin
avait lieu de se croire égaré sur cette immense mer,
sans aucune possibilité de retrouver sa route !
La nuit du 18 au 19 fut obscure et froide. Toutefois,
vers onze heures, le vent calmit, la houle tomba, et
le Bonadventure, moins secoué, acquit une vitesse
plus grande. Du reste, il avait merveilleusement
tenu la mer.
Ni Pencroff, ni Gédéon Spilett, ni Harbert ne
songèrent à prendre même une heure de sommeil. Ils
veillèrent avec un soin extrême, car ou l' île Lincoln
ne pouvait être éloignée, et on en aurait connaissance
au lever du jour, ou le Bonadventure, emporté
par des courants, avait dérivé sous le vent, et il
devenait presque impossible alors de rectifier sa
direction.
Pencroff, inquiet au dernier degré, ne désespérait
pas cependant, car il avait une âme fortement
trempée, et, assis au gouvernail, il cherchait
obstinément à percer cette ombre épaisse qui
l' enveloppait.
Vers deux heures du matin, il se leva tout à coup :
" un feu ! Un feu ! " s' écria-t-il.
Et, en effet, une vive lueur apparaissait à vingt
milles dans le nord-est. L' île Lincoln était là, et
cette lueur, évidemment allumée par Cyrus Smith,
montrait la route à suivre.
Pencroff, qui portait beaucoup trop au nord, modifia
sa direction, et il mit le cap sur ce feu qui brillait
au-dessus de l' horizon comme une étoile de première
grandeur.
chapitre xv
le lendemain, -20 octobre, -à sept heures du
matin, après quatre jours de voyage, le
Bonadventure venait s' échouer doucement sur la
grève, à l' embouchure de la Mercy.
Cyrus Smith et Nab, très-inquiets de ce mauvais
temps et de la prolongation d' absence de leurs
compagnons, étaient montés dès l' aube sur le plateau de
grande-vue, et ils avaient enfin aperçu l' embarcation
qui avait tant tardé à revenir !
" Dieu soit loué ! Les voilà ! " s' était écrié Cyrus
Smith.
Quant à Nab, dans sa joie, il s' était mis à danser,
à tourner sur lui-même en battant des mains et en
criant : " oh ! Mon maître ! " pantomine plus touchante
que le plus beau discours !
La première idée de l' ingénieur, en comptant les
personnes qu' il pouvait apercevoir
sur le pont du Bonadventure, avait été que
Pencroff n' avait pas retrouvé le naufragé de l' île
Tabor, ou que, tout au moins, cet infortuné s' était
refusé à quitter son île et à changer sa prison pour
une autre.
Et, en effet, Pencroff, Gédéon Spilett et
Harbert étaient seuls sur le pont du Bonadventure.
au moment où l' embarcation accosta, l' ingénieur et
Nab l' attendaient sur le rivage, et avant que les
passagers eussent sauté sur le sable, Cyrus Smith
leur disait :
" nous avons été bien inquiets de votre retard, mes
amis ! Vous serait-il arrivé quelque malheur ?
-non, répondit Gédéon Spilett, et tout s' est
passé à merveille, au contraire. Nous allons vous
conter cela.
-cependant, reprit l' ingénieur, vous avez échoué
dans votre recherche, puisque vous n' êtes que trois
comme au départ ?
-faites excuse, Monsieur Cyrus, répondit le marin,
nous sommes quatre !
-vous avez retrouvé ce naufragé ?
-oui.
-et vous l' avez ramené ?
-oui.
-vivant ?
-oui.
-où est-il ? Quel est-il ?
-c' est, répondit le reporter, ou plutôt c' était un
homme ! Voilà, Cyrus, tout ce que nous pouvons vous
dire ! "
l' ingénieur fut aussitôt mis au courant de ce qui
s' était passé pendant le voyage. On lui raconta dans
quelles conditions les recherches avaient été
conduites, comment la seule habitation de l' îlot
était depuis longtemps abandonnée, comment enfin la
capture s' était faite d' un naufragé qui semblait ne
plus appartenir à l' espèce humaine.
" et c' est au point, ajouta Pencroff, que je ne sais
pas si nous avons bien fait de l' amener ici.
-certes, vous avez bien fait, Pencroff ! Répondit
vivement l' ingénieur.
-mais ce malheureux n' a plus de raison ?
-maintenant, c' est possible, répondit Cyrus
Smith ; mais, il y a quelques mois à peine, ce
malheureux était un homme comme vous et moi. Et qui
sait ce que deviendrait le dernier vivant de nous,
après une longue solitude sur cette île ? Malheur à
qui est seul, mes amis, et il faut croire que
l' isolement a vite fait
de détruire la raison, puisque vous avez retrouvé ce
pauvre être dans un tel état !
-mais, Monsieur Cyrus, demanda Harbert, qui vous
porte à croire que l' abrutissement de ce malheureux
ne remonte qu' à quelques mois seulement ?
-parce que le document que nous avons trouvé avait
été récemment écrit, répondit l' ingénieur, et que le
naufragé seul a pu écrire ce document.
-à moins toutefois, fit observer Gédéon Spilett,
qu' il n' ait été rédigé par un compagnon de cet homme,
mort depuis.
-c' est impossible, mon cher Spilett.
-pourquoi donc ? Demanda le reporter.
-parce que le document eût parlé de deux naufragés,
répondit Cyrus Smith, et qu' il ne parle que d' un
seul. "
Harbert raconta en quelques mots les incidents de
la traversée et insista sur ce fait curieux d' une
sorte de résurrection passagère qui s' était faite dans
l' esprit du prisonnier, quand, pour un instant, il
était redevenu marin au plus fort de la tourmente.
" bien, Harbert, répondit l' ingénieur, tu as raison
d' attacher une grande importance à ce fait. Cet
infortuné ne doit pas être incurable, et c' est le
désespoir qui en a fait ce qu' il est. Mais ici, il
retrouvera ses semblables, et puisqu' il a encore une
âme en lui, cette âme, nous la sauverons ! "
le naufragé de l' île Tabor, à la grande pitié de
l' ingénieur et au grand étonnement de Nab, fut alors
extrait de la cabine qu' il occupait sur l' avant du
Bonadventure, et, une fois mis à terre, il
manifesta tout d' abord la volonté de s' enfuir.
Mais Cyrus Smith, s' approchant, lui mit la main sur
l' épaule par un geste plein d' autorité, et il le
regarda avec une douceur infinie. Aussitôt, le
malheureux, subissant comme une sorte de domination
instantanée, se calma peu à peu, ses yeux se
baissèrent, son front s' inclina, et il ne fit plus
aucune résistance.
" pauvre abandonné ! " murmura l' ingénieur.
Cyrus Smith l' avait attentivement observé. à en
juger par l' apparence, ce misérable être n' avait
plus rien d' humain, et cependant Cyrus Smith, ainsi
que l' avait déjà fait le reporter, surprit dans son
regard comme une insaisissable lueur d' intelligence.
Il fut décidé que l' abandonné, ou plutôt
l' inconnu, -car ce fut ainsi que ses nouveaux
compagnons le désignèrent désormais, -demeurerait
dans une des chambres de granite-house, d' où il ne
pouvait s' échapper, d' ailleurs. Il s' y laissa
conduire sans difficulté, et, les bons soins aidant,
peut-être pouvait-on espérer qu' un jour il ferait un
compagnon de plus aux colons de l' île Lincoln.
Cyrus Smith, pendant le déjeuner, que Nab avait
hâté, -le reporter, Harbert et Pencroff mourant de
faim, -se fit raconter en détail tous les incidents
qui avaient marqué le voyage d' exploration à l' îlot.
Il fut d' accord avec ses amis sur ce point, que
l' inconnu devait être anglais ou américain, car le
nom de Britannia le donnait à penser, et,
d' ailleurs, à travers cette barbe inculte, sous cette
broussaille qui lui servait de chevelure, l' ingénieur
avait cru reconnaître les traits caractérisés de
l' anglo-saxon.
" mais, au fait, dit Gédéon Spilett en s' adressant à
Harbert, tu ne nous as pas dit comment tu avais fait
la rencontre de ce sauvage ; et nous ne savons rien,
sinon qu' il t' aurait étranglé, si nous n' avions eu la
chance d' arriver à temps pour te secourir !
-ma foi, répondit Harbert, je serais bien
embarrassé de raconter ce qui s' est passé. J' étais,
je crois, occupé à faire ma cueillette de plantes,
quand j' ai entendu comme le bruit d' une avalanche
qui tombait d' un arbre très-élevé. J' eus à peine le
temps de me retourner... ce malheureux, qui était
sans doute blotti dans un arbre, s' était précipité
sur moi en moins de temps que je n' en mets à vous le
dire, et sans M Spilett et Pencroff...
-mon enfant ! Dit Cyrus Smith, tu as couru là
un vrai danger, mais peut-être, sans cela, ce pauvre
être se fût-il toujours dérobé à vos recherches, et
nous n' aurions pas un compagnon de plus.
-vous espérez donc, Cyrus, réussir à en refaire un
homme ? Demanda le reporter.
-oui, " répondit l' ingénieur.
Le déjeuner terminé, Cyrus Smith et ses compagnons
quittèrent granite-house et revinrent sur la grève.
On opéra alors le déchargement du Bonadventure,
et l' ingénieur, ayant examiné les armes, les outils,
ne vit rien qui pût le mettre à même d' établir
l' identité de l' inconnu.
La capture des porcs faite à l' îlot fut regardée
comme devant être très-profitable à l' île Lincoln,
et ces animaux furent conduits aux étables, où ils
devaient s' acclimater facilement.
Les deux tonneaux contenant de la poudre et du plomb,
ainsi que les paquets d' amorces, furent très-bien
reçus. On convint même d' établir une petite
poudrière, soit en dehors de granite-house, soit même
dans la caverne supérieure, où il n' y avait aucune
explosion à craindre. Toutefois, l' emploi du
pyroxyle dut être continué, car, cette substance
donnant d' excellents résultats, il n' y avait aucune
raison pour y substituer la poudre ordinaire.
Lorsque le déchargement de l' embarcation fut terminé :
" Monsieur Cyrus, dit Pencroff, je pense qu' il
serait prudent de mettre notre Bonadventure en
lieu sûr.
-n' est-il donc pas convenablement à l' embouchure de
la Mercy ? Demanda Cyrus Smith.
-non, Monsieur Cyrus, répondit le marin. La
moitié du temps, il est échoué sur le sable, et cela
le fatigue. C' est que c' est une bonne embarcation,
voyez-vous, et qui s' est admirablement comportée
pendant ce coup de vent qui nous a assaillis si
violemment au retour.
-ne pourrait-on la tenir à flot dans la rivière
même ?
-sans doute, Monsieur Cyrus, on le pourrait, mais
cette embouchure ne
présente aucun abri, et, par les vents d' est, je
crois que le Bonadventure aurait beaucoup à
souffrir des coups de mer.
-eh bien, où voulez-vous le mettre, Pencroff ?
-au port ballon, répondit le marin. Cette petite
crique, couverte par les roches, me paraît être
justement le port qu' il lui faut.
-n' est-il pas un peu loin ?
-bah ! Il ne se trouve pas à plus de trois milles de
granite-house, et nous avons une belle route toute
droite pour nous y mener !
-faites, Pencroff, et conduisez votre
Bonadventure, répondit l' ingénieur, et cependant
je l' aimerais mieux sous notre surveillance plus
immédiate.
Il faudra, quand nous aurons le temps, que nous lui
aménagions un petit port.
-fameux ! S' écria Pencroff. Un port avec un phare,
un môle et un bassin de radoubs ! Ah ! Vraiment, avec
vous, Monsieur Cyrus, tout devient trop facile !
-oui, mon brave Pencroff, répondit l' ingénieur,
mais à la condition, toutefois, que vous m' aidiez,
car vous êtes bien pour les trois quarts dans toutes
nos besognes ! "
Harbert et le marin se rembarquèrent donc sur le
Bonadventure, dont l' ancre fut levée, la voile
hissée, et que le vent du large conduisit
rapidement au cap griffe. Deux heures après, il
reposait sur les eaux tranquilles du port ballon.
Pendant les premiers jours que l' inconnu passa à
granite-house, avait-il déjà donné à penser que sa
sauvage nature se fût modifiée ? Une lueur plus
intense brillait-elle au fond de cet esprit
obscurci ? L' âme, enfin, revenait-elle au corps ?
Oui, à coup sûr, et à ce point même que Cyrus
Smith et le reporter se demandèrent si jamais la
raison de l' infortuné avait été totalement éteinte.
Tout d' abord, habitué au grand air, à cette liberté
sans limites dont il jouissait à l' île Tabor,
l' inconnu avait manifesté quelques sourdes fureurs,
et on dut craindre qu' il ne se précipitât sur la
grève par une des fenêtres de granite-house. Mais
peu à peu il se calma, et on put lui laisser la
liberté de ses mouvements.
On avait donc lieu d' espérer, et beaucoup. Déjà,
oubliant ses instincts de carnassier, l' inconnu
acceptait une nourriture moins bestiale que celle
dont il se repaissait à l' îlot, et la chair cuite ne
produisait plus sur lui le sentiment de
répulsion qu' il avait manifesté à bord du
Bonadventure.
Cyrus Smith avait profité d' un moment où il dormait
pour lui couper cette chevelure et cette barbe
incultes, qui formaient comme une sorte de crinière
et lui donnaient un aspect si sauvage. Il l' avait
aussi vêtu plus convenablement, après l' avoir
débarrassé de ce lambeau d' étoffe qui le couvrait.
Il en résulta que, grâce à ces soins, l' inconnu reprit
figure humaine, et il sembla même que ses yeux
fussent redevenus plus doux. Certainement, quand
l' intelligence l' éclairait autrefois, la figure de cet
homme devait avoir une sorte de beauté.
Chaque jour, Cyrus Smith s' imposa la tâche de
passer quelques heures dans sa compagnie. Il venait
travailler près de lui et s' occupait de diverses
choses, de manière à fixer son attention. Il pouvait
suffire, en effet, d' un éclair pour rallumer cette
âme, d' un souvenir qui traversât ce cerveau pour y
rappeler la raison. On l' avait bien vu, pendant la
tempête, à bord du Bonadventure !
l' ingénieur ne négligeait pas non plus de parler à
haute voix, de manière à pénétrer à la fois par les
organes de l' ouïe et de la vue jusqu' au fond de cette
intelligence engourdie. Tantôt l' un de ses compagnons,
tantôt l' autre, quelquefois tous, se joignaient à
lui. Ils causaient le plus souvent de choses ayant
rapport à la marine, qui devaient toucher davantage
un marin. Par moments, l' inconnu prêtait comme une
vague attention à ce qui se disait, et les colons
arrivèrent bientôt à cette persuasion qu' il les
comprenait en partie. Quelquefois même l' expression de
son visage était profondément douloureuse, preuve
qu' il souffrait intérieurement ; car sa physionomie
n' aurait pu tromper à ce point ; mais il ne parlait
pas, bien qu' à diverses reprises, cependant, on pût
croire que quelques paroles allaient s' échapper
de ses lèvres.
Quoi qu' il en fût, le pauvre être était calme et
triste ! Mais son calme n' était-il qu' apparent ?
Sa tristesse n' était-elle que la conséquence de sa
séquestration ? On ne pouvait rien affirmer encore.
Ne voyant plus que certains objets et dans un champ
limité, sans cesse en contact avec les colons, auxquels
il devait finir par s' habituer, n' ayant aucun désir
à satisfaire, mieux nourri, mieux vêtu, il était
naturel que sa nature physique se modifiât peu à peu ;
mais s' était-il pénétré d' une vie nouvelle, ou bien,
pour employer un mot qui pouvait justement s' appliquer
à lui, ne s' était-il qu' apprivoisé comme un animal
vis-à-vis de son maître ? C' était là une importante
question, que Cyrus Smith avait hâte de résoudre, et
cependant il ne voulait pas brusquer son malade !
Pour lui, l' inconnu n' était qu' un malade ! Serait-ce
jamais un convalescent ?
Aussi, comme l' ingénieur l' observait à tous moments !
Comme il guettait son âme, si l' on peut parler ainsi !
Comme il était prêt à la saisir !
Les colons suivaient avec une sincère émotion toutes
les phases de cette cure entreprise par Cyrus Smith.
Ils l' aidaient aussi dans cette oeuvre d' humanité, et
tous, sauf peut-être l' incrédule Pencroff, ils en
arrivèrent bientôt à partager son espérance et sa foi.
Le calme de l' inconnu était profond, on l' a dit, et
il montrait pour l' ingénieur, dont il subissait
visiblement l' influence, une sorte d' attachement.
Cyrus Smith résolut donc de l' éprouver, en le
transportant dans un autre milieu, devant cet océan
que ses yeux avaient autrefois l' habitude de
contempler, à la lisière de ces forêts qui devaient
lui rappeler celles où s' étaient passées tant d' années
de sa vie !
" mais, dit Gédéon Spilett, pouvons-nous espérer
que, mis en liberté, il ne s' échappera pas ?
-c' est une expérience à faire, répondit l' ingénieur.
-bon ! Dit Pencroff. Quand ce gaillard-là aura
l' espace devant lui et sentira le grand air, il filera
à toutes jambes !
-je ne le crois pas, répondit Cyrus Smith.
-essayons, dit Gédéon Spilett.
-essayons, " répondit l' ingénieur.
Ce jour-là était le 30 octobre, et, par conséquent,
il y avait neuf jours que le naufragé de l' île Tabor
était prisonnier à granite-house. Il faisait chaud, et
un beau soleil dardait ses rayons sur l' île.
Cyrus Smith et Pencroff allèrent à la chambre
occupée par l' inconnu, qu' ils trouvèrent couché près
de la fenêtre et regardant le ciel.
" venez, mon ami " , lui dit l' ingénieur.
L' inconnu se leva aussitôt. Son oeil se fixa sur
Cyrus Smith, et il le suivit, tandis que le marin
marchait derrière lui, peu confiant dans les résultats
de l' expérience.
Arrivés à la porte, Cyrus Smith et Pencroff lui
firent prendre place dans l' ascenseur, tandis que
Nab, Harbert et Gédéon Spilett les attendaient
au bas de granite-house. La banne descendit, et en
quelques instants tous furent réunis sur la grève.
Les colons s' éloignèrent un peu de l' inconnu, de
manière à lui laisser quelque liberté.
Celui-ci fit quelques pas, en s' avançant vers la mer,
et son regard brilla avec une animation extrême,
mais il ne chercha aucunement à s' échapper. Il
regardait les petites lames qui, brisées par l' îlot,
venaient mourir sur le sable.
" ce n' est encore que la mer, fit observer Gédéon
Spilett, et il est possible qu' elle ne lui inspire
pas le désir de s' enfuir !
-oui, répondit Cyrus Smith, il faut le conduire au
plateau, sur la lisière de la forêt. Là, l' expérience
sera plus concluante.
-d' ailleurs, il ne pourra pas s' échapper, fit
observer Nab, puisque les ponts sont relevés.
-oh ! Fit Pencroff, c' est bien là un homme à
s' embarrasser d' un ruisseau comme le creek-glycérine !
Il aurait vite fait de le franchir, même d' un seul
bond !
-nous verrons bien, " se contenta de répondre
Cyrus Smith, dont les yeux ne quittaient pas ceux
de son malade.
Celui-ci fut alors conduit vers l' embouchure de la
Mercy, et tous, remontant la rive gauche de la
rivière, gagnèrent le plateau de grande-vue.
Arrivé à l' endroit où croissaient les premiers beaux
arbres de la forêt, dont la brise agitait légèrement
le feuillage, l' inconnu parut humer avec ivresse cette
senteur pénétrante qui imprégnait l' atmosphère, et un
long soupir s' échappa de sa poitrine !
Les colons se tenaient en arrière, prêts à le
retenir, s' il eût fait un mouvement pour s' échapper !
Et, en effet, le pauvre être fut sur le point de
s' élancer dans le creek qui le séparait de la forêt,
et ses jambes se détendirent un instant comme un
ressort... mais, presque aussitôt, il se replia sur
lui-même, il s' affaissa à demi, et une grosse larme
coula de ses yeux !
" ah ! S' écria Cyrus Smith, te voilà donc redevenu
homme, puisque tu pleures ! "
chapitre xvi
oui ! Le malheureux avait pleuré ! Quelque souvenir,
sans doute, avait traversé son esprit, et, suivant
l' expression de Cyrus Smith, il s' était refait
homme par les larmes.
Les colons le laissèrent pendant quelque temps sur le
plateau, et s' éloignèrent même un peu, de manière
qu' il se sentît libre ; mais il ne songea aucunement
à profiter de cette liberté, et Cyrus Smith se
décida bientôt à le ramener à granite-house.
Deux jours après cette scène, l' inconnu sembla vouloir
se mêler peu à peu à la vie commune. Il était évident
qu' il entendait, qu' il comprenait, mais non moins
évident qu' il mettait une étrange obstination à ne
pas parler aux colons, car, un soir, Pencroff,
prêtant l' oreille à la porte de sa chambre, entendit
ces mots s' échapper de ses lèvres :
" non ! Ici ! Moi ! Jamais ! "
le marin rapporta ces paroles à ses compagnons.
" il y a là quelque douloureux mystère ! " dit Cyrus
Smith.
L' inconnu avait commencé à se servir des outils de
labourage, et il travaillait au potager. Quand il
s' arrêtait dans sa besogne, ce qui arrivait souvent, il
demeurait comme concentré en lui-même ; mais, sur la
recommandation de l' ingénieur, on respectait
l' isolement qu' il paraissait vouloir garder. Si l' un
des colons s' approchait de lui, il reculait, et des
sanglots soulevaient sa poitrine, comme si elle en
eût été trop pleine !
était-ce donc le remords qui l' accablait ainsi ?
On pouvait le croire, et Gédéon Spilett ne put
s' empêcher de faire, un jour, cette observation :
" s' il ne parle pas, c' est qu' il aurait, je crois, des
choses trop graves à dire ! "
il fallait être patient et attendre.
Quelques jours plus tard, le 3 novembre, l' inconnu,
travaillant sur le plateau, s' était arrêté, après
avoir laissé tomber sa bêche à terre, et Cyrus
Smith, qui l' observait à peu de distance, vit encore
une fois des larmes qui coulaient de ses yeux. Une
sorte de pitié irrésistible le conduisit vers lui,
et il lui toucha le bras légèrement.
" mon ami ? " dit-il.
Le regard de l' inconnu chercha à l' éviter, et Cyrus
Smith, ayant voulu lui prendre la main, il recula
vivement.
" mon ami, dit Cyrus Smith d' une voix plus ferme,
regardez-moi, je le veux ! "
l' inconnu regarda l' ingénieur et sembla être sous son
influence, comme un magnétisé sous la puissance de son
magnétiseur. Il voulut fuir. Mais alors il se fit
dans sa physionomie comme une transformation. Son
regard lança des éclairs. Des paroles cherchèrent à
s' échapper de ses lèvres. Il ne pouvait plus se
contenir ! ... enfin, il croisa les bras ; puis,
d' une voix sourde :
" qui êtes-vous ? Demanda-t-il à Cyrus Smith.
-des naufragés comme vous, répondit l' ingénieur,
dont l' émotion était profonde. Nous vous avons
amené ici, parmi vos semblables.
-mes semblables ! ... je n' en ai pas !
-vous êtes au milieu d' amis...
-des amis ! ... à moi ! Des amis ! S' écria l' inconnu
en cachant sa tête dans ses mains... non... jamais...
laissez-moi ! Laissez-moi ! "
puis, il s' enfuit du côté du plateau qui dominait la
mer, et là il demeura longtemps immobile.
Cyrus Smith avait rejoint ses compagnons et leur
racontait ce qui venait de se passer.
" oui ! Il y a un mystère dans la vie de cet homme,
dit Gédéon Spilett, et il semble qu' il ne soit
rentré dans l' humanité que par la voie du remords.
-je ne sais trop quelle espèce d' homme nous avons
ramené là, dit le marin. Il a des secrets...
-que nous respecterons, répondit vivement Cyrus
Smith. S' il a commis quelque faute, il l' a
cruellement expiée, et, à nos yeux, il est absous. "
pendant deux heures, l' inconnu demeura seul sur la
plage, évidemment sous l' influence de souvenirs qui
lui refaisaient tout son passé, -un passé funeste
sans doute, -et les colons, sans le perdre de vue,
ne cherchèrent point à troubler son isolement.
Cependant, après deux heures, il parut avoir pris une
résolution, et il vint trouver Cyrus Smith. Ses
yeux étaient rouges des larmes qu' il avait versées,
mais il ne pleurait plus. Toute sa physionomie était
empreinte d' une humilité profonde. Il semblait
craintif, honteux, se faire tout petit, et son regard
était constamment baissé vers la terre.
" monsieur, dit-il à Cyrus Smith, vos compagnons et
vous, êtes-vous anglais ?
-non, répondit l' ingénieur, nous sommes américains.
-ah ! " fit l' inconnu, et il murmura ces mots :
" j' aime mieux cela !
-et vous, mon ami ? Demanda l' ingénieur.
-anglais, " répondit-il précipitamment.
Et, comme si ces quelques mots lui eussent pesé à
dire, il s' éloigna de la grève, qu' il parcourut
depuis la cascade jusqu' à l' embouchure de la Mercy,
dans un état d' extrême agitation.
Puis, ayant passé à un certain moment près d' Harbert,
il s' arrêta, et, d' une voix étranglée :
" quel mois ? Lui demanda-t-il.
-décembre, répondit Harbert.
-quelle année ?
-1866.
-douze ans ! Douze ans ! " s' écria-t-il. Puis il le
quitta brusquement.
Harbert avait rapporté aux colons les demandes et la
réponse qui lui avaient été faites.
" cet infortuné, fit observer Gédéon Spilett,
n' était plus au courant ni des mois ni des années !
-oui ! Ajouta Harbert, et il était depuis douze
ans déjà sur l' îlot quand nous l' y avons trouvé !
-douze ans ! Répondit Cyrus Smith. Ah ! Douze ans
d' isolement, après une existence maudite peut-être,
peuvent bien altérer la raison d' un homme !
-je suis porté à croire, dit alors Pencroff, que
cet homme n' est point arrivé à l' île Tabor par
naufrage, mais qu' à la suite de quelque crime, il y
aura été abandonné.
-vous devez avoir raison, Pencroff, répondit le
reporter, et si cela est, il n' est pas impossible
que ceux qui l' ont laissé sur l' île ne reviennent
l' y rechercher un jour !
-et ils ne le trouveront plus, dit Harbert.
-mais alors, reprit Pencroff, il faudrait
retourner, et...
-mes amis, dit Cyrus Smith, ne traitons pas cette
question avant de savoir à quoi nous en tenir. Je
crois que ce malheureux a souffert, qu' il a durement
expié ses fautes, quelles qu' elles soient, et que le
besoin de s' épancher l' étouffe. Ne le provoquons pas
à nous raconter son histoire ! Il nous la dira sans
doute, et, quand nous l' aurons apprise, nous verrons
quel parti il conviendra de suivre. Lui seul,
d' ailleurs, peut nous apprendre s' il a conservé plus
que l' espoir, la certitude d' être rapatrié un jour,
mais j' en doute !
-et pourquoi ? Demanda le reporter.
-parce que, dans le cas où il eût été sûr d' être
délivré dans un temps déterminé, il aurait attendu
l' heure de sa délivrance et n' eût pas jeté ce
document à la mer. Non, il est plutôt probable qu' il
était condamné à mourir sur cet îlot et qu' il ne
devait plus jamais revoir ses semblables !
-mais, fit observer le marin, il y a une chose que
je ne puis pas m' expliquer.
-laquelle ?
-s' il y a douze ans que cet homme a été abandonné
sur l' île Tabor, on peut bien supposer qu' il était
depuis plusieurs années déjà dans cet état de
sauvagerie où nous l' avons trouvé !
-cela est probable, répondit Cyrus Smith.
-il y aurait donc, par conséquent, plusieurs années
qu' il aurait écrit ce document !
-sans doute..., et cependant le document semblait
récemment écrit ! ...
-d' ailleurs, comment admettre que la bouteille qui
renfermait le document ait mis plusieurs années à
venir de l' île Tabor à l' île Lincoln ?
-ce n' est pas absolument impossible, répondit le
reporter. Ne pouvait-elle être depuis longtemps déjà
sur les parages de l' île ?
-non, répondit Pencroff, car elle flottait encore.
On ne peut pas même supposer qu' après avoir séjourné
plus ou moins longtemps sur le rivage, elle ait
pu être reprise par la mer, car c' est tout rochers
sur la côte sud, et elle s' y fût immanquablement
brisée !
-en effet, répondit Cyrus Smith, qui demeura
songeur.
-et puis, ajouta le marin, si le document avait
plusieurs années de date, si depuis plusieurs années
il était enfermé dans cette bouteille, il eût été
avarié par l' humidité. Or, il n' en était rien, et il
se trouvait dans un parfait état de conservation. "
l' observation du marin était très-juste, et il y
avait là un fait incompréhensible, car le document
semblait avoir été récemment écrit, quand les colons
le trouvèrent dans la bouteille. De plus, il donnait
la situation de l' île Tabor en latitude et en
longitude avec précision, ce qui impliquait chez son
auteur des connaissances assez complètes en
hydrographie, qu' un simple marin ne pouvait avoir.
" il y a là, une fois encore, quelque chose
d' inexplicable, dit l' ingénieur, mais ne provoquons
pas notre nouveau compagnon à parler. Quand il le
voudra, mes amis, nous serons prêts à l' entendre ! "
pendant les jours qui suivirent, l' inconnu ne
prononça pas une parole et ne quitta pas une seule
fois l' enceinte du plateau. Il travaillait à la terre,
sans perdre un instant, sans prendre un moment de
repos, mais toujours à l' écart. Aux heures du repas,
il ne remontait point à granite-house, bien que
l' invitation lui en eût été faite à plusieurs
reprises, et il se contentait de manger quelques
légumes crus. La nuit venue, il ne regagnait pas la
chambre qui lui avait été assignée, mais il restait
là, sous quelque bouquet d' arbres, ou, quand le temps
était mauvais, il se blottissait dans quelque
anfractuosité des roches. Ainsi, il vivait encore
comme au temps où il n' avait d' autre abri que les
forêts de l' île Tabor, et toute insistance pour
l' amener à modifier sa vie ayant été vaine, les colons
attendirent patiemment. Mais le moment arrivait
enfin où, impérieusement
et comme involontairement poussé par sa conscience, de
terribles aveux allaient lui échapper.
Le 10 novembre, vers huit heures du soir, au moment
où l' obscurité commençait à se faire, l' inconnu se
présenta inopinément devant les colons, qui étaient
réunis sous la vérandah. Ses yeux brillaient
étrangement, et toute sa personne avait repris son
aspect farouche des mauvais jours.
Cyrus Smith et ses compagnons furent comme atterrés
en voyant que, sous l' empire d' une terrible émotion,
ses dents claquaient comme celles d' un fiévreux.
Qu' avait-il donc ? La vue de ses semblables lui
était-elle insupportable ? En avait-il assez de cette
existence dans ce milieu honnête ? Est-ce que la
nostalgie de l' abrutissement le reprenait ? On dut le
croire, quand on l' entendit s' exprimer ainsi en
phrases incohérentes :
" pourquoi suis-je ici ? ... de quel droit m' avez-vous
arraché à mon îlot ? ... est-ce qu' il peut y avoir un
lien entre vous et moi ? ... savez-vous qui je suis...
ce que j' ai fait... pourquoi j' étais là-bas... seul ?
Et qui vous dit qu' on ne m' y a pas abandonné... que
je n' étais pas condamné à mourir là ? ...
connaissez-vous mon passé ? ... savez-vous si je n' ai
pas volé, assassiné... si je ne suis pas un
misérable... un être maudit... bon à vivre comme une
bête fauve... loin de tous... dites... le savez-vous ? "
les colons écoutaient sans interrompre le misérable,
auquel ces demi-aveux échappaient pour ainsi dire
malgré lui. Cyrus Smith voulut alors le calmer en
s' approchant de lui, mais il recula vivement.
" non ! Non ! S' écria-t-il. Un mot seulement...
suis-je libre ?
-vous êtes libre, répondit l' ingénieur.
-adieu donc ! " s' écria-t-il, et il s' enfuit comme un
fou.
Nab, Pencroff, Harbert coururent aussitôt vers la
lisière du bois... mais ils revinrent seuls.
" il faut le laisser faire ! Dit Cyrus Smith.
-il ne reviendra jamais..., s' écria Pencroff.
-il reviendra, " répondit l' ingénieur.
Et, depuis lors, bien des jours se passèrent ; mais
Cyrus Smith-était-ce une sorte de
pressentiment ? -persista dans l' inébranlable idée
que le malheureux reviendrait tôt ou tard.
" c' est la dernière révolte de cette rude nature,
disait-il, que le remords a touchée et qu' un nouvel
isolement épouvanterait. "
cependant, les travaux de toutes sortes furent
continués, tant au plateau de grande-vue qu' au
corral, où Cyrus Smith avait l' intention de bâtir
une ferme. Il
va sans dire que les graines récoltées par Harbert
à l' île Tabor avaient été soigneusement semées.
Le plateau formait alors un vaste potager, bien
dessiné, bien entretenu, et qui ne laissait pas
chômer les bras des colons. Là, il y avait toujours
à travailler. à mesure que les plantes potagères
s' étaient multipliées, il avait fallu agrandir les
simples carrés, qui tendaient à devenir de véritables
champs et à remplacer les prairies. Mais le fourrage
abondait dans les autres portions de l' île, et les
onaggas ne devaient pas craindre d' être jamais
rationnés. Mieux valait, d' ailleurs, transformer en
potager le plateau de grande-vue, défendu par sa
profonde ceinture de creeks, et reporter en dehors
les prairies qui n' avaient pas besoin d' être
protégées contre les déprédations des quadrumanes et
des quadrupèdes.
Au 15 novembre, on fit la troisième moisson. Voilà
un champ qui s' était accru en surface, depuis
dix-huit mois que le premier grain de blé avait été
semé ! La seconde récolte de six cent mille grains
produisit cette fois quatre mille boisseaux, soit
plus de cinq cents millions de grains ! La colonie
était riche en blé, car il suffisait de semer une
dizaine de boisseaux pour que la récolte fût assurée
chaque année et que tous, hommes et bêtes, pussent
s' en nourrir.
La moisson fut donc faite, et l' on consacra la
dernière quinzaine du mois de novembre aux travaux de
panification.
En effet, on avait le grain, mais non la farine, et
l' installation d' un moulin fut nécessaire. Cyrus
Smith eût pu utiliser la seconde chute qui
s' épanchait sur la Mercy pour établir son moteur, la
première étant déjà occupée à mouvoir les pilons du
moulin à foulon ; mais, après discussion, il fut
décidé que l' on établirait un simple moulin à vent
sur les hauteurs de grande-vue. La construction de
l' un n' offrait pas plus de difficulté que la
construction de l' autre, et on était sûr, d' autre part,
que le vent ne manquerait pas sur ce plateau, exposé
aux brises du large.
" sans compter, dit Pencroff, que ce moulin à vent
sera plus gai et fera bon effet dans le paysage ! "
on se mit donc à l' oeuvre en choisissant des bois de
charpente pour la cage et le mécanisme du moulin.
Quelques grands grès qui se trouvaient dans le nord
du lac pouvaient facilement se transformer en meules,
et quant aux ailes, l' inépuisable enveloppe du ballon
leur fournirait la toile nécessaire.
Cyrus Smith fit les plans, et l' emplacement du
moulin fut choisi un peu à droite de la basse-cour,
près de la berge du lac. Toute la cage devait
reposer sur un pivot maintenu dans de grosses
charpentes, de manière à pouvoir tourner avec tout le
mécanisme qu' elle contenait selon les demandes du vent.
Ce travail s' accomplit rapidement. Nab et Pencroff
étaient devenus de très-habiles charpentiers et
n' avaient qu' à suivre les gabarits fournis par
l' ingénieur. Aussi une sorte de guérite cylindrique,
une vraie poivrière, coiffée d' un toit aigu,
s' éleva-t-elle bientôt à l' endroit désigné. Les quatre
châssis qui formaient les ailes avaient été
solidement implantés dans l' arbre de couche, de
manière à faire un certain angle avec lui, et ils
furent fixés au moyen de tenons de fer. Quant aux
diverses parties du mécanisme intérieur, la boîte
destinée à contenir les deux meules, la meule gisante
et la meule courante, la trémie, sorte de grande
auge carrée, large du haut, étroite du bas, qui
devait permettre aux grains de tomber sur les meules,
l' auget oscillant destiné à régler le passage du
grain, et auquel son perpétuel tic-tac a fait donner
le nom de " babillard " , et enfin le blutoir, qui, par
l' opération du tamisage, sépare le son de la farine,
cela se fabriqua sans peine. Les outils étaient
bons, et le travail fut peu difficile, car, en somme,
les organes d' un moulin sont très-simples. Ce ne fut
qu' une question de temps.
Tout le monde avait travaillé à la construction du
moulin, et le 1er décembre il était terminé.
Comme toujours, Pencroff était enchanté de son
ouvrage, et il ne doutait pas que l' appareil ne fût
parfait.
" maintenant, un bon vent, dit-il, et nous allons
joliment moudre notre première récolte !
-un bon vent, soit, répondit l' ingénieur, mais pas
trop de vent, Pencroff.
-bah ! Notre moulin n' en tournera que plus vite !
-il n' est pas nécessaire qu' il tourne si vite,
répondit Cyrus Smith. On sait par expérience que la
plus grande quantité de travail est produite par un
moulin quand le nombre de tours parcourus par les
ailes en une minute est sextuple du nombre de pieds
parcourus par le vent en une seconde. Avec une brise
moyenne, qui donne vingt-quatre pieds à la seconde,
il imprimera seize tours aux ailes pendant une
minute, et il n' en faut pas davantage.
-justement ! S' écria Harbert, il souffle une jolie
brise de nord-est qui fera bien notre affaire ! "
il n' y avait aucune raison de retarder l' inauguration
du moulin, car les colons avaient hâte de goûter au
premier morceau de pain de l' île Lincoln. Ce
jour-là donc, dans la matinée, deux à trois boisseaux
de blé furent moulus, et le lendemain, au déjeuner,
une magnifique miche, un peu compacte peut-être,
quoique levée avec de la levure de bière, figurait
sur la table de granite-house. Chacun y mordit à
belles dents, et avec quel plaisir, on le comprend de
reste !
Cependant l' inconnu n' avait pas reparu. Plusieurs
fois, Gédéon Spilett et Harbert avaient parcouru
la forêt aux environs de granite-house, sans le
rencontrer, sans en trouver aucune trace. Ils
s' inquiétaient sérieusement de cette disparition
prolongée. Certainement, l' ancien sauvage de l' île
Tabor ne pouvait être embarrassé de vivre dans ces
giboyeuses forêts du Far-West, mais n' était-il pas
à craindre qu' il ne reprît ses habitudes, et que cette
indépendance ne ravivât ses instincts farouches ?
Toutefois, Cyrus Smith, par une sorte de
pressentiment, sans doute, persistait toujours à
dire que le fugitif reviendrait.
" oui, il reviendra ! Répétait-il avec une confiance
que ses compagnons ne pouvaient partager. Quand cet
infortuné était à l' île Tabor, il se savait seul !
Ici, il sait que ses semblables l' attendent !
Puisqu' il a à moitié parlé de sa vie passée, ce
pauvre repenti, il reviendra la dire tout entière,
et ce jour-là il sera à nous ! "
l' événement allait donner raison à Cyrus Smith.
Le 3 décembre, Harbert avait quitté le plateau de
grande-vue et était allé pêcher sur la rive
méridionale du lac. Il était sans armes, et
jusqu' alors il n' y avait jamais eu aucune précaution
à prendre, puisque les animaux dangereux ne se
montraient pas dans cette partie de l' île.
Pendant ce temps, Pencroff et Nab travaillaient à
la basse-cour, tandis que Cyrus Smith et le
reporter étaient occupés aux cheminées à fabriquer de
la soude, la provision de savon étant épuisée.
Soudain, des cris retentissent :
" au secours ! à moi ! "
Cyrus Smith et le reporter, trop éloignés, n' avaient
pu entendre ces cris. Pencroff et Nab,
abandonnant la basse-cour en toute hâte, s' étaient
précipités vers le lac.
Mais avant eux, l' inconnu, dont personne n' eût pu
soupçonner la présence en cet endroit, franchissait
le creek-glycérine, qui séparait le plateau de la
forêt, et bondissait sur la rive opposée.
Là, Harbert était en face d' un formidable jaguar,
semblable à celui qui avait été tué au promontoire
du reptile. Inopinément surpris, il se tenait debout
contre un arbre, tandis que l' animal, ramassé sur
lui-même, allait s' élancer... mais l' inconnu, sans
autres armes qu' un couteau, se précipita sur le
redoutable fauve, qui se retourna contre ce nouvel
adversaire.
La lutte fut courte. L' inconnu était d' une force et
d' une adresse prodigieuses. Il avait saisi le
jaguar à la gorge d' une main puissante comme une
cisaille, sans
s' inquiéter si les griffes du fauve lui pénétraient
dans les chairs, et, de l' autre, il lui fouillait
le coeur avec son couteau.
Le jaguar tomba. L' inconnu le poussa du pied, et il
allait s' enfuir au moment où les colons arrivaient
sur le théâtre de la lutte, quand Harbert,
s' attachant à lui, s' écria :
" non ! Non ! Vous ne vous en irez pas ! "
Cyrus Smith alla vers l' inconnu, dont les sourcils
se froncèrent, lorsqu' il le vit s' approcher. Le
sang coulait à son épaule sous sa veste déchirée,
mais il n' y prenait pas garde.
" mon ami, lui dit Cyrus Smith, nous venons de
contracter une dette de reconnaissance envers vous.
Pour sauver notre enfant, vous avez risqué votre vie !
-ma vie ! Murmura l' inconnu. Qu' est-ce qu' elle vaut ?
Moins que rien !
-vous êtes blessé ?
-peu importe.
-voulez-vous me donner votre main ? "
et comme Harbert cherchait à saisir cette main,
qui venait de le sauver, l' inconnu se croisa les
bras, sa poitrine se gonfla, son regard se voila, et
il parut vouloir fuir ; mais, faisant un violent
effort sur lui-même, et d' un ton brusque :
" qui êtes-vous ? Dit-il, et que prétendez-vous être
pour moi ? "
c' était l' histoire des colons qu' il demandait ainsi,
et pour la première fois. Peut-être, cette histoire
racontée, dirait-il la sienne ?
En quelques mots, Cyrus Smith raconta tout ce qui
s' était passé depuis leur départ de Richmond,
comment ils s' étaient tirés d' affaire, et quelles
ressources étaient maintenant à leur disposition.
L' inconnu l' écoutait avec une extrême attention.
Puis, l' ingénieur dit alors ce qu' ils étaient tous,
Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff, Nab, lui, et
il ajouta que la plus grande joie qu' ils avaient
éprouvée depuis leur arrivée dans l' île Lincoln,
c' était à leur retour de l' îlot, quand ils avaient pu
compter un compagnon de plus.
à ces mots, celui-ci rougit, sa tête s' abaissa sur sa
poitrine, et un sentiment de confusion se peignit
sur toute sa personne.
" et maintenant que vous nous connaissez, ajouta
Cyrus Smith, voulez-vous nous donner votre main ?
-non, répondit l' inconnu d' une voix sourde, non !
Vous êtes d' honnêtes gens, vous ! Et moi ! ... "
chapitre xvii
ces dernières paroles justifiaient les pressentiments
des colons. Il y avait dans la vie de ce malheureux
quelque funeste passé, expié peut-être aux yeux des
hommes, mais dont sa conscience ne l' avait pas encore
absous. En tout cas, le coupable avait des remords,
il se repentait, et, cette main qu' ils lui
demandaient,
ses nouveaux amis l' eussent cordialement pressée,
mais il ne se sentait pas digne de la tendre à
d' honnêtes gens ! Toutefois, après la scène du jaguar,
il ne retourna pas dans la forêt, et depuis ce jour
il ne quitta plus l' enceinte de granite-house.
Quel était le mystère de cette existence ? L' inconnu
parlerait-il un jour ? C' est ce que l' avenir
apprendrait. En tout cas, il fut bien convenu que son
secret ne lui serait jamais demandé et que l' on
vivrait avec lui comme si l' on n' eût rien soupçonné.
Pendant quelques jours, la vie commune continua
donc d' être ce qu' elle avait été. Cyrus Smith et
Gédéon Spilett travaillaient ensemble, tantôt
chimistes,
tantôt physiciens. Le reporter ne quittait
l' ingénieur que pour chasser avec Harbert, car il
n' eût pas été prudent de laisser le jeune garçon courir
seul la forêt, et il fallait se tenir sur ses gardes.
Quant à Nab et à Pencroff, un jour aux étables ou
à la basse-cour, un autre au corral, sans compter les
travaux à granite-house, ils ne manquaient pas
d' ouvrage.
L' inconnu travaillait à l' écart, et il avait repris
son existence habituelle, n' assistant point aux
repas, couchant sous les arbres du plateau, ne se
mêlant jamais à ses compagnons. Il semblait vraiment
que la société de ceux qui l' avaient sauvé lui fût
insupportable !
" mais alors, faisait observer Pencroff, pourquoi
a-t-il réclamé le secours de ses semblables ? Pourquoi
a-t-il jeté ce document à la mer ?
-il nous le dira, répondait invariablement Cyrus
Smith.
-quand ?
-peut-être plus tôt que vous ne le pensez,
Pencroff. "
et, en effet, le jour des aveux était proche.
Le 10 décembre, une semaine après son retour à
granite-house, Cyrus Smith vit venir à lui
l' inconnu, qui, d' une voix calme et d' un ton humble,
lui dit :
" monsieur, j' aurais une demande à vous faire.
-parlez, répondit l' ingénieur ; mais auparavant,
laissez-moi vous faire une question. "
à ces mots, l' inconnu rougit et fut sur le point de se
retirer. Cyrus Smith comprit ce qui se passait dans
l' âme du coupable, qui craignait sans doute que
l' ingénieur ne l' interrogeât sur son passé !
Cyrus Smith le retint de la main :
" camarade, lui dit-il, non-seulement nous sommes pour
vous des compagnons, mais nous sommes des amis. Je
tenais à vous dire cela, et maintenant je vous
écoute. "
l' inconnu passa la main sur ses yeux. Il était pris
d' une sorte de tremblement, et demeura quelques
instants sans pouvoir articuler une parole.
" monsieur, dit-il enfin, je viens vous prier de
m' accorder une grâce.
-laquelle ?
-vous avez à quatre ou cinq milles d' ici, au pied
de la montagne, un corral pour vos animaux
domestiques. Ces animaux ont besoin d' être soignés.
Voulez-vous me permettre de vivre là-bas avec eux ? "
Cyrus Smith regarda pendant quelques instants
l' infortuné avec un sentiment de commisération
profonde. Puis :
" mon ami, dit-il, le corral n' a que des étables,
à peine convenables pour les animaux...
-ce sera assez bon pour moi, monsieur.
-mon ami, reprit Cyrus Smith, nous ne vous
contrarierons jamais en rien. Il vous plaît de vivre
au corral. Soit. Vous serez, d' ailleurs, toujours le
bienvenu à granite-house. Mais puisque vous voulez
vivre au corral, nous prendrons les dispositions
nécessaires pour que vous y soyez convenablement
installé.
-n' importe comment, j' y serai toujours bien.
-mon ami, répondit Cyrus Smith, qui insistait à
dessein sur cette cordiale appellation, vous nous
laisserez juger de ce que nous devons faire à cet
égard !
-merci, monsieur, " répondit l' inconnu en se retirant.
L' ingénieur fit aussitôt part à ses compagnons de la
proposition qui lui avait été faite, et il fut
décidé que l' on construirait au corral une maison de
bois que l' on rendrait aussi confortable que possible.
Le jour même, les colons se rendirent au corral avec
les outils nécessaires, et la semaine ne s' était pas
écoulée que la maison était prête à recevoir son
hôte. Elle avait été élevée à une vingtaine de pieds
des étables, et, de là, il serait facile de
surveiller le troupeau de mouflons, qui comptait alors
plus de quatre-vingts têtes. Quelques meubles,
couchette, table, banc, armoire, coffre, furent
fabriqués, et des armes, des munitions, des outils
furent transportés au corral.
L' inconnu, d' ailleurs, n' avait point été voir sa
nouvelle demeure, et il avait laissé les colons y
travailler sans lui, pendant qu' il s' occupait sur le
plateau, voulant sans doute mettre la dernière main
à sa besogne. Et de fait, grâce à lui, toutes les
terres étaient labourées et prêtes à être
ensemencées, dès que le moment en serait venu.
C' était le 20 décembre que les installations avaient
été achevées au corral. L' ingénieur annonça à
l' inconnu que sa demeure était prête à le recevoir, et
celui-ci répondit qu' il irait y coucher le soir
même.
Ce soir-là, les colons étaient réunis dans la
grande salle de granite-house. Il était alors huit
heures, -heure à laquelle leur compagnon devait les
quitter. Ne voulant pas le gêner en lui imposant
par leur présence des adieux qui lui auraient
peut-être coûté, ils l' avaient laissé seul et ils
étaient remontés à granite-house.
Or, ils causaient dans la grande salle, depuis
quelques instants, quand un coup léger fut frappé à la
porte. Presque aussitôt, l' inconnu entra, et sans
autre préambule :
" messieurs, dit-il, avant que je vous quitte, il est
bon que vous sachiez mon histoire. La voici. "
ces simples mots ne laissèrent pas d' impressionner
très-vivement Cyrus Smith et ses compagnons.
L' ingénieur s' était levé.
" nous ne vous demandons rien, mon ami, dit-il. C' est
votre droit de vous taire...
-c' est mon devoir de parler.
-asseyez-vous donc.
-je resterai debout.
-nous sommes prêts à vous entendre, " répondit
Cyrus Smith.
L' inconnu se tenait dans un coin de la salle, un peu
protégé par la pénombre. Il était tête nue, les bras
croisés sur la poitrine, et c' est dans cette posture
que, d' une voix sourde, parlant comme quelqu' un
qui se force à parler, il fit le récit suivant, que
ses auditeurs n' interrompirent pas une seule fois :
" le 20 décembre 1854, un yacht de plaisance à
vapeur, le Duncan, appartenant au laird écossais,
lord Glenarvan, jetait l' ancre au cap Bernouilli,
sur la côte occidentale de l' Australie, à la
hauteur du trente-septième parallèle. à bord de ce
yacht étaient lord Glenarvan, sa femme, un major
de l' armée anglaise, un géographe français, une jeune
fille et un jeune garçon. Ces deux derniers étaient
les enfants du capitaine Grant, dont le navire le
Britannia avait péri corps et biens, une année
auparavant. Le Duncan était commandé par le
capitaine John Mangles et monté par un équipage de
quinze hommes.
" voici pourquoi ce yacht se trouvait à cette époque
sur les côtes de l' Australie.
" six mois auparavant, une bouteille renfermant un
document écrit en anglais, en allemand et en français,
avait été trouvée dans la mer d' Irlande et
ramassée par le Duncan. ce document portait en
substance qu' il existait encore trois survivants du
naufrage du Britannia, que ces survivants étaient
le capitaine Grant et deux de ses hommes, et qu' ils
avaient trouvé refuge sur une terre dont le document
donnait la latitude, mais dont la longitude, effacée
par l' eau de mer, n' était plus lisible.
" cette latitude était celle de 3711 australe. Donc,
la longitude étant inconnue, si l' on suivait ce
trente-septième parallèle à travers les continents et
les mers, on était certain d' arriver sur la terre
habitée par le capitaine Grant et ses deux
compagnons.
" l' amirauté anglaise ayant hésité à entreprendre cette
recherche, lord Glenarvan
résolut de tout tenter pour retrouver le capitaine.
Mary et Robert Grant avaient été mis en rapport
avec lui. Le yacht le Duncan fut équipé pour
une campagne lointaine à laquelle la famille du lord
et les enfants du capitaine voulurent prendre part,
et le Duncan, quittant Glasgow, se dirigea vers
l' Atlantique, doubla le détroit de Magellan et
remonta par le Pacifique jusqu' à la Patagonie, où,
suivant une première interprétation du document, on
pouvait supposer que le capitaine Grant était
prisonnier des indigènes.
" le Duncan débarqua ses passagers sur la côte
occidentale de la Patagonie et repartit pour les
reprendre sur la côte orientale, au cap Corrientès.
" lord Glenarvan traversa la Patagonie, en suivant
le trente-septième parallèle, et, n' ayant trouvé
aucune trace du capitaine, il se rembarqua le 13
novembre, afin de poursuivre ses recherches à travers
l' océan.
" après avoir visité sans succès les îles Tristan
D' Acunha et d' Amsterdam, situées sur son
parcours, le Duncan, ainsi que je l' ai dit,
arriva au cap Bernouilli, sur la côte australienne,
le 20 décembre 1854.
" l' intention de lord Glenarvan était de traverser
l' Australie comme il avait traversé l' Amérique, et
il débarqua. à quelques milles du rivage était
établie une ferme, appartenant à un irlandais, qui
offrit l' hospitalité aux voyageurs. Lord Glenarvan
fit connaître à cet irlandais, les raisons qui l' avaient
amené dans ces parages, et il lui demanda s' il avait
connaissance qu' un trois-mâts anglais, le
Britannia, se fût perdu depuis moins de deux ans
sur la côte ouest de l' Australie.
" l' irlandais n' avait jamais entendu parler de ce
naufrage ; mais, à la grande surprise des assistants,
un des serviteurs de l' irlandais, intervenant, dit :
" -milord, louez et remerciez Dieu. Si le capitaine
Grant est encore vivant, il est vivant sur la terre
australienne.
" -qui êtes-vous ? Demanda lord Glenarvan.
" -un écossais comme vous, milord, répondit cet
homme, et je suis un des compagnons du capitaine
Grant, un des naufragés du Britannia. "
" cet homme s' appelait Ayrton. C' était, en effet, le
contre-maître du Britannia, ainsi que le
témoignaient ses papiers. Mais, séparé du capitaine
Grant au moment où le navire se brisait sur les
récifs, il avait cru jusqu' alors que son capitaine
avait péri avec tout l' équipage, et qu' il était lui,
Ayrton, seul survivant du Britannia.
" -seulement, ajouta-t-il, ce n' est pas sur la côte
ouest, mais sur la côte est de l' Australie que le
Britannia s' est perdu, et si le capitaine
Grant est vivant encore, comme l' indique son
document, il est prisonnier des indigènes australiens,
et c' est sur l' autre côte qu' il faut le chercher. "
" cet homme, en parlant ainsi, avait la voix franche,
le regard assuré. On ne pouvait douter de ses
paroles. L' irlandais, qui l' avait à son service depuis
plus d' un an, en répondait. Lord Glenarvan crut à la
loyauté de cet homme, et, grâce à ses conseils, il
résolut de traverser l' Australie en suivant le
trente-septième parallèle. Lord Glenarvan, sa femme,
les deux enfants, le major, le français, le capitaine
Mangles et quelques matelots devaient composer la
petite troupe sous la conduite d' Ayrton, tandis que
le Duncan, aux ordres du second, Tom Austin,
allait se rendre à Melbourne, où il attendrait les
instructions de lord Glenarvan.
" ils partirent le 23 décembre 1854.
" il est temps de dire que cet Ayrton était un
traître. C' était, en effet, le contre-maître du
Britannia ; mais, à la suite de discussions avec
son capitaine, il avait essayé d' entraîner son
équipage à la révolte et de s' emparer du navire,
et le capitaine Grant l' avait débarqué, le 8 avril
1852, sur la côte ouest de l' Australie, puis il était
reparti en l' abandonnant, -ce qui n' était que justice.
" ainsi, ce misérable ne savait rien du naufrage du
Britannia. il venait de l' apprendre par le récit
de Glenarvan ! Depuis son abandon, il était devenu,
sous le nom de Ben Joyce, le chef de convicts
évadés, et, s' il soutint impudemment que le naufrage
avait eu lieu sur la côte est, s' il poussa lord
Glenarvan à se lancer dans cette direction, c' est
qu' il espérait le séparer de son navire, s' emparer
du Duncan et faire de ce yacht un pirate du
Pacifique. "
ici, l' inconnu s' interrompit un instant. Sa voix
tremblait, mais il reprit en ces termes :
" l' expédition partit et se dirigea à travers la terre
australienne. Elle fut naturellement malheureuse,
puisque Ayrton ou Ben Joyce, comme on voudra
l' appeler, la dirigeait, tantôt précédé, tantôt suivi
de sa bande de convicts, qui avait été prévenue du
coup à faire.
" cependant le Duncan avait été envoyé à
Melbourne pour s' y réparer. Il s' agissait donc de
décider lord Glenarvan à lui donner l' ordre de
quitter Melbourne et de se rendre sur la côte est de
l' Australie, où il serait facile de s' en emparer.
Après avoir conduit l' expédition assez près de cette
côte, au milieu de vastes forêts, où toutes
ressources manquaient, Ayrton obtint une lettre
qu' il s' était chargé de porter au second du
Duncan, lettre qui donnait l' ordre au yacht de
se rendre immédiatement sur la côte est, à la baie
Twofold, c' est-à-dire à quelques journées de
l' endroit où l' expédition s' était arrêtée. C' était là
qu' Ayrton avait donné rendez-vous à ses complices.
" au moment où cette lettre allait lui être remise, le
traître fut démasqué et n' eut plus qu' à fuir. Mais cette
lettre, qui devait lui livrer le Duncan, il
fallait
l' avoir à tout prix. Ayrton parvint à s' en emparer,
et, deux jours après, il arrivait à Melbourne.
" jusqu' alors le criminel avait réussi dans ses odieux
projets. Il allait pouvoir conduire le Duncan à
cette baie Twofold, où il serait facile aux convicts
de s' en emparer, et, son équipage massacré, Ben
Joyce deviendrait le maître de ces mers... Dieu
devait l' arrêter au dénouement de ses funestes
desseins.
" Ayrton, arrivé à Melbourne, remit la lettre au
second, Tom Austin, qui en prit connaissance et
appareilla aussitôt ; mais que l' on juge du
désappointement et de la colère d' Ayrton, quand, le
lendemain de l' appareillage, il apprit que le second
conduisait le navire, non sur la côte est de
l' Australie, à la baie de Twofold, mais bien sur la
côte est de la Nouvelle-Zélande. Il voulut s' y
opposer, Austin lui montra la lettre ! ... et, en
effet, par une erreur providentielle du géographe
français qui avait rédigé cette lettre, la côte est
de la Nouvelle-Zélande était indiquée comme lieu de
destination.
" tous les plans d' Ayrton échouaient ! Il voulut se
révolter. On l' enferma. Il fut donc emmené sur la
côte de la Nouvelle-Zélande, ne sachant plus ni ce
que deviendraient ses complices, ni ce que deviendrait
lord Glenarvan.
" le Duncan resta à croiser sur cette côte
jusqu' au 3 mars. Ce jour-là, Ayrton entendit des
détonations. C' étaient les caronades du Duncan
qui faisaient feu, et, bientôt, lord Glenarvan et
tous les siens arrivaient à bord.
" voici ce qui s' était passé.
" après mille fatigues, mille dangers, lord Glenarvan
avait pu achever son voyage et arriver à la côte est
de l' Australie, sur la baie de Twofold. Pas de
Duncan ! il télégraphia à Melbourne. On lui
répondit : " Duncan parti depuis le 18 courant
pour une destination inconnue. "
" lord Glenarvan ne put plus penser qu' une chose :
c' est que l' honnête yacht était tombé aux mains de
Ben Joyce et qu' il était devenu un navire de
pirates !
" cependant lord Glenarvan ne voulut pas abandonner
la partie. C' était un homme intrépide et généreux.
Il s' embarqua sur un navire marchand, se fit conduire
à la côte ouest de la Nouvelle-Zélande, la
traversa sur le trente-septième parallèle, sans
rencontrer aucune trace du capitaine Grant ; mais,
sur l' autre côte, à sa grande surprise, et par la
volonté du ciel, il retrouva le Duncan, sous les
ordres du second, qui l' attendait depuis cinq
semaines !
" on était au 3 mars 1855. Lord Glenarvan était donc
à bord du Duncan, mais Ayrton y était aussi.
Il comparut devant le lord, qui voulut tirer de lui
tout ce que le bandit pouvait savoir au sujet du
capitaine Grant. Ayrton refusa
de parler. Lord Glenarvan lui dit alors qu' à la
première relâche, on le remettrait aux autorités
anglaises. Ayrton resta muet.
" le Duncan reprit la route du trente-septième
parallèle. Cependant, lady Glenarvan entreprit de
vaincre la résistance du bandit. Enfin, son influence
l' emporta, et Ayrton, en échange de ce qu' il
pourrait dire, proposa à lord Glenarvan de
l' abandonner sur une des îles du Pacifique, au lieu
de le livrer aux autorités anglaises. Lord
Glenarvan, décidé à tout pour apprendre ce qui
concernait le capitaine Grant, y consentit.
" Ayrton raconta alors toute sa vie, et il fut
constant qu' il ne savait rien depuis le jour où le
capitaine Grant l' avait débarqué sur la côte
australienne.
" néanmoins, lord Glenarvan tint la parole qu' il avait
donnée. Le Duncan continua sa route et arriva
à l' île Tabor. C' était là qu' Ayrton devait être
déposé, et ce fut là aussi que, par un vrai miracle,
on retrouva le capitaine Grant et ses deux hommes,
précisément sur ce trente-septième parallèle. Le
convict allait donc les remplacer sur cet îlot
désert, et voici, au moment où il quitta le yacht,
les paroles que prononça lord Glenarvan :
" -ici, Ayrton, vous serez éloigné de toute terre et
sans communication possible avec vos semblables. Vous
ne pourrez fuir cet îlot où le Duncan vous
laisse. Vous serez seul, sous l' oeil d' un dieu qui
lit au plus profond des coeurs, mais vous ne serez
ni perdu, ni ignoré comme le fut le capitaine
Grant. Si indigne que vous soyez du souvenir des
hommes, les hommes se souviendront de vous. Je sais
où vous êtes, Ayrton, et je sais où vous trouver. Je
ne l' oublierai jamais ! "
" et le Duncan, appareillant, disparut bientôt.
" on était au 18 mars 1855.
" Ayrton était seul, mais ni les munitions, ni les
armes, ni les outils, ni les graines ne lui
manquaient. à lui, le convict, à sa disposition était
la maison construite par l' honnête capitaine Grant.
Il n' avait qu' à se laisser vivre et à expier dans
l' isolement les crimes qu' il avait commis.
" messieurs, il se repentit, il eut honte de ses crimes
et il fut bien malheureux ! Il se dit que si les
hommes venaient le rechercher un jour sur cet îlot,
il fallait qu' il fût digne de retourner parmi eux !
Comme il souffrit, le misérable ! Comme il travailla
pour se refaire par le travail ! Comme il pria pour se
régénérer par la prière !
" pendant deux ans, trois ans, ce fut ainsi ; mais
Ayrton, abattu par l' isolement, regardant toujours
si quelque navire ne paraîtrait pas à l' horizon de son
île, se demandant si le temps d' expiation était
bientôt complet, souffrait comme on n' a jamais
souffert ! Ah ! Quelle est dure cette solitude, pour
une âme que rongent les remords !
" mais sans doute le ciel ne le trouvait pas assez
puni, le malheureux, car il sentit peu à peu qu' il
devenait un sauvage ! Il sentit peu à peu
l' abrutissement le gagner ! Il ne peut vous dire si ce
fut après deux ou quatre ans d' abandon, mais enfin,
il devint le misérable que vous avez trouvé !
" je n' ai pas besoin de vous dire, messieurs, que
Ayrton ou Ben Joyce et moi, nous ne faisons
qu' un ! "
Cyrus Smith et ses compagnons s' étaient levés à la
fin de ce récit. Il est difficile de dire à quel
point ils étaient émus ! Tant de misère, tant de
douleurs et de désespoir étalés à nu devant eux !
" Ayrton, dit alors Cyrus Smith, vous avez été un
grand criminel, mais le ciel doit certainement trouver
que vous avez expié vos crimes ! Il l' a prouvé en vous
ramenant parmi vos semblables. Ayrton, vous êtes
pardonné ! Et maintenant, voulez-vous être notre
compagnon ? "
Ayrton s' était reculé.
" voici ma main ! " dit l' ingénieur.
Ayrton se précipita sur cette main que lui tendait
Cyrus Smith, et de grosses larmes coulèrent de ses
yeux.
" voulez-vous vivre avec nous ? Demanda Cyrus Smith.
-Monsieur Smith, laissez-moi quelque temps encore,
répondit Ayrton, laissez-moi seul dans cette
habitation du corral !
-comme vous le voudrez, Ayrton, " répondit Cyrus
Smith.
Ayrton allait se retirer, quand l' ingénieur lui
adressa une dernière question :
" un mot encore, mon ami. Puisque votre dessein était de
vivre isolé, pourquoi avez-vous donc jeté à la mer
ce document qui nous a mis sur vos traces ?
-un document ? Répondit Ayrton, qui paraissait ne pas
savoir ce dont on lui parlait.
-oui, ce document enfermé dans une bouteille que nous
avons trouvé, et qui donnait la situation exacte de
l' île Tabor ! "
Ayrton passa sa main sur son front. Puis, après avoir
réfléchi :
" je n' ai jamais jeté de document à la mer !
Répondit-il.
-jamais ? S' écria Pencroff.
-jamais ! "
et Ayrton, s' inclinant, regagna la porte et partit.
chapitre xviii
" le pauvre homme ! " dit Harbert, qui, après s' être
élancé vers la porte, revint, après avoir vu
Ayrton glisser par la corde de l' ascenseur et
disparaître au milieu de l' obscurité.
" il reviendra, dit Cyrus Smith.
-ah çà, Monsieur Cyrus, s' écria Pencroff,
qu' est-ce que cela veut dire ? Comment ! Ce n' est pas
Ayrton qui a jeté cette bouteille à la mer ? Mais qui
donc alors ? "
à coup sûr, si jamais question dut être faite, c' était
bien celle-là !
" c' est lui, répondit Nab, seulement le malheureux
était déjà à demi fou.
-oui ! Dit Harbert, et il n' avait plus conscience
de ce qu' il faisait.
-cela ne peut s' expliquer qu' ainsi, mes amis,
répondit vivement Cyrus Smith, et je comprends
maintenant qu' Ayrton ait pu indiquer exactement la
situation de l' île Tabor, puisque les événements
même qui avaient précédé son abandon dans l' île la
lui faisaient connaître.
-cependant, fit observer Pencroff, s' il n' était
pas encore une brute au moment où il rédigeait son
document, et s' il y a sept ou huit ans qu' il l' a
jeté à la mer, comment ce papier n' a-t-il pas été
altéré par l' humidité ?
-cela prouve, répondit Cyrus Smith, qu' Ayrton
n' a été privé d' intelligence qu' à une époque
beaucoup plus récente qu' il ne le croit.
-il faut bien qu' il en soit ainsi, répondit
Pencroff ; sans quoi, la chose serait inexplicable.
-inexplicable, en effet, répondit l' ingénieur, qui
semblait ne pas vouloir prolonger cette conversation.
-mais Ayrton a-t-il dit la vérité ? Demanda le
marin.
-oui, répondit le reporter. L' histoire qu' il a
racontée est vraie de tous points. Je me rappelle
fort bien que les journaux ont rapporté la tentative
faite par lord Glenarvan et le résultat qu' il avait
obtenu.
-Ayrton a dit la vérité, ajouta Cyrus Smith,
n' en doutez pas, Pencroff, car elle était assez
cruelle pour lui. On dit vrai quand on s' accuse
ainsi ! "
le lendemain, -21 décembre, -les colons étaient
descendus à la grève, et, ayant gravi le plateau,
ils n' y trouvèrent plus Ayrton. Ayrton avait
gagné pendant la nuit sa maison du corral, et les
colons jugèrent bon de ne point l' importuner de leur
présence. Le temps ferait sans doute ce que les
encouragements n' avaient pu faire.
Harbert, Pencroff et Nab reprirent alors leurs
occupations accoutumées. Précisément, ce jour-là, les
mêmes travaux réunirent Cyrus Smith et le reporter
à l' atelier des cheminées.
" savez-vous, mon cher Cyrus, dit Gédéon Spilett,
que l' explication que vous avez donnée hier au sujet
de cette bouteille ne m' a pas satisfait du tout !
Comment admettre que ce malheureux ait pu écrire ce
document et jeter cette bouteille à la mer, sans en
avoir aucunement gardé le souvenir ?
-aussi n' est-ce pas lui qui l' a jetée, mon cher
Spilett.
-alors, vous croyez encore...
-je ne crois rien, je ne sais rien ! Répondit
Cyrus Smith, en interrompant le reporter. Je me
contente de ranger cet incident parmi ceux que je
n' ai pu expliquer jusqu' à ce jour !
-en vérité, Cyrus, dit Gédéon Spilett, ces choses
sont incroyables ! Votre sauvetage, la caisse
échouée sur le sable, les aventures de Top, cette
bouteille enfin... n' aurons-nous donc jamais le mot
de ces énigmes ?
-si ! Répondit vivement l' ingénieur, si, quand je
devrais fouiller cette île jusque dans ses
entrailles !
-le hasard nous donnera peut-être la clef de ce
mystère !
-le hasard ! Spilett ! Je ne crois guère au
hasard, pas plus que je ne crois aux mystères en ce
monde. Il y a une cause à tout ce qui se passe
d' inexplicable ici, et cette cause, je la
découvrirai. Mais en attendant, observons et
travaillons. "
le mois de janvier arriva. C' était l' année 1867 qui
commençait. Les travaux d' été furent menés
assidûment. Pendant les jours qui suivirent, Harbert
et Gédéon Spilett étant allés du côté du corral,
purent constater qu' Ayrton avait pris possession
de la demeure qui lui avait été préparée. Il
s' occupait du nombreux troupeau confié à ses soins, et
il devait épargner à ses compagnons la fatigue de
venir tous les deux ou trois jours visiter le corral.
Cependant, afin de ne plus laisser Ayrton trop
longtemps isolé, les colons lui faisaient assez
souvent visite.
Il n' était pas indifférent, non plus, -étant donnés
certains soupçons que partageaient l' ingénieur et
Gédéon Spilett, -que cette partie de l' île fût
soumise à une certaine surveillance, et Ayrton, si
quelque incident survenait, ne négligerait pas d' en
informer les habitants de granite-house.
Cependant il pouvait se faire que l' incident fût
subit et exigeât d' être rapidement porté à la
connaissance de l' ingénieur. En dehors même de tous
faits se rapportant au mystère de l' île Lincoln, bien
d' autres pouvaient se produire, qui eussent appelé une
prompte intervention des colons, tels que l' apparition
d' un navire passant au large et en vue de la côte
occidentale, un naufrage sur les atterrages de
l' ouest, l' arrivée possible de pirates, etc.
Aussi Cyrus Smith résolut-il de mettre le corral
en communication instantanée avec granite-house.
Ce fut le 10 janvier qu' il fit part de son projet à
ses compagnons.
" ah çà ! Comment allez-vous vous y prendre,
Monsieur Cyrus ? Demanda Pencroff. Est-ce que, par
hasard, vous songeriez à installer un télégraphe ?
-précisément, répondit l' ingénieur.
-électrique ? S' écria Harbert.
-électrique, répondit Cyrus Smith. Nous avons tous
les éléments nécessaires pour confectionner une pile,
et le plus difficile sera d' étirer des fils de fer,
mais au moyen d' une filière, je pense que nous en
viendrons à bout.
-eh bien, après cela, répliqua le marin, je ne
désespère plus de nous voir un jour rouler en chemin
de fer ! "
on se mit donc à l' ouvrage, en commençant par le plus
difficile, c' est-à-dire par la confection des fils,
car si on eût échoué, il devenait inutile de
fabriquer la pile et autres accessoires.
Le fer de l' île Lincoln, on le sait, était de qualité
excellente, et, par conséquent, très-propre à se
laisser étirer. Cyrus Smith commença par fabriquer
une filière, c' est-à-dire une plaque d' acier, qui
fut percée de trous coniques de divers calibres qui
devaient amener successivement le fil au degré de
ténuité voulue. Cette pièce d' acier, après avoir été
trempée, " de tout son dur, " comme on dit en
métallurgie, fut fixée d' une façon inébranlable sur
un bâtis solidement enfoncé dans le sol, à quelques
pieds seulement de la grande chute, dont l' ingénieur
allait encore utiliser la force motrice.
En effet, là était le moulin à foulon, qui ne
fonctionnait pas alors, mais dont l' arbre de couche,
mû avec une extrême puissance, pouvait servir à
étirer le fil, en l' enroulant autour de lui.
L' opération fut délicate et demanda beaucoup de soins.
Le fer, préalablement préparé en longues et minces
tiges, dont les extrémités avaient été amincies à
la lime, ayant été introduit dans le grand calibre
de la filière, fut étiré par l' arbre de couche,
enroulé sur une longueur de vingt-cinq à trente pieds,
puis déroulé et représenté successivement aux
calibres de moindre diamètre ! Finalement, l' ingénieur
obtint des fils longs de quarante à cinquante pieds,
qu' il était facile de raccorder et de tendre sur cette
distance de cinq milles qui séparait le corral de
l' enceinte de granite-house.
Il ne fallut que quelques jours pour mener à bien
cette besogne, et même, dès que la machine eut été
mise en train, Cyrus Smith laissa ses compagnons
faire le métier de tréfileurs et s' occupa de
fabriquer sa pile.
Il s' agissait, dans l' espèce, d' obtenir une pile à
courant constant. On sait que les éléments des piles
modernes se composent généralement de charbon de
cornue, de zinc et de cuivre. Le cuivre manquait
absolument à l' ingénieur, qui, malgré ses recherches,
n' en avait pas trouvé trace dans l' île Lincoln, et il
fallait s' en passer. Le charbon de cornue,
c' est-à-dire ce dur graphyte qui se trouve dans les
cornues des usines à gaz, après que la houille a été
déshydrogénée, on eût pu le produire, mais il eût
fallu installer des appareils spéciaux, ce qui
aurait été une grosse besogne. Quant au zinc, on se
souvient que la caisse trouvée à la pointe de l' épave
était doublée d' une enveloppe de ce métal, qui ne
pouvait pas être mieux utilisée que dans cette
circonstance.
Cyrus Smith, après mûres réflexions, résolut donc
de fabriquer une pile très-simple, se rapprochant de
celle que Becquerel imagina en 1820, et dans
laquelle le zinc est uniquement employé. Quant aux
autres substances, acide azotique et potasse, tout
cela était à sa disposition.
Voici donc comment fut composée cette pile, dont les
effets devaient être produits par la réaction de
l' acide et de la potasse l' un sur l' autre.
Un certain nombre de flacons de verre furent
fabriqués et remplis d' acide azotique. L' ingénieur les
boucha au moyen d' un bouchon que traversait un tube
de verre fermé à son extrémité inférieure et destiné
à plonger dans l' acide au moyen d' un tampon d' argile
maintenu par un linge. Dans ce tube, par son
extrémité supérieure, il versa alors une dissolution
de potasse qu' il avait préalablement obtenue par
l' incinération de diverses plantes, et, de cette
façon, l' acide et la potasse purent réagir l' un sur
l' autre à travers l' argile.
Cyrus Smith prit ensuite deux lames de zinc, dont
l' une fut plongée dans l' acide azotique, l' autre dans
la dissolution de potasse. Aussitôt un courant se
produisit, qui alla de la lame du flacon à celle du
tube, et ces deux lames ayant été reliées par un fil
métallique, la lame du tube devint le pôle positif
et celle du flacon le pôle négatif de l' appareil.
Chaque flacon produisit donc autant de courants, qui,
réunis, devaient suffire à provoquer tous les
phénomènes de la télégraphie électrique.
Tel fut l' ingénieux et très-simple appareil que
construisit Cyrus Smith, appareil qui allait lui
permettre d' établir une communication télégraphique
entre granite-house et le corral.
Ce fut le 6 février que fut commencée la plantation
des poteaux, munis d' isoloirs en verre, et destinés
à supporter le fil, qui devait suivre la route du
corral. Quelques jours après, le fil était tendu,
prêt à produire, avec une vitesse de cent mille
kilomètres par seconde, le courant électrique que la
terre se chargerait de ramener à son point de
départ.
Deux piles avaient été fabriquées, l' une pour
granite-house, l' autre pour le corral, car si le
corral devait communiquer avec granite-house, il
pouvait être utile aussi que granite-house
communiquât avec le corral.
Quant au récepteur et au manipulateur, ils furent
très-simples. Aux deux stations, le fil s' enroulait
sur un électro-aimant, c' est-à-dire sur un morceau de
fer doux entouré d' un fil. La communication était-elle
établie entre les deux pôles, le courant, partant du
pôle positif, traversait le fil, passait dans
l' électro-aimant, qui s' aimantait temporairement, et
revenait par le sol au pôle négatif. Le courant
était-il interrompu, l' électro-aimant se désaimantait
aussitôt. Il suffisait
donc de placer une plaque de fer doux devant
l' électro-aimant, qui, attirée pendant le passage du
courant, retombait, quand le courant était
interrompu. Ce mouvement de la plaque ainsi obtenu,
Cyrus Smith put très-facilement y rattacher une
aiguille disposée sur un cadran, qui portait en
exergue les lettres de l' alphabet, et, de cette façon,
correspondre d' une station à l' autre.
Le tout fut complètement installé le 12 février. Ce
jour-là, Cyrus Smith, ayant lancé le courant à
travers le fil, demanda si tout allait bien au
corral, et reçut, quelques instants après, une réponse
satisfaisante d' Ayrton.
Pencroff ne se tenait pas de joie, et chaque matin
et chaque soir il lançait un télégramme au corral,
qui ne restait jamais sans réponse.
Ce mode de communication présenta deux avantages
très-réels, d' abord parce qu' il permettait de
constater la présence d' Ayrton au corral, et ensuite
parce qu' il ne le laissait pas dans un complet
isolement. D' ailleurs, Cyrus Smith ne laissait
jamais passer une semaine sans l' aller voir, et
Ayrton venait de temps en temps à granite-house, où
il trouvait toujours bon accueil.
La belle saison s' écoula ainsi au milieu des travaux
habituels. Les ressources de la colonie,
particulièrement en légumes et en céréales,
s' accroissaient de jour en jour, et les plants
rapportés de l' île Tabor avaient parfaitement
réussi. Le plateau de grande-vue présentait un aspect
très-rassurant. La quatrième récolte de blé avait été
admirable, et, on le pense bien, personne ne s' avisa
de compter
si les quatre cents milliards de grains figuraient
à la moisson. Cependant, Pencroff avait eu l' idée de
le faire, mais Cyrus Smith lui ayant appris que,
quand bien même il parviendrait à compter trois cents
grains par minute, soit neuf mille à l' heure, il lui
faudrait environ cinq mille cinq cents ans pour
achever son opération, le brave marin crut devoir y
renoncer.
Le temps était magnifique, la température très-chaude
dans la journée ; mais, le soir, les brises du large
venaient tempérer les ardeurs de l' atmosphère et
procuraient des nuits fraîches aux habitants de
granite-house. Cependant il y eut quelques orages,
qui, s' ils n' étaient pas de longue durée, tombaient,
du moins, sur l' île Lincoln avec une force
extraordinaire. Durant quelques heures, les éclairs
ne cessaient d' embraser le ciel et les roulements du
tonnerre ne discontinuaient pas.
Vers cette époque, la petite colonie était
extrêmement prospère. Les hôtes de la basse-cour
pullulaient, et l' on vivait sur son trop-plein, car il
devenait urgent de ramener sa population à un chiffre
plus modéré. Les porcs avaient déjà produit des
petits, et l' on comprend que les soins à donner à ces
animaux absorbaient une grande partie du temps de
Nab et de Pencroff. Les onaggas, qui avaient donné
deux jolies bêtes, étaient le plus souvent montés par
Gédéon Spilett et Harbert, devenu un excellent
cavalier sous la direction du reporter, et on les
attelait aussi au chariot, soit pour transporter à
granite-house le bois et la houille, soit les divers
produits minéraux que l' ingénieur employait.
Plusieurs reconnaissances furent poussées, vers cette
époque, jusque dans les profondeurs des forêts du
Far-West. Les explorateurs pouvaient s' y hasarder
sans avoir à redouter les excès de la température,
car les rayons solaires perçaient à peine l' épaisse
ramure qui s' enchevêtrait au-dessus de leur tête. Ils
visitèrent ainsi toute la rive gauche de la Mercy,
que bordait la route qui allait du corral à
l' embouchure de la rivière de la chute.
Mais, pendant ces excursions, les colons eurent soin
d' être bien armés, car ils rencontraient
fréquemment certains sangliers, très-sauvages et
très-féroces, contre lesquels il fallait lutter
sérieusement.
Il y fut aussi fait, pendant cette saison, une guerre
terrible aux jaguars. Gédéon Spilett leur avait
voué une haine toute spéciale, et son élève Harbert
le secondait bien. Armés comme ils l' étaient, ils ne
redoutaient guère la rencontre de l' un de ces fauves.
La hardiesse d' Harbert était superbe, et le sang-froid
du reporter étonnant. Aussi une vingtaine de
magnifiques peaux ornaient-elles déjà la grande salle
de granite-house, et si cela continuait, la race
des jaguars serait bientôt éteinte dans l' île, but
que poursuivaient les chasseurs.
L' ingénieur prit part quelquefois à diverses
reconnaissances qui furent faites dans les portions
inconnues de l' île, qu' il observait avec une
minutieuse attention. C' étaient d' autres traces que
celles des animaux qu' il cherchait dans les portions
les plus épaisses de ces vastes bois, mais jamais rien
de suspect n' apparut à ses yeux. Ni Top, ni Jup,
qui l' accompagnaient, ne laissaient pressentir par
leur attitude qu' il y eût rien d' extraordinaire, et
pourtant, plus d' une fois encore, le chien aboya à
l' orifice de ce puits que l' ingénieur avait exploré
sans résultat.
Ce fut à cette époque que Gédéon Spilett, aidé
d' Harbert, prit plusieurs vues des parties les plus
pittoresques de l' île, au moyen de l' appareil
photographique qui avait été trouvé dans la caisse et
dont on n' avait pas fait usage jusqu' alors.
Cet appareil, muni d' un puissant objectif, était
très-complet. Substances nécessaires à la
reproduction photographique, collodion pour préparer
la plaque de verre, nitrate d' argent pour la
sensibiliser, hyposulfate de soude pour fixer
l' image obtenue, chlorure d' ammonium pour baigner
le papier destiné à donner l' épreuve positive,
acétate de soude et chlorure d' or pour imprégner
cette dernière, rien ne manquait. Les papiers
mêmes étaient là, tout chlorurés, et avant de les
poser dans le châssis sur les épreuves négatives, il
suffisait de les tremper pendant quelques minutes
dans le nitrate d' argent étendu d' eau.
Le reporter et son aide devinrent donc, en peu de
temps, d' habiles opérateurs, et ils obtinrent d' assez
belles épreuves de paysages, tels que l' ensemble de
l' île, pris du plateau de grande-vue, avec le mont
Franklin à l' horizon, l' embouchure de la Mercy, si
pittoresquement encadrée dans ses hautes roches, la
clairière et le corral adossé aux premières croupes de
la montagne, tout le développement si curieux du cap
griffe, de la pointe de l' épave, etc.
Les photographes n' oublièrent pas de faire le portrait
de tous les habitants de l' île, sans excepter
personne.
" ça peuple, " disait Pencroff.
Et le marin était enchanté de voir son image,
fidèlement reproduite, orner les murs de
granite-house, et il s' arrêtait volontiers devant
cette exposition comme il eût fait aux plus riches
vitrines de Broadway.
Mais, il faut le dire, le portrait le mieux réussi
fut incontestablement celui de maître Jup. Maître
Jup avait posé avec un sérieux impossible à
décrire, et son image était parlante !
" on dirait qu' il va faire la grimace ! " s' écriait
Pencroff.
Et si maître Jup n' eût pas été content, c' est
qu' il aurait été bien difficile ; mais il l' était,
et il contemplait son image d' un air sentimental,
qui laissait percer une légère dose de fatuité.
Les grandes chaleurs de l' été se terminèrent avec le
mois de mars. Le temps fut quelquefois pluvieux,
mais l' atmosphère était chaude encore. Ce mois de
mars, qui correspond au mois de septembre des
latitudes boréales, ne fut pas aussi beau qu' on aurait
pu l' espérer. Peut-être annonçait-il un hiver
précoce et rigoureux.
On put même croire, un matin, -le 21, -que les
premières neiges avaient fait leur apparition. En
effet, Harbert, s' étant mis de bonne heure à l' une
des fenêtres de granite-house, s' écria :
" tiens ! L' îlot est couvert de neige !
-de la neige à cette époque ? " répondit le reporter,
qui avait rejoint le jeune garçon.
Leurs compagnons furent bientôt près d' eux, et ils ne
purent constater qu' une chose, c' est que
non-seulement l' îlot, mais toute la grève, au bas de
granite-house, était couverte d' une couche blanche,
uniformément répandue sur le sol.
" c' est bien de la neige ! Dit Pencroff.
-ou cela lui ressemble beaucoup ! Répondit Nab.
-mais le thermomètre marque cinquante-huit degrés
(14 centigrades au-dessus de zéro) ! " fit observer
Gédéon Spilett.
Cyrus Smith regardait la nappe blanche sans se
prononcer, car il ne savait vraiment pas comment
expliquer ce phénomène, à cette époque de l' année et
par une telle température.
" mille diables ! S' écria Pencroff, nos plantations
vont être gelées ! "
et le marin se disposait à descendre, quand il fut
précédé par l' agile Jup, qui se laissa couler
jusqu' au sol.
Mais l' orang n' avait pas touché terre, que l' énorme
couche de neige se soulevait et s' éparpillait dans
l' air en flocons tellement innombrables, que la
lumière du soleil en fut voilée pendant quelques
minutes.
" des oiseaux ! " s' écria Harbert.
C' étaient, en effet, des essaims d' oiseaux de mer, au
plumage d' un blanc éclatant. Ils s' étaient abattus par
centaines de mille sur l' îlot et sur la côte, et
ils disparurent au loin, laissant les colons ébahis
comme s' ils eussent assisté à un changement à vue,
qui eût fait succéder l' été à l' hiver dans un décor de
féerie. Malheureusement, le changement avait été si
subit, que ni le reporter ni
le jeune garçon ne parvinrent à abattre un de ces
oiseaux, dont ils ne purent reconnaître l' espèce.
Quelques jours après, c' était le 26 mars, et il y
avait deux ans que les naufragés de l' air avaient
été jetés sur l' île Lincoln !
chapitre xix
deux ans déjà ! Et depuis deux ans les colons
n' avaient eu aucune communication avec leurs
semblables ! Ils étaient sans nouvelles du monde
civilisé, perdus sur cette île, aussi bien que s' ils
eussent été sur quelque infime astéroïde du monde
solaire !
Que se passait-il alors dans leur pays ? L' image de
la patrie était toujours présente à leurs yeux, cette
patrie déchirée par la guerre civile, au moment où
ils l' avaient quittée, et que la rébellion du sud
ensanglantait peut-être encore ! C' était pour eux une
grande douleur, et souvent ils s' entretenaient de ces
choses, sans jamais douter, cependant, que la cause du
nord ne dût triompher pour l' honneur de la
confédération américaine.
Pendant ces deux années, pas un navire n' avait passé
en vue de l' île, ou du moins pas une voile n' avait
été aperçue. Il était évident que l' île Lincoln se
trouvait en dehors des routes suivies, et même qu' elle
était inconnue, -ce que prouvaient les cartes,
d' ailleurs, -car à défaut d' un port, son aiguade
aurait dû attirer les bâtiments désireux de renouveler
leur provision d' eau. Mais la mer qui l' entourait
était toujours déserte, aussi loin que pouvait
s' étendre le regard, et les colons ne devaient guère
compter que sur eux-mêmes pour se rapatrier.
Cependant une chance de salut existait, et cette
chance fut précisément discutée, un jour de la
première semaine d' avril, par les colons, qui étaient
réunis dans la salle de granite-house.
Précisément, il avait été question de l' Amérique,
et on avait parlé du pays natal, qu' on avait si peu
d' espérance de revoir.
" décidément, nous n' aurons qu' un moyen, dit Gédéon
Spilett, un seul de quitter l' île Lincoln, ce sera
de construire un bâtiment assez grand pour tenir la
mer pendant quelques centaines de milles. Il me semble
que, quand on a fait une chaloupe, on peut bien
faire un navire !
-et que l' on peut bien aller aux Pomotou, ajouta
Harbert, quand on est allé à l' île Tabor !
-je ne dis pas non, répondit Pencroff, qui avait
toujours voix prépondérante dans les questions
maritimes, je ne dis pas non, quoique ce ne soit pas
tout à fait la même chose d' aller près et d' aller
loin ! Si notre chaloupe avait été menacée de quelque
mauvais coup de vent pendant le voyage à l' île
Tabor, nous savions que le port n' était éloigné ni
d' un côté ni de l' autre ; mais douze cents milles à
franchir, c' est un joli bout de chemin, et la terre
la plus rapprochée est au moins à cette distance !
-est-ce que, le cas échéant, Pencroff, vous ne
tenteriez pas l' aventure ? Demanda le reporter.
-je tenterai tout ce que l' on voudra, Monsieur
Spilett, répondit le marin, et vous savez bien que je
ne suis point homme à reculer !
-remarque, d' ailleurs, que nous comptons un marin
de plus parmi nous, fit observer Nab.
-qui donc ? Demanda Pencroff.
-Ayrton.
-c' est juste, répondit Harbert.
-s' il consentait à venir ! Fit observer Pencroff.
-bon ! Dit le reporter, croyez-vous donc que si le
yacht de lord Glenarvan se fût présenté à l' île
Tabor pendant qu' il l' habitait encore, Ayrton aurait
refusé de partir ?
-vous oubliez, mes amis, dit alors Cyrus Smith,
qu' Ayrton n' avait plus sa raison pendant les
dernières années de son séjour. Mais la question n' est
pas là. Il s' agit de savoir si nous devons compter
parmi nos chances de salut ce retour du navire
écossais. Or, lord Glenarvan a promis à Ayrton de
venir le reprendre à l' île Tabor, quand il jugerait
ses crimes suffisamment expiés, et je crois qu' il
reviendra.
-oui, dit le reporter, et j' ajouterai qu' il
reviendra bientôt, car voilà douze ans qu' Ayrton a
été abandonné !
-eh ! Répondit Pencroff, je suis bien d' accord avec
vous que le lord reviendra, et bientôt même. Mais où
relâchera-t-il ? à l' île Tabor, et non à l' île
Lincoln.
-cela est d' autant plus certain, répondit Harbert,
que l' île Lincoln n' est pas même portée sur la
carte.
-aussi, mes amis, reprit l' ingénieur, devons-nous
prendre les précautions nécessaires pour que notre
présence et celle d' Ayrton à l' île Lincoln soient
signalées à l' île Tabor.
-évidemment, répondit le reporter, et rien n' est
plus aisé que de déposer, dans cette cabane qui fut
la demeure du capitaine Grant et d' Ayrton, une notice
donnant la situation de notre île, notice que lord
Glenarvan ou son équipage ne pourront manquer de
trouver.
-il est même fâcheux, fit observer le marin, que nous
ayons oublié de prendre cette précaution lors de
notre premier voyage à l' île Tabor.
-et pourquoi l' aurions-nous prise ? Répondit
Harbert. Nous ne connaissions pas l' histoire
d' Ayrton, à ce moment ; nous ignorions qu' on dût
venir le rechercher un jour, et quand nous avons su
cette histoire, la saison était trop avancée pour nous
permettre de retourner à l' île Tabor.
-oui, répondit Cyrus Smith, il était trop tard,
et il faut remettre cette traversée au printemps
prochain.
-mais si le yacht écossais venait d' ici là ? Dit
Pencroff.
-ce n' est pas probable, répondit l' ingénieur, car
lord Glenarwan ne choisirait pas la saison d' hiver
pour s' aventurer dans ces mers lointaines. Ou il est
déjà revenu à l' île Tabor depuis que Ayrton est
avec nous, c' est-à-dire depuis cinq mois, et il en est
reparti, ou il ne viendra que plus tard, et il sera
temps, dès les premiers beaux jours d' octobre,
d' aller à l' île Tabor et d' y laisser une notice.
-il faut avouer, dit Nab, que ce serait bien
malheureux si le Duncan avait reparu dans ces
mers depuis quelques mois seulement !
-j' espère qu' il n' en est rien, répondit Cyrus
Smith, et que le ciel ne nous aura pas enlevé la
meilleure chance qui nous reste !
-je crois, fit observer le reporter, qu' en tous les
cas nous saurons à quoi nous en tenir lorsque nous
serons retournés à l' île Tabor, car si les écossais
y sont revenus, ils auront nécessairement laissé
quelques traces de leur passage.
-cela est évident, répondit l' ingénieur. Ainsi donc,
mes amis, puisque nous avons cette chance de
rapatriement, attendons avec patience, et si elle nous
est enlevée, nous verrons alors ce que nous devrons
faire.
-en tout cas, dit Pencroff, il est bien entendu
que si nous quittons l' île Lincoln d' une façon
ou d' une autre, ce ne sera pas parce que nous nous y
trouvons mal !
-non, Pencroff, répondit l' ingénieur, ce sera
parce que nous y sommes loin
de tout ce qu' un homme doit chérir le plus au monde,
sa famille, ses amis, son pays natal ! "
les choses étant ainsi décidées, il ne fut plus
question d' entreprendre la construction d' un navire
assez grand pour s' aventurer, soit jusqu' aux
archipels, dans le nord, soit jusqu' à la
Nouvelle-Zélande, dans l' ouest, et on ne s' occupa
que des travaux accoutumés en vue d' un troisième
hivernage à granite-house.
Toutefois, il fut aussi décidé que la chaloupe serait
employée, avant les mauvais jours, à faire un voyage
autour de l' île. La reconnaissance complète des
côtes n' était pas terminée encore, et les colons
n' avaient qu' une idée imparfaite du littoral à
l' ouest et au nord, depuis l' embouchure de la rivière
de la
chute jusqu' aux caps mandibule, non plus que de
l' étroite baie qui se creusait entre eux comme une
mâchoire de requin.
Le projet de cette excursion fut mis en avant par
Pencroff, et Cyrus Smith y donna pleine adhésion,
car il voulait voir par lui-même toute cette portion
de son domaine.
Le temps était variable alors, mais le baromètre
n' oscillait pas par mouvements brusques, et l' on
pouvait donc compter sur un temps maniable.
Précisément, pendant la première semaine d' avril,
après une forte baisse barométrique, la reprise de la
hausse fut signalée par un fort coup de vent d' ouest
qui dura cinq à six jours ; puis, l' aiguille de
l' instrument redevint stationnaire à une
hauteur de vingt-neuf pouces et neuf dixièmes
(759 mm, 45), et les circonstances parurent propices à
l' exploration.
Le jour du départ fut fixé au 16 avril, et le
Bonadventure, mouillé au port ballon, fut
approvisionné pour un voyage qui pouvait avoir
quelque durée.
Cyrus Smith prévint Ayrton de l' expédition
projetée et lui proposa d' y prendre part ; mais,
Ayrton ayant préféré rester à terre, il fut décidé
qu' il viendrait à granite-house pendant l' absence
de ses compagnons. Maître Jup devait lui tenir
compagnie et ne fit aucune récrimination.
Le 16 avril, au matin, tous les colons, accompagnés
de Top, étaient embarqués. Le vent soufflait de la
partie du sud-ouest, en belle brise, et le
Bonadventure dut louvoyer en quittant le port
ballon, afin de gagner le promontoire du reptile.
Sur les quatre-vingt-dix milles que mesurait le
périmètre de l' île, la côte sud en comptait une
vingtaine depuis le port jusqu' au promontoire. De
là, nécessité d' enlever ces vingt milles au plus
près, car le vent était absolument debout.
Il ne fallut pas moins de la journée entière pour
atteindre le promontoire, car l' embarcation, en
quittant le port, ne trouva plus que deux heures de
jusant et eut, au contraire, six heures de flot qu' il
fut très-difficile d' étaler. La nuit était donc venue,
quand le promontoire fut doublé.
Pencroff proposa alors à l' ingénieur de continuer
la route à petite vitesse, avec deux ris dans sa
voile. Mais Cyrus Smith préféra mouiller à
quelques encâblures de terre, afin de revoir cette
partie de la côte pendant le jour. Il fut même
convenu que, puisqu' il s' agissait d' une exploration
minutieuse du littoral de l' île, on ne naviguerait
pas la nuit, et que, le soir venu, on jetterait
l' ancre près de terre, tant que le temps le
permettrait.
La nuit se passa donc au mouillage sous le
promontoire, et le vent étant tombé avec la brume,
le silence ne fut plus troublé. Les passagers, à
l' exception du marin, dormirent peut-être un peu
moins bien à bord du Bonadventure qu' ils n' eussent
fait dans leurs chambres de granite-house, mais
enfin ils dormirent.
Le lendemain, 17 avril, Pencroff appareilla dès le
point du jour, et, grand largue et bâbord amures, il
put ranger de très-près la côte occidentale.
Les colons connaissaient cette côte boisée, si
magnifique, puisqu' ils en avaient déjà parcouru à
pied la lisière, et pourtant elle excita encore toute
leur admiration. Ils côtoyaient la terre d' aussi près
que possible, en modérant leur vitesse, de manière à
tout observer, prenant garde seulement de heurter
quelques troncs d' arbres qui flottaient çà et là.
Plusieurs fois même, ils jetèrent l' ancre, et Gédéon
Spilett prit des vues photographiques de ce superbe
littoral.
Vers midi, le Bonadventure était arrivé à
l' embouchure de la rivière de la chute. Au delà, sur
la rive droite, les arbres reparaissaient, mais plus
clairsemés, et, trois milles plus loin, ils ne
formaient plus que des bouquets isolés entre les
contreforts occidentaux du mont, dont l' aride échine
se prolongeait jusqu' au littoral.
Quel contraste entre la portion sud et la portion
nord de cette côte ! Autant celle-là était boisée
et verdoyante, autant l' autre était âpre et
sauvage ! On eût dit une de ces " côtes de fer " , comme
on les appelle en certains pays, et sa contexture
tourmentée semblait indiquer qu' une véritable
cristallisation s' était brusquement produite dans le
basalte encore bouillant des époques géologiques.
Entassement d' un aspect terrible, qui eût épouvanté
tout d' abord les colons, si le hasard les eût jetés
sur cette partie de l' île ! Lorsqu' ils étaient au
sommet du mont Franklin, ils n' avaient pu reconnaître
l' aspect profondément sinistre de ce rivage, car ils
le dominaient de trop haut ; mais, vu de la mer, ce
littoral se présentait avec un caractère d' étrangeté,
dont l' équivalent ne se rencontrait peut-être pas en
aucun coin du monde.
Le Bonadventure passa devant cette côte, qu' il
prolongea à la distance d' un demi-mille. Il fut facile
de voir qu' elle se composait de blocs de toutes
dimensions, depuis vingt pieds jusqu' à trois cents
pieds de hauteur, et de toutes formes, cylindriques
comme des tours, prismatiques comme des clochers,
pyramidaux comme des obélisques, coniques comme des
cheminées d' usine. Une banquise des mers glaciales
n' eût pas été plus capricieusement dressée dans sa
sublime horreur ! Ici, des ponts jetés d' un roc à
l' autre ; là, des arceaux disposés comme ceux d' une
nef, dont le regard ne pouvait découvrir la
profondeur ; en un endroit, de larges excavations,
dont les voûtes présentaient un aspect monumental ;
en un autre, une véritable cohue de pointes, de
pyramidions, de flèches comme aucune cathédrale
gothique n' en a jamais compté. Tous les caprices de la
nature, plus variés encore que ceux de l' imagination,
dessinaient ce littoral grandiose, qui se prolongeait
sur une longueur de huit à neuf milles.
Cyrus Smith et ses compagnons regardaient avec un
sentiment de surprise qui touchait à la stupéfaction.
Mais, s' ils restaient muets, Top, lui, ne se gênait
pas pour jeter des aboiements que répétaient les
mille échos de la muraille basaltique. L' ingénieur
observa même que ces aboiements avaient quelque chose
de bizarre, comme ceux que le chien faisait entendre
à l' orifice du puits de granite-house.
" accostons, " dit-il.
Et le Bonadventure vint raser d' aussi près que
possible les rochers du littoral. Peut-être
existait-il là quelque grotte qu' il convenait
d' explorer ? Mais Cyrus Smith ne vit rien, pas une
caverne, pas une anfractuosité qui pût servir de
retraite à un être quelconque, car le pied des roches
baignait dans le ressac même des eaux. Bientôt les
aboiements de Top cessèrent, et l' embarcation reprit
sa distance à quelques encâblures du littoral.
Dans la portion nord-ouest de l' île, le rivage redevint
plat et sablonneux. Quelques rares arbres se
profilaient au-dessus d' une terre basse et
marécageuse, que les colons avaient déjà entrevue, et,
par un contraste violent avec l' autre côte si déserte,
la vie se manifestait alors par la présence de
myriades d' oiseaux aquatiques.
Le soir, le Bonadventure mouilla dans un léger
renfoncement du littoral, au nord de l' île, près de
terre, tant les eaux étaient profondes en cet endroit.
La nuit se passa paisiblement, car la brise
s' éteignit, pour ainsi dire, avec les dernières lueurs
du jour, et elle ne reprit qu' avec les premières
nuances de l' aube.
Comme il était facile d' accoster la terre, ce
matin-là, les chasseurs attitrés de la colonie,
c' est-à-dire Harbert et Gédéon Spilett, allèrent
faire une promenade de deux heures et revinrent avec
plusieurs chapelets de canards et de bécassines.
Top avait fait merveille, et pas un gibier n' avait
été perdu, grâce à son zèle et à son adresse.
à huit heures du matin, le Bonadventure
appareillait et filait très-rapidement en s' élevant
vers le cap mandibule-nord, car il avait vent
arrière, et la brise tendait à fraîchir.
" du reste, dit Pencroff, je ne serais pas étonné
qu' il se préparât quelque coup de vent d' ouest. Hier,
le soleil s' est couché sur un horizon très-rouge, et
voici, ce matin, des " queues de chat " qui ne
présagent rien de bon. "
ces queues de chat étaient des cyrrhus effilés,
éparpillés au zénith, et dont la hauteur n' est
jamais inférieure à cinq mille pieds au-dessus du
niveau de la mer. On eût dit de légers morceaux de
ouate, dont la présence annonce ordinairement quelque
trouble prochain dans les éléments.
" eh bien, dit Cyrus Smith, portons autant de toile
que nous en pouvons porter, et allons chercher refuge
dans le golfe du requin. Je pense que le
Bonadventure y sera en sûreté.
-parfaitement, répondit Pencroff, et, d' ailleurs, la
côte nord n' est formée que de dunes peu intéressantes
à considérer.
-je ne serais pas fâché, ajouta l' ingénieur, de
passer non-seulement la nuit,
mais encore la journée de demain dans cette baie,
qui mérite d' être explorée avec soin.
-je crois que nous y serons forcés, que nous le
voulions ou non, répondit Pencroff, car l' horizon
commence à devenir menaçant dans la partie de
l' ouest. Voyez comme il s' encrasse !
-en tout cas, nous avons bon vent pour gagner le cap
mandibule, fit observer le reporter.
-très-bon vent, répondit le marin ; mais pour entrer
dans le golfe, il faudra louvoyer, et j' aimerais
assez y voir clair dans ces parages que je ne connais
pas !
-parages qui doivent être semés d' écueils, ajouta
Harbert, si nous en jugeons par ce que nous avons
vu à la côte sud du golfe du requin.
-Pencroff, dit alors Cyrus Smith, faites pour le
mieux, nous nous en rapportons à vous.
-soyez tranquille, Monsieur Cyrus, répondit le
marin, je ne m' exposerai pas sans nécessité !
J' aimerais mieux un coup de couteau dans mes oeuvres
vives qu' un coup de roche dans celles de mon
Bonadventure ! "
ce que Pencroff appelait oeuvres vives, c' était la
partie immergée de la carène de son embarcation, et il
y tenait plus qu' à sa propre peau !
" quelle heure est-il ? Demanda Pencroff.
-dix heures, répondit Gédéon Spilett.
-et quelle distance avons-nous à parcourir jusqu' au
cap, Monsieur Cyrus ?
-environ quinze milles, répondit l' ingénieur.
-c' est l' affaire de deux heures et demie, dit alors
le marin, et nous serons par le travers du cap entre
midi et une heure. Malheureusement, la marée
renversera à ce moment, et le jusant sortira du
golfe. Je crains donc bien qu' il ne soit difficile
d' y entrer, ayant vent et mer contre nous.
-d' autant plus que c' est aujourd' hui pleine lune,
fit observer Harbert, et que ces marées d' avril
sont très-fortes.
-eh bien, Pencroff, demanda Cyrus Smith, ne
pouvez-vous mouiller à la pointe du cap ?
-mouiller près de terre, avec du mauvais temps en
perspective ! S' écria le marin. Y pensez-vous,
Monsieur Cyrus ? Ce serait vouloir se mettre
volontairement à la côte !
-alors, que ferez-vous ?
-j' essayerai de tenir le large jusqu' au flot,
c' est-à-dire jusqu' à sept heures du soir, et s' il
fait encore un peu jour, je tenterai d' entrer dans le
golfe ; sinon,
nous resterons à courir bord sur bord pendant toute
la nuit, et nous entrerons demain au soleil levant.
-je vous l' ai dit, Pencroff, nous nous en
rapportons à vous, répondit Cyrus Smith.
-ah ! Fit Pencroff, s' il y avait seulement un phare
sur cette côte, ce serait plus commode pour les
navigateurs !
-oui, répondit Harbert, et cette fois-ci, nous
n' aurons pas d' ingénieur complaisant qui nous allume
un feu pour nous guider au port !
-tiens, au fait, mon cher Cyrus, dit Gédéon
Spilett, nous ne vous avons jamais remercié ; mais
franchement, sans ce feu, nous n' aurions jamais pu
atteindre...
-un feu... ? Demanda Cyrus Smith, très-étonné des
paroles du reporter.
-nous voulons dire, Monsieur Cyrus, répondit
Pencroff, que nous avons été très-embarrassés à
bord du Bonadventure, pendant les dernières
heures qui ont précédé notre retour, et que nous
aurions passé sous le vent de l' île, sans la
précaution que vous avez prise d' allumer un feu dans
la nuit du 19 au 20 octobre, sur le plateau de
granite-house.
-oui, oui ! ... c' est une heureuse idée que j' ai eue
là ! Répondit l' ingénieur.
-et cette fois, ajouta le marin, à moins que la
pensée n' en vienne à Ayrton, il n' y aura personne
pour nous rendre ce petit service !
-non ! Personne ! " répondit Cyrus Smith.
Et quelques instants après, se trouvant seul à
l' avant de l' embarcation avec le reporter, l' ingénieur
se penchait à son oreille et lui disait :
" s' il est une chose certaine en ce monde, Spilett,
c' est que je n' ai jamais allumé de feu dans la nuit
du 19 au 20 octobre, ni sur le plateau de
granite-house, ni en aucune autre partie de l' île ! "
chapitre xx
les choses se passèrent ainsi que l' avait prévu
Pencroff, car ses pressentiments ne pouvaient
tromper. Le vent vint à fraîchir, et, de bonne brise,
il passa à l' état de coup de vent, c' est-à-dire
qu' il acquit une vitesse de quarante à quarante-cinq
milles à l' heure, et qu' un bâtiment en pleine mer eût
été au bas ris, avec ses perroquets calés. Or,
comme il était environ six heures quand le
Bonadventure fut par le travers du golfe, et
qu' en ce moment le jusant se faisait sentir, il fut
impossible d' y entrer. Force fut donc de tenir le
large, car, lors même qu' il l' aurait voulu, Pencroff
n' eût pas même pu atteindre l' embouchure de la
Mercy. Donc, après avoir installé son foc au grand
mât en guise de tourmentin, il attendit, en
présentant le cap à terre.
Très-heureusement, si le vent fut très-fort, la mer,
couverte par la côte, ne grossit pas extrêmement. On
n' eut donc pas à redouter les coups de lame, qui
sont un grand danger pour les petites embarcations.
Le Bonadventure n' aurait pas chaviré, sans doute,
car il était bien lesté ; mais d' énormes paquets
d' eau, tombant à bord, auraient pu le compromettre,
si les panneaux n' avaient pas résisté. Pencroff, en
habile marin, para à tout événement. Certes ! Il
avait une confiance extrême dans son embarcation,
mais il n' en attendit pas moins le jour avec une
certaine anxiété.
Pendant cette nuit, Cyrus Smith et Gédéon
Spilett n' eurent pas l' occasion de causer ensemble,
et cependant la phrase prononcée à l' oreille du
reporter par l' ingénieur valait bien que l' on
discutât encore une fois cette mystérieuse influence
qui semblait régner sur l' île Lincoln. Gédéon
Spilett ne cessa de songer à ce nouvel et
inexplicable incident, à cette apparition d' un feu
sur la côte de l' île. Ce feu, il l' avait bien
réellement vu ! Ses compagnons, Harbert et
Pencroff, l' avaient vu comme lui ! Ce feu leur
avait servi à reconnaître la situation de l' île
pendant cette nuit sombre, et ils ne pouvaient douter
que ce ne fût la main de l' ingénieur qui l' eût
allumé, et voilà que Cyrus Smith déclarait
formellement qu' il n' avait rien fait de tel !
Gédéon Spilett se promit de revenir sur cet
incident, dès que le Bonadventure serait de
retour, et de pousser Cyrus Smith à mettre ses
compagnons au courant de ces faits étranges. Peut-être
se déciderait-on alors à faire, en commun, une
investigation complète de toutes les parties de l' île
Lincoln.
Quoi qu' il en soit, ce soir-là aucun feu ne s' alluma
sur ces rivages, inconnus encore, qui formaient
l' entrée du golfe, et la petite embarcation continua
de se tenir au large pendant toute la nuit.
Quand les premières lueurs de l' aube se dessinèrent
sur l' horizon de l' est, le vent, qui avait
légèrement calmi, tourna de deux quarts et permit à
Pencroff d' embouquer plus facilement l' étroite
entrée du golfe. Vers sept heures du matin,
le Bonadventure, après avoir laissé porter sur le
cap mandibule-nord, entrait prudemment dans la passe
et se hasardait sur ces eaux, enfermées dans le plus
étrange cadre de laves.
" voilà, dit Pencroff, un bout de mer qui ferait une
rade admirable, où des flottes pourraient évoluer à
leur aise !
-ce qui est surtout curieux, fit observer Cyrus
Smith, c' est que ce golfe a été formé par deux
coulées de laves, vomies par le volcan, qui se sont
accumulées par des éruptions successives. Il en
résulte donc que ce golfe est abrité complètement sur
tous les côtés, et il est à croire que, même par les
plus mauvais vents, la mer y est calme comme un lac.
-sans doute, reprit le marin, puisque le vent, pour
y pénétrer, n' a que cet étroit goulet creusé entre
les deux caps, et encore le cap du nord couvre-t-il
celui du sud, de manière à rendre très-difficile
l' entrée des rafales. En vérité, notre
Bonadventure pourrait y demeurer d' un bout de
l' année à l' autre sans même se raidir sur ses ancres !
-c' est un peu grand pour lui ! Fit observer le
reporter.
-eh ! Monsieur Spilett, répondit le marin, je
conviens que c' est trop grand pour le
Bonadventure, mais si les flottes de l' union
ont besoin d' un abri sûr dans le Pacifique, je crois
qu' elles ne trouveront jamais mieux que cette rade !
-nous sommes dans la gueule du requin, fit alors
observer Nab, en faisant allusion à la forme du
golfe.
-en pleine gueule, mon brave Nab ! Répondit
Harbert, mais vous n' avez pas peur qu' elle se
referme sur nous, n' est-ce pas ?
-non, Monsieur Harbert, répondit Nab, et pourtant
ce golfe-là ne me plaît pas beaucoup ! Il a une
physionomie méchante !
-bon ! S' écria Pencroff, voilà Nab qui déprécie mon
golfe, au moment où je médite d' en faire hommage à
l' Amérique !
-mais, au moins, les eaux sont-elles profondes ?
Demanda l' ingénieur, car ce qui suffit à la quille du
Bonadventure ne suffirait pas à celle de nos
vaisseaux cuirassés.
-facile à vérifier, " répondit Pencroff.
Et le marin envoya par le fond une longue corde qui
lui servait de ligne de sonde, et à laquelle était
attaché un bloc de fer. Cette ligne mesurait environ
cinquante brasses, et elle se déroula jusqu' au bout
sans heurter le sol.
" allons, fit Pencroff, nos vaisseaux peuvent venir
ici ! Ils n' échoueront pas !
-en effet, dit Cyrus Smith, c' est un véritable
abîme que ce golfe ; mais, en tenant compte de
l' origine plutonienne de l' île, il n' est pas étonnant
que le fond de la mer offre de pareilles dépressions.
-on dirait aussi, fit observer Harbert, que ces
murailles ont été coupées à pic, et je crois bien
qu' à leur pied, même avec une sonde cinq ou six fois
plus longue, Pencroff ne trouverait pas de fond.
-tout cela est bien, dit alors le reporter, mais je
ferai remarquer à Pencroff qu' il manque une chose
importante à sa rade !
-et laquelle, Monsieur Spilett ?
-une coupée, une tranchée quelconque, qui donne accès
à l' intérieur de l' île. Je ne vois pas un point sur
lequel on puisse prendre pied ! "
et, en effet, les hautes laves, très-accores,
n' offraient pas sur tout le périmètre du golfe un seul
endroit propice à un débarquement. C' était une
infranchissable courtine, qui rappelait, mais avec
plus d' aridité encore, les fiords de la Norwége. Le
Bonadventure, rasant ces hautes murailles à les
toucher, ne trouva pas même une saillie qui pût
permettre aux passagers de quitter le bord.
Pencroff se consola en disant que, la mine aidant,
on saurait bien éventrer cette muraille, lorsque
cela serait nécessaire, et puisque, décidément, il
n' y avait rien à faire dans ce golfe, il dirigea son
embarcation vers le goulet et en sortit vers deux
heures du soir.
" ouf ! " fit Nab, en poussant un soupir de
satisfaction.
On eût vraiment dit que le brave nègre ne se sentait
pas à l' aise dans cette énorme mâchoire !
Du cap mandibule à l' embouchure de la Mercy, on ne
comptait guère qu' une huitaine de milles. Le cap fut
donc mis sur granite-house, et le Bonadventure,
avec du largue dans ses voiles, prolongea la côte à
un mille de distance. Aux énormes roches laviques
succédèrent bientôt ces dunes capricieuses, entre
lesquelles l' ingénieur avait été si singulièrement
retrouvé, et que les oiseaux de mer fréquentaient par
centaines.
Vers quatre heures, Pencroff, laissant sur sa
gauche la pointe de l' îlot, entrait dans le canal
qui le séparait de la côte, et, à cinq heures, l' ancre
du Bonadventure mordait le fond de sable à
l' embouchure de la Mercy.
Il y avait trois jours que les colons avaient quitté
leur demeure. Ayrton les attendait sur la grève, et
maître Jup vint joyeusement au-devant d' eux, en
faisant entendre de bons grognements de satisfaction.
L' entière exploration des côtes de l' île était donc
faite, et nulle trace suspecte n' avait été observée.
Si quelque être mystérieux y résidait, ce ne pouvait
être que sous le couvert des bois impénétrables de la
presqu' île serpentine, là où les colons n' avaient
encore porté leurs investigations.
Gédéon Spilett s' entretint de ces choses avec
l' ingénieur, et il fut convenu qu' ils attireraient
l' attention de leurs compagnons sur le caractère
étrange de certains incidents qui s' étaient produits
dans l' île, et dont le dernier était l' un des plus
inexplicables.
Aussi Cyrus Smith, revenant sur ce fait d' un feu
allumé par une main inconnue sur le littoral, ne put
s' empêcher de redire une vingtième fois au reporter :
" mais êtes-vous sûr d' avoir bien vu ? N' était-ce pas
une éruption partielle du volcan, un météore
quelconque ?
-non, Cyrus, répondit le reporter, c' était
certainement un feu allumé de main d' homme. Du reste,
interrogez Pencroff et Harbert. Ils ont vu comme
j' ai vu moi-même, et ils confirmeront mes paroles. "
il s' ensuivit donc que, quelques jours après, le 25
avril, pendant la soirée, au moment où tous les colons
étaient réunis sur le plateau de grande-vue, Cyrus
Smith prit la parole en disant :
" mes amis, je crois devoir appeler votre attention
sur certains faits qui se sont passés dans l' île, et
au sujet desquels je serais bien aise d' avoir votre
avis. Ces faits sont pour ainsi dire surnaturels...
-surnaturels ! S' écria le marin en lançant une
bouffée de tabac. Se pourrait-il que notre île fût
surnaturelle ?
-non, Pencroff, mais mystérieuse, à coup sûr,
répondit l' ingénieur, à moins que vous ne puissiez
nous expliquer ce que, Spilett et moi, nous n' avons
pu comprendre jusqu' ici.
-parlez, Monsieur Cyrus, répondit le marin.
-eh bien ! Avez-vous compris, dit alors l' ingénieur,
comment il a pu se faire qu' après être tombé à la
mer, j' aie été retrouvé à un quart de mille à
l' intérieur de l' île, et cela sans que j' aie eu
conscience de ce déplacement ?
-à moins que, étant évanoui... dit Pencroff.
-ce n' est pas admissible, répondit l' ingénieur. Mais
passons. Avez-vous compris comment Top a pu
découvrir votre retraite, à cinq milles de la grotte
où j' étais couché ?
-l' instinct du chien... répondit Harbert.
-singulier instinct ! Fit observer le reporter,
puisque, malgré la pluie et le vent qui faisaient
rage pendant cette nuit, Top arriva aux cheminées
sec et sans une tache de boue !
-passons, reprit l' ingénieur. Avez-vous compris
comment notre chien fut si étrangement rejeté hors
des eaux du lac, après sa lutte avec le dugong ?
-non ! Pas trop, je l' avoue, répondit Pencroff, et
la blessure que le dugong avait au flanc, blessure
qui semblait avoir été faite par un instrument
tranchant, ne se comprend pas davantage.
-passons encore, reprit Cyrus Smith. Avez-vous
compris, mes amis, comment ce grain de plomb s' est
trouvé dans le corps du jeune pécari, comment cette
caisse s' est si heureusement échouée, sans qu' il y
ait eu trace de naufrage, comment cette bouteille
renfermant le document s' est offerte si à propos,
lors de notre première excursion en mer, comment notre
canot, ayant rompu son amarre, est venu par le courant
de la Mercy nous rejoindre précisément au moment où
nous en avions besoin, comment, après l' invasion des
singes, l' échelle a été si opportunément renvoyée
des hauteurs de granite-house, comment, enfin, le
document qu' Ayrton prétend n' avoir jamais écrit est
tombé entre nos mains ? "
Cyrus Smith venait d' énumérer, sans en oublier
un seul, les faits étranges qui s' étaient accomplis
dans l' île. Harbert, Pencroff et Nab se
regardèrent, ne sachant que répondre, car la
succession de ces incidents, ainsi groupés pour la
première fois, ne laissa pas de les surprendre au
plus haut point.
" sur ma foi, dit enfin Pencroff, vous avez raison,
Monsieur Cyrus, et il est difficile d' expliquer ces
choses-là !
-eh bien, mes amis, reprit l' ingénieur, un dernier
fait est venu s' ajouter à ceux-là, et il est non
moins incompréhensible que les autres !
-lequel, Monsieur Cyrus ? Demanda vivement Harbert.
-quand vous êtes revenu de l' île Tabor, Pencroff,
reprit l' ingénieur, vous dites qu' un feu vous est
apparu sur l' île Lincoln ?
-certainement, répondit le marin.
-et vous êtes bien certain de l' avoir vu, ce feu ?
-comme je vous vois.
-toi aussi, Harbert ?
-ah ! Monsieur Cyrus, s' écria Harbert, ce feu
brillait comme une étoile de première grandeur !
-mais n' était-ce point une étoile ? Demanda
l' ingénieur en insistant.
-non, répondit Pencroff, car le ciel était couvert
de gros nuages, et une étoile, en tout cas, n' aurait
pas été si basse sur l' horizon. Mais M Spilett l' a
vu comme nous, et il peut confirmer nos paroles !
-j' ajouterai, dit le reporter, que ce feu était
très-vif et qu' il projetait comme une nappe
électrique.
-oui ! Oui ! Parfaitement... répondit Harbert, et il
était certainement placé sur les hauteurs de
granite-house.
-eh bien, mes amis, répondit Cyrus Smith, pendant
cette nuit du 19 au 20 octobre, ni Nab, ni moi,
nous n' avons allumé un feu sur la côte.
-vous n' avez pas ? ... s' écria Pencroff, au comble
de l' étonnement, et qui ne put même achever sa phrase.
-nous n' avons pas quitté granite-house, répondit
Cyrus Smith, et si un feu a paru sur la côte, c' est
une autre main que la nôtre qui l' a allumé ! "
Pencroff, Harbert et Nab étaient stupéfaits. Il
n' y avait pas eu d' illusion possible, et un feu avait
bien réellement frappé leurs yeux pendant cette nuit
du 19 au 20 octobre !
Oui ! Ils durent en convenir, un mystère existait !
Une influence inexplicable, évidemment favorable
aux colons, mais fort irritante pour leur curiosité, se
faisait sentir et comme à point nommé sur l' île
Lincoln. Y avait-il donc quelque être caché dans ses
plus profondes retraites ? C' est ce qu' il faudrait
savoir à tout prix !
Cyrus Smith rappela également à ses compagnons la
singulière attitude de Top et de Jup, quand ils
rôdaient à l' orifice du puits qui mettait
granite-house en communication avec la mer, et il leur
dit qu' il avait exploré ce puits sans y découvrir
rien de suspect. Enfin, la conclusion de cette
conversation
fut une détermination prise par tous les membres de
la colonie de fouiller entièrement l' île, dès que la
belle saison serait revenue.
Mais depuis ce jour, Pencroff parut être soucieux.
Cette île dont il faisait sa propriété personnelle,
il lui sembla qu' elle ne lui appartenait plus tout
entière et qu' il la partageait avec un autre maître,
auquel, bon gré, mal gré, il se sentait soumis.
Nab et lui causaient souvent de ces inexplicables
choses, et tous deux, très-portés au merveilleux par
leur nature même, n' étaient pas éloignés de croire que
l' île Lincoln fût subordonnée à quelque puissance
surnaturelle.
Cependant les mauvais jours étaient venus avec le
mois de mai, -novembre des zones boréales. L' hiver
semblait devoir être rude et précoce. Aussi les
travaux d' hivernage furent-ils entrepris sans retard.
Du reste, les colons étaient bien préparés à recevoir
cet hiver, si dur qu' il dût être. Les vêtements de
feutre ne manquaient pas, et les mouflons, nombreux
alors, avaient abondamment fourni la laine nécessaire
à la fabrication de cette chaude étoffe.
Il va sans dire qu' Ayrton avait été pourvu de ces
confortables vêtements. Cyrus Smith lui offrit de
venir passer la mauvaise saison à granite-house, où
il serait mieux logé qu' au corral, et Ayrton promit
de le faire, dès que les derniers travaux du corral
seraient terminés. Ce qu' il fit vers la mi-avril.
Depuis ce temps-là, Ayrton partagea la vie commune
et se rendit utile en toute occasion ; mais, toujours
humble et triste, il ne prenait jamais part aux
plaisirs de ses compagnons !
Pendant la plus grande partie de ce troisième hiver
que les colons passaient à l' île Lincoln, ils
demeurèrent confinés dans granite-house. Il y eut de
très-grandes tempêtes et des bourrasques terribles,
qui semblaient ébranler les roches jusque sur leur
base. D' immenses raz de marée menacèrent de couvrir
l' île en grand, et, certainement, tout navire mouillé
sur les atterrages s' y fût perdu corps et biens.
Deux fois, pendant une de ces tourmentes, la Mercy
grossit au point de donner lieu de craindre que le
pont et les ponceaux ne fussent emportés, et il fallut
même consolider ceux de la grève, qui disparaissaient
sous les couches d' eau, quand la mer battait le
littoral.
On pense bien que de tels coups de vent, comparables
à des trombes, où se mélangeaient la pluie et la
neige, causèrent des dégâts sur le plateau de
grande-vue. Le moulin et la basse-cour eurent
particulièrement à souffrir. Les colons durent
souvent y faire des réparations urgentes, sans quoi
l' existence des volatiles eût été sérieusement
menacée.
Par ces grands mauvais temps, quelques couples de
jaguars et des bandes de quadrumanes s' aventuraient
jusqu' à la lisière du plateau, et il était toujours à
craindre que les plus souples et les plus audacieux,
poussés par la faim, ne parvinssent à franchir le
ruisseau, qui, d' ailleurs, lorsqu' il était gelé, leur
offrait un passage facile. Plantations et animaux
domestiques eussent été infailliblement détruits
alors sans une surveillance continuelle, et souvent
il fallut faire le coup de feu pour tenir à
respectueuse distance ces dangereux visiteurs. Aussi
la besogne ne manqua-t-elle pas aux hiverneurs, car,
sans compter les soins du dehors, il y avait toujours
mille travaux d' aménagement à granite-house.
Il y eut aussi quelques belles chasses, qui furent
faites par les grands froids dans les vastes marais
des tadornes. Gédéon Spilett et Harbert, aidés de
Jup et de Top, ne perdaient pas un coup au milieu
de ces myriades de canards, de bécassines, de
sarcelles, de pilets et de vanneaux. L' accès de ce
giboyeux territoire était facile, d' ailleurs, soit
que l' on s' y rendît par la route du port ballon, après
avoir passé le pont de la Mercy, soit en tournant les
roches de la pointe de l' épave, et les chasseurs ne
s' éloignaient jamais de granite-house au delà de deux
ou trois milles.
Ainsi se passèrent les quatre mois d' hiver, qui furent
réellement rigoureux, c' est-à-dire juin, juillet,
août et septembre. Mais, en somme, granite-house ne
souffrit pas trop des inclémences du temps, et il en
fut de même au corral, qui, moins exposé que le
plateau et couvert en grande partie par le mont
Franklin, ne recevait que les restes des coups de
vent déjà brisés par les forêts et les hautes roches
du littoral. Les dégâts y furent donc peu importants,
et la main active et habile d' Ayrton suffit à les
réparer promptement, quand, dans la seconde
quinzaine d' octobre, il retourna passer quelques
jours au corral.
Pendant cet hiver, il ne se produisit aucun nouvel
incident inexplicable. Rien d' étrange n' arriva, bien
que Pencroff et Nab fussent à l' affût des faits les
plus insignifiants qu' ils eussent pu rattacher à une
cause mystérieuse. Top et Jup eux-mêmes ne rôdaient
plus autour du puits et ne donnaient aucun signe
d' inquiétude. Il semblait donc que la série des
incidents surnaturels fût interrompue, bien qu' on en
causât souvent pendant les veillées de granite-house,
et qu' il demeurât bien convenu que l' île serait
fouillée jusque dans ses parties les plus difficiles
à explorer. Mais un événement de la plus haute
gravité, et dont les conséquences pouvaient être
funestes, vint momentanément détourner de leurs
projets Cyrus Smith et ses compagnons.
On était au mois d' octobre. La belle saison revenait
à grands pas. La nature se renouvelait sous les
rayons du soleil, et, au milieu du feuillage
persistant des
conifères qui formaient la lisière du bois,
apparaissait déjà le feuillage nouveau des
micocouliers, des banksias et des deodars.
On se rappelle que Gédéon Spilett et Harbert
avaient pris, à plusieurs reprises, des vues
photographiques de l' île Lincoln.
Or, le 17 de ce mois d' octobre, vers trois heures du
soir, Harbert, séduit par la pureté du ciel, eut la
pensée de reproduire toute la baie de l' union qui
faisait face au plateau de grande-vue, depuis le cap
mandibule jusqu' au cap griffe.
L' horizon était admirablement dessiné, et la mer,
ondulant sous une brise molle, présentait à son
arrière-plan l' immobilité des eaux d' un lac,
piquetées çà et là de paillons lumineux.
L' objectif avait été placé à l' une des fenêtres de
la grande salle de granite-house, et par conséquent,
il dominait la grève et la baie. Harbert procéda
comme il avait l' habitude de le faire, et, le cliché
obtenu, il alla le fixer au moyen des substances
qui étaient déposées dans un réduit obscur de
granite-house.
Revenu en pleine lumière, en l' examinant bien,
Harbert aperçut sur son cliché un petit point
presque imperceptible qui tachait l' horizon de mer.
Il essaya de le faire disparaître par un lavage
réitéré, mais il ne put y parvenir.
" c' est un défaut qui se trouve dans le verre, "
pensa-t-il.
Et alors il eut la curiosité d' examiner ce défaut
avec une forte lentille qu' il dévissa de l' une des
lunettes.
Mais, à peine eut-il regardé, qu' il poussa un cri
et que le cliché faillit lui échapper des mains.
Courant aussitôt à la chambre où se tenait Cyrus
Smith, il tendit le cliché et la lentille à
l' ingénieur, en lui indiquant la petite tache.
Cyrus Smith examina ce point ; puis, saisissant
sa longue-vue, il se précipita vers la fenêtre.
La longue-vue, après avoir parcouru lentement
l' horizon, s' arrêta enfin sur le point suspect, et
Cyrus Smith, l' abaissant, ne prononça que ce
mot : " navire ! "
et, en effet, un navire était en vue de l' île
Lincoln !
PARTIE 3 LE SECRET DE L'ILE
chapitre i
depuis deux ans et demi, les naufragés du ballon
avaient été jetés sur l' île Lincoln, et jusqu' alors
aucune communication n' avait pu s' établir entre eux et
leurs semblables. Une fois, le reporter avait tenté
de se mettre en rapport avec
le monde habité, en confiant à un oiseau cette notice
qui contenait le secret de leur situation, mais
c' était là une chance sur laquelle il était impossible
de compter sérieusement. Seul, Ayrton, et dans les
circonstances que l' on sait, était venu s' adjoindre
aux membres de la petite colonie. Or, voilà que, ce
jour même, -17 octobre, -d' autres hommes
apparaissaient inopinément en vue de l' île, sur cette
mer toujours déserte !
On n' en pouvait plus douter ! Un navire était là !
Mais passerait-il au large, ou relâcherait-il ? Avant
quelques heures, les colons sauraient évidemment à
quoi s' en tenir.
Cyrus Smith et Harbert, ayant aussitôt appelé
Gédéon Spilett, Pencroff et Nab dans la grande
salle de granite-house, les avaient mis au courant
de ce qui se passait. Pencroff, saisissant la
longue-vue, parcourut rapidement l' horizon, et,
s' arrêtant sur le point indiqué, c' est-à-dire sur
celui qui avait fait l' imperceptible tache du cliché
photographique :
" mille diables ! C' est bien un navire ! Dit-il d' une
voix qui ne dénotait pas une satisfaction
extraordinaire.
-vient-il à nous ? Demanda Gédéon Spilett.
-impossible de rien affirmer encore, répondit
Pencroff, car sa mâture seule apparaît au-dessus de
l' horizon, et on ne voit pas un morceau de sa coque !
-que faut-il faire ? Dit le jeune garçon.
-attendre, " répondit Cyrus Smith.
Et, pendant un assez long temps, les colons
demeurèrent silencieux, livrés à toutes les pensées,
à toutes les émotions, à toutes les craintes, à toutes
les espérances que pouvait faire naître en eux cet
incident, -le plus grave qui se fût produit depuis
leur arrivée sur l' île Lincoln.
Certes, les colons n' étaient pas dans la situation de
ces naufragés abandonnés sur un îlot stérile, qui
disputent leur misérable existence à une nature
marâtre et sont incessamment dévorés de ce besoin de
revoir les terres habitées. Pencroff et Nab surtout,
qui se trouvaient à la fois si heureux et si riches,
n' auraient pas quitté sans regret leur île. Ils étaient
faits, d' ailleurs, à cette vie nouvelle, au milieu
de ce domaine que leur intelligence avait pour ainsi
dire civilisé ! Mais enfin, ce navire, c' était, en
tout cas, des nouvelles du continent, c' était
peut-être un morceau de la patrie qui venait à leur
rencontre ! Il portait des êtres semblables à eux,
et l' on comprendra que leur coeur eût vivement
tressailli à sa vue !
De temps en temps, Pencroff reprenait la lunette et
se postait à la fenêtre. De là, il examinait avec
une extrême attention le bâtiment, qui était à une
distance de vingt milles dans l' est. Les colons
n' avaient donc encore aucun moyen de signaler leur
présence. Un pavillon n' eût pas été aperçu ; une
détonation n' eût pas été entendue ; un feu n' aurait
pas été visible.
Toutefois, il était certain que l' île, dominée par le
mont Franklin, n' avait pu échapper aux regards des
vigies du navire. Mais pourquoi ce bâtiment y
atterrirait-il ? N' était-ce pas un simple hasard
qui le poussait sur cette partie du Pacifique, où
les cartes ne mentionnaient aucune terre, sauf
l' îlot Tabor, qui lui-même était en dehors des
routes ordinairement suivies par les longs courriers
des archipels polynésiens, de la Nouvelle-Zélande
et de la côte américaine ?
à cette question que chacun se posait, une réponse
fut soudain faite par Harbert.
" Ne serait-ce pas le Duncan ? " s' écria-t-il.
Le Duncan, on ne l' a pas oublié, c' était le
yacht de lord Glenarvan, qui avait abandonné
Ayrton sur l' îlot et qui devait revenir l' y chercher
un jour. Or, l' îlot ne se trouvait pas tellement
éloigné de l' île Lincoln, qu' un bâtiment, faisant
route pour l' un, ne pût arriver à passer en vue de
l' autre. Cent cinquante milles seulement les
séparaient en longitude, et soixante-quinze milles en
latitude.
" il faut prévenir Ayrton, dit Gédéon Spilett, et le
mander immédiatement. Lui seul peut nous dire si c' est
là le Duncan. "
ce fut l' avis de tous, et le reporter, allant à
l' appareil télégraphique qui mettait en communication
le corral et granite-house, lança ce télégramme :
" venez en toute hâte. "
quelques instants après, le timbre résonnait.
" je viens, " répondait Ayrton.
Puis les colons continuèrent d' observer le navire.
" si c' est le Duncan, dit Harbert, Ayrton le
reconnaîtra sans peine, puisqu' il a navigué à son
bord pendant un certain temps.
-et s' il le reconnaît, ajouta Pencroff, cela lui
fera une fameuse émotion !
-oui, répondit Cyrus Smith, mais, maintenant,
Ayrton est digne de remonter à bord du Duncan,
et fasse le ciel que ce soit, en effet, le yacht de
lord Glenarvan, car tout autre navire me semblerait
suspect ! Ces mers sont mal fréquentées, et je crains
toujours pour notre île la visite de quelques pirates
malais.
-nous la défendrions ! S' écria Harbert.
-sans doute, mon enfant, répondit l' ingénieur en
souriant, mais mieux vaut ne pas avoir à la défendre.
-une simple observation, dit Gédéon Spilett.
L' île Lincoln est inconnue des
navigateurs, puisqu' elle n' est même pas portée sur les
cartes les plus récentes. Ne trouvez-vous donc pas,
Cyrus, que c' est là un motif pour qu' un navire, se
trouvant inopinément en vue de cette terre nouvelle,
cherche à la visiter plutôt qu' à la fuir ?
-certes, répondit Pencroff.
-je le pense aussi, ajouta l' ingénieur. On peut même
affirmer que c' est le devoir d' un capitaine de
signaler, et par conséquent de venir reconnaître toute
terre ou île non encore cataloguée, et l' île Lincoln
est dans ce cas.
-eh bien, dit alors Pencroff, admettons que ce
navire atterrisse, qu' il mouille là, à quelques
encâblures de notre île, que ferons-nous ? "
cette question, brusquement posée, demeura d' abord
sans réponse. Mais Cyrus Smith, après avoir
réfléchi, répondit de ce ton calme qui lui était
ordinaire :
" ce que nous ferons, mes amis, ce que nous devrons
faire, le voici : nous communiquerons avec le navire,
nous prendrons passage à son bord, et nous quitterons
notre île, après en avoir pris possession au nom des
états de l' union. Puis, nous y reviendrons avec tous
ceux qui voudront nous suivre pour la coloniser
définitivement et doter la république américaine
d' une station utile dans cette partie de l' océan
Pacifique !
-hurrah ! S' écria Pencroff, et ce ne sera pas un
petit cadeau que nous ferons là à notre pays ! La
colonisation est déjà presque achevée, les noms sont
donnés à toutes les parties de l' île, il y a un port
naturel, une aiguade, des routes, une ligne
télégraphique, un chantier, une usine, et il n' y aura
plus qu' à inscrire l' île Lincoln sur les cartes !
-mais si on nous la prend pendant notre absence ?
Fit observer Gédéon Spilett.
-mille diables ! S' écria le marin, j' y resterai
plutôt tout seul pour la garder, et, foi de Pencroff,
on ne me la volerait pas comme une montre dans la
poche d' un badaud ! "
pendant une heure, il fut impossible de dire d' une
façon certaine si le bâtiment signalé faisait ou ne
faisait pas route vers l' île Lincoln. Il s' en était
rapproché, cependant, mais sous quelle allure
naviguait-il ? C' est ce que Pencroff ne put
reconnaître. Toutefois, comme le vent soufflait du
nord-est, il était vraisemblable d' admettre que ce
navire naviguait tribord amures. D' ailleurs, la brise
était bonne pour le pousser sur les atterrages de
l' île, et, par cette mer calme, il ne pouvait craindre
de s' en approcher, bien que les sondes n' en fussent
pas relevées sur la carte.
Vers quatre heures, -une heure après qu' il avait été
mandé, -Ayrton arrivait à granite-house. Il entra
dans la grande salle, en disant :
" à vos ordres, messieurs. "
Cyrus Smith lui tendit la main, ainsi qu' il avait
coutume de le faire, et, le conduisant près de la
fenêtre :
" Ayrton, lui dit-il, nous vous avons prié de venir
pour un motif grave. Un bâtiment est en vue de
l' île. "
Ayrton, tout d' abord, pâlit légèrement, et ses yeux
se troublèrent un instant. Puis, se penchant en
dehors de la fenêtre, il parcourut l' horizon, mais il
ne vit rien.
" prenez cette longue-vue, dit Gédéon Spilett, et
regardez bien, Ayrton, car il serait possible que ce
navire fût le Duncan, venu dans ces mers pour
vous rapatrier.
-le Duncan ! murmura Ayrton. Déjà ! "
ce dernier mot s' échappa comme involontairement des
lèvres d' Ayrton, qui laissa tomber sa tête dans ses
mains.
Douze ans d' abandon sur un îlot désert ne lui
paraissaient donc pas une expiation suffisante ? Le
coupable repentant ne se sentait-il pas encore
pardonné, soit à ses propres yeux, soit aux yeux des
autres ?
" non, dit-il, non ! Ce ne peut être le Duncan.
-regardez, Ayrton, dit alors l' ingénieur, car il
importe que nous sachions d' avance à quoi nous en
tenir. "
Ayrton prit la lunette et la braqua dans la
direction indiquée. Pendant quelques minutes, il
observa l' horizon sans bouger, sans prononcer une
seule parole. Puis :
" en effet, c' est un navire, dit-il, mais je ne crois
pas que ce soit le Duncan.
-pourquoi ne serait-ce pas lui ? Demanda Gédéon
Spilett.
-parce que le Duncan est un yacht à vapeur, et
que je n' aperçois aucune trace de fumée, ni
au-dessus, ni auprès de ce bâtiment.
-peut-être navigue-t-il seulement à la voile ? Fit
observer Pencroff. Le vent est bon pour la route qu' il
semble suivre, et il doit avoir intérêt à ménager
son charbon, étant si loin de toute terre.
-il est possible que vous ayez raison, Monsieur
Pencroff, répondit Ayrton, et que ce navire ait
éteint ses feux. Laissons-le donc rallier la côte, et
nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. "
cela dit, Ayrton alla s' asseoir dans un coin de la
grande salle et y demeura silencieux. Les colons
discutèrent encore à propos du navire inconnu, mais
sans qu' Ayrton prît part à la discussion.
Tous se trouvaient alors dans une disposition d' esprit
qui ne leur eût pas permis de continuer leurs
travaux. Gédéon Spilett et Pencroff étaient
singulièrement nerveux, allant, venant, ne pouvant
tenir en place. Harbert éprouvait plutôt de la
curiosité. Nab, seul, conservait son calme habituel.
Son pays n' était-il pas là où était son maître ?
Quant à l' ingénieur, il restait absorbé dans ses
pensées, et, au fond, il redoutait plutôt qu' il ne
désirait l' arrivée de ce navire.
Cependant, le bâtiment s' était un peu rapproché de
l' île. La lunette aidant, il avait été possible de
reconnaître que c' était un long-courrier, et non un
de ces praos malais, dont se servent habituellement
les pirates du Pacifique. Il était donc permis de
croire que les appréhensions de l' ingénieur ne se
justifieraient pas, et que la présence de ce
bâtiment dans les eaux de l' île Lincoln ne
constituait point un danger pour elle. Pencroff,
après une minutieuse attention, crut pouvoir
affirmer que ce navire était gréé en brick et qu' il
courait obliquement à la côte, tribord amures, sous
ses basses voiles, ses huniers et ses perroquets. Ce
qui fut confirmé par Ayrton.
Mais, à continuer sous cette allure, il devait
bientôt disparaître derrière la pointe du cap griffe,
car il faisait le sud-ouest, et, pour l' observer, il
serait alors nécessaire de gagner les hauteurs de la
baie Washington, près de port-ballon. Circonstance
fâcheuse, car il était déjà cinq heures du soir, et le
crépuscule ne tarderait pas à rendre toute
observation bien difficile.
" que ferons-nous, la nuit venue ? Demanda Gédéon
Spilett. Allumerons-nous un feu afin de signaler
notre présence sur cette côte ? "
c' était là une grave question, et pourtant, quelques
pressentiments qu' eût gardés l' ingénieur, elle fut
résolue affirmativement. Pendant la nuit, le navire
pouvait disparaître, s' éloigner pour jamais, et, ce
navire disparu, un autre reviendrait-il dans les
eaux de l' île Lincoln ? Or, qui pouvait prévoir ce
que l' avenir réservait aux colons ?
" oui, dit le reporter, nous devons faire connaître
à ce bâtiment, quel qu' il soit, que l' île est
habitée. Négliger la chance qui nous est offerte, ce
serait nous créer des regrets futurs ! "
il fut donc décidé que Nab et Pencroff se
rendraient à port-ballon, et que là, une fois la nuit
venue, ils allumeraient un grand feu dont l' éclat
attirerait nécessairement l' attention de l' équipage du
brick.
Mais, au moment où Nab et le marin se préparaient
à quitter granite-house, le bâtiment changea son
allure et laissa porter franchement sur l' île en se
dirigeant vers la baie de l' union. C' était un bon
marcheur que ce brick, car il s' approcha rapidement.
Nab et Pencroff suspendirent alors leur départ,
et la lunette fut mise entre les mains d' Ayrton,
afin qu' il pût reconnaître d' une façon définitive
si ce navire était ou non le Duncan. le yacht
écossais était, lui aussi, gréé en brick. La question
était donc de savoir si une cheminée s' élevait entre
les deux mâts du bâtiment observé, qui n' était plus
alors qu' à une distance de dix milles.
L' horizon était encore très-clair. La vérification
fut facile, et Ayrton laissa bientôt retomber sa
lunette en disant :
" ce n' est point le Duncan ! ce ne pouvait être
lui ! .. "
Pencroff encadra de nouveau le brick dans le champ
de la longue-vue, et il reconnut que ce brick, d' une
jauge de trois à quatre cents tonneaux,
merveilleusement effilé, hardiment mâté,
admirablement taillé pour la marche, devait être un
rapide coureur des mers. Mais à quelle nation
appartenait-il ? Cela était difficile à dire.
" et cependant, ajouta le marin, un pavillon flotte à
sa corne, mais je ne puis en distinguer les couleurs.
-avant une demi-heure, nous serons fixés à cet
égard, répondit le reporter. D' ailleurs, il est bien
évident que le capitaine de ce navire a l' intention
d' atterrir, et par conséquent, si ce n' est pas
aujourd' hui, demain, au plus tard, nous ferons sa
connaissance.
-n' importe ! Dit Pencroff. Mieux vaut savoir à qui
on a affaire, et je ne serais pas fâché de
reconnaître ses couleurs, à ce particulier-là ! "
et, tout en parlant ainsi, le marin ne quittait pas sa
lunette.
Le jour commençait à baisser, et, avec le jour, le
vent du large tombait aussi. Le pavillon du brick,
moins tendu, s' engageait dans les drisses, et il
devenait de plus en plus difficile à observer.
" ce n' est point là un pavillon américain, disait de
temps en temps Pencroff, ni un anglais, dont le rouge
se verrait aisément, ni les couleurs françaises ou
allemandes, ni le pavillon blanc de la Russie, ni le
jaune de l' Espagne... on dirait qu' il est d' une
couleur uniforme... voyons... dans ces mers... que
trouverions-nous plus communément ? ... le pavillon
chilien ? Mais il est tricolore... brésilien ? Il est
vert... japonais ? Il est noir et jaune... tandis que
celui-ci... "
en ce moment, une brise tendit le pavillon inconnu.
Ayrton, saisissant la lunette que le marin avait
laissé retomber, l' appliqua à son oeil, et, d' une
voix sourde :
" le pavillon noir ! " s' écria-t-il.
En effet, une sombre étamine se développait à la
corne du brick, et c' était à bon droit qu' on pouvait
maintenant le tenir pour un navire suspect !
L' ingénieur avait-il donc raison dans ses
pressentiments ? était-ce un bâtiment de pirates ?
écumait-il ces basses mers du Pacifique, faisant
concurrence aux praos malais qui les infestent
encore ? Que venait-il chercher sur les atterrages
de l' île Lincoln ? Voyait-il en elle une terre
inconnue, ignorée, propre à devenir une recéleuse de
cargaisons volées ? Venait-il demander à ces côtes un
port de refuge pour les mois d' hiver ? L' honnête
domaine des colons était-il destiné à se transformer
en un refuge infâme, -sorte de capitale de la
piraterie du Pacifique ?
Toutes ces idées se présentèrent instinctivement à
l' esprit des colons. Il n' y avait pas à douter,
d' ailleurs, de la signification qu' il convenait
d' attacher à la
couleur du pavillon arboré. C' était bien celui des
écumeurs de mer ! C' était celui que devait porter le
Duncan, si les convicts avaient réussi dans
leurs criminels projets !
On ne perdit pas de temps à discuter.
" mes amis, dit Cyrus Smith, peut-être ce navire ne
veut-il qu' observer le littoral de l' île ? Peut-être
son équipage ne débarquera-t-il pas ? C' est une
chance. Quoi qu' il en soit, nous devons tout faire
pour cacher notre présence ici. Le moulin, établi
sur le plateau de grande-vue, est trop facilement
reconnaissable. Qu' Ayrton et Nab aillent en
démonter les ailes. Dissimulons également, sous des
branchages plus épais, les fenêtres de granite-house.
Que tous
les feux soient éteints. Que rien enfin ne trahisse
la présence de l' homme sur cette île !
-et notre embarcation ? Dit Harbert.
-oh ! Répondit Pencroff, elle est abritée dans
port-ballon, et je défie bien ces gueux-là de l' y
trouver ! "
les ordres de l' ingénieur furent immédiatement
exécutés. Nab et Ayrton montèrent sur le plateau et
prirent les mesures nécessaires pour que tout indice
d' habitation fût dissimulé. Pendant qu' ils
s' occupaient de cette besogne, leurs compagnons
allèrent à la lisière du bois de jacamar et en
rapportèrent une grande quantité de branches et de
lianes, qui devaient, à une certaine distance,
figurer une frondaison naturelle et voiler assez
bien les baies de la muraille granitique. En même
temps, les munitions et les armes furent disposées
de manière à pouvoir être utilisées au premier
instant, dans le cas d' une agression inopinée.
Quand toutes ces précautions eurent été prises :
" mes amis, dit Cyrus Smith, -et on sentait à sa
voix qu' il était ému, -si ces misérables veulent
s' emparer de l' île Lincoln, nous la défendrons,
n' est-ce pas ?
-oui, Cyrus, répondit le reporter, et, s' il le faut,
nous mourrons tous pour la défendre ! "
l' ingénieur tendit la main à ses compagnons, qui la
pressèrent avec effusion.
Seul, Ayrton, demeuré dans son coin, ne s' était pas
joint aux colons. Peut-être, lui, l' ancien convict,
se sentait-il indigne encore !
Cyrus Smith comprit ce qui se passait dans l' âme
d' Ayrton, et, allant à lui :
" et vous, Ayrton, lui demanda-t-il, que ferez-vous ?
-mon devoir, " répondit Ayrton.
Puis, il alla se poster près de la fenêtre et plongea
ses regards à travers le feuillage.
Il était sept heures et demie alors. Le soleil avait
disparu depuis vingt minutes environ, en arrière de
granite-house. En conséquence, l' horizon de l' est
s' assombrissait peu à peu. Cependant, le brick
s' avançait toujours vers la baie de l' union. Il n' en
était pas à plus de huit milles alors, et
précisément par le travers du plateau de grande-vue,
car, après avoir viré à la hauteur du cap griffe, il
avait largement gagné dans le nord, étant servi
par le courant de la marée montante. On peut même dire
que, à cette distance, il était déjà entré dans la
vaste baie, car une ligne droite, tirée du cap
griffe au cap mandibule, lui fut restée à l' ouest, sur
sa hanche de tribord.
Le brick allait-il s' enfoncer dans la baie ? C' était
la première question. Une
fois en baie, y mouillerait-il ? C' était la seconde.
Ne se contenterait-il pas seulement, après avoir
observé le littoral, de reprendre le large sans
débarquer son équipage ? On le saurait avant une
heure. Les colons n' avaient donc qu' à attendre.
Cyrus Smith n' avait pas vu sans une profonde
anxiété le bâtiment suspect arborer le pavillon noir.
N' était-ce pas une menace directe contre l' oeuvre que
ses compagnons et lui avaient menée à bien
jusqu' alors ? Les pirates, -on ne pouvait douter
que les matelots de ce brick ne fussent tels, -
avaient-ils donc déjà fréquenté cette île, puisque,
en y atterrissant, ils avaient hissé leurs couleurs ?
Y avaient-ils antérieurement opéré quelque descente,
ce qui aurait expliqué certaines particularités
restées inexplicables jusqu' alors ? Existait-il dans
ses portions non encore explorées quelque complice
prêt à entrer en communication avec eux ?
à toutes ces questions qu' il se posait
silencieusement, Cyrus Smith ne savait que
répondre ; mais il sentait que la situation de la
colonie ne pouvait être que très-gravement compromise
par l' arrivée de ce brick.
Toutefois, ses compagnons et lui étaient décidés à
résister jusqu' à la dernière extrémité. Ces pirates
étaient-ils nombreux et mieux armés que les colons ?
Voilà ce qu' il eût été bien important de savoir !
Mais le moyen d' arriver jusqu' à eux !
La nuit était faite. La lune nouvelle, emportée dans
l' irradiation solaire, avait disparu. Une profonde
obscurité enveloppait l' île et la mer. Les nuages,
lourds, entassés à l' horizon, ne laissaient filtrer
aucune lueur. Le vent était tombé complètement avec
le crépuscule. Pas une feuille ne remuait aux arbres,
pas une lame ne murmurait sur la grève. Du navire
on ne voyait rien, tous ses feux étaient condamnés,
et, s' il était encore en vue de l' île, on ne pouvait
même pas savoir quelle place il occupait.
" eh ! Qui sait ? Dit alors Pencroff. Peut-être ce
damné bâtiment aura-t-il fait route pendant la nuit,
et ne le retrouverons-nous plus au point du jour ? "
comme une réponse faite à l' observation du marin,
une vive lueur fusa au large, et un coup de canon
retentit.
Le navire était toujours là, et il y avait des pièces
d' artillerie à bord.
Six secondes s' étaient écoulées entre la lumière et
le coup.
Donc, le brick était environ à un mille un quart de la
côte.
Et, en même temps, on entendit un bruit de chaînes
qui couraient en grinçant à travers les écubiers.
Le navire venait de mouiller en vue de
granite-house !
chapitre ii
il n' y avait plus aucun doute à avoir sur les
intentions des pirates. Ils avaient jeté l' ancre
à une courte distance de l' île, et il était évident
que, le lendemain, au moyen de leurs canots, ils
comptaient accoster le rivage !
Cyrus Smith et ses compagnons étaient prêts à agir,
mais, si résolus qu' ils fussent, ils ne devaient
pas oublier d' être prudents. Peut-être leur présence
pouvait-elle encore être dissimulée, au cas où les
pirates se contenteraient de débarquer sur le
littoral sans remonter dans l' intérieur de l' île. Il
se pouvait, en effet, que ceux-ci n' eussent d' autre
projet que de faire de l' eau à l' aiguade de la
Mercy, et il n' était pas impossible que le pont,
jeté à un mille et demi de l' embouchure, et les
aménagements des cheminées, échappassent à leurs
regards.
Mais pourquoi ce pavillon arboré à la corne du brick ?
Pourquoi ce coup de canon ? Pure forfanterie sans
doute, à moins que ce ne fût l' indice d' une prise
de possession ! Cyrus Smith savait maintenant que le
navire était formidablement armé. Or, pour répondre
au canon des pirates, qu' avaient les colons de l' île
Lincoln ? Quelques fusils seulement.
" toutefois, fit observer Cyrus Smith, nous sommes
ici dans une situation inexpugnable. L' ennemi ne
saurait découvrir l' orifice du déversoir, maintenant
qu' il est caché sous les roseaux et les herbes, et,
par conséquent, il lui est impossible de pénétrer
dans granite-house.
-mais nos plantations, notre basse-cour, notre
corral, tout enfin, tout ! S' écria Pencroff en
frappant du pied. Ils peuvent tout ravager, tout
détruire en quelques heures !
-tout, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et nous
n' avons aucun moyen de les en empêcher.
-sont-ils nombreux ? Voilà la question, dit alors le
reporter. S' ils ne sont qu' une douzaine, nous saurons
les arrêter, mais quarante, cinquante, plus
peut-être ! ..
-Monsieur Smith, dit alors Ayrton, qui s' avança
vers l' ingénieur, voulez-vous m' accorder une
permission ?
-laquelle, mon ami !
-celle d' aller jusqu' au navire pour y reconnaître
la force de son équipage.
-mais, Ayrton... répondit en hésitant l' ingénieur,
vous risquerez votre vie...
-pourquoi pas, monsieur ?
-c' est plus que votre devoir, cela.
-j' ai plus que mon devoir à faire, répondit Ayrton.
-vous iriez avec la pirogue jusqu' au bâtiment ?
Demanda Gédéon Spilett.
-non, monsieur, mais j' irai à la nage. La pirogue ne
passerait pas là où un homme peut se glisser entre
deux eaux.
-savez-vous bien que le brick est à un mille un
quart de la côte ? Dit Harbert.
-je suis bon nageur, Monsieur Harbert.
-c' est risquer votre vie, vous dis-je, reprit
l' ingénieur.
-peu importe, répondit Ayrton. Monsieur Smith,
je vous demande cela comme une grâce. C' est peut-être
là un moyen de me relever à mes propres yeux !
-allez, Ayrton, répondit l' ingénieur, qui sentait
bien qu' un refus eût profondément attristé l' ancien
convict, redevenu honnête homme.
-je vous accompagnerai, dit Pencroff.
-vous vous défiez de moi ! " répondit vivement
Ayrton.
Puis, plus humblement :
" hélas !
-non ! Non ! Reprit avec animation Cyrus Smith,
non, Ayrton ! Pencroff ne se défie pas de vous !
Vous avez mal interprété ses paroles.
-en effet, répondit le marin, je propose à Ayrton
de l' accompagner jusqu' à l' îlot seulement. Il se
peut, quoique cela soit peu probable, que l' un de ces
coquins ait débarqué, et deux hommes ne seront pas de
trop, dans ce cas, pour l' empêcher de donner l' éveil.
J' attendrai Ayrton sur l' îlot, et il ira seul au
navire, puisqu' il a proposé de le faire. "
les choses ainsi convenues, Ayrton fit ses
préparatifs de départ. Son projet était audacieux,
mais il pouvait réussir, grâce à l' obscurité de la
nuit. Une fois arrivé au bâtiment, Ayrton,
accroché, soit aux sous-barbes, soit aux cadènes des
haubans, pourrait reconnaître le nombre et peut-être
surprendre les intentions des convicts.
Ayrton et Pencroff, suivis de leurs compagnons,
descendirent sur le rivage. Ayrton se déshabilla et
se frotta de graisse, de manière à moins souffrir de
la température de l' eau, qui était encore froide.
Il se pouvait, en effet, qu' il fût obligé d' y
demeurer durant plusieurs heures.
Pencroff et Nab, pendant ce temps, étaient allés
chercher la pirogue, amarrée quelques centaines de
pas plus haut, sur la berge de la Mercy, et, quand
ils revinrent, Ayrton était prêt à partir.
Une couverture fut jetée sur les épaules d' Ayrton,
et les colons vinrent lui serrer la main.
Ayrton s' embarqua dans la pirogue avec Pencroff.
Il était dix heures et demie du soir, quand tous deux
disparurent dans l' obscurité. Leurs compagnons
revinrent les attendre aux cheminées.
Le canal fut aisément traversé, et la pirogue vint
accoster le rivage opposé de l' îlot. Cela fut fait
non sans quelque précaution, au cas où des pirates
eussent rôdé en cet endroit. Mais, après observation,
il parut certain que l' îlot était désert. Donc,
Ayrton, suivi de Pencroff, le traversa d' un pas
rapide, effarouchant les oiseaux nichés dans les trous
de roche ; puis, sans hésiter, il se jeta à la mer et
nagea sans bruit dans la direction du navire, dont
quelques lumières, allumées depuis peu, indiquaient
alors la situation exacte.
Quant à Pencroff, il se blottit dans une anfractuosité
du rivage et il attendit le retour de son compagnon.
Cependant, Ayrton nageait d' un bras vigoureux et
glissait à travers la nappe d' eau sans y produire
même le plus léger frémissement. Sa tête sortait à
peine, et ses yeux étaient fixés sur la masse sombre
du brick, dont les feux se reflétaient dans la mer.
Il ne pensait qu' au devoir qu' il avait promis
d' accomplir, et ne songeait même pas aux dangers
qu' il courait, non-seulement à bord du navire, mais
encore dans ces parages que les requins fréquentaient
souvent. Le courant le portait, et il s' éloignait
rapidement de la côte.
Une demi-heure après, Ayrton, sans avoir été
aperçu ni entendu, filait entre deux eaux, accostait
le navire et s' accrochait d' une main aux sous-barbes
de beaupré. Il respira alors, et, se haussant sur les
chaînes, il parvint à atteindre l' extrémité de la
guibre. Là séchaient quelques culottes de matelot.
Il en passa une. Puis, s' étant fixé solidement, il
écouta.
On ne dormait pas à bord du brick. Au contraire. On
discutait, on chantait, on riait. Et voici les
propos, accompagnés de jurons, qui frappèrent
principalement Ayrton :
" bonne acquisition que notre brick !
-il marche bien, le speedy ! Il mérite son nom !
-toute la marine de Norfolk peut se mettre à ses
trousses ! Cours après !
-hurrah pour son commandant !
-hurrah pour Bob Harvey ! "
ce qu' Ayrton éprouva lorsqu' il entendit ce fragment
de conversation, on le comprendra, quand on saura
que, dans ce Bob Harvey, il venait de reconnaître
un de ses anciens compagnons d' Australie, un marin
audacieux, qui avait repris la suite de ses
criminels projets. Bob Harvey s' était emparé, sur
les parages de l' île Norfolk, de ce brick, qui était
chargé d' armes, de munitions, d' ustensiles et
outils de toutes sortes, destinés à l' une des
sandwich. Toute sa bande avait passé à bord, et,
pirates après avoir été convicts, ces misérables
écumaient le Pacifique, détruisant les navires,
massacrant les équipages, plus féroces que les
malais eux-mêmes !
Ces convicts parlaient à haute voix, ils racontaient
leurs prouesses en buvant outre mesure, et voici ce
qu' Ayrton put comprendre :
l' équipage actuel du speedy se composait
uniquement de prisonniers anglais, échappés de
Norfolk.
Or, voici ce qu' est Norfolk.
Par 292 de latitude sud et 16542 de longitude est,
dans l' est de l' Australie, se trouve une petite île
de six lieues de tour, que le mont Pitt domine à une
hauteur de onze cents pieds au-dessus du niveau de la
mer. C' est l' île Norfolk, devenue le siège d' un
établissement, où sont parqués les plus intraitables
condamnés des pénitenciers anglais. Ils sont là cinq
cents, soumis à une discipline de fer, sous le coup
de punitions terribles, gardés par cent cinquante
soldats et cent cinquante employés sous les ordres
d' un gouverneur. Il serait difficile d' imaginer une
pire réunion de scélérats. Quelquefois, -quoique cela
soit rare, -malgré l' excessive surveillance dont ils
sont l' objet, plusieurs parviennent à s' échapper, en
s' emparant de navires qu' ils surprennent et ils
courent alors les archipels polynésiens.
Ainsi avait fait ce Bob Harvey et ses compagnons.
Ainsi avait voulu faire autrefois Ayrton. Bob
Harvey s' était emparé du brick le speedy,
mouillé en vue de l' île Norfolk ; l' équipage avait
été massacré, et, depuis un an, ce navire, devenu
bâtiment de pirates, battait les mers du Pacifique,
sous le commandement d' Harvey, autrefois capitaine
au long cours, maintenant écumeur de mers, et que
connaissait bien Ayrton !
Les convicts étaient, pour la plupart, réunis dans la
dunette, à l' arrière du navire, mais quelques-uns,
étendus sur le pont, causaient à haute voix.
La conversation continuant toujours au milieu des
cris et des libations, Ayrton apprit que le hasard
seul avait amené le speedy en vue de l' île
Lincoln.
Bob Harvey n' y avait jamais encore mis le pied,
mais, ainsi que l' avait pressenti Cyrus Smith,
trouvant sur sa route cette terre inconnue, dont
aucune carte n' indiquait la situation, il avait
formé le projet de la visiter, et, au besoin, si elle
lui convenait, d' en faire le port d' attache du brick.
Quant au pavillon noir arboré à la corne du
speedy et au coup de canon qui avait été tiré,
à l' exemple des navires de guerre au moment où ils
amènent leurs couleurs, pure forfanterie de pirates.
Ce n' était point un signal, et aucune communication
n' existait encore entre les évadés de Norfolk et
l' île Lincoln.
Le domaine des colons était donc menacé d' un immense
danger. évidemment, l' île, avec son aiguade facile,
son petit port, ses ressources de toutes sortes si
bien mises en valeur par les colons, ses profondeurs
cachées de granite-house, ne pouvait que convenir aux
convicts ; entre leurs mains, elle deviendrait un
excellent lieu de refuge, et, par cela même qu' elle
était inconnue, elle leur assurerait, pour
longtemps peut-être, l' impunité avec la sécurité.
évidemment aussi, la vie des colons ne serait pas
respectée, et le premier soin de Bob Harvey et de
ses complices serait de les massacrer sans merci.
Cyrus Smith et les siens n' avaient donc pas même
la ressource de fuir, de se cacher dans l' île,
puisque les convicts comptaient y résider, et
puisque, au cas où le speedy partirait pour
une expédition, il était probable que quelques
hommes de l' équipage resteraient à terre, afin de s' y
établir. Donc, il fallait combattre, il fallait
détruire jusqu' au
dernier ces misérables, indignes de pitié, et contre
lesquels tout moyen serait bon.
Voilà ce que pensa Ayrton, et il savait bien que
Cyrus Smith partagerait sa manière de voir.
Mais la résistance, et en dernier lieu la victoire,
étaient-elles possibles ? Cela dépendait de
l' armement du brick et du nombre d' hommes qui le
montaient. C' est ce qu' Ayrton résolut de reconnaître
à tout prix, et comme, une heure après son arrivée,
les vociférations avaient commencé à se calmer, et
que bon nombre des convicts étaient déjà plongés
dans le sommeil de l' ivresse, Ayrton n' hésita pas à
s' aventurer sur le pont du speedy, que les falots
éteints laissaient alors dans une obscurité profonde.
Il se hissa donc sur la guibre, et, par le beaupré,
il arriva au gaillard d' avant du brick. Se glissant
alors entre les convicts étendus çà et là, il fit le
tour du bâtiment, et il reconnut que le speedy
était armé de quatre canons, qui devaient lancer des
boulets de huit à dix livres. Il vérifia même, en les
touchant, que ces canons se chargeaient par la
culasse. C' étaient donc des pièces modernes, d' un
emploi facile et d' un effet terrible.
Quant aux hommes couchés sur le pont, ils devaient
être au nombre de dix environ, mais il était
supposable que d' autres, plus nombreux, dormaient à
l' intérieur du brick. Et d' ailleurs, en les écoutant,
Ayrton avait cru comprendre qu' ils étaient une
cinquantaine à bord. C' était beaucoup pour les six
colons de l' île Lincoln ! Mais enfin, grâce au
dévouement d' Ayrton, Cyrus Smith ne serait pas
surpris, il connaîtrait la force de ses adversaires
et il prendrait ses dispositions en conséquence.
Il ne restait donc plus à Ayrton qu' à revenir
rendre compte à ses compagnons de la mission dont il
s' était chargé, et il se prépara à regagner l' avant
du brick, afin de se glisser jusqu' à la mer.
Mais, à cet homme qui voulait-il l' avait dit-
faire plus que son devoir, il vint alors une pensée
héroïque. C' était sacrifier sa vie, mais il sauverait
l' île et les colons. Cyrus Smith ne pourrait
évidemment pas résister à cinquante bandits, armés
de toutes pièces, qui, soit en pénétrant de vive
force dans granite-house, soit en y affamant les
assiégés, auraient raison d' eux. Et alors il se
représenta ses sauveurs, ceux qui avaient refait de
lui un homme et un honnête homme, ceux auxquels il
devait tout, tués sans pitié, leurs travaux anéantis,
leur île changée en un repaire de pirates ! Il se
dit qu' il était, en somme, lui, Ayrton, la cause
première de tant de désastres, puisque son ancien
compagnon, Bob Harvey, n' avait fait que réaliser
ses propres projets, et un sentiment
d' horreur s' empara de tout son être. Et alors il fut
pris de cette irrésistible envie de faire sauter le
brick, et avec lui tous ceux qu' il portait. Ayrton
périrait dans l' explosion, mais il ferait son devoir.
Ayrton n' hésita pas. Gagner la soute aux poudres, qui
est toujours située à l' arrière d' un bâtiment,
c' était facile. La poudre ne devait pas manquer à un
navire qui faisait un pareil métier, et il suffirait
d' une étincelle pour l' anéantir en un instant.
Ayrton s' affala avec précaution dans l' entre-pont,
jonché de nombreux dormeurs, que l' ivresse, plus que
le sommeil, tenait appesantis. Un falot était
allumé au pied du grand mât, autour duquel était
appendu un râtelier garni d' armes à feu de toutes
sortes.
Ayrton détacha du râtelier un revolver et s' assura
qu' il était chargé et amorcé. Il ne lui en fallait
pas plus pour accomplir l' oeuvre de destruction.
Il se glissa donc vers l' arrière, de manière à
arriver sous la dunette du brick, où devait être la
soute.
Cependant, sur cet entre-pont qui était presque
obscur, il était difficile de ramper sans heurter
quelque convict insuffisamment endormi. De là des
jurons et des coups. Ayrton fut, plus d' une fois,
forcé de suspendre sa marche. Mais, enfin, il arriva
à la cloison fermant le compartiment d' arrière, et
il trouva la porte qui devait s' ouvrir sur la soute
même.
Ayrton, réduit à la forcer, se mit à l' oeuvre.
C' était une besogne difficile à accomplir sans bruit,
car il s' agissait de briser un cadenas. Mais sous la
main vigoureuse d' Ayrton, le cadenas sauta et la
porte fut ouverte...
en ce moment, un bras s' appuya sur l' épaule d' Ayrton.
" que fais-tu là ? " demanda d' une voix dure un homme
de haute taille, qui, se dressant dans l' ombre, porta
brusquement à la figure d' Ayrton la lumière d' une
lanterne.
Ayrton se rejeta en arrière. Dans un rapide éclat
de la lanterne, il avait reconnu son ancien complice,
Bob Harvey, mais il ne pouvait l' être de celui-ci,
qui devait croire Ayrton mort depuis longtemps.
" que fais-tu là ? " dit Bob Harvey, en saisissant
Ayrton par la ceinture de son pantalon.
Mais Ayrton, sans répondre, repoussa vigoureusement
le chef des convicts et chercha à s' élancer dans la
soute. Un coup de revolver au milieu de ces
tonneaux de poudre, et tout eût été fini ! ..
" à moi, garçons ! " s' était écrié Bob Harvey.
Deux ou trois pirates, réveillés à sa voix, s' étaient
relevés, et, se jetant sur
Ayrton, ils essayèrent de le terrasser. Le
vigoureux Ayrton se débarrassa de leurs étreintes.
Deux coups de son revolver retentirent, et deux
convicts tombèrent ; mais un coup de couteau qu' il ne
put parer lui entailla les chairs de l' épaule.
Ayrton comprit bien qu' il ne pouvait plus exécuter
son projet. Bob Harvey avait refermé la porte de la
soute, et il se faisait dans l' entre-pont un
mouvement qui indiquait un réveil général des pirates.
Il fallait qu' Ayrton se réservât pour combattre aux
côtés de Cyrus Smith. Il ne lui restait plus qu' à
fuir !
Mais la fuite était-elle encore possible ? C' était
douteux, quoiqu' Ayrton fût résolu à tout tenter pour
rejoindre ses compagnons.
Quatre coups lui restaient à tirer. Deux éclatèrent
alors, dont l' un, dirigé sur Bob Harvey, ne
l' atteignit pas, du moins grièvement, et Ayrton,
profitant d' un mouvement de recul de ses adversaires,
se précipita vers l' échelle du capot, de manière à
gagner le pont du brick. En passant devant le falot,
il le brisa d' un coup de crosse, et une obscurité
profonde se fit, qui devait favoriser sa fuite.
Deux ou trois pirates, réveillés par le bruit,
descendaient l' échelle en ce moment. Un cinquième
coup du revolver d' Ayrton en jeta un en bas des
marches, et les autres s' effacèrent, ne comprenant
rien à ce qui se passait. Ayrton, en deux bonds,
fut sur le pont du brick, et trois secondes plus tard,
après avoir déchargé une dernière fois son revolver
à la face d' un pirate qui venait de le saisir par le
cou, il enjambait les bastingages et se précipitait
à la mer.
Ayrton n' avait pas fait six brasses que les balles
crépitaient autour de lui comme une grêle.
Quelles durent être les émotions de Pencroff, abrité
sous une roche de l' îlot, celles de Cyrus Smith, du
reporter, d' Harbert, de Nab, blottis dans les
cheminées, quand ils entendirent ces détonations
éclater à bord du brick. Ils s' étaient élancés sur la
grève, et, leurs fusils épaulés, ils se tenaient
prêts à repousser toute agression.
Pour eux, il n' y avait pas de doute possible !
Ayrton, surpris par les pirates, avait été massacré
par eux, et peut-être ces misérables allaient-ils
profiter de la nuit pour opérer une descente sur
l' île !
Une demi-heure se passa au milieu de transes
mortelles. Toutefois, les détonations avaient cessé,
et ni Ayrton ni Pencroff ne reparaissaient. L' îlot
était-il donc envahi ? Ne fallait-il pas courir
au secours d' Ayrton et de Pencroff ? Mais comment ?
La mer, haute en ce moment, rendait le canal
infranchissable. La pirogue n' était plus là ! Que l' on
juge de l' horrible inquiétude qui s' empara de
Cyrus Smith et de ses compagnons !
Enfin, vers minuit et demi, une pirogue, portant deux
hommes, accosta la grève. C' était Ayrton,
légèrement blessé à l' épaule, et Pencroff, sain et
sauf, que leurs amis reçurent à bras ouverts.
Aussitôt, tous se réfugièrent aux cheminées. Là,
Ayrton raconta ce qui s' était passé et ne cacha
point ce projet de faire sauter le brick qu' il avait
tenté de mettre à exécution.
Toutes les mains se tendirent vers Ayrton, qui ne
dissimula pas combien la situation était grave.
Les pirates avaient l' éveil. Ils savaient que l' île
Lincoln était habitée. Ils n' y descendraient qu' en
nombre et bien armés. Ils ne respecteraient rien.
Si les colons tombaient entre leurs mains, ils
n' avaient aucune pitié à attendre !
" eh bien ! Nous saurons mourir ! Dit le reporter.
-rentrons et veillons, répondit l' ingénieur.
-avons-nous quelque chance de nous en tirer,
Monsieur Cyrus ? Demanda le marin.
-oui, Pencroff.
-hum ! Six contre cinquante !
-oui ! Six ! ... sans compter...
-qui donc ? " demanda Pencroff.
Cyrus ne répondit pas, mais il montra le ciel de la
main.
chapitre iii
la nuit s' écoula sans incident. Les colons s' étaient
tenus sur le qui-vive et n' avaient point abandonné
le poste des cheminées. Les pirates, de leur côté, ne
semblaient avoir fait aucune tentative de
débarquement. Depuis que les derniers coups de fusil
avaient été tirés sur Ayrton, pas une détonation,
pas un bruit même n' avait décelé la présence du brick
sur les atterrages de l' île. à la rigueur, on aurait
pu croire qu' il avait levé l' ancre, pensant avoir
affaire à trop forte partie, et qu' il s' était éloigné
de ces parages.
Mais il n' en était rien, et, quand l' aube commença à
paraître, les colons purent entrevoir dans les brumes
du matin une masse confuse. C' était le speedy.
" voici, mes amis, dit alors l' ingénieur, les
dispositions qu' il me paraît convenable de prendre,
avant que ce brouillard soit complétement levé. Il
nous dérobe aux yeux des pirates, et nous pourrons
agir sans éveiller leur attention. Ce qu' il importe,
surtout, de laisser croire aux convicts, c' est que les
habitants de l' île sont nombreux et, par conséquent,
capables de leur résister. Je vous propose donc de
nous diviser en trois groupes qui se posteront, le
premier aux cheminées mêmes, le second à l' embouchure
de la Mercy. Quant au troisième, je crois qu' il
serait bon de le placer sur l' îlot, afin d' empêcher
ou de retarder, au moins, toute tentative de
débarquement. Nous avons à notre usage deux
carabines et quatre fusils. Chacun de nous sera donc
armé, et, comme nous sommes amplement fournis de
poudre et de balles, nous n' épargnerons pas nos coups.
Nous n' avons rien à craindre des fusils, ni même
des canons du brick. Que pourraient-ils contre ces
roches ? Et, comme nous ne tirerons pas des fenêtres
de granite-house, les pirates n' auront pas l' idée
d' envoyer là des obus qui pourraient causer
d' irréparables dommages. Ce qui est à redouter,
c' est la nécessité d' en venir aux mains, puisque les
convicts ont le nombre pour eux. C' est donc à tout
débarquement qu' il faut tenter de s' opposer, mais
sans se découvrir. Donc, n' économisons pas les
munitions. Tirons souvent, mais tirons juste. Chacun
de nous a huit ou dix ennemis à tuer, et il faut
qu' il les tue ! "
Cyrus Smith avait chiffré nettement la situation,
tout en parlant de la voix la plus calme, comme
s' il se fût agi de travaux à diriger et non d' une
bataille à régler. Ses compagnons approuvèrent ces
dispositions sans même prononcer une parole. Il ne
s' agissait plus pour chacun que de prendre son poste
avant que la brume se fût complétement dissipée.
Nab et Pencroff remontèrent aussitôt à
granite-house et en rapportèrent des munitions
suffisantes. Gédéon Spilett et Ayrton, tous deux
très-bons tireurs, furent armés des deux carabines de
précision, qui portaient à près d' un mille de
distance. Les quatre autres fusils furent répartis
entre Cyrus Smith, Nab, Pencroff et Harbert.
Voici comment les postes furent composés.
Cyrus Smith et Harbert restèrent embusqués aux
cheminées, et ils commandaient ainsi la grève, au pied
de granite-house, sur un assez large rayon.
Gédéon Spilett et Nab allèrent se blottir au
milieu des roches, à l' embouchure de la Mercy,
-dont le pont ainsi que les ponceaux avaient été
relevés, -de manière à empêcher tout passage en canot
et même tout débarquement sur la rive opposée.
Quant à Ayrton et à Pencroff, ils poussèrent à l' eau
la pirogue et se disposèrent
à traverser le canal pour occuper séparément deux
postes sur l' îlot. De cette façon, des coups de feu,
éclatant sur quatre points différents, donneraient à
penser aux convicts que l' île était à la fois
suffisamment peuplée et sévèrement défendue.
Au cas où un débarquement s' effectuerait sans qu' ils
pussent l' empêcher, et même s' ils se voyaient sur le
point d' être tournés par quelque embarcation du
brick, Pencroff et Ayrton devaient revenir avec la
pirogue reprendre pied sur le littoral et se porter
vers l' endroit le plus menacé.
Avant d' aller occuper leur poste, les colons se
serrèrent une dernière fois la main. Pencroff
parvint à se rendre assez maître de lui pour
comprimer son émotion quand il embrassa Harbert, son
enfant ! ... et ils se séparèrent.
Quelques instants après, Cyrus Smith et Harbert
d' un côté, le reporter et Nab de l' autre, avaient
disparu derrière les roches, et cinq minutes plus
tard, Ayrton et Pencroff, ayant heureusement
traversé le canal, débarquaient sur l' îlot et se
cachaient dans les anfractuosités de sa rive orientale.
Aucun d' eux n' avait pu être vu, car eux-mêmes encore
distinguaient à peine le brick dans le brouillard.
Il était six heures et demie du matin.
Bientôt, le brouillard se déchira peu à peu dans les
couches supérieures de l' air, et la pomme des mâts du
brick sortit des vapeurs. Pendant quelques instants
encore, de grosses volutes roulèrent à la surface de
la mer ; puis, une brise se leva, qui dissipa
rapidement cet amas de brumes.
Le speedy apparut tout entier, mouillé sur deux
ancres, le cap au nord, et présentant à l' île sa
hanche de bâbord. Ainsi que l' avait estimé Cyrus
Smith, il n' était pas à plus d' un mille un quart du
rivage.
Le sinistre pavillon noir flottait à sa corne.
L' ingénieur, avec sa lunette, put voir que les quatre
canons composant l' artillerie du bord avaient été
braqués sur l' île. Ils étaient évidemment prêts
à faire feu au premier signal.
Cependant, le speedy restait muet. On voyait une
trentaine de pirates aller et venir sur le pont.
Quelques-uns étaient montés sur la dunette ; deux
autres, postés sur les barres du grand perroquet et
munis de longues-vues, observaient l' île avec une
extrême attention.
Certainement, Bob Harvey et son équipage ne
pouvaient que très-difficilement se rendre compte de
ce qui s' était passé pendant la nuit à bord du brick.
Cet homme, à demi nu, qui venait de forcer la porte de
la soute aux poudres et contre lequel ils avaient
lutté, qui avait déchargé son revolver six fois sur
eux,
qui avait tué un des leurs et blessé deux autres,
cet homme avait-il échappé à leurs balles ? Avait-il
pu regagner la côte à la nage ? D' où venait-il ?
Que venait-il faire à bord ? Son projet avait-il
réellement été de faire sauter le brick, ainsi que le
pensait Bob Harvey ? Tout cela devait être assez
confus dans l' esprit des convicts. Mais ce dont ils
ne pouvaient plus douter, c' est que l' île inconnue
devant laquelle le speedy avait jeté l' ancre
était habitée, et qu' il y avait là, peut-être, toute
une colonie prête à la défendre. Et pourtant,
personne ne se montrait, ni sur la grève, ni sur les
hauteurs. Le littoral paraissait être absolument
désert. En tout cas, il n' y avait aucune trace
d' habitation. Les habitants avaient-ils donc fui vers
l' intérieur ?
Voilà ce que devait se demander le chef des pirates,
et, sans doute, en homme prudent, il cherchait à
reconnaître les localités avant d' y engager sa bande.
Pendant une heure et demie, aucun indice d' attaque
ni de débarquement ne put être surpris à bord du
brick. Il était évident que Bob Harvey hésitait. Ses
meilleurs lunettes, sans doute, ne lui avaient pas
permis d' apercevoir un seul des colons blottis dans
les roches. Il n' était même pas probable que son
attention eût été éveillée par ce voile de branches
vertes et de lianes qui dissimulait les fenêtres de
granite-house et tranchaient sur la muraille nue. En
effet, comment eût-il imaginé qu' une habitation était
creusée, à cette hauteur, dans le massif
granitique ? Depuis le cap griffe jusqu' aux caps
mandibule, sur tout le périmètre de la baie de
l' union, rien n' avait dû lui apprendre que l' île
fût et pût être occupée.
à huit heures, cependant, les colons observèrent un
certain mouvement qui se produisait à bord du
speedy. on halait sur les palans des
porte-embarcations, et un canot était mis à la mer.
Sept hommes y descendirent. Ils étaient armés de
fusils ; l' un d' eux se mit à la barre, quatre aux
avirons, et les deux autres, accroupis à l' avant,
prêts à tirer, examinaient l' île. Leur but était,
sans doute, d' opérer une première reconnaissance, mais
non de débarquer, car, dans ce dernier cas, ils
seraient venus en plus grand nombre.
Les pirates, juchés dans la mâture jusqu' aux barres
de perroquet, avaient évidemment pu voir qu' un îlot
couvrait la côte et qu' il en était séparé par un
canal large d' un demi-mille environ. Toutefois, il
fut bientôt constant pour Cyrus Smith, en observant
la direction suivie par le canot, qu' il ne
chercherait pas tout d' abord à pénétrer dans ce
canal, mais qu' il accosterait l' îlot, mesure de
prudence justifiée, d' ailleurs.
Pencroff et Ayrton, cachés chacun de son côté dans
d' étroites anfractuosités de roches, le virent
venir directement sur eux, et ils attendirent qu' il
fût à bonne portée.
Le canot s' avançait avec une extrême précaution.
Les rames ne plongeaient dans l' eau qu' à de longs
intervalles. On pouvait voir aussi que l' un des
convicts placés à l' avant tenait une ligne de sonde
à la main et qu' il cherchait à reconnaître le chenal
creusé par le courant de la Mercy. Cela indiquait
chez Bob Harvey l' intention de rapprocher autant
qu' il le pourrait son brick de la côte. Une trentaine
de pirates, dispersés dans les haubans, ne perdaient
pas un des mouvements du canot et relevaient certains
amers qui devaient leur permettre d' atterrir sans
danger.
Le canot n' était plus qu' à deux encâblures de
l' îlot quand il s' arrêta. L' homme de barre, debout,
cherchait le meilleur point sur lequel il pût
accoster.
En un instant, deux coups de feu éclatèrent. Une
petite fumée tourbillonna au-dessus des roches
de l' îlot. L' homme de barre et l' homme de sonde
tombèrent à la renverse dans le canot. Les balles
d' Ayrton et de Pencroff les avaient frappés tous
deux au même instant.
Presque aussitôt, une détonation plus violente se
fit entendre, un éclatant jet de vapeur fusa des
flancs du brick, et un boulet, frappant le haut des
roches qui abritaient Ayrton et Pencroff, les fit
voler en éclats, mais les deux tireurs n' avaient
pas été touchés.
D' horribles imprécations s' étaient échappées du
canot, qui reprit aussitôt sa marche. L' homme de
barre fut immédiatement remplacé par un de ses
camarades, et les avirons plongèrent vivement dans
l' eau.
Toutefois, au lieu de retourner à bord, comme on eût
pu le croire, le canot prolongea le rivage de
l' îlot, de manière à le tourner par sa pointe sud. Les
pirates faisaient force de rames afin de se mettre
hors de la portée des balles.
Ils s' avancèrent ainsi jusqu' à cinq encâblures de la
partie rentrante du littoral que terminait la pointe
de l' épave, et, après l' avoir contournée par une
ligne semi-circulaire, toujours protégés par les
canons du brick, ils se dirigèrent vers l' embouchure de
la Mercy.
Leur évidente intention était de pénétrer ainsi dans
le canal et de prendre à revers les colons qui étaient
postés sur l' îlot, de manière que ceux-ci, quel
que fût leur nombre, fussent placés entre les feux du
canot et les feux du brick, et se trouvassent dans
une position très-désavantageuse.
Un quart d' heure se passa ainsi, pendant que le canot
avançait dans cette direction. Silence absolu,
calme complet dans l' air et sur les eaux.
Pencroff et Ayrton, bien qu' ils comprissent qu' ils
risquaient d' être tournés, n' avaient point quitté
leur poste, soit qu' ils ne voulussent pas encore se
montrer aux assaillants et s' exposer aux canons du
speedy, soit qu' ils comptassent sur Nab et
Gédéon Spilett, veillant à l' embouchure de la
rivière, et sur Cyrus Smith et Harbert,
embusqués dans les roches des cheminées.
Vingt minutes après les premiers coups de feu, le
canot était par le travers de la Mercy à moins de
deux encâblures. Comme le flot commençait à monter
avec sa violence habituelle, que provoquait l' étroitesse
du pertuis, les convicts se sentirent entraînés vers
la rivière, et ce ne fut qu' à force de rames qu' ils se
maintinrent dans le milieu du canal. Mais, comme ils
passaient à bonne portée de l' embouchure de la
Mercy, deux balles les saluèrent au passage, et deux
des leurs furent encore couchés dans l' embarcation.
Nab et Spilett n' avaient point manqué leur coup.
Aussitôt le brick envoya un second boulet sur le poste
que trahissait la fumée des armes à feu, mais sans
autre résultat que d' écorner quelques roches.
En ce moment, le canot ne renfermait plus que trois
hommes valides. Pris par le courant, il fila dans le
canal avec la rapidité d' une flèche, passa devant
Cyrus Smith et Harbert, qui, ne le jugeant pas à
bonne portée, restèrent muets ; puis, tournant la
pointe nord de l' îlot avec les deux avirons qui lui
restaient, il se mit en mesure de regagner le brick.
Jusqu' ici les colons n' avaient point à se plaindre.
La partie s' engageait mal
pour leurs adversaires. Ceux-ci comptaient déjà
quatre hommes blessés grièvement, morts peut-être ;
eux, au contraire, sans blessures, n' avaient pas perdu
une balle. Si les pirates continuaient à les attaquer
de cette façon, s' ils renouvelaient quelque tentative
de descente au moyen du canot, ils pouvaient être
détruits un à un.
On comprend combien les dispositions prises par
l' ingénieur étaient avantageuses. Les pirates pouvaient
croire qu' ils avaient affaire à des adversaires
nombreux et bien armés, dont ils ne viendraient pas
facilement à bout.
Une demi-heure s' écoula avant que le canot, qui avait
à lutter contre le courant du large, eût rallié le
speedy. des cris épouvantables retentirent,
quand il revint à bord avec les blessés, et trois ou
quatre coups de canon furent tirés, qui ne pouvaient
avoir aucun résultat.
Mais alors d' autres convicts, ivres de colère et
peut-être encore des libations de la veille, se
jetèrent dans l' embarcation au nombre d' une douzaine.
Un second canot fut également lancé à la mer dans
lequel huit hommes prirent place, et tandis que le
premier se dirigeait droit sur l' îlot pour en
débusquer les colons, le second manoeuvrait de
manière à forcer l' entrée de la Mercy.
La situation devenait évidemment très-périlleuse pour
Pencroff et Ayrton, et ils comprirent qu' ils
devaient regagner la terre franche.
Cependant, ils attendirent encore que le premier
canot fût à bonne portée, et deux balles, adroitement
dirigées, vinrent encore apporter le désordre dans son
équipage. Puis, Pencroff et Ayrton, abandonnant
leur poste, non sans avoir essuyé une dizaine de
coups de fusil, traversèrent l' îlot de toute la
rapidité de leurs jambes, se jetèrent dans la pirogue,
passèrent le canal au moment où le second canot en
atteignait la pointe sud, et coururent se blottir aux
cheminées ;
ils avaient à peine rejoint Cyrus Smith et Harbert,
que l' îlot était envahi et que les pirates de la
première embarcation le parcouraient en tous sens.
Presque au même instant, de nouvelles détonations
éclataient au poste de la Mercy, dont le second
canot s' était rapidement rapproché. Deux, sur huit,
des hommes qui le montaient, furent mortellement
frappés par Gédéon Spilett et Nab, et
l' embarcation elle-même, irrésistiblement emportée
sur les récifs, s' y brisa à l' embouchure de la Mercy.
Mais les six survivants, élevant leurs armes
au-dessus de leur tête pour les préserver du contact
de l' eau, parvinrent à prendre pied sur la rive droite
de la rivière. Puis, se voyant exposés de trop près
au feu du poste, ils s' enfuirent à toutes jambes
dans la direction de la pointe de l' épave, hors de la
portée des balles.
La situation actuelle était donc celle-ci : sur
l' îlot, douze convicts dont plusieurs blessés, sans
doute, mais ayant encore un canot à leur
disposition ; sur l' île, six débarqués, mais qui
étaient dans l' impossibilité d' atteindre granite-house,
car ils ne pouvaient traverser la rivière, dont les
ponts étaient relevés.
" cela va ! Avait dit Pencroff en se précipitant dans
les cheminées, cela va, Monsieur Cyrus ! Qu' en
pensez-vous ?
-je pense, répondit l' ingénieur, que le combat va
prendre une nouvelle forme, car on ne peut pas
supposer que ces convicts soient assez inintelligents
pour le continuer dans des conditions aussi
défavorables pour eux !
-ils ne traverseront toujours pas le canal, dit le
marin. Les carabines d' Ayrton et de M Spilett sont
là pour les en empêcher. Vous savez bien qu' elles
portent à plus d' un mille !
-sans doute, répondit Harbert, mais que pourraient
faire deux carabines contre les canons du brick ?
-eh ! Le brick n' est pas encore dans le canal,
j' imagine ! Répondit Pencroff.
-et s' il y vient ? Dit Cyrus Smith.
-c' est impossible, car il risquerait de s' y échouer
et de s' y perdre !
-c' est possible, répondit alors Ayrton. Les
convicts peuvent profiter de la mer haute pour entrer
dans le canal, quitte à s' échouer à mer basse, et
alors, sous le feu de leurs canons, nos postes ne
seront plus tenables.
-par les mille diables d' enfer ! S' écria Pencroff,
il semble, en vérité, que les gueux se préparent
à lever l' ancre !
-peut-être serons-nous forcés de nous réfugier dans
granite-house ? Fit observer Harbert.
-attendons ! Répondit Cyrus Smith.
-mais Nab et M Spilett ? ... dit Pencroff.
-ils sauront nous rejoindre en temps utile.
Tenez-vous prêt, Ayrton. C' est votre carabine et
celle de Spilett qui doivent parler maintenant. "
ce n' était que trop vrai ! Le speedy commençait à
virer sur son ancre et manifestait l' intention de se
rapprocher de l' îlot. La mer devait encore monter
pendant une heure et demie, et, le courant de flot
étant déjà cassé, il serait facile au brick de
manoeuvrer. Mais, quant à entrer dans le canal,
Pencroff, contrairement à l' opinion d' Ayrton, ne
pouvait pas admettre qu' il osât le tenter.
Pendant ce temps, les pirates qui occupaient l' îlot
s' étaient peu à peu reportés vers le rivage opposé,
et ils n' étaient plus séparés de la terre que par le
canal. Armés simplement de fusils, ils ne pouvaient
faire aucun mal aux colons, embusqués, soit aux
cheminées, soit à l' embouchure de la Mercy ; mais,
ne les
sachant pas munis de carabines à longue portée, ils
ne croyaient pas, non plus, être exposés de leur
personne. C' était donc à découvert qu' ils arpentaient
l' îlot et en parcouraient la lisière.
Leur illusion fut de courte durée. Les carabines
d' Ayrton et de Gédéon Spilett parlèrent alors et
dirent sans doute des choses désagréables à deux de ces
convicts, car ils tombèrent à la renverse.
Ce fut une débandade générale. Les dix autres ne
prirent même pas le temps de ramasser leurs
compagnons blessés ou morts, ils se reportèrent en
toute hâte sur l' autre côté de l' îlot, se jetèrent
dans l' embarcation qui les avait amenés, et ils
rallièrent le bord à force de rames.
" huit de moins ! S' était écrié Pencroff. Vraiment,
on dirait que M Spilett et Ayrton se donnent le
mot pour opérer ensemble !
-messieurs, répondit Ayrton en rechargeant sa
carabine, voilà qui va devenir plus grave. Le brick
appareille !
-l' ancre est à pic ! ... s' écria Pencroff.
-oui, et elle dérape déjà. "
en effet, on entendait distinctement le cliquetis
du linguet qui frappait sur le guindeau, à mesure
que virait l' équipage du brick. Le speedy était
d' abord venu à l' appel de son ancre ; puis, quand
elle eut été arrachée du fond, il commença à dériver
vers la terre. Le vent soufflait du large ; le grand
foc et le petit hunier furent hissés, et le navire
se rapprocha peu à peu de terre.
Des deux postes de la Mercy et des cheminées, on le
regardait manoeuvrer sans donner signe de vie, mais
non sans une certaine émotion. Ce serait une
situation terrible que celle des colons, quand ils
seraient exposés, à courte distance, au feu des canons
du brick, et sans être en mesure d' y répondre
utilement. Comment alors pourraient-ils empêcher les
pirates de débarquer ?
Cyrus Smith sentait bien cela, et il se demandait
ce qu' il était possible de faire. Avant peu, il serait
appelé à prendre une détermination. Mais laquelle ?
Se renfermer dans granite-house, s' y laisser
assiéger, tenir pendant des semaines, pendant des mois
même, puisque les vivres y abondaient ? Bien ! Mais
après ? Les pirates n' en seraient pas moins maîtres
de l' île, qu' ils ravageraient à leur guise, et, avec
le temps, ils finiraient par avoir raison des
prisonniers de granite-house.
Cependant, une chance restait encore : c' était que
Bob Harvey ne se hasardât pas avec son navire dans
le canal et qu' il se tînt en dehors de l' îlot. Un
demi-mille le séparerait encore de la côte, et, à
cette distance, ses coups pourraient ne pas être
extrêmement nuisibles.
" jamais, répétait Pencroff, jamais ce Bob Harvey,
puisqu' il est bon marin, n' entrera dans le canal !
Il sait bien que ce serait risquer le brick, pour
peu que la mer devînt mauvaise ! Et que
deviendrait-il sans son navire ? "
cependant, le brick s' était approché de l' îlot, et
on put voir qu' il cherchait à en gagner l' extrémité
inférieure. La brise était légère, et, comme le
courant avait alors beaucoup perdu de sa force,
Bob Harvey était absolument maître de manoeuvrer
comme il le voulait.
La route suivie précédemment par les embarcations
lui avait permis de reconnaître le chenal, et il s' y
était effrontément engagé. Son projet n' était que trop
compréhensible : il voulait s' embosser devant les
cheminées et, de là, répondre par des obus et des
boulets aux balles qui avaient jusqu' alors décimé son
équipage.
Bientôt le speedy atteignit la pointe de l' îlot ;
il la tourna avec aisance ; la brigantine fut alors
éventée, et le brick, serrant le vent, se trouva par
le travers de la Mercy.
" les bandits ! Ils y viennent ! " s' écria Pencroff.
En ce moment, Cyrus Smith, Ayrton, le marin et
Harbert furent rejoints par Nab et Gédéon Spilett.
Le reporter et son compagnon avaient jugé convenable
d' abandonner le poste de la Mercy, d' où ils ne
pouvaient plus rien faire contre le navire, et ils
avaient sagement agi. Mieux valait que les colons
fussent réunis au moment où une action décisive allait
sans doute s' engager. Gédéon Spilett et Nab étaient
arrivés en se défilant derrière les roches, mais non
sans essuyer une grêle de balles qui ne les avait
point atteints.
" Spilett ! Nab ! S' était écrié l' ingénieur. Vous
n' êtes pas blessés ?
-non ! Répondit le reporter, quelques contusions
seulement, par ricochet ! Mais ce damné brick entre
dans le canal !
-oui ! Répondit Pencroff, et, avant dix minutes,
il aura mouillé devant granite-house !
-avez-vous un projet, Cyrus ? Demanda le reporter.
-il faut nous réfugier dans granite-house, pendant
qu' il en est temps encore et que les convicts ne
peuvent nous voir.
-c' est aussi mon avis, répondit Gédéon Spilett ;
mais une fois renfermés...
-nous prendrons conseil des circonstances, répondit
l' ingénieur.
-en route donc, et dépêchons ! Dit le reporter.
-vous ne voulez pas, Monsieur Cyrus, qu' Ayrton
et moi nous restions ici ?
Demanda le marin.
-à quoi bon, Pencroff ? Répondit Cyrus Smith.
Non. Ne nous séparons pas ! "
il n' y avait pas un instant à perdre. Les colons
quittèrent les cheminées. Un petit retour de la
courtine empêchait qu' ils ne fussent vus du brick ;
mais deux ou trois détonations et le fracas des
boulets sur les roches leur apprirent que le
speedy n' était plus qu' à courte distance.
Se précipiter dans l' ascenseur, se hisser jusqu' à la
porte de granite-house, où Top et Jup étaient
renfermés depuis la veille, s' élancer dans la grande
salle, ce fut l' affaire d' un moment.
Il était temps, car les colons, à travers les
branchages, aperçurent le speedy entouré de
fumée, qui filait dans le canal. Ils durent même se
mettre de côté, car
les décharges étaient incessantes, et les boulets des
quatre canons frappaient aveuglément tant sur le
poste de la Mercy, bien qu' il ne fût plus occupé,
que sur les cheminées. Les roches étaient fracassées,
et des hurrahs accompagnaient chaque détonation.
Cependant, on pouvait espérer que granite-house
serait épargné, grâce à la précaution que Cyrus
Smith avait prise d' en dissimuler les fenêtres, quand
un boulet, effleurant la baie de la porte, pénétra
dans le couloir.
" malédiction ! Nous sommes découverts ? " s' écria
Pencroff.
Peut-être les colons n' avaient-ils pas été vus, mais
il était certain que Bob Harvey avait jugé à
propos d' envoyer un projectile à travers le feuillage
suspect
qui masquait cette portion de la haute muraille.
Bientôt même, il redoubla ses coups, quand un autre
boulet, ayant fendu le rideau de feuillage, laissa
voir une ouverture béante dans le granit.
La situation des colons était désespérée. Leur
retraite était découverte. Ils ne pouvaient opposer
d' obstacle à ces projectiles, ni préserver la pierre,
dont les éclats volaient en mitraille autour d' eux.
Ils n' avaient plus qu' à se réfugier dans le couloir
supérieur de granite-house et à abandonner leur
demeure à toutes les dévastations, quand un bruit
sourd se fit entendre, qui fut suivi de cris
épouvantables !
Cyrus Smith et les siens se précipitèrent à une des
fenêtres...
le brick, irrésistiblement soulevé sur une sorte de
trombe liquide, venait de s' ouvrir en deux, et, en
moins de dix secondes, il était englouti avec son
criminel équipage !
chapitre iv
" ils ont sauté ! S' écria Harbert.
-oui ! Sauté comme si Ayrton eût mis le feu aux
poudres ! Répondit Pencroff en se jetant dans
l' ascenseur, en même temps que Nab et le jeune
garçon.
-mais que s' est-il passé ? Demanda Gédéon Spilett,
encore stupéfait de ce dénouement inattendu.
-ah ! Cette fois, nous saurons ! .. répondit
vivement l' ingénieur.
-que saurons-nous ? ...
-plus tard ! Plus tard ! Venez, Spilett. L' important
est que ces pirates aient été exterminés ! "
et Cyrus Smith, entraînant le reporter et Ayrton,
rejoignit sur la grève Pencroff, Nab et Harbert.
On ne voyait plus rien du brick, pas même sa mâture.
Après avoir été soulevé par cette trombe, il s' était
couché sur le côté et avait coulé dans cette
position, sans doute par suite de quelque énorme
voie d' eau. Mais, comme le canal en cet endroit ne
mesurait pas plus de vingt pieds de profondeur,
il était certain que les flancs du brick immergé
reparaîtraient à marée basse.
Quelques épaves flottaient à la surface de la mer.
On voyait toute une drome, consistant en mâts et
vergues de rechange, des cages à poules avec leurs
volatiles encore vivants, des caisses et des barils
qui, peu à peu, montaient à la surface, après s' être
échappés par les panneaux ; mais il n' y avait en
dérive aucun débris, ni planches du pont, ni
bordage de la coque, -ce qui rendait assez
inexplicable l' engloutissement subit du speedy.
cependant, les deux mâts, qui avaient été brisés
à quelques pieds au-dessus de l' étambrai, après
avoir rompu étais et haubans, remontèrent bientôt sur
les eaux du canal, avec leurs voiles, dont les unes
étaient déployées et les autres serrées. Mais il ne
fallait pas laisser au jusant le temps d' emporter
toutes ces richesses, et Ayrton et Pencroff se
jetèrent dans la pirogue avec l' intention d' amarrer
toutes ces épaves soit au littoral de l' île, soit au
littoral de l' îlot.
Mais au moment où ils allaient s' embarquer, une
réflexion de Gédéon Spilett les arrêta.
" et les six convicts qui ont débarqué sur la rive
droite de la Mercy ? " dit-il.
En effet, il ne fallait pas oublier que les six
hommes dont le canot s' était brisé sur les roches
avaient pris pied à la pointe de l' épave.
On regarda dans cette direction. Aucun des fugitifs
n' était visible. Il était probable que, après avoir
vu le brick s' engloutir dans les eaux du canal, ils
avaient pris la fuite à l' intérieur de l' île.
" plus tard, nous nous occuperons d' eux, dit alors
Cyrus Smith. Ils peuvent encore être dangereux,
car ils sont armés, mais enfin, six contre six, les
chances sont égales. Allons donc au plus pressé. "
Ayrton et Pencroff s' embarquèrent dans la pirogue
et nagèrent vigoureusement vers les épaves.
La mer était étale alors, et très-haute, car la lune
était nouvelle depuis deux jours. Une grande heure,
au moins, devait donc s' écouler avant que la coque du
brick émergeât des eaux du canal.
Ayrton et Pencroff eurent le temps d' amarrer les
mâts et les espars au moyen de cordages, dont le bout
fut porté sur la grève de granite-house. Là, les
colons, réunissant leurs efforts, parvinrent à haler
ces épaves. Puis la pirogue ramassa tout ce qui
flottait, cages à poules, barils, caisses, qui furent
immédiatement transportés aux cheminées.
Quelques cadavres surnageaient aussi. Entre autres,
Ayrton reconnut celui de Bob Harvey, et il le
montra à son compagnon, en disant d' une voix émue :
" ce que j' ai été, Pencroff !
-mais ce que vous n' êtes plus, brave Ayrton ! "
répondit le marin.
Il était assez singulier que les corps qui
surnageaient fussent en si petit nombre. On en
comptait cinq ou six à peine, que le jusant
commençait déjà à emporter vers la pleine mer.
Très-probablement les convicts, surpris par
l' engloutissement, n' avaient pas eu le temps de fuir,
et le navire, s' étant couché sur le côté, la plupart
étaient restés engagés sous les bastingages. Or, le
reflux, qui allait entraîner vers la haute mer les
cadavres de ces misérables, épargnerait aux colons
la triste besogne de les enterrer en quelque coin de
leur île.
Pendant deux heures, Cyrus Smith et ses compagnons
furent uniquement occupés à haler les espars sur le
sable et à déverguer, puis à mettre au sec les
voiles, qui étaient parfaitement intactes. Ils
causaient peu, tant le travail les absorbait, mais que
de pensées leur traversaient l' esprit ! C' était une
fortune que la possession de ce brick, ou plutôt de
tout ce qu' il renfermait. En effet, un navire est
comme un petit monde au complet, et le matériel de la
colonie allait s' augmenter de bon nombre d' objets
utiles. Ce serait, " en grand, " l' équivalent de la
caisse trouvée à la pointe de l' épave.
" et en outre, pensait Pencroff, pourquoi serait-il
impossible de renflouer ce brick ? S' il n' a qu' une
voie d' eau, cela se bouche, une voie d' eau, et un
navire de trois à quatre cents tonneaux, c' est un
vrai navire auprès de notre Bonadventure ! et
l' on va loin avec cela ! Et l' on va où l' on veut !
Il faudra que M Cyrus, Ayrton et moi, nous
examinions l' affaire ! Elle en vaut la peine ! "
en effet, si le brick était encore propre à
naviguer, les chances de rapatriement des colons de
l' île Lincoln allaient être singulièrement accrues.
Mais, pour décider cette importante question, il
convenait d' attendre que la mer fût tout à fait
basse, afin que la coque du brick pût être visitée
dans toutes ses parties.
Lorsque les épaves eurent été mises en sûreté sur la
grève, Cyrus Smith et ses compagnons s' accordèrent
quelques instants pour déjeuner. Ils mouraient
littéralement de faim. Heureusement, l' office n' était
pas loin, et Nab pouvait passer pour un
maître-coq expéditif. On mangea donc auprès des
cheminées, et, pendant ce repas, on le pense bien, il
ne fut question que de l' événement inattendu qui
avait si miraculeusement sauvé la colonie.
" miraculeusement est le mot, répétait Pencroff, car
il faut bien avouer que ces
coquins ont sauté juste au moment convenable !
Granite-house commençait à devenir singulièrement
inhabitable !
-et imaginez-vous, Pencroff, demanda le reporter,
comment cela s' est passé, et qui a pu provoquer
cette explosion du brick ?
-eh ! Monsieur Spilett, rien de plus simple,
répondit Pencroff. Un navire de pirates n' est pas
tenu comme un navire de guerre ! Des convicts ne
sont pas des matelots ! Il est certain que les soutes
du brick étaient ouvertes, puisqu' on nous canonnait
sans relâche, et il aura suffi d' un imprudent ou d' un
maladroit pour faire sauter la machine !
-Monsieur Cyrus, dit Harbert, ce qui m' étonne,
c' est que cette explosion n' ait pas produit plus
d' effet. La détonation n' a pas été forte, et, en
somme, il y a peu de débris et de bordages arrachés.
Il semblerait que le navire a plutôt coulé que sauté.
-cela t' étonne, mon enfant ? Demanda l' ingénieur.
-oui, Monsieur Cyrus.
-et moi aussi, Harbert, répondit l' ingénieur, cela
m' étonne ; mais quand nous visiterons la coque du
brick, nous aurons sans doute l' explication de ce
fait.
-ah çà ! Monsieur Cyrus, dit Pencroff, vous
n' allez pas prétendre que le speedy a tout
simplement coulé comme un bâtiment qui donne contre un
écueil ?
-pourquoi pas ? Fit observer Nab, s' il y a des
roches dans le canal ?
-bon ! Nab, répondit Pencroff. Tu n' as pas ouvert
les yeux au bon moment. Un instant avant de
s' engloutir, le brick, je l' ai parfaitement vu,
s' est élevé sur une énorme lame, et il est retombé
en s' abattant sur bâbord. Or, s' il n' avait fait que
toucher, il eût coulé tout tranquillement, comme un
honnête navire qui s' en va par le fond.
-c' est que précisément ce n' était pas un honnête
navire ! Répondit Nab.
-enfin, nous verrons bien, Pencroff, reprit
l' ingénieur.
-nous verrons bien, ajouta le marin, mais je
parierais ma tête qu' il n' y a pas de roches dans le
canal. Voyons, Monsieur Cyrus, de bon compte,
est-ce que vous voudriez dire qu' il y a encore
quelque chose de merveilleux dans cet événement ? "
Cyrus Smith ne répondit pas.
" en tout cas, dit Gédéon Spilett, choc ou explosion,
vous conviendrez, Pencroff, que cela est arrivé à
point !
-oui ! .. oui ! ... répondit le marin... mais ce n' est
pas la question. Je demande à M Smith s' il voit en
tout ceci quelque chose de surnaturel.
-je ne me prononce pas, Pencroff, dit l' ingénieur.
Voilà tout ce que je puis vous répondre. "
réponse qui ne satisfit aucunement Pencroff. Il
tenait pour " une explosion " , et il n' en voulut pas
démordre. Jamais il ne consentirait à admettre que
dans ce canal, formé d' un lit de sable fin, comme la
grève elle-même, et qu' il avait souvent traversé à
mer basse, il y eût un écueil ignoré. Et d' ailleurs,
au moment où le brick sombrait, la mer était haute,
c' est-à-dire qu' il avait plus d' eau qu' il ne lui en
fallait pour franchir, sans les heurter, toutes
roches qui n' eussent pas découvert à mer basse. Donc,
il ne pouvait y avoir eu choc. Donc, le navire
n' avait pas touché. Donc, il avait sauté.
Et il faut convenir que le raisonnement du marin ne
manquait pas d' une certaine justesse.
Vers une heure et demie, les colons s' embarquèrent
dans la pirogue et se rendirent sur le lieu
d' échouement. Il était regrettable que les deux
embarcations du brick n' eussent pu être sauvées ;
mais l' une, on le sait, avait été brisée à
l' embouchure de la Mercy et était absolument hors
d' usage ; l' autre avait disparu dans l' engloutissement
du brick, et, sans doute écrasée par lui, n' avait
pas reparu.
à ce moment, la coque du speedy commençait à se
montrer au-dessus des eaux. Le brick était plus que
couché sur le flanc, car, après avoir rompu ses
mâts sous le poids de son lest déplacé par la chute,
il se tenait presque la quille en l' air. Il avait été
véritablement retourné par l' inexplicable mais
effroyable action sous-marine, qui s' était en même
temps manifestée par le déplacement d' une énorme
trombe d' eau.
Les colons firent le tour de la coque, et, à mesure
que la mer baissait, ils purent reconnaître, sinon la
cause qui avait provoqué la catastrophe, du moins
l' effet produit.
Sur l' avant, des deux côtés de la quille, sept ou
huit pieds avant la naissance de l' étrave, les flancs
du brick étaient effroyablement déchirés sur une
longueur de vingt pieds au moins. Là s' ouvraient
deux larges voies d' eau qu' il eût été impossible
d' aveugler. Non-seulement le doublage de cuivre et le
bordage avaient disparu, réduits en poussière sans
doute, mais encore de la membrure même, des chevilles
de fer et des gournables qui la liaient, il n' y avait
plus trace. Tout le long de la coque, jusqu' aux
façons d' arrière, les virures, déchiquetées, ne
tenaient plus. La fausse quille avait été séparée
avec une violence inexplicable, et la quille
elle-même, arrachée de la carlingue en plusieurs
points, était rompue sur toute sa longueur.
" mille diables ! S' écria Pencroff. Voilà un navire
qu' il sera difficile de renflouer !
-ce sera même impossible, dit Ayrton.
-en tout cas, fit observer Gédéon Spilett au
marin, l' explosion, s' il y a eu explosion, a produit
là de singuliers effets ! Elle a crevé la coque du
navire dans ses parties inférieures, au lieu d' en
faire sauter le pont et les oeuvres mortes ! Ces
larges ouvertures paraissent avoir plutôt été faites
par le choc d' un écueil que par l' explosion d' une
soute !
-il n' y a pas d' écueil dans le canal ! Répliqua le
marin. J' admets tout ce que vous voudrez, excepté le
choc d' une roche !
-tâchons de pénétrer à l' intérieur du brick, dit
l' ingénieur. Peut-être saurons-nous à quoi nous en
tenir sur la cause de sa destruction. "
c' était le meilleur parti à prendre, et il convenait,
d' ailleurs, d' inventorier toutes les richesses
contenues à bord, et de tout disposer pour leur
sauvetage.
L' accès à l' intérieur du brick était facile alors.
L' eau baissait toujours, et le dessous du pont,
devenu maintenant le dessus par le renversement de la
coque, était praticable. Le lest, composé de lourdes
gueuses de fonte, l' avait défoncé en plusieurs
endroits. On entendait la mer qui bruissait, en
s' écoulant par les fissures de la coque.
Cyrus Smith et ses compagnons, la hache à la main,
s' avancèrent sur le pont à demi brisé. Des caisses
de toutes sortes l' encombraient, et, comme elles
n' avaient séjourné dans l' eau que pendant un temps
très-limité, peut-être leur contenu n' était-il pas
avarié.
On s' occupa donc de mettre toute cette cargaison en
lieu sûr. L' eau ne devait pas revenir avant quelques
heures, et ces quelques heures furent utilisées de la
manière la plus profitable. Ayrton et Pencroff
avaient frappé, à l' ouverture pratiquée dans la coque,
un palan qui servait à hisser les barils et les
caisses. La pirogue les recevait et les transportait
immédiatement sur la plage. On prenait tout,
indistinctement, quitte à faire plus tard un triage
de ces objets.
En tout cas, ce que les colons purent d' abord
constater avec une extrême satisfaction, c' est que
le brick possédait une cargaison très-variée, un
assortiment d' articles de toutes sortes, ustensiles,
produits manufacturés, outils, tels que chargent les
bâtiments qui font le grand cabotage de la
Polynésie. Il était probable que l' on trouverait là
un peu de tout, et on conviendra que c' était
précisément ce qu' il fallait à la colonie de l' île
Lincoln.
Toutefois, -et Cyrus Smith l' observait dans un
étonnement silencieux, -non-seulement
la coque du brick, ainsi qu' il a été dit, avait
énormément souffert du choc quelconque qui avait
déterminé la catastrophe, mais l' aménagement était
dévasté, surtout vers l' avant. Cloisons et
épontilles étaient brisées comme si quelque formidable
obus eût éclaté à l' intérieur du brick. Les colons
purent aller facilement de l' avant à l' arrière, après
avoir déplacé les caisses qui étaient extraites au
fur et à mesure. Ce n' étaient point de lourds
ballots, dont le déplacement eût été difficile, mais
de simples colis, dont l' arrimage, d' ailleurs,
n' était plus reconnaissable.
Les colons parvinrent alors jusqu' à l' arrière du
brick, dans cette partie que surmontait autrefois la
dunette. C' était là que, suivant l' indication
d' Ayrton, il
fallait chercher la soute aux poudres. Cyrus Smith
pensant qu' elle n' avait pas fait explosion, il était
possible que quelques barils pussent être sauvés,
et que la poudre, qui est ordinairement enfermée
dans des enveloppes de métal, n' eût pas souffert du
contact de l' eau.
Ce fut, en effet, ce qui était arrivé. On trouva,
au milieu d' une grande quantité de projectiles, une
vingtaine de barils, dont l' intérieur était garni de
cuivre, et qui furent extraits avec précaution.
Pencroff se convainquit par ses propres yeux que la
destruction du speedy ne pouvait être attribuée
à une explosion. La portion de la coque dans laquelle
se trouvait située la soute était précisément celle
qui avait le moins souffert.
" possible ! Répondit l' entêté marin, mais, quant à
une roche, il n' y a pas de roche dans le canal !
-alors, que s' est-il passé ? Demanda Harbert.
-je n' en sais rien, répondit Pencroff, Monsieur
Cyrus n' en sait rien, et personne n' en sait et n' en
saura jamais rien ! "
pendant ces diverses recherches, plusieurs heures
s' étaient écoulées, et le flot commençait à se faire
sentir. Il fallut suspendre les travaux de sauvetage.
Du reste, il n' y avait pas à craindre que la
carcasse du brick fût entraînée par la mer, car elle
était déjà enlisée, et aussi solidement fixée que si
elle eût été affourchée sur ses ancres.
On pouvait donc sans inconvénient attendre le prochain
jusant pour reprendre les opérations. Mais, quant au
bâtiment lui-même, il était bien condamné, et il
faudrait même se hâter de sauver les débris de la
coque, car elle ne tarderait pas à disparaître dans
les sables mouvants du canal.
Il était cinq heures du soir. La journée avait été
rude pour les travailleurs. Ils mangèrent de grand
appétit, et, quelles que fussent leurs fatigues, ils
ne résistèrent pas, après leur dîner, au désir de
visiter les caisses dont se composait la cargaison du
speedy.
la plupart contenaient des vêtements confectionnés,
qui, on le pense, furent bien reçus. Il y avait là
de quoi vêtir toute une colonie, du linge à tout
usage, des chaussures à tous pieds.
" nous voilà trop riches ! S' écriait Pencroff. Mais
qu' est-ce que nous allons faire de tout cela ? "
et, à chaque instant, éclataient les hurrahs du
joyeux marin, quand il reconnaissait des barils de
tafia, des boucauts de tabac, des armes à feu et des
armes blanches, des balles de coton, des instruments
de labourage, des outils de charpentier, de
menuisier, de forgeron, des caisses de graines de
toute espèce, que leur court séjour dans l' eau
n' avait point altérées. Ah ! Deux ans auparavant,
comme ces choses seraient venues à point ! Mais
enfin, même maintenant que ces industrieux colons
s' étaient outillés eux-mêmes, ces richesses
trouveraient leur emploi.
La place ne manquait pas dans les magasins de
granite-house ; mais, ce jour-là, le temps fit
défaut, on ne put emmagasiner le tout. Il ne fallait
pourtant pas oublier que six survivants de
l' équipage du speedy avaient pris pied sur
l' île, que c' étaient vraisemblablement des chenapans
de premier ordre, et qu' il y avait à se garder contre
eux. Bien que le pont de la Mercy et que les
ponceaux fussent relevés, ces convicts n' en étaient
pas à s' embarrasser d' une rivière
ou d' un ruisseau, et, poussés par le désespoir, de
tels coquins pouvaient être redoutables.
On verrait plus tard quel parti il conviendrait de
prendre à leur égard ; mais, en attendant, il fallait
veiller sur les caisses et colis entassés auprès des
cheminées, et c' est à quoi les colons, pendant la
nuit, s' employèrent tour à tour.
La nuit se passa, cependant, sans que les convicts
eussent tenté quelque agression. Maître Jup et
Top, de garde au pied de granite-house, eussent vite
fait de les signaler.
Les trois jours qui suivirent, 19, 20 et 21 octobre,
furent employés à sauver tout ce qui pouvait avoir
une valeur ou une utilité quelconque, soit dans la
cargaison, soit dans le gréement du brick. à mer
basse, on déménageait la cale. à mer haute, on
emmagasinait les objets sauvés. Une grande partie du
doublage en cuivre put être arrachée de la coque,
qui, chaque jour, s' enlisait davantage. Mais, avant
que les sables eussent englouti les objets pesants
qui avaient coulé par le fond, Ayrton et Pencroff,
ayant plusieurs fois plongé jusqu' au lit du canal,
retrouvèrent les chaînes et les ancres du brick, les
gueuses de son lest, et jusqu' aux quatre canons, qui,
soulagés au moyen de barriques vides, purent être
amenés à terre.
On voit que l' arsenal de la colonie avait non moins
gagné au sauvetage que les offices et les magasins
de granite-house. Pencroff, toujours enthousiaste
dans ses projets, parlait déjà de construire une
batterie qui commanderait le canal et l' embouchure
de la rivière. Avec quatre canons, il s' engageait à
empêcher toute flotte, " si puissante qu' elle fût, "
de s' aventurer dans les eaux de l' île Lincoln !
Sur ces entrefaites, alors qu' il ne restait plus du
brick qu' une carcasse sans utilité, le mauvais temps
vint, qui acheva de la détruire. Cyrus Smith avait
eu l' intention de la faire sauter afin d' en
recueillir les débris à la côte, mais un gros vent
de nord-est et une grosse mer lui permirent
d' économiser sa poudre.
En effet, dans la nuit du 23 au 24, la coque du
brick fut entièrement démantibulée, et une partie des
épaves s' échoua sur la grève.
Quant aux papiers du bord, inutile de dire que, bien
qu' il eût fouillé minutieusement les armoires de la
dunette, Cyrus Smith n' en trouva pas trace. Les
pirates avaient évidemment détruit tout ce qui
concernait, soit le capitaine, soit l' armateur du
speedy, et comme le nom de son port d' attache
n' était pas porté au tableau d' arrière, rien ne
pouvait faire soupçonner sa nationalité. Cependant,
à certaines formes de son avant, Ayrton et Pencroff
avaient paru croire que ce brick devait être de
construction anglaise.
Huit jours après la catastrophe, ou plutôt après
l' heureux mais inexplicable dénouement auquel la
colonie devait son salut, on ne voyait plus rien du
navire, même à mer basse. Ses débris avaient été
dispersés, et granite-house était riche de presque
tout ce qu' il avait contenu.
Cependant, le mystère qui cachait son étrange
destruction n' eût jamais été éclairci, sans doute, si,
le 30 novembre, Nab, rôdant sur la grève, n' eût
trouvé un morceau d' un épais cylindre de fer, qui
portait des traces d' explosion. Ce cylindre était
tordu et déchiré sur ses arêtes, comme s' il eût été
soumis à l' action d' une substance explosive.
Nab apporta ce morceau de métal à son maître, qui
était alors occupé avec ses compagnons à l' atelier des
cheminées.
Cyrus Smith examina attentivement ce cylindre,
puis, se tournant vers Pencroff :
" vous persistez, mon ami, lui dit-il, à soutenir que
le speedy n' a pas péri par suite d' un choc ?
-oui, Monsieur Cyrus, répondit le marin. Vous
savez aussi bien que moi qu' il n' y a pas de roches
dans le canal.
-mais s' il avait heurté ce morceau de fer ? Dit
l' ingénieur en montrant le cylindre brisé.
-quoi, ce bout de tuyau ? S' écria Pencroff d' un
ton d' incrédulité complète.
-mes amis, reprit Cyrus Smith, vous rappelez-vous
qu' avant de sombrer, le brick s' est élevé au sommet
d' une véritable trombe d' eau ?
-oui, Monsieur Cyrus ! Répondit Harbert.
-eh bien, voulez-vous savoir ce qui avait soulevé
cette trombe ? C' est ceci, dit l' ingénieur en
montrant le tube brisé.
-ceci ? Répliqua Pencroff.
-oui ! Ce cylindre est tout ce qui reste d' une
torpille !
-une torpille ! S' écrièrent les compagnons de
l' ingénieur.
-et qui l' avait mise là, cette torpille ? Demanda
Pencroff, qui ne voulait pas se rendre.
-tout ce que je puis vous dire, c' est que ce n' est
pas moi ! Répondit Cyrus Smith, mais elle y était,
et vous avez pu juger de son incomparable
puissance ! "
chapitre v
ainsi donc, tout s' expliquait par l' explosion
sous-marine de cette torpille. Cyrus Smith, qui
pendant la guerre de l' union avait eu l' occasion
d' expérimenter ces terribles engins de destruction,
ne pouvait s' y tromper. C' est sous l' action de ce
cylindre, chargé d' une substance explosive,
nitroglycérine, picrate ou autre matière de même
nature, que l' eau du canal s' était soulevée comme une
trombe, que le brick, foudroyé dans ses fonds, avait
coulé instantanément, et c' est pourquoi il avait été
impossible de le renflouer, tant les dégâts subis
par sa coque avaient été considérables. à une torpille
qui eût détruit une frégate cuirassée aussi
facilement qu' une simple barque de pêche, le
speedy n' avait pu résister !
Oui ! Tout s' expliquait, tout... excepté la présence
de cette torpille dans les eaux du canal !
" mes amis, reprit alors Cyrus Smith, nous ne
pouvons plus mettre en doute la présence d' un être
mystérieux, d' un naufragé comme nous peut-être,
abandonné sur notre île, et je le dis, afin qu' Ayrton
soit au courant de ce qui s' est passé d' étrange
depuis deux ans. Quel est ce bienfaisant inconnu dont
l' intervention, si heureuse pour nous, s' est
manifestée en maintes circonstances ? Je ne puis
l' imaginer. Quel intérêt a-t-il à agir ainsi, à se
cacher après tant de services rendus ? Je ne puis le
comprendre. Mais ses services n' en sont pas moins
réels, et de ceux que, seul, un homme disposant d' une
puissance prodigieuse pouvait nous rendre. Ayrton
est son obligé comme nous, car si c' est l' inconnu qui
m' a sauvé des flots après la chute du ballon, c' est
évidemment lui qui a écrit le document, qui a mis
cette bouteille sur la route du canal et qui nous a
fait connaître la situation de notre compagnon.
J' ajouterai que cette caisse, si convenablement
pourvue de tout ce qui nous manquait, c' est lui qui
l' a conduite et échouée à la pointe de l' épave ; que
ce feu placé sur les hauteurs de l' île et qui vous
a permis d' y atterrir, c' est lui qui l' a allumé ; que
ce grain de plomb trouvé dans le corps du pécari,
c' est lui qui l' a tiré ; que cette torpille qui a
détruit le brick, c' est lui qui l' a immergée dans le
canal ; en un mot, que tout
ces faits inexplicables, dont nous ne pouvions nous
rendre compte, c' est à cet être mystérieux qu' ils
sont dus. Donc, quel qu' il soit, naufragé ou exilé
sur cette île, nous serions ingrats, si nous nous
croyions dégagés de toute reconnaissance envers lui.
Nous avons contracté une dette, et j' ai l' espoir que
nous la payerons un jour.
-vous avez raison de parler ainsi, mon cher Cyrus,
répondit Gédéon Spilett. Oui, il y a un être,
presque tout-puissant, caché dans quelque partie de
l' île, et dont l' influence a été singulièrement
utile pour notre colonie. J' ajouterai que cet
inconnu me paraît disposer de moyens d' action qui
tiendraient du surnaturel, si dans les faits de la
vie pratique le surnaturel était acceptable. Est-ce
lui qui se met en communication secrète avec nous
par le puits de granite-house, et a-t-il ainsi
connaissance de tous nos projets ? Est-ce lui qui
nous a tendu cette bouteille, quand la pirogue a fait
sa première excursion en mer ? Est-ce lui qui a
rejeté Top des eaux du lac et donné la mort au
dugong ? Est-ce lui, comme tout porte à le croire,
qui vous a sauvé des flots, Cyrus, et cela dans des
circonstances où tout autre qui n' eût été qu' un
homme n' aurait pu agir ? Si c' est lui, il possède
donc une puissance qui le rend maître des éléments. "
l' observation du reporter était juste, et chacun le
sentait bien.
" oui, répondit Cyrus Smith, si l' intervention
d' un être humain n' est plus douteuse pour nous, je
conviens qu' il a à sa disposition des moyens d' action
en dehors de ceux dont l' humanité dispose. Là est
encore un mystère, mais si nous découvrons l' homme, le
mystère se découvrira aussi. La question est donc
celle-ci : devons-nous respecter l' incognito de cet
être généreux ou devons-nous tout faire pour arriver
jusqu' à lui ? Quelle est votre opinion à cet égard ?
-mon opinion, répondit Pencroff, c' est que, quel
qu' il soit, c' est un brave homme, et il a mon
estime !
-soit, reprit Cyrus Smith, mais cela n' est pas
répondre, Pencroff.
-mon maître, dit alors Nab, j' ai l' idée que nous
pouvons chercher tant que nous voudrons le monsieur
dont il s' agit, mais que nous ne le découvrirons que
quand il lui plaira.
-ce n' est pas bête, ce que tu dis là, Nab, répondit
Pencroff.
-je suis de l' avis de Nab, répondit Gédéon
Spilett, mais ce n' est pas une raison pour ne point
tenter l' aventure. Que nous trouvions ou que nous ne
trouvions pas cet être mystérieux, nous aurons, au
moins, rempli notre devoir envers lui.
-et toi, mon enfant, donne-nous ton avis, dit
l' ingénieur en se retournant vers Harbert.
-ah ! S' écria Harbert, dont le regard s' animait, je
voudrais le remercier, celui qui vous a sauvé
d' abord et qui nous a sauvés ensuite !
-pas dégoûté, mon garçon, riposta Pencroff, et moi
aussi, et nous tous ! Je ne suis pas curieux, mais je
donnerais bien un de mes yeux pour voir face à face
ce particulier-là ! Il me semble qu' il doit être
beau, grand, fort, avec une belle barbe, des cheveux
comme des rayons, et qu' il doit être couché sur des
nuages, une grosse boule à la main !
-eh mais, Pencroff, répondit Gédéon Spilett,
c' est le portrait de Dieu le père que vous nous
faites là !
-possible, Monsieur Spilett, répliqua le marin,
mais c' est ainsi que je me le figure !
-et vous, Ayrton ? Demanda l' ingénieur.
-Monsieur Smith, répondit Ayrton, je ne puis guère
vous donner mon avis en cette circonstance. Ce que
vous ferez sera bien fait. Quand vous voudrez
m' associer à vos recherches, je serai prêt à vous
suivre.
-je vous remercie, Ayrton, reprit Cyrus Smith,
mais je voudrais une réponse plus directe à la
demande que je vous ai faite. Vous êtes notre
compagnon ; vous vous êtes déjà plusieurs fois
dévoué pour nous, et, comme tous ici, vous devez être
consulté quand il s' agit de prendre quelque décision
importante. Parlez donc.
-Monsieur Smith, répondit Ayrton, je pense que
nous devons tout faire pour retrouver ce bienfaiteur
inconnu. Peut-être est-il seul ? Peut-être
souffre-t-il ? Peut-être est-ce une existence à
renouveler ? Moi aussi, vous l' avez dit, j' ai une
dette de reconnaissance à lui payer. C' est lui, ce ne
peut être que lui qui soit venu à l' île Tabor, qui y
ait trouvé le misérable que vous avez connu, qui vous
ait fait savoir qu' il y avait là un malheureux à
sauver ! ... c' est donc grâce à lui que je suis
redevenu un homme. Non, je ne l' oublierai jamais !
-c' est décidé, dit alors Cyrus Smith. Nous
commencerons nos recherches le plus tôt possible.
Nous ne laisserons pas une partie de l' île
inexplorée. Nous la fouillerons jusque dans ses plus
secrètes retraites, et que cet ami inconnu nous le
pardonne en faveur de notre intention ! "
pendant quelques jours, les colons s' employèrent
activement aux travaux de la fenaison et de la
moisson. Avant de mettre à exécution leur projet
d' explorer les parties encore inconnues de l' île, ils
voulaient que toute indispensable besogne fût
achevée. C' était aussi l' époque à laquelle se
récoltaient les divers légumes provenant des plants de
l' île Tabor. Tout était donc à emmagasiner, et,
heureusement, la place ne manquait pas à granite-house,
où l' on aurait pu
engranger toutes les richesses de l' île. Les produits
de la colonie étaient là, méthodiquement rangés, et
en lieu sûr, on peut le croire, autant à l' abri des
bêtes que des hommes. Nulle humidité n' était à
craindre au milieu de cet épais massif de granit.
Plusieurs des excavations naturelles situées dans le
couloir supérieur furent agrandies ou évidées, soit au
pic, soit à la mine, et granite-house devint aussi un
entrepôt général renfermant les approvisionnements,
les munitions, les outils et ustensiles de rechange,
en un mot tout le matériel de la colonie.
Quant aux canons provenant du brick, c' étaient de
jolies pièces en acier fondu qui, sur les instances
de Pencroff, furent hissés au moyen de caliornes
et de grues
jusqu' au palier même de granite-house ; des
embrasures furent ménagées entre les fenêtres, et
on put bientôt les voir allonger leur gueule luisante
à travers la paroi granitique. De cette hauteur, ces
bouches à feu commandaient véritablement toute la
baie de l' union. C' était comme un petit Gibraltar,
et tout navire qui se fût embossé au large de l' îlot
eût été inévitablement exposé au feu de cette
batterie aérienne.
" Monsieur Cyrus, dit un jour Pencroff, -c' était
le 8 novembre, -à présent que cet armement est
terminé, il faut pourtant bien que nous essayions
la portée de nos pièces.
-croyez-vous que cela soit utile ? Répondit
l' ingénieur.
-c' est plus qu' utile, c' est nécessaire ! Sans cela,
comment connaître la distance à laquelle nous
pouvons envoyer un de ces jolis boulets dont nous
sommes approvisionnés ?
-essayons donc, Pencroff, répondit l' ingénieur.
Toutefois, je pense que nous devons faire
l' expérience en employant non la poudre ordinaire,
dont je tiens à laisser l' approvisionnement intact,
mais le pyroxile, qui ne nous manquera jamais.
-ces canons-là pourront-ils supporter la
déflagration du pyroxile ? Demanda le reporter, qui
n' était pas moins désireux que Pencroff d' essayer
l' artillerie de granite-house.
-je le crois. D' ailleurs, ajouta l' ingénieur, nous
agirons prudemment. "
l' ingénieur avait lieu de penser que ces canons
étaient de fabrication excellente, et il s' y
connaissait. Faits en acier forgé, et se chargeant
par la culasse, ils devaient, par là même, pouvoir
supporter une charge considérable, et par conséquent
avoir une portée énorme. En effet, au point de vue
de l' effet utile, la trajectoire décrite par le
boulet doit être aussi tendue que possible, et cette
tension ne peut s' obtenir qu' à la condition que le
projectile soit animé d' une très-grande vitesse
initiale.
" or, dit Cyrus Smith à ses compagnons, la vitesse
initiale est en raison de la quantité de poudre
utilisée. Toute la question se réduit, dans la
fabrication des pièces, à l' emploi d' un métal aussi
résistant que possible, et l' acier est
incontestablement celui de tous les métaux qui résiste
le mieux. J' ai donc lieu de penser que nos canons
supporteront sans risque l' expansion des gaz du
pyroxile et donneront des résultats excellents.
-nous en serons bien plus certains quand nous
aurons essayé ! " répondit Pencroff.
Il va sans dire que les quatre canons étaient en
parfait état. Depuis qu' ils avaient été retirés de
l' eau, le marin s' était donné la tâche de les
astiquer consciencieusement. Que d' heures il avait
passées à les frotter, à les graisser, à les polir,
à nettoyer le mécanisme de l' obturateur, le verrou,
la vis de pression ! Et maintenant ces pièces étaient
aussi brillantes que si elles eussent été à bord
d' une frégate de la marine des états-Unis.
Ce jour-là donc, en présence de tout le personnel de
la colonie, maître Jup et Top compris, les quatre
canons furent successivement essayés. On les chargea
avec du pyroxile, en tenant compte de sa puissance
explosive, qui, on l' a dit, est quadruple de celle de
la poudre ordinaire ; le projectile qu' ils devaient
lancer était cylindro-conique.
Pencroff, tenant la corde de l' étoupille, était
prêt à faire feu.
Sur un signe de Cyrus Smith, le coup partit. Le
boulet, dirigé sur la mer, passa au-dessus de l' îlot
et alla se perdre au large, à une distance qu' on ne
put d' ailleurs apprécier avec exactitude.
Le second canon fut braqué sur les extrêmes roches de
la pointe de l' épave, et le projectile, frappant une
pierre aiguë à près de trois milles de granite-house,
la fit voler en éclats.
C' était Harbert qui avait braqué le canon et qui
l' avait tiré, et il fut tout fier de son coup d' essai.
Il n' y eut que Pencroff à en être plus fier que lui !
Un coup pareil, dont l' honneur revenait à son cher
enfant !
Le troisième projectile, lancé, cette fois, sur les
dunes qui formaient la côte supérieure de la baie de
l' union, frappa le sable à une distance d' au moins
quatre milles ; puis, après avoir ricoché, il se
perdit en mer dans un nuage d' écume.
Pour la quatrième pièce, Cyrus Smith força un peu
la charge, afin d' en essayer l' extrême portée. Puis,
chacun s' étant mis à l' écart pour le cas où elle
aurait éclaté, l' étoupille fut enflammée au moyen
d' une longue corde.
Une violente détonation se fit entendre, mais la
pièce avait résisté, et les colons, s' étant
précipités à la fenêtre, purent voir le projectile
écorner les roches du cap mandibule, à près de cinq
milles de granite-house, et disparaître dans le golfe
du requin.
" eh bien, Monsieur Cyr