Mesdames, Messieurs
Ce n’est pas sans étonnement, peut-être que vous avez déjà lu sur le programme d’une soirée musicale le nom de... l’artiste, qui se présente en ce moment devant vous. En effet, il fera triste figure dans ce concert organisé par M. Gontier, président de l’Harmonie, avec le concours fraternel des autres Sociétés lyriques de la ville. Pourquoi cet intrus se hasarde-t-il au milieu de cette estrade devant une si nombreuse et si imposante assemblée? Tout lui manque, le geste, la diction, l’habitude de parler en public. A peine sa voix parviendra-t-elle aux dernières limites de cette enceinte! Cela est téméraire de sa part! Aussi, vous prie-t-il de l’écouter avec indulgence, si vous le voulez bien, et de tâcher de l’entendre, si c’est possible. Il va avoir l’honneur d’exécuter devant vous quelques variations sur le nouveau Cirque municipal, même sans l’aide d’un pianiste-accompagnateur. On a fait, paraît-il, des romances sans parole: cette fois, ce ne seront que des paroles sans romance.
Si cela ne vous déplaît pas, transportons-nous par la pensée à travers le champ des visions et des rêves, où l’imagination se donne libre carrière. Un beau jour, Amiens s’est réveillé, après un long sommeil de dix-huit mois. La foule se dirige vers la place Longueville par un beau dimanche de juin. Elle arrive des quartiers les plus excentriques. Les faubourgs de Beauvais et de Saint Pierre ont fourni leur contingent comme les faubourgs de Hem et de Saint-Maurice. Tout ce monde a suivi les admirables boulevards, à quadruple rangée d’arbres, qui, sur un arc de quatre kilomètres, desservent trente-huit rues, cinq places, et deux gares, en reliant l’aval et l’amont de la Somme.
Nous autres, bons Amiénois, c’est que nous l’aimons, notre place Longueville, un peu trop chaude l’été, un peu trop froide l’hiver! Nous aimons son cadre verdoyant de lilas et de tilleuls, son désert sablonneux, sur lequel notre excellent jardinier en chef, M. Laruelle, s’apprête à disposer les massifs et les pelouses d’une nouvelle oasis! Nous aimons les revues qui s’y passent, les fêtes qui s’y donnent! Nous aimons sa fontaine hydrofuge, et les tourbillons de vapeur blanche, trop souvent salis de fumée noire, qui empanachent les deux extrémités de son tunnel! Nous aimons son vieux cirque de bois, dont la toiture grisâtre s’arrondit comme la calotte d’un champignon colossal!
Mais quel changement s’est opéré? Quelle surprise? L’aspect de la place est entièrement modifié. Ce n’est plus le Sahara en miniature des anciens jours. Plus de fontaine! La nourrice sèche et ses nourrissons altérés ont fui vers d’autres bocages. Plus de cirque en bois! Au lieu de l’énorme cryptogame, qui moisissait dans son coin, se dresse — pardonnez cette comparaison fantaisiste — se dresse une sorte de gigantesque et superbe narghilé au centre d’un panorama de verdure; son tuyau ciselé, terminé par un bouquin de métal, laisse même échapper une fumée légère, et sa cassolette, toute resplendissante, étincelle sous le ciel amiénois.
D’où vient ce prodige, et quel est le magicien dont la baguette l’a créé comme par enchantement?
Avant de le dire, Mesdames et Messieurs, qu’il me soit permis de donner un souvenir, sinon un regret, à notre ancien Cirque. Il a eu ses belles soirées et ses beaux jours. Il s’est complaîsamment prêté aux distributions de prix des Ecoles, des Sociétés de tir, à des réunions publiques, à des conférences mémorables, entre autres celles de M. Jules Simon et de M. Ferdinand de Lesseps. Là ont eu lieu des fêtes scolaires, des séances de gymnastique et d’escrime, de brillants concerts, où l’Harmonie de M. Gontier, la Société Symphonique de M. Thorel, les Orphéonistes de M. Janvier, ont triomphé sous la direction de MM. Blanckeman et Bulot, de M. Dottin, de M. Grigny, leurs vaillants chefs d’orchestre. Là, les musiques militaires avec MM. Tourneur et Dovin, la fanfare des Pompiers d’Amiens avec M. Longy, les fanfares rurales, se sont fait souvent et justement applaudir. Là, nous avons entendu des artistes de grand talent, instrumentistes ou chanteurs, et parmi eux des compatriotes dont nous sommes fiers, Auguez, Delacroix, Désiré Mohr, Goudroy, Desaint, Niquet, Génin, Cuny, Fusier, Serrassaint, Huc, Brau, Douville, Jones et bien d’autres. Enfin, il semble que le festival Gounod, pour lequel M. Thorel avait invité nos Sociétés musicales à fusionner leurs accords en l’honneur du maître français, a été comme le couronnement de sa carrière!
Vous le voyez, ce cirque de bois, si hardiment édifié par M. Schytte sur les plans de M. Gaudelette, a bien mérité de la Ville. Inauguré le 23 juin 1874, il aura vécu... ce que vivent les bâtisses de ce genre. Sans doute, il était usé, décrépit, caduc; il fléchissait sur ses jambettes; le vent et la pluie passaient à travers l’écumoire de sa toiture; mais, cette toiture, il la portait gaillardement, un peu sur l’oreille, peut-être! Et, précisément parce qu’il n’était que provisoire, il aurait pu vivre longtemps encore, s’il n’avait dû céder la place à son successeur, quinze ans, jour pour jour, après sa naissance!
Donc, souvenir de reconnaissance à l’ancien Cirque, et salut au nouveau.
Lorsqu’il a été question de le reconstruire, l’un de nos plus distingués concitoyens a dit : « Si vous bâtissez sur la place Longueville, vous n’y pouvez bâtir qu’un monument! »
L’Administration municipale l’a compris. Elle n’a point hésité devant la dépense. Abandonnant l’idée étroite d’un Cirque à bon marché, M. Frédéric Petit a résolu de faire grand et beau. Il s’est adressé à l’Artiste amiénois, auquel on doit déjà quelques-unes des plus pittoresques habitations de la Ville, l’Hôtel des postes et télégraphes, la façade du Lycée de jeunes filles, les nouvelles salles du Musée de Picardie, l’Ecole normale des Instituteurs, l’Hospice des aliénés, à M. Emile Ricquier, architecte en chef du Département. Je m’empresse d’ajouter que ce serait commettre une impolitesse doublée d’une injustice, si j’oubliais de saluer ses confrères, qui, eux aussi, ont tant fait pour l’embellissement de notre vieille Samarobrive!
Mesdames et Messieurs, vous connaissez l’œuvre, et vous ne lui avez point ménagé vos applaudissements. Ce programme complexe: amuser et instruire, pourra s’exécuter à l’aise dans ce large vaisseau, aussi intelligemment disposé pour les concerts et les jeux que pour ces conférences, dont le succès est toujours assuré devant un public d’élite. N’est-ce pas justifier le vieux dicton latin, qui convient aux édifices de cette sorte: Ad ludum, ad lucem.
Le moment est venu, Mesdames, de vous proposer un voyage de quelques minutes autour, au dedans, je dis même au-dessus de notre nouveau Cirque. Je n’invite que nos aimables spectatrices, sachant bien que les Messieurs sont trop galants pour ne pas les suivre. Ne craignez ni fatigue ni vertige. Il s’agit simplement d’une promenade idéale. Puisque nous sommes en plein rêve, figurez-vous que des ailes ont poussé à votre corsage, et tenez-vous prêtes à les déployer.
Tout d’abord, arrêtons-nous devant le portique de ce monument, où l’architecte a si heureusement mélangé le style romain et le style de la renaissance italienne. Huit colonnes cannelées à chapiteaux composites d’une remarquable finesse d’exécution, soutiennent un entablement brodé d’un léger tore, et dont la frise porte en lettres dorées: Cirque municipal. Une corniche, agrémentée de modillons et de denticules se développe à la base d’un fronton artistement fouillé. Au centre de ce fronton s’écartèle le masque antique, grimaçant et farouche, enrubanné de rinceaux aux courbes gracieuses. Peut être ce masque crie-t-il par sa large bouche dans le langage païen : « Evohé! Evohé! » à moins qu’il ne dise tout bonnement dans la langue foraine : « Prenez vos billets et donnez-vous la peine d’entrer! » Quoi qu’il en soit, il ne parvient pas à troubler la tranquillité sereine des deux panthères ailées, fièrement campées aux angles du fronton, la patte sur une boule avec le thyrse et les grappes de raisin pour attributs. On les appelle volontiers des chimères... Soit! Mais la chimère, si c’est le monstre, a dit quelque part Victor Hugo, c’est le rêve aussi, et ces animaux symboliques sont bien à leur place sur le seuil d’un édifice qui n’est pas uniquement destiné aux prouesses de l’équitation franconienne.
Commençons notre promenade circulaire. Deux bars, deux cafés, enrichis de cartouches aux armes de la Ville, revêtus de marbres rouges de Flandre, montrent leurs élégantes armatures vitrées, où le fer et le bronze se marient harmonieusement. Cette disposition architecturale, élargissant la façade, était la seule qui put lui donner un aspect monumental. En effet, ces bars sont couronnés de larges terrasses, dont le cordon de balustres, en se continuant aux balcons et aux annexes, imprime à l’ensemble un grand caractère d’unité. Les murs contrebutés de piliers robustes à chaque angle d’un polygone à seize côtés, offrent un véritable spécimen de la construction, telle que la comprennent les architectes de notre temps. Le fer, la pierre, le cuivre, le bronze, le marbre, le ciment, le plâtre, la brique, le bois, s’y associent dans une fraternité toute démocratique.
Si ces matériaux manquent pour la plupart au sol de notre Picardie, si ces pierres sont venues des exploitations de Savonnière dans la Meuse, si ces fers ont été fournis par les mines de Haumont dans le Nord, si ce plâtre a été extrait des plâtrières de Paris, et ce ciment des carrières de Vassy et de Boulogne, du moins, les ouvriers qui les ont mis en œuvre appartiennent-ils presque tous à notre ville. Et, puisque ce soir, sur la bienveillante invitation de M. le Maire, ils assistent à cette séance d’inauguration, félicitons-les hautement pour le zèle non moins que pour l’habileté dont ils ont fait preuve. Grâce à la prudence de leur architecte, de leurs patrons et contremaîtres, aucun accident grave ne s’est produit au cours des travaux, et pas un d’eux ne manque à l’appel. Sous la direction de Tellier pour les plâtres, de M. Bouchard pour les ciments, de M. Chatelain pour la plomberie et le zingage, de M. Drobecq pour la charpente, de M. Loleu et de M. Mercier pour la maçonnerie, de M. Rouillard pour la peinture, de M. Birschler pour la tenture, de M. Lemel, pour la menuiserie, de M. Waymel pour le chauffage, de M. Schupp et de M. Triaud pour la serrurrerie, de M. Payen pour la couverture, ces ouvriers ont été les dévoués collaborateurs d’Emile Ricquier, si intelligemment secondé déjà par l’infatigable personnel de ses bureaux. Enfin, M. Blondel, ingénieur-mécanicien, MM. Velliet et Lescure, constructeurs de chaudières, M. Cance, électricien, M. Bèges, ornemaniste, lui ont apporté leur précieux concours.
Quant au motif du fronton, c’est à un ami de M. Ricquier, c’est à un artiste de grand talent qu’il est dû, M. Germain, l’auteur des sculptures du château de Chantilly et du Palais de Justice de Paris.
Vous voici derrière les annexes du Cirque. Dans le sous-sol de l’ancien éperon, si fréquenté autrefois des enfants de la ville, se creuse une cave, où quatre-vingts chevaux-vapeur, développés par de puissants appareils évaporatoires, actionnent deux dynamos, qui alimentent les lampes électriques de la coupole et de la façade. Un peu au-delà, sur son portique à quatre pieds, se dresse — comme l’un des bébés de la tour Eiffel —, une cheminée d’un jet hardi et superbe.
Grosse matière à discussion, cette cheminée! Fallait-il la dissimuler, la reculer en quelque coin de la place, la reporter dans l’une des rues adjacentes? M. Emile Ricquier ne l’a point pensé. Et cela n’est-il pas plus pratique? En effet, ne convient-il pas d’admettre dans le plan des constructions modernes, la juxtaposition de ces indispensables appendices, du moment que l’on veut puiser l’éclairage à des sources électriques? L’avenir en décidera.
Continuons de suivre la base du polygone dont la périphérie ne mesure pas moins de 150 mètres. Un regard à son soubassement, relevé de bossages bien accusés, à ses murs rayés de refends lapidaires, à ces fenêtres de grand style, à ses triples baies par lesquelles pénètrent à profusion les rayons du jour, et desquelles s’échappent à flots les lumineuses effluences du soir. Plus haut courent les moulures d’une corniche nettement tracée, et le chêneau, surmonté de seize pinacles, qui communiquent avec le puits intérieur des piliers pour l’aération de la salle.
Allons, Mesdames, c’est le moment d’ouvrir vos ailes, de planer à la surface de cette vaste coupole! Faites sans crainte ce que nos ouvriers n’ont pas fait sans danger sur leurs échasses vacillantes. Voltigez gracieusement le long des arêtiers jusqu’au lanterneau central. Avec quelle assurance il repose sur ses consoles d’appui! Avec quelle délicatesse s’enroule son collier d’antéfixes à têtes de lion! Avec quelle élégance se découpe son faîte, où la brise déploie le pavillon français que nous saluons tous de nos hurrahs!
Et avant de redescendre, regardez! Autour de vous émergent les monuments de la ville, la Cathédrale, les clochers de dix églises, le campanile de l’hôtel Vagniez-Fiquet, le dôme du Musée, le toit boursouflé du Beffroi municipal, ensemble curieux et varié, auquel le Cirque d’Emile Ricquier mêle sa note si moderne! Puis, laissez-vous glisser doucement jusqu’au sol. Et, après les merveilles du dehors, les merveilles du dedans.
Nous franchissons les marches en granit breton du portique, dont le plafond sculpté, les bas-reliefs latéraux et le pavé de mosaïque, œuvre des Italiens Zanussi, complètent l’ornementation. Au delà s’arrondit un large hall, que drapent les plis si décoratifs du velours de ramie, fabriqué par l’industrie picarde. Sous nos pieds se dessinent cinq étoiles à cailloux multicolores, puis une date: 1889. C’est la date de la construction du Cirque, qui coïncide avec celle du Centenaire. Observons, en passant, que les onze cent soixante-douze membres des trois ordres qui constituèrent, il y a un siècle, l’Assemblée des Etats-Généraux, eussent tenus à l’aise dans cette enceinte.
A droite et à gauche, sous les voûtes qui portent l’amphithéâtre, sont aménagées ces installations nécessaires aux exercices olympiques, les magasins d’accessoires, les loges pour tout un monde d’artistes à deux pieds, les écuries pour tout un escadron d’artistes à quatre pattes. Trois couloirs, prolongés jusqu’à la piste, desservent les places réservées et les premières. Deux escaliers extérieurs et deux escaliers intérieurs, se dédoublant au premier étage, permettent d’accéder facilement aux secondes et aux troisièmes. Que le public veuille bien ne point s’écraser ni pour entrer ni pour sortir! Les issues sont largement ouvertes. A chacun, d’ailleurs, l’administration municipale, juste mais sévère, a garanti cinquante centimètres de largeur par place — moyenne consciencieusement établie entre les spectateurs trop gras et les spectateurs trop maigres. De n’importe quel endroit, les regards ne seront point gênés pour embrasser la scène, occupée ce soir par nos sociétés lyriques, et la tribune en encorbellement, réservée aux musiciens des troupes équestres. Par un ingénieux mécanisme, cette scène est susceptible de se relever suivant l’oblique des gradins et de se transformer en amphithéâtre. Trois mille personnes peuvent alors trouver place sur les dix-sept rangées ininterrompues des banquettes.
Au-dessus des parois à fond rouge-antique, décorés de guirlandes, regardez la frise polychrome, où sourient de gracieuses figures de femmes entre des têtes d’homme rébarbatives. Cette frise relie les puissantes consoles, sur lesquelles les arêtiers des formes prennent leur point d’appui, en rayonnant du centre de la coupole. N’admirez-vous pas ce merveilleux plafond, ses caissons ourlés d’un filet d’or, ses entrelacs de fines arabesques, le semis capricieux de ses fleurettes, les rosaces touffues de ses losanges, et les douze lunes voltaïques, qui nous versent les rayons de leurs arcs, mêlés à cette constellation de lampes à incandescence? Rayons brillants, mais sans chaleur, Mesdames, et qui ne faneront ni les fleurs ni les feuilles de vos chapeaux. Ne craignez pas que cette floraison céphalique ne défraîchisse au milieu d’une trop chaude atmosphère! Rien que par la pression de la main, un petit appareil permet de relever la plaque vitrée du lanterneau, et l’air renouvelé se distribue à toutes les zones de cette salle, j’allais dire de ce parterre artificiel!
Mesdames et Messieurs, nous avons achevé notre promenade. Il est grand temps que je cède la place aux artistes que vous êtes impatients d’applaudir.
Cette allocution n’a pour excuse que d’exprimer la très sincère admiration due à notre nouveau Cirque. Oui! Amiens peut s’enorgueillir de le posséder. Ce qu’il coûtera, je n’en sais rien! Mais ce que je sais, c’est qu’il vaudra son prix, c’est qu’il rapportera largement à la ville l’intérêt de ce qu’il lui aura coûté.
Et, d’ailleurs, le présent s’est-il jamais inquiété de savoir si les architectes du passé étaient restés fidèles à leur devis, et l’avenir se plaindra-t-il si les architectes du présent les ont plus ou moins dépassés? Non! Le devoir du présent, c’est d’être le bienfaiteur de l’avenir. Un monument s’imposait sur cette place, et, si nos arrière-petits-fils ne se montrent pas reconnaissants envers l’administration amiénoise, c’est que la reconnaissance ne sera plus de ce monde! Notre Municipalité a construit là un édifice utile, indispensable à toute grande ville, et, nous l’espérons, encouragée par ce succès, elle voudra compléter son œuvre, en lui donnant son pendant naturel.
Après le nouveau Cirque, le nouveau Théâtre!
Maintenant, Mesdames et Messieurs, levez encore une fois les regards vers ce plafond resplendissant, vers cette coupole si légère, si aérienne, bien que son poids se chiffre par deux cent cinquante mille kilogrammes. N’apparaît-elle pas comme un morceau du firmament, tout semé d’étoiles? Cerclée d’une triple ceinture métallique, liée par les entretoises qui résistent à l’écartément des arêtiers, elle est solide! Elle a déjà défié plus d’une rafale! Elle défiera même celles qui se produisent sous la forme de critiques malveillantes qu’invente la jalousie et que répète la sottise!
Oui, solide! Et si les Gaulois disaient jadis : « Nous ne craignons rien, si ce n’est que le ciel ne nous tombe sur la tête! » soyez plus rassurés que ne l’étaient vos aïeux. Le ciel de Ricquier ne tombera pas sur vous!
Et pourtant, des reporters, évidemment mal informés, ont cru devoir propager une nouvelle qui a trouvé de l’écho, dit-on, jusque dans les sections rurales et même au-delà! Boves en a tremblé dans sa colline historique, illustrée par les souvenirs de Gabrielle, et Camon a pu croire que l’heure était enfin venue de le proclamer capitale de la Picardie au lieu et place d’Amiens, enseveli sous ses ruines municipales!
C’est qu’elle était grave, cette nouvelle! Les terribles « M’est-avis », des boulevards Fontaine et du Mail se la communiquaient à voix basse, en levant les bras vers le zénith.
« II paraît que celà ne tient guère! disait l’un.
— Il paraît que les murs se sont lézardés! disait l’autre.
— Voilà! La toiture était trop pesante! répétait celui-ci.
— Que de pauv’ monde va-t-être écrasé là-dessous? » murmurait celui-là.
Bref, un effondrement devait se produire tôt ou tard, peut-être même le jour de l’inauguration, et cette catastrophe compterait parmi les plus mémorables du XIXe siècle!
« N’allez pas au Cirque! N’allez pas au Cirque! »
Ce cri menaçait d’être le cri général.
Cela ne laissait pas d’impressionner les gens et plus particulièrement les dignes pensionnaires de Saint-Charles, réunis en conciliabule sur les bancs du boulevard. Moi-même, en entrant, ce soir, dans cette salle, condamnée à une chute si prochaine, je n’étais pas sans de certaines inquiétudes!
Et je me disais :
« Bien que ce ne soit pas Josué, qui conduise l’orchestre, pour sûr les trompettes de l’Harmonie et de la Société Symphonique vont faire choir ces murailles, comme autrefois les murailles de Jéricho sous les fanfares des Hébreux! »
Emile Ricquier a laissé dire. Appuyé sur des calculs indiscutables, guidé par l’expérience, il a continué son hardi travail sans y rien changer. Et, lorsque les cales supérieures de l’échafaudage sur lesquelles portaient les fermes ont été retirées, l’abaissement prévu de vingt millimètres n’en a pas atteint cinq. Il paraît même que cet échafaudage, dégagé de ses cales, s’est quelque peu relevé à ce moment psychologique!
Mesdames et Messieurs,
Le nouveau Cirque est une œuvre d’art que votre Administration municipale a voulu doter de tous les perfectionnements de l’industrie moderne. C’est le plus beau, sans conteste, c’est aussi le plus complet par ses aménagements et son outillage, qui ait été édifié en France et à l’étranger. Il est solidement et correctement construit. Il saura résister aux secousses des gymnastes, dont les trapèzes se balanceront à ces fermes. Il résisterait même aux secousses autrement redoutables des meetings, si — ce qu’à Dieu ne plaise — il devait jamais servir de théâtre aux luttes de la politique contemporaine! Le talent de son architecte lui assure toute cette longévité que la nature accorde, dans l’ordre matériel, aux travaux les plus parfaits de l’homme.
Non! Il ne croulera pas, et quelle meilleure preuve, quelle plus incontestable garantie en pourrait-on exiger, puisqu’il ne s’est pas écroulé ce soir sous les applaudissements dont vous avez salué son éclatante inauguration!
(« Journal d’Amiens », 24 juin 1889.)