Le Testament d’un excentrique: Première partie

Chapitre IX

UN et un font deux.

Ce matin-là, un hôtel, — ou pour mieux dire une auberge, l’auberge de Sandy Dur, et non des plus qualifiées, — recevait deux voyageurs, arrivés par le premier train à Calais, simple bourgade de l’État du Maine.

Ces deux voyageurs, — un homme et une femme, visiblement éprouvés par les fatigues d’un long et pénible itinéraire, — se firent inscrire sous le nom de M. et Mrs Field. Ce nom, avec ceux de Smith, de Johnson et quelques autres d’usage courant, sont des plus communs parmi les familles d’origine anglo-saxonne. Aussi faut-il être doué de qualités extraordinaires, avoir acquis une situation considérable dans la politique, les arts ou les armes, être un génie en un mot, pour attirer l’attention publique, lorsqu’on s’appelle de ce nom vulgaire. Donc, M. et Mrs Field, cela ne disait rien, n’indiquait point des personnages de marque, et l’aubergiste les inscrivit sur son livre sans en exiger davantage.

A cette époque, du reste, dans tous les États-Unis, aucuns noms n’étaient plus répandus, plus répétés par des millions de bouches, que ceux des partenaires et celui du fantaisiste membre de l’Excentric Club. Or, pas un des «Sep » ne se nommait Field. Donc, à Calais, il n’y avait pas plus à s’occuper de ces Field-là que de n’importe quels voyageurs. D’ailleurs ceux-ci ne payaient pas de mine, et le tenancier de l’auberge se demanda peut-être s’ils payeraient d’autre façon, lorsque sonnerait l’heure de régler la note.

Que venait faire ce couple étranger en cette petite ville, située à l’extrême limite d’un État, situé lui-même à l’extrémité nord-est de l’Union?... Pourquoi avait-il ajouté deux unités aux six cent soixante et un mille habitants de cet État, dont la superficie occupe la moitié du territoire communément appelé la Nouvelle-Angleterre?...

La chambre du premier étage qui fut donnée à M. et Mrs Field dans l’auberge de Sandy Bar était peu confortable, un lit pour deux, une table, deux chaises, une toilette. La fenêtre s’ouvrait sur la rivière Sainte-Croix, dont la rive gauche est canadienne. L’unique malle, déposée à l’entrée du corridor, avait été apportée par un commissionnaire de la gare. En un coin, se dressaient deux épais parapluies et s’étalait un vieux sac de voyage.

Lorsque M. et Mrs Field furent seuls, après la sortie de l’aubergiste qui les avait conduits à cette chambre, dès que la porte eut été refermée, verrous tirés en dedans, tous deux vinrent coller leur oreille contre le vantail, voulant s’assurer que personne ne pourrait les entendre.

« Enfin, dit l’un, nous voici au terme du voyage!...

— Oui, répondit l’autre, après trois jours et trois nuits bien comptes depuis notre départ!

— J’ai cru que cela ne finirait pas, reprit M. Field, en laissant retomber ses bras, comme si ses muscles eussent été hors d’état de fonctionner.

— Ce n’est pas fini ! dit Mrs Field.

— Et combien cela nous coûtera-t-il?...

— II ne s’agit pas de ce que cela peut coûter, répliqua aigrement la dame, mais de ce que cela peut rapporter...

— Enfin, ajouta le monsieur, nous avons eu la bonne idée de ne pas voyager sous nos noms véritables!

— Une idée de moi...

— Et excellente!... Nous vois-tu à la merci des hôteliers, des aubergistes, des voituriers, de tous ces écorcheurs, engraissés de ceux qui passent par leurs mains, et cela sous prétexte que des millions de dollars vont tomber dans notre poche...

— Nous avons bien fait, répliqua Mrs Field, et nous continuerons à réduire nos dépenses le plus possible... Ce n’est pas dans les buffets des gares que nous avons jeté notre argent depuis trois jours.... et j’espère bien continuer...

— N’importe, nous aurions peut-être mieux fait de refuser...

— Assez, Hermann! déclara Mrs Field d’un ton impérieux. N’avons-nous pas autant de chances que les autres d’arriver premiers?...

— Sans doute, Kate, mais le plus sage aurait été de signer l’engagement... de se partager l’héritage...

— Ce n’est pas mon avis. D’ailleurs, le commodore Urrican y faisait opposition, et cet X K Z n’était pas là pour donner son consentement...

— Eh bien... veux-tu que je te le dise, répliqua M. Field, c’est celui-là que je redoute entre tous... On ne sait qui il est... ni d’où il sort... Personne ne le connaît... Il se nomme X K Z... Est-ce que c’est un nom, cela?... Est-ce qu’il est convenable de s’appeler X K Z?... »

Ainsi s’exprima M. Field. Mais, s’il ne se cachait pas sous des initiales, n’avait-il pas changé Titbury en Field, — car le lecteur l’a reconnu rien qu’à ces quelques phrases échangées entre la fausse Mrs Field et lui, et dans lesquelles se révélaient leurs abominables instincts d’avarice...

Oui, c’était bien Hermann Titbury, le troisième partenaire, que les dés, par un et un, avaient envoyé à la deuxième case, État du Maine. Et quelle malchance, puisque ce coup ne l’avançait que de deux pas sur soixante-trois, tout en l’obligeant à gagner l’extrême pointe nord-est de l’Union!

En effet, le Maine confine à la Puissance du Canada et au Nouveau-Brunswick. Entré dans la confédération depuis 1820, il a pour limite orientale la baie de Passamaquoddy, dans laquelle la rivière Sainte-Croix envoie ses eaux, — de même que l’Etat, divisé en douze comtés, envoie deux sénateurs et cinquante députés au Congrès, cette baie nationale, pourrait-on dire avec quelque prétention, où se déversent les fleuves politiques de l’U. S. A.

M. et Mrs Titbury avaient quitté, dès le soir du 5 mai, leur maison louche de Robey Street et ils occupaient maintenant cette auberge borgne de Calais. On sait quelles raisons leur avaient fait adopter un nom d’emprunt. N’ayant indiqué à personne le jour et l’heure de leur départ, ce voyage s’était effectué dans le plus strict incognito, comme celui de Max Réal, pour des motifs très différents, il est vrai.

Cela ne laissa pas de contrarier les parieurs, car, il faut l’avouer, Hermann Titbury se présentait en remarquable performance dans cette course aux millions. Nul doute que sa cote dût monter au cours de la partie et qu’il deviendrait un des favoris du match. N’était-il pas de ces privilégiés auxquels tout réussit ici-bas, étant peu scrupuleux sur les moyens qu’ils emploient à s’assurer le succès.

Sa fortune lui permettrait de payer les primes, si le sort lui en imposait, et, quelque importantes qu’elles fussent, il n’hésiterait pas à les verser argent comptant. En outre, il ne s’abandonnerait à aucune distraction ou fantaisie au cours de ses déplacements, comme le feraient peut-être Max Réal et Harris T. Kymbale. Était-il à craindre qu’il fût retardé par sa faute en se rendant d’un État à l’autre?... non, et certitude absolue qu’il serait au jour dit à l’endroit indiqué. Assurément, c’étaient des garanties sérieuses qu’offrait Hermann Titbury, sans parler de sa chance personnelle, qui ne l’avait jamais trahi dans son existence d’homme d’affaires.

Le digne couple avait eu soin de combiner l’itinéraire le plus rapide et le moins dispendieux à travers cet inextricable réseau de railroads, tendu comme une immense toile d’araignée sur les territoires de l’Union orientale. C’est ainsi que, sans s’arrêter, sans s’exposer à être dévalisés dans les buffets des stations ou les restaurants des hôtels, vivant uniquement de leurs provisions de route, passant d’un train à l’autre avec la précision d’une muscade entre les mains d’un prestidigitateur, ne s’intéressant pas plus aux curiosités du pays que Tom Crabbe, toujours absorbés dans les mêmes réflexions, toujours poursuivis des mêmes inquiétudes, inscrivant leurs dépenses quotidiennes, comptant et recomptant la somme emportée pour les besoins du voyage, somnolant le jour, dormant la nuit, M. et Mrs Titbury avaient traversé l’Illinois de l’ouest à l’est, puis l’État de l’Indiana, puis celui de l’Ohio, puis celui de New York, puis celui du New Hampshire. Et c’est ainsi qu’ils avaient atteint la frontière du Maine dans la matinée du 8 mai, au pied du mont Washington du groupe des Montagnes-Blanches dont la cime neigeuse, au milieu des averses et des grêles, porte à une altitude de cinq mille sept cent cinquante pieds le nom du héros de la République américaine.

De là M. et Mrs Titbury atteignirent Paris, puis Lewiston sur l’Androseoggin, cité manufacturière, doublée du municipe d’Auburn, qui rivalise avec l’importante ville de Portland, l’un des meilleurs ports de la Nouvelle-Angleterre, abrité dans la baie de Casco. Le railroad les transporta ensuite à Augusta, la capitale officielle du Maine, dont les élégantes villas s’éparpillent sur les rives du Kennebec. De la station de Bangor, il fallut alors remonter vers le nord-est jusqu’à celle de Baskahogan, où s’arrêtait la voie ferrée, et redescendre en stage jusqu’à Princeton, qu’un tronçon relie directement à Calais.

Voilà de quelle façon, avec fréquents et désagréables changements de train, s’était accomplie la traversée du Maine, dont les touristes visitent volontiers les cirques de montagnes, les champs de moraines, les plateaux lacustres, les profondes et inépuisables forêts de chênes, de pins du Canada, d’érables, de hêtres, de bouleaux, essences des régions septentrionales qui fournissaient de bois les chantiers avant l’adoption des coques de fer dans les constructions maritimes.

M. et Mrs Titbury — alias Field — étaient arrivés à Calais le 9 mai dès la première heure et en avance notable, puisqu’ils allaient être contraints d’y demeurer jusqu’au 19. Ce serait une dizaine de jours à passer en cette bourgade de quelques milliers d’habitants, simple port de cabotage. A quoi y occuperaient-ils leur temps jusqu’à l’heure où un télégramme de maître Tornbrock les en ferait repartir?...

Et, cependant, que d’excursions charmantes offre le territoire si varié du Maine. Vers le nord-ouest, c’est la magnifique contrée que domine de trois mille cinq cents pieds le mont Khatadin, énorme bloc de granit, émergeant du dôme des forêts dans la région des plateaux lacustres. Et cette ville de Portland, riche de trente-six mille âmes, qui vit naitre le grand poète Longfellow, animée par son important trafic avec l’Amérique du Sud et les Antilles, ses monuments, ses parcs, ses jardins que les très artistes habitants entretiennent avec tant de goût ! Et cette modeste Brunswick, avec son célèbre collège de Bowdoin, dont la galerie de tableaux attire de nombreux amateurs! Et, plus au sud, le long des rivages de l’Atlantique, ces stations balnéaires si recherchées pendant la saison chaude par les opulentes familles des États voisins, lesquelles seraient disqualifiées si elles ne leur consacraient quelques semaines, entre autres cette merveilleuse île de Mount-Desert et son refuge de Bar Harbor!

Mais, de demander ces déplacements à deux mollusques arrachés de leur banc natal, et transportés à neuf cents milles de là, c’eût été peine inutile. Non! ils ne quitteraient Calais ni un jour ni une heure. Ils resteraient en tête à tête, supputant leurs chances, maudissant d’instinct leurs partenaires, après avoir réglé cent fois déjà l’emploi de leur nouvelle fortune, si le hasard les rendait trois cents fois millionnaires. Et, au fait, est-ce qu’ils n’en seraient pas embarrasses?...

Embarrassés... eux, de ces millions!... Soyez sans inquiétude, ils sauraient les placer en valeurs de toute sécurité, actions de banques, de mines, de sociétés industrielles, et ils toucheraient leurs immenses revenus, et ils ne les dissiperaient pas en fondations charitables, et ils les replaceraient sans en rien distraire pour leur confort, pour leurs plaisirs, et ils vivraient comme devant, concentrant leur existence dans l’amour des écus, dévorés de l’auri sacra fames, cancres qu’ils étaient, caquedeniers, comme on disait jadis, grigous, pleutres et rats, voués à la lésinerie, à la ladrerie, pince-mailles et tire-liards, membres perpétuels de l’Académie des pleure-misère!

En vérité, si le sort favorisait cet affreux couple, c’est sans doute qu’il aurait ses raisons. Lesquelles, il eût été difficile de l’imaginer! Et ce serait au détriment de partenaires plus dignes de la fortune de William J. Hypperbone, et qui en feraient meilleur usage, — sans en excepter Tom Crabbe, sans en excepter le commodore Urrican !

Les voici donc tous les deux à l’extrémité du territoire fédéral, dans cette petite ville de Calais, cachés sous ce nom de Field, ennuyés et impatients, regardant les bateaux de pêche sortir à chaque marée et rentrer avec leur charge de maquereaux, de harengs et de saumons. Puis ils revenaient se confiner dans la chambre de Sandy Bar, toujours tremblants à cette idée que leur identité risquait d’être découverte.

En effet, Calais n’est pas tellement perdu au fond du Maine que les bruits du fameux match ne fussent parvenus jusqu’à ses habitants. Ils savaient que la deuxième case était attribuée à cet État de la Nouvelle-Angleterre, et le télégraphe leur avait appris que le troisième coup de dés — un et un — obligeait le partenaire Hermann Titbury à séjourner dans leur ville.

Ainsi se passèrent les 9, 10, 11 et 12 mai, en un profond ennui dans celte bourgade peu récréative. Max Réal lui-même ne l’aurait pas surmonté sans peine. A déambuler le long de rues bordées de maisons de bois, à flâner sur les quais, le temps parait être d’une interminable durée. Et cette dépêche indiquant un nouvel itinéraire, qui ne devait pas être lancée avant le 19, de quelle patience il faudrait s’armer pour l’attendre pendant sept longs jours encore!

Et, pourtant, le couple Titbury avait alors une occasion très simple de faire un tour à l’étranger en traversant la rivière Sainte-Croix, dont la rive gauche appartient au Dominion of Canada.

C’est ce que se dit Hermann Titbury. Aussi, dans la matinée du 13 en fit-il la proposition en ces termes :

« Décidément, au diable cet Hypperbone, et pourquoi a-t-il choisi la ville la plus désagréable du Maine pour y envoyer les partenaires qui ont la mauvaise chance d’amener le numéro deux au début de la partie!

— Prends garde, Hermann! répondit Mrs Titbury à voix basse. Si quelqu’un t’entendait... Puisque le sort nous a conduits à Calais, il faut bon gré mal gré rester à Calais...

— Ne nous est-il donc pas permis de quitter la ville?..

— Sans doute... mais à la condition de ne point sortir du territoire de l’Union.

— Ainsi, nous n’avons même pas le droit d’aller de l’autre côté de la rivière?...

— En aucune façon, Hermann... Le testament interdit d’une manière formelle de sortir des États-Unis...

— Et qui le saurait, Kate?... s’écria M. Titbury.

— Je ne te comprends pas, Hermann! répliqua la matrone, dont le ton se haussa. Est-ce bien toi qui parles?... Je ne te reconnais plus!... Et si plus tard on apprenait que nous avons franchi la frontière?... Et si quelque accident nous y retenait... Et si nous n’étions pas revenus à temps... le 19... D’ailleurs... je ne le veux pas. »

Et elle avait raison de ne pas le vouloir, l’impérieuse Mrs Titbury ! Sait-on jamais ce qui peut arriver?... Supposez qu’il se produise un tremblement de terre... que le Nouveau-Brunswick se détache du continent... que cette partie de l’Amérique se disloque... qu’un abîme se creuse entre les deux pays... Comment alors se trouver au bureau du télégraphe le jour convenu, et ne risquerait-on pas d’être mis hors du match?...

« Non... nous ne pouvons traverser la rivière, déclara péremptoirement Mrs Titbury.

— Tu as raison, cela nous est interdit, répliqua M. Titbury, et je ne sais pas comment j’ai eu cette idée!... En vérité, depuis notre départ de Chicago, je ne suis plus le même!... Ce maudit voyage m’a abruti!... Pour des gens qui n’ont jamais bougé de leur maison de Robey Street, nous voilà courant les grandes routes... à noire âge!... Eh! n’aurions-nous pas mieux fait de rester au logis... de refuser la partie...

— Soixante millions de dollars, cela vaut la peine de se déranger! déclara Mrs Titbury. Décidément, tu te répètes un peu trop, Hermann! »

Quoi qu’il en soit, Saint-Stephen, ville de la Puissance3, qui occupe l’autre rive de Sainte-Croix, n’eut pas l’honneur de posséder le couple Titbury.

Il semble donc que des particuliers si précautionneux, d’une prudence si excessive, qui offraient plus de garanties que les autres partenaires, auraient dû être à l’abri de toute lâcheuse éventualité, qu’ils ne seraient jamais pris en défaut, qu’il ne leur arriverait rien de nature à les compromettre!... Mais le hasard aime à se jouer des plus habiles, à leur préparer des embûches dont toute leur sagesse ne saurait les garder, et il n’est que raisonnable de compter avec lui.

Or, dans la matinée du 14, M. et Mrs Titbury eurent l’idée de faire une excursion. Que l’on se rassure, ils n’entendaient pas s’éloigner — deux ou trois milles seulement en dehors de Calais. On observera, en passant, que si cette ville a reçu ce nom français, c’est qu’elle est située à l’extrémité des États-Unis comme son homonyme l’est à l’extrémité de la France, et quant à l’État du Maine, son nom lui vient des premiers colons qui s’y établirent sous le règne de Charles 1er d’Angleterre.

Le temps était orageux, des nuages lourds se levaient à l’horizon, la chaleur vers midi serait accablante. Journée mal choisie pour une promenade, qui se ferait à pied, en remontant la rive droite de Sainte-Croix.

M. et Mrs Titbury quittèrent l’auberge vers neuf heures, et cheminèrent le long de la rivière, puis en dehors de la ville, à l’ombre des arbres, entre les branches desquels cabriolaient des milliers d’écureuils.

Le couple s’était au préalable assuré, près de l’hôtelier, qu’aucun fauve ne courait la campagne environnante. Non, ni loups, ni ours, — quelques renards uniquement. On peut donc s’aventurer en toute confiance, même à travers ces forêts, qui faisaient jadis de l’État du Maine une immense sapinière.

Il va de soi que M. et Mrs Titbury ne se préoccupaient point des paysages variés qui s’offraient à leurs regards. Ils ne parlaient que de leurs partenaires, ceux qui étaient partis avant eux, ceux qui partiraient après. Où étaient actuellement Max Réal et Tom Crabbe?... Et toujours cet X K Z, dont ils s’inquiétaient plus que de tout autre!...

Enfin, après une marche de deux heures et demie, midi approchant, ils songèrent à regagner l’auberge de Sandy Bar pour le déjeuner. Mais, dévorés de soif sous cette accablante chaleur, ils s’arrêtèrent dans un cabaret situé sur la berge, à un demi-mille de la bourgade.

Quelques buveurs, réunis dans ce cabaret, occupaient des tables où s’alignaient les pintes de bière.

M. et Mrs Titbury s’assirent à l’écart, et délibérèrent d’abord sur ce qu’ils se feraient servir. Porter ou ale ne semblaient pas être à leur convenance.

« Je crains que cela ne soit un peu froid, observa Mrs Titbury. Nous sommes en nage, et ce serait se risquer...

— Tu as raison, Kate, et une pleurésie est vite attrapée, répondit M. Titbury.

Puis, se retournant vers le buvetier :

« Un grog au wisky? » demanda-t-il.

Aussitôt le buvetier de s’écrier :

« Au wisky, avez-vous dit?...

— Oui... ou au gin.

— Où est votre permission?...

— Ma permission?... » répliqua M. Titbury, très étonné de cette question.

Et il ne l’eût pas été s’il se fût souvenu que le Maine appartient au groupe des États qui ont établi le principe de prohibition de l’alcool. Oui, au Kansas, au North Dakota, au South Dakota, au Vermont, au New Hampshire, au Maine surtout, il est défendu de fabriquer et de vendre des boissons alcooliques, distillées ou fermentées. Seuls, dans chaque localité, des agents municipaux sont chargés d’en donner contre argent à ceux qui les achètent pour un usage médical ou industriel, et après que ces boissons ont été expertisées par un commissaire de l’État. Enfreindre cette loi, rien que par une demande imprudente, c’était s’exposer aux pénalités sévères édictées en vue de la suppression de l’alcoolisme.

Aussi, à peine M. Titbury eut-il parlé, qu’un homme s’approcha.

« Vous n’avez pas de permission régulière?...

— Alors je vous déclare contravention...

— Contravention?... à quel propos?...

— Pour avoir demandé du wisky ou du gin. »

C’était un agent, cet homme, un agent en tournée, qui inscrivit le nom de M. et de Mrs Field sur son carnet et les prévint qu’ils auraient à se présenter le lendemain devant le juge.

Le couple rentra tout penaud à l’auberge, et quelle journée, quelle nuit il y passa! Si c’était Mrs Titbury qui avait eu cette déplorable idée d’entrer au cabaret, c’était M. Titbury qui avait eu celle non moins déplorable de préférer un grog à la pinte d’ale ou de porter! A quelle amende tous deux s’étaient-ils exposés!... De là récriminations et disputes qui durèrent jusqu’au jour.

Le juge, un certain R. T. Ordak, était bien l’être le plus désagréable, le plus grincheux et aussi le plus susceptible que l’on pût imaginer. Le lendemain, dans la matinée, lorsque les contrevenants, introduits dans son cabinet, comparurent devant lui, il ne tint aucun compte de leurs politesses, et les interrogea brusquement, brièvement. Leur nom?... M. et Mrs Field. Le lieu de leur domicile?... Ils indiquèrent au hasard Harrisburg, Pennsylvanie. Leur profession?... Rentiers. Puis il leur envoya en pleine figure cent dollars d’amende pour avoir enfreint les prohibitions relatives aux boissons alcooliques dans l’État du Maine.

— Savez-vous bien à qui vous avez affaire?...
— Non... je n’ai pas...

C’était trop fort. Si maître de lui qu’il fût et malgré les efforts de sa femme qui tenta vainement de le calmer, M. Titbury ne put se contenir. Il s’emporta, il menaça le juge R. T. Ordak, et le juge R. T. Ordak doubla l’amende — cent dollars supplémentaires pour avoir manqué de respect à la justice.

Ce supplément rendit M. Titbury plus furieux encore. Deux cents dollars à ajouter aux dépenses déjà faites pour se transporter à l’extrême limite de ce maudit État du Maine! Exaspéré, le contrevenant oublia toute prudence et alla même jusqu’à sacrifier les avantages que lui assurait son incognito.

Et alors, les bras croisés, la figure en feu, repoussant Mrs Titbury avec une violence inaccoutumée, il se courba sur le bureau du juge et lui dit :

« Savez-vous bien à qui vous avez affaire?...

— A un malappris que je gratifie de trois cents dollars d’amende, puisqu’il continue sur ce ton, répliqua, non moins exaspéré, R. T. Ordak.

— Trois cents dollars!... s’écria Mrs Titbury, en tombant, demi-pâmée sur un banc.

— Oui, reprit le juge en accentuant chaque syllabe, trois cents dollars à M. Field d’Harrisburg, Pennsylvanie...

— Eh bien, hurla M. Titbury en frappant le bureau du poing, apprenez donc que je ne suis pas M. Field, d’Harrisburg, Pennsylvanie...

— Et qui êtes-vous donc?...

— M. Titbury... de Chicago... Illinois...

— C’est-à-dire un individu qui se permet de voyager sous un faux nom ! repartit le juge, comme s’il eût dit : Encore un crime ajouté à tant d’autres

— Oui... M. Titbury, de Chicago, le troisième partant du match Hypperbone, le futur héritier de son immense fortune! »

Cette déclaration ne parut produire aucun effet sur R. T. Ordak. Ce magistrat, aussi mal embouché qu’impartial, n’entendait pas faire plus de cas de ce troisième partenaire que de n’importe quel matelot du port.

Aussi, de sa voix sifflante, et comme s’il suçait chacun de ses mots, prononça-t-il :

« Eh bien, ce sera M. Titbury de Chicago, Illinois, qui payera les trois cents dollars d’amende, et en outre, pour s’être permis de se présenter devant la justice sous un nom qui n’est pas le sien, je le condamne à huit jours de prison. »

Cela fut le comble, et, auprès de Mrs Titbury. écroulée sur son banc, M. Titbury s’écroula à son tour.

Huit jours de prison, et c’était dans cinq jours qu’arriverait la dépêche attendue, et le 19 il faudrait repartir pour aller peut-être à l’autre extrémité des États-Unis, et faute d’y être au jour dit, on serait exclu de la partie engagée...

On l’avouera, voilà qui était autrement grave pour M. Titbury que s’il eût été envoyé à la cinquante-deuxième case, État du Missouri, dans la prison de Saint-Louis. Là, du moins, il aurait encore eu la possibilité d’être délivré par un de ses partenaires, tandis que dans la prison de Calais, et de par la volonté du juge R. T. Ordak, il resterait enfermé jusqu’à l’expiration de sa peine.

Le reporter de la Tribune allait ainsi pérorant.



  1. La Puissance ou Dominion, noms officiels du Canada

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$Date: 2007/12/26 22:31:25 $