Le Testament d’un excentrique: Première partie

Chapitre XII

La cinquième partenaire.

Ah! chère Lissy, quel heureux... quel merveilleux coup de dés! » s’écria l’impétueuse Jovita Foley.

Et elle venait d’entrer dans la chambre, sans s’inquiéter, l’imprudente, de troubler la malade, qui reposait peut-être en ce moment.

Lissy Wag était éveillée, toute pâle, et elle échangeait quelques paroles avec la bonne vieille dame assise près de son lit.

Apres la proclamation faite par maître Tornbrock, Jovita Foley avait quitté l’Auditorium, laissant la foule s’abandonner à ses réflexions, et Hodge Urrican furibond de n’avoir pu profiter d’un coup pareil.

« Et quel est le nombre de points?... demanda Lissy Wag, se soulevant à demi.

— Neuf, ma chérie, neuf par six et trois... ce qui nous porte d’un bond à la vingt-sixième case...

— Et cette case?...

— État du Wisconsin... Milwaukee... à deux heures... deux heures seulement par le rapide! »

Le fait est que, pour le début de la partie, on ne pouvait espérer mieux.

« Non... non... répétait l’enthousiaste personne. Oh! je sais bien, avec neuf, par cinq et quatre, on va tout droit à la cinquante-troisième case!... Mais... cette case-là... regarde la carte... c’est la Floride!... Et nous vois-tu obligées de partir pour la Floride... autant dire le bout du monde! »

Et, toute rouge, toute haletante, elle se servait de la carte comme d’un éventail.

« En effet, tu as raison, répondit Lissy Wag. La Floride... c’est un peu loin...

— Toutes les chances, ma chérie, affirmait Jovita Foley, à toi toutes les bonnes chances... et aux autres... eh bien... toutes les mauvaises !

— Sois plus généreuse...

— Si cela te plaît, j’excepte M. Max Réal, puisque tu fais des vœux pour lui...

— Sans doute...

— Mais revenons à nos affaires, Lissy... La case vingt-sixième... vois-tu l’avance que cela nous donne!... Actuellement, le premier en tête, c’était ce journaliste, Harris T. Kymbale, et il n’est encore qu’à la douzième case, tandis que nous... Encore trente-sept points... rien que trente-sept points... et nous sommes arrivées au but! »

Ce qui lui causait quelque dépit, c’est que Lissy Wag ne se mettait pas à son diapason, et elle s’écria :

« Mais tu n’as pas l’air de te réjouir...

— Si... Jovita, si... et nous irons au Wisconsin... à Milwaukee...

— Oh ! nous avons le temps, ma chère Lissy!... Pas demain... ni même après-demain!... Dans cinq ou six jours, lorsque tu seras guérie... et même dans quinze, s’il le faut!... Pourvu que nous soyons là le 23 avant midi...

— Eh bien... tout est pour le mieux, puisque tu es contente...

— Si je le suis, ma chérie, aussi contente que le commodore est mécontent!... Ce vilain homme ne voulait-il pas te faire mettre hors de concours... obliger maître Tornbrock à lui attribuer ce cinquième coup, sous prétexte que tu ne pourrais en profiter... que tu étais au lit pour des semaines et des semaines... Et même à l’entendre, tu n’étais déjà plus de ce monde!... Ah! l’abominable loup de mer!... Tu le sais... je ne veux de mal à personne... mais ce commodore… je lui souhaite de s’égarer dans le labyrinthe, de tomber dans le puits, de moisir dans la prison, d’avoir à payer des simples, des doubles et des triples primes... enfin tout ce que ce jeu réserve de désagréable à ceux qui n’ont pas de chance et qui ne méritent point d’en avoir!... Si tu avais entendu maître Tornbrock lui répondre!... Oh! cet excellent notaire... je l’aurais embrassé!... »

En faisant la part de ses exagérations habituelles, il était certain que Jovita Foley avait raison. Ce coup de neuf par six et trois était l’un des meilleurs que l’on pût amener au début. Non seulement il donnait l’avance sur les quatre premiers partenaires, mais il laissait à Lissy Wag le temps de rétablir sa santé.

En effet, l’État de Wisconsin est limitrophe de l’Illinois, dont il n’est séparé au sud que par la ligne du quarante-deuxième parallèle, à peu près. Il est encadré à l’ouest par le cours du Mississippi, à l’est par le lac Michigan dont il forme le bord occidental, et, en partie, au nord, par le lac Supérieur. Madison est sa capitale, Milwaukee est sa métropole. Située sur la rive du lac, à moins de deux cents milles de Chicago, cette métropole est en communication prompte, régulière et fréquente avec tous les centres commerciaux de l’Illinois.

Donc, cette journée du 9, qui aurait pu être si mal engagée, commençait de la plus heureuse façon. Il est vrai, l’émotion qu’elle éprouva causa quelque trouble à la malade. Aussi, lorsque le D.M.P. Pughe vint la voir dans la matinée, la trouva-t-il un peu plus .agitée que la veille. La toux, déchirante parfois, était suivie d’une longue prostration et de quelques mouvements de fièvre. Rien à faire, cependant, si ce n’est de continuer la médication prescrite.

« Du repos... du repos surtout, recommanda-t-il à Jovita Foley, pendant qu’elle le reconduisait. Je vous conseille, mademoiselle, d’éviter toute fatigue à miss Wag!... Qu’elle reste seule... qu’elle dorme...

— Monsieur, vous n’êtes pas plus inquiet?... demanda Jovita Foley, qui se sentait prise de nouvelles appréhensions.

— Non... je le répète... ce n’est qu’une bronchite, qui suit son cours!... Rien du côté des poumons... rien du côté du cœur!... Et surtout prenez garde aux courants d’air... Ah! qu’elle se soutienne aussi avec un peu de nourriture... en se forçant, s’il le faut!... du lait... du bouillon...

— Mais... docteur... s’il ne survient pas de complications graves...

— Qu’il est bon de toujours prévoir, mademoiselle...

— Oui... je sais... peut-on espérer que notre malade sera guérie dans une huitaine de jours?... »

Le médecin ne voulut répondre que par un hochement de tête qui n’était pas trop rassurant.

Jovita Foley, assez troublée, consentit à ne pas rester dans la chambre de Lissy Wag, et se tint dans la sienne, en laissant la porte entr’ouverte. Là, devant sa table, où s’étalait la carte du Noble Jeu des États-Unis d’Amérique, son Guide-book incessamment feuilleté, elle ne cessa d’étudier le Wisconsin jusque dans ses dernières bourgades, sous le rapport du climat, de la salubrité, des habitudes, des mœurs, comme si elle eût songé à s’y installer pour la vie.

Les journaux de l’Union avaient, comme de juste, publié les résultats du cinquième coup de dés. Plusieurs parlèrent même de l’incident Urrican, les uns pour soutenir les prétentions du farouche commodore, les autres pour blâmer ses récriminations. Au total, la majorité lui fut plutôt hostile. Non! il n’avait pas le droit de réclamer ce coup à son profit, et on approuva maître Tornbrock d’avoir appliqué les règles dans toute leur rigueur.

D’ailleurs, quoi qu’en eut dit Hodge Urrican, Lissy Wag n’était point morte ni près de rendre le dernier soupir. Il se fit même en sa faveur dans le public une sorte de revirement assez naturel. Elle y gagna de devenir plus intéressante, bien qu’il fût difficile de croire qu’elle pût supporter jusqu’au bout la fatigue de tels voyages. Quant à la maladie, ce n’était pas même une bronchite, pas même une laryngite, et avant vingt-quatre heures il n’en serait plus question.

Et, pourtant, comme le lecteur est exigeant en matière d’informations, un bulletin de la santé de la cinquième partenaire fut publié matin et soir, ni plus ni moins que s’il se fût agi d’une princesse de sang royal.

Cette journée du 9 n’avait apporté aucun changement dans l’état de la malade. Il n’empira pas pendant la nuit suivante, ni pendant la journée du 10 mai. Jovita Foley en tira immédiatement cette conclusion qu’une huitaine de jours suffiraient à remettre son amie sur pied. Et, d’ailleurs, quand son rétablissement en exigerait dix... onze... douze... même treize... même quinze!... Il ne s’agissait que d’un voyage de deux heures... Pourvu que toutes deux fussent le 23 à Milwaukee... avant midi... C’était conforme aux clauses du match Hypperbone... Et ensuite, s’il était nécessaire de prendre quelque repos, on se reposerait dans la métropole.

La nuit du 10 au 11 fut assez calme. A peine Lissy Wag ressentit-elle deux ou trois légers frissons, et il semblait que la période de fièvre eût pris fin. La toux, cependant, continuait d’être très épuisante, mais la poitrine se dégageait peu à peu, les râles étaient moins rauques, la respiration plus facile. Donc, aucune nouvelle complication.

Il suit de là que Lissy Wag se trouvait sensiblement mieux, lorsque, dans la matinée, Jovita Foley rentra après une absence d’une heure. Où était-elle allée?... Elle ne l’avait pas dit, même à la voisine, qui ne put répondre à miss Wag, quand celle-ci l’interrogea à ce sujet.

Dès que Jovita Foley fut entrée dans la chambre, elle vint, sans prendre le temps d’ôter son chapeau, mettre un gros baiser sur le front de Lissy Wag, laquelle, à lui voir la figure si animée, les yeux si pétillants de malice, ne put s’empêcher de dire :

« Qu’as-tu donc ce matin?...

— Rien, ma chérie, rien!... C’est parce que je te trouve un petit air de santé... Et puis, il fait si beau... un joli soleil de mai... tu sais... ces beaux rayons que l’on boit... que l’on respire!... Ah! si tu pouvais seulement rester une heure à la fenêtre... Hein!... une bonne dose de soleil!... Je suis sûre que cela te guérirait tout de suite... Mais... pas d’imprudence... à cause des complications graves...

— Et où es-tu allée, ma bonne Jovita?...

— Où je suis allée?... D’abord aux magasins Marshall Field donner de tes nouvelles... Nos patrons en envoient prendre tous les jours, et j’ai voulu les remercier...

— Tu as bien fait, Jovita... Ils ont été assez bons pour nous accorder ce congé... et quand il prendra fin. .

— C’est entendu... c’est entendu, ma chérie... ils ne donneront notre place à personne !

— Et puis... après?...

— Après?...

— Tu n’es pas allée autre part?..,

— Autre part?... »

Et il semblait que Jovita Foley hésitait à parler. Mais cela « lui partit », comme on dit, et elle n’aurait pu se retenir plus longtemps. D’ailleurs Lissy Wag venait de demander :

« Est-ce que ce n’est pas aujourd’hui le 11 mai?...

— Le 11, ma chérie, répondit-elle d’une voix éclatante, et, depuis deux jours, nous devrions être installées à l’hôtel dans cette belle ville de Milwaukee... si nous n’étions pas clouées ici par la bronchite!...

— Eh bien, reprit Lissy Wag, puisque nous sommes au 11... le sixième coup de clés a dû être joué...

— Sans doute.

— Et alors?...

— Et alors... Non, vois-tu, jamais je n’ai eu tant de plaisir... jamais!... Tiens... que je t’embrasse!... Je ne voulais pas te raconter la chose... parce qu’il ne faut pas t’émotionner... Bon!... c’est plus fort que moi !

— Parle donc, Jovita...

— Figure-toi... ma chérie... il a tiré neuf, lui aussi... mais par quatre et cinq!

— Qui... lui?...

— Le commodore Urrican...

— Eh... il me semble que ce coup est meilleur...

— Oui... puisqu’il va du premier coup à la cinquante-troisième case... en grande avance sur tous les autres... mais il est aussi très mauvais... »

Et Jovita Foley s’abandonnait à une jubilation non moins extraordinaire qu’inexplicable.

« Et pourquoi est-ce mauvais?... demanda Lissy Wag.

— Parce que le commodore est envoyé au diable !...

— Au diable?...

— Oui!... au fond de la Floride. »

Tel était, en effet, le résultat du tirage de ce matin, proclamé avec une visible satisfaction par maître Tornbrock, encore irrité contre Hodge Urrican. Ce résultat, de quelle façon le commodore l’avait-il accepté?... En enrageant, sans doute, et peut-être avait-il dû intervenir pour empêcher Turk de se porter à quelque extrémité. À ce sujet, Jovita Foley ne pouvait rien dire, car elle avait quitté immédiatement la salle de l’Auditorium.

« Au fond de la Floride, répétait-elle, au fin fond de la Floride... à plus de deux mille milles d’ici ! »

Quoi qu’il en soit, cette nouvelle ne causa pas à la malade une émotion aussi vive que le craignait son amie. Sa bonne nature la portait plutôt à plaindre le commodore.

« Et voilà comment tu prends la chose?... s’écria son impétueuse compagne.

— Oui... le pauvre homme! » murmura Lissy Wag.

La journée ne fut pas mauvaise, bien que la convalescence n’eût pas commencé. Cependant il n’y avait plus à redouter ces complications graves, dont un médecin prudent prévoit toujours l’éventualité.

A partir du lendemain 12, Lissy Wag put se soutenir en prenant quelque nourriture. S’il ne lui fut pas permis de quitter son lit, comme la fièvre avait disparu, comme enfin le temps leur paraissait long à toutes deux, — plus particulièrement à Jovita Foley, — celle-ci vint s’asseoir dans la chambre et, sinon sous forme de dialogue, du moins sous forme de monologue, la conversation ne devait pas languir.

Et de quoi eût causé Jovita Foley, si ce n’est de ce Wisconsin, à l’entendre, le plus beau, le plus curieux des États de l’Union. Son Guide-book sous les yeux, elle ne tarissait pas! Et si Lissy Wag, retardée jusqu’au dernier jour, n’y devait séjourner que quelques heures, du moins le connaitrait-elle autant que si elle y eût passé plusieurs semaines.

« Imagine-toi, ma chérie, disait Jovita Foley d’un ton admiratif, qu’il s’appelait autrefois Mesconsin, à cause d’une rivière de ce nom, et que nulle part, il n’y a de pays qui lui soit comparable! Dans le nord, on voit encore les restes de ces anciennes forêts de pins qui couvraient tout le territoire! Et puis il possède des sources thermales, supérieures à celles de la Virginie, et je suis certaine que si ta bronchite...

- Mais, fit observer Lissy Wag, est-ce que ce n’est pas à Milwaukee que nous devons aller?...

— Oui... Milwaukee, la principale ville de l’État, et dont le nom signifie en vieille langue indienne « beau pays! »... une cité de deux cent mille âmes, ma chère, beaucoup d’Allemands, par exemple!... Aussi l’appelle-t-on l’Athènes germano-américaine!... Ah! si nous y étions, quelles délicieuses promenades à faire sur les falaises où s’élèvent de superbes maisons en bordure du fleuve... rien que des quartiers élégants et propres... rien que des constructions en briques d’un blanc laiteux... — ce qui lui a valu le nom... Voyons... tu ne devines pas?...

— Non, Jovita.

— Cream City, ma chère... la Cité crème!... On y tremperait son pain!... Ah! pourquoi faut-il que cette maudite bronchite nous empêche de nous y rendre ! »

Puis, le Wisconsin comptait nombre d’autres villes que toutes deux auraient eu le temps de visiter, si elles avaient pu partir dès le 9. C’était Madison, bâtie sur son isthme comme sur un pont entre le lac Mendota et le lac Monona, qui se déversent l’un dans l’autre. Puis d’autres bourgades avec des noms bizarres... Fond-du-Lac, au bord de la rivière du Renard, sur un sol percé de puits artésiens... une vraie écumoire... Et encore un joli endroit qu’on nomme Eau-Claire avec un admirable torrent qui justifie ce nom... et le lac Winnebago... et la Baie-Verte... et le mouillage des Douze-Apôtres devant la baie d’Ashland... et le lac du Diable, une des beautés naturelles de ce merveilleux Wisconsin...

Lissy et Jovita, penchées à la fenêtre observaient la rue

Et Jovita Foley lisait d’une voix enthousiasmée les pages de son guide, et elle racontait les diverses transformations de ce pays, jadis parcouru par les tribus indiennes, reconnu et colonisé par les Franco-Canadiens, à une époque où on le désignait encore sous le nom de Badger State, — l’État du Blaireau.

Dans la matinée du 13, il y eut à Chicago redoublement de la curiosité publique. Les journaux avaient d’ailleurs surexcité les esprits au dernier point. Aussi la salle de l’Auditorium regorgea-t-elle de curieux comme au jour où fut donnée lecture du testament de William J. Hypperbone. En effet, à huit heures, allait être proclamé le septième coup de dés au profit du mystérieux et énigmatique personnage désigné par les initiales X K Z.

En vain avait-on essayé de percer l’incognito de ce partenaire. Les plus habiles reporters, les plus perspicaces furets de la chronique locale, y avaient échoué. A plusieurs reprises, ils se crurent sur une trace sérieuse et firent fausse route. Tout d’abord, on pensa que, par le codicille ajouté à l’acte testamentaire, le défunt avait voulu désigner un de ses collègues de l’Excentric Club et lui donner un septième de chance dans le match. Le nom de Georges B. Higginbotham fut même prononcé; mais l’honorable membre démentit formellement le fait.

Quant à maitre Tornbrock, lorsqu’il fut interrogé à ce sujet, il déclara ne rien savoir et n’avoir d’autre mission que d’envoyer, aux bureaux de poste des localités où il devrait l’attendre, le résultat des tirages concernant « l’homme masqué », — expression adoptée par le populaire.

Cependant on espérait, — non sans quelque raison peut-être, — que, ce matin-là, le sieur X K Z répondrait à l’appel de ses initiales, dans la salle de l’Auditorium. De là, cette foule, dont une faible partie seulement avait trouvé place devant la scène sur laquelle apparurent le notaire et les membres de l’Excentric Club. C’était par milliers que les spectateurs se pressaient dans les rues avoisinantes et sous les ombrages de Lake Park.

La curiosité fut déçue, absolument déçue. Masqué ou non, aucun individu ne se présenta, lorsque maître Tornbrock eut fait rouler les dés sur la carte et proclamé à voix haute :

« Neuf par six et trois, vingt-sixième case, État du Wisconsin. »

Circonstance singulière, c’était le même nombre qu’avait obtenu Lissy Wag, produit également par six et trois. Mais — circonstance de la dernière gravité pour elle, — d’après la règle établie par le défunt, si elle se trouvait encore à Milwaukee le jour où X K Z y arriverait, elle devrait lui céder la place et revenir à la sienne, — ce qui équivalait dans l’espèce à recommencer la partie. Et ne pouvoir s’en aller, et être clouée à Chicago!...

La foule ne voulut pas sortir, elle attendit. Personne. Il fallut bien se résigner. Ce n’en fut pas moins un désappointement général que les journaux du soir traduisirent en articles peu sympathiques pour le malencontreux X K Z. On ne se jouait pas ainsi de toute une population!

Enfin les jours s’écoulèrent. de quarante-huit heures en quarante-huit heures, les tirages s’effectuaient régulièrement suivant les conditions normales, et les résultats étaient envoyés par le télégraphe aux intéressés là où ils devaient être dans les délais prescrits. On arriva ainsi au 22 mai. Aucune nouvelle de X K Z, qui n’avait pas encore paru au Wisconsin. Il est vrai, pourvu qu’il fût le 27 au : Post Office de Milwaukee, cela suffirait. Eh bien, Lissy Wag ne pouvait-elle donc se rendre immédiatement à Milwaukee et, se conformant à la règle du jeu, en repartir avant que X K Z y arrivât? Oui, puisqu’elle était à peu près rétablie. Mais alors il y eut lieu de craindre que Jovita Foley, qui éprouva une violente crise de nerfs, ne tombât malade à son tour. Un accès de fièvre se déclara, et elle dut prendre le lit.

« Je t’avais prévenue, ma pauvre Jovita!... lui dit Lissy Wag. Tu n’es pas raisonnable...

— Ce ne sera rien, ma chérie... D’ailleurs, la situation n’est pas la même... Je ne suis pas du jeu, moi, et, si je ne pouvais partir, tu partirais seule...

— Jamais, Jovita!

— Il le faudrait pourtant...

— Jamais, te dis-je! Avec toi, oui... bien que cela n’ait pas le sens commun... Sans toi... non! »

Et certainement, si Jovita Foley ne pouvait l’accompagner, Lissy Wag était décidée à abandonner toutes chances de devenir l’unique héritière de William J. Hypperbone.

Que l’on se rassure, Jovita Foley en fut quitte pour une journée de diète et de repos. Dans l’après-midi du 22, elle put se lever, et boucla définitivement cette valise des deux voyageuses qui allaient courir les États-Unis.

« Ah! s’écria-t-elle, je donnerais dix ans de ma vie pour être déjà en route ! »

Avec les dix ans qu’elle avait déjà donnés à plusieurs reprises et les dix ans qu’elle donnerait plus d’une fois encore au cours du voyage, il ne lui resterait que bien peu de temps à demeurer en ce bas monde !

Le départ était fixé pour le lendemain 23, huit heures du matin, par le train qui arrive en deux heures à Milwaukee, où Lissy Wag trouverait, à midi, la dépêche de maître Tornbrock. Or, cette dernière journée se fût terminée sans incident, si, un peu avant cinq heures, les deux amies n’eussent reçu une visite à laquelle elles ne s’attendaient guère.

Lissy Wag et Jovita Foley, penchées à la fenêtre, observaient la rue où stationnaient un certain nombre de curieux dont les regards ne cessaient de se lever vers elles.

On sonna à la porte. Jovita Foley alla ouvrir.

L’ascenseur venait de déposer un individu sur le palier du neuvième étage.

« Mademoiselle Lissy Wag?... demanda cet individu en saluant la jeune fille.

— C’est ici, monsieur.

— Pourrais-je être reçu par elle?...

— Mais... répondit Jovita Foley en hésitant, miss Wag a été fort malade, et...

— Je sais... je sais... dit le visiteur, et j’ai lieu de croire qu’elle est absolument guérie...

— Absolument, monsieur, puisque nous devons partir demain matin.

— Ah! c’est à mademoiselle Jovita Foley que j’ai l’honneur de parler...

— A elle-même, monsieur, et, en ce qui vous concerne, puis-je remplacer Lissy?...

— Je préférerais la voir... la voir de mes propres yeux... si c’est possible...

— Vous demanderai-je pour quelle raison?...

— Je n’ai point à vous cacher ce qui m’amène, mademoiselle... J’ai l’intention de parier dans le match Hypperbone... d’engager une forte somme sur la cinquième partenaire... et vous comprenez... je désirerais... »

Si Jovita Foley comprenait... et si elle fut ravie! Enfin il y avait quelqu’un à qui les chances de Lissy Wag paraissaient assez sérieuses pour qu’il voulût risquer sur elle des milliers de dollars.

« Ma visite sera courte... très courte! » ajouta le monsieur en s’inclinant.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, la barbe grisonnante, les yeux vifs encore derrière son binocle, plus vifs même que ne le comportait son âge, l’air d’un gentleman, figure distinguée, taille droite, voix d’une extrême douceur. Tout en insistant pour voir Lissy Wag, il ne le faisait qu’avec une parfaite politesse, s’excusant de la déranger, précisément à la veille d’un voyage de cette importance...

En somme, Jovita Foley ne crut pas qu’il pût y avoir le moindre inconvénient à le recevoir, puisque sa visite ne devait pas se prolonger.

« Puis-je connaître votre nom, monsieur?...

- Humphry Weldon, de Boston, Massachusetts, » répondit le gentleman.

Et il pénétra dans la première chambre dont Jovita Foley venait d’ouvrir la porte, puis se dirigea vers la seconde chambre dans laquelle se tenait Lissy Wag.

En apercevant le visiteur, celle-ci voulut se lever.

« Ne vous dérangez pas, mademoiselle, dit-il... Vous excuserez mon importunité... mais je désirais vous voir... oh ! rien qu’un instant... »

Cependant il dut accepter le siège que Jovita Foley venait d’avancer près de lui.

« Un instant... rien qu’un instant!... répéta-t-il. Ainsi que je l’ai dit, mon intention est d’engager sur vous une somme importante, car je crois à votre succès final et je voulais m’assurer que votre état de santé...

— Je suis tout à fait rétablie, monsieur, répondit Lissy Wag, et je vous remercie de la confiance que vous me témoignez... Mais vraiment... mes chances...

— Affaire de pressentiment, mademoiselle, répondit M. Weldon d’un ton décidé.

— Oui... de pressentiment... ajouta Jovita Foley.

— Cela ne se discute pas... affirma l’honorable gentleman.

— Et ce que vous pensez de mon amie Wag, s’écria Jovita Foley, je le pense aussi!... Je suis sûre qu’elle gagnera...

— J’en suis non moins sûr... du moment que rien ne s’oppose à son départ... déclara M. Weldon.

— Demain, affirma Jovita Foley, nous serons toutes les deux à la gare, et le train nous déposera avant midi à Milwaukee...

— Où vous pourrez, d’ailleurs, vous reposer quelques jours, si cela est nécessaire... fit observer M. Weldon.

— Oh! non point... répliqua Jovita Foley.

— Et pourquoi?...

— Parce qu’il ne faut pas que nous soyons encore là le jour où monsieur X K Z y arriverait... sinon nous serions obligées de recommencer la partie...

— C’est juste.

— Mais où nous enverra... le second coup... dit Lissy Wag, c’est ce qui m’inquiète...

— Eh! qu’importe, ma chérie! s’écria Jovita Foley, en s’élançant comme s’il lui eût poussé des ailes.

— Espérons, mademoiselle Wag, reprit le gentleman, que le second coup de dés sera aussi heureux pour vous que l’a été le premier ! »

Et alors cet excellent homme parla des précautions à prendre en voyage, de la nécessité de se conformer aux horaires, de combiner avec une extrême précision les trains si nombreux de ce réseau qui couvre le territoire de l’Union.

« D’ailleurs, ajouta-t-il, je vois avec grande satisfaction, mademoiselle Wag, que vous ne partez pas seule...

— Non... mon amie m’accompagne... ou, pour dire vrai, m’entraine à sa suite...

— Et vous avez raison, mademoiselle Foley, répondit M. Weldon. Il vaut mieux être deux à voyager... C’est plus agréable...

— Et c’est plus prudent... quand il s’agit de ne pas manquer les trains... déclara Jovita Foley.

— Aussi, je compte sur vous, ajouta M. Weldon, pour faire gagner votre amie Wag...

— Comptez sur moi, monsieur...

— Donc, mes vœux pour vous, mesdemoiselles, car votre succès garantit le mien. »

La visite avait duré une vingtaine de minutes, et, après avoir demandé la permission de serrer la main de Lissy Wag, puis celle de son aimable compagne, M. Humphry Weldon fut reconduit à l’ascenseur, d’où il envoya un dernier salut.

« Pauvre homme, dit alors Lissy Wag, et quand je songe que c’est moi qui vais lui faire perdre son argent...

— C’est entendu, répliqua Jovita Foley. Mais rappelle-toi ce que je te dis, ma chère... Ces vieux messieurs-là sont remplis de bon sens... Ils ont un flair qui ne les trompe jamais!... Et ce digne gentleman dans ton jeu... c’est un porte-bonheur! »

Les préparatifs étant terminés, — et depuis combien de temps, on le sait ! — il n’y avait plus qu’à se coucher, la nuit venue, afin de se lever dès l’aube naissante. Toutefois, on attendit la dernière visite du médecin, qui avait promis de revenir dans la soirée. Le D. M. P. Pughe, qui ne tarda pas à arriver, put constater que l’état sanitaire de sa cliente ne laissait plus rien à désirer, et que toute crainte de complications graves devait être enfin écartée.

Le lendemain, 23 mai, à cinq heures du matin, la plus impatiente des deux voyageuses était sur pied.

Et ne voilà-t-il pas que cette étonnante Jovita Foley, dans une dernière crise de nerfs, se forge toute une série d’empêchements et de disgrâces, de retards et d’accidents!... Si la voiture qui allait les transporter à la gare, versait en route... si un encombrement l’empêchait de passer... s’il y avait eu un changement dans l’heure des trains... si un déraillement se produisait...

« Calme-toi donc, Jovita... calme-toi, je t’en prie... ne cessait de répéter Lissy Wag.

— Je ne peux pas... je ne peux pas, ma chérie!

— Est-ce que tu vas être dans un pareil état tout le temps du voyage?...

— Tout le temps ! •

— Alors je reste...

— La voiture est en bas... Lissy... En route... en route. »

En effet, la voiture attendait, commandée une heure plus tôt qu’il ne fallait. Les deux amies descendirent, suivies des vœux de toute la maison, aux fenêtres de laquelle, même de si grand matin, se montraient quelques centaines de têtes.

Le véhicule prit par North Avenue jusqu’à la North Branch, redescendit la rive droite de la Chicago-river, la traversa sur le pont à l’extrémité de Van Buren Street, et débarqua les voyageuses devant la gare à sept heures dix.

Peut-être Jovita Foley éprouva-t-elle un certain désappointement en constatant que le départ de la cinquième partenaire n’avait point attiré un grand concours de curieux. Décidément, Lissy Wag n’était pas favorite dans le match Hypperbone. La modeste jeune fille ne s’en plaignit pas, du reste, et elle préférait de beaucoup quitter Chicago sans provoquer l’attention publique.

« Jusqu’à ce M. Weldon qui n’est pas là !... » ne put s’empêcher de remarquer Jovita Foley.

Et, en effet, le visiteur de la veille n’était point venu mettre en wagon la partenaire à laquelle il portait un si vif intérêt!

« Tu le vois, fit observer Lissy "Wag, lui aussi m’abandonne ! »

Enfin le train partit, sans même que la présence de Lissy Wag eût été saluée. Point de hurrahs, point de hips, si ce n’est ceux que Jovita Foley poussa in petto en son honneur!

La voie ferrée suit le contour du lac Michigan. Lake View, Evanston, Glenoke et autres stations furent dépassées à toute vitesse. Le temps était superbe. Les eaux étincelaient au large, animées par les steamers, les navires à voile,— ces eaux qui, de lac en lac, Supérieur, Huron, Michigan, Erié, Ontario, vont se déverser par la grande artère du Saint-Laurent dans le vaste Atlantique. Après avoir quitté Vankegan, ville importante du littoral, le train sortit de l’Illinois à la station de State Line pour entrer dans le Wisconsin. Un peu plus au nord, il fit halte à Racine, grosse cité manufacturière, et il était moins de dix heures, lorsqu’il s’arrêta en gare de Milwaukee.

« Nous y sommes... nous y sommes! s’écria Jovita en poussant un tel soupir de satisfaction que sa voilette se tendit comme une voile sous la brise.

— Et même de deux bonnes heures en avance... observa Lissy Wag, en regardant sa montre.

— Non... de quatorze jours en retard! » riposta Jovita Foley, qui sauta sur le quai.

Puis elle s’occupa de retrouver sa valise au milieu de la débandade des bagages.

La valise n’était point égarée, — on ne sait pourquoi, Jovita Foley avait eu cette crainte. une voiture s’approcha. Les deux voyageuses y montèrent et se firent conduire à un hôtel convenable, dont le Guide-book donnait l’adresse. Et lorsqu’on lui demanda si elles séjourneraient à Milwaukee, Jovita Foley répondit qu’elle le dirait en revenant du Post Office, mais que, probablement, elles repartiraient le jour même.

Puis, se tournant vers Lissy Wag :

« Est-ce que tu n’as pas faim?...

— Je déjeunerais volontiers, Jovita.

— Eh bien, déjeunons, et ensuite nous ferons une promenade....

— Mais tu sais qu’à midi...

— Si je le sais, ma chérie ! »

Elles s’attablèrent dans le dining-room et ne restèrent pas plus d’une demi-heure à table.

Comme elles n’avaient pas encore donné leur nom, se réservant de le faire en revenant du bureau de poste, Milwaukee ne put se douter que la cinquième partenaire du match Hypperbone se trouvait dans ses murs.

Bref, à midi moins le quart, les deux voyageuses entraient au Post Office, et Jovita Foley demandait à l’employé s’il était arrivé une dépêche pour miss Lissy Wag.

A ce nom, l’employé releva la tête, et ses yeux exprimèrent une vive satisfaction.

« Miss Lissy Wag?... dit-il.

— Oui... de Chicago... répondit Jovita Foley.

— La dépêche vous attend, ajouta l’employé en remettant le télégramme à sa destinataire.

— Donne... donne!... dit Jovita Foley. Tu serais trop longtemps à l’ouvrir... et j’aurais une attaque de nerfs! »

De ses doigts qui tremblaient d’impatience, elle brisa l’enveloppe, et lut ces mots :

«  Lissy Wag, Post Office, Milwaukee, Wisconsin.

Vingt par dix et dix redoublé, quarante-sixième case, État Kentucky. Mammouth-Caves.

« TORNBROCK. »

Les cargaisons restaient sur les quais

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