HARRY FORD était un grand garçon de vingt-cinq ans, vigoureux, bien découplé. Sa physionomie un peu sérieuse, son attitude habituellement pensive, l’avaient, dès son enfance, fait remarquer entre ses camarades de la mine. Ses traits réguliers, ses yeux profonds et doux, ses cheveux assez rudes, plutôt châtains que blonds, le charme naturel de sa personne, tout concordait à en faire le type accompli du Lowlander, c’est-à-dire un superbe spécimen de l’Écossais de la plaine. Endurci presque dès son bas âge au travail de la houillère, c’était, en même temps qu’un solide compagnon, une brave et bonne nature. Guidé par son père, poussé par ses propres instincts, il avait travaillé, il s’était instruit de bonne heure, et, à un âge où l’on n’est guère qu’un apprenti, il était arrivé à se faire quelqu’un — l’un des premiers de sa condition —, dans un pays qui compte peu d’ignorants, car il fait tout pour supprimer l’ignorance. Si, pendant les premières années de son adolescence, le pic ne quitta pas la main d’Harry Ford, néanmoins le jeune mineur ne tarda pas à acquérir les connaissances suffisantes pour s’élever dans la hiérarchie de la houillère, et il aurait certainement succédé à son père en qualité d’overman de la fosse Dochart, si la mine n’eût pas été abandonnée.
James Starr était un bon marcheur encore, et, cependant, il n’aurait pas suivi facilement son guide, si celui-ci n’eût modéré son pas.
La pluie tombait alors avec moins de violence. Les larges gouttes se pulvérisaient avant d’atteindre le sol. C’étaient plutôt des rafales humides, qui couraient dans l’air, soulevées par une fraîche brise.
Harry Ford et James Starr — le jeune homme portant le léger bagage de l’ingénieur — suivirent la rive gauche du fleuve pendant un mille environ. Après avoir longé sa plage sinueuse, ils prirent une route qui s’enfonçait dans les terres sous les grands arbres ruisselants. De vastes pâturages se développaient d’un côté et de l’autre, autour de fermes isolées. Quelques. troupeaux paissaient tranquillement l’herbe toujours verte de ces prairies de la basse Écosse. C’étaient des vaches sans cornes, ou de petits moutons à laine soyeuse, qui ressemblaient aux moutons des bergeries d’enfants. Aucun berger ne se laissait voir, abrité qu’il était sans doute dans quelque creux d’arbre; mais le « colley », chien particulier à cette contrée du Royaume-Uni et renommé pour sa vigilance, rôdait autour du pâturage.
Le puits Yarow était situé à quatre milles environ de Callander. James Starr, tout en marchant, ne laissait pas d’être impressionné. Il n’avait pas revu le pays depuis le jour où la dernière tonne des houillères d’Aberfoyle avait été versée dans les wagons du railway de Glasgow. La vie agricole remplaçait, maintenant, la vie industrielle, toujours plus bruyante, plus active. Le contraste était d’autant plus frappant que, pendant l’hiver, les travaux des champs subissent une sorte de chômage. Mais autrefois, en toute saison, la population des mineurs, au-dessus comme au-dessous, animait ce territoire. Les grands charrois de charbon passaient nuit et jour. Les rails, maintenant enterrés sur leurs traverses pourries, grinçaient sous le poids des wagons. A présent, le chemin de pierre et de terre se substituait peu à peu aux anciens tramways de l’exploitation. James Starr croyait traverser un désert.
L’ingénieur regardait donc autour de lui d’un œil attristé. Il s’arrêtait par instants pour reprendre haleine. Il écoutait. L’air ne s’emplissait plus à présent des sifflements lointains et du fracas haletant des machines. A l’horizon, pas une de ces vapeurs noirâtres, que l’industriel aime à retrouver, mêlées aux grands nuages. Nulle haute cheminée cylindrique ou prismatique vomissant des fumées, après s’être alimentée au gisement même, nul tuyau d’échappement s’époumonant à souffler sa vapeur blanche. Le sol, autrefois sali par la poussière de la houille, avait un aspect propre, auquel les yeux de James Starr n’étaient plus habitués.
Lorsque l’ingénieur s’arrêtait, Harry Ford s’arrêtait aussi. Le jeune mineur attendait en silence. Il sentait bien ce qui se passait dans l’esprit de son compagnon, et il partageait vivement cette impression, — lui, un enfant de la houillère, dont toute la vie s’était écoulée dans les profondeurs de ce sol.
« Oui, Harry, tout cela est changé, dit James Starr. Mais, à force d’y prendre, il fallait bien que les trésors de houille s’épuisassent un jour ! Tu regrettes ce temps !
— Je le regrette, monsieur Starr, répondit Harry. Le travail était dur, mais il intéressait, comme toute lutte.
— Sans doute, mon garçon ! La lutte de tous les instants, le danger des éboulements, des incendies, des inondations, des coups de grisou qui frappent comme la foudre ! Il fallait parer à ces périls ! Tu dis bien ! C’était la lutte, et, par conséquent, la vie émouvante !
— Les mineurs d’Alloa ont été plus favorisés que les mineurs d’Aberfoyle, monsieur Starr !
— Oui, Harry, répondit l’ingénieur.
— En vérité, s’écria le jeune homme, il est à regretter que tout le globe terrestre n’ait pas été uniquement composé de charbon ! Il y en aurait eu pour quelques millions d’années !
— Sans doute, Harry, mais il faut avouer, cependant, que la nature s’est montrée prévoyante en formant notre sphéroïde plus principalement de grès, de calcaire, de granit, que le feu ne peut consumer !
— Voulez-vous dire, monsieur Starr, que les humains auraient fini par brûler leur globe ?...
— Oui ! Tout entier, mon garçon, répondit l’ingénieur. La terre aurait passé jusqu’au dernier morceau dans les fourneaux des locomotives, des locomobiles, des steamers, des usines à gaz, et, certainement, c’est ainsi que notre monde eût fini un beau jour !
— Cela n’est plus à craindre, monsieur Starr. Mais aussi, les houillères s’épuiseront, sans doute, plus rapidement que ne l’établissent les statistiques !
— Cela arrivera, Harry, et, suivant moi, l’Angleterre a peut-être tort d’échanger son combustible contre l’or des autres nations !
— En effet, répondit Harry.
— Je sais bien, ajouta l’ingénieur, que ni l’hydraulique, ni l’électricité n’ont encore dit leur dernier mot, et qu’on utilisera plus complètement un jour ces deux forces. Mais n’importe ! La houille est d’un emploi très pratique et se prête facilement aux divers besoins de l’industrie ! Malheureusement, les hommes ne peuvent la produire à volonté ! Si les forêts extérieures repoussent incessamment sous l’influence de la chaleur et de l’eau, les forêts intérieures, elles, ne se reproduisent pas, et le globe ne se retrouvera jamais dans les conditions voulues pour les refaire ! »
James Starr et son guide, tout en causant, avaient repris leur marche d’un pas rapide. Une heure après avoir quitté Callander, ils arrivaient à la fosse Dochart.
Un indifférent lui-même eût été touché du triste aspect que présentait l’établissement abandonné. C’était comme le squelette de ce qui avait été si vivant autrefois.
Dans un vaste cadre, bordé de quelques maigres arbres, le sol disparaissait encore sous la noire poussière du combustible minéral, mais on n’y voyait plus ni escarbilles, ni gailleteries, ni aucun fragment de houille. Tout avait été enlevé et consommé depuis longtemps.
Sur une colline peu élevée, se découpait la silhouette d’une énorme charpente que le soleil et la pluie rongeaient lentement. Au sommet de cette charpente apparaissait une vaste molette ou roue de fonte, et plus bas s’arrondissaient ces gros tambours, sur lesquels s’enroulaient autrefois les câbles qui ramenaient les cages à la surface du sol.
A l’étage inférieur, on reconnaissait la chambre délabrée des machines, autrefois si luisantes dans les parties du mécanisme faites d’acier ou de cuivre. Quelques pans de murs gisaient à terre au milieu de solives brisées et verdies par l’humidité. Des restes de balanciers auxquels s’articulait la tige des pompes d’éjuisement, des coussinets cassés ou encrassés, des pignons édentés, des engins de basculage renversés, quelques échelons fixés aux chevalets et figurant de grandes arêtes d’ichthyosaures, des rails portés sur quelque traverse rompue que soutenaient encore deux ou trois pilotis branlants, des tramways qui n’auraient pas résisté au poids d’un wagonnet vide, — tel était l’aspect désolé de la fosse Dochart.
La margelle des puits, aux pierres éraillées, disparaissait sous les mousses épaisses. Ici, on reconnaissait les vestiges d’une cage, là les restes d’un parc où s’emmagasinait le charbon, qui devait être trié suivant sa qualité ou sa grosseur. Enfin, débris de tonnes auxquelles pendait un bout de chaîne, fragments de chevalets gigantesques, tôles d’une chaudière éventrée, pistons tordus, longs balanciers qui se penchaient sur l’orifice des puits de pompes, passerelles tremblant au vent, ponceaux frémissant au pied, murailles lézardées, toits à demi effondrés qui dominaient des cheminées aux briques disjointes, ressemblant à ces canons modernes dont la culasse est frettée d’anneaux cylindriques, de tout cela il sortait une vive impression d’abandon, de misère, de tristesse, que n’offrent pas les ruines du vieux château de pierre, ni les restes d’une forteresse démantelée.
« C’est une désolation ! » dit James Starr, en regardant le jeune homme qui ne répondit pas.
Tous deux pénétrèrent alors sous l’appentis qui recouvrait l’orifice du puits Yarow, dont les échelles donnaient encore accès jusqu’aux galeries inférieures de la fosse.
L’ingénieur se pencha sur l’orifice.
De là s’épanchait autrefois le souffle puissant de l’air aspiré par les ventilateurs. C’était maintenant un abîme silencieux. Il semblait qu’on fût à la bouche de quelque volcan éteint.
James Starr et Harry mirent pied sur le premier palier.
A l’époque de l’exploitation, d’ingénieux engins desservaient certains puits des houillères d’Aberfoyle, qui, sous ce rapport, étaient parfaitement outillées : cages munies de parachutes automatiques, mordant sur des glissières en bois, échelles oscillantes, nommées « engine-men », qui, par un simple mouvement d’oscillation, permettaient aux mineurs de descendre sans danger ou de remonter sans fatigue.
Mais ces appareils perfectionnés avaient été enlevés, depuis la cessation des travaux. Il ne restait au puits Yarow qu’une longue succession d’échelles, séparées par des paliers étroits de cinquante en cinquante pieds. Trente de ces échelles, ainsi placées bout à bout, permettaient de descendre jusqu’à la semelle de la galerie inférieure, à une profondeur de quinze cents pieds. C’était la seule voie de communication qui existât entre le fond de la fosse Dochart et le sol. Quant à l’aération, elle s’opérait par le puits Yarow, que les galeries faisaient communiquer avec un autre puits dont l’orifice s’ouvrait à un niveau supérieur, — l’air chaud se dégageant naturellement par cette espèce de siphon renversé.
« Je te suis, mon garçon, dit l’ingénieur, en faisant signe au jeune homme de le précéder.
— A vos ordres, monsieur Starr.
— Tu as ta lampe ?
— Oui, et plût au Ciel que ce fût encore la lampe de sûreté dont nous nous servions autrefois !
— En effet, répondit James Starr, les coups de grisou ne sont plus à craindre maintenant ! »
Harry n’était muni que d’une simple lampe à huile, dont il alluma la mèche. Dans la houillère, vide de charbon, les fuites du gaz hydrogène protocarboné ne pouvaient plus se produire. Donc, aucune explosion à redouter, et nulle nécessité d’interposer entre la flamme et l’air ambiant cette toile métallique qui empêche le gaz de prendre feu à l’extérieur. La lampe de Davy, si perfectionnée alors, ne trouvait plus ici son emploi. Mais si le danger n’existait pas, c’est que la cause en avait disparu, et, avec cette cause, le combustible qui faisait autrefois la richesse de la fosse Dochart.
Harry descendit les premiers échelons de l’échelle supérieure. James Starr le suivit. Tous deux se trouvèrent bientôt dans une obscurité profonde que rompait seul l’éclat de la lampe. Le jeune homme l’élevait au-dessus de sa tête, afin de mieux éclairer son compagnon.
Une dizaine d’échelles furent descendues par l’ingénieur et son guide de ce pas mesuré habituel au mineur. Elles étaient encore en bon état.
James Starr observait curieusement ce que l’insuffisante lueur lui laissait apercevoir des parois du sombre puits, qu’un cuvelage en bois, à demi pourri, revêtait encore.
Arrivés au quinzième palier, c’est-à-dire à mi-chemin, ils firent halte pour quelques instants.
« Décidément, je n’ai pas tes jambes, mon garçon, dit l’ingénieur en respirant longuement, mais enfin, cela va encore !
— Vous êtes solide, monsieur Starr, répondit Harry, et c’est quelque chose, voyez-vous, que d’avoir longtemps vécu dans la mine.
— Tu as raison, Harry. Autrefois, lorsque j’avais vingt ans, j’aurais descendu tout d’une haleine. Allons, en route ! »
Mais, au moment où tous deux allaient quitter le palier, une voix, encore éloignée, se fit entendre dans les profondeurs du puits. Elle arrivait comme une onde sonore qui se gonfle progressivement, et elle devenait de plus en plus distincte.
« Eh ! qui vient là ? demanda l’ingénieur en arrêtant Harry.
— Je ne pourrais le dire, répondit le jeune mineur.
— Ce n’est pas le vieux père ?...
— Lui ! monsieur Starr, non.
— Quelque voisin, alors ?...
— Nous n’avons pas de voisins au fond de la fosse, répondit Harry. Nous sommes seuls, bien seuls.
— Bon ! laissons passer cet intrus, dit James Starr. C’est à ceux qui descendent de céder le pas à ceux qui montent. »
Tous deux attendirent.
La voix résonnait en ce moment avec un magnifique éclat, comme si elle eût été portée par un vaste pavillon acoustique, et bientôt quelques paroles d’une chanson écossaise arrivèrent assez nettement aux oreilles du jeune mineur.
« La chanson des lacs ! s’écria Harry. Ah ! je serais bien surpris si elle s’échappait d’une autre bouche que de celle de Jack Ryan.
— Et qu’est-ce, ce Jack Ryan, qui chante d’une si superbe façon ? demanda James Starr.
— Un ancien camarade de la houillère », répondit Harry.
Puis, se pendant au-dessus du palier :
« Eh ! Jack ! cria-t-il.
— C’est toi, Harry ? fut-il répondu. Attends-moi, j’arrive. »
Et la chanson reprit de plus belle.
Quelques instants après, un grand garçon de vingt-cinq ans, la figure gaie, les yeux souriants, la bouche joyeuse, la chevelure d’un blond ardent, apparaissait au fond du cône lumineux que projetait sa lanterne, et il prenait pied sur le palier de la quinzième échelle.
Son premier acte fut de serrer vigoureusement la main que venait de lui tendre Harry.
« Enchanté de te rencontrer ! s’écria-t-il. Mais, saint Mungo me protège ! si j’avais su que tu revenais à terre aujourd’hui, je me serais bien épargné cette descente au puits Yarow !
— Monsieur James Starr, dit alors Harry, en tournant sa lampe vers l’ingénieur, qui était resté dans l’ombre.
— Monsieur Starr ! répondit Jack Ryan. Ah ! monsieur l’ingénieur, je ne vous aurais pas reconnu. Depuis que j’ai quitté la fosse, mes yeux ne sont plus habitués, comme autrefois, à voir dans l’obscurité.
— Et moi, je me rappelle maintenant un gamin qui chantait toujours. voilà bien dix ans de cela, mon garçon ! C’était toi, sans doute ?
— Moi-même, monsieur Starr, et, en changeant de métier, je n’ai pas changé d’humeur, voyez-vous ? Bah ! rire et chanter, cela vaut mieux, j’imagine, que pleurer et geindre !
— Sans doute, Jack Ryan. — Et que fais-tu, depuis que tu as quitté la mine ?
— Je travaille à la ferme de Melrose, près d’Irvine, dans le comté de Renfrew, à quarante milles d’ici. Ah ! ça ne vaut pas nos houillères d’Aberfoyle ! Le pic allait mieux à ma main que la bêche ou l’aiguillon ! Et puis, dans la vieille fosse, il y avait des coins sonores, des échos joyeux qui vous renvoyaient gaillardement vos chansons, tandis que là-haut !... Mais vous allez donc rendre visite au vieux Simon, monsieur Starr ?
— Oui, Jack, répondit l’ingénieur.
— Que je ne vous retarde pas...
— Dis-moi, Jack, demanda Harry, quel motif t’a amené au cottage aujourd’hui ?
— Je voulais te voir, camarade, répondit Jack Ryan, et t’inviter à la fête du clan d’Irvine. Tu sais, je suis le « piper1 » de l’endroit ! On chantera, on dansera !
— Merci, Jack, mais cela m’est impossible.
— Impossible ?
— Oui, la visite de M. Starr peut se prolonger, et je dois le reconduire à Callander.
— Eh ! Harry, la fête du clan d’Irvine n’arrive que dans huit jours. D’ici là, la visite de M. Starr sera terminée, je suppose, et rien ne te retiendra plus au cottage !
— En effet, Harry, répondit James Starr. Il faut profiter de l’invitation que te fait ton camarade Jack !
— Eh bien, j’accepte, Jack, dit Harry. Dans huit jours, nous nous retrouverons à la fête d’Irvine.
— Dans huit jours, c’est bien convenu, répondit Jack Ryan. Adieu, Harry ! votre serviteur, monsieur Starr ! Je suis très content de vous avoir revu ! Je pourrai donner de vos nouvelles aux amis. Personne ne vous a oublié, monsieur l’ingénieur.
— Et je n’ai oublié personne, dit James Starr.
— Merci pour tous, monsieur, répondit Jack Ryan.
— Adieu, Jack ! » dit Harry, en serrant une dernière fois la main de son camarade.
Et Jack Ryan, reprenant sa chanson, disparut bientôt dans les hauteurs du puits, vaguement éclairées par sa lampe.
Un quart d’heure après, James Starr et Harry descendaient la dernière échelle, et mettaient le pied sur le sol du dernier étage de la fosse.
Autour du rond-point que formait le fond du puits Yarow rayonnaient diverses galeries qui avaient servi à l’exploitation du dernier filon carbonifère de la mine. Elles s’enfonçaient dans le massif de schistes et de grès, les unes étançonnées par des trapèzes de grosses poutres à peine équarries, les autres doublées d’un épais revêtement de pierre. Partout des remblais remplaçaient les veines dévorées par l’exploitation. Les piliers artificiels étaient faits de pierres arrachées aux carrières voisines, et maintenant ils supportaient le sol, c’est-à-dire le double étage des terrains tertiaires et quaternaires, qui reposaient autrefois sur le gisement même. L’obscurité emplissait alors ces galeries, jadis éclairées soit par la lampe du mineur soit par la lumière électrique, dont, pendant les dernières années, l’emploi avait été introduit dans les fosses. Mais les sombres tunnels ne résonnaient plus du grincement des wagonnets roulant sur leurs rails, ni du bruit des portes d’air qui se refermaient brusquement, ni des éclats de voix des rouleurs, ni du hennissement des chevaux et des mules, ni des coups de pic de l’ouvrier, ni des fracas du foudroyage qui faisait éclater le massif.
« Voulez-vous vous reposer un instant, monsieur Starr ? demanda le jeune homme.
— Non, mon garçon, répondit l’ingénieur, car j’ai hâte d’arriver au cottage du vieux Simon.
— Suivez-moi donc, monsieur Starr. Je vais vous guider, et, cependant, je suis sûr que vous reconnaîtriez parfaitement votre route dans cet obscur dédale des galeries.
— Oui, certes ! J’ai encore dans la tête tout le plan de la vieille fosse. »
Harry, suivi de l’ingénieur et levant sa lampe pour le mieux éclairer, s’enfonça dans une haute galerie, semblable à une contre-nef de cathédrale. Leur pied, à tous deux, heurtait encore les traverses de bois qui supportaient les rails à l’époque de l’exploitation.
Mais à peine avaient-ils fait cinquante pas, qu’une énorme pierre vint tomber aux pieds de James Starr.
« Prenez garde, monsieur Starr ! s’écria Harry, en saisissant le bras de l’ingénieur.
— Une pierre, Harry ! Ah ! ces vieilles voûtes ne sont plus assez solides, sans doute, et...
— Monsieur Starr, répondit Harry Ford, il me semble que la pierre a été jetée... et jetée par une main d’homme !...
— Jetée ! s’écria James Starr. Que veux-tu dire, mon garçon ?
— Rien, rien... monsieur Starr, répondit évasivement Harry, dont le regard, devenu sérieux, aurait voulu percer ces épaisses murailles. Continuons notre route. Prenez mon bras, je vous prie, et n’ayez aucune crainte de faire un faux pas.
— Me voilà, Harry ! »
Jack Ryan.
Et tous deux s’avancèrent, pendant qu’Harry regardait en arrière, en projetant l’éclat de sa lampe dans les profondeurs de la galerie.
« Serons-nous bientôt arrivés ? demanda l’ingénieur.
— Dans dix minutes au plus.
— Bien.
— Mais, murmurait Harry, cela n’en est pas moins singulier. C’est la première fois que pareille chose m’arrive. Il a fallu que cette pierre vînt tomber juste au moment où nous passions !...
— Harry, il n’y a eu là qu’un hasard !
— Un hasard... répondit le jeune homme en secouant la tête. Oui... un hasard... »
Harry s’était arrêté. Il écoutait.
« Qu’y a-t-il, Harry ? demanda l’ingénieur.
— J’ai cru entendre marcher derrière nous », répondit le jeune mineur, qui prêta plus attentivement l’oreille.
Puis :
« Non ! je me serai trompé, dit-il. Appuyez-vous bien sur mon bras, monsieur Starr. Servez-vous de moi comme d’un bâton...
— Un bâton solide, Harry, répondit James Starr. Il n’en est pas de meilleur qu’un brave garçon tel que toi ! »
Tous deux continuèrent à marcher silencieusement à travers la sombre nef.
Souvent, Harry, évidemment préoccupé, se retournait, essayant de surprendre, soit un bruit éloigné, soit quelque lueur lointaine.
Mais, derrière et devant lui, tout n’était que silence et ténèbres.