A LA voix d’Harry, James Starr, Madge et Simon Ford s’étaient introduits par l’étroit orifice qui mettait en communication la fosse Dochart avec la nouvelle houillère.
Ils se trouvaient alors à la naissance d’une galerie assez large. On aurait pu croire qu’elle avait été percée de main d’homme, que le pic et la pioche l’avaient évidée pour l’exploitation d’un nouveau gisement. Les explorateurs devaient se demander si, par un singulier hasard, ils n’avaient pas été transportés dans quelque ancienne houillère, dont les plus vieux mineurs du comté n’auraient jamais connu l’existence.
Non ! C’étaient les couches géologiques qui avaient « épargné » cette galerie, à l’époque où se faisait le tassement des terrains secondaires. Peut-être quelque torrent l’avait-il parcourue autrefois, lorsque les eaux supérieures allaient se mélanger aux végétaux enlisés; mais, maintenant, elle était aussi sèche que si elle eût été forée, quelque mille pieds plus bas, dans l’étage des roches granitoïdes. En même temps, l’air y circulait avec aisance, — ce qui indiquait que certains « éventoirs » naturels la mettaient en communication avec l’atmosphère extérieure.
Cette observation, qui fut faite par l’ingénieur, était juste, et l’on sentait que l’aération s’opérait facilement dans la nouvelle mine. Quant à ce grisou qui fusait naguère à travers les schistes de la paroi, il semblait qu’il n’eût été contenu que dans une simple « poche », vide maintenant, et il était certain que l’atmosphère de la galerie n’en conservait pas la moindre trace. Cependant, et par précaution, Harry n’avait emporté que la lampe de sûreté, qui lui assurait un éclairage de douze heures.
James Starr et ses compagnons éprouvaient alors une joie complète. C’était l’entière satisfaction de leurs désirs. Autour d’eux, tout n’était que houille. Une certaine émotion les rendait silencieux. Simon Ford, lui-même, se contenait. Sa joie débordait, non en longues phrases, mais par petites interjections.
C’était peut-être imprudent, à eux, de s’engager si profondément dans la crypte. Bah ! ils ne songeaient guère au retour. La galerie était praticable, peu sinueuse. Nulle crevasse n’en barrait le passage, nulle « pousse » n’y propageait d’exhalaisons malfaisantes. Il n’y avait donc aucune raison pour s’arrêter, et, pendant une heure, James Starr, Madge, Harry et Simon Ford allèrent ainsi, sans que rien pût leur indiquer quelle était l’exacte orientation de ce tunnel inconnu.
Et, sans doute, ils auraient été plus loin encore, s’ils ne fussent arrivés à l’extrémité même de cette large voie qu’ils suivaient depuis leur entrée dans la houillère.
La galerie aboutissait à une énorme caverne, dont on ne pouvait estimer ni la hauteur, ni la profondeur. A quelle altitude s’arrondissait la voûte de cette excavation, à quelle distance se reculait sa paroi opposée ? les ténèbres qui l’emplissaient ne permettaient pas de le reconnaître. Mais, à la lueur de la lampe, les explorateurs purent constater que son dôme recouvrait une vaste étendue d’eau dormante — étang ou lac —, dont les rives pittoresques, accidentées de hautes roches, se perdaient dans l’obscurité.
« Halte ! s’écria Simon Ford, en s’arrêtant brusquement. Un pas de plus, et nous roulions peut-être dans quelque abîme !
— Reposons-nous donc, mes amis, répondit l’ingénieur. Aussi bien, il faudra songer à retourner au cottage.
— Notre lampe peut nous éclairer pendant dix heures encore, monsieur Starr, dit Harry.
— Eh bien, faisons halte, reprit James Starr. J’avoue que mes jambes en ont besoin ! — Et vous, Madge, est-ce que vous ne vous ressentez pas des fatigues d’une aussi longue course ?
— Mais pas trop, monsieur James, répondit la robuste Écossaise. Nous avions l’habitude d’explorer pendant des journées entières l’ancienne houillère d’Aberfoyle.
— Bah ! ajouta Simon Ford, Madge ferait dix fois cette route, s’il le fallait ! Mais j’insiste, monsieur James, ma communication valait-elle la peine de vous être faite ? Osez dire non, monsieur James, osez dire non !
— Eh ! mon vieux compagnon, il y a longtemps que je n’ai ressenti une telle joie ! répondit l’ingénieur. Le peu que nous avons exploré de cette merveilleuse houillère semble indiquer que son étendue est très considérable, au moins en longueur.
— En largeur et en profondeur aussi, monsieur James ! répliqua Simon Ford.
— C’est ce que nous saurons plus tard.
— Et moi, j’en réponds ! Rapportez-vous-en à mon instinct de vieux mineur. Il ne m’a jamais trompé !
— Je veux vous croire, Simon, répondit l’ingénieur en souriant. Mais enfin, tel que j’en puis juger par cette courte exploration, nous possédons les éléments d’une exploitation qui durera des siècles !
— Des siècles ! s’écria Simon Ford. Je le crois bien, monsieur James ! Il se passera mille ans et plus, avant que le dernier morceau de charbon ait été extrait de notre nouvelle mine !
— Dieu vous entende ! répondit James Starr. Quant à la qualité de la houille qui vient affleurer ces parois...
— Superbe ! monsieur James, superbe ! répondit Simon Ford. Voyez cela vous-même ! » Et, ce disant, il détacha d’un coup de pic un fragment de roche noire.
« Voyez ! voyez ! répéta-t-il en l’approchant de sa lampe. Les surfaces de ce morceau de charbon sont luisantes ! Nous aurons là de la houille grasse, riche en matières bitumeuses ! Et comme elle se détaillera en gailleteries, presque sans poussière ! Ah ! monsieur James, il y a vingt ans, voici un gisement qui aurait fait une rude concurrence au Swansea et au Cardiff ! Eh bien, les chauffeurs se le disputeront encore, et, s’il coûte peu à extraire de la mine, il ne s’en vendra pas moins cher au-dehors !
— En effet, dit Madge, qui avait pris le fragment de houille et l’examinait en connaisseuse. C’est là du charbon de bonne qualité. — Emporte-le, Simon, emporte-le au cottage ! Je veux que ce premier morceau de houille brûle sous notre bouilloire !
— Bien parlé, femme ! répondit le vieil overman, et tu verras que je ne me suis pas trompé.
— Monsieur Starr, demanda alors Harry, avez-vous quelque idée de l’orientation probable de cette longue galerie que nous avons suivie depuis notre entrée dans la nouvelle houillère ?
— Non, mon garçon, répondit l’ingénieur. Avec une boussole, j’aurais peut-être pu établir sa direction générale. Mais, sans boussole, je suis ici comme un marin en pleine mer, au milieu des brumes, lorsque l’absence de soleil ne lui permet pas de relever sa position.
— Sans doute, monsieur James, répliqua Simon Ford, mais, je vous en prie, ne comparez pas notre position à celle du marin, qui a toujours et partout l’abîme sous ses pieds ! Nous sommes en terre ferme, ici, et nous n’avons pas à craindre de jamais sombrer !
— Je ne vous ferai pas cette peine, vieux Simon, répondit James Starr. Loin de moi la pensée de déprécier la nouvelle houillère d’Aberfoyle par une comparaison injuste ! Je n’ai voulu dire qu’une chose, c’est que nous ne savons pas où nous sommes.
— Nous sommes dans le sous-sol du comté de Stirling, monsieur James, répondit Simon Ford, et cela, je l’affirme comme si...
— Écoutez ! » dit Harry en interrompant le vieil overman.
Tous prêtèrent l’oreille, ainsi que le faisait le jeune mineur. Le nerf auditif, très exercé chez lui, avait surpris un bruit sourd, comme eût été un murmure lointain. James Starr, Simon et Madge ne tardèrent pas à l’entendre eux-mêmes. Il se produisait, dans les couches supérieures du massif, une sorte de roulement, dont on percevait distinctement le crescendo et le decrescendo successif, si faible qu’il fût.
Tous quatre restèrent pendant quelques minutes, l’oreille tendue, sans proférer une parole.
Puis, tout à coup, Simon Ford de s’écrier :
« Eh ! par saint Mungo ! Est-ce que les wagonnets courent déjà sur les rails de la nouvelle Aberfoyle ?
— Père, répondit Harry, il me semble bien que c’est le bruit que font des eaux en roulant sur un littoral.
— Nous ne sommes pourtant pas sous la mer ! s’écria le vieil overman.
— Non, répondit l’ingénieur, mais il ne serait pas impossible que nous ne fussions sous le lit même du lac Katrine.
— Il faudrait donc que la voûte fût peu épaisse en cet endroit, puisque le bruit des eaux est perceptible ?
— Peu épaisse, en effet, répondit James Starr, et c’est ce qui fait que cette excavation est si vaste.
— Vous devez avoir raison, monsieur Starr, dit Harry.
— En outre, il fait si mauvais temps au-dehors, reprit James Starr, que les eaux du lac doivent être soulevées comme celles du golfe de Forth.
— Eh ! qu’importe, après tout, répondit Simon Ford. La couche carbonifère n’en sera pas plus mauvaise pour se développer au-dessous d’un lac ! Ce ne serait pas la première fois que l’on irait chercher la houille sous le lit même de l’Océan ! Quand nous devrions exploiter tout le fonds et le tréfonds du canal du Nord, où serait le mal ?
— Bien dit, Simon, s’écria l’ingénieur, qui ne put retenir un sourire en regardant l’enthousiaste overman. Poussons nos tranchées sous les eaux de la mer ! Trouons comme une écumoire le lit de l’Atlantique ! Allons rejoindre à coups de pioche nos frères des États-Unis à travers le sous-sol de l’Océan ! Fonçons jusqu’au centre du globe, s’il le faut, pour lui arracher son dernier morceau de houille !
— Croyez-vous rire, monsieur James ? demanda Simon Ford d’un air tant soit peu goguenard.
— Moi, rire ! vieux Simon ! Non ! Mais vous êtes si enthousiaste, que vous m’entraînez jusque dans l’impossible ! Tenez, revenons à la réalité, qui est déjà belle. Laissons là nos pics, que nous retrouverons un autre jour, et reprenons le chemin du cottage ! »
Il n’y avait pas autre chose à faire pour le moment. Plus tard, l’ingénieur, accompagné d’une brigade de mineurs et muni des lampes et ustensiles nécessaires, reprendrait l’exploration de la Nouvelle-Aberfoyle. Mais il était urgent de retourner à la fosse Dochart. La route était facile, d’ailleurs. La galerie courait presque droit à travers le massif jusqu’à l’orifice ouvert par la dynamite. Donc, nulle crainte de s’égarer.
Mais, au moment où James Starr se dirigeait vers la galerie, Simon Ford l’arrêta.
« Monsieur James, lui dit-il, vous voyez cette caverne immense, ce lac souterrain qu’elle recouvre, cette grève que les eaux viennent baigner à nos pieds ? Eh bien, c’est ici que je veux transporter ma demeure, c’est ici que je me bâtirai un nouveau cottage, et, si quelques braves compagnons veulent suivre mon exemple, avant un an, on comptera un bourg de plus dans le massif de notre vieille Angleterre ! »
James Starr, approuvant d’un sourire les projets de Simon Ford, lui serra la main, et tous trois, précédant Madge, s’enfoncèrent dans la galerie, afin de regagner la fosse Dochart.
Pendant le premier mille, aucun incident ne se produisit. Harry marchait en avant, élevant la lampe au-dessus de sa tête. Il suivait soigneusement la galerie principale, sans jamais s’écarter dans les tunnels étroits qui rayonnaient à droite et à gauche. Il semblait donc que le retour dût s’accomplir aussi facilement que l’aller, lorsqu’une fâcheuse complication survint, qui rendit fort grave la situation des explorateurs.
En effet, à un moment où Harry levait sa lampe, un vif déplacement de l’air s’opéra, comme s’il eût été causé par un battement d’ailes invisibles. La lampe, frappée de biais, s’échappa des mains d’Harry, tomba sur le sol rocheux de la galerie et se brisa.
James Starr et ses compagnons furent subitement plongés dans une obscurité absolue. Leur lampe, dont l’huile s’était répandue, ne pouvait plus servir.
« Eh bien, Harry, s’écria Simon Ford, veux-tu donc que nous nous rompions le cou en retournant au cottage ? »
Harry ne répondit pas. Il réfléchissait. Devait-il voir encore la main d’un être mystérieux dans ce dernier accident ? Existait-il donc en ces profondeurs un ennemi dont l’inexplicable antagonisme pouvait créer, un jour, de sérieuses difficultés ? Quelqu’un avait-il intérêt à défendre le nouveau gîte carbonifère contre toute tentative d’exploitation ? En vérité, cela était absurde, mais les faits parlaient d’eux-mêmes, et ils s’accumulaient de manière à changer de simples présomptions en certitudes.
En attendant, la situation des explorateurs était assez mauvaise. Il leur fallait, au milieu de profondes ténèbres, suivre pendant environ cinq milles la galerie qui conduisait à la fosse Dochart. Puis, ils auraient encore une heure de route avant d’avoir atteint le cottage.
« Continuons, dit Simon Ford. Nous n’avons pas un instant à perdre. Nous marcherons en tâtonnant, comme des aveugles. Il n’est pas possible de s’égarer. Les tunnels qui s’ouvrent sur notre chemin ne sont que de véritables boyaux de taupinières, et, en suivant la galerie principale, nous arriverons inévitablement à l’orifice qui nous a livré passage. Ensuite, c’est la vieille houillère. Nous la connaissons, et ce ne sera pas la première fois qu’Harry ou moi nous nous y serons trouvés dans l’obscurité. D’ailleurs, nous retrouverons là les lampes que nous avons laissées. En route, donc ! — Harry, prends la tête. Monsieur James, suivez-le. Madge, tu viendras après, et moi, je fermerai la marche. Ne nous séparons pas surtout, et qu’on se sente les talons, sinon les coudes ! »
Il n’y avait qu’à se conformer aux instructions du vieil overman. Comme il le disait, en tâtonnant on ne pouvait guère se tromper de route. Il fallait seulement remplacer les yeux par les mains, et se fier à cet instinct qui, chez Simon Ford et son fils, était devenu une seconde nature.
Donc, James Starr et ses compagnons marchèrent dans l’ordre indiqué. Ils ne parlaient pas, mais ce n’était pas faute de penser. Il devenait évident qu’ils avaient un adversaire. Mais quel était-il, et comment se défendre de ces attaques si mystérieusement préparées ? Ces idées assez inquiétantes affluaient à leur cerveau. Cependant, ce n’était pas le moment de se décourager.
Harry, les bras étendus, s’avançait d’un pas assuré. Il allait successivement d’une paroi à l’autre de la galerie. Une anfractuosité, un orifice latéral se présentaient-ils, il reconnaissait à la main qu’il ne fallait pas s’y engager, soit que l’anfractuosité fût peu profonde, soit que l’orifice fût trop étroit, et il se maintenait ainsi dans le droit chemin.
Au milieu d’une obscurité à laquelle les yeux ne pouvaient se faire, puisqu’elle était absolue, ce difficile retour dura deux heures environ. En supputant le temps écoulé, en tenant compte de ce que la marche n’avait pu être rapide, James Starr estimait que ses compagnons et lui devaient être bien près de l’issue.
En effet, presque aussitôt, Harry s’arrêta.
« Sommes-nous enfin arrivés à l’extrémité de la galerie ? demanda Simon Ford.
— Oui, répondit le jeune mineur.
— Eh bien, tu dois retrouver l’orifice qui établit la communication entre la Nouvelle-Aberfoyle et la fosse Dochart ?
— Non », répondit Harry, dont les mains crispées ne rencontraient que la surface pleine d’une paroi.
Le vieil overman fit quelques pas en avant, et vint palper lui même la roche schisteuse.
Ou les explorateurs s’étaient égarés pendant le retour, ou l’étroit orifice, creusé dans la paroi par la dynamite, avait été bouché récemment !
Quoi qu’il en soit, James Starr et ses compagnons étaient emprisonnés dans la Nouvelle-Aberfoyle !