Jules Verne ou le bonheur enfoui

Il n’y a pas de lecture plus roborative que celle de Jules Verne, et il est intéressant de rechercher le pourquoi d’une vertu aussi tonique. A première vue, on note son orientation résolument extravertie. On est à l’opposé des subtilités de Mallarmé et des analyses de Proust. Freud, et sa psychologie des profondeurs, n’a pas davantage de place ici. Seul existe le monde extérieur au sens le plus vaste du mot, et on pourrait définir l’invention essentielle de Verne comme celle du roman géographique par opposition au roman historique d’un Alexandre Dumas. Si vous voulez tout savoir sur l’Australie ou la Nouvelle Zélande, lisez Les Enfants du Capitaine Grant... Quant aux personnages verniens, ils sont tout d’une pièce, totalement bons ou totalement méchants, et ils se meuvent en vertu des ressorts les plus conventionnels.

C’est à cette première vue que s’arrêtent les lecteurs les plus hâtifs de Jules Verne. Ils en concluent qu’il s’agit d’un écrivain « pour la jeunesse », donc de 2e, voire de 3e ordre. Nous voudrions tempérer quelque peu un règlement de compte aussi sommaire.

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C’est d’abord que très évidemment cette géographie est une géographie hantée. Si nous sommes aux antipodes de la littérature intimiste, il n’en reste pas moins que le coeur n’est pas absent du monde vernien. Le coeur y est, oui, mais c’est dans une planète, sur un îlot rocheux, dans les abysses de la mer ou au fond d’une mine qu’il bat. Il n’est que d’y aller. Il y a une littérature intimiste. Dans un second cercle concentrique, on trouverait le thème de la maison, enfantine, magique ou hantée. Chez Verne, il faut tracer un troisième cercle, et admettre que c’est le paysage tout entier qui est hanté. Nemo hante l’océan, Silfax hante les mines des Indes Noires, Vasling hante les glaces polaires, etc. Et ces personnages fantomatiques sont en possession d’un double trésor qui s’appelle bonheur et connaissance. C’est à la quête de ce Graal et de cette toison d’or que nous invitent les romans de Verne.

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On ne donnerait pas une idée fausse de la philosophie en disant qu’elle arbitre le duel qui oppose dans la connaissance le sujet connaissant et l’objet connu. Ce duel peut se conclure par le primat total de l’un des termes sur l’autre. Quand l’objet l’emporte totalement sur le sujet, on parle de réalisme absolu. C’est la philosophie adoptée implicitement — et même inconsciemment — par les scientifiques. Selon cette vue, la rationalité est le privilège exclusif du monde extérieur. Les choses sont totalement rationnelles ; elles sont rationnelles jusqu’à l’os, bien que d’une façon de plus en plus subtile et fine à mesure que l’on pénètre leur structure. Toute l’irrationalité se trouve du côté du sujet connaissant, magma grouillant d’ignorances, de superstitions, affections et autres formes de vésanies. L’histoire de la science n’est que celle de l’autonettoyage du sujet qui doit à force de discipline se débarrasser de tout ce fatras pour devenir totalement transparent à l’ordre du monde. A l’opposé de ce réalisme absolu, l’idéalisme absolu — d’un Malebranche ou d’un Berkeley — dénie toute espèce de réalité au monde extérieur. Les choses n’ont d’existence qu’autant qu’elles sont perçues ( « esse est percipi » ) et leurs qualités découlent entièrement de l’activité du sujet. Toutes les théories philosophiques de la connaissance se situent quelque part entre ces deux extrêmes.

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Vue sous cet angle, l’oeuvre de Jules Verne relève tout entière de la philosophie, et sa forme romanesque elle-même peut se ramener à une quête de la rationalité par un sujet connaissant héroïque, affrontant des terres et des mers inconnues, pour la conquérir. C’est la présence et l’aventure de ce sujet qui dramatisent la géographie et la physique élémentaires, auxquelles sans lui se ramènerait toute l’oeuvre de Verne. C’est elle qui la sauve de l’exposé didactique pur, lequel n’en reste pas moins la substance et la récompense du récit.

Certains romans de Jules Verne commencent par la découverte d’un document écrit — incomplet ou incompréhensible — dont le déchiffrement va programmer l’essentiel de l’affabulation. C’est ainsi que le Voyage au centre de la terre s’ouvre sur la découverte à Hambourg d’un grimoire runique par le professeur Otto Lidenbrock. Or il apparaît que ce texte donne la clef de l’exploration du centre de la terre : il n’est que de se laisser glisser dans la cheminée d’un volcan situé en Islande. On parviendra ainsi au centre de la terre. On constate ensuite que cet Otto Lidenbrock dissimule sous les apparences d’un rat de bibliothèque un formidable aventurier rompu à toutes les performances physiques et prêt à toutes les audaces.

Plus révélateur encore, le coup d’envoi des Enfants du capitaine Grant. Là, c’est un message rédigé en trois langues, trouvé dans une bouteille, laquelle voyageait dans l’estomac d’un requin. Or l’humidité a détruit en partie le texte de ces trois versions, et il subsiste des ambiguïtés sur le lieu où se trouve le naufragé qui a envoyé ce message. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit pour les chercheurs de faire coïncider un texte écrit énigmatique avec la réalité géographique et humaine. On reconnaît l’un des traits essentiels du problème de la connaissance : notre esprit étant en possession de telle et telle faculté, comment va s’effectuer la connaissance des objets extérieurs ? Certes ni le réalisme absolu, ni l’idéalisme absolu ne poseraient le problème en ces termes, puisque le sujet dans l’idéalisme, l’objet dans le réalisme s’étalent seuls et souverainement. Jules Verne opte pour un dualisme dont l’un des termes est l’écrit, l’autre la réalité géographique.

Notons que ce schéma romanesque trouve son modèle insurpassable dans le Don Quichotte de Cervantès. En effet quel est le moteur de ce grand récit classique ? Don Quichotte a la tête farcie de récits de chevalerie. Peu à peu l’idée s’impose à lui de vérifier dans la vie réelle la valeur de ces vieilles histoires. Donc il revêt une armure, s’arme d’une lance et part à l’aventure sur sa vieille jument. On connaît la suite.

Cette entreprise donquichottesque est celle de plus d’un héros vernien, et notamment de Phileas Fogg. Ce maniaque de l’exactitude connaît par coeur tous les horaires des trains et des bateaux du monde. Il a pu ainsi combiner, sans sortir de son bureau, un tour du monde qui durerait quatre-vingts jours, ni plus, ni moins. Cela, c’est la connaissance purement a priori. Reste à confronter ce savoir abstrait avec l’expérience. Peut-on réellement faire le tour du monde en quatre-vingts jours ? Essayons donc. On se heurte aussitôt à toutes les infidélités que le monde empirique inflige à la pensée pure. A côté de Phileas Fogg, homme de l’a priori, le sympathique Passepartout va être l’homme de l’a posteriori, celui de l’ingéniosité et des stratagèmes improvisés sur le terrain pour tirer son maître d’un mauvais pas.

La confrontation d’un savoir théorique avec le désordre de la réalité, tel est donc le sujet récurrent de plus d’un roman de Jules Verne. Beaucoup plus explicite est de ce point de vue un bref récit, Maître Zacharius, que l’on peut considérer comme une oeuvre de jeunesse ( 1854 ). Le héros, Zacharius, est un génial horloger de Genève. Qu’a-t-il donc inventé, ce génial Genevois ? L’horloge, tout simplement, ou plutôt l’échappement qui est toute l’horloge puisqu’il la distingue de la clepsydre, autre instrument à mesurer le temps. C’est que la clepsydre fait grossièrement appel à l’écoulement d’un liquide dans un récipient gradué. Pour Zacharius, l’eau appartient à la réalité empirique désordonnée. Qu’on en juge : sa maison repose sur des pilotis fichés dans le lit du Rhône. Sa journée de travail achevée, Zacharius « soulevait un judas pratiqué dans le plancher de son réduit, et là, penché des heures entières, tandis que le Rhône se précipitait avec fracas sous ses yeux, il s’enivrait à ses brumeuses vapeurs ». Curieuse passion, on en conviendra, pour un brave horloger de la cité de Calvin ! Mais c’est que Zacharius avait une relation viscérale avec le temps, et il était fasciné d’horreur par son écoulement sauvage, désordonné et sans mesure possible — tel que les eaux du fleuve roulant ses remous noirs l’incarnaient. Le rôle de l’échappement est justement de s’opposer à ce déferlement anarchique, et d’obliger la force aveugle du ressort ou la pesanteur des poids de l’horloge à se répartir selon le rythme mesuré par le balancier. Ainsi l’énergie se trouve élevée à une dignité supérieure et comme spiritualisée. Zacharius va plus loin : pour lui l’échappement n’est autre que l’équivalent de l’âme. « L’âme est le principe de la vie : donc c’est le mouvement...Mais, sans le corps, ce mouvement serait inégal, irrégulier, impossible ! Aussi le corps vient-il régler l’âme, et, comme le balancier, est-il soumis à des oscillations régulières. Et ceci est tellement vrai que l’on se porte mal lorsque le boire, le manger, le sommeil, en un mot les fonctions du corps ne sont pas convenablement réglées ! Ainsi que dans mes montres, l’âme rend au corps la force perdue par ses oscillations. Eh bien ! qui produit donc cette union intime du corps et de l’âme, sinon un échappement merveilleux, par lequel les rouages de l’un viennent s’engrener dans les rouages de l’autre ? Or voilà ce que j’ai deviné, appliqué, et il n’y a plus de secrets pour moi dans cette vie, qui n’est, après tout, qu’une ingénieuse mécanique ! » Ainsi l’échappement — petite pièce métallique affectant la forme soit d’une ancre, soit d’un cylindre ouvert matérialise ce que les plus grands philosophes ont toujours cherché, ce que Descartes appelait la « glande pinéale » et Kant le « schématisme transcendental », cet organe qui s’insère entre le monde physique et le monde spirituel, jetant une fragile passerelle de l’un à l’autre. Hélas les forces du chaos l’emporteront finalement sur l’ordre de l’horloge, et Zacharius mourra vaincu.

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C’est pourquoi d’autres héros verniens vont chercher — et trouver bien sûr ! le chemin qui mène au paradis, c’est-à-dire en un lieu où les forces anarchiques de la météorologie et des eaux tumultueuses ne pénètrent pas. Ce sont les héros qui incarnent le thème du bonheur enfou.

On citera d’abord le capitaine Nemo, inventeur et maître du sous-marin Nautilus. Ce Nautilus, c’est véritablement la clef d’un paradis à l’abri du déchaînement de tous les éléments, vents, tempêtes, incendie. « Si tout est danger sur un de vos navires soumis aux hasards de l’océan, explique Nemo, si, sur cette mer, la première impression est le sentiment de l’abîme... au-dessous et à bord du Nautilus, le c ur de l’homme n’a plus rien à redouter. Pas de déformation à craindre, car la double coque de ce bateau a la rigidité du fer ; pas de gréement que le roulis ou le tangage fatiguent ; pas de voiles que le vent emporte ; pas de chaudières que la vapeur déchire ; pas d’incendie à redouter, puisque cet appareil est fait de tôle et non de bois ; pas de charbon qui s’épuise puisque l’électricité est son agent mécanique ; pas de rencontre à redouter, puisqu’il est seul à naviguer dans les eaux profondes ; pas de tempête à braver, puisqu’il trouve à quelques mètres au-dessous des eaux l’absolue tranquillité ! » Le fond des océans offre à celui qui consent à y habiter toutes les satisfactions qu’on trouve moins facilement à la surface de la terre : promenades, pêche, chasse, cuisine, spectacles grandioses et surtout connaissances scientifiques irremplaçables. Un piano-orgue permet d’y faire entendre des oeuvres de Weber, Rossini, Mozart, Beethoven, Haydn, Meyerbeer, Herold, Wagner, Auber, Gounod. « Ces musiciens, ajoute Nemo, ce sont les contemporains d’Orphée, car les différences chronologiques s’effacent dans la mémoire des morts — et je suis mort, monsieur le professeur, aussi mort que ceux de vos amis qui reposent à six pieds sous terre. » En effet le bonheur enfoui, c’est le bonheur dans l’au-delà, à l’abri de toutes les vicissitudes de l’existence.

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Si reposer à six pieds sous terre, c’est être mort, que dire des hommes et des femmes qui séjournent en permanence à 1500 pieds de profondeur ? C’est pourtant à ce niveau que l’ancien mineur Simon Ford vit avec toute sa famille dans un « cottage » au fond de la mine désaffectée Dochart. Une mine de charbon désaffectée ! Jules Verne fait passer dans les premières pages des Indes Noires1  toute la tragique poésie de ces lieux maudits. Huit ans avant le Germinal de Zola2, il saisit toute la force symbolique des mines de charbon et la terrible emprise qu’elle exerce sur le destin des hommes qui y travaillent. On en retrouve quelque chose aujourd’hui dans le véritable chagrin que manifestent les mineurs quand leurs puits sont fermés. « La margelle des puits, aux pierres éraillées, disparaissait sous les mousses épaisses. Ici, on reconnaissait les vestiges d’une cage, là les restes d’un parc où s’emmagasinait le charbon, qui devait être trié suivant sa qualité ou sa grosseur. Enfin, débris de tonnes auxquelles pendait un bout de chaîne, fragments de chevalets gigantesques, tôles d’une chaudière éventrée, pistons tordus, longs balanciers qui se penchaient sur l’orifice des puits de pompes, passerelles tremblant au vent, ponceaux frémissant au pied, murailles lézardées, toits à demi effondrés qui dominaient des cheminées aux briques disjointes, ressemblant à ces canons modernes, dont la culasse est frettée d’anneaux cylindriques, de tout cela il sortait une vive impression d’abandon, de misère, de tristesse, que n’offrent pas les ruines du vieux château de pierre, ni les restes d’une forteresse démantelée. »

Ce fameux « cottage » de la famille Ford offre au contraire tous les avantages d’un lieu de séjour idéal, et ses habitants ne souhaitent nullement remonter à la surface. « Aller là-haut ? A quoi bon ? répétait-il, et il ne quittait pas son noir domaine. Dans ce milieu parfaitement sain, d’ailleurs, soumis à une température toujours moyenne, le vieil overman ne connaissait ni les chaleurs de l’été, ni les froids de l’hiver. Les siens se portaient bien. Que pouvait-il désirer de plus ? »

On retrouve ici le thème cher au capitaine Nemo du bonheur par élimination des intempéries. Mais aussi, ces lieux sont hantés. Les mineurs ont déserté les mines qu’on disait épuisées. De tout le personnel, qui s’est affairé des années durant dans ces noirs dédales, le plus étrange était certes le « pénitent de la houillère ». On l’appelait ainsi « parce qu’il portait une grande robe de moine. (   ) A cette époque on n’avait d’autre moyen de détruire le mauvais gaz qu’en le décomposant par de petites explosions, avant que sa légèreté l’eût amassé en trop grandes quantités dans les hauteurs des galeries. C’est pourquoi le pénitent, la face masquée, la tête encapuchonnée dans son épaisse cagoule, tout le corps étroitement serré dans sa robe de bure, allait en rampant sur le sol. Il respirait dans les basses couches, dont l’air était pur, et, de sa main droite, il promenait, en l’élevant au-dessus de sa tête, une torche enflammée. Lorsque le grisou se trouvait répandu dans l’air de manière à former un mélange détonant, l’explosion se produisait sans être funeste, et, en renouvelant souvent cette opération, on parvenait à prévenir les catastrophes. Quelquefois le pénitent, frappé d’un coup de grisou, mourait à la peine. Un autre le remplaçait. » Or le dernier pénitent est toujours là. Il vit retiré au plus profond du fin fond de la mine, à demi fou, jaloux jusqu’au crime de son domaine souterrain. C’est Silfax, le sinistre, toujours accompagné de son oiseau de malheur, un harfang. Sa connaissance mètre par mètre de la mine lui permet les coups les plus meurtriers contre ceux qu’il considère comme des envahisseurs. Or ce Silfax a une arrière-petite-fille, Nell, fleur des ténèbres, car elle est née dans la mine et n’a jamais vu la lumière du jour. A sa grande colère, elle le trahit et passe à l’ennemi, faisant échec aux pièges et catastrophes de son invention. C’est qu’un tendre amour est né entre elle et Harry, le fils du vieux Simon Ford. Rien de plus fantastique que cette idylle, car elle évoque la légende d’Orphée et d’Eurydice, avec cette variante : Orphée, au lieu de ramener Eurydice sur la terre, est séduit par la beauté des Enfers et choisit d’y demeurer avec celle qu’il aime. Quant à Silfax, « roi de l’ombre et du feu », c’est Pluton régnant sur les Enfers avec son oiseau de nuit perché sur son épaule. Nell va-t-elle trahir sa sombre patrie et se laisser séduire par les enfants du soleil ? L’épreuve doit être tentée, et elle donne lieu à des pages qui sont parmi les plus belles de la littérature universelle. Harry va donc mener Nell à la surface de la terre. Il va lui montrer les fleuves et les étoiles, les forêts et les lacs. Les deux amoureux émergent de la mine en pleine nuit de façon à épargner à la jeune fille le choc de la lumière. Mais bientôt le soleil se lève : « A travers la paume de ses mains, Nell percevait encore une lueur rose, qui blanchissait à mesure que le soleil s’élevait au-dessus de l’horizon. Son regard s’y faisait graduellement. Puis, ses paupières se soulevèrent, et ses yeux s’imprégnèrent enfin de la lumière du jour. La pieuse enfant tomba à genoux, s’écriant : Mon Dieu, que votre monde est beau ! » A la fin de cette terrible épreuve, Harry lui pose la question fatidique. « Nell, ma chère Nell, bientôt nous serons rentrés dans notre sombre domaine ! Ne regretteras-tu rien de ce que tu as vu pendant ces quelques heures passées à la pleine lumière du jour ?

— Non, Harry, répondit la jeune fille. Je me souviendrai, mais c’est avec bonheur que je rentrerai avec toi dans notre bien-aimée houillère. »

Cependant Jules Verne fait tout pour nous convaincre qu’il n’y a rien de suicidaire dans cette volonté d’enfouissement. La mine ne se réduit pas à des couloirs de taupinière. Nous voyons s’esquisser une géographie souterraine, un négatif en quelque sorte du monde de la surface. Par exemple une capitale se construira, elle s’appellera évidemment Coal City et se posera en rivale d’Edimbourg, « cette cité soumise aux froids de l’hiver, aux chaleurs de l’été, aux intempéries d’un climat détestable, et qui, dans une atmosphère encrassée de la fumée de ses usines, justifiait trop justement son surnom de Vieille-Enfumée ( Auld-Reeky ) ». Ainsi Jules Verne ne recule pas devant ce paradoxe inouï : pour respirer de l’air pur, descendez au fond de la mine. Paradoxe encore plus incroyable quand on nous dit que la future maison des amoureux se dressera au bord de la mer. Car une caverne immense recouvre d’un ciel de granit une véritable mer souterraine sur laquelle on peut naviguer à l’abri de toute tempête. Trait pour trait, Jules Verne construit ainsi un double idéal de notre monde, idéal et donc enfoui, placé hors de portée des vicissitudes de notre vie superficielle. Ce monde idéal  — comparable au monde des idées de Platon  — est aussi, bien entendu, le monde de la connaissance. Mais il faut passer maintenant à un autre roman : Voyage au centre de la terre ( 1864 ). Là aussi on explore un monde souterrain qui reproduit en l’idéalisant le monde superficiel. Il n’est que de se laisser glisser dans la cheminée d’un volcan islandais en activité. Le monde que l’on découvre à ce prix constitue la base même de la réalité matérielle et vivante que nous vivons superficiellement. En récompense, nous connaîtrons une sorte de bonheur fossile : « Je me réveillai donc, le dimanche matin, sans cette préoccupation habituelle d’un départ immédiat. Et, quoique ce fût au plus profond des abîmes, cela ne laissait pas d’être agréable. D’ailleurs, nous étions faits à cette existence de troglodytes. Je ne pensais guère au soleil, aux étoiles, à la lune, aux arbres, aux maisons, aux villes, à toutes ces superfluités terrestres dont l’être sublunaire s’est fait une nécessité. En notre qualité de fossile, nous faisons fi de ces inutiles merveilles. » On navigue sur une mer intérieure, et si on y jette sa ligne, c’est pour pêcher des poissons disparus depuis des millénaires, pterychtis, ou dipterides, également dépourvus d’yeux. Cependant on voit s’ébattre sur les plages des manières de tapirs géants ( lophiodon ), de rhinocéros aquatiques ( anoplotherium ) et d’oiseaux reptiliens. L’ivresse de la connaissance s’ajoute à la paix ineffable des profondeurs : « Il n’y a plus de saisons ; il n’y a plus de climats ; la chaleur propre du globe s’accroît sans cesse et neutralise celle de l’astre radieux. La végétation s’exagère. Je passe comme une ombre au milieu des fougères arborescentes, foulant de mon pas incertain les marnes irisées et les grès bigarrés du sol ; je m’appuie au tronc des conifères immenses ; je me couche à l’ombre des Sphenophylles, des Asterophylles et des Lycopodes hauts de cent pieds. »

Peut-on rêver vie plus parfaite, bonheur plus complet, euphorie plus inaltérable ?

Michel Tournier


  1. On appelait « Indes Noires » les charbonnages d’Ecosse en raison de la source de richesse qu’ils représentaient pour la Grande-Bretagne.
  2. Les Indes Noires : 1877, Germinal : 1885.

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$Date: 2007/12/23 17:44:43 $