AU XXIXe SIÈCLE*

La journée d’un journaliste américain en 2889

par

Jules Verne

Electronic Text prepared by Christian Sánchez

Edited to HTML by Zvi Har’El

* Cette fantasie a paru pour la première fois, en langue anglaise, en février 1889, dans la revue américaine The Forum, puis elle a été reproduite, avec quelques modifications, en langue française. Dans la version actuelle, on s’est parfois référé au texte primitif anglais.

M. J. V.

LES hommes de ce XXIXe siècle vivent au milieu d’une féerie continuelle, sans avoir l’air de s’en douter. Blasés sur les merveilles, ils restent froids devant celles que le progrès leur apporte chaque jour. Tout leur semble naturel. S’ils la comparaient au passé, ils apprécieraient mieux notre civilisation, et ils se rendraient compte du chemin parcouru. Combien leur apparaîtraient plus admirables nos cités modernes aux voies larges de cent mètres, aux maisons hautes de trois cents, à la température toujours égale, au ciel sillonné par des milliers d’aéro-cars et d’aéro-omnibus ! Auprès de ces villes, dont la population atteint parfois jusqu’à dix millions d’habitants, qu’étaient ces villages, ces hameaux d’il y a mille ans, ces Paris, ces Londres, ces Berlin, ces New York, bourgades mal aérées et boueuses, où circulaient des caisses cahotantes, traînées par des chevaux, — oui ! des chevaux ! c’est à ne pas le croire ! S’ils se représentaient le défectueux fonctionnement des paquebots et des chemins de fer, leurs collisions fréquentes, leur lenteur aussi, quel prix les voyageurs n’attacheraient-ils pas aux aéro-trains, et surtout à ces tubes pneumatiques, jetés à travers les océans, et dans lesquels on les transporte avec une vitesse de quinze cents kilomètres à l’heure ? Enfin ne jouirait-on pas mieux du téléphone et du téléphote, en se disant que nos pères en étaient réduits à cet appareil antédiluvien qu’ils appelaient le « télégraphe » ?

Chose étrange ! Ces surprenantes transformations reposent sur des principes parfaitement connus que nos aïeux, qui n’en tiraient, pour ainsi dire, aucun parti. En effet, la chaleur, la vapeur, l’électricité, sont aussi vieilles que l’homme. À la fin du XIXe siècle, les savants n’affirmaient-ils pas déjà que la seule différence entre les forces physiques et chimiques réside dans un mode de vibration, propre à chacune d’elles, des particules éthériques ?

Puisqu’on avait fait ce pas énorme de reconnaître la parenté de toutes ces forces, il est vraiment inconcevable qu’il ait fallu un temps si long pour arriver à déterminer chacun des modes de vibration qui les différencient. Il est extraordinaire, surtout, que le moyen de passer directement de l’un á l’autre et de les produire les uns sans les autres ait été découvert tout récemment.

C’est cependant ainsi que les choses se sont passées, et c’est seulement en 2790, il y a cent ans, que le célèbre Oswald Nyer y est parvenu.

Un véritable bienfaiteur de l’humanité, ce grand homme ! Sa trouvaille de génie fut la mère de toutes les autres ! Une pléiade d’inventeurs en naquit, aboutissant à notre extraordinaire James Jackson. C’est à ce dernier que nous devons les nouveaux accumulateurs qui condensent, les uns la force contenue dans les rayons solaires, les autres l’électricité emmagasinée au sein de notre globe, ceux-là, enfin, l’énergie provenant d’une source quelconque, chutes d’eau, vents, rivières et fleuves, etc. C’est de lui que nous vient également le transformateur qui, obéissant à l’ordre d’une simple manette, puise la force vive dans les accumulateurs et la rend à l’espace, sous forme de chaleur, de lumière, d’électricité, de puissance mécanique, après en avoir obtenu le travail désiré.

Oui ! c’est du jour où ces deux instruments furent imaginés que date véritablement le progrès. Ils ont donné à l’homme une puissance à peu près infinie. Leurs applications ne se comptent plus. En atténuant les rigueurs de l’hiver par la restitution du trop-plein des chaleurs estivales, ils ont révolutionné l’agriculture. En fournissant la force motrice aux appareils de navigation aérienne, ils ont permis au commerce de prendre un magnifique essor. C’est à eux que l’on doit la production incessante de l’électricité sans piles ni machines, la lumière sans combustion ni incandescence, et enfin cette intarissable source d’énergie, qui a centuplé la production industrielle.

*
**

Eh bien, l’ensemble de ces merveilles, nous allons le rencontrer dans un hôtel incomparable, — l’hôtel du Earth Herald, récemment inauguré dans la 16823e avenue.

Si le fondateur du New York Herald, Gordon Benett, renaissait aujourd’hui, que dirait-il, en voyant ce palais de marbre et d’or, qui appartient à son illustre petit-fils, Francis Benett ? Trente générations se sont succédé, et le New York Herald s’est maintenu dans cette famille des Benett. Il y a deux cents ans, lorsque le gouvernement de l’Union fut transféré de Washington à Centropolis, le journal suivit le gouvernement — à moins que ce ne soit le gouvernement qui ait suivi le journal —, et il prit pour titre : Earth Herald.

Et que l’on ne s’imagine pas qu’il ait périclité sous l’administration de Francis Benett. Non ! Son nouveau directeur allait au contraire lui inculquer une puissance et une vitalité sans égales, en inaugurant le journalisme téléphonique.


« Très bien, votre dernier chapitre... »

On connaît ce système, rendu pratique par l’incroyable diffusion du téléphone. Chaque matin, au lieu d’être imprimé comme dans les temps antiques, le Earth Herald est « parlé ». C’est dans une rapide conversation avec un reporter, un homme politique ou un savant, que les abonnés apprennent ce qui peut les intéresser. Quant aux acheteurs au numéro, on le sait, pour quelques cents, ils prennent connaissance de l’exemplaire du jour dans d’innombrables cabinets phonographiques.

Cette innovation de Francis Benett galvanisa le vieux journal. En quelques mois, sa clientèle se chiffra par quatre-vingt-cinq millions d’abonnés, et la fortune du directeur s’éleva progressivement à trente milliards, de beaucoup dépassés aujourd’hui. Grâce à cette fortune, Francis Benett a pu bâtir son nouvel hôtel, — colossale construction à quatre façades, mesurant chacune trois kilomètres, et dont le toit s’abrite sous le glorieux pavillon soixante-quinze fois étoilé de la Confédération.

À cette heure, Francis Benett, roi des journalistes, serait le roi des deux Amériques, si les Américains pouvaient jamais accepter un souverain quelconque. Vous en doutez ? Mais les plénipotentiaires de toutes les nations et nos ministres eux-mêmes se pressent à sa porte, mendiant ses conseils, quêtant son approbation, implorant l’appui de son tout-puissant organe. Comptez les savants qu’il encourage, les artistes qu’il entretient, les inventeurs qu’il subventionne ! Royauté fatigante que la sienne, travail sans repos, et, bien certainement, un homme d’autrefois n’aurait pu résister à un tel labeur quotidien. Très heureusement, les hommes d’aujourd’hui sont de constitution plus robuste, grâce aux progrès de l’hygiène et de la gymnastique, qui de trente-sept ans ont fait monter à soixante-huit la moyenne de la vie humaine, — grâce aussi à la préparation des aliments aseptiques, en attendant la prochaine découverte de l’air nutritif, qui permettra de se nourrir... rien qu’en respirant.

Et maintenant, s’il vous plaît de connaître tout ce que comporte la journée d’un directeur du Earth Herald, prenez la peine de le suivre dans ses multiples occupations, — aujourd’hui même, ce 25 juillet de la présente année 2889.

*
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Francis Benett, ce matin-là, s’est réveillé d’assez maussade humeur. Voilà huit jours que sa femme est en France et il se trouve un peu seul. Le croirait-on ? Depuis dix ans qu’ils sont mariés, c’était la première fois que Mrs. Edith Benett, la professionnal beauty, fait une si longue absence. D’ordinaire, deux ou trois jours suffisent à ses fréquents voyages en Europe, et plus particulièrement à Paris, où elle va acheter ses chapeaux.

Dès son réveil, Francis Benett mit donc en action son phonotéléphote, dont les fils aboutissent à l’hôtel qu’il possède aux Champs-Élysées.

Le téléphone, complété par le téléphote, encore une conquête de notre époque ! Si la transmission de la parole par les courants électriques est déjà fort ancienne, c’est d’hier seulement que l’on peut aussi transmettre l’image. Précieuse découverte, dont Francis Benett ne fut pas le dernier à bénir l’inventeur, lorsqu’il aperçut sa femme, reproduite dans un miroir téléphotique, malgré l’énorme distance qui l’en séparait.

Douce vision ! Un peu fatiguée du bal ou du théâtre de la veille, Mrs. Benett est encore au lit. Bien qu’il soit près de midi là-bas, elle dort, sa tête charmante enfouie dans les dentelles de l’oreiller.

Mais la voilà qui s’agite... ses lèvres tremblent... Elle rêve sans doute ?... Oui ! elle rêve... Un nom s’échappe de sa bouche : « Francis... mon cher Francis !... »

Son nom, prononcé par cette douce voix, a donné à l’humeur de Francis Benett un tour plus heureux. Ne voulant pas réveiller la jolie dormeuse, il saute rapidement hors du lit, et pénètre dans son habilleuse mécanique.

Deux minutes après, sans qu’il eût recours à l’aide d’un valet de chambre, la machine le déposait, lavé, coiffé, chaussé, vêtu et boutonné du haut en bas, sur le seuil de ses bureaux. La tournée quotidienne allait commencer. Ce fut dans la salle des romanciers-feuilletonistes que Francis pénétra tout d’abord.

Très vaste, cette salle, surmontée d’une large coupole translucide. Dans un coin, divers appareils téléphoniques par lesquels les cent littérateurs du Earth Herald racontent cent chapitres de cent romans au public enfiévré.

Avisant un des feuilletonistes qui prenait cinq minutes de repos :

« Très bien, mon cher, lui dit Francis Benett, très bien, votre dernier chapitre ! La scène où la jeune villageoise aborde avec son galant quelques problèmes de philosophie transcendante est d’une très fine observation. On n’a jamais mieux peint les mœurs champêtres ! Continuez, mon cher Archibald, bon courage ! Dix mille abonnés nouveaux depuis hier, grâce à vous !

— Mr. John Last, reprit-il en se tournant vers un autre de ses collaborateurs, je suis moins satisfait de vous ! Ça n’est pas vécu, votre roman ! Vous courez trop vite au but ! Et bien, et les procédés documentaires ? Il faut disséquer, John Last, il faut disséquer ! Ce n’est pas avec une plume qu’on écrit de notre temps, c’est avec un bistouri ! Chaque action dans la vie réelle est la résultante de pensées fugitives et successives, qu’il faut dénombrer avec soin, pour créer un être vivant ! Et quoi de plus facile en se servant de l’hypnotisme électrique, qui dédouble l’homme et sépare ses deux personnalités ! Regardez-vous vivre, mon cher John Last ! Imitez votre confrère que je complimentais tout à l’heure ! Faites-vous hypnotiser... Hein ?... Vous le faites, dites-vous ?... Pas assez alors, pas assez ! »

Cette petite leçon donnée, Francis Benett poursuit son inspection et pénètre dans la salle du reportage. Ses quinze cents reporters, placés devant un égal nombre de téléphones, communiquaient alors aux abonnés les nouvelles reçues pendant la nuit des quatre coins du monde. L’organisation de cet incomparable service a été souvent décrite. Outre son téléphone, chaque reporter a devant lui une série de commutateurs, permettant d’établir la communication avec telle ou telle ligne téléphotique. Les abonnés ont donc non seulement le récit, mais la vue des événements. Quand il s’agit d’un « fait-divers » déjà passé au moment où on le raconte, on en transmet les phases principales, obtenues par la photographie intensive.

Francis Benett interpelle un des dix reporters astronomiques, — un service qui s’accroîtra avec les récentes découvertes faites dans le monde stellaire.

« Eh bien, Cash, qu’avez-vous reçu ?...

— Des phototélégrammes de Mercure, de Vénus et de Mars, monsieur.

— Intéressant, ce dernier ?...

— Oui ! une révolution dans le Central Empire, au profit des réactionnaires libéraux contre les républicains conservateurs.

— Comme chez nous, alors ! — Et de Jupiter ?...

— Rien encore ! Nous n’arrivons pas à comprendre les signaux des Joviens. Peut-être les nôtres ne leur parviennent-ils pas ?...

— Cela vous regarde, et je vous en rends responsable, monsieur Cash ! » répondit Francis Benett, qui, fort mécontent, gagna la salle de rédaction scientifique.

Penchés sur leurs compteurs, trente savants s’y absorbaient dans des équations du quatre-vingt-quinzième degré. Quelques-uns se jouaient même au milieu des formules de l’infini algébrique et de l’espace à vingt-quatre dimensions, comme un élève d’élémentaires avec les quatre règles de l’arithmétique.

Francis Benett tomba parmi eux à la façon d’une bombe.

« Eh bien, messieurs, que me dit-on ? Aucune réponse de Jupiter ?... Ce sera donc toujours la même chose ! Voyons, Corley, depuis vingt ans que vous potassez cette planète, il me semble...

— Que voulez-vous, monsieur, répondit le savant interpellé, notre optique laisse encore beaucoup à désirer, et, même avec nos télescopes de trois kilomètres...

— Vous entendez, Peer ! interrompit Francis Benett, en s’adressant au voisin de Corley. L’optique laisse à désirer !... C’est votre spécialité, cela, mon cher ! Mettez des lunettes, que diable ! mettez des lunettes ! »

Puis, revenant à Corley :

« Mais, à défaut de Jupiter, obtenons-nous au moins un résultat de la Lune ?...

— Pas davantage, monsieur Benett !

— Ah ! cette fois, vous n’accuserez pas l’optique ! La lune est six cents fois moins éloignée que Mars, avec lequel, cependant, notre service de correspondance est régulièrement établi. Ce ne sont pas les télescopes qui manquent...


Il vit que les mécaniciens se croisaient les bras...

— Non ! mais ce sont les habitants, répondit Corley avec un fin sourire de savant truffé d’X !

— Vous osez affirmer que la Lune est inhabitée ?

— Du moins, monsieur Benett, sur la face qu’elle nous présente. Qui sait si de l’autre côté...

— Eh bien, Corley, il y a un moyen très simple de s’en assurer...

— Et lequel ?...

— C’est de retourner la Lune ! »

Et, ce jour-là, les savants de l’usine Benett piochèrent les moyens mécaniques qui devaient amener le retournement de notre satellite.

Du reste Francis Benett avait lieu d’être satisfait. L’un des astronomes du Earth Herald venait de déterminer les éléments de la nouvelle planète Gandini. C’est à douze trillions, huit cent quarante et un billions, trois cent quarante-huit millions, deux cent quatre-vingt-quatre mille six cent vingt-trois mètres et sept décimètres, que cette planète décrit son orbite autour du Soleil, en cinq cent soixante-douze ans, cent quatre-vingt-quatorze jours, douze heures, quarante-trois minutes, neuf secondes et huit dixièmes de seconde.

Francis Benett fut enchanté de cette précision.

« Bien ! s’écria-t-il, hâtez-vous d’en informer le service de reportage. Vous savez quelle passion le public apporte à ces questions astronomiques. Je tiens à ce que la nouvelle paraisse dans le numéro d’aujourd’hui ! »

Avant de quitter la salle des reporters, Francis Benett poussa une pointe vers le groupe spécial des interviewers, et s’adressant à celui qui était chargé des personnages célèbres :

« Vous avez interviewé le président Wilcox ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur Benett, et je publie dans la colonne des informations que c’est décidément une dilatation de l’estomac dont il souffre, et qu’il se livre aux lavages tubiques les plus consciencieux.

— Parfait. Et cette affaire de l’assassin Chapmann ?... Avez-vous interviewé les jurés qui doivent siéger aux Assises ?...

— Oui, et tous sont d’accord sur la culpabilité, de telle sorte que l’affaire ne sera même pas renvoyée devant eux. L’accusé sera exécuté avant d’avoir été condamné...

— Parfait !... Parfait !... »

La salle adjacente, vaste galerie longue d’un demi-kilomètre, était consacrée à la publicité, et l’on imagine aisément ce que doit être la publicité d’un journal tel que le Earth Herald. Elle rapporte en moyenne trois millions de dollars par jour. Grâce à un ingénieux système, d’ailleurs, une partie de cette publicité se propage sous une forme absolument nouvelle, due à un brevet acheté au prix de trois dollars à un pauvre diable qui est mort de faim. Ce sont d’immenses affiches, réfléchies par les nuages, et dont la dimension est telle que l’on peut les apercevoir d’une contrée tout entière. De cette galerie, mille projecteurs étaient sans cesse occupés à envoyer aux nues, qui les reproduisaient en couleur, ces annonces démesurées.

Mais, ce jour-là, lorsque Francis Benett entre dans la salle de publicité, il voit que les mécaniciens se croisent les bras auprès de leurs projecteurs inactifs. Il s’informe... Pour toute réponse, on lui montre le ciel d’un bleu pur.

« Oui !... du beau temps, murmure-t-il, et pas de publicité aérienne possible ! Que faire ? S’il ne s’agissait que de pluie, on pourrait la produire ! Mais ce n’est pas de la pluie, ce sont des nuages qu’il nous faudrait !...

— Oui... de beaux nuages bien blancs ! répond le mécanicien-chef.

— Eh bien, monsieur Samuel Mark, vous vous adresserez à la rédaction scientifique, service météorologique. Vous lui direz de ma part qu’elle s’occupe activement de la question des nuages artificiels. On ne peut vraiment pas rester ainsi à la merci du beau temps ! »

*
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Après avoir achevé l’inspection des diverses branches du journal, Francis Benett passa au salon de réception, où l’attendaient les ambassadeurs et ministres plénipotentiaires, accrédités près du gouvernement américain. Ces messieurs venaient chercher les conseils du tout-puissant directeur. Au moment où Francis Benett entrait dans ce salon, on y discutait avec une certaine vivacité.

« Que Votre Excellence me pardonne, disait l’ambassadeur de France à l’ambassadeur de Russie, mais je ne vois rien à changer à la carte de l’Europe. Le Nord aux Slaves, soit ! Mais le Midi aux Latins ! Notre commune frontière du Rhin me paraît excellente ! D’ailleurs, sachez-le bien, mon gouvernement résistera à toute entreprise qui serait faite contre nos préfectures de Rome, de Madrid et de Vienne !

— Bien parlé ! dit Francis Benett, en intervenant dans le débat. Comment, monsieur l’Ambassadeur de Russie, vous n’êtes pas satisfait de votre vaste empire, qui, des bords du Rhin, s’étend jusqu’aux frontières de la Chine, un empire dont l’Océan glacial, l’Atlantique, la mer Noire, le Bosphore, l’Océan indien, baignent l’immense littoral ? Et puis, à quoi bon des menaces ? La guerre est-elle possible avec les inventions modernes, ces obus asphyxiants qu’on envoie à des distances de cent kilomètres, ces étincelles électriques, longues de vingt lieues, qui peuvent anéantir d’un seul coup tout un corps d’armée, ces projectiles que l’on charge avec les microbes de la peste, du choléra, de la fièvre jaune, et qui détruiraient toute une nation en quelques heures ?

— Nous le savons, monsieur Benett ! répondit l’ambassadeur de Russie. Mais fait-on ce que l’on veut ?... Poussés nous-mêmes par les Chinois sur notre frontière orientale, il nous faut bien, coûte que coûte, tenter quelque effort vers l’ouest...

— N’est-ce que cela, monsieur ? répliqua Francis Benett d’un ton protecteur. Eh bien, puisque la prolification chinoise est un danger pour le monde, nous pèserons sur le Fils du Ciel ! Il faudra bien qu’il impose à ses sujets un maximum de natalité qu’ils ne pourront dépasser sous peine de mort ! Un enfant de trop ?... Un père de moins ! Cela fera compensation. — Et vous, monsieur, dit le directeur du Earth Herald, en s’adressant au consul d’Angleterre, que puis-je pour votre service ?...

— Beaucoup, monsieur Benett, répondit ce personnage. Il suffirait que votre journal voulût bien entamer une campagne en notre faveur...

— Et à quel propos ?...

— Tout simplement pour protester contre l’annexion de la Grande-Bretagne aux États-Unis...

— Tout simplement ! s’écria Francis Benett, en haussant les épaules. Une annexion vieille de cent cinquante ans déjà ! Mais messieurs les Anglais ne se résigneront donc jamais à ce que, par un juste retour des choses d’ici-bas, leur pays soit devenu colonie américaine ? C’est de la folie pure ! Comment votre gouvernement a-t-il pu croire que j’entamerais cette antipatriotique campagne...

— Monsieur Benett, la doctrine de Monroë, c’est toute l’Amérique aux Américains, vous le savez, mais rien que l’Amérique, et non pas...

— Mais l’Angleterre n’est qu’une de nos colonies, monsieur, l’une des plus belles. Ne comptez pas que nous consentions jamais à la rendre !

— Vous refusez ?...

— Je refuse, et si vous insistiez, nous ferions naître un casus belli, rien que sur l’interview de l’un de nos reporters !

— C’est donc la fin ! murmura le consul accablé. Le Royaume-Uni, le Canada et la Nouvelle-Bretagne sont aux Américains, les Indes sont aux Russes, l’Australie et la Nouvelle-Zélande sont à elles-mêmes ! De tout ce qui fut autrefois l’Angleterre, que nous reste-t-il ?... Plus rien !

— Plus rien, monsieur ! riposta Francis Benett. Eh bien, et Gibraltar ? »

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Midi sonnait en ce moment. Le directeur du Earth Herald, terminant l’audience d’un geste, quitta le salon, s’assit sur un fauteuil roulant et gagna en quelques minutes sa salle à manger, située à un kilomètre de là, à l’extrémité de l’hôtel.


« Où va monsieur ? » demanda l’aéro-coachman.

La table est dressée. Francis Benett y prend place. À portée de sa main est disposée une série de robinets, et, devant lui, s’arrondit la glace d’un phonotéléphote, sur laquelle apparaît la salle à manger de son hôtel de Paris. Malgré la différence d’heures, Mr. et Mrs. Benett se sont entendus pour déjeuner en même temps. Rien de charmant comme d’être ainsi en tête-à-tête malgré la distance, de se voir, de se parler au moyen des appareils phonotéléphotiques.

Mais, en ce moment, la salle de Paris est vide.

« Edith se sera mise en retard ! se dit Francis Benett. Oh ! l’exactitude des femmes ! Tout progresse, excepté cela !... »

Et, en faisant cette trop juste réflexion, il tourne un des robinets.

Comme tous les gens à leur aise de notre époque, Francis Benett, renonçant à la cuisine domestique, est un des abonnés de la grande Société d’alimentation à domicile. Cette Société distribue par un réseau de tubes pneumatiques des mets de mille espèces. Ce système est coûteux, sans doute, mais la cuisine est meilleure, et il a cet avantage qu’il supprime la race horripilante des cordons-bleus des deux sexes.

Francis Benett déjeuna donc seul, non sans quelque regret. Il achevait son café, lorsque Mrs. Benett, rentrant chez elle, apparut dans la glace du téléphote.

« D’où viens-tu donc, ma chère Edith ? demanda Francis Benett.

— Tiens ! répondit Mrs. Benett, tu as fini ?... Je suis donc en retard ?... D’où je viens ?... mais de chez mon modiste !... Il y a, cette année, des chapeaux ravissants ! Ce ne sont même plus des chapeaux... ce sont des dômes, des coupoles !... Je me serai un peu oubliée !...

— Un peu, ma chère, si bien que voici mon déjeuner fini...

— Eh bien, va, mon ami... va à tes occupations, répondit Mrs. Benett. J’ai encore une visite à faire chez mon couturier-modeleur. »

Et ce couturier n’était rien moins que le célèbre Wormspire, celui qui a si judicieusement dit : « La femme n’est qu’une question de formes ! »

Francis Benett baisa la joue de Mrs. Benett sur la glace du téléphote, et se dirigea vers la fenêtre, où l’attendait son aérocar.

« Où va monsieur ? demanda l’aéro-coachman.

— Voyons... j’ai le temps... répondit Francis Benett. Conduisez-moi à mes fabriques d’accumulateurs du Niagara. »

L’aéro-car, machine admirable fondée sur le principe du plus lourd que l’air, s’élança à travers l’espace, à raison de six cents kilomètres à l’heure. Au-dessous de lui défilaient les villes avec leurs trottoirs mouvants qui transportent les passants le long des rues, les campagnes recouvertes comme d’une immense toile d’araignée du réseau des fils électriques.

En une demi-heure, Francis Benett eut atteint sa fabrique du Niagara, dans laquelle, après avoir utilisé la force des cataractes à produire de l’énergie, il la vend ou la loue aux consommateurs. Puis, sa visite achevée, il revint par Philadelphie, Boston et New York à Centropolis, où son aéro-car le déposa vers cinq heures.

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Il y avait foule dans la salle d’attente du Earth Herald. On guettait le retour de Francis Benett pour l’audience quotidienne qu’il accorde aux solliciteurs. C’étaient des inventeurs quémandant des capitaux, des brasseurs d’affaires proposant des opérations, toutes excellentes à les entendre. Parmi ces propositions diverses, il faut faire un choix, rejeter les mauvaises, examiner les douteuses, accueillir les bonnes.

Francis Benett eut rapidement expédié ceux qui n’apportaient que des idées inutiles ou impraticables. L’un ne prétendait-il pas faire revivre la peinture, cet art tombé en telle désuétude que l’Angélus de Millet venait d’être vendu quinze francs, et cela, grâce aux progrès de la photographie en couleur, inventée, à la fin du XXe siècle, par le Japonais Aruziswa-Riochi-Nichome-Sanjukamboz-Kio-Baski-Kû, dont le nom est devenu si facilement populaire ? L’autre n’avait-il pas trouvé le bacille biogène, qui devait rendre l’homme immortel, après avoir été introduit dans l’organisme humain ? Celui-ci, un chimiste, ne venait-il pas de découvrir un nouveau corps, le Nihilium, dont le gramme ne coûtait que trois millions de dollars ? Celui-là, un médecin audacieux, ne prétendait-il pas qu’il possédait un spécifique contre le rhume de cerveau ?...

Tous ces rêveurs furent promptement éconduits.

Quelques autres reçurent meilleur accueil, et, d’abord, un jeune homme, dont le vaste front annonçait la vive intelligence.

« Monsieur, dit-il, si autrefois on comptait soixante-quinze corps simples, ce nombre est réduit à trois aujourd’hui, vous le savez ?

— Parfaitement, répondit Francis Benett.

— Eh bien, monsieur, je suis sur le point de ramener ces trois à un seul. Si l’argent ne me manque pas, dans quelques semaines, j’aurai réussi.

— Et alors ?...

— Alors, monsieur, j’aurai tout bonnement déterminé l’absolu.

— Et la conséquence de cette découverte ?...

— Ce sera la création facile de toute matière, pierre, bois, métal, fibrine...

— Prétendriez-vous donc parvenir à fabriquer une créature humaine ?...

— Entièrement... Il n’y manquera que l’âme !...

— Que cela ! » répondit ironiquement Francis Benett qui attacha cependant ce jeune chimiste à la rédaction scientifique du journal.

Un second inventeur, se basant sur de vieilles expériences, qui dataient du XIXe siècle, et souvent renouvelées depuis, avait l’idée de déplacer une ville entière d’un seul bloc. Il s’agissait, en l’espèce, de la ville de Saaf, située à une quinzaine de milles de la mer, et qu’on transformerait en station balnéaire, après l’avoir amenée sur rails jusqu’au littoral. D’où une énorme plus-value pour les terrains bâtis et à bâtir.

Francis Benett, séduit par ce projet, consentit à se mettre de moitié dans l’affaire.

« Vous savez, monsieur, lui dit un troisième postulant, que, grâce à nos accumulateurs et transformateurs solaires et terrestres, nous avons pu égaliser les saisons. Je me propose de faire mieux encore. Transformons en chaleur une part de l’énergie dont nous disposons, et envoyons cette chaleur aux contrées polaires dont elle fondra les glaces...

— Laissez-moi vos plans, répondit Francis Benett, et revenez dans huit jours ! »

Enfin, un quatrième savant apportait la nouvelle que l’une des questions qui passionnaient le monde entier allait recevoir sa solution ce soir même.

On sait qu’il y a un siècle, une hardie expérience avait attiré l’attention publique sur le docteur Nathaniel Faithburn. Partisan convaincu de l’hibernation humaine, c’est-à-dire de la possibilité de suspendre les fonctions vitales, puis de les faire renaître après un certain temps, il s’était décidé à expérimenter sur lui-même l’excellence de sa méthode. Après avoir, par testament olographe, indiqué les opérations propres à le ramener à la vie dans cent ans jour pour jour, il s’était soumis à un froid de 172 degrés ; réduit alors à l’état de momie, le docteur Faithburn avait été enfermé dans un tombeau pour la période convenue.

Or, c’était précisément ce jour-ci, 25 juillet 2889, que le délai expirait, et l’on venait offrir à Francis Benett de procéder dans l’une des salles du Earth Herald à la résurrection si impatiemment attendue. Le public pourrait de la sorte être tenu au courant seconde par seconde.

La proposition fut acceptée, et, comme l’opération ne devait pas se faire avant dix heures du soir, Francis Benett vint s’étendre dans le salon d’audition sur une chaise longue. Puis, tournant un bouton, il se mit en communication avec le Central Concert.

Après une journée si occupée, quel charme il trouva aux œuvres de nos meilleurs maestros, basées, comme on le sait, sur une succession de délicieuses formules harmonico-algébriques !

L’obscurité s’était faite, et, plongé dans un sommeil demi-extatique, Francis Benett ne s’en apercevait même pas. Mais une porte s’ouvrit soudain.

« Qui va là ? » dit-il en touchant un commutateur, placé sous sa main.

Aussitôt, par un ébranlement électrique produit sur l’éther, l’air devint lumineux.

« Ah ! c’est vous, docteur ? dit Francis Benett.

— Moi-même, répondit le docteur Sam, qui venait faire sa visite quotidienne — (abonnement à l’année). Comment va ?

— Bien !

— Tant mieux... Voyons cette langue ? »

Et il la regarda au microscope.

« Bonne... Et ce pouls ?... »

Il le tâta avec un pulsographe, analogue aux instruments qui enregistrent les trépidations du sol.

« Excellent !... Et l’appétit ?...

— Euh !

— Oui... l’estomac !... Il ne va plus bien, l’estomac ! Il vieillit, l’estomac !... Il faudra décidément vous en faire remettre un neuf !...

— Nous verrons ! répondit Francis Benett. En attendant, docteur, vous dînez avec moi ! »

Pendant le repas, la communication phonotéléphotique avait été établie avec Paris. Cette fois, Mrs. Benett était devant sa table, et le dîner, entremêlé des bons mots du docteur Sam, fut charmant. Puis, à peine terminé :

« Quand comptes-tu revenir à Centropolis, ma chère Edith ? demanda Francis Benett.

— Je vais partir à l’instant.

— Par le tube ou l’aéro-train ?...

— Par le tube.

— Alors tu seras ici ?

— À onze heures cinquante-neuf du soir.

— Heure de Paris ?...

— Non, non !... Heure de Centropolis.

— À bientôt donc, et surtout ne manque pas le tube ! »

Ces tubes sous-marins, par lesquels on vient d’Europe en deux cent quatre-vingt-quinze minutes, sont infiniment préférables en effect aux aéro-trains, qui ne font que mille kilomètres à l’heure.

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Le docteur s’étant retiré, après avoir promis de revenir pour assister à la résurrection de son confrère Nathaniel Faithburn, Francis Benett, voulant arrêter les comptes du jour, passa dans son bureau. Opération énorme, quand il s’agit d’une entreprise dont les frais quotidiens s’élèvent à huit cent mille dollars. Très heureusement, les progrès de la mécanique moderne facilitent singulièrement ce genre de travail. À l’aide du piano-compteur-électrique, Francis Benett eut bientôt achevé sa besogne.

Il était temps. À peine avait-il frappé la dernière touche de l’appareil totalisateur, que sa présence était réclamée au salon d’expérience. Il s’y rendit aussitôt et fut accueilli par un nombreux cortège de savants, auxquels s’était joint le docteur Sam.

Le corps de Nathaniel Faithburn est là, dans sa bière, qui est placée sur des tréteaux au milieu de la salle.

Le téléphote est actionné. Le monde entier va pouvoir suivre les diverses phases de l’opération.

On ouvre le cercueil... On en sort Nathaniel Faithburn... Il est toujours comme une momie, jaune, dur, sec. Il résonne comme du bois... On le soumet à la chaleur... à l’électricité... Aucun résultat... On l’hypnotise... On le suggestionne... Rien n’a raison de cet état ultra-cataleptique...

« Eh bien, docteur Sam ?... demande Francis Benett.

Le docteur Sam se penche sur le corps, il l’examine avec la plus vive attention... Il lui introduit, au moyen d’une injection hypodermique quelques gouttes du fameux élixir Brown-Séquard, qui est encore à la mode... La momie est plus momifiée que jamais.

« Eh bien, répond le docteur Sam, je crois que l’hibernation a été trop prolongée...

— Ah ! ah!...

— Et que Nathaniel Faithburn est mort.

— Mort ?...

— Aussi mort qu’on peut l’être !

— Depuis quand serait-il mort ?...

— Depuis quand ?... répond le docteur Sam. Mais... depuis cent ans, c’est-à-dire depuis qu’il a eu la fâcheuse idée de se faire congeler par amour de la science !...

— Allons, dit Francis Benett, voilà une méthode qui a besoin d’être perfectionnée !

— Perfectionnée est le mot », répond le docteur Sam, tandis que la commission scientifique d’hibernation remporte son funèbre colis.

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Francis Benett, suivi du docteur Sam, regagna sa chambre et, comme il paraissait très fatigué après une journée si bien remplie, le docteur lui conseilla de prendre un bain avant de se coucher.

« Vous avez raison, docteur... cela me reposera...

— Tout à fait, monsieur Benett, et, si vous le voulez, je vais commander en sortant...

— C’est inutile, docteur. Il y a toujours un bain préparé dans l’hôtel, et je n’ai même pas l’ennui d’aller le prendre hors de ma chambre. Tenez, rien qu’en touchant ce bouton, la baignoire va se mettre en mouvement, et vous la verrez se présenter toute seule avec de l’eau à la température de trente-sept degrés ! »

Francis Benett venait de presser le bouton. Un bruit sourd naissait, s’enflait, grandissait... Puis, une des portes s’ouvrit, et la baignoire apparut, glissant sur ses rails...

Ciel ! Tandis que le docteur Sam se voile la face, de petits cris de pudeur effarouchée s’échappent de la baignoire...

Arrivée depuis une demi-heure à l’hôtel par le tube transocéanique, Mrs. Benett était dedans...

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Le lendemain, 26 juillet 2889, le directeur du Earth Herald recommençait sa tournée de vingt kilomètres à travers ses bureaux, et, le soir, quand son totalisateur eut opéré, ce fut par deux cent cinquante mille dollars qu’il chiffra le bénéfice de cette journée — cinquante mille de plus que la veille.

Un bon métier, le métier de journaliste à la fin du XXIXe siècle !



Hier et Demain, 1910



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