Jules Verne
L’archipel en feu
(Chapitre IV-VI)
45 illustrations par L. Benett
Librairie Hachette
Paris 1926
© Andrzej Zydorczak
Triste maison d’un riche.
endant que la Karysta se dirigeait vers le nord pour une destination connue seulement de son capitaine, il se passait à Corfou un fait qui, pour être d’ordre privé, n’en devait pas moins attirer l’attention publique sur les principaux personnages de cette histoire.
On sait que depuis 1815, par suite des traités qui portent cette date, le groupe des îles Ioniennes avait été placé sous le protectorat de l’Angleterre, après avoir accepté celui de la France jusqu’en 1814.1
De tout ce groupe qui comprend Cérigo, Zante, Ithaque, Céphalonie, Leucade, Paxos et Corfou, cette dernière île, la plus septentrionale, est aussi la plus importante. C’est l’ancienne Corcyre. Or, une île qui eut pour roi Alcinoüs, l’hôte généreux de Jason et de Médée, qui, plus tard, accueillit le sage Ulysse, après la guerre de Troie, a bien droit à tenir une place considérable dans l’histoire ancienne. Après avoir été en lutte avec les Francs, les Bulgares, les Sarrasins, les Napolitains, ravagée au seizième siècle par Barberousse, protégée au dix-huitième par le comte de Schulembourg, et, à la fin du premier empire, défendue par le général Donzelot, elle était alors la résidence d’un Haut Commissaire anglais.
A cette époque, ce Haut Commissaire était sir Frederik Adam, gouverneur des îles Ioniennes. En vue des éventualités que pouvait provoquer la lutte des Grecs contre les Turcs, il avait toujours sous la main quelques frégates destinées à faire la police de ces mers. Et il ne fallait pas moins que des bâtiments de haut bord pour maintenir l’ordre dans cet archipel, livré aux Grecs, aux Turcs, aux porteurs de lettres de marque, sans parler des pirates, n’ayant d’autre commission que celle qu’ils s’arrogeaient de piller à leur convenance les navires de toute nationalité.
On rencontrait alors à Corfou un certain nombre d’étrangers, et, plus particulièrement, de ceux qui avaient été attirés, depuis trois ou quatre ans, par les diverses phases de la guerre de l’Indépendance. C’était de Corfou que les uns s’embarquaient pour aller rejoindre. C’était à Corfou que venaient s’installer les autres, auxquels d’excessives fatigues imposaient un repos de quelque temps.
Parmi ces derniers, il convient de citer un jeune Français. Passionné pour cette noble cause, depuis cinq ans, il avait pris une part active et glorieuse aux principaux événements dont la péninsule hellénique était le théâtre.
Henry d’Albaret, lieutenant de vaisseau de la marine royale, un des plus jeunes officiers de son grade, maintenant en congé illimité, était venu se ranger, dès le début de la guerre, sous le drapeau des Philhellènes français. Agé de vingt-neuf ans, de taille moyenne, d’une constitution robuste, qui le rendait propre à supporter toutes les fatigues du métier de marin, ce jeune officier, par la grâce de ses manières, la distinction de sa personne, la franchise de son regard, le charme de sa physionomie, la sûreté de ses relations, inspirait dès l’abord une sympathie qu’une plus longue intimité ne pouvait qu’accroître.
Henry d’Albaret appartenait à une riche famille, parisienne d’origine. Il avait à peine connu sa mère. Son père était mort à peu près à l’époque de sa majorité, c’est-à-dire deux ou trois ans après sa sortie de l’école navale. Maître d’une assez belle fortune, il n’avait point pensé que ce fût une raison d’abandonner son métier de marin. Au contraire. Il continua donc à suivre cette carrière, – l’une des plus belles qui soient au monde, – et, il était lieutenant de vaisseau quand le pavillon grec fut arboré en face du croissant turc dans la Grèce du nord et le Péloponnèse.
Henry d’Albaret n’hésita pas. Comme tant d’autres braves jeunes gens irrésistiblement entraînés par ce mouvement, il accompagna les volontaires que des officiers français allaient guider jusqu’aux confins de l’Europe orientale. Il fut de ces premiers Philhellènes qui versèrent leur sang pour la cause de l’indépendance. Dès l’année 1822, il se trouvait parmi ces glorieux vaincus de Maurocordato, à la fameuse bataille d’Arta, et, parmi les vainqueurs, au premier siège de Missolonghi. Il était là, l’année suivante, quand succomba Marco Botsaris. Pendant l’année 1824, il prit part, non sans éclat, à ces combats maritimes qui vengèrent les Grecs des victoires de Méhémet-Ali. Après la défaite de Tripolitza, en 1825, il commandait un parti de réguliers sous les ordres du colonel Fabvier. En juillet 1826, il se battait à Chaidari, où il sauvait la vie d’Andronika Starkos, que foulaient aux pieds les chevaux de Kioutagi, – bataille terrible dans laquelle les Philhellènes firent d’irréparables pertes.
Cependant, Henry d’Albaret ne voulut point abandonner son chef, et, peu de temps, après, il le rejoignit à Méthènes.
À ce moment, l’Acropole d’Athènes était défendue par le commandant Gouras, ayant quinze cents hommes sous ses ordres. Là, dans cette citadelle, s’étaient réfugiés cinq cents femmes et enfants, qui n’avaient pu fuir au moment où les Turcs s’emparaient de la ville. Gouras avait des vivres pour un an, un matériel de quatorze canons et de trois obusiers, mais les munitions allaient lui manquer.
Fabvier résolut alors de ravitailler l’Acropole. Il demanda des hommes de bonne volonté pour le seconder dans cet audacieux projet. Cinq cent trente répondirent à son appel; parmi eux, quarante Philhellènes; parmi ces quarante et à leur tête, Henry d’Albaret. Chacun de ces hardis partisans se munit d’un sac de poudre, et, sous les ordres de Fabvier, ils s’embarquèrent à Méthènes.
Le 13 décembre, ce petit corps débarque presque au pied de l’Acropole. Un rayon de lune le signale. La fusillade des Turcs l’accueille. Fabvier crie: «En avant!» Chaque homme, sans abandonner son sac de poudre, qui peut le faire sauter d’un instant à l’autre, franchit le fossé et pénètre dans la citadelle, dont les portes sont ouvertes. Les assiégés repoussent victorieusement les Turcs. Mais Fabvier est blessé, son second est tué, Henry d’Albaret tombe, frappé d’une balle. Les réguliers et leurs chefs étaient maintenant enfermés dans la citadelle avec ceux qu’ils étaient venus secourir si hardiment et qui ne voulaient plus les en laisser sortir.
Là, le jeune officier, souffrant d’une blessure qui fort heureusement n’était pas grave, dut partager les misères des assiégés, réduits à quelques rations d’orge pour toute nourriture. Six mois se passèrent, avant que la capitulation de l’Acropole, consentie par Kioutagi, lui rendît la liberté. Ce fut seulement le 5 juin 1827 que Fabvier, ses volontaires et les assiégés purent quitter ta citadelle d’Athènes et s’embarquer sur des navires qui les transportèrent à Salamine.
Henry d’Albaret, très faible encore, ne voulut point s’arrêter dans cette ville et il fit voile pour Corfou. Là, depuis deux mois, il se refaisait de ses fatigues, en attendant l’heure d’aller reprendre son poste au premier rang, lorsque le hasard vint donner un nouveau mobile à sa vie, qui n’avait été jusqu’alors que la vie d’un soldat.
Il y avait à Corfou, à l’extrémité de la Strada Reale, une vieille maison de peu d’apparence, moitié grecque, moitié italienne d’aspect. Dans cette maison demeurait un personnage, qui se montrait peu, mais dont on parlait beaucoup. C’était le banquier Elizundo. Etait-ce un sexagénaire ou un septuagénaire? on n’aurait pu le dire. Depuis une vingtaine d’années, il habitait celle sombre demeure, dont il ne sortait guère. Mais, s’il n’en sortait pas, bien des gens de tous pays et de toute condition, – clients assidus de son comptoir, – l’y venaient visiter. Très certainement, il se faisait des affaires considérables dans cette maison de banque, dont l’honorabilité était parfaite. Elizundo passait, d’ailleurs, pour être extrêmement riche. Nul crédit, dans les îles Ioniennes et jusque chez ses confrères dalmates de Zara ou de Raguse, n’aurait pu rivaliser avec le sien. Une traite, acceptée par lui, valait de l’or. Sans doute, il ne se livrait pas imprudemment. Il paraissait même très serré en affaires. Les références, il les lui fallait excellentes, les garanties, il les voulait complètes; mais sa caisse semblait inépuisable. Circonstance à noter, Elizundo faisait presque tout lui-même, n’employant qu’un homme de sa maison, dont il sera parlé plus tard, pour tenir les écritures sans importance. Il était à la fois son propre caissier et son propre teneur de livres. Pas une traite qui ne fût libellée, pas une lettre qui n’eût été écrite de sa main. Aussi, jamais un commis du dehors ne s’était-il assis au bureau du comptoir. Cela ne contribuait pas peu à assurer le secret de ses affaires.
Quelle était l’origine de ce banquier? On le disait Illyrien ou Dalmate; mais, à cet égard, on ne savait rien de précis. Muet sur son passé, muet sur son présent, il ne frayait point avec la société corfiote. Lorsque le groupe avait été placé sous le protectorat de la France, son existence était déjà ce qu’elle était restée depuis qu’un gouverneur anglais exerçait son autorité sur les îles Ioniennes. Sans doute, il ne fallait pas prendre à la lettre ce qui se disait de sa fortune, que le bruit public chiffrait par centaines de millions; mais il devait être, il était très riche, bien que son train fût celui d’un homme modeste dans ses besoins et ses goûts.
Elizundo était veut, il l’était même lorsqu’il vint s’établir à Corfou avec une petite fille, alors âgée de deux ans. Maintenant, cette petite fille, qui se nommait Hadjine, en avait vingt-deux, et vivait dans cette demeura, toute aux soins du ménage.
Partout, même en ces pays de l’Orient, où la beauté des femmes est incontestée, Hadjine Elizundo eût passé pour remarquablement belle, et cela malgré la gravité de sa physionomie un peu triste. Comment en eût-il été autrement dans ce milieu où s’était écoulé son jeune âge, sans une mère pour la guider, sans une compagne avec laquelle elle pût échanger ses premières pensées de jeune fille? Hadjine Elizundo était de taille moyenne mais élégante. Par son origine grecque, qu’elle tenait de sa mère, elle rappelait le type de ces belles jeunes femmes de Laconie, qui l’emportent sur toutes celles du Péloponnèse.
Entre la fille et le père, l’intimité n’était pas et ne pouvait être profonde. Le banquier vivait seul, silencieux, réservé, – un de ces hommes qui détournent le plus souvent la tète et voilent leurs yeux comme si la lumière les blessait. Peu communicatif, aussi bien dans sa vie privée que dans sa vie publique, il ne se livrait jamais, même dans ses rapports avec les clients de sa maison. Comment Hadjine Elizundo eût-elle éprouvé quelque charme à cette existence murée, puisque, entre ces murs, c’est à peine si elle trouvait le cœur d’un père!
Heureusement, près d’elle, il y avait un être bon, dévoué, aimant, qui ne vivait que pour sa jeune maîtresse, qui s’attristait de ses tristesses, dont la physionomie s’éclairait s’il la voyait sourire. Toute sa vie tenait dans celle d’Hadjine. A ce portrait, on pourrait croire qu’il s’agit d’un brave et fidèle chien, un de ces «aspirants à l’humanité» a dit Michelet, «un humble ami,» a dit Lamartine. Non! ce n’était qu’un homme, mais il eût mérité d’être chien. Il avait vu naître Hadjine, il ne l’avait jamais quittée, il l’avait bercée enfant, il la servait jeune fille.
C’était un Grec, nommé Xaris, un frère de lait de la mère d’Hadjine, qui l’avait suivie après son mariage avec le banquier de Corfou. Il était donc depuis plus de vingt ans dans la maison, occupant une situation au-dessus de celle d’un simple serviteur, aidant même Elizundo, lorsqu’il ne s’agissait que de quelques écritures à passer.
Xaris, comme certains types de la Laconie, était de haute taille, large d’épaules, d’une force musculaire exceptionnelle. Belle figure, beaux yeux francs, nez long et arqué que soulignaient de superbes moustaches noires. Sur sa tête, la calotte de laine sombre; à sa ceinture, l’élégante fustanelle de son pays.
Lorsque Hadjine Elizundo sortait, soit pour les besoins du ménage, soit pour se rendre à l’église catholique de Saint-Spiridion, soit pour aller respirer quelque peu de cet air marin qui n’arrivait guère jusqu’à la maison de la Strada Reale, Xaris l’accompagnait. Bien des jeunes Corfiotes l’avaient ainsi pu voir sur l’Esplanade et même dans les rues du faubourg de Kastradès qui s’étend le long de la baie de ce nom. Plus d’un avait tenté d’arriver jusqu’à son père. Qui n’eût été entraîné par la beauté de la jeune fille, et, peut-être aussi par les millions de la maison Elizundo? Mais, à toutes les propositions de ce genre, Hadjine avait répondu négativement. De son côté, le banquier ne s’était jamais entremis pour modifier sa résolution. Et pourtant, l’honnête Xaris eût donné, pour que sa jeune maîtresse fût heureuse en ce monde, toute la part de bonheur auquel un dévouement sans bornes lui donnait droit dans l’autre!
Telle était cette maison sévère, triste, comme isolée dans un coin de la capitale de l’ancienne Corcyre; tel, cet intérieur au milieu duquel les hasards de sa vie allaient introduire Henry d’Albaret.
Ce furent des rapports d’affaires qui s’établirent, tout d’abord, entre le banquier et l’officier français. En quittant Paris, celui-ci avait pris des traites importantes sur la maison Elizundo. Ce fut à Corfou qu’il vint les toucher. Ce fut de Corfou qu’il tira ensuite tout l’argent dont il eut besoin pendant ses campagnes de Philhellène. A plusieurs reprises, il revint dans l’île, et c’est ainsi qu’il fit la connaissance d’Hadjine Elizundo. La beauté de la jeune fille l’avait frappé. Son souvenir le suivit sur les champs de bataille de la Morée et de l’Attique.
Après la reddition de l’Acropole. Henry d’Albaret n’eut rien de mieux à faire que de revenir à Corfou. Il était mal remis de sa blessure. Les fatigues excessives du siège avaient altéré sa santé. Là, tout en vivant en dehors de la maison du banquier, il y trouva chaque jour une hospitalité de quelques heures, qu’aucun étranger n’avait pu jusqu’alors obtenir.
Il y avait trois mois environ que Henry d’Albaret vivait ainsi. Peu à peu, ses visites à Elizundo, qui ne furent d’abord que des visites d’affaires, devinrent plus intéressées en devenant quotidiennes. Hadjine plaisait beaucoup au jeune officier. Comment ne s’en serait-elle pas aperçue, en le trouvant si assidu près d’elle, tout entier au charme de l’entendre et de la voir! De son côté, ces soins que nécessitait l’état de sa santé fort compromise, elle n’avait point hésité à les lui rendre. Henry d’Albaret ne put se trouver que très bien d’un pareil régime.
D’ailleurs, Xaris ne cachait point la sympathie que lui inspirait le caractère si franc, si aimable, d’Henry d’Albaret, auquel il s’attachait, lui, de plus en plus.
«Tu as raison, Hadjine, répétait-il souvent à la jeune fille. La Grèce est ta patrie comme elle est la mienne, et il ne faut pas oublier, que, si ce jeune officier a souffert, c’est en combattant pour elle!
– Il m’aime!» dit-elle un jour à Xaris.
Et cela, la jeune fille le dit avec la simplicité qu’elle mettait en toutes choses.
«Eh bien, il faut te laisser aimer! répondit Xaris. Ton père vieillit, Hadjine! Moi, je ne serai pas toujours là!… Où trouverais-tu, dans la vie, un plus sûr protecteur qu’Henry d’Albaret?»
Hadjine n’avait rien répondu. Il aurait fallu dire que, si elle se savait aimée, elle aimait aussi. Une réserve toute naturelle lui défendait d’avouer ce sentiment, même à Xaris.
Cependant, les choses en étaient là. Ce n’était plus un secret pour personne dans la société corfiote. Avant même qu’il en eût été officiellement question, on parlait du mariage d’Henry d’Albaret et d’Hadjine Elizundo, comme s’il eût été décidé.
Il convient de faire observer que le banquier n’avait point paru regretter les assiduités du jeune officier auprès de sa fille. Ainsi que le disait Xaris, il se sentait vieillir, et rapidement. Quelle que fût la sécheresse de son cœur, il devait craindre qu’Hadjine ne restât seule dans la vie, bien qu’il sut à quoi s’en tenir sur la fortune dont elle hériterait. Cette question d’argent, d’ailleurs, n’avait jamais été pour intéresser Henry d’Albaret. Que la fille du banquier fût riche ou non, cela n’était pas de nature à le préoccuper, même un instant. L’amour qu’il éprouvait pour cette jeune fille prenait naissance dans des sentiments bien autrement élevés, non dans des intérêts vulgaires. C’était pour sa bonté autant que pour sa beauté qu’il l’aimait. C’était pour cette vive sympathie que lui inspirait la situation d’Hadjine dans ce triste milieu. C’était pour la noblesse de ses idées, la grandeur de ses vues, pour l’énergie de cœur dont il la sentait capable, si jamais elle était mise à même de la montrer.
Et cela se comprenait bien, lorsque Hadjine parlait de la Grèce opprimée et des efforts surhumains que ses enfants faisaient pour la rendre libre. Sur ce terrain, les deux jeunes gens ne pouvaient se rencontrer que dans le plus complet accord.
Aussi, que d’heures émues ils passèrent en causant de toutes ces choses dans cette langue grecque qu’Henry d’Albaret parlait maintenant comme la sienne! Quelle joie intimement partagée, lorsque un succès maritime venait compenser les revers dont la Morée ou l’Attique étaient le théâtre! Il fallut qu’Henry d’Albaret racontât en détail toutes les affaires auxquelles il avait pris part, qu’il redît les noms des nationaux et des étrangers qui s’illustraient dans ces luttes sanglantes, et ceux de ces femmes que, libre d’elle-même, Hadjine Elizundo eût voulu imiter, – Bobolina, Modena, Zacharias, Kaïdos, sans oublier cette courageuse Andronika que le jeune officier avait arrachée au massacre de Chaidari.
Et même, un jour, Henry d’Albaret, ayant prononcé le nom de cette femme, Elizundo, qui écoutait cette conversation, fit un mouvement de nature à attirer l’attention de sa fille.
«Qu’avez-vous, mon père? demanda-t-elle.
– Rien.» répondit le banquier,
Puis, s’adressant au jeune officier du ton d’un homme qui veut paraître indifférent à ce qu’il dit:
«Vous avez connu cette Andronika? demanda-t-il.
– Oui, monsieur Elizundo.
– Et savez-vous ce qu’elle est devenue?
– Je l’ignore, répondit Henry d’Albaret. Après le combat de Chaidari, je pense qu’elle a dû regagner les provinces du Magne qui est son pays natal. Mais, un jour ou l’autre, je m’attends à la voir reparaître sur les champs de bataille de la Grèce…
– Oui! ajouta Hadjine, là où il faut être!»
Pourquoi Elizundo avait-il fait cette question à propos d’Andronika? Personne ne le lui demanda. Il n’eût certainement répondu que d’une façon évasive. Mais cela ne laissa pas de préoccuper sa fille, peu au courant des relations du banquier. Pouvait-il donc y avoir un lien quelconque entre son père et celle Andronika qu’elle admirait?
D’ailleurs, en ce qui concernait la guerre de l’Indépendance, Elizundo était d’une absolue réserve. A quel parti allaient ses vœux, aux oppresseurs ou aux opprimés? il eût été difficile de le dire, – si tant est qu’il fût bomme à faire des vœux pour quelqu’un ou pour quelque chose. Ce qui était certain, c’est que son courrier lui apportait au moins autant de lettres expédiées de la Turquie que de la Grèce.
Mais, il importe de le répéter, bien que le jeune officier se fût dévoué à la cause des Hellènes, Elizundo ne lui en avait pas moins fait bon accueil dans sa maison.
Cependant, Henry d’Albaret ne pouvait y prolonger son séjour. Remis maintenant de ses fatigues, il était décidé à faire jusqu’au bout ce qu’il considérait comme un devoir. Il en parlait souvent à la jeune fille.
«C’est votre devoir, en effet! lui répondait Hadjine. Quelque douleur que puisse me causer votre départ, Henry, je comprends que vous devez rejoindre vos compagnons d’armes! Oui! tant que la Grèce n’aura pas retrouvé son indépendance, il faut lutter pour elle!
– Je partirai, Hadjine, je vais partir! dit un jour Henry d’Albaret. Mais, si je pouvais emporter avec moi la certitude que vous m’aimez comme je vous aime…
– Henry, je n’ai aucun motif de cacher les sentiments que vous m’inspirez, répondit Hadjine. Je ne suis plus une enfant, et c’est avec le sérieux qui convient que j’envisage l’avenir. J’ai foi en vous, ajouta-t-elle en lui tendant la main, ayez foi en moi! Telle vous me laisserez en partant, telle vous me retrouverez au retour!»
Henry d’Albaret avait pressé la main que lui donnait Hadjine comme gage de ses sentiments.
«Je vous remercie de toute mon âme! répondit-il. Oui! nous sommes bien l’un à l’autre… déjà! Et si notre séparation n’en est que plus pénible, du moins emporterai-je cette assurance avec moi que je suis aimé de vous!… Mais, avant mon départ, Hadjine, je veux avoir parlé à votre père!… Je veux être certain qu’il approuve notre amour, et qu’aucun obstacle ne viendra de lui…
– Vous agirez sagement, Henry, répondit la jeune fille. Ayez sa promesse comme vous avez la mienne!»
Et Henry d’Albaret ne dut pas tarder à le faire, car il s’était décidé à reprendre du service sous le colonel Fabvier.
En effet, les choses allaient de mal en pis pour la cause de l’indépendance. La convention de Londres n’avait encore produit aucun effet utile, et l’on pouvait se demander si les puissances ne s’en tiendraient pas, vis-à-vis du sultan, à des observations purement officieuses, et par conséquent toutes platoniques.
D’ailleurs, les Turcs, infatués de leurs succès, paraissaient assez peu disposés à rien céder de leurs prétentions. Bien que deux escadres, l’une anglaise, commandée par l’amiral Codrington, l’autre française, sous les ordres de l’amiral de Rigny, parcourussent alors la mer Egée, et, bien que le gouvernement grec fût venu s’installer à Egine pour y délibérer dans de meilleures conditions de sécurité, les Turcs faisaient preuve d’une opiniâtreté qui les rendait redoutables.
On le comprenait, du reste, en voyant toute une flotte de quatre-vingt-douze navires ottomans, égyptiens et tunisiens, que la vaste rade de Navarin venait de recevoir à la date du 7 septembre. Cette flotte portait un immense approvisionnement qu’Ibrahim allait prendre pour subvenir aux besoins d’une expédition qu’il préparait contre les Hydriotes.
Or, c’était à Hydra qu’Henry d’Albaret avait résolu de rejoindre le corps des volontaires. Cette île, située à l’extrémité de l’Argolide, est l’une des plus riches de l’Archipel. De son sang, de son argent, après avoir tant fait pour la cause des Hellènes que défendaient ses intrépides marins, Tombasis, Miaoulis, Tsamados, si redoutés des capitans turcs, elle se voyait alors menacée des plus terribles représailles.
Henry d’Albaret ne pouvait donc tarder à quitter Corfou, s’il voulait devancer à Hydra les soldats d’Ibrahim. Aussi, son départ fut-il définitivement fixé au 21 octobre.
Quelques jours avant, ainsi que cela avait été convenu, le jeune officier vint trouver Elizundo et lui demanda la main de sa fille. Il ne lui cacha pas qu’Hadjine serait heureuse qu’il voulût bien approuver sa démarche. D’ailleurs, il ne s’agissait que d’obtenir son assentiment. Le mariage ne serait célébré qu’au retour d’Henry d’Albaret. Son absence, il l’espérait du moins, ne pouvait plus être de longue durée.
Le banquier connaissait la situation du jeune officier. l’état de sa fortune, la considération dont jouissait sa famille en France. Il n’avait donc point à provoquer d’explication à cet égard. De son côté, son honorabilité était parfaite, et jamais le moindre bruit défavorable n’avait couru sur sa maison. Au sujet de sa propre fortune, comme Henry d’Albaret ne lui en parla même pas, il garda le silence. Quant à la proposition elle-même, Elizundo répondit qu’elle lui agréait. Ce mariage ne pouvait que le rendre heureux; puisqu’il devait faire le bonheur de sa fille.
Tout cela fut dit assez froidement, mais l’important était que cela entêté dit. Henry d’Albaret avait maintenant la parole d’Elizundo, et, en échange, le banquier reçut de sa fille un remerciement qu’il prit avec sa réserve accoutumée.
Tout semblait donc aller pour la plus grande satisfaction des deux jeunes gens, et, il faut ajouter, pour le plus parfait contentement de Xaris. Cet excellent homme pleura comme un enfant, et il eût volontiers pressé le jeune officier sur sa poitrine!
Cependant, Henry d’Albaret n’avait plus que peu de temps à rester près d’Hadjine Elizundo. C’était sur un brick levantin qu’il avait pris la résolution de s’embarquer, et ce brick devait quitter Corfou, le 21 du mois, à destination if Hydra.
Ce que furent ces derniers jours qui se passèrent dans la maison de la Strada Reale, on le devine sans qu’il soit nécessaire d’y insister. Henry d’Albaret et Hadjine ne se quittèrent pas d’une heure. Ils causaient longuement dans la salle basse, au rez-de-chaussée de la triste habitation. La noblesse de leurs sentiments donnait à ces entretiens un charme pénétrant qui en adoucissait la note un peu sérieuse. L’avenir, ils se disaient qu’il était à eux, si le présent, pour ainsi dire, leur échappait encore. Ce fut donc ce présent qu’ils voulurent envisager avec sang-froid. Tous deux en calculèrent les chances, bonnes ou mauvaises, mais sans découragement, sans faiblesse. Et, en parlant ainsi, ils ne cessaient de s’exalter pour cette cause, à laquelle Henry d’Albaret allait encore se dévouer.
Un soir, le 20 octobre, pour lu dernière fois, ils se redisaient ces choses, mais avec plus d’émotion peut-être. C’était le lendemain que le jeune officier devait partir.
Soudain, Xaris entra dans la salle. Il ne pouvait parler. Il était haletant. Il avait couru, et quelle course! En quelques minutes, ses robustes jambes l’avaient ramené, à travers toute la ville, depuis la citadelle jusqu’à l’extrémité de la Strada Reale.
«Eh bien, que veux-tu?… Qu’as-tu, Xaris?… Pourquoi cette émotion?… demanda Hadjine.
– Ce que j’ai… ce que j’ai!… Une nouvelle!… Une importante… une grave nouvelle!
– Parlez!… parlez!… Xaris! dit à son tour Henry d’Albaret, ne sachant s’il devait se réjouir ou s’inquiéter.
– Je ne peux pas!… Je ne peux pas! répondait Xaris, que son émotion étranglait positivement.
– S’agit-il donc d’une nouvelle de la guerre? demanda la jeune fille, en lui prenant la main.
– Oui!…Oui!
– Mais parle donc!… répétait-elle. Parle donc, mon bon Xaris!… Qu’y a-t-il?
– Turcs… aujourd’hui… battus… à Navarin!»
C’est ainsi qu’Henry d’Albaret et Hadjine apprirent la nouvelle de la bataille navale du 20 octobre.
Le banquier Elizundo venait d’entrer dans l’a salle, au bruit de cet envahissement de Xaris. Lorsqu’il sut ce dont il s’agissait, ses lèvres se serrèrent involontairement, son front se contracta, mais il ne témoigna ni satisfaction ni déplaisir, tandis que les deux jeunes gens laissaient franchement déborder leur cœur.
La nouvelle de la bataille de Navarin venait, en effet, d’arriver a Corfou. A peine se fut-elle répandue dans toute la ville qu’on en connut presque aussitôt les détails, apportés télégraphiquement par les appareils aériens de la côte albanaise.
Les escadres anglaise et française, auxquelles s’était réunie l’escadre russe comprenant vingt-sept vaisseaux et douze cent soixante-seize canons, avaient attaqué la flotte ottomane en forçant les passes de la rade de Navarin. Bien que les Turcs fussent supérieurs en nombre, puisqu’ils comptaient soixante vaisseaux de toute grandeur, armés de dix-neuf cent quatre-vingt-quatorze canons, ils venaient d’être vaincus. Plusieurs de leurs navires avaient coulé ou sauté avec un grand nombre d’officiers et de matelots. Ibrahim ne pouvait donc plus rien attendre de la marine du sultan pour l’aider dans son expédition contre Hydra.
C’était là un fait d’une importance considérable. En effet, il devait être le point de départ d’une nouvelle période pour les affaires de Grèce. Bien que les trois puissances fussent décidées d’avance à ne point tirer parti de cette victoire en écrasant la Porte, il paraissait certain que leur accord finirait par arracher le pays des Hellènes à la domination ottomane, certain aussi que, dans un temps plus ou moins court, l’autonomie du nouveau royaume serait faite.
Ainsi en jugea-t-on dans la maison du banquier Elizundo. Hadjine, Henry d’Albaret, Xaris, avaient battu des mains. Leur joie trouva un écho dans toute la ville. C’était l’indépendance que les canons de Navarin venaient d’assurer aux enfants de la Grèce.
Et tout d’abord, les desseins du jeune officier furent absolument modifiés par cette victoire des puissances alliées, ou plutôt – car l’expression est meilleure, – par cette défaite de la marine turque. Par suite, Ibrahim devait renoncer à entreprendre la campagne qu’il méditait contre Hydra. Aussi n’en fut-il plus question.
De là, un changement dans les projets formés par Henry d’Albaret avant cette date du au octobre. Il n’était plus nécessaire qu’il allât rejoindre les volontaires accourus à l’aide des Hydriotes. Il résolut donc d’attendre à Corfou les événements qui allaient être la conséquence naturelle de cette bataille de Navarin.
Quoi qu’il en fût, le sort de la Grèce ne pouvait plus être douteux. L’Europe ne la laisserait pas écraser. Avant peu, dans toute la péninsule hellénique, le croissant aurait cédé la place au drapeau de l’indépendance. Ibrahim, déjà réduit à occuper le centre et les villes littorales du Péloponnèse, serait enfin contraint à les évacuer.
Dans ces conditions, sur quel point de la péninsule se fût dirigé Henry d’Albaret? Sans doute, le colonel Fabvier se préparait à quitter Mitylène pour aller faire campagne contre les Turcs dans l’île de Scio; mais ses préparatifs n’étaient pas achevés, et ils ne le seraient pas avant quelque temps. Il n’y avait donc pas lieu de songer à un départ immédiat.
C’est ainsi que le jeune officier jugea la situation. C’est ainsi qu’Hadjine la jugea avec lui. Donc plus aucun motif pour remettre le mariage. Elizundo, d’ailleurs, ne fit aucune objection à ce qu’il s’accomplît sans retard. Aussi, sa date fut-elle fixée à dix jours de là, c’est-à-dire à la fin du mois d’octobre.
Il est inutile d’insister sur les sentiments que l’approche de leur union fit naître dans le cœur des deux fiancés. Plus de départ pour cette guerre, dans laquelle Henry d’Albaret pouvait laisser la vie! Plus rien de cette attente douloureuse pendant laquelle Hadjine eût compté les jours et les heures! Xaris, s’il est possible, était encore le plus heureux de toute la maison. Il se fût agi de son propre mariage que sa joie n’aurait pas été plus débordante. Il n’était pas jusqu’au banquier dont, malgré sa froideur habituelle, la satisfaction ne fût visible. C’était l’avenir de sa fille assuré.
On convint que les choses seraient faites simplement, et il parut inutile que la ville entière fût invitée à cette cérémonie. Ni Hadjine, ni Henry d’Albaret n’étaient de ceux qui veulent tant de témoins à leur bonheur. Mais cela nécessitait toujours quelques préparatifs, dont ils s’occupèrent sans ostentation.
On était au 23 octobre. Il n’y avait plus que sept jours à attendre avant la célébration du mariage. Il ne semblait donc pas qu’il pût y avoir d’obstacle à redouter, de retard à craindre. Et pourtant, un fait se produisit qui aurait très vivement inquiété Hadjine et Henry d’Albaret, s’ils en eussent eu connaissance.
Ce jour-là, dans son courrier du matin. Elizundo trouva une lettre, dont la lecture lui porta un coup inattendu. Il la froissa, il la déchira, il la brûla même, – ce qui dénotait un trouble profond chez un homme aussi maître de lui que le banquier.
Et l’on aurait pu l’entendre murmurer ces mots:
«Pourquoi cette lettre n’est-elle pas arrivée huit jours plus tard. Maudit soit celui qui l’a écrite!»
La côte messénienne.
endant toute la nuit, après avoir quitté Vitylo, la Karysta s’était dirigée vers le sud-ouest, de manière à traverser obliquement le golfe de Coron. Nicolas Starkos était redescendu dans sa cabine, et il ne devait pas reparaître avant le lever du jour.
Le vent était favorable, – une de ces fraîches brises du sud-est qui règnent généralement dans ces mers, à la fin de l’été et au commencement du printemps, vers l’époque des solstices, lorsque se résolvent en pluie les vapeurs de la Méditerranée.
Au matin, le cap Gallo fut doublé à l’extrémité de la Messénie, et les derniers sommets du Taygète, qui délimitent ses lianes abrupts, se noyèrent bientôt dans la buée du soleil levant.
Lorsque la pointe du cap eut été dépassée. Nicolas Starkos reparut sur le pont de la sacolève. Son premier regard se porta vers l’est.
La terre du Magne n’était plus visible. De ce côté, maintenant, se dressaient les puissants contreforts du mont Hagios-Dimitrios, un peu en arrière du promontoire.
Un instant, le bras du capitaine se tendit dans la direction du Magne. Était-ce un geste de menace? Était-ce un éternel adieu jeté à sa terre natale? Qui l’eût pu dire? Mais il n’avait rien de bon, le regard que lancèrent à ce moment les yeux de Nicolas Starkos!
La sacolève, bien appuyée sous ses voiles carrées et sous ses voiles latines, prit les amures à tribord et commença à remonter dans le nord-ouest. Mais, comme le vent venait de terre, la mer se prêtait à toutes les conditions d’une navigation rapide.
La Karysta laissa sur la gauche les îles Oenusses, Cabrera, Sapienza et Venetico; puis, elle piqua droit à travers la passe, entre Sapienza et la terre, de manière à venir en vue de Modon.
Devant elle se développait alors la côte messénienne avec le merveilleux panorama de ses montagnes, qui présentent un caractère volcanique très marqué. Cette Messénie était destinée à devenir, après la constitution définitive du royaume, un des treize nomes ou préfectures, dont se compose la Grèce moderne, en y comprenant les îles Ioniennes. Mais, à cette époque, ce n’était encore qu’un des nombreux théâtres de la lutte, tantôt aux mains d’Ibrahim, tantôt aux mains des Grecs, suivant le sort des armes, comme elle fut autrefois le théâtre de ces trois guerres de Messénie, soutenues contre les Spartiates, et qu’illustrèrent les noms d’Aristomène et d’Epaminondas.
Cependant, Nicolas Starkos, sans prononcer une seule parole, après avoir vérifié au compas la direction de la sacolève et observé l’apparence du temps, était allé s’asseoir à l’arrière.
Sur ces entrefaites, différents propos s’échangèrent à l’avant entre l’équipage de la Karysta et les dix hommes embarqués la veille à Vitylo, – en tout une vingtaine de marins, avec un simple maître pour les commander sous les ordres du capitaine. Il est vrai, le second de la sacolève n’était pas à bord en ce moment.
Et voici ce qui se dit à propos de la destination actuelle de ce petit bâtiment, puis de la direction qu’il suivait en remontant les côtes de la Grèce. Il va de soi que les demandes étaient faites par les nouveaux et les réponses par les anciens de l’équipage.
«Il ne parle pas souvent, le capitaine Starkos!
– Le plus rarement possible; mais quand il parle, il parle bien, et il n’est que temps de lui obéir!
– Et où va la Karysta?
– On ne sait jamais où va la Karysta.
– Par le diable! nous nous sommes engagés de confiance, et peu importe, après tout!
– Oui! et soyez sûrs que là où le capitaine nous ‘mène, c’est là qu’il faut aller!
– Mais ce n’est pas avec ses deux petites caronades de l’avant que la Karysta peut se hasarder à donner la chasse aux bâtiments de commerce de l’Archipel!
– Aussi n’est-elle point destinée à écumer les mers! Le capitaine Starkos a d’autres navires, ceux-là bien armés, bien équipés pour la course! La Karysta, c’est comme qui dirait son yacht de plaisance! Aussi, voyez quel petit air elle vous a, auquel les croiseurs français, anglais, grecs ou turcs, se laisseront parfaitement attraper!
– Mais les parts de prise?…
– Les parts de prise sont à ceux qui prennent, et vous serez de ceux-là, lorsque la sacolève aura fini sa campagne! Allez, vous ne chômerez pas, et, s’il y a danger, il y aura profit!
– Ainsi, il n’y a rien à faire maintenant dans les parages de la Grèce et des îles?
– Rien… pas plus que dans les eaux de l’Adriatique, si la fantaisie du capitaine nous emmène de ce côté! Donc, jusqu’à nouvel ordre, nous voilà d’honnêtes marins, à bord d’une honnête sacolève, courant honnêtement la mer Ionienne! Mais, ça changera!
– Et le plus tôt sera le mieux!»
On le voit, les nouveaux embarqués, aussi bien que les autres marins de la Karysta, n’étaient point gens à bouder devant la besogne, quelle qu’elle fût. Des scrupules, des remords, même de simples préjugés, il ne fallait rien demander de tout cela à cette population maritime du bas Magne. En vérité, ils étaient dignes de celui qui les commandait, et celui-là savait qu’il pouvait compter sur eux.
Mais, si ceux de Vitylo connaissaient le capitaine Starkos, ils ne connaissaient point son second, tout à la fois officier de marine et homme d’affaires, – son âme damnée, en un mot. C’était un certain Scopélo, originaire de Cérigotto, petite île assez mal famée, située sur la limite méridionale de l’Archipel, entre Cérigo et la Crète. C’est pourquoi l’un des nouveaux, s’adressant au maître d’équipage de la Karysta:
«Et le second? demanda-t-il.
– Le second n’est point à bord, fut-il répondu.
– On ne le verra pas?
– Si.
– Quand cela?
– Quand il faudra qu’on le voie!
– Mais où est-il?
– Où il doit être!»
Il fallut se contenter de cette réponse, qui n’apprenait rien. En ce moment, d’ailleurs, le sifflet du maître d’équipage appela tout le monde en haut pour raidir les écoutes. Aussi, la conversation du gaillard d’avant fut-elle coupée net en cet endroit.
En effet, il s’agissait de serrer un peu plus le vent, afin de ranger, à la distance d’un mille, la côte messénienne. Vers midi, la Karysta passait en vue de Modon. La n’était point sa destination. Elle n’alla donc pas relâcher à cette petite ville, élevée sur les ruines de l’ancienne Méthane, au bout d’un promontoire qui projette sa pointe rocheuse vers l’île de Sapienza. Bientôt, derrière un retour de falaises, se perdit le phare qui se dresse à l’entrée du port.
Un signal, cependant, avait été fait à bord de la sacolève. Une flamme noire, écartelée d’un croissant rouge, était montée à l’extrémité de la grande antenne. Mais, de terre, on n’y répondit point. Aussi, la route fut-elle continuée dans la direction du nord.
Le soir, la Karysta arrivait à l’entrée de la rade de Navarin, sorte de grand lac maritime, encadré dans une bordure de hautes montagnes. Un instant, la ville, dominée par la masse confuse de sa citadelle, apparut à travers la percée d’une gigantesque roche. Là était l’extrémité de cette jetée naturelle, qui contient la fureur des vents du nord-ouest, dont cette longue outre de L’Adriatique verse des torrents sur la mer Ionienne.
Le soleil couchant éclairait encore la cime des dernières hauteurs, à l’est; mais l’ombre obscurcissait déjà la vaste rade.
Cette fois, l’équipage aurait pu croire que la Karysta allait relâcher à Navarin. En effet, elle donna franchement dans la passe de Mégalo-Thouro, au sud de cette étroite île de Sphactérie, qui se développe sur une longueur de quatre mille mètres environ. Là se dressaient déjà deux tombeaux, élevés à deux des plus nobles victimes de la guerre: celui du capitaine français Mallet, tué en 1825, et, au fond d’une grotte, celui du comte de Santa-Rosa, un Philhellène italien, ancien ministre du Piémont, mort la même année pour la même cause.
Lorsque la sacolève ne fut plus qu’à une dizaine d’encablures de la ville, elle mit en travers, son foc bordé au vent. Un fanal rouge monta, comme l’avait fait la flamme noire, à l’extrémité de sa grande antenne. Il ne fut pas non plus répondu à ce signal.
La Karysta n’avait, rien à faire sur cette rade, où l’on pouvait compter alors un très grand nombre de vaisseaux turcs. Elle manœuvra donc de manière à venir ranger l’îlot blanchâtre de Kouloneski, situé à peu près au milieu. Puis, au commandement du maître d’équipage, les écoutes ayant été légèrement mollies, la barre fut mise à tribord, – ce qui permit de revenir vers la lisière de Sphactérie.
C’était sur cet îlot de Kouloneski que plusieurs centaines de Turcs, surpris par les Grecs, avaient été confinés au début de la guerre, en 1821, et c’est là qu’ils moururent de faim, bien qu’ils se fussent rendus sur la promesse qu’on les transporterait en pays ottoman.
Aussi, plus tard, en 1825, lorsque les troupes d’Ibrahim assiégèrent Sphactérie, que Maurocordato défendait en personne, huit cents Grecs y furent-ils massacrés par représailles.
La sacolève se dirigeait alors vers la passe de Sikia, ouverte sur deux cents mètres de large au nord de l’île, entre sa pointe septentrionale et le promontoire de Coryphasion. Il fallait bien connaître le chenal pour s’y aventurer, car il est presque impraticable aux navires, dont le tirant d’eau exige quelque profondeur. Mais Nicolas Starkos, comme l’eût fait le meilleur des pilotes de la rade, rangea hardiment les roches escarpées de la pointe de l’île et doubla le promontoire de Coryphasion. Puis, ayant aperçu en dehors plusieurs escadres au mouillage, – une trentaine de bâtiments français, anglais et russes, – il les évita prudemment, remonta pendant la nuit le long de la côte messénienne, se glissa entre la terre et l’île de Prodana, et, le matin venu, la sacolève, enlevée par une fraîche brise du sud-est, suivait les sinuosités du littoral sur les paisibles eaux du golfe d’Arkadia.
Le soleil montait alors derrière la cime de cet Ithome, d’où le regard, après avoir embrassé l’emplacement de l’ancienne Messène, va se perdre, d’un côté, sur le golfe de Coron, et de l’autre, sur le golfe auquel la ville d’Arkadia a donné son nom. La mer brasillait par longues plaques que ridait la brise aux premiers rayons du jour.
Dès l’aube, Nicolas Starkos manœuvra de manière à passer aussi près que possible en vue de la ville, située sur une des concavités de la côte qui s’arrondit en formant une large rade foraine.
Vers dix heures, le maître d’équipage vint à l’arrière de la sacolève, et se tint devant le capitaine dans l’attitude d’un homme qui attend des ordres.
Tout l’immense écheveau des montagnes de l’Arcadie se déroulait alors à l’est. Villages perdus à mi-colline dans les massifs d’oliviers, d’amandiers et de vignes, ruisseaux coulant vers le lit de quelque tributaire, entre les bouquets de myrtes et de laurier-rose; puis, accrochés à toutes les hauteurs, sur tous les revers, suivant toutes les orientations, des milliers de plants de ces fameuses vignes de Corinthe, qui ne laissaient pas un pouce de terre inoccupé; plus bas, sur les premières rampes, les maisons rouges de la ville, étincelant comme de grands morceaux d’étamine sur le fond d’un rideau de cyprès: ainsi se présentait ce magnifique panorama de l’une des plus pittoresques côtes du Péloponnèse.
Mais, à s’approcher plus près d’Arkadia, cette antique Cyparissia, qui fut le principal port de la Messénie au temps d’Épaminondas, puis, l’un des fiefs du Français Ville-Hardouin, après les Croisades, quel désolant spectacle pour les yeux, que de douloureux regrets pour quiconque aurait eu la religion des souvenirs!
Deux ans auparavant, Ibrahim avait détruit la ville, massacré enfants, femmes et vieillards! En ruines, son vieux château, bâti sur l’emplacement de l’ancienne acropole; en ruines, son église Saint-George, que de fanatiques musulmans avaient dévastée; en ruines encore, ses maisons et ses édifices publics!
«On voit bien que nos amis les Égyptiens ont passé là! murmura Nicolas Starkos, qui n’éprouva même pas un serrement de cœur devant cette scène de désolation.
– Et maintenant, les Turcs y sont les maîtres! répondit le maître d’équipage.
– Oui… pour longtemps… et même, il faut l’espérer, pour toujours! ajouta le capitaine.
– La Karysta accostera-t-elle, ou laissons-nous porter?»
Nicolas Starkos observa attentivement le port, dont il n’était plus éloigné que de quelques encablures. Puis, ses regards se dirigèrent vers la ville même, bâtie un mille en arrière, sur un contrefort du mont Psykhro. Il semblait hésiter sur ce qu’il conviendrait de faire en vue d’Arkadia: accoster le môle, ou reprendre le large.
Le maître d’équipage attendait toujours que le capitaine répondit à sa proposition.
«Envoyez le signal!» dit enfin Nicolas Starkos.
La flamme rouge à croissant d’argent monta au bout de l’antenne et se déroula dans l’air.
Quelques minutes après, une flamme pareille flottait à l’extrémité d’un mât élevé sur le musoir du port.
«Accoste!» dit le capitaine.
La barre fut mise dessous, et la sacolève vint au plus près. Dès que l’entrée du port eut été suffisamment ouverte, elle laissa porter franchement. Bientôt les voiles de misaine furent amenées, puis la grande voile, et la Karysta donna dans le chenal sous son tape-cul et son foc. Son erre lui suffit pour atteindre le milieu du port. Là, elle laissa tomber l’ancre, et les matelots s’occupèrent des diverses manœuvres qui suivent un mouillage.
Presque aussitôt, le canot était mis à la mer, le capitaine s’y embarquait, débordait sous la poussée de quatre avirons, accostait un petit escalier de pierre, évidé dans le massif du quai. Un homme l’y attendait, qui lui souhaita la bienvenue en ces termes:
«Skopélo est aux ordres de Nicolas Starkos!»
Un geste de familiarité du capitaine fut toute sa réponse. Il prit les devants et remonta les rampes, de manière à gagner les premières maisons de la ville. Après avoir passé à travers les ruines du dernier siège, au milieu de rues encombrées de soldats turcs et arabes, il s’arrêta devant une auberge a peu près intacte, à l’enseigne de la Minerve, dans laquelle son compagnon entra après lui.
Un instant plus tard, le capitaine Starkos et Skopélo étaient attablés dans une chambre, ayant à portée de la main deux verres et une bouteille de raki, violent alcool tiré de l’asphodèle. Des cigarettes du blond, et parfumé tabac de Missolonghi furent roulées, allumées, aspirées; puis, la conversation commença entre ces deux hommes, dont l’un se faisait volontiers le très humble serviteur de l’autre.
Mauvaise physionomie, basse, cauteleuse, intelligente toutefois, que celle de Skopélo. S’il avait cinquante ans, c’était tout juste, bien qu’il parût un peu plus âgé. Une figure de prêteur sur gages, avec de petits yeux faux mais vifs, des cheveux ras, un nez recourbé, des mains aux doigts crochus, et de longs pieds, dont on aurait pu dire ce que l’on dit des pieds des Albanais: «Que l’orteil est en Macédoine quand le talon est encore en Béotie.» Enfin, une face ronde, pas de moustaches, une barbiche grisonnante au menton, une tête forte, dénudée au crâne, sur un corps resté maigre et de moyenne taille. Ce type de juif arabe, chrétien de naissance cependant, portait un costume très simple, – la veste et la culotte du matelot levantin, – caché sous une sorte de houppelande.
Skopélo était bien l’homme d’affaires qu’il fallait pour gérer les intérêts de ces pirates de l’Archipel, très habile à s’occuper du placement des prises, de la vente des prisonniers livrés sur les marchés turcs et transportés aux côtes barbaresques.
Ce que pouvait être une conversation entre Nicolas Starkos et Skopélo, les sujets sur lesquels elle devait porter, la façon dont les faits de la guerre actuelle seraient appréciés, les profits qu’ils se proposaient d’y faire, il n’est que trop facile de le préjuger.
«Où en est la Grèce? demanda le capitaine.
– A peu près dans l’état où vous l’aviez laissée, sans doute! répondit Skopélo. Voilà un bon mois environ que la Karysta navigue sur les côtes de la Tripolitaine, et probablement, depuis votre départ, vous n’avez pu en avoir aucune nouvelle!
– Aucune, en effet.
– Je vous apprendrai donc, capitaine, que les vaisseaux turcs sont prêts a transporter Ibrahim et ses troupes à Hydra.
– Oui, répondit Nicolas Starkos. Je les ai aperçus, hier soir, en traversant la rade de Navarin.
– Vous n’avez relâché nulle part depuis que vous avez quitté Tripoli? demanda Skopélo.
– Si… une seule fois! Je me suis arrêté quelques heures à Vitylo… pour compléter l’équipage de la Karysta! Mais, depuis que j’ai perdu de vue les côtes du Magne, il n’a jamais été répondu à mes signaux avant mon arrivée à Arkadia.
– C’est que probablement il n’y avait pas lieu de répondre, répliqua Skopélo.
– Dis-moi, reprit Nicolas Starkos, que font, en ce moment, Miaoulis et Canaris?
– Ils en sont réduits, capitaine, à tenter des coups de main, qui ne peuvent leur assurer que quelques succès partiels, jamais une victoire définitive! Aussi, pendant qu’ils donnent la chasse aux vaisseaux turcs, les pirates ont-ils beau jeu dans tout l’Archipel!
– Et parle-t-on toujours de?…
– De Sacratif? répondit Skopélo en baissant un peu la voix. Oui!… partout… et toujours, Nicolas Starkos, et il ne tient qu’à lui qu’on en parle encore davantage!
– On en parlera!»
Nicolas Starkos s’était levé, après avoir vidé son verre que Skopélo remplit de nouveau. Il marchait de long en large; puis, s’arrêtant devant la fenêtre, les bras croisés, il écoutait le grossier chant des soldats turcs qui s’entendait au loin.
Enfin, il revint s’asseoir en face de Skopélo, et, changeant brusquement le cours de la conversation:
«J’ai compris à ton signal que tu avais ici un chargement de prisonniers? demanda t-il.
– Oui, Nicolas Starkos, de quoi remplir un navire de quatre cents tonneaux! C’est tout ce qui reste du massacre qui a suivi la déroute de Crémmydi! Sang-Dieu! les Turcs ont un peu trop tué, cette fois! Si on les eût laissés faire, il ne sérait pas resté un seul prisonnier!
– Ce sont des hommes, des femmes?
– Oui, des enfants!… de tout, enfin!
– Où sont-ils?
– Dans la citadelle d’Arkadia.
– Tu les as payés cher?
– Hum! le pacha ne s’est pas montré très accommodant, répondit Skopélo. Il pense que la guerre de l’Indépendance touche à sa fin… malheureusement! Or, plus de guerre, plus de bataille! Plus de bataille, plus de razzias, comme on dit là-bas en Barbarie, plus de razzias, plus de marchandise humaine ou autre! Mais, si les prisonniers sont rares, cela les fait hausser de prix! C’est une compensation, capitaine! Je sais de bonne source qu’on manque d’esclaves, en ce moment, sur les marchés d’Afrique, et nous revendrons ceux-ci à un prix avantageux!
– Soit! répondit Nicolas Starkos. Tout est-il prêt et peux-tu embarquer à bord de la Karysta?
– Tout est prêt et rien ne me retient plus ici.
– C’est bien, Skopélo. Dans huit ou dix jours, au plus tard, le navire, qui sera expédié de Scarpanto, viendra prendre cette cargaison. – On la livrera sans difficulté?
– Sans difficulté, c’est parfaitement convenu, répondit Skopélo, mais contre payement. Il faudra donc s’entendre auparavant avec le banquier Elizundo pour qu’il accepte nos traites. Sa signature est bonne, et le pacha prendra ses valeurs comme de l’argent comptant!
– Je vais écrire à Elizundo que je ne tarderai pas à relâcher à Corfou, où je terminerai cette affaire…
– Cette affaire… et une autre non moins importante, Nicolas Starkos! ajouta Skopélo.
– Peut-être!… répondit le capitaine.
– Et en vérité, ce ne serait que juste! Elizundo est riche… excessivement… dit-on!… Et qui l’a enrichi, si ce n’est notre commerce… et nous… au risque d’aller finir au bout d’une vergue de misaine, au coup de sifflet du maître d’équipage!… Ah! par le temps qui court, il fait bon d’être le banquier des pirates de l’Archipel! Aussi, je le répète, Nicolas Starkos, ce ne serait que juste!
– Qu’est-ce qui ne serait que juste? demanda le capitaine en regardant son second bien en face.
– Eh! ne le savez-vous pas? répondit Skopélo. En vérité, avouez-le, capitaine, vous ne me le demandez que pour me l’entendre répéter une centième fois!
– Peut-être!
– La fille du banquier Elizundo…
– Ce qui est juste sera fait!» répondit simplement Nicolas Starkos en se levant.
Là-dessus, il sortit de l’auberge de la Minerve, et, suivi de Skopélo, revint vers le port, à l’endroit où l’attendait son canot.
«Embarque, dit-il à Skopélo. Nous négocierons ces traites avec Elizundo dos notre arrivée à Corfou. Puis, cela fait, tu reviendras à Arkadia pour prendre livraison du chargement.
– Embarque!» répondit Skopélo.
Une heure après, la Karysta sortait du golfe. Mais, avant la fin de la journée, Nicolas Starkos pouvait entendre un grondement lointain, dont l’écho lui arrivait du sud.
C’était le canon des escadres combinées qui tonnait sur la rade de Navarin.
Sus aux pirates de l’archipel!
a direction du nord-nord-ouest, tenue par la sacolève, devait lui permettre de suivre ce pittoresque semis des îles Ioniennes, dont on ne perd l’une de vue que pour apercevoir aussitôt l’autre.
Très heureusement pour elle, la Karysta. avec son air d’honnête bâtiment levantin, moitié yacht de plaisance, moitié navire de commerce, ne trahissait rien de son origine. En effet, il n’eût pas été prudent à son capitaine de s’aventurer ainsi sous le canon des forts britanniques, à la merci des frégates du Royaume-Uni.
Une quinzaine de lieues marines seulement séparent Arkadia de l’île de Zante, «la fleur du Levant,» ainsi que l’appellent poétiquement les Italiens. Du fond du golfe que traversait alors la Karysta, on aperçoit même les sommets verdoyants du mont Scopos, au flanc duquel s’étagent des massifs d’oliviers et d’orangers, qui remplacent les épaisses forêts chantées par Homère et Virgile.
Le vent était bon, une brise de terre bien établie que lui envoyait le sud-est. Aussi, la sacolève, sous ses bonnettes de hunier et de perroquet, fendait-elle rapidement les eaux de Zante, presque aussi tranquilles alors que celles d’un lac.
Vers le soir, elle passait en vue de la capitale qui pointe le même nom que l’île. C’est une jolie cité italienne, éclose sur la terre de Zacynthe, fils du Troyen Dardanus. Du pont de la Karysta, on n’aperçut que les feux de la ville, qui s’arrondit sur l’espace d’une demi-lieue au bord d’une baie circulaire. Ces lumières, éparses à diverses hauteurs, depuis les quais du port jusqu’à la crête du château d’origine vénitienne, bâti à trois cents pieds au-dessus, formaient comme une énorme constellation, dont les principales étoiles marquaient, la place des palais Renaissance de la grande rue et de la cathédrale Saint-Denis de Zacynthe.
Nicolas Starkos, avec cette population zantiote, si profondément modifiée au contact des Vénitiens, des Français, des Anglais et des Russes, ne pouvait rien avoir de ces rapports commerciaux qui l’unissaient aux Turcs du Péloponnèse. Il n’eut donc aucun signal à envoyer aux vigies du port, ni à relâcher dans cette île, qui fut la patrie de deux poètes célèbres, – l’un italien, Hugo Foscolo, de la fin du XVIIIe siècle, l’autre Salomos, une des gloires de la Grèce moderne.
La Karysta traversa l’étroit bras de mer qui sépare Zante de l’Achaïe et de l’Elide. Sans doute, plus d’une oreille à bord s’offensa des chants qu’apportait la brise, comme autant de barcarolles échappées du Lido! Mais, il fallait bien s’y résigner. La sacolève passa au milieu de ces mélodies italiennes, et, le lendemain, elle se trouvait par le travers du golfe de Patras, profonde échancrure que continue le golfe de Lépante jusqu’à l’isthme de Corinthe.
Nicolas Starkos se tenait alors à l’avant de la Karysta. Son regard parcourait toute cette côte de l’Acarnanie, sur la limite septentrionale du golfe. De là surgissaient de grands et impérissables souvenirs, qui auraient dû serrer le cœur d’un enfant de la Grèce, si cet enfant n’eût depuis longtemps renie et trahi sa mère!
«Missolonghi! dit alors Skopélo, en tendant la main dans la direction du nord-est. Mauvaise population! Des gens qui se font sauter plutôt que de se rendre!»
Là, en effet, deux ans auparavant, il n’y aurait rien eu à faire pour des acheteurs de prisonniers et des vendeurs d’esclaves. Après dix mois de lutte, les assiégés de Missolonghi, brisés par les fatigues, épuisés par la faim, plutôt que de capituler devant Ibrahim, avaient fait sauter la ville et la forteresse. Hommes, femmes, enfants, tous avaient péri dans l’explosion, qui n’épargna même pas les vainqueurs.
Et, l’année d’avant, presque à cette même place où venait d’être enterré Marco Botsaris, l’un des héros de la guerre de l’Indépendance, était venu mourir, découragé, désespéré, lord Byron, dont la dépouille repose maintenant à Westminster. Seul, son cœur est resté sur cette terre de Grèce qu’il aimait et qui ne redevint libre qu’après sa mort!
Un geste violent, ce fut toute la réponse que Nicolas Starkos fit à l’observation de Skopélo. Puis, la sacolève, s’éloignant rapidement du golfe de Patras, marcha vers Céphalonie.
Avec ce vent portant, il ne fallait que quelques heures pour franchir la distance qui sépare Céphalonie de l’île Zante. D’ailleurs, la Karysta n’alla point chercher Argostoli, sa capitale, dont le port, peu profond, il est vrai, n’en est pas moins excellent pour les navires de médiocre tonnage. Elle s’engagea hardiment dans les canaux resserrés qui baignent sa côte orientale, et, vers six heures et demie du soir, elle attaquait la pointe de Thiaki, l’ancienne Ithaque.
Cette île, de huit lieues de long sur une lieue et demie de large, singulièrement rocheuse, superbement sauvage, riche de l’huile et du vin qu’elle produit en abondance, compte une dizaine de mille habitants. Sans histoire personnelle, elle a pourtant laissé un nom célèbre dans l’antiquité. Ce fut la patrie d’Ulysse et de Pénélope, dont les souvenirs se retrouvent encore sur les sommets de l’Anogi, dans les profondeurs de la caverne du mont Saint-Étienne, au milieu des ruines du mont Oetos, à travers les campagnes d’Eumée, au pied de ce rocher des Corbeaux, sur lequel durent s’écouler les poétiques eaux de la fontaine d’Aréthuse.
A la nuit tombante, la terre du fils de Laerte avait peu à peu disparu dans l’ombre, une quinzaine de lieues au delà du dernier promontoire de Céphalonie. Pendant la nuit, la Karysta, prenant un peu le large, afin d’éviter l’étroite passe qui sépare la pointe nord d’Ithaque de la pointe sud de Sainte-Maure, prolongea, à deux milles au plus de son rivage, la cote orientale de cette île.
On aurait pu vaguement apercevoir, à la clarté de la lune, une sorte de falaise blanchâtre, dominant la mer de cent quatre-vingts pieds: c’était le Saut de Leucade. qu’illustrèrent Sapho et Artémise. Mais, de cette île, qui prend aussi le nom de Leucade, il ne restait plus trace dans le sud au soleil levant, et la sacolève, ralliant la côte albanaise, se dirigea, toutes voiles dessus, vers l’île de Corfou.
C’étaient une vingtaine de lieues encore à faire dans cette journée, si Nicolas Starkos voulait arriver, avant la nuit, dans les eaux de la capitale de l’île.
Elles furent rapidement enlevées, ces vingt lieues, par cette hardie Karysta, qui força de toile à ce point que son plat-bord glissait au ras de l’eau. La brise avait fraîchi considérablement. Il fallut donc toute l’attention du timonier pour ne pas engager sous cette énorme voilure. Heureusement, les mâts, étaient solides, le gréement presque neuf et de qualité supérieure. Pas un ris ne fut pris, pas une bonnette ne fut amenée.
La sacolève se comporta comme elle l’eût fait s’il se fût agi d’une lutte de vitesse dans quelque «match» international.
On passa ainsi en vue de la petite île de Paxo. Déjà, vers le nord, se dessinaient les premières hauteurs de Corfou. Sur la droite, la côte albanaise profilait à l’horizon la dentelure des monts Acraucéroniens. Quelques navires de guerre, portant le pavillon anglais ou le pavillon turc, furent aperçus dans ces parages assez fréquentés de la mer Ionienne. La Karysta ne chercha pas à éviter les uns plus que les autres. Si un signal lui eût été fait de mettre en travers, elle eût obéi, sans hésitation, n’ayant à bord ni cargaison ni papier de nature à dénoncer son origine.
A quatre heures du soir, la sacolève serrait un peu le vent pour entrer dans le détroit qui sépare l’île de Corfou de la terre ferme. Les écoutes furent raidies, et le timonier lofa d’un quart, afin d’enlever le cap Bianco à l’extrémité sud de l’île.
Cette première portion du canal est plus riante que sa partie septentrionale. Par cela même, elle fait un heureux contraste avec la côte albanaise, alors presque inculte et à demi sauvage. Quelques milles plus loin, le détroit s’élargit par l’échancrure du littoral cortiote. La sacolève put donc laisser porter un peu, de manière à le traverser obliquement. Ce sont ces indentations, profondes et multipliées, qui donnent à l’île soixante-cinq lieues de périmètre, alors qu’on n’en compte que vingt dans sa plus grande longueur et six dans sa plus grande largeur.
Vers cinq heures, la Karysta rangeait, près de l’îlot d’Ulysse, l’ouverture qui fait communiquer le lac Kalikiopulo, l’ancien port hyllaïque, avec la mer. Puis elle suivit les contours de cette charmante «cannone», plantée d’aloès et d’agaves, déjà fréquentée par les voitures et les cavaliers, qui vont, à une lieue dans le sud de la ville, chercher, avec la fraîcheur marine, tout le charme d’un admirable panorama, dont la côte albanaise forme l’horizon sur l’autre bord du canal. Elle fila devant la baie de Kardakio et les ruines qui la dominent, devant le palais d’été des Hauts Lords Commissaires. laissant vers la gauche la baie de Kastradès, sur laquelle s’arrondit le faubourg de ce nom, la Strada Marina, qui est moins une rue qu’une promenade, puis, le pénitencier, l’ancien fort Salvador et les premières maisons de la capitale corfiote. La Karysta doubla alors le cap Sidero qui porte la citadelle, sorte de petite ville militaire, assez vaste pour renfermer la résidence du commandant, les logements de ses officiers, un hôpital et une église grecque, dont les Anglais avaient fait un temple protestant. Enfin, portant franchement à l’ouest, le capitaine Starkos tourna la pointe San-Nikolo, et, après avoir longé le rivage, sur lequel s’étagent les maisons du nord de la ville, il vint mouiller à une demi-encablure du môle.
Le canot fut armé. Nicolas Starkos et Skopélo y prirent place, – non sans que le capitaine eût passé à sa ceinture un de ces couteaux à lame courte et large, fort en usage dans les provinces de la Messénie. Tous deux débarquèrent au bureau de la Santé, et montrèrent les papiers du bord qui étaient parfaitement en règle. Ils furent donc libres d’aller où et comme il leur convenait, après que rendez-vous eut été pris à onze heures pour rentrer à bord.
Skopélo, chargé des intérêts de lu Karysta, s’enfonça dans la partie commerçante de la ville, à travers de petites rues étroites et tortueuses, avec des noms italiens, des boutiques à arcades, tout le pêle-mêle d’un quartier napolitain.
Nicolas Starkos, lui, voulait consacrer cette soirée à prendre langue, comme on dit. Il se dirigea donc vers l’esplanade, le quartier le plus élégant de la cité corfiote.
Cette esplanade ou place d’armes, plantée latéralement de beaux arbres, s’étend entre la ville et la citadelle, dont elle est séparée par un large fossé. Étrangers et indigènes y formaient alors un incessant va-et-vient, qui n’était point celui d’une fête. Des estafettes entraient dans le palais, bâti au nord de la place par le général Maitland, et ressortaient à travers les portes de Saint-George et Saint-Michel, qui flanquent sa façade en pierre blanche. Un incessant échange de communications se faisait ainsi entre le palais du gouverneur et la citadelle, dont le pont-levis était baissé devant la statue du maréchal de Schulembourg.
Nicolas Starkos se mêla à cette foule. Il vit clairement qu’elle était sous l’empire d’une émotion peu ordinaire. N’étant point homme à interroger, il se contenta d’écouter. Ce qui le frappa, ce fut un nom, invariablement répété dans tous les groupes avec des qualifications peu sympathiques, – le nom de Sacratif.
Ce nom parut d’abord exciter quelque peu sa curiosité; mais, après avoir légèrement haussé les épaules, il continua à descendre l’esplanade jusqu’à la terrasse qui la termine en dominant la mer.
Là, un certain nombre de curieux avaient pris place autour d’un petit temple de forme circulaire, qui venait d’être récemment élevé à la mémoire de sir Thomas Maitland. Quelques années plus tard, un obélisque allait y être érigé en l’honneur de l’un de ses successeurs, sir Howard Douglas, pour faire pendant à la statue du Haut Lord Commissaire actuel, Frédérik Adam, dont la place était déjà marquée devant le palais du gouvernement. Il est probable que, si le protectorat de l’Angleterre n’eût pris tin en faisant rentrer les îles Ioniennes dans le domaine du royaume hellénique, les rues de Corfou auraient été encombrées par les statues de ses gouverneurs. Toutefois, bien des Corfiotes ne songeaient point à blâmer cette prodigalité d’hommes de bronze ou d’hommes de pierre, et, peut être, plus d’un en est-il maintenant à regretter, avec l’ancien état de choses, les errements administratifs des représentants du Royaume-Uni.
Mais, à ce sujet, s’il existe des opinions fort disparates, si, sur les soixante-dix mille habitants que compte l’ancienne Corcyre, et sur les vingt mille habitants de sa capitale, il y a des chrétiens orthodoxes, des chrétiens grecs, des Juifs en grand nombre, qui, à cette époque, occupaient un quartier isolé, comme une sorte de Ghetto, si, dans l’existence citadine de ces types de races différentes, il y avait des idées divergentes à propos d’intérêts divers, ce jour-là tout dissentiment semblait s’être fondu dans une pensée commune, dans une sorte de malédiction vouée à ce nom qui revenait sans cesse:
«Sacratif! Sacratif! Sus au pirate Sacratif!»
Et que les allants et venants parlassent anglais, italien ou grec, si la prononciation de ce nom exécré différait, les anathèmes dont on l’accablait n’en étaient pas moins l’expression du même sentiment d’horreur.
Nicolas Starkos écoutait toujours et ne disait rien. Du haut de la terrasse ses yeux pouvaient aisément parcourir une grande partie du canal de Corfou, fermé comme un lac jusqu’aux montagnes d’Albanie, que le soleil couchant dorait à leur cime.
Puis, en se tournant du côté du port, le capitaine de la Karysta observa qu’il s’y faisait un mouvement très prononcé. De nombreuses embarcations se dirigeaient vers les navires de guerre. Des signaux s’échangeaient entre ces navires et le mât de pavillon dressé au sommet de la citadelle, dont les batteries et les casemates disparaissaient derrière un rideau d’aloès gigantesques.
Évidemment, – et, à tous ces symptômes, un marin ne pouvait s’y tromper, – un ou plusieurs navires se préparaient à quitter Corfou. Si cela était, la population corfiote, on doit le reconnaître, y prenait un intérêt vraiment extraordinaire.
Mais déjà le soleil avait disparu derrière les hauts sommets de l’île, et, avec le crépuscule assez court sous cette latitude, la nuit ne devait pas tarder à se faire.
Nicolas Starkos jugea donc à propos de quitter la terrasse. Il redescendit sur l’esplanade, laissant en cet endroit la plupart des spectateurs qu’un sentiment de curiosité y retenait encore. Puis, il se dirigea d’un pas tranquille vers les arcades de cette suite de maisons, qui borne le côté ouest de la place d’Armes.
Là ne manquaient ni les cafés, pleins de lumières, ni les rangées de chaises disposées sur la chaussée, occupées déjà par de nombreux consommateurs. Et encore faut-il observer que ceux-ci causaient plus qu’ils no «consommaient,» si toutefois ce mot, par trop moderne, peut s’appliquer aux Corfiotes d’il y a cinquante ans.
Nicolas Starkos s’assit devant une petite table, avec l’intention bien arrêtée de ne pas perdre un seul mot des propos qui s’échangeaient aux tables voisines.
«En vérité, disait un armateur de la Strada Marina, il n’y a plus de sécurité pour le commerce, et on n’oserait pas hasarder une cargaison de prix dans les Échelles du Levant!
– Et bientôt, ajouta son interlocuteur, – un de ces gros Anglais qui semblent toujours assis sur un ballot, comme le président de leur chambre, – on ne trouvera plus d’équipage qui consente à servir à bord des navires de l’Archipel!
– Oh! ce Sacratif!… ce Sacratif! répétait-on avec une indignation véritable dans les divers groupes.
– Un nom bien fait pour écorcher le gosier, pensait le maître du café, et, qui devrait pousser aux rafraîchissements!
– A quelle heure doit avoir lieu le départ de la Syphanta? demanda le négociant.
– A huit heures, répondit le Corfiote. – Mais, ajouta-t-il d’un ton qui ne marquait pas une confiance absolue, il ne suffit pas de partir, il faut arriver à destination!
– Eh! on arrivera! s’écria un autre Corfiote. Il ne sera pas dit qu’un pirate aura tenu en échec la marine britannique…
– Et la marine grecque, et la marine française, et la marine italienne! ajouta flegmatiquement un officier anglais, qui voulait que chaque état eût sa part de désagrément en cette affaire.
– Mais, reprit le négociant en se levant, l’heure approche, et. si nous voulons assister au départ de la Syphanta, il serait peut-être temps de se rendre sur l’esplanade!
– Non, répondit son interlocuteur, rien ne presse. D’ailleurs, un coup de canon doit annoncer l’appareillage.»
Et les causeurs continuèrent à faire leur partie dans le concert des malédictions proférées contre Sacratif.
Sans doute, Nicolas Starkos crut le moment favorable pour intervenir, et, sans que le moindre accent pût dénoncer en lui un natif de la Grèce méridionale:
«Messieurs, dit-il en s’adressant à ses voisins de tables, pourrais-je vous demander, s’il vous plaît, quelle est cette Syphanta, dont tout le monde parle aujourd’hui?
– C’est une corvette, monsieur, lui fut-il répondu, une corvette achetée, frétée et armée par une compagnie de négociants anglais, français et corfiotes, montée par un équipage de ces diverses nationalités, et qui doit appareiller sous les ordres du brave capitaine Stradena! Peut-être parviendra-t-il à faire, lui, ce que n’ont pu faire les navires de guerre de l’Angleterre et de la France!
– Ah! dit Nicolas Starkos, c’est une corvette qui part!… Et pour quels parages, s’il vous plaît?
– Pour les parages où elle pourra rencontrer, prendre et pendre le fameux Sacratif!
– Je vous prierai alors, reprit Nicolas Starkos, de vouloir bien me dire qui est ce fameux Sacratif?
– Vous demandez qui est ce Sacratif?» s’écria le Corfiote stupéfait, auquel l’Anglais vint en aide, en accentuant sa réponse par un «aoh!» de surprise.
Le fait est qu’un homme qui en était à ignorer encore ce qu’était Sacratif, et cela en pleine ville de Corfou, au moment même où ce nom était dans toutes les bouches, pouvait être regardé comme un phénomène.
Le capitaine de la Karysta s’aperçut aussitôt de l’effet que produisait son ignorance. Aussi se hâta-t-il d’ajouter:
«Je suis étranger, messieurs. J’arrive à l’instant de Zara, autant dire du fond de l’Adriatique, et je ne suis point au courant de ce qui se passe dans les îles Ioniennes.
– Dites alors de ce qui se passe dans l’Archipel! s’écria le Corfiote, car, en vérité, c’est bien l’Archipel tout entier que Sacratif a pris pour théâtre de ses pirateries!
– Ah! fit Nicolas Starkos, il s’agit d’un pirate?…
– D’un pirate, d’un forban, d’un écumeur de mer! répliqua le gros Anglais. Oui! Sacratif mérite tous ces noms, et même tous ceux qu’il faudrait inventer pour qualifier un pareil malfaiteur!»
Là-dessus l’Anglais souffla un instant pour reprendre haleine. Puis:
«Ce qui m’étonne, monsieur, ajouta-t-il, c’est qu’il puisse se rencontrer un Européen qui ne sache pas ce qu’est Sacratif!
– Oh! monsieur, répondit Nicolas Starkos, ce nom ne m’est pas absolument inconnu, croyez-le bien; mais j’ignorais que ce fût lui qui mît aujourd’hui toute la ville en révolution.. Est-ce que Corfou est menacée d’une descente de ce pirate?
– Il n’oserait! s’écria le négociant. Jamais il ne se hasarderait à mettre le pied dans notre île!
– Ah! vraiment? répondit le capitaine de la Karysta.
– Certes, monsieur, et, s’il le faisait, les potences! oui! les potences pousseraient d’elles-mêmes, dans tous les coins de l’île, pour le happer au passage!
– Mais alors, d’où vient cette émotion? demanda Nicolas Starkos. Je suis arrivé depuis une heure à peine, et je ne suis comprendre l’émotion qui se produit…
– Le voici, monsieur, répondît l’Anglais. Deux bâtiments de commerce, le Three Brothers et le Carnatic, ont été pris, il y a un mois environ, par Sacratif, et tout ce qui a survécu des deux équipages a été vendu sur les marchés de la Tripolitaine!
– Oh! répondit Nicolas Starkos, voilà une odieuse affaire, dont ce Sacratif pourrait bien avoir à se repentir!
– C’est alors, reprit le Corfiote, qu’un certain nombre de négociants se sont associés pour armer une corvette de guerre, une excellente marcheuse, montée par un équipage de choix et commandée pur un intrépide marin, le capitaine Stradena, qui va donner la chasse à ce Sacratif! Cette fois, il y a lieu d’espérer que le pirate, qui tient en échec tout le commerce de l’Archipel, n’échappera pas à son sort!
– Ce sera difficile, en effet, répondit Nicolas Starkos.
– Et, ajouta le négociant Anglais, si vous voyez la ville en émoi, si toute la population s’est portée sur l’esplanade, c’est pour assister à l’appareillage de la Syphanta, qui sera saluée de plusieurs milliers de hurrahs. quand elle descendra le canal de Corfou!»
Nicolas Starkos savait, sans doute, tout ce qu’il désirait savoir. Il remercia ses interlocuteurs. Puis, se levant, il alla de nouveau se mêler à la foule qui remplissait l’esplanade.
Ce qui avait été dit par ces Anglais et ces Corfiotes n’avait rien d’exagéré. Il n’était que trop vrai! Depuis quelques années, les dépréciations de Sacratif se manifestaient par des actes révoltants. Nombre de navires de commerce de toutes nationalités avaient été attaqués par ce pirate, aussi audacieux que sanguinaire. D’où venait-il? Quelle était son origine? Appartenait-il à cette race de forbans, issus des côtes de la Barbarie? Qui eût pu le dire? On ne le connaissait pas. On ne l’avait jamais vu. Pas un n’était revenu de ceux qui s’étaient trouvés sous le feu de ses canons, les uns tués, les autres réduits à l’esclavage. Les bâtiments qu’il montait, qui eût pu les signaler? Il passait incessamment d’un bord à un autre. Il attaquait tantôt avec un rapide brick levantin, tantôt avec une de ces légères corvettes qu’on ne pouvait vaincre à la course, et toujours sous pavillon noir. Que, dans une de ces rencontres, il ne fût pas le plus fort, qu’il eût à chercher son salut par la fuite, en présence de quelque redoutable navire de guerre, il disparaissait soudain. Et, en quel refuge inconnu, en quel coin ignoré de l’Archipel, aurait-on tenté de le rejoindre? Il connaissait les plus secrètes passes de ces côtes, dont l’hydrographie laissait encore à désirer à cette époque.
Si le pirate Sacratif était un bon marin, c’était aussi un terrible homme d’attaque. Toujours secondé par des équipages qui ne reculaient devant rien, il n’oubliait jamais de leur donner, après le combat, la «part du diable,» c’est-à-dire quelques heures de massacre et de pillage. Aussi ses compagnons le suivaient-ils partout ou il voulait les mener. Ils exécutaient ses ordres quels qu’ils fussent. Tous se seraient fait tuer pour lui. La menace du plus effroyable supplice ne les eût pas fait dénoncer le chef, qui exerçait sur eux une véritable fascination. A de tels hommes, lancés à l’abordage, il est rare qu’un navire puisse résister, surtout un bâtiment de commerce, auquel manquent les moyens suffisants de défense.
En tout cas, si Sacratif, malgré toute son habileté, eût été surpris par un navire de guerre, il se fût plutôt fait sauter que de se rendre. On racontait même que, dans une affaire de ce genre, les projectiles lui ayant manqué, il avait chargé ses canons avec les têtes fraîchement coupées aux cadavres qui jonchaient son pont.
Tel était l’homme que la Syphanta avait la mission de poursuivre, tel ce redoutable pirate, dont le nom exécré causait tant d’émotion dans la cité corfiote.
Bientôt, une détonation retentit. Une fumée s’éleva dans un vif éclair au-dessus du terre-plein de la citadelle. C’était le coup de partance. La Syphanta appareillait et allait descendre le canal de Corfou, afin de gagner les parages méridionaux de la mer Ionienne.
Toute la foule se porta sur la lisière de l’esplanade, vers la terrasse du monument de sir Maitland.
Nicolas Starkos, impérieusement entraîné par un sentiment plus intense peut-être que celui d’une simple curiosité, se trouva bientôt au premier rang des spectateurs.
Peu à peu, sous la clarté de la lune, apparut la corvette avec ses feux de position. Elle s’avançait en boulinant, afin d’enlever à la bordée le cap Bianco, qui s’allonge au sud de l’île. Un second coup de canon partit de la citadelle, puis un troisième, auxquels répondirent trois détonations qui illuminèrent les sabords de la Syphanta. Aux détonations succédèrent des milliers de hurrahs, dont les derniers arrivèrent à la corvette, au moment où elle doublait la baie de Kardakio.
Puis, tout retomba dans le silence. Peu à peu, la foule, s’écoulant à travers les rues du faubourg de Kastradès, eut laissé le champ libre aux rares promeneurs qu’un intérêt d’affaires ou de plaisir retenait sur l’esplanade.
Pendant une heure encore, Nicolas Starkos, toujours pensif, demeura sur la vaste place d’Armes, presque déserte. Mais le silence ne devait être ni dans sa tête ni dans son cœur. Ses yeux brillaient d’un feu que ses paupières ne parvenaient pas à masquer. Son regard, comme par un mouvement involontaire, se portait dans la direction de cette corvette, qui venait de disparaître derrière la masse confuse de l’île.
Lorsque onze heures sonnèrent à l’église de Saint-Spiridion, Nicolas Starkos songea à rejoindre Skopélo au rendez-vous qu’il lui avait donné près du bureau de la Santé. Il remonta donc les rues du quartier qui se dirigent vers le Fort-Neuf, et bientôt il arriva sur le quai.
Skopélo l’y attendait.
Le capitaine de la sacolève alla à lui:
«La corvette Syphanta vient de partir! lui dit -il.
– Ah! fit Skopélo.
– Oui… pour donner la chasse à Sacratif!
– Elle ou une autre, qu’importé!» répondit simplement Skopélo, en montrant le gig, qui se balançait, au pied de l’échelle, sur les dernières ondulations du ressac.
Quelques instants après, l’embarcation accostait la Karysta, et [Nicolas Starkos sautait à bord en disant:
«A demain, chez Elizundo!»
1 Depuis 1864, les îles Ioniennes ont recouvré leur indépendance, et, divisées en trois nomachies, sont annexées au royaume hellénique.