Jules Verne
L’archipel en feu
(Chapitre XIII-XV)
45 illustrations par L. Benett
Librairie Hachette
Paris 1926
© Andrzej Zydorczak
À bord de la «Syphanta»!
e lendemain, 3 septembre, la Syphanta, après avoir appareillé vers dix heures du matin, serrait le vent sous petite voilure pour sortir des passes eu port de Scarpanto.
Les captifs, rachetés par Henry d’Albaret, s’étaient casés, les uns dans l’entrepont, les autres dans la batterie. Bien que la traversée de l’Archipel ne dût exiger que quelques jours, officiers et matelots avaient voulu que ces pauvres gens fussent installés aussi bien que possible.
Dès la veille, le commandant d’Albaret s’était mis en mesure de pouvoir reprendre la mer. Pour le règlement des treize mille livres, il avait donné des garanties dont le cadi s’était montré satisfait. L’embarquement des prisonniers s’était donc opéré sans difficultés, et, avant trois jours, ces malheureux, condamnés aux tortures des bagnes barbaresques, seraient débarqués en quelque port de la Grèce septentrionale, là où ils n’auraient plus rien à craindre pour leur liberté.
Mais cette délivrance, c’était bien à celui qui venait de les arracher aux mains de Nicolas Starkos qu’ils la devaient tout entière! Aussi, leur reconnaissance se manifesta-t-elle par un acte touchant, dès qu’ils eurent pris pied sur le pont de la corvette.
Parmi eux se trouvait un «pappa,» un vieux prêtre de Léondari. Suivi de ses compagnons d’infortune, il s’avança vers la dunette, sur laquelle Hadjine Elizundo et Henry d’Albaret se tenaient avec quelques uns des officiers. Puis, tous s’agenouillèrent, le vieillard à leur tète, et celui-ci, tendant ses mains vers le commandant:
«Henry d’Albaret, dit-il, soyez béni de tous ceux que vous avez rendus à la liberté!
– Mes amis, je n’ai fait que mon devoir! répondit le commandant de la Syphanta, profondément ému.
– Oui!… béni de tous… de tous… et de moi, Henry!» ajouta Hadjine en se courbant à son tour.
Henry d’Albaret l’avait vivement relevée, et alors les cris de vive Henry d’Albaret! vive Hadjine Elizundo! éclatèrent depuis la dunette jusqu’au gaillard d’avant, depuis les profondeurs de la batterie jusqu’aux basses vergues, sur lesquelles une cinquantaine de matelots s’étaient groupés, en poussant de vigoureux hurrahs.
Une seule prisonnière, – celle qui se cachait la veille dans le batistan, – n’avait point pris part à cette manifestation. En s’embarquant, toute sa préoccupation avait été de passer inaperçue au milieu des captifs. Elle y avait réussi, et personne même ne remarqua plus sa présence à bord, dès qu’elle se fut blottie dans le coin le plus obscur de l’entrepont. Évidemment, elle espérait pouvoir débarquer, sans avoir été vue. Mais pourquoi prenait-elle tant de précautions? Etait-elle donc connue de quelque officier ou matelot de la corvette? En tout cas, il fallait qu’elle eût de graves raisons pour vouloir garder cet incognito pendant les trois ou quatre jours que devait durer la traversée de l’Archipel.
Cependant, si Henry d’Albaret méritait la reconnaissance des passagers de la corvette, que méritait donc Hadjine pour ce qu’elle avait fait depuis son départ de Corfou?
«Henry, avait-elle dit la veille, Hadjine Elizundo est pauvre, maintenant, et maintenant digne de vous!»
Pauvre, elle l’était en effet! Digne du jeune officier?… On va pouvoir en juger.
Et si Henry d’Albaret aimait Hadjine, lorsque de si graves événements les avaient séparés l’un de l’autre, combien cet amour dut grandir encore, quand il connut ce qu’avait été toute la vie de la jeune fille pendant cette longue année de séparation!
Celte fortune que lui avait laissée son père, dès qu’elle sut d’où elle provenait, Hadjine Elizundo prit la résolution de la consacrer entièrement au rachat de ces prisonniers, dont le trafic en constituait la plus grande part. De ces vingt millions, odieusement acquis, elle ne voulut rien garder. Ce projet, elle ne le fit connaître qu’à Xaris. Xaris l’approuva, et toutes les valeurs de la maison de banque furent rapidement réalisées.
Henry d’Albaret reçut la lettre par laquelle la jeune fille lui demandait pardon et lui disait adieu. Puis, en compagnie de son brave et dévoué Xaris, Hadjine quitta secrètement Corfou pour se rendre dans le Péloponnèse…
A cette époque, les soldats d’Ibrahim faisaient encore une guerre féroce aux populations du centre de la Morée, tant éprouvées déjà et depuis si longtemps. Les malheureux qu’on ne massacrait pas étaient envoyés dans les principaux ports de la Messénie, à Patras ou à Navarin. De là, des navires, les uns frétés par le gouvernement turc, les autres fournis par les pirates de l’Archipel, les transportaient par milliers soit à Scarpanto, soit à Smyrne, où les marchés d’esclaves se tenaient en permanence.
Pendant les deux mois qui suivirent leur disparition, Hadjine Elizundo et Xaris, ne reculant jamais devant aucun prix, parvinrent à racheter plusieurs centaines de prisonniers, de ceux qui n’avaient pas encore quitté la côte messénienne. Puis, ils employèrent tous leurs soins à les mettre en sûreté, les uns dans les îles Ioniennes, les autres dans les portions libres de la Grèce du Nord.
Cela fait, tous deux se rendirent en Asie Mineure, à Smyrne, où le commerce des esclaves se faisait sur une échelle considérable. Là, par convois nombreux, arrivaient des quantités de ces prisonniers grecs, dont Hadjine Elizundo voulait surtout obtenir la délivrance. Telles furent alors ses offres, – si supérieures à celles des courtiers de la Barbarie ou du littoral asiatique, – que les autorités ottomanes trouvèrent grand profit à traiter et traitèrent avec elle. Que sa généreuse passion fût exploitée par ces agents, on le croira sans peine; mais, là, plusieurs milliers de captifs lui durent d’échapper aux bagnes des beys africains.
Cependant, il y avait plus à faire encore, et c’est à ce moment que la pensée vint à Hadjine de marcher par deux voies différentes au but qu’elle voulait atteindre.
En effet, il ne suffisait pas de racheter les captifs mis en vente sur les marchés publics, ou d’aller délivrer à prix d’or les esclaves au milieu de leurs bagnes. Il fallait aussi anéantir ces pirates qui capturaient les navires dans tous les parages de l’Archipel.
Or, Hadjine Elizundo se trouvait à Smyrne, quand elle apprît ce qu’était devenue la Syphanta, après les premiers mois de sa croisière. Elle n’ignorait pas que c’était au compte d’armateurs corfiotes qu’avait été armée cette corvette et pour quelle destination. Elle savait que le début de la campagne avait été heureux; mais, à cette époque, la nouvelle arriva que la Syphanta venait de perdre son commandant, plusieurs officiers et une partie de son équipage dans un combat contre une flottille de pirates, commandée, disait-on, par Sacratif en personne.
Hadjine Elizundo se mit aussitôt en rapport avec l’agent qui représentait, à Corfou, les intérêts des armateurs de la Syphanta. Elle leur en fit offrir un tel prix que ceux-ci se décidèrent à la vendre. La corvette fut donc achetée sous le nom d’un banquier de Raguse, mais elle appartenait bien à l’héritière d’Elizundo, qui ne faisait qu’imiter les Bobolina, les Modéna, les Zacharias et autres vaillantes patriotes, dont les navires, armés à leurs frais au début de la guerre de l’Indépendance, firent tant de mal aux escadres de la marine ottomane.
Mais, en agissant ainsi, Hadjine avait eu la pensée d’offrir le commandement de la Syphanta au capitaine Henry d’Albaret. Un homme à elle, un neveu de Xaris, marin d’origine grecque comme son oncle, avait secrètement suivi le jeune officier, aussi bien à Corfou, quand il fit tant d’inutiles recherches pour retrouver la jeune fille, qu’à Scio, lorsqu’il alla y rejoindre le colonel Fabvier.
Par ses ordres, cet homme s’embarqua comme matelot sur la corvette, au moment où elle reformait son équipage, après le combat de Lemnos. Ce fut lui qui fit parvenir à Henry d’Albaret les deux lettres écrites de la main de Xaris: la première, à Scio, où on lui marquait qu’il y avait une place à prendre dans l’état-major de la Syphanta; la seconde, qu’il déposa sur la table du carré, alors qu’il était de faction, et par laquelle rendez-vous était donné à la corvette pour les premiers jours de septembre sur les parages de Scarpanto.
C’était là, en effet, qu’Hadjine Elizundo comptait se trouver à cette époque, après avoir terminé sa campagne de dévouement et de chanté. Elle voulait que la Syphanta servît à rapatrier le dernier convoi de prisonniers, rachetés avec les restes de sa fortune.
Mais, pendant les six mois qui allaient suivre, que de fatigues à supporter, que de dangers à courir!
Ce fut au centre même de la Barbarie, dans ces ports infestés de pirates, sur ce littoral africain, dont les pires bandits furent les maîtres jusqu’à la conquête d’Alger, que la courageuse jeune fille, accompagnée de Xaris, n’hésita pas à se rendre pour accomplir sa mission. A cela, elle risquait sa liberté, elle risquait sa vie, elle bravait tous les dangers auxquels l’exposaient sa beauté et sa jeunesse.
Rien ne l’arrêta. Elle partit.
On la vit alors, comme une religieuse de la Merci, paraître à Tripoli, à Alger, à Tunis, et jusque sur les plus infimes marchés de la côte barbaresque. Partout où des prisonniers grecs avaient été vendus, elle les rachetait avec grand bénéfice pour leurs maîtres. Partout où des traitants mettaient à l’encan ces troupeaux d’êtres humains, elle se présentait, l’argent à la main. C’est alors qu’elle put observer dans toute son horreurs le spectacle de ces misères de l’esclavage, en un pays où les passions ne sont retenues par aucun frein.
Alger était encore à la discrétion d’une milice, composée de musulmans et de renégats, rebut des trois continents qui forment le littoral de la Méditerranée, ne vivant que de la vente des prisonniers faits par les pirates et de leur rachat par les chrétiens. Au dix-septième siècle, la terre africaine comptait déjà près de quarante mille esclaves des deux sexes, enlevés à la France, à l’Italie, à l’Angleterre, à l’Allemagne, à la Flandre, à la Hollande, à la Grèce, à la Hongrie, à la Russie, à la Pologne, à l’Espagne, dans toutes les mers de l’Europe.
A Alger, au fond des bagnes du Pacha. d’Ali-Mami, des Kouloughis et de Sidi-Hassan, à Tunis, dans ceux de Youssif-Dey, de Galere-Patrone et de Cicala, dans celui de Tripoli, Hadjine Elizundo rechercha plus particulièrement ceux dont la guerre hellénique avait fait des esclaves. Comme si elle eût été protégée par quelque talisman, elle passa au milieu de tous ces dangers, soulageant toutes ces misères. A ces mille périls que la nature des choses créait autour d’elle, elle échappa comme par miracle! Pendant six mois, à bord des légers bâtiments caboteurs de la côte, elle visita les points les plus reculés du littoral – depuis la régence de Tripoli, jusqu’aux dernières limites du Maroc, – jusqu’à Tétuan, qui fut autrefois une république de pirates, régulièrement organisée, – jusqu’à Tanger, dont la baie servait de lieu d’hivernage à ces forbans, –jusqu’à Salé, sur la côte occidentale de l’Afrique, où les malheureux captifs vivaient dans des caveaux creusés à douze ou quinze pieds sous terre.
Enfin, sa mission terminée, n’ayant plus rien des millions laissés par son père, Hadjine Elizundo songea à revenir en Europe avec Xaris. Elle s’embarqua à bord d’un navire grec, sur lequel prirent passage les derniers prisonniers, rachetés par elle, et qui fit voile pour Scarpanto. C’était là qu’elle comptait retrouver Henry d’Albaret. C’était de là qu’elle avait résolu de revenir en Grèce sur la Syphanta. Mais, trois jours après avoir quitté Tunis, le navire qui la portait fut capturé par un bâtiment turc, et elle était conduite à Arkassa pour y être vendue comme esclave avec ceux qu’elle venait de délivrer!…
En somme, de cette œuvre entreprise par Hadjine Elizundo, le résultat avait été celui-ci: plusieurs milliers de prisonniers, rachetés avec l’argent même qui avait été gagné à les vendre. La jeune fille, maintenant ruinée, venait de réparer, dans la mesure de ce qui était possible, tout le mal fait par son père.
Voilà ce qu’apprit Henry d’Albaret. Oui! Hadjine, pauvre, était maintenant digne de lui, et, pour l’arracher aux mains de Nicolas Starkos, il se fût fait aussi pauvre qu’elle!
Cependant, dès le lendemain, la Syphanta avait eu connaissance de la terre de Crète au lever du jour. Elle manœuvra alors de manière à s’élever vers le nord-ouest de l’Archipel. L’intention du commandant d’Albaret était de rallier la côte orientale de la Grèce à la hauteur de l’île d’Eubée. Là, soit à Négrepont, soit à Egine, les prisonniers pourraient débarquer en lieu sûr, à l’abri des Turcs, maintenant refoulés au fond du Péloponnèse. Du reste, à cette date, il n’y avait plus un seul des soldats d’Ibrahim dans la péninsule hellénique.
Tous ces pauvres gens, on ne peut mieux traités à bord de la Syphanta, se remettaient déjà des effroyables souffrances qu’ils avaient endurées. Pendant le jour, on les voyait groupés sur le pont, où ils respiraient cette saine brise de l’Archipel, les enfants, les mères, les époux que menaçait une éternelle séparation, désormais réunis pour ne plus se quitter. Ils savaient, aussi, tout ce qu’avait fait Hadjine Elizundo, et, quand elle passait, appuyée au bras d’Henry d’Albaret, c’étaient de toutes parts des marques de reconnaissance, témoignées par les actes les plus touchants.
Vers les premières heures du matin, le 4 septembre, la Syphanta perdit de vue les sommets de la Crète;, mais, la brise ayant commencé à mollir, elle ne gagna que très peu dans cette journée, bien qu’elle portât toute sa voilure. En somme, vingt-quatre heures, quarante-huit heures de plus, ce ne serait jamais un retard dont il fallût se préoccuper. La mer était belle, le ciel superbe. Rien n’indiquait une prochaine modification du temps. Il n’y avait qu’à «laisser courir,» comme disent les marins, et la course se terminerait quand il plairait à Dieu.
Cette paisible navigation ne pouvait être que très favorable aux causeries du bord. Peu de manœuvres à faire, d’ailleurs. Une simple surveillance des officiers de quart et des gabiers de l’avant, pour signaler les terres en vue ou les navires au large.
Hadjine et Henry d’Albaret allaient alors s’asseoir à l’arrière sur un banc de la dunette qui leur était réservé. Là, le plus souvent, ils parlaient non plus du passé, mais de cet avenir, dont ils se sentaient maîtres maintenant. Ils faisaient des projets d’une réalisation prochaine, sans oublier de les soumettre au brave Xaris, qui était bien de la famille. Le mariage devait être célébré aussitôt leur arrivée sur la terre de Grèce. Cela était convenu. Les affaires d’Hadjine Elizundo n’entraîneraient plus ni difficultés ni retards. Une année, employée à sa charitable mission, avait simplifié tout cela! Puis, le mariage fait, Henry d’Albaret céderait au capitaine Todros le commandement de la corvette, et il conduirait sa jeune femme en France, d’où il comptait In ramener ensuite sur sa terre natale.
Or, précisément, ce soir-là, ils s’entretenaient de foutes ces choses. A peine le léger souffle de la brise suffisait-il à gonfler les hautes voiles de la Syphanta. Un merveilleux coucher de soleil venait d’illuminer l’horizon, dont quelques traits d’or vert surmontaient encore le périmètre légèrement embrumé dans l’ouest. A l’opposé scintillaient les premières étoiles du levant. La mer tremblotait sous l’ondulation de ses paillettes phosphorescentes. La nuit promettait d’être magnifique.
Henry d’Albaret et Hadjine se laissaient aller au charme de cette soirée délicieuse. Ils regardaient le sillage, à peine dessiné par quelques blanches guipures que la corvette laissait à l’arrière. Le silence n’était troublé que par les battements de la brigantine, dont les plis bruissaient doucement. Ni lui ni elle ne voyaient plus rien de ce qui n’était pas eux-mêmes et en eux. Et, s’ils furent enfin rappelés au sentiment du réel, c’est qu’Henry d’Albaret s’entendit appeler avec une certaine insistance.
Xaris était devant lui.
«Mon commandant?… dit Xaris pour la troisième fois.
– Que voulez-vous, mon ami? répondit Henry d’Albaret, auquel il sembla que Xaris hésitait à parler.
– Que veux-tu, mon bon Xaris? demanda Hadjine.
– J’ai une chose à vous dire, mon commandant.
– Laquelle?
– Voici de quoi il s’agit. Les passagers de la corvette… ces braves gens que vous ramenez dans leur pays… ont eu une idée, et ils m’ont chargé de vous la communiquer.
– Eh bien, je vous écoute, Xaris.
– Voilà, mon commandant. Ils savent que vous devez vous marier avec Hadjine…
– Sans doute, répondit Henry d’Albaret en souriant. Cela n’est un mystère pour personne!
– Eh bien, ces braves gens seraient très heureux d’être les témoins de votre mariage!
– Et ils le seront, Xaris, ils le seront, et jamais fiancée n’aurait un pareil cortège, si l’on pouvait réunir autour d’elle tous ceux qu’elle a arrachés à l’esclavage!
– Henry!… dit la jeune fille en voulant l’interrompre.
– Mon commandant a raison, répondit Xaris. En tout cas, les passagers de la corvette seront là, et…
– A notre arrivée sur la terre de Grèce, reprit Henry d’Albaret, je les convierai tous à la cérémonie de notre mariage!
– Bien, mon commandant, répondit Xaris. Mais, après avoir eu cette idée-là, ces braves gens en ont eu une seconde!
– Aussi bonne?
– Meilleure. C’est de vous demander que le mariage se fasse à bord de la Syphanta! N’est-ce pas comme un morceau de leur pays, cette brave corvette qui les ramène en Grèce?
– Soit, Xaris, répondit Henry d’Albaret. – Vous y consentez, ma chère Hadjine?»
Hadjine, pour toute réponse, lui tendit la main.
«Bien répondu, dit Xaris.
– Vous pouvez annoncer aux passagers de la Syphanta, ajouta Henry d’Albaret, qu’ils sera fait comme il le désirent.
– C’est entendu, mon commandant. Mais… ajouta Xaris, en hésitant un peu, c’est que ce n’est pas tout!
– Parle donc, Xaris, dit la jeune fille.
– Voici. Ces braves gens, après avoir eu une idée bonne, puis une meilleure, en ont eu une troisième qu’ils regardent comme excellente!
– Vraiment, une troisième! répondit Henry d’Albaret. Et quelle est cette troisième idée?
– C’est que non seulement le mariage soit célébré à bord de la corvette, mais aussi qu’il se fasse en pleine mer… dès demain! Il y a parmi eux un vieux prêtre…»
Soudain, Xaris fut interrompu par la voix du gabier qui était en vigie dans les barres de misaine:
«Navires au vent!»
Aussitôt Henry d’Albaret se leva et rejoignit le capitaine Todros, qui regardait déjà dans la direction indiquée.
Une flottille, composée d’une douzaine de bâtiments de divers tonnages, se montrait à moins de six milles dans l’est. Mais, si la Syphanta, encalminée alors, était absolument immobile, cette flottille, poussée par les derniers souffles d’une brise qui n’arrivait pas jusqu’à la corvette, devait nécessairement finir par l’atteindre.
Henry d’Albaret avait pris une longue-vue, et il observait attentivement la marche de ces navires.
«Capitaine Todros, dit-il en se retournant vers le second, cette flottille est encore trop éloignée pour qu’il soit possible de reconnaître ses intentions ni quelle est sa force.
– En effet, mon commandant, répondit le second, et, avec cette nuit sans lune qui va devenir très obscure, nous ne pourrons nous prononcer! Il faut donc attendre à demain.
– Oui, il le faut, dit Henry d’Albaret, mais comme ces parages ne sont pas sûrs, donnez l’ordre de veiller avec le plus grand soin. Que l’on prenne aussi toutes les précautions indispensables pour le cas où ces navires se rapprocheraient de la Syphanta.»
Le capitaine Todros prit des mesures en conséquence, mesures qui furent aussitôt exécutées. Une active surveillance fut établie à bord de la corvette et devait être continuée jusqu’au jour.
Il va sans dire qu’en présence des éventualités qui pouvaient survenir, on remit à plus tard la décision relative à cette célébration du mariage, qui avait motivé la démarche de Xaris. Hadjine, sur la prière d’Henry d’Albaret, avait dû regagner sa cabine.
Pendant toute cette nuit, on dormit peu à bord. La présence de la flottille signalée au large était de nature à inquiéter. Tant que cela fut possible, on vait observé ses mouvements. Mais un brouillard assez épais se leva vers neuf heures, et l’on ne tarda pas à la perdre de vue.
Le lendemain, quelques vapeurs masquaient encore l’horizon dans l’est au lever du soleil. Comme le vent faisait absolument défaut, ces vapeurs ne se dissipèrent pas avant dix heures du matin. Cependant rien de suspect n’avait apparu à travers ces brumes. Mais, lorsqu’elles s’évanouirent, toute la flottille se montra à moins de quatre milles. Elle avait donc gagné deux milles, depuis la veille, dans la direction de la Syphanta, et, si elle ne s’était pas rapprochée davantage, c’est que le brouillard l’avait empêchée de manœuvrer. Il y avait là une douzaine de navires qui marchaient de conserve sous l’impulsion de leurs longs avirons de galère. La corvette, sur laquelle ces engins n’auraient eu aucune action, en raison de sa grandeur, restait toujours immobile à la même place. Elle était donc réduite à attendre, sans pouvoir faire un seul mouvement.
Et pourtant, il n’était pas possible de se méprendre aux intentions de cette flottille.
«Voilà un ramassis de navires singulièrement suspects! dît le capitaine Todros.
– D’autant plus suspects, répondit Henry d’Albaret, que je reconnais parmi eux le brick auquel nous avons donné inutilement la chasse dans les eaux de la Crète!»
Le commandant de la Syphanta ne se trompait pas. Le brick, qui avait si étrangement disparu au delà de la pointe de Scarpanto, était en tête. Il manœuvrait de manière à ne pas se séparer des autres bâtiments, placés sous ses ordres.
Cependant quelques souffles s’étaient levés dans l’est. Ils favorisaient encore la marche de la flottille; mais ces risées, qui verdissaient légèrement la mer en courant à sa surface, venaient expirer à une ou deux encablures de la corvette.
Soudain, Henry d’Albaret rejeta la longue-vue qui n’avait pas quitté ses yeux:
«Branle-bas de combat!» cria-t-il.
Il venait de voir un long jet de vapeur blanche fuser à l’avant du brick, pendant qu’un pavillon montait à sa corne, au moment où la détonation d’une bouche à feu arrivait à la corvette.
Ce pavillon était noir, et un S rouge-feu s’écartelait en travers de son étamine.
C’était le pavillon du pirate Sacratif.
Sacratif.
ette flottille, composée de douze bâtiments, était sortie la veille des repaires de Scarpanto. Soit en attaquant la corvette de front, soit en l’entourant, venait-elle donc lui offrir le combat dans des conditions très inégales pour elle? Cela n’était que trop certain. Mais ce combat, faute de vent, il fallait bien l’accepter. D’ailleurs, eût-il eu la possibilité d’éviter la lutte, Henry d’Albaret s’y fût refusé. Le pavillon de la Syphanta ne pouvait, sans déshonneur, fuir devant le pavillon des pirates de l’Archipel.
Sur ces douze navires, on comptait quatre bricks, portant de seize à dix-huit canons. Les huit autres bâtiments, d’un tonnage inférieur, mais pourvus d’une artillerie légère, étaient de grandes saïques à deux mâts, des senaux à mâture droite, des felouques et des sacolèves armées en guerre. D’après ce qu’en pouvaient juger les officiers de la corvette, c’étaient plus de cent bouches à feu, auxquelles ils auraient à répondre avec vingt-deux canons et six caronades. C’étaient sept ou huit cents hommes que les deux cent cinquante matelots de leur équipage auraient à combattre. Lutte inégale, à coup sûr. Toutefois, la supériorité de l’artillerie de la Syphanta pouvait lui donner quelque chance de succès, mais à la condition qu’elle ne se laissât pas approcher de trop près. Il fallait donc tenir cette flottille à distance, en désemparant peu à peu ses navires par des bordées envoyées avec précision. En un mot, il s’agissait de tout faire pour éviter un abordage, c’est-à-dire un combat corps à corps. Dans ce dernier cas, le nombre eût fini par l’emporter, car ce facteur a plus d’importance encore sur mer que sur terre, puisque, la retraite étant impossible, tout se résume à ceci: sauter ou se rendre.
Une heure après que le brouillard se fut dissipé, la flottille avait sensiblement gagné sur la corvette, aussi immobile que si elle eût été au mouillage au milieu d’une rade.
Cependant Henry d’Albaret ne cessait d’observer la marche et la manœuvre des pirates. Le branle-bas avait été fait rapidement à son bord. Tous, officiers et matelots, étaient à leur poste de combat. Ceux des passagers qui étaient valides avaient demandé à se battre dans les rangs de l’équipage, et on leur avait donné des armes. Un silence absolu régnait dans la batterie et sur le pont. A peine était-il interrompu par les quelques mots que le commandant échangeait avec le capitaine Todros.
«Nous ne nous laisserons pas aborder, lui disait-il. Attendons que les premiers bâtiments soient à bonne portée, et nous ferons feu de nos canons de tribord.
– Tirerons-nous à couler ou à démâter? demanda le second.
– A couler,» répondit Henry d’Albaret.
C’était le meilleur parti à prendre pour combattre ces pirates, si terribles à l’abordage, et particulièrement ce Sacratif, qui venait de hisser impudemment son pavillon noir. Et, s’il l’avait fait, c’est qu’il comptait, sans doute, que pas un seul homme de la corvette ne survivrait, qui se pourrait vanter de l’avoir vu face à face.
Vers une heure après midi, la flottille ne se trouvait plus qu’à un mille au vent. Elle continuait de s’approcher à l’aide de ses avirons. La Syphanta, le cap, au nord-ouest, ne se maintenait pas sans peine à cette aire du compas. Les pirates marchaient sur elle en ligne de bataille, – deux des bricks au milieu de la ligne, et les deux autres à chaque extrémité. Ils manœuvraient de manière à tourner la corvette par l’avant et par l’arrière, afin de l’envelopper dans une circonférence, dont le rayon diminuerait peu à peu. Leur but était évidemment de l’écraser d’abord sous des feux convergents, puis de l’enlever à l’abordage.
Henry d’Albaret avait bien compris cette manœuvre, si périlleuse pour lui, et il ne pouvait l’empêcher, puisqu’il était condamné à l’immobilité. Mais peut-être parviendrait-il à briser cette ligne à coups de canon, avant qu’elle ne l’eût enveloppé de toutes parts. Déjà, même, les officiers se demandaient pourquoi leur commandant, de cette voix ferme et calme qu’on lui connaissait, n’envoyait pas l’ordre d’ouvrir le feu.
Non! Henry d’Albaret entendait ne frapper qu’a coup sûr, et il voulait se laisser approcher à bonne portée.
Dix minutes s’écoulèrent encore. Tous attendaient, les pointeurs, l’œil à la culasse de leurs canons, les officiers de la batterie, prêts à transmettre les ordres du commandant, les matelots du pont jetant un regard par dessus les pavois. Les premières bordées ne viendraient-elles pas de l’ennemi, maintenant que la distance lui permettait de le faire utilement?
Henry d’Albaret se taisait toujours. Il regardait la ligne qui commençait à se courber à ses deux extrémités. Les bricks du centre, – et l’un d’eux était celui qui avait hissé le pavillon noir de Sacratif, – se trouvaient alors à moins d’un mille.
Mais, si le commandant de la Syphanta ne se pressait pas de commencer le feu, il ne semblait point que le chef de la flottille fût plus pressé que lui de le faire. Peut-être même prétendait-il accoster la corvette, sans même avoir tiré un seul coup de canon, afin de lancer quelques centaines de ses pirates à l’abordage.
Enfin Henry d’Albaret pensa qu’il ne devait pas attendre plus longtemps. Une dernière risée, qui vint jusqu’à la corvette, lui permit d’arriver d’un quart. Après avoir rectifié sa position, de manière à bien avoir les deux bricks par le travers, à moins d’un demi-mille:
«Attention sur le pont et dans la batterie!» cria-il.
Un léger bruissement se fit entendre à bord, et fut suivi d’un silence absolu.
«A couler!» dit Henry d’Albaret.
L’ordre fut aussitôt répété par les officiers, et les pointeurs de la batterie visèrent soigneusement la coque des deux bricks, tandis que ceux du pont visaient la mâture.
«Feu!» cria le commandant d’Albaret.
La bordée de tribord éclata. Du pont et de la batterie de la corvette, onze canons et trois caronades vomirent leurs projectiles, et entre autres, plusieurs paires de ces boulets rames, qui sont disposés pour obtenir un démâtage à moyenne distance.
Dès que les vapeurs de la poudre, repoussées en arrière, eurent démasqué l’horizon, l’effet, produit par cette décharge sur les deux bâtiments, put être immédiatement constaté. Il n’était pas complet, mais ne laissait pas d’être important.
Un des deux bricks, qui occupaient le centre de la ligne, avait été atteint au-dessus de la flottaison. En outre, plusieurs de ses haubans et galhaubans ayant été coupés, son mât de misaine, entamé à quelques pieds au-dessus du pont, venait de tomber en avant, brisant du même coup la flèche du grand mât. Dans ces conditions, ce brick allait perdre quelque temps à réparer ses avaries; mais il pouvait toujours porter sur là corvette. Le danger qu’elle courait d’être cernée, n’était donc pas atténué par ce début du combat.
En effet, les deux autres bricks, placés à l’extrémité de l’aile droite et de l’aile gauche, étaient maintenant arrivés à hauteur de la Syphanta. De là, ils commençaient à se rabattre sur elle en dépendant; mais ils ne le firent pas sans l’avoir saluée d’une bordée d’enfilade qu’il lui était impossible d’éviter.
Il y eut là un double coup malheureux. Le mât d’artimon de la corvette Sut coupé à la hauteur des jottreaux. Tout le phare de l’arrière s’abattit en pagale, par bonheur, sans rien entraîner du gréement du grand mât. En même temps, les drômes et une embarcation étaient fracassées. Ce qu’il y eut de plus regrettable, ce fut la mort d’un officier et de deux matelots, tués sur le coup, sans compter trois ou quatre autres, grièvement blessés, que l’on transporta dans le faux-pont.
Aussitôt Henry d’Albaret donna des ordres pour que le déblaiement de la dunette se fît sans retard. Agrès, voiles, débris de vergues, espars, turent enlevés en quelques minutes. La place redevint libre et praticable. C’est qu’il n’y avait pas un instant à perdre. Le combat d’artillerie allait recommencer avec plus de violence. La corvette, prise entre deux feux, serait obligée à résister des deux bords.
A ce moment, une nouvelle bordée fut envoyée par la Syphanta, et si bien pointée, cette fois, que deux bâtiments de la flotille, – un des senaux et une saïque, – atteints en plein bois au-dessous de la ligne de flottaison, coulèrent en quelques instants. Les équipages n’eurent que le temps de se jeter dans les embarcations, afin de regagner les deux bricks du centre, où ils furent aussitôt recueillis.
«Hurrah! Hurrah!»
Ce fut le cri des matelots de la corvette, après ce coup double qui faisait honneur à ses chefs de pièce.
«Deux de coulés! dit le capitaine Todros.
– Oui, répondit Henry d’Albaret, mais les coquins, qui les montaient, ont pu embarquer à bord des bricks, et je redoute toujours un abordage qui leur donnerait l’avantage du nombre!»
Pendant un quart d’heure encore, la canonnade continua de part et d’autre. Les navires pirates, aussi bien que la corvette, disparaissaient au milieu des vapeurs blanches de la poudre, et il fallait attendre qu’elles se fussent dissipées pour reconnaître le mal que l’on s’était fait réciproquement. Par malheur, ce mal n’était que trop sensible à bord de la Syphanta. Plusieurs matelots avaient été tués; d’autres, en plus grand nombre, étaient grièvement blessés. Un officier français, frappé en pleine poitrine, venait de tomber, au moment où le commandant lui donnait ses ordres.
Les morts et les blessés furent aussitôt descendus dans le faux-pont. Déjà le chirurgien et ses aides ne pouvaient suffire aux pansements et aux opérations, que nécessitait l’état de ceux qui avaient été frappés directement par les projectiles, ou indirectement par les éclats de bois sur le pont et dans la batterie. Si la mousqueterie n’avait pas encore parlé entre ces bâtiments qui se tenaient toujours à demi-portée de canon, s’il n’y avait ni balle, ni biscaïen à extraire, les blessures n’en étaient pas moins graves, en moine temps que plus horribles.
En cette occasion, les femmes, qui avaient été confinées dans la cale, ne faillirent point à leur devoir. Hadjine Elizundo leur donna l’exemple. Toutes s’empressèrent à donner leurs soins aux blessés, les encourageant, les réconfortant.
Ce fut alors que la vieille prisonnière de Scarpanto quitta son obscure retraite. La vue du sang n’était pas pour l’effrayer, et, sans doute, les hasards do sa vie l’avaient déjà conduite sur plus d’un champ de bataille. A la lueur des lampes du faux-pont, elle se pencha au chevet des cadres où reposaient les blessés, elle prêta la main aux opérations les plus douloureuses, et, lorsqu’une nouvelle bordée faisait trembler la corvette jusque dans ses carlingues, pas un mouvement de ses yeux n’indiquait que ces effroyables détonations l’eussent fait tressaillir.
Cependant, l’heure approchait où l’équipage de la Syphanta allait être obligé de lutter à l’arme blanche contre les pirates. Leur ligne s’était refermée, leur cercle se rétrécissait. La corvette devenait le point de mire de tous ces feux convergents.
Mais elle se défendait bien pour l’honneur du pavillon qui battait toujours à sa corne. Son artillerie faisait de grands ravages à bord de la flottille. Deux autres bâtiments, une saïque et une felouque, furent encore détruits. L’une coula. L’autre, percée de boulets rouges, ne tarda pas à disparaître au milieu des flammes.
Toutefois, l’abordage était inévitable. La Syphanta n’eût pu l’éviter qu’en forçant la ligne qui l’entourait. Faute de vent, elle ne le pouvait pas, tandis que les pirates, mus par leurs avirons de galère, s’approchaient en resserrant leur cercle.
Le brick au pavillon noir n’était plus qu’à une portée de pistolet, quand il lâcha toute sa bordée. Un boulet vint frapper les ferrures de l’étambot à l’arrière de la corvette, et la démonta de son gouvernail.
Henry d’Albaret se prépara donc à recevoir l’assaut des pirates et fit hisser ses filets de casse-tête et d’abordage. Maintenant, c’était la mousqueterie qui éclatait de part et d’autre. Pierriers et espingoles, mousquets et pistolets, faisaient pleuvoir une grêle de balles sur te pont de la Syphanta. Bien des hommes tombèrent encore, presque tous frappés mortellement. Vingt fois, Henry d’Albaret faillit être atteint; mais, immobile et calme sur son banc de quart, il donnait ses ordres avec le même sang-froid que s’il eût commandé une salve d’honneur dans une revue d’escadre.
En ce moment, à travers les déchirures de la fumée, les équipages ennemis pouvaient se voir face à face. On entendait les horribles imprécations des bandits. A bord du brick au pavillon noir, Henry d’Albaret cherchait en vain à apercevoir ce Sacratif, dont le nom seul était une épouvante dans tout l’Archipel.
Ce fut alors que, par tribord et par bâbord, ce brick et un de de ceux qui avaient refermé la ligne, soutenus un peu en arrière par les autres bâtiments, vinrent élonger la corvette, dont les préceintes gémirent à cette pression. Les grappins, lancés a propos, s’accrochèrent au gréement et lièrent les trois navires. Leurs canons durent se taire; mais, comme les sabords de la Syphanta étaient autant de brèches ouvertes aux pirates, les servants restèrent à leur poste pour les défendre à coup de haches, de pistolets et de piques. Tel était l’ordre du commandant, – ordre qui fut envoyé dans la batterie, au moment où les deux bricks venaient de l’accoster.
Soudain, un cri éclata de toutes parts, et avec une telle violence qu’il domina un instant les fracas de la mousqueterie.
«A l’abordage! A l’abordage!»
Ce combat, corps à corps, devint alors effroyable. Ni les décharges d’espingoles, de pierriers et de fusils, ni les coups de haches et de piques, ne purent empêcher ces enragés, ivres de fureur, avides de sang, de prendre pied sur la corvette. De leurs hunes, ils faisaient un feu plongeant de grenades, qui rendait intenable le pont de la Syphanta, bien qu’elle aussi leur répondît de ses hunes par la main de ses gabiers. Henry d’Albaret se vit assailli de tous côtés. Ses bastingages, bien qu’ils fussent plus élevés que ceux des bricks, furent emportés d’assaut. Les forbans passaient de vergues en vergues, et, trouant les filets de casse-tête, se laissaient affaler sur le pont. Qu’importait que quelques-uns fussent tués avant de l’atteindre! Leur nombre était tel qu’il n’y paraissait pas.
L’équipage de la corvette, réduit maintenant à moins de deux cents hommes valides, avait à se battre contre plus de six cents.
En effet, les deux bricks servaient incessamment de passage à de nouveaux assaillants, amenés par les embarcations de la flottille. C’était une masse à laquelle il était presque impossible de résister. Le sang ne tarda pas à couler à flots sur le pont de la Syphanta. Les blessés, dans les convulsions de l’agonie, se redressaient encore pour donner un dernier coup de pistolet ou de poignard. Tout était confusion au milieu de la fumée. Mais le pavillon corfiote ne s’abaisserait pas tant qu’il resterait un homme pour le défendre!
Au plus fort de cette horrible mêlée, Xaris se battait comme un lion. Il n’avait pas quitté la dunette. Vingt fois, sa hache, retenue par l’estrope à son vigoureux poignet, en s’abattant sur la tête d’un pirate, sauva de la mort Henry d’Albaret.
Celui-ci, cependant, au milieu de ce trouble, ne pouvant rien contre le nombre, restait toujours maître de lui. A quoi songeait-il? A se rendre? Non. Un officier français ne se rend pas à des pirates. Mais alors, que ferait-il? Imiterait-il cet héroïque Bisson, qui, dix mois auparavant, dans des conditions semblables, s’était fait sauter pour ne pas tomber entre les mains des Turcs? Anéantirait-il, avec la corvette, les deux bricks accrochés à ses flancs? Mais c’était envelopper dans la même destruction les blessés de la Syphanta. les prisonniers arrachés à Nicolas Starkos, ces femmes, ces enfants…! C’était Hadjine sacrifiée!… Et ceux qu’épargnerait l’explosion, si Sacratif leur laissait la vie, comment échapperaient-ils, cette fois, aux horreurs de l’esclavage?
«Prenez garde, mon commandant!» s’écria Xaris, qui venait de se jeter au devant lui.
Une seconde de plus, Henry d’Albaret était frappé à mort. Mais Xaris saisit de ses deux mains le pirate qui allait le frapper, et il le précipita dans la mer. Trois fois, d’autres voulurent arriver jusqu’à Henry d’Albaret; trois fois, Xaris les étendit à ses pieds.
Cependant, le pont de la corvette était alors entièrement envahi par la masse des assaillants. A peine, quelques détonations se faisaient-elles entendre. On se battait surtout à l’arme blanche, et les cris dominaient les fracas de la poudre.
Les pirates, déjà maîtres du gaillard d’avant, avaient fini par emporter tout l’espace jusqu’au pied du grand mât. Peu à peu, ils repoussaient l’équipage vers la dunette. Ils étaient dix contre un, – au moins. Comment la résistance eût-elle été possible? Le commandant d’Albaret, s’il eût alors voulu faire sauter sa corvette, n’aurait pas même pu mettre son projet à exécution. Les assaillants occupaient l’entrée des écoutilles et des panneaux qui donnaient accès à l’intérieur. Ils s’étaient répandus dans la batterie et dans l’entrepont, où la lutte continuait avec le même acharnement. Arriver à la soute aux poudres, il n’y fallait plus songer.
D’ailleurs, partout les pirates l’emportaient par leur nombre. Une barrière, faite des corps de leurs camarades blessés ou morts, les séparait seulement de l’arrière de la Syphanta. Les premiers rangs, poussés par les derniers, franchirent cette barrière, après l’avoir rendue plus haute encore, en y entassant d’autres cadavres. Puis, foulant ces corps, les pieds dans le sang, ils se précipitèrent à l’assaut de la dunette.
Là s’étaient rassemblés une cinquantaine d’hommes, et cinq ou six officiers avec le capitaine Todros. Ils entouraient leur commandant, décidés à résister jusqu’à la mort.
Sur cet étroit espace, la lutte fut désespérée. Le pavillon, tombé de la corne de brigantine avec le mât d’artimon, avait été rehissé au bâton de poupe. C’était le dernier poste que l’honneur commandait au dernier homme de défendre.
Mais, si résolue qu’elle fût, que pouvait cette petite troupe contre les cinq ou six cents pirates qui occupaient alors le gaillard d’avant, le pont, les hunes, d’où pleuvait une grêle de grenades? Les équipages de la flottille venaient toujours en aide aux premiers assaillants. C’étaient autant de bandits que le combat n’avait point affaiblis encore, lorsque chaque minute diminuait le nombre des défenseurs de la dunette.
Cette dunette, cependant, c’était comme une forteresse. Il fallut lui donner plusieurs fois l’assaut. On rie saurait dire ce qui fut versé de sang pour la prendre. Elle fut prise, enfin! Les hommes de la Syphanta durent reculer sous l’avalanche jusqu’au couronnement. Là, ils se groupèrent autour du pavillon, auquel ils firent un rempart de leurs corps. Henry d’Albaret, au milieu d’eux, le poignard d’une main, le pistolet de l’autre, porta et lâcha les derniers coups.
Non! Le commandant de la corvette ne se rendit pas! Il fut accablé par le nombre! Alors il voulut mourir… Ce fut en vain! Il semblait que pour ceux qui l’attaquaient, il y eût comme un ordre secret de le prendre vivant, – ordre dont l’exécution coûta la vie à vingt des plus acharnés, sous la hache de Xaris.
Henry d’Albaret fut pris enfin avec ceux de ses officiers qui avaient survécu à ses côtés. Xaris et les autres matelots se virent réduits à l’impuissance. Le pavillon de la Syphanta cessa de flotter à sa poupe!
En même temps, des cris, des vociférations, des hurrahs, éclatèrent de toutes parts. C’étaient les vainqueurs qui hurlaient pour mieux acclamer leur chef:
«Sacratif!… Sacratif!»
Ce chef parut alors au-dessus des bastingages de la corvette. La masse des forbans s’écarta pour lui faire place. Il marcha lentement vers l’arrière, foulant, sans même y prendre garde, les cadavres de ses compagnons. Puis, après avoir monté l’escalier ensanglanté de la dunette, il s’avança vers Henry d’Albaret.
Le commandant de la Syphanta put voir enfin celui que la tourbe des pirates venait de saluer de ce nom de Sacratif.
C’était Nicolas Starkos.
Dénouement.
e combat entre la flottille et la corvette avait duré plus de deux heures et demie. Du côté des assaillants, il fallait compter au moins cent cinquante hommes tués ou blessés, et presque autant de l’équipage de la Syphanta, sur deux cent cinquante. Ces chiffres disent avec quel acharnement on s’était battu de part et d’autre. Mais le nombre avait fini par l’emporter sur le courage. La victoire n’avait pas été au bon droit, Henry d’Albaret, ses officiers, ses matelots, ses passagers, étaient maintenant aux mains de l’impitoyable Sacratif.
Sacratif ou Starkos, c’était bien le même homme, en effet. Jusqu’alors, personne n’avait su que, sous ce nom, se cachait un Grec, un enfant du Magne, un traître, gagné à la cause des oppresseurs. Oui! c’était Nicolas Starkos qui commandait cette flottille, dont les épouvantables excès avaient épouvanté ces mers! C’était lui qui joignait à cet infâme métier de pirate un commerce plus infâme encore! C’était lui qui vendait à des barbares, à des infidèles, ses compatriotes échappés à regorgement des Turcs! Lui, Sacratif! Et ce nom de guerre, ou plutôt ce nom de piraterie, c’était le nom du fils d’Andronika Starkos!
Sacratif, – il faut l’appeler ainsi maintenant, – Sacratif, depuis bien des années, avait établi le centre de ses opérations dans l’île de Scarpanto. Là, au fond des criques inconnues de la côte orientale, on eût trouvé les principales stations de sa flottille. Là, des compagnons, sans foi ni loi, qui lui obéissaient aveuglément, auxquels il pouvait tout demander en fait de violence et d’audace, formaient les équipages d’une vingtaine de bâtiments, dont le commandement lui appartenait sans conteste.
Après son départ de Corfou à bord de la Karysta, Sacratif avait directement fait voile pour Scarpanto. Son dessein était de reprendre ses campagnes dans l’Archipel, avec l’espoir de rencontrer la corvette, qu’il avait vue appareiller pour prendre la mer et dont il connaissait la destination. Cependant, tout en s’occupant de la Syphanta, il ne renonçait pas à retrouver Hadjine Elizundo et ses millions, pas plus qu’il ne renonçait à se venger d’Henry d’Albaret.
La flottille des pirates se mit donc à la recherche de la corvette; mais, bien que Sacratif eût entendu souvent parler d’elle et des représailles qu’elle avait infligées aux écumeurs du nord de l’Archipel, il ne parvint pas à tomber sur ses traces. Ce n’était point lui, comme on l’avait dit, qui commandait à ce combat de Lemnos, où le capitaine Stradena trouva la mort; mais c’était bien lui qui s’était enfui du port de Thasos sur la sacolève, à la faveur de la bataille que la corvette livrait en vue du port. Seulement, à cette époque, il ignorait encore que la Syphanta fût passée sous le commandement d’Henry d’Albaret, et il ne l’apprit que lorsqu’il le vit sur le marché de Scarpanto.
Sacratif, en quittant Thasos, était venu relâcher à Syra, et il n’avait quitté cette île que quarante-huit heures avant l’arrivée de la corvette. On ne s’était pas trompé en pensant que la sacolève avait dû faire voile pour la Crète.
Là, dans le port de Grabouse, attendait le brick qui devait ramener Sacratif à Scarpanto pour y préparer une nouvelle campagne. La corvette l’aperçut peu après qu’il eût quitté Grabouse et lui donna la chasse, sans pouvoir le rejoindre, tant sa marche était supérieure.
Sacratif, lui, avait bien reconnu la Syphanta. Courir sur elle, tenter de l’enlever à l’abordage, satisfaire sa haine en la détruisant, telle avait été sa pensée tout d’abord. Mais, réflexion faite, il se dit que mieux valait se laisser poursuivre le long du littoral de la Crète, entraîner la corvette jusqu’aux parages de Scarpanto, puis disparaître dans un de ces refuges que lui seul connaissait.
C’est ce qui fut fait, et le chef des pirates s’occupait à mettre sa flottille en mesure d’attaquer la Syphanta, lorsque les circonstances précipitèrent le dénouement de ce drame.
On sait ce qui s’était passé, on sait pourquoi Sacratif était venu au marché d’Arkassa, on sait comment, après avoir retrouvé Hadjine Elizundo parmi les prisonniers du batistan, il se vit en face d’Henry d’Albaret, le commandant de la corvette.
Sacratif, croyant qu’Hadjine Elizundo était toujours la riche héritière du banquier corfiote, avait voulu à tout prix en devenir le maître… L’intervention d’Henry d’Albaret fit échouer sa tentative.
Plus décidé que jamais à s’emparer d’Hadjine Elizundo, à se venger de son rival, à détruire la corvette, Sacratif entraîna Skopélo et revint à la côte ouest de l’île. Qu’Henry d’Albaret eût la pensée de quitter immédiatement Scarpanto afin de rapatrier les prisonniers, cela ne pouvait faire doute. La flottille avait donc été réunie presque au complet, et, dès le lendemain, elle reprenait la mer. Les circonstances ayant favorisé sa marche, la Syphanta était tombée en son pouvoir.
Lorsque Sacratif mit le pied sur le pont de la corvette, il était trois heures du soir. La brise commençait à fraîchir, ce qui permit aux autres navires de reprendre leur poste de manière à toujours conserver la Syphanta sous le feu de leurs canons. Quant aux deux bricks, attachés à ses flancs, ils durent attendre que leur chef fût disposé à s’y embarquer.
Mais, en ce moment, il n’y songeait pas, et une centaine de pirates restèrent avec lui à bord de la corvette.
Sacratif n’avait pas encore adressé la parole au commandant d’Albaret. Il s’était contenté d’échanger quelques paroles avec Skopélo qui fit conduire les prisonniers, officiers et matelots, vers les écoutilles. Là, on les réunit à ceux de leurs compagnons qui avaient été pris dans la batterie et dans l’entrepont; puis, tous furent contraints de descendre au fond de la cale, dont les panneaux se refermèrent sur eux. Quel sort leur réservait-on? Sans doute, une mort horrible qui les anéantirait en détruisant la Syphanta!
Il ne restait plus alors sur la dunette qu’Henry d’Albaret et le capitaine Todros, désarmés, attachés, gardés à vue.
Sacratif, entouré d’une douzaine de ses plus farouches pirates, fit un pas vers eux.
«Je ne savais pas, dit-il, que la Syphanta fût commandée par Henry d’Albaret! Si je l’avais su, je n’aurais pas hésité a lui offrir le combat dans les mers de Crète, et il ne fût pas allé faire concurrence aux Pères de la Merci sur le marché de Scarpanto!
– Si Nicolas Starkos nous eût attendus dans les mers de Crète, répondit le commandant d’Albaret, il serait déjà pendu à la vergue de misaine de la Syphanta!
– Vraiment? reprit Sacratif. Une justice expéditive et sommaire.
– Oui!… la justice qui convient à un chef de pirates!
– Prenez garde, Henry d’Albaret, s’écria Sacratif, prenez garde! Votre vergue de misaine est encore au mât de la corvette, et je n’ai qu’à faire un signe…
– Faites!
– On ne pend pas un officier! s’écria le capitaine Todros, ou le fusille! Cette mort infamante…
– N’est-ce pas la seule que puisse donner au infâme!» répondit Henry d’Albaret.
Sur ce dernier mot, Sacratif, fit un geste dont les pirates ne savaient que trop la signification.
C’était un arrêt de mort.
Cinq ou six hommes se jetèrent sur Henry d’Albaret, tandis que les autres retenaient le capitaine Todros qui essayait de briser ses liens.
Le commandant de la Syphanta fut entraîné vers l’avant, au milieu des plus abominables vociférations. Déjà un cartahut avait été envoyé de l’empointure de la vergue, et il ne s’en fallait plus que de quelques secondes que l’infâme exécution se fût accomplie sur la personne d’un officier français, lorsqu’Hadjine Elizundo parut sur le pont.
La jeune fille avait été amenée par ordre de Sacratif. Elle savait que le chef de ces pirates, c’était Nicolas Starkos. Mais ni son calme ni sa fierté ne devaient lui faire défaut.
Et d’abord, ses yeux cherchèrent Henry d’Albaret. Elle ignorait s’il avait survécu au milieu de son équipage décimé. Elle l’aperçut!… Il était vivant… vivant, au moment de subir le dernier supplice!
Hadjine Elizundo courut à lui on s’écriant:
«Henry!… Henry!…»
Les pirates allaient les séparer, lorsque Sacratif, qui se dirigeait vers l’avant de la corvette, s’arrêta à quelques pas d’Hadjine et d’Henry d’Albaret. Il les regarda tous deux avec une ironie cruelle.
«Voilà Hadjine Elizundo entre les mains de Nicolas Starkos! dit-il en se croisant les bras. J’ai donc en mon pouvoir l’héritière du riche banquier de Corfou!
– L’héritière du banquier de Corfou, mais non l’héritage!» répondit froidement Hadjine.
Cette distinction, Sacratif ne pouvait la comprendre. Aussi reprit-il en disant:
«J’aime à croire que la fiancée de Nicolas Starkos ne lui refusera pas sa main en le retrouvant sous le nom de Sacratif!
– Moi! s’écria Hadjine.
– Vous! répondit Sacratif avec plus d’ironie encore. Que vous soyez reconnaissante envers le généreux commandant de la Syphanta de ce qu’il a fait en vous rachetant, c’est bien. Mais ce qu’il a fait, j’ai tenté de le faire! C’était pour vous, non pour ces prisonniers, dont je me soucié peu, oui! pour vous seule, que je sacrifiais toute ma fortune! Un instant de plus, belle Hadjine, et je devenais votre maître… ou plutôt votre esclave!»
En parlant ainsi, Sacratif fit un pas en avant. La jeune fille se pressa plus étroitement contre Henry d’Albaret.
«Misérable! s’écria-t-elle.
– Eh oui! bien misérable, Hadjine, répondit Sacratif. Aussi, est-ce sur vos millions que je compte pour m’arracher à la misère!»
A ces mots, la jeune fille s’avança vers Sacratif:
«Nicolas Starkos, dit-elle d’une voix calme, Hadjine Elizundo n’a plus rien de la fortune que vous convoitiez! Cette fortune, elle l’a dépensée à réparer le mal que son père avait fait pour l’acquérir! Nicolas Starkos, Hadjine Elizundo est plus pauvre, maintenant, que le dernier de ces malheureux que la Syphanta ramenait à leur pays!»
Cette révélation inattendue produisit un revirement chez Sacratif. Son attitude changea subitement. Dans ses yeux brilla un éclair de fureur. Oui! il comptait encore sur ces millions qu’Hadjine Elizundo eût sacrifiés pour sauver la vie d’Henry d’Albaret! Et de ces millions, – elle venait de le dire avec un accent de vérité qui ne pouvait laisser aucun douté, – il ne lui restait plus rien!
Sacratif regardait Hadjine, il regardait Henry d’Albaret. Skopélo l’observait, le connaissant assez pour savoir quel serait le dénouement de ce drame. D’ailleurs, les ordres relatifs à la destruction de la corvette lui avaient été déjà donnés, et il n’attendait qu’un signe pour les mettre à exécution.
Sacratif se retourna vers lui.
«Va, Skopélo!» dit-il.
Skopélo, suivi de quelques-uns de ses compagnons, descendit l’escalier qui conduisait à la batterie, et se dirigea du côté de la soute aux poudres, située à l’arrière de la Syphanta.
En même temps, Sacratif ordonnait aux pirates de repasser à bord des bricks, encore attachés aux flancs de la corvette.
Henry d’Albaret avait compris. Ce n’était plus par sa mort seulement que Sacratif allait satisfaire sa vengeance. Des centaines de malheureux étaient condamnés à périr avec lui pour assouvir plus complètement la haine de ce monstre!
Déjà les deux bricks venaient de larguer leurs grappins d’abordage, et ils commencèrent à s’éloigner en éventant quelques voiles qu’aidaient leurs avirons de galère. De tous les pirates, il ne restait plus qu’une vingtaine à bord de la corvette. Leurs embarcations attendaient le long de la Syphanta que Sacratif leur ordonnât d’y descendre avec lui.
En ce moment, Skopélo et ses hommes reparurent sur le pont.
«Embarque! dit Skopélo.
– Embarque! s’écria Sacratif d’une voix terrible. Dans quelques minutes, il ne restera plus rien de ce navire maudit! Ah! tu ne voulais pas d’une mort infamante, Henry d’Albaret! Soit! L’explosion n’épargnera ni les prisonniers, ni l’équipage, ni les officiers de la Syphanta! Remercie-moi de te donner une telle mort en si bonne compagnie!
– Oui, remercie le, Henry, dit Hadjine, remercie-le! Au moins, nous mourrons ensemble!
– Toi, mourir, Hadjine! répondit Sacratif. Non! Tu vivras et tu seras mon esclave… mon esclave!., entends-tu!
– L’infâme!» s’écria Henry d’Albaret.
La jeune fille s’était plus étroitement attachée à lui. Elle au pouvoir de cet homme!
«Saisissez-la! ordonna Sacratif.
– Et embarque! ajouta Skopélo. Il n’est que temps!»
Deux pirates s’étaient jetés sur Hadjine. Ils l’entraînèrent vers la coupée de la corvette.
«Et maintenant, s’écria Sacratif, que tous périssent avec la Syphanta, tous…
– Oui!… tous… et ta mère avec eux!»
C’était la vieille prisonnière qui venait d’apparaître sur le pont, le visage découvert, cette fois.
«Ma mère!… à bord!… s’écria Sacratif.
– Ta mère, Nicolas Starkos! répondit Andronika, et c’est de ta main que je vais mourir!
– Qu’on l’entraîne!… Qu’on l’entraîne!» hurla Sacratif.
Quelques-uns de ses compagnons se précipitèrent sur Andronika.
Mais à ce moment, le pont fut envahi par les survivants de la Syphanta. Ils étaient parvenus à briser les panneaux de la cale où on les avait enfermés, et venaient de faire irruption par le gaillard d’avant.
«A moi!… à moi!» s’écria Sacratif.
Les pirates qui étaient encore sur le pont, entraînés par Skopélo, essayèrent de se porter à son secours. Les marins, armés de haches et de poignards, en eurent raison jusqu’au dernier.
Sacratif se sentit perdu. Mais, du moins, tous ceux qu’il haïssait, allaient périr avec lui!
«Saute donc, corvette maudite, s’écria-t-il, saute donc!
– Sauter!.. Notre Syphanta!… Jamais!»
C’était Xaris qui apparut, tenant une mèche allumée, arrachée à l’un des tonneaux de la soute aux poudres. Puis, bondissant sur Sacratif, d’un coup de hache, il l’étendit sur le pont.
Andronika poussa un cri. Tout ce qui peut survivre de sentiment maternel dans le cœur d’une mère, même après tant de crimes, avait réagi en elle. Ce coup, qui venait de frapper son fils, elle eût voulu le détourner…
On la vit alors s’approcher du corps de Nicolas Starkos, s’agenouiller, comme pour lui donner un dernier pardon dans un dernier adieu… Puis, elle tomba à son tour.
Henry d’Albaret s’élança vers elle…
«Morte! dit-il. Que Dieu pardonne au fils par pitié pour la mère!»
Cependant quelques-uns des pirates, qui étaient dans les embarcations, avaient pu accoster un des bricks. La nouvelle de la mort de Sacratif se répandit aussitôt.
Il fallait le venger, et les canons de la flottille recommencèrent à tonner contre la Syphanta.
Ce fut en vain, cette fois. Henry d’Albaret avait repris le commandement de la corvette. Ce qui restait de son équipage – une centaine d’hommes, – se remit aux pièces de la batterie et aux caronades du pont qui répondirent victorieusement aux bordées des pirates.
Bientôt, un des bricks, – celui-là même sur lequel Sacratif avait arboré son pavillon noir, – fut atteint à la ligne de flottaison, et il coula au milieu des horribles imprécations des bandits de son bord.
«Hardi! garçons, hardi! cria Henry d’Albaret. Nous sauverons notre Syphanta!»
Et le combat continua de part et d’autre; mais l’indomptable Sacratif n’était plus là pour entraîner ses pirates, et ils n’osèrent risquer les chances d’un nouvel abordage.
Il ne resta bientôt que cinq bâtiments de toute cette flottille. Les canons de la Syphanta pouvaient les couler à distance. Aussi, la brise étant assez forte, ils firent servir et prirent la fuite.
«Vive la Grèce! cria Henry d’Albaret, pendant que les couleurs de la Syphanta étaient hissées en tète du grand mât.
– Vive la France!» répondit tout l’équipage, en associant ces deux noms, qui avaient été si étroitement unis pendant la guerre de l’Indépendance.
Il était alors cinq heures du soir. Malgré tant de fatigues, pas un homme ne voulut se reposer avant que la corvette n’eût été mise en état de naviguer. On envergua des voiles de rechange, on jumela les bas-mâts, on établit un mât de fortune pour remplacer l’artimon, on passa de nouvelles drisses, on capela de nouveaux haubans, on répara le gouvernail, et, le soir même, la Syphanta reprenait sa route vers le nord-ouest.
Le corps d’Andronika Starkos, déposé sous la dunette, fut gardé avec le respect que commandait le souvenir de son patriotisme. Henry d’Albaret voulait rendre à sa terre natale la dépouille de cette vaillante femme.
Quant au cadavre de Nicolas Starkos, un boulet fut attaché à ses pieds, et il disparut sous les eaux de cet Archipel, que le pirate Sacratif avait troublé par tant de crimes!
Vingt-quatre heures après, le 7 septembre, vers les six heures du soir, la Syphanta avait connaissance de l’île d’Egine, et elle entrait dans le port, après une année de croisière qui avait rétabli la sécurité dans les mers de la Grèce.
Là, les passagers firent retentir l’air da mille hurrahs. Puis, Henry d’Albaret fit ses adieux aux officiers de son bord, à son équipage, et il remit au capitaine Todros le commandement de cette corvette, dont Hadjine faisait don au nouveau gouvernement.
Quelques jours après, au milieu d’un grand concours de population, et en présence de l’état-major, de l’équipage et des prisonniers rapatriés par la Syphanta, on célébrait le mariage d’Hadjine Elizundo et d’Henry d’Albaret. Le lendemain, tous deux partirent pour la France avec Xaris, qui ne devait plus les quitter; mais ils comptaient revenir en Grèce, dès que les circonstances le permettraient.
D’ailleurs, déjà ces mers, si longtemps troublées, commençaient à redevenir calmes. Les derniers pirates avaient disparu, et la Syphanta, sous les ordres du commandant Todros, ne trouva jamais trace de ce pavillon noir, englouti avec Sacratif. Ce n’était plus l’Archipel en feu: c’était l’Archipel, après les dernières flammes éteintes, réouvert au commerce de l’extrême Orient.
Le royaume hellénique, en effet, grâce à l’héroïsme de ses enfants, ne devait pas tarder à prendre place parmi les États libres de l’Europe. Le 22 mars 1829, le sultan signait une convention avec les puissances alliées. Le 22 septembre, la bataille de Pétra assurait la victoire des Grecs. En 1832, le traité de Londres donnait la couronne au prince Othon de Bavière. Le royaume de Grèce était définitivement fondé.
Ce fut vers cette époque qu’Henry et Hadjine d’Albaret revinrent se fixer en ce pays dans une modeste situation de fortune, il est vrai; mais que leur fallait-il de plus pour être heureux, puisque le bonheur était en eux-mêmes!
FIN