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Jules Verne

 

les cinq cents millions de la bÉgum

 

(Chapitre I-IV)

 

 

dessinspar Léon Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

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Chapitre I

Oumr. Sharp fait son entrée.

 

es journaux anglais sont vraiment bien faits!» se dit à lui-même le bon docteur en se renversant dans un grand fauteuil de cuir.

Le docteur Sarrasin avait toute sa vie pratiqué le monologue, qui est une des formes de la distraction.

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C’était un homme de cinquante ans, aux traits fins, aux yeux vifs et purs sous leurs lunettes d’acier, de physionomie à la fois grave et aimable, un de ces individus dont on se dit à première vue: voilà un brave homme. A cette heure matinale, bien que sa tenue ne trahît aucune recherche, le docteur était déjà rasé de frais et cravaté de blanc.

Sur le tapis, sur les meubles de sa chambre d’hôtel, à Brighton, s’étalaient le Times, le Daily Telegraph, le Daily News. Dix heures sonnaient à peine, et le docteur avait eu le temps de faire le tour de la ville, de visiter un hôpital, de rentrer à son hôtel et de lire dans les principaux journaux de Londres le compte rendu in extenso d’un mémoire qu’il avait présenté l’avant-veille au grand Congrès international d’Hygiène, sur un «compte-globules du sang» dont il était l’inventeur.

Devant lui, un plateau, recouvert d’une nappe blanche, contenait une côtelette cuite à point, une tasse de thé fumant et quelques-unes de ces rôties au beurre que les cuisinières anglaises font à merveille, grâce aux petits pains spéciaux que les boulangers leur fournissent.

«Oui, répétait-il, ces journaux du Royaume-Uni sont vraiment très bien faits, on ne peut pas dire le contraire!… Le speech du vice-président, la réponse du docteur Cicogna, de Naples, les développements de mon mémoire, tout y est saisi au vol, pris sur le fait, photographié.»

«La parole est au docteur Sarrasin, de Douai. L’honorable associé s’exprime en français. „Mes auditeurs m’excuseront, dit-il en débutant, si je prends cette liberté; mais ils comprennent assurément mieux ma langue que je ne saurais parler la leur…”»

«Cinq colonnes en petit texte!… Je ne sais pas lequel vaut mieux du compte rendu du Times ou de celui du Telegraph… On n’est pas plus exact et plus précis!»

Le docteur Sarrasin en était là de ses réflexions, lorsque le maître des cérémonies lui-même, – on n’oserait donner un moindre titre à un personnage si correctement vêtu de noir – frappa à la porte et demanda si «monsiou» était visible…

«Monsiou» est une appellation générale que les Anglais se croient obligés d’appliquer à tous les Français indistinctement, de même qu’ils s’imagineraient manquer à toutes les règles de la civilité en ne désignant pas un Italien sous le titre de «Signor» et un Allemand sous celui de «Herr». Peut-être, au surplus, ont-ils raison. Cette habitude routinière a incontestablement l’avantage d’indiquer d’emblée la nationalité des gens.

Le docteur Sarrasin avait pris la carte qui lui était présentée. Assez étonné de recevoir une visite en un pays où il ne connaissait personne, il le fut plus encore lorsqu’il lut sur le carré de papier minuscule:

«MR. SHARP, solicitor,

«93, Southampton row

«LONDON.»

Il savait qu’un «solicitor» est le congénère anglais d’un avoué, ou plutôt homme de loi hybride, intermédiaire entre le notaire, l’avoué et l’avocat, – le procureur d’autrefois.

«Que diable puis-je avoir à démêler avec Mr. Sharp? se demanda-t-il. Est-ce que je me serais fait sans y songer une mauvaise affaire?…» Vous êtes bien sûr que c’est pour moi? reprit-il.

– Oh! yes, monsiou.

– Eh bien! faites entrer.»

Le maître des cérémonies introduisit un homme jeune encore, que le docteur, à première vue, classa dans la grande famille des «têtes de mort». Ses lèvres minces ou plutôt desséchées, ses longues dents blanches, ses cavités temporales presque à nu sous une peau parcheminée, son teint de momie et ses petits yeux gris au regard de vrille lui donnaient des titres incontestables à cette qualification. Son squelette disparaissait des talons à l’occiput sous un «ulster-coat» à grands carreaux, et dans sa main il serrait la poignée d’un sac de voyage en cuir verni.

Ce personnage entra, salua rapidement, posa à terre son sac et son chapeau, s’assit sans en demander la permission et dit:

«William Henry Sharp junior, associé de la maison Billows, Green, Sharp & Co. C’est bien au docteur Sarrasin que j’ai l’honneur?…

– Oui, monsieur.

– François Sarrasin?

– C’est en effet mon nom.

– De Douai?

– Douai est ma résidence.

– Votre père s’appelait Isidore Sarrasin?

– C’est exact.

– Nous disons donc qu’il s’appelait Isidore Sarrasin.»

Mr. Sharp tira un calepin de sa poche, le consulta et reprit:

«Isidore Sarrasin est mort à Paris en 1857, VIème arrondissement, rue Taranne, numéro 54, hôtel des Écoles, actuellement démoli.

– En effet, dit le docteur, de plus en plus surpris. Mais voudriez-vous m’expliquer?…

– Le nom de sa mère était Julie Langévol, poursuivit Mr. Sharp, imperturbable. Elle était originaire de Bar-le-Duc, fille de Bénédict Langévol, demeurant impasse Loriol, mort en 1812, ainsi qu’il appert des registres de la municipalité de ladite ville… Ces registres sont une institution bien précieuse, monsieur, bien précieuse!… Hem!… hem!… et sœur de Jean-Jacques Langévol, tambour-major au 36ème léger…

– Je vous avoue, dit ici le docteur Sarrasin, émerveillé par cette connaissance approfondie de sa généalogie, que vous paraissez sur ces divers points mieux informé que moi. Il est vrai que le nom de famille de ma grand-mère était Langévol, mais c’est tout ce que je sais d’elle.

– Elle quitta vers 1807 la ville de Bar-le-Duc avec votre grand-père, Jean Sarrasin, qu’elle avait épousé en 1799. Tous deux allèrent s’établir à Melun comme ferblantiers et y restèrent jusqu’en 1811, date de la mort de Julie Langévol, femme Sarrasin. De leur mariage, il n’y avait qu’un enfant, Isidore Sarrasin, votre père. A dater de ce moment, le fil est perdu, sauf pour la date de la mort d’icelui, retrouvée à Paris…

– Je puis rattacher ce fil, dit le docteur, entraîné malgré lui par cette précision toute mathématique. Mon grand-père vint s’établir à Paris pour l’éducation de son fils, qui se destinait à la carrière médicale. Il mourut, en 1832, à Palaiseau, près Versailles, où mon père exerçait sa profession et où je suis né moi-même en 1822.

– Vous êtes mon homme, reprit Mr. Sharp. Pas de frères ni de sœurs?…

– Non! j’étais fils unique, et ma mère est morte deux ans après ma naissance… Mais enfin, monsieur, me direz vous?…»

Mr. Sharp se leva.

«Sir Bryah Jowahir Mothooranath, dit-il, en prononçant ces noms avec le respect que tout Anglais professe pour les titres nobiliaires, je suis heureux de vous avoir découvert et d’être le premier à vous présenter mes hommages!

«Cet homme est aliéné, pensa le docteur. C’est assez fréquent chez les „têtes de mort”.»

Le solicitor lut ce diagnostic dans ses yeux.

«Je ne suis pas fou le moins du monde, répondit-il avec calme. Vous êtes, à l’heure actuelle, le seul héritier connu du titre de baronnet, concédé, sur la présentation du gouverneur général de la province de Bengale, à Jean-Jacques Langévol, naturalisé sujet anglais en 1819, veuf de la Bégum Gokool, usufruitier de ses biens, et décédé en 1841, ne laissant qu’un fils, lequel est mort idiot et sans postérité, incapable et intestat, en 1869. La succession s’élevait, il y a trente ans, à environ cinq millions de livres sterling. Elle est restée sous séquestre et tutelle, et les intérêts en ont été capitalisés presque intégralement pendant la vie du fils imbécile de Jean-Jacques Langévol. Cette succession a été évaluée en 1870 au chiffre rond de vingt et un millions de livres sterling, soit cinq cent vingt-cinq millions de francs. En exécution d’un jugement du tribunal d’Agra, confirmé par la cour de Delhi, homologué par le Conseil privé, les biens immeubles et mobiliers ont été vendus, les valeurs réalisées, et le total a été placé en dépôt à la Banque d’Angleterre. Il est actuellement de cinq cent vingt-sept millions de francs, que vous pourrez retirer avec un simple chèque, aussitôt après avoir fait vos preuves généalogiques en Cour de Chancellerie, et sur lesquels je m’offre dès aujourd’hui à vous faire avancer par M. Trollop, Smith & Co., banquiers, n’importe quel acompte à valoir…»

Le docteur Sarrasin était pétrifié. Il resta un instant sans trouver un mot à dire. Puis, mordu par un remords d’esprit critique et ne pouvant accepter comme fait expérimental ce rêve des Mille et une nuits, il s’écria:

«Mais, au bout du compte, monsieur, quelles preuves me donnerez- vous de cette histoire, et comment avez-vous été conduit à me découvrir?

– Les preuves sont ici, répondit Mr. Sharp, en tapant sur le sac de cuir verni. Quant à la manière dont je vous ai trouvé, elle est fort naturelle. Il y a cinq ans que je vous cherche. L’invention des proches, ou «next of kin», comme nous disons en droit anglais, pour les nombreuses successions en déshérence qui sont enregistrées tous les ans dans les possessions britanniques, est une spécialité de notre maison. Or, précisément, l’héritage de la Bégum Gokool exerce notre activité depuis un lustre entier. Nous avons porté nos investigations de tous côtés, passé en revue des centaines de familles Sarrasin, sans trouver celle qui était issue d’Isidore. J’étais même arrivé à la conviction qu’il n’y avait pas un autre Sarrasin en France, quand j’ai été frappé hier matin, en lisant dans le Daily News le compte rendu du Congrès d’Hygiène, d’y voir un docteur de ce nom qui ne m’était pas connu. Recourant aussitôt à mes notes et aux milliers de fiches manuscrites que nous avons rassemblées au sujet de cette succession, j’ai constaté avec étonnement que la ville de Douai avait échappé à notre attention. Presque sûr désormais d’être sur la piste, j’ai pris le train de Brighton, je vous ai vu à la sortie du Congrès, et ma conviction a été faite. Vous êtes le portrait vivant de votre grand-oncle Langévol, tel qu’il est représenté dans une photographie de lui que nous possédons, d’après une toile du peintre indien Saranoni.»

Mr. Sharp tira de son calepin une photographie et la passa au docteur Sarrasin. Cette photographie représentait un homme de haute taille avec une barbe splendide, un turban à aigrette et une robe de brocart chamarrée de vert, dans cette attitude particulière aux portraits historiques d’un général en chef qui écrit un ordre d’attaque en regardant attentivement le spectateur. Au second plan, on distinguait vaguement la fumée d’une bataille et une charge de cavalerie.

«Ces pièces vous en diront plus long que moi, reprit Mr. Sharp. Je vais vous les laisser et je reviendrai dans deux heures, si vous voulez bien me le permettre, prendre vos ordres.»

Ce disant, Mr. Sharp tira des flancs du sac verni sept à huit volumes de dossiers, les uns imprimés, les autres manuscrits, les déposa sur la table et sortit à reculons, en murmurant:

«Sir Bryah Jowahir Mothooranath, j’ai l’honneur de vous saluer.»

Moitié croyant, moitié sceptique, le docteur prit les dossiers et commença à les feuilleter.

Un examen rapide suffit pour lui démontrer que l’histoire était parfaitement vraie et dissipa tous ses doutes. Comment hésiter, par exemple, en présence d’un document imprimé sous ce titre:

«Rapport aux Très Honorables Lords du Conseil privé de la Reine, déposé le 5 janvier 1870, concernant la succession vacante de la Bégum Gokool de Ragginahra, province de Bengale.

«Points de fait. – Il s’agit en la cause des droits de propriété de certains mehals et de quarante-trois mille beegales de terre arable, ensemble de divers édifices, palais, bâtiments d’exploitation, villages, objets mobiliers, trésors, armes, etc., provenant de la succession de la Bégum Gokool de Ragginahra. Des exposés soumis successivement au tribunal civil d’Agra et à la Cour supérieure de Delhi, il résulte qu’en 1819, la Bégum Gokool, veuve du rajah Luckmissur et héritière de son propre chef de biens considérables, épousa un étranger, français d’origine, du nom de Jean-Jacques Langévol. Cet étranger, après avoir servi jusqu’en 1815 dans l’armée française, où il avait eu le grade de sous-officier (tambour-major) au 36ème léger, s’embarqua à Nantes, lors du licenciement de l’armée de la Loire, comme subrécargue d’un navire de commerce. Il arriva à Calcutta, passa dans l’intérieur et obtint bientôt les fonctions de capitaine instructeur dans la petite armée indigène que le rajah Luckmissur était autorisé à entretenir. De ce grade, il ne tarda pas à s’élever à celui de commandant en chef, et, peu de temps après la mort du rajah, il obtint la main de sa veuve. Diverses considérations de politique coloniale, et des services importants rendus dans une circonstance périlleuse aux Européens d’Agra par Jean-Jacques Langévol, qui s’était fait naturaliser sujet britannique, conduisirent le gouverneur général de la province de Bengale à demander et obtenir pour l’époux de la Bégum le titre de baronnet. La terre de Bryah Jowahir Mothooranath fut alors érigée en fief. La Bégum mourut en 1839, laissant l’usufruit de ses biens à Langévol, qui la suivit deux ans plus tard dans la tombe. De leur mariage il n’y avait qu’un fils en état d’imbécillité depuis son bas âge, et qu’il fallut immédiatement placer sous tutelle. Ses biens ont été fidèlement administrés jusqu’à sa mort, survenue en 1869. Il n’y a point d’héritiers connus de cette immense succession. Le tribunal d’Agra et la Cour de Delhi en ayant ordonné la licitation, à la requête du gouvernement local agissant au nom de l’État, nous avons l’honneur de demander aux Lords du Conseil privé l’homologation de ces jugements, etc.» Suivaient les signatures.

Des copies certifiées des jugements d’Agra et de Delhi, des actes de vente, des ordres donnés pour le dépôt du capital à la Banque d’Angleterre, un historique des recherches faites en France pour retrouver des héritiers Langévol, et toute une masse imposante de documents du même ordre, ne permirent bientôt plus la moindre hésitation au docteur Sarrasin. Il était bien et dûment le «next of kin» et successeur de la Bégum. Entre lui et les cinq cent vingt-sept millions déposés dans les caves de la Banque, il n’y avait plus que l’épaisseur d’un jugement de forme, sur simple production des actes authentiques de naissance et de décès!

Un pareil coup de fortune avait de quoi éblouir l’esprit le plus calme, et le bon docteur ne put entièrement échapper à l’émotion qu’une certitude aussi inattendue était faite pour causer. Toutefois, son émotion fut de courte durée et ne se traduisit que par une rapide promenade de quelques minutes à travers la chambre. Il reprit ensuite possession de lui-même, se reprocha comme une faiblesse cette fièvre passagère, et, se jetant dans son fauteuil, il resta quelque temps absorbé en de profondes réflexions.

Puis, tout à coup, il se remit à marcher de long en large. Mais, cette fois, ses yeux brillaient d’une flamme pure, et l’on voyait qu’une pensée généreuse et noble se développait en lui. Il l’accueillit, la caressa, la choya, et, finalement, l’adopta.

A ce moment, on frappa à la porte. Mr. Sharp revenait.

«Je vous demande pardon de mes doutes, lui dit cordialement le docteur. Me voici convaincu et mille fois votre obligé pour les peines que vous vous êtes données.

– Pas obligé du tout… simple affaire… mon métier…. répondit Mr. Sharp. Puis-je espérer que Sir Bryah me conservera sa clientèle?

– Cela va sans dire. Je remets toute l’affaire entre vos mains… Je vous demanderai seulement de renoncer à me donner ce titre absurde…»

Absurde! Un titre qui vaut vingt et un millions sterling! disait la physionomie de Mr. Sharp; mais il était trop bon courtisan pour ne pas céder.

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«Comme il vous plaira, vous êtes le maître, répondit-il. Je vais reprendre le train de Londres et attendre vos ordres.

– Puis-je garder ces documents? demanda le docteur.

– Parfaitement, nous en avons copie.»

Le docteur Sarrasin, resté seul, s’assit à son bureau, prit une feuille de papier à lettres et écrivit ce qui suit:

«Brighton, 28 octobre 1871.

«Mon cher enfant, il nous arrive une fortune énorme, colossale, insensée! Ne me crois pas atteint d’aliénation mentale et lis les deux ou trois pièces imprimées que je joins à ma lettre. Tu y verras clairement que je me trouve l’héritier d’un titre de baronnet anglais ou plutôt indien, et d’un capital qui dépasse un demi-milliard de francs, actuellement déposé à la Banque d’Angleterre. Je ne doute pas, mon cher Octave, des sentiments avec lesquels tu recevras cette nouvelle. Comme moi, tu comprendras les devoirs nouveaux qu’une telle fortune nous impose, et les dangers qu’elle peut faire courir à notre sagesse. Il y a une heure à peine que j’ai connaissance du fait, et déjà le souci d’une pareille responsabilité étouffe à demi la joie qu’en pensant à toi la certitude acquise m’avait d’abord causée. Peut-être ce changement sera-t-il fatal dans nos destinées… Modestes pionniers de la science, nous étions heureux dans notre obscurité. Le serons-nous encore? Non, peut-être, à moins… Mais je n’ose te parler d’une idée arrêtée dans ma pensée… à moins que cette fortune même ne devienne en nos mains un nouvel et puissant appareil scientifique, un outil prodigieux de civilisation!… Nous en recauserons. Écris-moi, dis- moi bien vite quelle impression te cause cette grosse nouvelle et charge-toi de l’apprendre à ta mère. Je suis assuré qu’en femme sensée, elle l’accueillera avec calme et tranquillité. Quant à ta sœur, elle est trop jeune encore pour que rien de pareil lui fasse perdre la tête. D’ailleurs, elle est déjà solide, sa petite tête, et dut-elle comprendre toutes les conséquences possibles de la nouvelle que je t’annonce, je suis sûr qu’elle sera de nous tous celle que ce changement survenu dans notre position troublera le moins. Une bonne poignée de main à Marcel. Il n’est absent d’aucun de mes projets d’avenir.

«Ton père affectionné,

«Fr. Sarrasin

«D.M.P.»

Cette lettre placée sous enveloppe, avec les papiers les plus importants, à l’adresse de «Monsieur Octave Sarrasin, élève à l’École centrale des Arts et Manufactures, 32, rue du Roi-de-Sicile, Paris», le docteur prit son chapeau, revêtit son pardessus et s’en alla au Congrès. Un quart d’heure plus tard, l’excellent homme ne songeait même plus à ses millions.

 

 

Chapitre II

Deux copains.

 

ctave Sarrasin, fils du docteur, n’était pas ce qu’on peut appeler proprement un paresseux. Il n’était ni sot ni d’une intelligence supérieure, ni beau ni laid, ni grand ni petit, ni brun ni blond. Il était châtain, et, en tout, membre né de la classe moyenne. Au collège il obtenait généralement un second prix et deux ou trois accessits. Au baccalauréat, il avait eu la note «passable». Repoussé une première fois au concours de l’École centrale, il avait été admis à la seconde épreuve avec le numéro 127. C’était un caractère indécis, un de ces esprits qui se contentent d’une certitude incomplète, qui vivent toujours dans l’à-peu-près et passent à travers la vie comme des clairs de lune. Ces sortes de gens sont aux mains de la destinée ce qu’un bouchon de liège est sur la crête d’une vague. Selon que le vent souffle du nord ou du midi, ils sont emportés vers l’équateur ou vers le pôle. C’est le hasard qui décide de leur carrière. Si le docteur Sarrasin ne se fût pas fait quelques illusions sur le caractère de son fils, peut-être aurait-il hésité avant de lui écrire la lettre qu’on a lue; mais un peu d’aveuglement paternel est permis aux meilleurs esprits.

Le bonheur avait voulu qu’au début de son éducation, Octave tombât sous la domination d’une nature énergique dont l’influence un peu tyrannique mais bienfaisante s’était de vive force imposée à lui. Au lycée Charlemagne, où son père l’avait envoyé terminer ses études, Octave s’était lié d’une amitié étroite avec un de ses camarades, un Alsacien, Marcel Bruckmann, plus jeune que lui d’un an, mais qui l’avait bientôt écrasé de sa vigueur physique, intellectuelle et morale.

Marcel Bruckmann, resté orphelin à douze ans, avait hérité d’une petite rente qui suffisait tout juste à payer son collège. Sans Octave, qui l’emmenait en vacances chez ses parents, il n’eût jamais mis le pied hors des murs du lycée.

Il suivit de là que la famille du docteur Sarrasin fut bientôt celle du jeune Alsacien. D’une nature sensible, sous son apparente froideur, il comprit que toute sa vie devait appartenir à ces braves gens qui lui tenaient lieu de père et de mère. Il en arriva donc tout naturellement à adorer le docteur Sarrasin, sa femme et la gentille et déjà sérieuse fillette qui lui avaient rouvert le cœur. Mais ce fut par des faits, non par des paroles, qu’il leur prouva sa reconnaissance. En effet, il s’était donné la tâche agréable de faire de Jeanne, qui aimait l’étude, une jeune fille au sens droit, un esprit ferme et judicieux, et, en même temps, d’Octave un fils digne de son père. Cette dernière tâche, il faut bien le dire, le jeune homme la rendait moins facile que sa sœur, déjà supérieure pour son âge à son frère. Mais Marcel s’était promis d’atteindre son double but.

C’est que Marcel Bruckmann était un de ces champions vaillants et avisés que l’Alsace a coutume d’envoyer, tous les ans, combattre dans la grande lutte parisienne. Enfant, il se distinguait déjà par la dureté et la souplesse de ses muscles autant que par la vivacité de son intelligence. Il était tout volonté et tout courage au-dedans, comme il était au-dehors taillé à angles droits. Dès le collège, un besoin impérieux le tourmentait d’exceller en tout, aux barres comme à la balle, au gymnase comme au laboratoire de chimie. Qu’il manquât un prix à sa moisson annuelle, il pensait l’année perdue. C’était à vingt ans un grand corps déhanché et robuste, plein de vie et d’action, une machine organique au maximum de tension et de rendement. Sa tête intelligente était déjà de celles qui arrêtent le regard des esprits attentifs. Entré le second à l’École centrale, la même année qu’Octave, il était résolu à en sortir le premier.

C’est d’ailleurs à son énergie persistante et surabondante pour deux hommes qu’Octave avait dû son admission. Un an durant, Marcel l’avait «pistonné», poussé au travail, de haute lutte obligé au succès. Il éprouvait pour cette nature faible et vacillante un sentiment de pitié amicale, pareil à celui qu’un lion pourrait accorder à un jeune chien. Il lui plaisait de fortifier, du surplus de sa sève, cette plante anémique et de la faire fructifier auprès de lui.

La guerre de 1870 était venue surprendre les deux amis au moment où ils passaient leurs examens. Dès le lendemain de la clôture du concours, Marcel, plein d’une douleur patriotique que ce qui menaçait Strasbourg et l’Alsace avait exaspérée, était allé s’engager au 31ème bataillon de chasseurs à pied. Aussitôt Octave avait suivi cet exemple.

Côte à côte, tous deux avaient fait aux avant-postes de Paris la dure campagne du siège. Marcel avait reçu à Champigny une balle au bras droit; à Buzenval, une épaulette au bras gauche, Octave n’avait eu ni galon ni blessure. A vrai dire, ce n’était pas sa faute, car il avait toujours suivi son ami sous le feu. A peine était-il en arrière de six mètres. Mais ces six mètres-là étaient tout.

Depuis la paix et la reprise des travaux ordinaires, les deux étudiants habitaient ensemble deux chambres contiguës d’un modeste hôtel voisin de l’école. Les malheurs de la France, la séparation de l’Alsace et de la Lorraine, avaient imprimé au caractère de Marcel une maturité toute virile.

«C’est affaire à la jeunesse française, disait-il, de réparer les fautes de ses pères, et c’est par le travail seul qu’elle peut y arriver.»

Debout à cinq heures, il obligeait Octave à l’imiter. Il l’entraînait aux cours, et, à la sortie, ne le quittait pas d’une semelle. On rentrait pour se livrer au travail, en le coupant de temps à autre d’une pipe et d’une tasse de café. On se couchait à dix heures, le cœur satisfait, sinon content, et la cervelle pleine. Une partie de billard de temps en temps, un spectacle bien choisi, un concert du Conservatoire de loin en loin, une course à cheval jusqu’au bois de Verrières, une promenade en forêt, deux fois par semaine un assaut de boxe ou d’escrime, tels étaient leurs délassements. Octave manifestait bien par instants des velléités de révolte, et jetait un coup d’œil d’envie sur des distractions moins recommandables. Il parlait d’aller voir Aristide Leroux qui «faisait son droit», à la brasserie Saint-Michel. Mais Marcel se moquait si rudement de ces fantaisies, qu’elles reculaient le plus souvent.

Le 29 octobre 1871, vers sept heures du soir, les deux amis étaient, selon leur coutume, assis côte à côte à la même table, sous l’abat-jour d’une lampe commune. Marcel était plongé corps et âme dans un problème, palpitant d’intérêt, de géométrie descriptive appliquée à la coupe des pierres. Octave procédait avec un soin religieux à la fabrication, malheureusement plus importante à son sens, d’un litre de café. C’était un des rares articles sur lesquels il se flattait d’exceller, – peut-être parce qu’il y trouvait l’occasion quotidienne d’échapper pour quelques minutes à la terrible nécessité d’aligner des équations, dont il lui paraissait que Marcel abusait un peu. Il faisait donc passer goutte à goutte son eau bouillante à travers une couche épaisse de moka en poudre, et ce bonheur tranquille aurait dû lui suffire. Mais l’assiduité de Marcel lui pesait comme un remords, et il éprouvait l’invincible besoin de la troubler de son bavardage.

«Nous ferions bien d’acheter un percolateur, dit-il tout à coup. Ce filtre antique et solennel n’est plus à la hauteur de la civilisation.

– Achète un percolateur! Cela t’empêchera peut-être de perdre une heure tous les soirs à cette cuisine», répondit Marcel.

Et il se remit à son problème.

«Une voûte a pour intrados un ellipsoïde à trois axes inégaux. Soit ABDE l’ellipse de naissance qui renferme l’axe maximum o A = a, et l’axe moyen o B = b, tandis que l’axe minimum (o, o’ c’) est vertical et égal à c, ce qui rend la voûte surbaissée…»

A ce moment, on frappa à la porte.

«Une lettre pour M. Octave Sarrasin», dit le garçon de l’hôtel.

On peut penser si cette heureuse diversion fut bien accueillie du jeune étudiant.

«C’est de mon père, fit Octave. Je reconnais l’écriture… Voilà ce qui s’appelle une missive, au moins», ajouta-t-il en soupesant à petits coups le paquet de papiers.

Marcel savait comme lui que le docteur était en Angleterre. Son passage à Paris, huit jours auparavant, avait même été signalé par un dîner de Sardanapale offert aux deux camarades dans un restaurant du Palais-Royal, jadis fameux, aujourd’hui démodé, mais que le docteur Sarrasin continuait de considérer comme le dernier mot du raffinement parisien.

«Tu me diras si ton père te parle de son Congrès d’Hygiène, dit Marcel. C’est une bonne idée qu’il a eue d’aller là. Les savants français sont trop portés à s’isoler.»

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Et Marcel reprit son problème:

«… L’extrados sera formé par un ellipsoïde semblable au premier ayant son centre au-dessous de o’ sur la verticale o. Après avoir marqué les foyers F1, F2, F3 des trois ellipses principales, nous traçons l’ellipse et l’hyperbole auxiliaires, dont les axes communs…»

Un cri d’Octave lui fit relever la tête.

«Qu’y a-t-il donc? demanda-t-il, un peu inquiet en voyant son ami tout pâle.

– Lis!» dit l’autre, abasourdi par la nouvelle qu’il venait de recevoir.

Marcel prit la lettre, la lut jusqu’au bout, la relut une seconde fois, jeta un coup d’œil sur les documents imprimés qui l’accompagnaient, et dit:

«C’est curieux!»

Puis, il bourra sa pipe, et l’alluma méthodiquement. Octave était suspendu à ses lèvres.

«Tu crois que c’est vrai? lui cria-t-il d’une voix étranglée.

– Vrai?… Evidemment. Ton père a trop de bon sens et d’esprit scientifique pour accepter à l’étourdie une conviction pareille. D’ailleurs, les preuves sont là, et c’est au fond très simple.»

La pipe étant bien et dûment allumée, Marcel se remit au travail; Octave restait les bras ballants, incapable même d’achever son café, à plus forte raison d’assembler deux idées logiques. Pourtant, il avait besoin de parler pour s’assurer qu’il ne rêvait pas.

«Mais… si c’est vrai, c’est absolument renversant!… Sais-tu qu’un demi-milliard, c’est une fortune énorme?»

Marcel releva la tête et approuva:

«Énorme est le mot. Il n’y en a peut-être pas une pareille en France, et l’on n’en compte que quelques-unes aux États-Unis, à peine cinq ou six en Angleterre, en tout quinze ou vingt au monde.

– Et un titre par-dessus le marché! reprit Octave, un titre de baronnet! Ce n’est pas que j’aie jamais ambitionné d’en avoir un, mais puisque celui-ci arrive, on peut dire que c’est tout de même plus élégant que de s’appeler Sarrasin tout court.»

Marcel lança une bouffée de fumée et n’articula pas un mot. Cette bouffée de fumée disait clairement: «Peuh!… Peuh!»

«Certainement, reprit Octave, je n’aurais jamais voulu faire comme tant de gens qui collent une particule à leur nom, ou s’inventent un marquisat de carton! Mais posséder un vrai titre, un titre authentique, bien et dûment inscrit au „Peerage” de Grande-Bretagne et d’Irlande, sans doute ni confusion possible, comme cela se voit trop souvent…»

La pipe faisait toujours: «Peuh!… Peuh!»

«Mon cher, tu as beau dire et beau faire, reprit Octave avec conviction, „le sang est quelque chose”, comme disent les Anglais!»

Il s’arrêta court devant le regard railleur de Marcel et se rabattit sur les millions.

«Te rappelles-tu, reprit-il, que Binôme, notre professeur de mathématiques, rabâchait tous les ans, dans sa première leçon sur la numération, qu’un demi-milliard est un nombre trop considérable pour que les forces de l’intelligence humaine pussent seulement en avoir une idée juste, si elles n’avaient à leur disposition les ressources d’une représentation graphique?… Te dis-tu bien qu’à un homme qui verserait un franc à chaque minute, il faudrait plus de mille ans pour payer cette somme! Ah! c’est vraiment… singulier de se dire qu’on est l’héritier d’un demi-milliard de francs!

– Un demi-milliard de francs! s’écria Marcel, secoué par le mot plus qu’il ne l’avait été par la chose. Sais-tu ce que vous pourriez en faire de mieux? Ce serait de le donner à la France pour payer sa rançon! Il n’en faudrait que dix fois autant!…

– Ne va pas t’aviser au moins de suggérer une pareille idée à mon père!… s’écria Octave du ton d’un homme effrayé. Il serait capable de l’adopter! Je vois déjà qu’il rumine quelque projet de sa façon!… Passe encore pour un placement sur l’Etat, mais gardons au moins la rente!

– Allons, tu étais fait, sans t’en douter jusqu’ici, pour être capitaliste! reprit Marcel. Quelque chose me dit, mon pauvre Octave, qu’il eût mieux valu pour toi, sinon pour ton père, qui est un esprit droit et sensé, que ce gros héritage fût réduit à des proportions plus modestes. J’aimerais mieux te voir vingt-cinq mille livres de rente à partager avec ta brave petite sœur, que cette montagne d’or!»

Et il se remit au travail.

Quant à Octave, il lui était impossible de rien faire, et il s’agita si fort dans la chambre, que son ami, un peu impatienté, finit par lui dire:

«Tu ferais mieux d’aller prendre l’air! Il est évident que tu n’es bon à rien ce soir!

– Tu as raison», répondit Octave, saisissant avec joie cette quasi-permission d’abandonner toute espèce de travail.

Et, sautant sur son chapeau, il dégringola l’escalier et se trouva dans la rue. A peine eut-il fait dix pas, qu’il s’arrêta sous un bec de gaz pour relire la lettre de son père. Il avait besoin de s’assurer de nouveau qu’il était bien éveillé.

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«Un demi-milliard!… Un demi-milliard!… répétait-il. Cela fait au moins vingt-cinq millions de rente!… Quand mon père ne m’en donnerait qu’un par an, comme pension, que la moitié d’un, que le quart d’un, je serais encore très heureux! On fait beaucoup de choses avec de l’argent! Je suis sûr que je saurais bien l’employer! Je ne suis pas un imbécile, n’est-ce pas? On a été reçu à l’École centrale!… Et j’ai un titre encore!… Je saurai le porter!»

Il se regardait, en passant, dans les glaces d’un magasin.

«J’aurai un hôtel, des chevaux!… Il y en aura un pour Marcel. Du moment où je serai riche, il est clair que ce sera comme s’il l’était. Comme cela vient à point tout de même!… Un demi-milliard!… Baronnet!… C’est drôle, maintenant que c’est venu, il me semble que je m’y attendais! Quelque chose me disait que je ne serais pas toujours occupé à trimer sur des livres et des planches à dessin!… Tout de même, c’est un fameux rêve!»

Octave suivait, en ruminant ces idées, les arcades de la rue de Rivoli. Il arriva aux Champs-Elysées, tourna le coin de la rue Royale, déboucha sur le boulevard. Jadis, il n’en regardait les splendides étalages qu’avec indifférence, comme choses futiles et sans place dans sa vie. Maintenant, il s’y arrêta et songea avec un vif mouvement de joie que tous ces trésors lui appartiendraient quand il le voudrait.

«C’est pour moi, se dit-il, que les fileuses de la Hollande tournent leurs fuseaux, que les manufactures d’Elbeuf tissent leurs draps les plus souples, que les horlogers construisent leurs chronomètres, que le lustre de l’Opéra verse ses cascades de lumière, que les violons grincent, que les chanteuses s’égosillent! C’est pour moi qu’on dresse des pur-sang au fond des manèges, et que s’allume le Café Anglais!… Paris est à moi!… Tout est à moi!… Ne voyagerai-je pas? N’irai-je point visiter ma baronnie de l’Inde?… Je pourrai bien quelque jour me payer une pagode, avec les bonzes et les idoles d’ivoire par-dessus le marché!… J’aurai des éléphants!… Je chasserai le tigre!… Et les belles armes!… Et le beau canot!… Un canot? que non pas! mais un bel et bon yacht à vapeur pour me conduire où je voudrai, m’arrêter et repartir à ma fantaisie!… A propos de vapeur, je suis chargé de donner la nouvelle à ma mère. Si je partais pour Douai!… Il y a l’école… Oh! oh! l’école! on peut s’en passer!… Mais Marcel! il faut le prévenir. Je vais lui envoyer une dépêche. Il comprendra bien que je suis pressé de voir ma mère et ma sœur dans une pareille circonstance!»

Octave entra dans un bureau télégraphique, prévint son ami qu’il partait et reviendrait dans deux jours. Puis, il héla un fiacre et se fit transporter à la gare du Nord.

Dès qu’il fut en wagon, il se reprit à développer son rêve.

A deux heures du matin, Octave carillonnait bruyamment à la porte de la maison maternelle et paternelle, – sonnette de nuit –, et mettait en émoi le paisible quartier des Aubettes.

«Qui donc est malade? se demandaient les commères d’une fenêtre à l’autre.

– Le docteur n’est pas en ville! cria la vieille servante, de sa lucarne au dernier étage.

– C’est moi, Octave!… Descendez m’ouvrir, Francine!»

Après dix minutes d’attente, Octave réussit à pénétrer dans la maison. Sa mère et sa sœur Jeanne, précipitamment descendues en robe de chambre, attendaient l’explication de cette visite.

La lettre du docteur, lue à haute voix, eut bientôt donné la clef du mystère.

Mme Sarrasin fut un moment éblouie. Elle embrassa son fils et sa fille en pleurant de joie. Il lui semblait que l’univers allait être à eux maintenant, et que le malheur n’oserait jamais s’attaquer à des jeunes gens qui possédaient quelques centaines de millions. Cependant, les femmes ont plus tôt fait que les hommes de s’habituer à ces grands coups du sort. Mme Sarrasin relut la lettre de son mari, se dit que c’était à lui, en somme, qu’il appartenait de décider de sa destinée et de celle de ses enfants, et le calme rentra dans son cœur. Quant à Jeanne, elle était heureuse à la joie de sa mère et de son frère; mais son imagination de treize ans ne rêvait pas de bonheur plus grand que celui de cette petite maison modeste où sa vie s’écoulait doucement entre les leçons de ses maîtres et les caresses de ses parents. Elle ne voyait pas trop en quoi quelques liasses de billets de banque pouvaient changer grand-chose à son existence, et cette perspective ne la troubla pas un instant.

Mme Sarrasin, mariée très jeune à un homme absorbé tout entier par les occupations silencieuses du savant de race, respectait la passion de son mari, qu’elle aimait tendrement, sans toutefois le bien comprendre. Ne pouvant partager les bonheurs que l’étude donnait au docteur Sarrasin, elle s’était quelquefois sentie un peu seule à côté de ce travailleur acharné, et avait par suite concentré sur ses deux enfants toutes ses espérances. Elle avait toujours rêvé pour eux un avenir brillant, s’imaginant qu’il en serait plus heureux. Octave, elle n’en doutait pas, était appelé aux plus hautes destinées. Depuis qu’il avait pris rang à l’École centrale, cette modeste et utile académie de jeunes ingénieurs s’était transformée dans son esprit en une pépinière d’hommes illustres. Sa seule inquiétude était que la modestie de leur fortune ne fût un obstacle, une difficulté tout au moins à la carrière glorieuse de son fils, et ne nuisît plus tard à l’établissement de sa fille. Maintenant, ce qu’elle avait compris de la lettre de son mari, c’est que ses craintes n’avaient plus de raison d’être. Aussi sa satisfaction fut-elle complète.

La mère et le fils passèrent une grande partie de la nuit à causer et à faire des projets, tandis que Jeanne, très contente du présent, sans aucun souci de l’avenir, s’était endormie dans un fauteuil.

Cependant, au moment d’aller prendre un peu de repos:

«Tu ne m’as pas parlé de Marcel, dit Mme Sarrasin à son fils. Ne lui as-tu pas donné connaissance de la lettre de ton père? Qu’en a-t-il dit?

– Oh! répondit Octave, tu connais Marcel! C’est plus qu’un sage, c’est un stoïque! Je crois qu’il a été effrayé pour nous de l’énormité de l’héritage! Je dis pour nous; mais son inquiétude ne remontait pas jusqu’à mon père, dont le bon sens, disait-il, et la raison scientifique le rassuraient. Mais dame! pour ce qui te concerne, mère, et Jeanne aussi, et moi surtout, il ne m’a pas caché qu’il eût préféré un héritage modeste, vingt-cinq mille livres de rente…

– Marcel n’avait peut-être pas tort, répondit Mme Sarrasin en regardant son fils. Cela peut devenir un grand danger, une subite fortune, pour certaines natures!»

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Jeanne venait de se réveiller. Elle avait entendu les dernières paroles de sa mère:

«Tu sais, mère, lui dit-elle, en se frottant les yeux et se dirigeant vers sa petite chambre, tu sais ce que tu m’as dit un jour, que Marcel avait toujours raison! Moi, je crois tout ce que dit notre ami Marcel!»

Et, ayant embrassé sa mère, Jeanne se retira.

 

 

Chapitre III

Un fait divers.

 

n arrivant à la quatrième séance du Congrès d’Hygiène, le docteur Sarrasin put constater que tous ses collègues l’accueillaient avec les marques d’un respect extraordinaire. Jusque-là, c’était à peine si le très noble Lord Glandover, chevalier de la Jarretière, qui avait la présidence nominale de l’assemblée, avait daigné s’apercevoir de l’existence individuelle du médecin français.

Ce lord était un personnage auguste, dont le rôle se bornait à déclarer la séance ouverte ou levée et à donner mécaniquement la parole aux orateurs inscrits sur une liste qu’on plaçait devant lui. Il gardait habituellement sa main droite dans l’ouverture de sa redingote boutonnée – non pas qu’il eût fait une chute de cheval –, mais uniquement parce que cette attitude incommode a été donnée par les sculpteurs anglais au bronze de plusieurs hommes d’État.

Une face blafarde et glabre, plaquée de taches rouges, une perruque de chiendent prétentieusement relevée en toupet sur un front qui sonnait le creux, complétaient la figure la plus comiquement gourmée et la plus follement raide qu’on pût voir. Lord Glandover se mouvait tout d’une pièce, comme s’il avait été de bois ou de carton-pâte. Ses yeux mêmes semblaient ne rouler sous leurs arcades orbitaires que par saccades intermittentes, à la façon des yeux de poupée ou de mannequin.

Lors des premières présentations, le président du Congrès d’Hygiène avait adressé au docteur Sarrasin un salut protecteur et condescendant qui aurait pu se traduire ainsi:

«Bonjour, monsieur l’homme de peu!… C’est vous qui, pour gagner votre petite vie, faites ces petits travaux sur de petites machinettes?… Il faut que j’aie vraiment la vue bonne pour apercevoir une créature aussi éloignée de moi dans l’échelle des êtres!… Mettez-vous à l’ombre de Ma Seigneurie, je vous le permets.»

Cette fois Lord Glandover lui adressa le plus gracieux des sourires et poussa la courtoisie jusqu’à lui montrer un siège vide à sa droite. D’autre part, tous les membres du Congrès s’étaient levés.

Assez surpris de ces marques d’une attention exceptionnellement flatteuse, et se disant qu’après réflexion le compte-globules avait sans doute paru à ses confrères une découverte plus considérable qu’à première vue, le docteur Sarrasin s’assit à la place qui lui était offerte.

Mais toutes ses illusions d’inventeur s’envolèrent, lorsque Lord Glandover se pencha à son oreille avec une contorsion des vertèbres cervicales telle qu’il pouvait en résulter un torticolis violent pour Sa Seigneurie:

«J’apprends, dit-il, que vous êtes un homme de propriété considérable? On me dit que vous «valez» vingt et un millions sterling?»

Lord Glandover paraissait désolé d’avoir pu traiter avec légèreté l’équivalent en chair et en os d’une valeur monnayée aussi ronde. Toute son attitude disait:

«Pourquoi ne nous avoir pas prévenus?… Franchement ce n’est pas bien! Exposer les gens à des méprises semblables!»

Le docteur Sarrasin, qui ne croyait pas, en conscience, «valoir» un sou de plus qu’aux séances précédentes, se demandait comment la nouvelle avait déjà pu se répandre, lorsque le docteur Ovidius, de Berlin, son voisin de droite lui dit avec un sourire faux et plat:

«Vous voilà aussi fort que les Rothschild!… Le Daily Telegraph donne la nouvelle!… Tous mes compliments!»

Et il lui passa un numéro du journal, daté du matin même. On y lisait le «fait divers» suivant, dont la rédaction révélait suffisamment l’auteur:

«UN HÉRITAGE MONSTRE.

– La fameuse succession vacante de la Bégum Gokool vient enfin de trouver son légitime héritier par les soins habiles de Mrs. Billows, Green et Sharp, solicitors, 93, Southampton row, London. L’heureux propriétaire des vingt et un millions sterling, actuellement déposés à la Banque d’Angleterre, est un médecin français, le docteur Sarrasin, dont nous avons, il y a trois jours, analysé ici même le beau mémoire au Congrès de Brighton. A force de peines et à travers des péripéties qui formeraient à elles seules un véritable roman, Mr. Sharp est arrivé à établir, sans contestation possible, que le docteur Sarrasin est le seul descendant vivant de Jean-Jacques Langévol, baronnet, époux en secondes noces de la Bégum Gokool. Ce soldat de fortune était, paraît-il, originaire de la petite ville française de Bar-le-Duc. Il ne reste plus à accomplir, pour l’envoi en possession, que de simples formalités. La requête est déjà logée en Cour de Chancellerie. C’est un curieux enchaînement de circonstances qui a accumulé sur la tête d’un savant français, avec un titre britannique, les trésors entassés par une longue suite de rajahs indiens. La fortune aurait pu se montrer moins intelligente, et il faut se féliciter qu’un capital aussi considérable tombe en des mains qui sauront en faire bon usage.»

Par un sentiment assez singulier, le docteur Sarrasin fut contrarié de voir la nouvelle rendue publique. Ce n’était pas seulement à cause des importunité que son expérience des choses humaines lui faisait déjà prévoir, mais il était humilié de l’importance qu’on paraissait attribuer à cet événement. Il lui semblait être rapetissé personnellement de tout l’énorme chiffre de son capital. Ses travaux, son mérite personnel – il en avait le sentiment profond, – se trouvaient déjà noyés dans cet océan d’or et d’argent, même aux yeux de ses confrères. Ils ne voyaient plus en lui le chercheur infatigable, l’intelligence supérieure et déliée, l’inventeur ingénieux, ils voyaient le demi-milliard. Eût-il été un goitreux des Alpes, un Hottentot abruti, un des spécimens les plus dégradés de l’humanité au lieu d’en être un des représentants supérieurs, son poids eût été le même. Lord Glandover avait dit le mot, il «valait» désormais vingt et un millions sterling, ni plus, ni moins.

Cette idée l’écœura, et le Congrès, qui regardait, avec une curiosité toute scientifique, comment était fait un «demi milliardaire», constata non sans surprise que la physionomie du sujet se voilait d’une sorte de tristesse.

Ce ne fut pourtant qu’une faiblesse passagère. La grandeur du but auquel il avait résolu de consacrer cette fortune inespérée se représenta tout à coup à la pensée du docteur et le rasséréna. Il attendit la fin de la lecture que faisait le docteur Stevenson de Glasgow sur l’Éducation des jeunes idiots, et demanda la parole pour une communication.

Lord Glandover la lui accorda à l’instant et par préférence même au docteur Ovidius. Il la lui aurait accordée, quand tout le Congrès s’y serait opposé, quand tous les savants de l’Europe auraient protesté à la fois contre ce tour de faveur! Voilà ce que disait éloquemment l’intonation toute spéciale de la voix du président.

«Messieurs, dit le docteur Sarrasin, je comptais attendre quelques jours encore avant de vous faire part de la fortune singulière qui m’arrive et des conséquences heureuses que ce hasard peut avoir pour la science. Mais, le fait étant devenu public, il y aurait peut-être de l’affectation à ne pas le placer tout de suite sur son vrai terrain… Oui, messieurs, il est vrai qu’une somme considérable, une somme de plusieurs centaines de millions, actuellement déposée à la Banque d’Angleterre, se trouve me revenir légitimement. Ai-je besoin de vous dire que je ne me considère, en ces conjonctures, que comme le fidéi-commissaire de la science?… (Sensation profonde.) Ce n’est pas à moi que ce capital appartient de droit, c’est à l’Humanité, c’est au Progrès!… (Mouvements divers. Exclamations. Applaudissements unanimes. Tout le Congrès se lève, électrisé par cette déclaration.) Ne m’applaudissez pas, messieurs. Je ne connais pas un seul homme de science, vraiment digne de ce beau nom, qui ne fît à ma place ce que je veux faire. Qui sait si quelques-uns ne penseront pas que, comme dans beaucoup d’actions humaines, il n’y a pas en celle-ci plus d’amour-propre que de dévouement?… (Non! Non!) Peu importe au surplus! Ne voyons que les résultats. Je le déclare donc, définitivement et sans réserve: le demi-milliard que le hasard met dans mes mains n’est pas à moi, il est à la science! Voulez-vous être le parlement qui répartira ce budget?… Je n’ai pas en mes propres lumières une confiance suffisante pour prétendre en disposer en maître absolu. Je vous fais juges, et vous-mêmes vous déciderez du meilleur emploi à donner à ce trésor!…» (Hurrahs. Agitation profonde. Délire général.)

Le Congrès est debout. Quelques membres, dans leur exaltation, sont montés sur la table. Le professeur Turnbull, de Glasgow, paraît menacé d’apoplexie. Le docteur Cicogna, de Naples, a perdu la respiration. Lord Glandover seul conserve le calme digne et serein qui convient à son rang. Il est parfaitement convaincu, d’ailleurs, que le docteur Sarrasin plaisante agréablement, et n’a pas la moindre intention de réaliser un programme si extravagant.

«S’il m’est permis, toutefois, reprit l’orateur, quand il eut obtenu un peu de silence, s’il m’est permis de suggérer un plan qu’il serait aisé de développer et de perfectionner, je propose le suivant.»

Ici le Congrès, revenu enfin au sang-froid, écoute avec une attention religieuse.

«Messieurs, parmi les causes de maladie, de misère et de mort qui nous entourent, il faut en compter une à laquelle je crois rationnel d’attacher une grande importance: ce sont les conditions hygiéniques déplorables dans lesquelles la plupart des hommes sont placés. Ils s’entassent dans des villes, dans des demeures souvent privées d’air et de lumière, ces deux agents indispensables de la vie. Ces agglomérations humaines deviennent parfois de véritables foyers d’infection. Ceux qui n’y trouvent pas la mort sont au moins atteints dans leur santé; leur force productive diminue, et la société perd ainsi de grandes sommes de travail qui pourraient être appliquées aux plus précieux usages. Pourquoi, messieurs, n’essaierions-nous pas du plus puissant des moyens de persuasion… de l’exemple? Pourquoi ne réunirions-nous pas toutes les forces de notre imagination pour tracer le plan d’une cité modèle sur des données rigoureusement scientifiques?… (Oui! oui! c’est vrai!) Pourquoi ne consacrerions-nous pas ensuite le capital dont nous disposons à édifier cette ville et à la présenter au monde comme un enseignement pratique…» (Oui! oui!Tonnerre d’applaudissements.)

Les membres du Congrès, pris d’un transport de folie contagieuse, se serrent mutuellement les mains, ils se jettent sur le docteur Sarrasin, l’enlèvent, le portent en triomphe autour de la salle.

«Messieurs, reprit le docteur, lorsqu’il eut pu réintégrer sa place, cette cité que chacun de nous voit déjà par les yeux de l’imagination, qui peut être dans quelques mois une réalité, cette ville de la santé et du bien-être, nous inviterions tous les peuples à venir la visiter, nous en répandrions dans toutes les langues le plan et la description, nous y appellerions les familles honnêtes que la pauvreté et le manque de travail auraient chassées des pays encombrés. Celles aussi – vous ne vous étonnerez pas que j’y songe –, à qui la conquête étrangère a fait une cruelle nécessité de l’exil, trouveraient chez nous l’emploi de leur activité, l’application de leur intelligence, et nous apporteraient ces richesses morales, plus précieuses mille fois que les mines d’or et de diamant. Nous aurions là de vastes collèges où la jeunesse élevée d’après des principes sages, propres à développer et à équilibrer toutes les facultés morales, physiques et intellectuelles, nous préparerait des générations fortes pour l’avenir!»

Il faut renoncer à décrire le tumulte enthousiaste qui suivit cette communication. Les applaudissements, les hurrahs, les «hip! hip!» se succédèrent pendant plus d’un quart d’heure.

Le docteur Sarrasin était à peine parvenu à se rasseoir que Lord Glandover, se penchant de nouveau vers lui, murmura à son oreille en clignant de l’œil:

«Bonne spéculation!… Vous comptez sur le revenu de l’octroi, hein?… Affaire sûre, pourvu qu’elle soit bien lancée et patronnée de noms choisis!… Tous les convalescents et les valétudinaires voudront habiter là!… J’espère que vous me retiendrez un bon lot de terrain, n’est-ce pas?»

Le pauvre docteur, blessé de cette obstination à donner à ses actions un mobile cupide, allait cette fois répondre à Sa Seigneurie, lorsqu’il entendit le vice-président réclamer un vote de remerciement par acclamation pour l’auteur de la philanthropique proposition qui venait d’être soumise à l’assemblée.

«Ce serait, dit-il, l’éternel honneur du Congrès de Brighton qu’une idée si sublime y eût pris naissance. Il ne fallait pas moins pour la concevoir que la plus haute intelligence unie au plus grand cœur et à la générosité la plus inouïe… Et pourtant, maintenant que l’idée était suggérée, on s’étonnait presque qu’elle n’eût pas déjà été mise en pratique! Combien de milliards dépensés en folles guerres, combien de capitaux dissipés en spéculations ridicules auraient pu être consacrés à un tel essai!»

L’orateur, en terminant, demandait, pour la cité nouvelle, comme un juste hommage à son fondateur, le nom de «Sarrasina».

Sa motion était déjà acclamée, lorsqu’il fallut revenir sur le vote, à la requête du docteur Sarrasin lui-même.

«Non, dit-il, mon nom n’a rien à faire en ceci. Gardons nous aussi d’affubler la future ville d’aucune de ces appellations qui, sous prétexte de dériver du grec ou du latin, donnent à la chose ou à l’être qui les porte une allure pédante. Ce sera la Cité du bien-être, mais je demande que son nom soit celui de ma patrie, et que nous l’appelions France-Ville!»

On ne pouvait refuser au docteur cette satisfaction qui lui était bien due.

France-Ville était d’ores et déjà fondée en paroles; elle allait, grâce au procès-verbal qui devait clore la séance, exister aussi sur le papier. On passa immédiatement à la discussion des articles généraux du projet.

Mais il convient de laisser le Congrès à cette occupation pratique, si différente des soins ordinairement réservés à ces assemblées, pour suivre pas à pas, dans un de ses innombrables itinéraires, la fortune du fait divers publié par le Daily Telegraph.

Dès le 29 octobre au soir, cet entrefilet, textuellement reproduit par les journaux anglais, commençait à rayonner sur tous les cantons du Royaume-Uni. Il apparaissait notamment dans la Gazette de la Hull et figurait en haut de la seconde page dans un numéro de cette feuille modeste que le Mary Queen, trois-mâts-barque chargé de charbon, apporta le 1er novembre à Rotterdam.

Immédiatement coupé par les ciseaux diligents du rédacteur en chef et secrétaire unique de l’Echo néerlandais et traduit dans la langue de Cuyp et de Potter, le fait divers arriva, le 2 novembre, sur les ailes de la vapeur, au Mémorial de Brême. Là, il revêtit, sans changer de corps, un vêtement neuf, et ne tarda pas à se voir imprimer en allemand. Pourquoi faut-il constater ici que le journaliste teuton, après avoir écrit en tête de la traduction: Eine übergrosse Erbschaft, ne craignit pas de recourir à un subterfuge mesquin et d’abuser de la crédulité de ses lecteurs en ajoutant entre parenthèses: Correspondance spéciale de Brighton?

Quoi qu’il en soit, devenue ainsi allemande par droit d’annexion, l’anecdote arriva à la rédaction de l’imposante Gazette du Nord, qui lui donna une place dans la seconde colonne de sa troisième page, en se contentant d’en supprimer le titre, trop charlatanesque pour une si grave personne.

C’est après avoir passé par ces avatars successifs qu’elle fit enfin son entrée, le 3 novembre au soir, entre les mains épaisses d’un gros valet de chambre saxon, dans le cabinet-salon-salle à manger de M. le professeur Schultze, de l’Université d’Iéna.

Si haut placé que fût un tel personnage dans l’échelle des êtres, il ne présentait à première vue rien d’extraordinaire. C’était un homme de quarante-cinq ou six ans, d’assez forte taille; ses épaules carrées indiquaient une constitution robuste; son front était chauve, et le peu de cheveux qu’il avait gardés à l’occiput et aux tempes rappelaient le blond filasse. Ses yeux étaient bleus, de ce bleu vague qui ne trahit jamais la pensée. Aucune lueur ne s’en échappe, et cependant on se sent comme gêné sitôt qu’ils vous regardent. La bouche du professeur Schultze était grande, garnie d’une de ces doubles rangées de dents formidables qui ne lâchent jamais leur proie, mais enfermées dans des lèvres minces, dont le principal emploi devait être de numéroter les paroles qui pouvaient en sortir. Tout cela composait un ensemble inquiétant et désobligeant pour les autres, dont le professeur était visiblement très satisfait pour lui-même.

Au bruit que fit son valet de chambre, il leva les yeux sur la cheminée, regarda l’heure à une très jolie pendule de Barbedienne, singulièrement dépaysée au milieu des meubles vulgaires qui l’entouraient, et dit d’une voix raide encore plus que rude:

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«Six heures cinquante-cinq! Mon courrier arrive à six trente, dernière heure. Vous le montez aujourd’hui avec vingt-cinq minutes de retard. La première fois qu’il ne sera pas sur ma table à six heures trente, vous quitterez mon service à huit.

– Monsieur, demanda le domestique avant de se retirer, veut-il dîner maintenant?

– Il est six heures cinquante-cinq et je dîne à sept! Vous le savez depuis trois semaines que vous êtes chez moi! Retenez aussi que je ne change jamais une heure et que je ne répète jamais un ordre.»

Le professeur déposa son journal sur le bord de sa table et se remit à écrire un mémoire qui devait paraître le surlendemain dans les Annalen für Physiologie. Il ne saurait y avoir aucune indiscrétion à constater que ce mémoire avait pour titre:

Pourquoi tous les Français sont-ils atteints à des degrés différents de dégénérescence héréditaire?

Tandis que le professeur poursuivait sa tâche, le dîner, composé d’un grand plat de saucisses aux choux, flanqué d’un gigantesque mooss de bière, avait été discrètement servi sur un guéridon au coin du feu. Le professeur posa sa plume pour prendre ce repas, qu’il savoura avec plus de complaisance qu’on n’en eût attendu d’un homme aussi sérieux. Puis il sonna pour avoir son café, alluma une grande pipe de porcelaine et se remit au travail.

Il était près de minuit, lorsque le professeur signa le dernier feuillet, et il passa aussitôt dans sa chambre à coucher pour y prendre un repos bien gagné. Ce fut dans son lit seulement qu’il rompit la bande de son journal et en commença la lecture, avant de s’endormir. Au moment où le sommeil semblait venir, l’attention du professeur fut attirée par un nom étranger, celui de «Langévol», dans le fait divers relatif à l’héritage monstre. Mais il eut beau vouloir se rappeler quel souvenir pouvait bien évoquer en lui ce nom, il n’y parvint pas. Après quelques minutes données à cette recherche vaine, il jeta le journal, souffla sa bougie et fit bientôt entendre un ronflement sonore.

Cependant, par un phénomène physiologique que lui-même avait étudié et expliqué avec de grands développements, ce nom de Langévol poursuivit le professeur Schultze jusque dans ses rêves. Si bien que, machinalement, en se réveillant le lendemain matin, il se surprit à le répéter.

Tout à coup, et au moment où il allait demander à sa montre quelle heure il était, il fut illuminé d’un éclair subit. Se jetant alors sur le journal qu’il retrouva au pied de son lit, il lut et relut plusieurs fois de suite, en se passant la main sur le front comme pour y concentrer ses idées, l’alinéa qu’il avait failli la veille laisser passer inaperçu. La lumière, évidemment, se faisait dans son cerveau, car, sans prendre le temps de passer sa robe de chambre à ramages, il courut à la cheminée, détacha un petit portrait en miniature pendu près de la glace, et, le retournant, passa sa manche sur le carton poussiéreux qui en formait l’envers.

Le professeur ne s’était pas trompé. Derrière le portrait, on lisait ce nom tracé d’une encre jaunâtre, presque effacé par un demi-siècle:

«Thérèse Schultze eingeborene Langévol» (Thérèse Schultze née Langévol).»

Le soir même, le professeur avait pris le train direct pour Londres.

 

 

Chapitre IV

Part à deux.

 

e 6 novembre, à sept heures du matin, Herr Schultze arrivait à la gare de Charing-Cross. A midi, il se présentait au numéro 93, Southampton row, dans une grande salle divisée en deux parties par une barrière de bois – côté de MM. les clercs, côté du public –, meublée de six chaises, d’une table noire, d’innombrables cartons verts et d’un dictionnaire des adresses. Deux jeunes gens, assis devant la table, étaient en train de manger paisiblement le déjeuner de pain et de fromage traditionnel en tous les pays de basoche.

«Messieurs Billows, Green et Sharp? dit le professeur de la même voix dont il demandait son dîner.

– Mr. Sharp est dans son cabinet. – Quel nom? Quelle affaire?

– Le professeur Schultze, d’Iéna, affaire Langévol.»

Le jeune clerc murmura ces renseignements dans le pavillon d’un tuyau acoustique et reçut en réponse dans le pavillon de sa propre oreille une communication qu’il n’eut garde de rendre publique. Elle pouvait se traduire ainsi:

«Au diable l’affaire Langévol! Encore un fou qui croit avoir des titres!»

Réponse du jeune clerc:

«C’est un homme d’apparence „respectable”. Il n’a pas l’air agréable, mais ce n’est pas la tête du premier venu.»

 

Nouvelle exclamation mystérieuse:

«Et il vient d’Allemagne?…

– Il le dit, du moins.»

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Un soupir passa à travers le tuyau:

«Faites monter.

– Deux étages, la porte en face», dit tout haut le clerc en indiquant un passage intérieur.

Le professeur s’enfonça dans le couloir, monta les deux étages et se trouva devant une porte matelassée, où le nom de Mr. Sharp se détachait en lettres noires sur un fond de cuivre.

Ce personnage était assis devant un grand bureau d’acajou, dans un cabinet vulgaire à tapis de feutre, chaises de cuir et larges cartonniers géants. Il se souleva à peine sur son fauteuil, et, selon l’habitude si courtoise des gens de bureau, il se remit à feuilleter des dossiers pendant cinq minutes, afin d’avoir l’air très occupé. Enfin, se retournant vers le professeur Schultze, qui s’était placé auprès de lui:

«Monsieur, dit-il, veuillez m’apprendre rapidement ce qui vous amène. Mon temps est extraordinairement limité, et je ne puis vous donner qu’un très petit nombre de minutes.»

Le professeur eut un semblant de sourire, laissant voir qu’il s’inquiétait assez peu de la nature de cet accueil.

«Peut-être trouverez-vous bon de m’accorder quelques minutes supplémentaires, dit-il, quand vous saurez ce qui m’amène.

– Parlez donc, monsieur.

– Il s’agit de la succession de Jean-Jacques Langévol, de Bar-le-Duc, et je suis le petit-fils de sa sœur aînée, Thérèse Langévol, mariée en 1792 à mon grand-père Martin Schultze, chirurgien à l’armée de Brunswick et mort en 1814. J’ai en ma possession trois lettres de mon grand-oncle écrites à sa sœur, et de nombreuses traditions de son passage à la maison, après la bataille d’Iéna, sans compter les pièces dûment légalisées qui établissent ma filiation.»

Inutile de suivre le professeur Schultze dans les explications qu’il donna à Mr. Sharp. Il fut, contre ses habitudes, presque prolixe. Il est vrai que c’était le seul point où il était inépuisable. En effet, il s’agissait pour lui de démontrer à Mr. Sharp, Anglais, la nécessité de faire prédominer la race germanique sur toutes les autres. S’il poursuivait l’idée de réclamer cette succession, c’était surtout pour l’arracher des mains françaises, qui ne pourraient en faire que quelque inepte usage!… Ce qu’il détestait dans son adversaire, c’était surtout sa nationalité!… Devant un Allemand, il n’insisterait pas assurément, etc. Mais l’idée qu’un prétendu savant, qu’un Français pourrait employer cet énorme capital au service des idées françaises, le mettait hors de lui, et lui faisait un devoir de faire valoir ses droits à outrance.

A première vue, la liaison des idées pouvait ne pas être évidente entre cette digression politique et l’opulente succession. Mais Mr. Sharp avait assez l’habitude des affaires pour apercevoir le rapport supérieur qu’il y avait entre les aspirations nationales de la race germanique en général et les aspirations particulières de l’individu Schultze vers l’héritage de la Bégum. Elles étaient, au fond, du même ordre.

D’ailleurs, il n’y avait pas de doute possible. Si humiliant qu’il pût être pour un professeur à l’Université d’Iéna d’avoir des rapports de parenté avec des gens de race inférieure, il était évident qu’une aïeule française avait sa part de responsabilité dans la fabrication de ce produit humain sans égal. Seulement, cette parenté d’un degré secondaire à celle du docteur Sarrasin ne lui créait aussi que des droits secondaires à ladite succession. Le solicitor vit cependant la possibilité de les soutenir avec quelques apparences de légalité, et, dans cette possibilité, il en entrevit une autre tout à l’avantage de Billows, Green et Sharp: celle de transformer l’affaire Langévol, déjà belle, en une affaire magnifique, quelque nouvelle représentation du «Jarndyce contre Jarndyce», de Dickens. Un horizon de papier timbré, d’actes, de pièces de toute nature s’étendit devant les yeux de l’homme de loi. Ou encore, ce qui valait mieux, il songea à un compromis ménagé par lui, Sharp, dans l’intérêt de ses deux clients, et qui lui rapporterait, à lui Sharp, presque autant d’honneur que de profit.

Cependant, il fit connaître à Herr Schultze les titres du docteur Sarrasin, lui donna les preuves à l’appui et lui insinua que, si Billows, Green et Sharp se chargeaient cependant de tirer un parti avantageux pour le professeur de l’apparence de droits – «apparences seulement, mon cher monsieur, et qui, je le crains, ne résisteraient pas à un bon procès» –, que lui donnait sa parenté avec le docteur, il comptait que le sens si remarquable de la justice que possédaient tous les Allemands admettrait que Billows, Green et Sharp acquéraient aussi, en cette occasion, des droits d’ordre différent, mais bien plus impérieux, à la reconnaissance du professeur.

Celui-ci était trop bien doué pour ne pas comprendre la logique du raisonnement de l’homme d’affaires. Il lui mit sur ce point l’esprit en repos, sans toutefois rien préciser. Mr. Sharp lui demanda poliment la permission d’examiner son affaire à loisir et le reconduisit avec des égards marqués. Il n’était plus question à cette heure de ces minutes strictement limitées, dont il se disait si avare!

Herr Schultze se retira, convaincu qu’il n’avait aucun titre suffisant à faire valoir sur l’héritage de la Bégum, mais persuadé cependant qu’une lutte entre la race saxonne et la race latine, outre qu’elle était toujours méritoire, ne pouvait, s’il savait bien s’y prendre, que tourner à l’avantage de la première.

L’important était de tâter l’opinion du docteur Sarrasin. Une dépêche télégraphique, immédiatement expédiée à Brighton, amenait vers cinq heures le savant français dans le cabinet du solicitor.

Le docteur Sarrasin apprit avec un calme dont s’étonna Mr. Sharp l’incident qui se produisait. Aux premiers mots de Mr. Sharp, il lui déclara en toute loyauté qu’en effet il se rappelait avoir entendu parler traditionnellement, dans sa famille, d’une grand-tante élevée par une femme riche et titrée, émigrée avec elle, et qui se serait mariée en Allemagne. Il ne savait d’ailleurs ni le nom ni le degré précis de parenté de cette grand-tante.

Mr. Sharp avait déjà recours à ses fiches, soigneusement cataloguées dans des cartons qu’il montra avec complaisance au docteur.

Il y avait là – Mr. Sharp ne le dissimula pas – matière à procès, et les procès de ce genre peuvent aisément traîner en longueur. A la vérité, on n’était pas obligé de faire à la partie adverse l’aveu de cette tradition de famille, que le docteur Sarrasin venait de confier, dans sa sincérité, à son solicitor… Mais il y avait ces lettres de Jean-Jacques Langévol à sa sœur, dont Herr Schultze avait parlé, et qui étaient une présomption en sa faveur. Présomption faible à la vérité, dénuée de tout caractère légal, mais enfin présomption… D’autres preuves seraient sans doute exhumées de la poussière des archives municipales. Peut-être même la partie adverse, à défaut de pièces authentiques, ne craindrait pas d’en inventer d’imaginaires. Il fallait tout prévoir! Qui sait si de nouvelles investigations n’assigneraient même pas à cette Thérèse Langévol, subitement sortie de terre, et à ses représentants actuels, des droits supérieurs à ceux du docteur Sarrasin?… En tout cas, longues chicanes, longues vérifications, solution lointaine!… Les probabilités de gain étant considérables des deux parts, on formerait aisément de chaque côté une compagnie en commandite pour avancer les frais de la procédure et épuiser tous les moyens de juridiction. Un procès célèbre du même genre avait été pendant quatre-vingt-trois années consécutives en Cour de Chancellerie et ne s’était terminé que faute de fonds: intérêts et capital, tout y avait passé!… Enquêtes, commissions, transports, procédures prendraient un temps infini!… Dans dix ans la question pourrait être encore indécise, et le demi milliard toujours endormi à la Banque…

Le docteur Sarrasin écoutait ce verbiage et se demandait quand il s’arrêterait. Sans accepter pour parole d’Evangile tout ce qu’il entendait, une sorte de découragement se glissait dans son âme. Comme un voyageur penché à l’avant d’un navire voit le port où il croyait entrer s’éloigner, puis devenir moins distinct et enfin disparaître, il se disait qu’il n’était pas impossible que cette fortune, tout à l’heure si proche et d’un emploi déjà tout trouvé, ne finît par passer à l’état gazeux et s’évanouir!

«Enfin que faire?» demanda-t-il au solicitor.

Que faire?… Hem!… C’était difficile à déterminer. Plus difficile encore à réaliser. Mais enfin tout pouvait encore s’arranger. Lui, Sharp, en avait la certitude. La justice anglaise était une excellente justice – un peu lente, peut-être, il en convenait –, oui, décidément un peu lente, pede claudo… hem!… hem!… mais d’autant plus sûre!… Assurément le docteur Sarrasin ne pouvait manquer dans quelques années d’être en possession de cet héritage, si toutefois… hem!… hem!… ses titres étaient suffisants!

Le docteur sortit du cabinet de Southampton row fortement ébranlé dans sa confiance et convaincu qu’il allait, ou falloir entamer une série d’interminables procès, ou renoncer à son rêve. Alors, pensant à son beau projet philanthropique, il ne pouvait se retenir d’en éprouver quelque regret.

Cependant, Mr. Sharp manda le professeur Schultze, qui lui avait laissé son adresse. Il lui annonça que le docteur Sarrasin n’avait jamais entendu parler d’une Thérèse Langévol, contestait formellement l’existence d’une branche allemande de la famille et se refusait à toute transaction. Il en restait donc au professeur, s’il croyait ses droits bien établis, qu’à «plaider». Mr. Sharp, qui n’apportait en cette affaire qu’un désintéressement absolu, une véritable curiosité d’amateur, n’avait certes pas l’intention de l’en dissuader. Que pouvait demander un solicitor, sinon un procès, dix procès, trente ans de procès, comme la cause semblait les porter en ses flancs? Lui, Sharp, personnellement, en était ravi. S’il n’avait pas craint de faire au professeur Schultze une offre suspecte de sa part, il aurait poussé le désintéressement jusqu’à lui indiquer un de ses confrères, qu’il pût charger de ses intérêts… Et certes le choix avait de l’importance! La carrière légale était devenue un véritable grand chemin!… Les aventuriers et les brigands y foisonnaient!… Il le constatait, la rougeur au front!…

«Si le docteur français voulait s’arranger, combien cela coûterait-il?» demanda le professeur.

Homme sage, les paroles ne pouvaient l’étourdir! Homme pratique, il allait droit au but sans perdre un temps précieux en chemin! Mr. Sharp fut un peu déconcerté par cette façon d’agir. Il représenta à Herr Schultze que les affaires ne marchaient point si vite; qu’on n’en pouvait prévoir la fin quand on en était au commencement; que, pour amener M. Sarrasin à composition, il fallait un peu traîner les choses afin de ne pas lui laisser connaître que lui, Schultze, était déjà prêt à une transaction.

«Je vous prie, monsieur, conclut-il, laissez-moi faire, remettez-vous- en à moi et je réponds de tout.

– Moi aussi, répliqua Schultze, mais j’aimerais savoir à quoi m’en tenir.»

Cependant, il ne put, cette fois, tirer de Mr. Sharp à quel chiffre le solicitor évaluait la reconnaissance saxonne, et il dut lui laisser là- dessus carte blanche.

Lorsque le docteur Sarrasin, rappelé dès le lendemain par Mr. Sharp, lui demanda avec tranquillité s’il avait quelques nouvelles sérieuses à lui donner, le solicitor, inquiet de cette tranquillité même, l’informa qu’un examen sérieux l’avait convaincu que le mieux serait peut-être de couper le mal dans sa racine et de proposer une transaction à ce prétendant nouveau. C’était là, le docteur Sarrasin en conviendrait, un conseil essentiellement désintéressé et que bien peu de solicitors eussent donné à la place de Mr. Sharp! Mais il mettait son amour-propre à régler rapidement cette affaire, qu’il considérait avec des yeux presque paternels.

Le docteur Sarrasin écoutait ces conseils et les trouvait relativement assez sages. Il s’était si bien habitué depuis quelques jours à l’idée de réaliser immédiatement son rêve scientifique, qu’il subordonnait tout à ce projet. Attendre dix ans ou seulement un an avant de pouvoir l’exécuter aurait été maintenant pour lui une cruelle déception. Peu familier d’ailleurs avec les questions légales et financières, et sans être dupe des belles paroles de maître Sharp, il aurait fait bon marché de ses droits pour une bonne somme payée comptant qui lui permît de passer de la théorie à la pratique. Il donna donc également carte blanche à Mr. Sharp et repartit.

Le solicitor avait obtenu ce qu’il voulait. Il était bien vrai qu’un autre aurait peut-être cédé, à sa place, à la tentation d’entamer et de prolonger des procédures destinées à devenir, pour son étude, une grosse rente viagère. Mais Mr. Sharp n’était pas de ces gens qui font des spéculations à long terme. Il voyait à sa portée le moyen facile d’opérer d’un coup une abondante moisson, et il avait résolu de le saisir. Le lendemain, il écrivit au docteur en lui laissant entrevoir que Herr Schultze ne serait peut-être pas opposé à toute idée d’arrangement. Dans de nouvelles visites, faites par lui, soit au docteur Sarrasin, soit à Herr Schultze, il disait alternativement à l’un et à l’autre que la partie adverse ne voulait décidément rien entendre, et que, par surcroît, il était question d’un troisième candidat alléché par l’odeur…

Ce jeu dura huit jours. Tout allait bien le matin, et le soir il s’élevait subitement une objection imprévue qui dérangeait tout. Ce n’était plus pour le bon docteur que chausse-trapes, hésitations, fluctuations. Mr. Sharp ne pouvait se décider à tirer l’hameçon, tant il craignait qu’au dernier moment le poisson ne se débattît et ne fît casser la corde. Mais tant de précaution était, en ce cas, superflu. Dès le premier jour, comme il l’avait dit, le docteur Sarrasin, qui voulait avant tout s’épargner les ennuis d’un procès, avait été prêt pour un arrangement. Lorsque enfin Mr. Sharp crut que le moment psychologique, selon l’expression célèbre, était arrivé, ou que, dans son langage moins noble, son client était «cuit à point», il démasqua tout à coup ses batteries et proposa une transaction immédiate.

Un homme bienfaisant se présentait, le banquier Stilbing, qui offrait de partager le différend entre les parties, de leur compter à chacun deux cent cinquante millions et de ne prendre à titre de commission que l’excédent du demi-milliard, soit vingt-sept millions.

Le docteur Sarrasin aurait volontiers embrassé Mr. Sharp, lorsqu’il vint lui soumettre cette offre, qui, en somme, lui paraissait encore superbe. Il était tout prêt à signer, il ne demandait qu’à signer, il aurait voté par-dessus le marché des statues d’or au banquier Stilbing, au solicitor Sharp, à toute la haute banque et à toute la chicane du Royaume-Uni.

Les actes étaient rédigés, les témoins racolés, les machines à timbrer de Somerset House prêtes à fonctionner. Herr Schultze s’était rendu. Mis par ledit Sharp au pied du mur, il avait pu s’assurer en frémissant qu’avec un adversaire de moins bonne composition que le docteur Sarrasin, il en eût été certainement pour ses frais. Ce fut bientôt terminé. Contre leur mandat formel et leur acceptation d’un partage égal, les deux héritiers reçurent chacun un chèque à valoir de cent mille livres sterling, payable à vue, et des promesses de règlement définitif, aussitôt après l’accomplissement des formalités légales.

Ainsi se conclut, pour la plus grande gloire de la supériorité anglo-saxonne, cette étonnante affaire.

On assure que le soir même, en dînant à Cobden-Club avec son ami Stilbing, Mr. Sharp but un verre de champagne à la santé du docteur Sarrasin, un autre à la santé du professeur Schultze, et se laissa aller, en achevant la bouteille, à cette exclamation indiscrète:

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«Hurrah!… Rule Britannia!… Il n’y a encore que nous!…»

La vérité est que le banquier Stilbing considérait son hôte comme un pauvre homme, qui avait lâché pour vingt-sept millions une affaire de cinquante, et, au fond, le professeur pensait de même, du moment, en effet, où lui, Herr Schultze, se sentait forcé d’accepter tout arrangement quelconque! Et que n’aurait-on pu faire avec un homme comme le docteur Sarrasin, un Celte, léger, mobile, et, bien certainement, visionnaire!

Le professeur avait entendu parler du projet de son rival de fonder une ville française dans des conditions d’hygiène morale et physique propres à développer toutes les qualités de la race et à former de jeunes générations fortes et vaillantes. Cette entreprise lui paraissait absurde, et, à son sens, devait échouer, comme opposée à la loi de progrès qui décrétait l’effondrement de la race latine, son asservissement à la race saxonne, et, dans la suite, sa disparition totale de la surface du globe. Cependant, ces résultats pouvaient être tenus en échec si le programme du docteur avait un commencement de réalisation, à plus forte raison si l’on pouvait croire à son succès. Il appartenait donc à tout Saxon, dans l’intérêt de l’ordre général et pour obéir à une loi inéluctable, de mettre à néant, s’il le pouvait, une entreprise aussi folle. Et dans les circonstances qui se présentaient, il était clair que lui, Schultze, M.D. «privat docent» de chimie à l’Université d’Iéna, connu par ses nombreux travaux comparatifs sur les différentes races humaines – travaux où il était prouvé que la race germanique devait les absorber toutes –, il était clair enfin qu’il était particulièrement désigné par la grande force constamment créative et destructive de la nature, pour anéantir ces pygmées qui se rebellaient contre elle. De toute éternité, il avait été arrêté que Thérèse Langévol épouserait Martin Schultze, et qu’un jour les deux nationalités, se trouvant en présence dans la personne du docteur français et du professeur allemand, celui-ci écraserait celui-là. Déjà il avait en main la moitié de la fortune du docteur. C’était l’instrument qu’il lui fallait.

D’ailleurs, ce projet n’était pour Herr Schultze que très secondaire; il ne faisait que s’ajouter à ceux, beaucoup plus vastes, qu’il formait pour la destruction de tous les peuples qui refuseraient de se fusionner avec le peuple germain et de se réunir au Vaterland. Cependant, voulant connaître à fond – si tant est qu’ils pussent avoir un fond –, les plans du docteur Sarrasin, dont il se constituait déjà l’implacable ennemi, il se fit admettre au Congrès international d’Hygiène et en suivit assidûment les séances. C’est au sortir de cette assemblée que quelques membres, parmi lesquels se trouvait le docteur Sarrasin lui-même, l’entendirent un jour faire cette déclaration: qu’il s’élèverait en même temps que France-Ville une cité forte qui ne laisserait pas subsister cette fourmilière absurde et anormale.

«J’espère, ajouta-t-il, que l’expérience que nous ferons sur elle servira d’exemple au monde!»

Le bon docteur Sarrasin, si plein d’amour qu’il fût pour l’humanité, n’en était pas à avoir besoin d’apprendre que tous ses semblables ne méritaient pas le nom de philanthropes. Il enregistra avec soin ces paroles de son adversaire, pensant, en homme sensé, qu’aucune menace ne devait être négligée. Quelque temps après, écrivant à Marcel pour l’inviter à l’aider dans son entreprise, il lui raconta cet incident, et lui fit un portrait de Herr Schultze, qui donna à penser au jeune Alsacien que le bon docteur aurait là un rude adversaire. Et comme le docteur ajoutait:

«Nous aurons besoin d’hommes forts et énergiques, de savants actifs, non seulement pour édifier, mais pour nous défendre», Marcel lui répondit:

«Si je ne puis immédiatement vous apporter mon concours pour la fondation de votre cité, comptez cependant que vous me trouverez en temps utile. Je ne perdrai pas un seul jour de vue ce Herr Schultze, que vous me dépeignez si bien. Ma qualité d’Alsacien me donne le droit de m’occuper de ses affaires. De près ou de loin, je vous suis tout dévoué. Si, par impossible, vous restiez quelques mois ou même quelques années sans entendre parler de moi, ne vous en inquiétez pas. De loin comme de près, je n’aurai qu’une pensée: travailler pour vous, et, par conséquent, servir la France.»

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