Poprzednia częśćNastępna cześć

 

 

Jules Verne

 

les cinq cents millions de la bÉgum

 

(Chapitre V-VIII

 

 

dessinspar Léon Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

beg02.jpg (79439 bytes)

© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre V

La Cité de l’Acier.

 

es lieux et les temps sont changés. Il y a cinq années que l’héritage de la Bégum est aux mains de ses deux héritiers et la scène est transportée maintenant aux Etats-Unis, au sud de l’Oregon, à dix lieues du littoral du Pacifique. Là s’étend un district vague encore, mal délimité entre les deux puissances limitrophes, et qui forme comme une sorte de Suisse américaine.

Suisse, en effet, si l’on ne regarde que la superficie des choses, les pics abrupts qui se dressent vers le ciel, les vallées profondes qui séparent de longues chaînes de hauteurs, l’aspect grandiose et sauvage de tous les sites pris à vol d’oiseau.

Mais cette fausse Suisse n’est pas, comme la Suisse européenne, livrée aux industries pacifiques du berger, du guide et du maître d’hôtel. Ce n’est qu’un décor alpestre, une croûte de rocs, de terre et de pins séculaires, posée sur un bloc de fer et de houille.

Si le touriste, arrêté dans ces solitudes, prête l’oreille aux bruits de la nature, il n’entend pas, comme dans les sentiers de l’Oberland, le murmure harmonieux de la vie mêlé au grand silence de la montagne. Mais il saisit au loin les coups sourds du marteau-pilon, et, sous ses pieds, les détonations étouffées de la poudre. Il semble que le sol soit machiné comme les dessous d’un théâtre, que ces roches gigantesques sonnent creux et qu’elles peuvent d’un moment à l’autre s’abîmer dans de mystérieuses profondeurs.

Les chemins, macadamisés de cendres et de coke, s’enroulent aux flancs des montagnes. Sous les touffes d’herbes jaunâtres, de petits tas de scories, diaprées de toutes les couleurs du prisme, brillent comme des yeux de basilic. Çà et là, un vieux puits de mine abandonné, déchiqueté par les pluies, déshonoré par les ronces, ouvre sa gueule béante, gouffre sans fond, pareil au cratère d’un volcan éteint. L’air est chargé de fumée et pèse comme un manteau sombre sur la terre. Pas un oiseau ne le traverse, les insectes mêmes semblent le fuir, et de mémoire d’homme on n’y a vu un papillon.

Fausse Suisse! A sa limite nord, au point où les contreforts viennent se fondre dans la plaine, s’ouvre, entre deux chaînes de collines maigres, ce qu’on appelait jusqu’en 1871 le «désert rouge», à cause de la couleur du sol, tout imprégné d’oxydes de fer, et ce qu’on appelle maintenant Stahlfield, «le champ d’acier».

Qu’on imagine un plateau de cinq à six lieues carrées, au sol sablonneux, parsemé de galets, aride et désolé comme le lit de quelque ancienne mer intérieure. Pour animer cette lande, lui donner la vie et le mouvement, la nature n’avait rien fait; mais l’homme a déployé tout à coup une énergie et une vigueur sans égales.

Sur la plaine nue et rocailleuse, en cinq ans, dix-huit villages d’ouvriers, aux petites maisons de bois uniformes et grises, ont surgi, apportés tout bâtis de Chicago, et renferment une nombreuse population de rudes travailleurs.

C’est au centre de ces villages, au pied même des Coals-Butts, inépuisables montagnes de charbon de terre, que s’élève une masse sombre, colossale, étrange, une agglomération de bâtiments réguliers percés de fenêtres symétriques, couverts de toits rouges, surmontés d’une forêt de cheminées cylindriques, et qui vomissent par ces mille bouches des torrents continus de vapeurs fuligineuses. Le ciel en est voilé d’un rideau noir, sur lequel passent par instants de rapides éclairs rouges. Le vent apporte un grondement lointain, pareil à celui d’un tonnerre ou d’une grosse houle, mais plus régulier et plus grave.

beg12.jpg (201492 bytes)

Cette masse est Stahlstadt, la Cité de l’Acier, la ville allemande, la propriété personnelle de Herr Schultze, l’ex-professeur de chimie d’Iéna, devenu, de par les millions de la Bégum, le plus grand travailleur du fer et, spécialement, le plus grand fondeur de canons des deux mondes.

Il en fond, en vérité, de toutes formes et de tout calibre, à âme lisse et à raies, à culasse mobile et à culasse fixe, pour la Russie et pour la Turquie, pour la Roumanie et pour le Japon, pour l’Italie et pour la Chine, mais surtout pour l’Allemagne.

Grâce à la puissance d’un capital énorme, un établissement monstre, une ville véritable, qui est en même temps une usine modèle, est sortie de terre comme à un coup de baguette. Trente mille travailleurs, pour la plupart allemands d’origine, sont venus se grouper autour d’elle et en former les faubourgs. En quelques mois, ses produits ont dû à leur écrasante supériorité une célébrité universelle.

Le professeur Schultze extrait le minerai de fer et la houille de ses propres mines. Sur place, il les transforme en acier fondu. Sur place, il en fait des canons.

Ce qu’aucun de ses concurrents ne peut faire, il arrive, lui, à le réaliser. En France, on obtient des lingots d’acier de quarante mille kilogrammes. En Angleterre, on a fabriqué un canon en fer forgé de cent tonnes. A Essen, M. Krupp est arrivé à fondre des blocs d’acier de cinq cent mille kilogrammes. Herr Schultze ne connaît pas de limites: demandez-lui un canon d’un poids quelconque et d’une puissance quelle qu’elle soit, il vous servira ce canon, brillant comme un sou neuf, dans les délais convenus.

Mais, par exemple, il vous le fera payer! Il semble que les deux cent cinquante millions de 1871 n’aient fait que le mettre en appétit.

En industrie canonnière comme en toutes choses, on est bien fort lorsqu’on peut ce que les autres ne peuvent pas. Et il n’y a pas à dire, non seulement les canons de Herr Schultze atteignent des dimensions sans précédent, mais, s’ils sont susceptibles de se détériorer par l’usage, ils n’éclatent jamais. L’acier de Stahlstadt semble avoir des propriétés spéciales. Il court à cet égard des légendes d’alliages mystérieux, de secrets chimiques. Ce qu’il y a de sûr, c’est que personne n’en sait le fin mot.

Ce qu’il y a de sûr aussi, c’est qu’à Stahlstadt, le secret est gardé avec un soin jaloux.

Dans ce coin écarté de l’Amérique septentrionale, entouré de déserts, isolé du monde par un rempart de montagnes, situé à cinq cents milles des petites agglomérations humaines les plus voisines, on chercherait vainement aucun vestige de cette liberté qui a fondé la puissance de la république des États-Unis.

En arrivant sous les murailles mêmes de Stahlstadt, n’essayez pas de franchir une des portes massives qui coupent de distance en distance la ligne des fossés et des fortifications. La consigne la plus impitoyable vous repousserait. Il faut descendre dans l’un des faubourgs. Vous n’entrerez dans la Cité de l’Acier que si vous avez la formule magique, le mot d’ordre, ou tout au moins une autorisation dûment timbrée, signée et paraphée.

Cette autorisation, un jeune ouvrier qui arrivait à Stahlstadt, un matin de novembre, la possédait sans doute, car, après avoir laissé à l’auberge une petite valise de cuir tout usée, il se dirigea à pied vers la porte la plus voisine du village.

C’était un grand gaillard, fortement charpenté, négligemment vêtu, à la mode des pionniers américains, d’une vareuse lâche, d’une chemise de laine sans col et d’un pantalon de velours à côtes, engouffré dans de grosses bottes. Il rabattait sur son visage un large chapeau de feutre, comme pour mieux dissimuler la poussière de charbon dont sa peau était imprégnée, et marchait d’un pas élastique en sifflotant dans sa barbe brune.

beg13.jpg (197595 bytes)

Arrivé au guichet, ce jeune homme exhiba au chef de poste une feuille imprimée et fut aussitôt admis.

«Votre ordre porte l’adresse du contremaître Seligmann, section K, rue IX, atelier 743, dit le sous-officier. Vous n’avez qu’à suivre le chemin de ronde, sur votre droite, jusqu’à la borne K, et à vous présenter au concierge… Vous savez le règlement? Expulsé, si vous entrez dans un autre secteur que le vôtre», ajouta-t-il au moment où le nouveau venu s’éloignait.

Le jeune ouvrier suivit la direction qui lui était indiquée et s’engagea dans le chemin de ronde. A sa droite, se creusait un fossé, sur la crête duquel se promenaient des sentinelles. A sa gauche, entre la large route circulaire et la masse des bâtiments, se dessinait d’abord la double ligne d’un chemin de fer de ceinture; puis une seconde muraille s’élevait, pareille à la muraille extérieure, ce qui indiquait la configuration de la Cité de l’Acier.

C’était celle d’une circonférence dont les secteurs, limités en guise de rayons par une ligne fortifiée, étaient parfaitement indépendants les uns des autres, quoique enveloppés d’un mur et d’un fossé communs.

Le jeune ouvrier arriva bientôt à la borne K, placée à la lisière du chemin, en face d’une porte monumentale que surmontait la même lettre sculptée dans la pierre, et il se présenta au concierge.

Cette fois, au lieu d’avoir affaire à un soldat, il se trouvait en présence d’un invalide, à jambe de bois et poitrine médaillée.

L’invalide examina la feuille, y apposa un nouveau timbre et dit:

«Tout droit. Neuvième rue à gauche.»

Le jeune homme franchit cette seconde ligne retranchée et se trouva enfin dans le secteur K. La route qui débouchait de la porte en était l’axe. De chaque côté s’allongeaient à angle droit des files de constructions uniformes.

Le tintamarre des machines était alors assourdissant. Ces bâtiments gris, percés à jour de milliers de fenêtres, semblaient plutôt des monstres vivants que des choses inertes. Mais le nouveau venu était sans doute blasé sur le spectacle, car il n’y prêta pas la moindre attention.

En cinq minutes, il eut trouvé la rue IX, l’atelier 743, et il arriva dans un petit bureau plein de cartons et de registres, en présence du contremaître Seligmann.

Celui-ci prit la feuille munie de tous ses visas, la vérifia, et, reportant ses yeux sur le jeune ouvrier:

«Embauché comme puddleur?… demanda-t-il. Vous paraissez bien jeune?

– L’âge ne fait rien, répondit l’autre. J’ai bientôt vingt-six ans, et j’ai déjà puddlé pendant sept mois… Si cela vous intéresse, je puis vous montrer les certificats sur la présentation desquels j’ai été engagé à New York par le chef du personnel.»

Le jeune homme parlait l’allemand non sans facilité, mais avec un léger accent qui sembla éveiller les défiances du contremaître.

«Est-ce que vous êtes alsacien? lui demanda celui-ci.

– Non, je suis suisse… de Schaffouse. Tenez, voici tous mes papiers qui sont en règle.»

Il tira d’un portefeuille de cuir et montra au contremaître un passeport, un livret, des certificats.

«C’est bon. Après tout, vous êtes embauché et je n’ai plus qu’à vous désigner votre place», reprit Seligmann, rassuré par ce déploiement de documents officiels.

Il écrivit sur un registre le nom de Johann Schwartz, qu’il copia sur la feuille d’engagement, remit au jeune homme une carte bleue à son nom portant le numéro 57938, et ajouta:

«Vous devez être à la porte K tous les matins à sept heures, présenter cette carte qui vous aura permis de franchir l’enceinte extérieure, prendre au râtelier de la loge un jeton de présence à votre numéro matricule et me le montrer en arrivant. A sept heures du soir, en sortant, vous le jetez dans un tronc placé à la porte de l’atelier et qui n’est ouvert qu’à cet instant.

– Je connais le système… Peut-on loger dans l’enceinte? demanda Schwartz.

– Non. Vous devez vous procurer une demeure à l’extérieur, mais vous pourrez prendre vos repas à la cantine de l’atelier pour un prix très modéré. Votre salaire est d’un dollar par jour en débutant. Il s’accroît d’un vingtième par trimestre… L’expulsion est la seule peine. Elle est prononcée par moi en première instance, et par l’ingénieur en appel, sur toute infraction au règlement… Commencez-vous aujourd’hui?

– Pourquoi pas?

– Ce ne sera qu’une demi-journée», fit observer le contremaître en guidant Schwartz vers une galerie intérieure.

Tous deux suivirent un large couloir, traversèrent une cour et pénétrèrent dans une vaste halle, semblable, par ses dimensions comme par la disposition de sa légère charpente, au débarcadère d’une gare de premier ordre. Schwartz, en la mesurant d’un coup d’œil, ne put retenir un mouvement d’admiration professionnelle.

beg14.jpg (195086 bytes)

De chaque côté de cette longue halle, deux rangées d’énormes colonnes cylindriques, aussi grandes, en diamètre comme en hauteur, que celles de Saint-Pierre de Rome, s’élevaient du sol jusqu’à la voûte de verre qu’elles transperçaient de part en part. C’étaient les cheminées d’autant de fours à puddler, maçonnés à leur base. Il y en avait cinquante sur chaque rangée.

A l’une des extrémités, des locomotives amenaient à tout instant des trains de wagons chargés de lingots de fonte qui venaient alimenter les fours. A l’autre extrémité, des trains de wagons vides recevaient et emportaient cette fonte transformée en acier.

L’opération du «puddlage» a pour but d’effectuer cette métamorphose. Des équipes de cyclopes demi-nus, armés d’un long crochet de fer, s’y livraient avec activité.

beg15.jpg (198191 bytes)

Les lingots de fonte, jetés dans un four doublé d’un revêtement de scories, y étaient d’abord portés à une température élevée. Pour obtenir du fer, on aurait commencé à brasser cette fonte aussitôt qu’elle serait devenue pâteuse. Pour obtenir de l’acier, ce carbure de fer, si voisin et pourtant si distinct par ses propriétés de son congénère, on attendait que la fonte fût fluide et l’on avait soin de maintenir dans les fours une chaleur plus forte. Le puddleur, alors, du bout de son crochet, pétrissait et roulait en tous sens la masse métallique; il la tournait et retournait au milieu de la flamme; puis, au moment précis où elle atteignait, par son mélange avec les scories, un certain degré de résistance, il la divisait en quatre boules ou «loupes» spongieuses, qu’il livrait, une à une, aux aides marteleurs.

C’est dans l’axe même de la halle que se poursuivait l’opération. En face de chaque four et lui correspondant, un marteau-pilon, mis en mouvement par la vapeur d’une chaudière verticale logée dans la cheminée même, occupait un ouvrier «cingleur». Armé de pied en cap de bottes et de brassards de tôle, protégé par un épais tablier de cuir, masqué de toile métallique, ce cuirassier de l’industrie prenait au bout de ses longues tenailles la loupe incandescente et la soumettait au marteau. Battue et rebattue sous le poids de cette énorme masse, elle exprimait comme une éponge toutes les matières impures dont elle s’était chargée, au milieu d’une pluie d’étincelles et d’éclaboussures.

Le cuirassier la rendait aux aides pour la remettre au four, et, une fois réchauffée, la rebattre de nouveau.

beg16.jpg (206893 bytes)

Dans l’immensité de cette forge monstre, c’était un mouvement incessant, des cascades de courroies sans fin, des coups sourds sur la basse d’un ronflement continu, des feux d’artifice de paillettes rouges, des éblouissements de fours chauffés à blanc. Au milieu de ces grondements et de ces rages de la matière asservie, l’homme semblait presque un enfant.

De rudes gars pourtant, ces puddleurs! Pétrir à bout de bras, dans une température torride, une pâte métallique de deux cent kilogrammes, rester plusieurs heures l’œil fixé sur ce fer incandescent qui aveugle, c’est un régime terrible et qui use son homme en dix ans.

Schwartz, comme pour montrer au contremaître qu’il était capable de le supporter, se dépouilla de sa vareuse et de sa chemise de laine, et, exhibant un torse d’athlète, sur lequel ses muscles dessinaient toutes leurs attaches, il prit le crochet que maniait un des puddleurs, et commença à manœuvrer.

Voyant qu’il s’acquittait fort bien de sa besogne, le contremaître ne tarda pas à le laisser pour rentrer à son bureau.

Le jeune ouvrier continua, jusqu’à l’heure du dîner, de puddler des blocs de fonte. Mais, soit qu’il apportât trop d’ardeur à l’ouvrage, soit qu’il eût négligé de prendre ce matin-là le repas substantiel qu’exige un pareil déploiement de force physique, il parut bientôt las et défaillant. Défaillant au point que le chef d’équipe s’en aperçut.

«Vous n’êtes pas fait pour puddler, mon garçon, lui dit celui-ci, et vous feriez mieux de demander tout de suite un changement de secteur, qu’on ne vous accordera pas plus tard.»

Schwartz protesta. Ce n’était qu’une fatigue passagère! Il pourrait puddler tout comme un autre!…

Le chef d’équipe n’en fit pas moins son rapport, et le jeune homme fut immédiatement appelé chez l’ingénieur en chef.

Ce personnage examina ses papiers, hocha la tête, et lui demanda d’un ton inquisitorial:

«Est-ce que vous étiez puddleur à Brooklyn?»

Schwartz baissait les yeux tout confus.

«Je vois bien qu’il faut l’avouer, dit-il. J’étais employé à la coulée, et c’est dans l’espoir d’augmenter mon salaire que j’avais voulu essayer du puddlage!

– Vous êtes tous les mêmes! répondit l’ingénieur en haussant les épaules. A vingt-cinq ans, vous voulez savoir ce qu’un homme de trente-cinq ne fait qu’exceptionnellement!… Êtes-vous bon fondeur, au moins?

– J’étais depuis deux mois à la première classe.

– Vous auriez mieux fait d’y rester, en ce cas! Ici, vous allez commencer par entrer dans la troisième. Encore pouvez-vous vous estimer heureux que je vous facilite ce changement de secteur!»

L’ingénieur écrivit quelques mots sur un laissez-passer, expédia une dépêche et dit:

«Rendez votre jeton, sortez de la division et allez directement au secteur O, bureau de l’ingénieur en chef. Il est prévenu.»

Les mêmes formalités qui avaient arrêté Schwartz à la porte du secteur K l’accueillirent au secteur O. Là, comme le matin, il fut interrogé, accepté, adressé à un chef d’atelier, qui l’introduisit dans une salle de coulée. Mais ici le travail était plus silencieux et plus méthodique.

«Ce n’est qu’une petite galerie pour la fonte des pièces de 42, lui dit le contremaître. Les ouvriers de première classe seuls sont admis aux halles de coulée de gros canons.»

La «petite» galerie n’en avait pas moins cent cinquante mètres de long sur soixante-cinq de large. Elle devait, à l’estime de Schwartz, chauffer au moins six cents creusets, placés par quatre, par huit ou par douze, selon leurs dimensions, dans les fours latéraux.

beg17.jpg (200648 bytes)

Les moules destinés à recevoir l’acier en fusion étaient allongés dans l’axe de la galerie, au fond d’une tranchée médiane. De chaque côté de la tranchée, une ligne de rails portait une grue mobile, qui, roulant à volonté, venait opérer où il était nécessaire le déplacement de ces énormes poids. Comme dans les halles de puddlage, à un bout débouchait le chemin de fer qui apportait les blocs d’acier fondu, à l’autre celui qui emportait les canons sortant du moule.

Près de chaque moule, un homme armé d’une tige en fer surveillait la température à l’état de la fusion dans les creusets.

Les procédés que Schwartz avait vu mettre en œuvre ailleurs étaient portés là à un degré singulier de perfection.

Le moment venu d’opérer une coulée, un timbre avertisseur donnait le signal à tous les surveillants de fusion. Aussitôt, d’un pas égal et rigoureusement mesuré, des ouvriers de même taille, soutenant sur les épaules une barre de fer horizontale, venaient deux à deux se placer devant chaque four.

Un officier armé d’un sifflet, son chronomètre à fractions de seconde en main, se portait près du moule, convenablement logé à proximité de tous les fours en action. De chaque côté, des conduits en terre réfractaire, recouverte de tôle, convergeaient, en descendant sur des pentes douces, jusqu’à une cuvette en entonnoir, placée directement au-dessus du moule. Le commandant donnait un coup de sifflet. Aussitôt, un creuset, tiré du feu à l’aide d’une pince, était suspendu à la barre de fer des deux ouvriers arrêtés devant le premier four. Le sifflet commençait alors une série de modulations, et les deux hommes venaient en mesure vider le contenu de leur creuset dans le conduit correspondant. Puis ils jetaient dans une cuve le récipient vide et brûlant.

Sans interruption, à intervalles exactement comptés, afin que la coulée fût absolument régulière et constante, les équipes des autres fours agissaient successivement de même.

La précision était si extraordinaire, qu’au dixième de seconde fixé par le dernier mouvement, le dernier creuset était vide et précipité dans la cuve. Cette manœuvre parfaite semblait plutôt le résultat d’un mécanisme aveugle que celui du concours de cent volontés humaines. Une discipline inflexible, la force de l’habitude et la puissance d’une mesure musicale faisaient pourtant ce miracle.

Schwartz paraissait familier avec un tel spectacle. Il fut bientôt accouplé à un ouvrier de sa taille, éprouvé dans une coulée peu importante et reconnu excellent praticien. Son chef d’équipe, à la fin de la journée, lui promit même un avancement rapide.

Lui, cependant, à peine sorti, à sept heures du soir, du secteur O et de l’enceinte extérieure, il était allé reprendre sa valise à l’auberge. Il suivit alors un des chemins extérieurs, et, arrivant bientôt à un groupe d’habitations qu’il avait remarquées dans la matinée, il trouva aisément un logis de garçon chez une brave femme qui «recevait des pensionnaires».

Mais on ne le vit pas, ce jeune ouvrier, aller après souper à la recherche d’une brasserie. Il s’enferma dans sa chambre, tira de sa poche un fragment d’acier ramassé sans doute dans la salle de puddlage, et un fragment de terre à creuset recueilli dans le secteur O; puis, il les examina avec un soin singulier, à la lueur d’une lampe fumeuse.

Il prit ensuite dans sa valise un gros cahier cartonné, en feuilleta les pages chargées de notes, de formules et de calculs, et écrivit ce qui suit en bon français, mais, pour plus de précautions, dans une langue chiffrée dont lui seul connaissait le chiffre:

«10 novembre. – Stahlstadt. – Il n’y a rien de particulier dans le mode de puddlage, si ce n’est, bien entendu, le choix de deux températures différentes et relativement basses pour la première chauffe et le réchauffage, selon les règles déterminées par Chernoff. Quant à la coulée, elle s’opère suivant le procédé Krupp, mais avec une égalité de mouvements véritablement admirable. Cette précision dans les manœuvres est la grande force allemande. Elle procède du sentiment musical inné dans la race germanique. Jamais les Anglais ne pourront atteindre à cette perfection: l’oreille leur manque, sinon la discipline. Des Français peuvent y arriver aisément, eux qui sont les premiers danseurs du monde. Jusqu’ici donc, rien de mystérieux dans les succès si remarquables de cette fabrication. Les échantillons de minerai que j’ai recueillis dans la montagne sont sensiblement analogues à nos bons fers. Les spécimens de houille sont assurément très beaux et de qualité éminemment métallurgique, mais sans rien non plus d’anormal. Il n’est pas douteux que la fabrication Schultze ne prenne un soin spécial de dégager ces matières premières de tout mélange étranger et ne les emploie qu’à l’état de pureté parfaite. Mais c’est encore là un résultat facile à réaliser. Il ne reste donc, pour être en possession de tous les éléments du problème, qu’à déterminer la composition de cette terre réfractaire, dont sont faits les creusets et les tuyaux de coulée. Cet objet atteint et nos équipes de fondeurs convenablement disciplinées, je ne vois pas pourquoi nous ne ferions pas ce qui se fait ici! Avec tout cela, je n’ai encore vu que deux secteurs, et il y en a au moins vingt-quatre, sans compter l’organisme central, le département des plans et des modèles, le cabinet secret! Que peuvent-ils bien machiner dans cette caverne? Que ne doivent pas craindre nos amis après les menaces formulées par Herr Schultze, lorsqu’il est entré en possession de son héritage?»

Sur ces points d’interrogation, Schwartz, assez fatigué de sa journée, se déshabilla, se glissa dans un petit lit aussi inconfortable que peut l’être un lit allemand – ce qui est beaucoup dire –, alluma une pipe et se mit à fumer en lisant un vieux livre. Mais sa pensée semblait être ailleurs. Sur ses lèvres, les petits jets de vapeur odorante se succédaient en cadence et faisaient:

«Peuh!… Peuh!… Peuh!… Peuh!…»

Il finit par déposer son livre et resta songeur pendant longtemps, comme absorbé dans la solution d’un problème difficile.

«Ah! s’écria-t-il enfin, quand le diable lui-même s’en mêlerait, je découvrirai le secret de Herr Schultze, et surtout ce qu’il peut méditer contre France-Ville!»

Schwartz s’endormit en prononçant le nom du docteur Sarrasin; mais, dans son sommeil, ce fut le nom de Jeanne, petite fille, qui revint sur ses lèvres. Le souvenir de la fillette était resté entier, encore bien que Jeanne, depuis qu’il l’avait quittée, fût devenue une jeune demoiselle. Ce phénomène s’explique aisément par les lois ordinaires de l’association des idées: l’idée du docteur renfermait celle de sa fille, association par contiguïté. Aussi, lorsque Schwartz, ou plutôt Marcel Bruckmann, s’éveilla, ayant encore le nom de Jeanne à la pensée, il ne s’en étonna pas et vit dans ce fait une nouvelle preuve de l’excellence des principes psychologiques de Stuart Mill.

 

 

Chapitre VI

Le puits Albrecht.

 

adame Bauer, la bonne femme qui donnait l’hospitalité à Marcel Bruckmann, suissesse de naissance, était la veuve d’un mineur tué quatre ans auparavant dans un de ces cataclysmes qui font de la vie du houilleur une bataille de tous les instants. L’usine lui servait une petite pension annuelle de trente dollars, à laquelle elle ajoutait le mince produit d’une chambre meublée et le salaire que lui apportait tous les dimanches son petit garçon Carl.

Quoique à peine âgé de treize ans, Carl était employé dans la houillère pour fermer et ouvrir, au passage des wagonnets de charbon, une de ces portes d’air qui sont indispensables à la ventilation des galeries, en forçant le courant à suivre une direction déterminée. La maison tenue à bail par sa mère, se trouvant trop loin du puits Albrecht pour qu’il pût rentrer tous les soirs au logis, on lui avait donné par surcroît une petite fonction nocturne au fond de la mine même. Il était chargé de garder et de panser six chevaux dans leur écurie souterraine, pendant que le palefrenier remontait au-dehors.

La vie de Carl se passait donc presque tout entière à cinq cents mètres au-dessous de la surface terrestre. Le jour, il se tenait en sentinelle auprès de sa porte d’air; la nuit, il dormait sur la paille auprès de ses chevaux. Le dimanche matin seulement, il revenait à la lumière et pouvait pour quelques heures profiter de ce patrimoine commun des hommes: le soleil, le ciel bleu et le sourire maternel.

Comme on peut bien penser, après une pareille semaine, lorsqu’il sortait du puits, son aspect n’était pas précisément celui d’un jeune «gommeux». Il ressemblait plutôt à un gnome de féerie, à un ramoneur ou à un Nègre papou. Aussi dame Bauer consacrait-elle généralement une grande heure à le débarbouiller à grand renfort d’eau chaude et de savon. Puis, elle lui faisait revêtir un bon costume de gros drap vert, taillé dans une défroque paternelle qu’elle tirait des profondeurs de sa grande armoire de sapin, et, de ce moment jusqu’au soir, elle ne se lassait pas d’admirer son garçon, le trouvant le plus beau du monde.

Dépouillé de son sédiment de charbon, Carl, vraiment n’était pas plus laid qu’un autre. Ses cheveux blonds et soyeux, ses yeux bleus et doux, allaient bien à son teint d’une blancheur excessive; mais sa taille était trop exiguë pour son âge. Cette vie sans soleil le rendait aussi anémique qu’une laitue, et il est vraisemblable que le compte-globules du docteur Sarrasin, appliqué au sang du petit mineur, y aurait révélé une quantité tout à fait insuffisante de monnaie hématique.

Au moral, c’était un enfant silencieux, flegmatique, tranquille, avec une pointe de cette fierté que le sentiment du péril continuel, l’habitude du travail régulier et la satisfaction de la difficulté vaincue donnent à tous les mineurs sans exception.

Son grand bonheur était de s’asseoir auprès de sa mère, à la table carrée qui occupait le milieu de la salle basse, et de piquer sur un carton une multitude d’insectes affreux qu’il rapportait des entrailles de la terre. L’atmosphère tiède et égale des mines a sa faune spéciale, peu connue des naturalistes, comme les parois humides de la houille ont leur flore étrange de mousses verdâtres, de champignons non décrits et de flocons amorphes. C’est ce que l’ingénieur Maulesmülhe, amoureux d’entomologie, avait remarqué, et il avait promis un petit écu pour chaque espèce nouvelle dont Carl pourrait lui apporter un spécimen. Perspective dorée, qui avait d’abord amené le garçonnet à explorer avec soin tous les recoins de la houillère, et qui, petit à petit, avait fait de lui un collectionneur. Aussi, c’était pour son propre compte qu’il recherchait maintenant les insectes.

Au surplus, il ne limitait pas ses affections aux araignées et aux cloportes. Il entretenait, dans sa solitude, des relations intimes avec deux chauves-souris et avec un gros rat mulot. Même, s’il fallait l’en croire, ces trois animaux étaient les bêtes les plus intelligentes et les plus aimables du monde; plus spirituelles encore que ses chevaux aux longs poils soyeux et à la croupe luisante, dont Carl ne parlait pourtant qu’avec admiration.

Il y avait Blair-Athol, surtout, le doyen de l’écurie, un vieux philosophe, descendu depuis six ans à cinq cents mètres au-dessous du niveau de la mer, et qui n’avait jamais revu la lumière du jour. Il était maintenant presque aveugle. Mais comme il connaissait bien son labyrinthe souterrain! Comme il savait tourner à droite ou à gauche, en traînant son wagon, sans jamais se tromper d’un pas! Comme il s’arrêtait à point devant les portes d’air, afin de laisser l’espace nécessaire à les ouvrir! Comme il hennissait amicalement, matin et soir, à la minute exacte où sa provende lui était due! Et si bon, si caressant, si tendre!

«Je vous assure, mère, qu’il me donne réellement un baiser en frottant sa joue contre la mienne, quand j’avance ma tête auprès de lui, disait Carl. Et c’est très commode, savez vous, que Blair-Athol ait ainsi une horloge dans la tête! Sans lui, nous ne saurions pas, de toute la semaine, s’il est nuit ou jour, soir ou matin!»

Ainsi bavardait l’enfant, et dame Bauer l’écoutait avec ravissement. Elle aimait Blair-Athol, elle aussi, de toute l’affection que lui portait son garçon, et ne manquait guère, à l’occasion, de lui envoyer un morceau de sucre. Que n’aurait-elle pas donné pour aller voir ce vieux serviteur, que son homme avait connu, et en même temps visiter l’emplacement sinistre où le cadavre du pauvre Bauer, noir comme de l’encre, carbonisé par le feu grisou, avait été retrouvé après l’explosion?… Mais les femmes ne sont pas admises dans la mine, et il fallait se contenter des descriptions incessantes que lui en faisait son fils.

Ah! elle la connaissait bien, cette houillère, ce grand trou noir d’où son mari n’était pas revenu! Que de fois elle avait attendu, auprès de cette gueule béante, de dix-huit pieds de diamètre, suivi du regard, le long du muraillement en pierres de taille, la double cage en chêne dans laquelle glissaient les bennes accrochées à leur câble et suspendues aux poulies d’acier, visité la haute charpente extérieure, le bâtiment de la machine à vapeur, la cabine du marqueur, et le reste! Que de fois elle s’était réchauffée au brasier toujours ardent de cette énorme corbeille de fer où les mineurs sèchent leurs habits en émergeant du gouffre, où les fumeurs impatients allument leur pipe! Comme elle était familière avec le bruit et l’activité de cette porte infernale! Les receveurs qui détachent les wagons chargés de houille, les accrocheurs, les trieurs, les laveurs, les mécaniciens, les chauffeurs, elle les avait tous vus et revus à la tâche!

Ce qu’elle n’avait pu voir et ce qu’elle voyait bien, pourtant, par les yeux du cœur, c’est ce qui se passait, lorsque la benne s’était engloutie, emportant la grappe humaine d’ouvriers, parmi eux son mari jadis, et maintenant son unique enfant!

Elle entendait leurs voix et leurs rires s’éloigner dans la profondeur, s’affaiblir, puis cesser. Elle suivait par la pensée cette cage, qui s’enfonçait dans le boyau étroit et vertical, à cinq, six cents mètres, – quatre fois la hauteur de la grande pyramide!… Elle la voyait arriver enfin au terme de sa course, et les hommes s’empresser de mettre pied à terre!

Les voilà se dispersant dans la ville souterraine, prenant l’un à droite, l’autre à gauche; les rouleurs allant à leur wagon; les piqueurs, armés du pic de fer qui leur donne son nom, se dirigeant vers le bloc de houille qu’il s’agit d’attaquer; les remblayeurs s’occupant à remplacer par des matériaux solides les trésors de charbon qui ont été extraits, les boiseurs établissant les charpentes qui soutiennent les galeries non muraillées; les cantonniers réparant les voies, posant les rails; les maçons assemblant les voûtes…

Une galerie centrale part du puits et aboutit comme un large boulevard à un autre puits éloigné de trois ou quatre kilomètres. De là rayonnent à angles droits des galeries secondaires, et, sur les lignes parallèles, les galeries de troisième ordre. Entre ces voies se dressent des murailles, des piliers formés par la houille même ou par la roche. Tout cela régulier, carré, solide, noir!…

Et dans ce dédale de rues, égales de largeur et de longueur, toute une armée de mineurs demi-nus s’agitant, causant, travaillant à la lueur de leurs lampes de sûreté!…

beg18.jpg (204227 bytes)

Voilà ce que dame Bauer se représentait souvent, quand elle était seule, songeuse, au coin de son feu.

Dans cet entrecroisement de galeries, elle en voyait une surtout, une qu’elle connaissait mieux que les autres, dont son petit Carl ouvrait et refermait la porte.

Le soir venu, la bordée de jour remontait pour être remplacée par la bordée de nuit. Mais son garçon, à elle, ne reprenait pas place dans la benne. Il se rendait à l’écurie, il retrouvait son cher Blair-Athol, il lui servait son souper d’avoine et sa provision de foin; puis il mangeait à son tour le petit dîner froid qu’on lui descendait de là-haut, jouait un instant avec son gros rat, immobile à ses pieds, avec ses deux chauves-souris voletant lourdement autour de lui, et s’endormait sur la litière de paille.

Comme elle savait bien tout cela, dame Bauer, et comme elle comprenait à demi-mot tous les détails que lui donnait Carl!

«Savez-vous, mère, ce que m’a dit hier M. l’ingénieur Maulesmülhe? Il a dit que, si je répondais bien sur les questions d’arithmétique qu’il me posera un de ces jours, il me prendrait pour tenir la chaîne d’arpentage, quand il lève des plans dans la mine avec sa boussole. Il paraît qu’on va percer une galerie pour aller rejoindre le puits Weber, et il aura fort à faire pour tomber juste!

– Vraiment! s’écriait dame Bauer enchantée, M. l’ingénieur Maulesmülhe a dit cela!»

Et elle se représentait déjà son garçon tenant la chaîne, le long des galeries, tandis que l’ingénieur, carnet en main, relevait les chiffres, et, l’œil fixé sur la boussole, déterminait la direction de la percée.

«Malheureusement, reprit Carl, je n’ai personne pour m’expliquer ce que je ne comprends pas dans mon arithmétique, et j’ai bien peur de mal répondre!»

Ici, Marcel, qui fumait silencieusement au coin du feu, comme sa qualité de pensionnaire de la maison lui en donnait le droit, se mêla de la conversation pour dire à l’enfant:

«Si tu veux m’indiquer ce qui t’embarrasse, je pourrai peut-être te l’expliquer.

beg19.jpg (191272 bytes)

– Vous? fit dame Bauer avec quelque incrédulité.

– Sans doute, répondit Marcel. Croyez-vous que je n’apprenne rien aux cours du soir, où je vais régulièrement après souper? Le maître est très content de moi et dit que je pourrais servir de moniteur!»

Ces principes posés, Marcel alla prendre dans sa chambre un cahier de papier blanc, s’installa auprès du petit garçon, lui demanda ce qui l’arrêtait dans son problème et le lui expliqua avec tant de clarté, que Carl, émerveillé, n’y trouva plus la moindre difficulté.

A dater de ce jour, dame Bauer eut plus de considération pour son pensionnaire, et Marcel se prit d’affection pour son petit camarade.

Du reste, il se montrait lui-même un ouvrier exemplaire, et n’avait pas tardé à être promu d’abord à la seconde, puis à la première classe. Tous les matins, à sept heures, il était à la porte O. Tous les soirs, après son souper, il se rendait au cours professé par l’ingénieur Trubner. Géométrie, algèbre, dessin de figures et de machines, il abordait tout avec une égale ardeur, et ses progrès étaient si rapides, que le maître en fut vivement frappé. Deux mois après être entré à l’usine Schultze, le jeune ouvrier était déjà noté comme une des intelligences les plus ouvertes, non seulement du secteur O, mais de toute la Cité de l’Acier. Un rapport de son chef immédiat, expédié à la fin du trimestre, portait cette mention formelle:

«Schwartz (Johann), 26 ans, ouvrier fondeur de première classe. Je dois signaler ce sujet à l’administration centrale, comme tout à fait „hors ligne” sous le triple rapport des connaissances théoriques, de l’habileté pratique et de l’esprit d’invention le plus caractérisé.»

Il fallut néanmoins une circonstance extraordinaire pour achever d’appeler sur Marcel l’attention de ses chefs. Cette circonstance ne manqua pas de se produire, comme il arrive toujours tôt ou tard: malheureusement, ce fut dans les conditions les plus tragiques.

Un dimanche matin, Marcel, assez étonné d’entendre sonner dix heures sans que son petit ami Carl eût paru, descendit demander à dame Bauer si elle savait la cause de ce retard. Il la trouva très inquiète. Carl aurait dû être au logis depuis deux heures au moins. Voyant son anxiété, Marcel s’offrit d’aller aux nouvelles, et partit dans la direction du puits Albrecht.

En route, il rencontra plusieurs mineurs, et ne manqua pas de leur demander s’ils avaient vu le petit garçon; puis, après avoir reçu une réponse négative et avoir échangé avec eux ce Glück auf! («Bonne sortie!») qui est le salut des houilleurs allemands, Marcel poursuivit sa promenade.

Il arriva ainsi vers onze heures au puits Albrecht. L’aspect n’en était pas tumultueux et animé comme il l’est dans la semaine. C’est à peine si une jeune «modiste» – c’est le nom que les mineurs donnent gaiement et par antiphrase aux trieuses de charbon –, était en train de bavarder avec le marqueur, que son devoir retenait, même en ce jour férié, à la gueule du puits.

«Avez-vous vu sortir le petit Carl Bauer, numéro 41902?» demanda Marcel à ce fonctionnaire.

L’homme consulta sa liste et secoua la tête.

«Est-ce qu’il y a une autre sortie de la mine?

– Non, c’est la seule, répondit le marqueur. La „fendue”, qui doit affleurer au nord, n’est pas encore achevée.

– Alors, le garçon est en bas?

– Nécessairement, et c’est en effet extraordinaire, puisque, le dimanche, les cinq gardiens spéciaux doivent seuls y rester.

– Puis-je descendre pour m’informer?…

– Pas sans permission.

– Il peut y avoir eu un accident, dit alors la modiste.

– Pas d’accident possible le dimanche!

– Mais enfin, reprit Marcel, il faut que je sache ce qu’est devenu cet enfant!

– Adressez-vous au contremaître de la machine, dans ce bureau… si toutefois il s’y trouve…»

Le contremaître, en grand costume du dimanche, avec un col de chemise aussi raide que du fer-blanc, s’était heureusement attardé à ses comptes. En homme intelligent et humain, il partagea tout de suite l’inquiétude de Marcel.

«Nous allons voir ce qu’il en est», dit-il.

Et, donnant l’ordre au mécanicien de service de se tenir prêt à filer du câble, il se disposa à descendre dans la mine avec le jeune ouvrier.

«N’avez-vous pas des appareils Galibert? demanda celui-ci. Ils pourraient devenir utiles…

– Vous avez raison. On ne sait jamais ce qui se passe au fond du trou.»

Le contremaître prit dans une armoire deux réservoirs en zinc, pareils aux fontaines que les marchands de «coco» portent à Paris sur le dos. Ce sont des caisses à air comprimé, mises en communication avec les lèvres par deux tubes de caoutchouc dont l’embouchure de corne se place entre les dents. On les remplit à l’aide de soufflets spéciaux, construits de manière à se vider complètement. Le nez serré dans une pince de bois, on peut ainsi, muni d’une provision d’air, pénétrer impunément dans l’atmosphère la plus irrespirable.

Les préparatifs achevés, le contremaître et Marcel s’accrochèrent à la benne, le câble fila sur les poulies et la descente commença. Éclairés par deux petites lampes électriques, tous deux causaient en s’enfonçant dans les profondeurs de la terre.

«Pour un homme qui n’est pas de la partie vous n’avez pas froid aux yeux, disait le contremaître. J’ai vu des gens ne pas pouvoir se décider à descendre ou rester accroupis comme des lapins au fond de la benne!

– Vraiment? répondit Marcel. Cela ne me fait rien du tout. Il est vrai que je suis descendu deux ou trois fois dans les houillères.»

On fut bientôt au fond du puits. Un gardien, qui se trouvait au rond-point d’arrivée, n’avait point vu le petit Carl.

On se dirigea vers l’écurie. Les chevaux y étaient seuls et paraissaient même s’ennuyer de tout leur cœur. Telle est du moins la conclusion qu’il était permis de tirer du hennissement de bienvenue par lequel Blair-Athol salua ces trois figures humaines. A un clou était pendu le sac de toile de Carl, et dans un petit coin, à côté d’une étrille, son livre d’arithmétique.

Marcel fit aussitôt remarquer que sa lanterne n’était plus là, nouvelle preuve que l’enfant devait être dans la mine.

«Il peut avoir été pris dans un éboulement, dit le contremaître, mais c’est peu probable! Qu’aurait-il été faire dans les galeries d’exploitation, un dimanche?

– Oh! peut-être a-t-il été chercher des insectes avant de sortir! répondit le gardien. C’est une vraie passion chez lui!»

Le garçon de l’écurie, qui arriva sur ces entrefaites, confirma cette supposition. Il avait vu Carl partir avant sept heures avec sa lanterne.

Il ne restait donc plus qu’à commencer des recherches régulières. On appela à coups de sifflet les autres gardiens, on se partagea la besogne sur un grand plan de la mine, et chacun, muni de sa lampe, commença l’exploration des galeries de second et de troisième ordre qui lui avaient été dévolues.

En deux heures, toutes les régions de la houillère avaient été passées en revue, et les sept hommes se retrouvaient au rond-point. Nulle part, il n’y avait la moindre trace d’éboulement, mais nulle part non plus la moindre trace de Carl. Le contremaître, peut-être influencé par un appétit grandissant, inclinait vers l’opinion que l’enfant pouvait avoir passé inaperçu et se trouver tout simplement à la maison; mais Marcel, convaincu du contraire, insista pour faire de nouvelles recherches.

«Qu’est-ce que cela? dit-il en montrant sur le plan une région pointillée, qui ressemblait, au milieu de la précision des détails avoisinants, à ces terrae ignotae que les géographes marquent aux confins des continents arctiques.

– C’est la zone provisoirement abandonnée, à cause de l’amincissement de la couche exploitable, répondit le contremaître.

– Il y a une zone abandonnée?… Alors c’est là qu’il faut chercher!» reprit Marcel avec une autorité que les autres hommes subirent.

Ils ne tardèrent pas à atteindre l’orifice de galeries qui devaient, en effet, à en juger par l’aspect gluant et moisi de leurs parois, avoir été délaissées depuis plusieurs années. Ils les suivaient déjà depuis quelque temps sans rien découvrir de suspect, lorsque Marcel, les arrêtant, leur dit:

«Est-ce que vous ne vous sentez pas alourdis et pris de maux de tête?

– Tiens! c’est vrai! répondirent ses compagnons.

– Pour moi, reprit Marcel, il y a un instant que je me sens à demi étourdi. Il y a sûrement ici de l’acide carbonique!… Voulez-vous me permettre d’enflammer une allumette? demanda-t-il au contremaître.

– Allumez, mon garçon, ne vous gênez pas.»

Marcel tira de sa poche une petite boîte de fumeur, frotta une allumette, et, se baissant, approcha de terre la petite flamme. Elle s’éteignit aussitôt.

«J’en étais sûr… dit-il. Le gaz, étant plus lourd que l’air, se maintient au ras du sol… Il ne faut pas rester ici – je parle de ceux qui n’ont pas d’appareils Galibert. Si vous voulez, maître, nous poursuivrons seuls la recherche.»

Les choses ainsi convenues, Marcel et le contremaître prirent chacun entre leurs dents l’embouchure de leur caisse à air, placèrent la pince sur leurs narines et s’enfoncèrent dans une succession de vieilles galeries.

Un quart d’heure plus tard, ils en ressortaient pour renouveler l’air des réservoirs; puis, cette opération accomplie, ils repartaient.

A la troisième reprise, leurs efforts furent enfin couronnés de succès. Une petite lueur bleuâtre, celle d’une lampe électrique, se montra au loin dans l’ombre. Ils y coururent…

beg20.jpg (223557 bytes)

Au pied de la muraille humide, gisait, immobile et déjà froid, le pauvre petit Carl. Ses lèvres bleues, sa face injectée, son pouls muet, disaient, avec son attitude, ce qui s’était passé.

Il avait voulu ramasser quelque chose à terre, il s’était baissé et avait été littéralement noyé dans le gaz acide carbonique.

Tous les efforts furent inutiles pour le rappeler à la vie. La mort remontait déjà à quatre ou cinq heures. Le lendemain soir, il y avait une petite tombe de plus dans le cimetière neuf de Stahlstadt, et dame Bauer, la pauvre femme, était veuve de son enfant comme elle l’était de son mari.

 

 

Chapitre VII

Le bloc central.

 

n rapport lumineux du docteur Echternach, médecin en chef de la section du puits Albrecht, avait établi que la mort de Carl Bauer, n° 41902, âgé de treize ans, «trappeur» à la galerie 228, était due à l’asphyxie résultant de l’absorption par les organes respiratoires d’une forte proportion d’acide carbonique.

Un autre rapport non moins lumineux de l’ingénieur Maulesmülhe avait exposé la nécessité de comprendre dans un système d’aération la zone B du plan XIV, dont les galeries laissaient transpirer du gaz délétère par une sorte de distillation lente et insensible.

Enfin, une note du même fonctionnaire signalait à l’autorité compétente le dévouement du contremaître Rayer et du fondeur de première classe Johann Schwartz.

Huit à dix jours plus tard, le jeune ouvrier, en arrivant pour prendre son jeton de présence dans la loge du concierge, trouva au clou un ordre imprimé à son adresse:

«Le nommé Schwartz se présentera aujourd’hui à dix heures au bureau du directeur général. Bloc central, porte et route A. Tenue d’extérieur.»

«Enfin!… pensa Marcel. Ils y ont mis le temps, mais ils y viennent!»

Il avait maintenant acquis, dans ses causeries avec ses camarades et dans ses promenades du dimanche autour de Stahlstadt, une connaissance de l’organisation générale de la cité suffisante pour savoir que l’autorisation de pénétrer dans le Bloc central ne courait pas les rues. De véritables légendes s’étaient répandues à cet égard. On disait que des indiscrets, ayant voulu s’introduire par surprise dans cette enceinte réservée, n’avaient plus reparu; que les ouvriers et employés y étaient soumis, avant leur admission, à toute une série de cérémonies maçonniques, obligés de s’engager sous les serments les plus solennels à ne rien révéler de ce qui se passait, et impitoyablement punis de mort par un tribunal secret s’ils violaient leur serment… Un chemin de fer souterrain mettait ce sanctuaire en communication avec la ligne de ceinture… Des trains de nuit y amenaient des visiteurs inconnus… Il s’y tenait parfois des conseils suprêmes où des personnages mystérieux venaient s’asseoir et participer aux délibérations…

Sans ajouter plus de foi qu’il ne fallait à tous ces récits Marcel savait qu’ils étaient, en somme, l’expression populaire d’un fait parfaitement réel: l’extrême difficulté qu’il y avait à pénétrer dans la division centrale. De tous les ouvriers qu’il connaissait – et il avait des amis parmi les mineurs de fer comme parmi les charbonniers, parmi les affineurs comme parmi les employés des hauts fourneaux, parmi les brigadiers et les charpentiers comme parmi les forgerons –, pas un seul n’avait jamais franchi la porte A.

C’est donc avec un sentiment de curiosité profonde et de plaisir intime qu’il s’y présenta à l’heure indiquée. Il put bientôt s’assurer que les précautions étaient des plus sévères.

Et d’abord, Marcel était attendu. Deux hommes revêtus d’un uniforme gris, sabre au côté et revolver à la ceinture, se trouvaient dans la loge du concierge. Cette loge, comme celle de la sœur tourière d’un couvent cloîtré, avait deux portes, l’une à l’extérieur, l’autre intérieure, qui ne s’ouvraient jamais en même temps.

Le laissez-passer examiné et visé, Marcel se vit, sans manifester aucune surprise, présenter un mouchoir blanc, avec lequel les deux acolytes en uniforme lui bandèrent soigneusement les yeux.

Le prenant ensuite sous les bras, ils se mirent en marche avec lui sans mot dire.

Au bout de deux à trois mille pas, on monta un escalier, une porte s’ouvrit et se referma, et Marcel fut autorisé à retirer son bandeau.

Il se trouvait alors dans une salle très simple, meublée de quelques chaises, d’un tableau noir et d’une large planche à épures, garnie de tous les instruments nécessaires au dessin linéaire. Le jour venait par de hautes fenêtres à vitres dépolies.

Presque aussitôt, deux personnages de tournure universitaire entrèrent dans la salle.

«Vous êtes signalé comme un sujet distingué, dit l’un d’eux. Nous allons vous examiner et voir s’il y a lieu de vous admettre à la division des modèles. Êtes-vous disposé à répondre à nos questions?»

Marcel se déclara modestement prêt à l’épreuve.

Les deux examinateurs lui posèrent alors successivement des questions sur la chimie, sur la géométrie et sur l’algèbre. Le jeune ouvrier les satisfit en tous points par la clarté et la précision de ses réponses. Les figures qu’il traçait à la craie sur le tableau étaient nettes, aisées, élégantes. Ses équations s’alignaient menues et serrées, en rangs égaux comme les lignes d’un régiment d’élite. Une de ses démonstrations même fut si remarquable et si nouvelle pour ses juges, qu’ils lui en exprimèrent leur étonnement en lui demandant où il l’avait apprise.

«A Schaffouse, mon pays, à l’école primaire.

– Vous paraissez bon dessinateur?

– C’était ma meilleure partie.

– L’éducation qui se donne en Suisse est décidément bien remarquable! dit l’un des examinateurs à l’autre… Nous allons vous laisser deux heures pour exécuter ce dessin, reprit-il, en remettant au candidat une coupe de machine à vapeur, assez compliquée. Si vous vous en acquittez bien, vous serez admis avec la mention: Parfaitement satisfaisant et hors ligne…»

Marcel, resté seul, se mit à l’ouvrage avec ardeur.

Quand ses juges rentrèrent, à l’expiration du délai de rigueur, ils furent si émerveillés de son épure, qu’ils ajoutèrent à la mention promise: Nous n’avons pas un autre dessinateur de talent égal.

Le jeune ouvrier fut alors ressaisi par les acolytes gris, et, avec le même cérémonial, c’est-à-dire les yeux bandés, conduit au bureau du directeur général.

«Vous êtes présenté pour l’un des ateliers de dessin à la division des modèles, lui dit ce personnage. Êtes-vous disposé à vous soumettre aux conditions du règlement?

– Je ne les connais pas, dit Marcel, mais je présume qu’elles sont acceptables.

– Les voici: 1° Vous êtes astreint, pour toute la durée de votre engagement, à résider dans la division même. Vous ne pouvez en sortir que sur autorisation spéciale et tout à fait exceptionnelle.

– 2° Vous êtes soumis au régime militaire, et vous devez obéissance absolue, sous les peines militaires, à vos supérieurs. Par contre, vous êtes assimilé aux sous-officiers d’une armée active, et vous pouvez, par un avancement régulier, vous élever aux plus hauts grades.

– 3° Vous vous engagez par serment à ne jamais révéler à personne ce que vous voyez dans la partie de la division où vous avez accès.

– 4° Votre correspondance est ouverte par vos chefs hiérarchiques, à la sortie comme à la rentrée, et doit être limitée à votre famille.

– Bref, je suis en prison», pensa Marcel.

Puis, il répondit très simplement:

«Ces conditions me paraissent justes et je suis prêt à m’y soumettre.

– Bien. Levez la main… Prêtez serment… Vous êtes nommé dessinateur au 4e atelier… Un logement vous sera assigné, et, pour les repas, vous avez ici une cantine de premier ordre… Vous n’avez pas vos effets avec vous?

– Non, monsieur. Ignorant ce qu’on me voulait, je les ai laissés chez mon hôtesse.

– On ira vous les chercher, car vous ne devez plus sortir de la division.»

«J’ai bien fait, pensa Marcel, d’écrire mes notes en langage chiffré! On n’aurait eu qu’à les trouver!…»

Avant la fin du jour, Marcel était établi dans une jolie chambrette, au quatrième étage d’un bâtiment ouvert sur une vaste cour, et il avait pu prendre une première idée de sa vie nouvelle.

Elle ne paraissait pas devoir être aussi triste qu’il l’aurait cru d’abord. Ses camarades – il fit leur connaissance au restaurant – étaient en général calmes et doux, comme tous les hommes de travail. Pour essayer de s’égayer un peu, car la gaieté manquait à cette vie automatique, plusieurs d’entre eux avaient formé un orchestre et faisaient tous les soirs d’assez bonne musique. Une bibliothèque, un salon de lecture offraient à l’esprit de précieuses ressources au point de vue scientifique, pendant les rares heures de loisir. Des cours spéciaux, faits par des professeurs de premier mérite, étaient obligatoires pour tous les employés, soumis en outre à des examens et à des concours fréquents. Mais la liberté, l’air manquaient dans cet étroit milieu. C’était le collège avec beaucoup de sévérités en plus et à l’usage d’hommes faits. L’atmosphère ambiante ne laissait donc pas de peser sur ces esprits, si façonnés qu’ils fussent à une discipline de fer.

L’hiver s’acheva dans ces travaux, auxquels Marcel s’était donné corps et âme. Son assiduité, la perfection de ses dessins, les progrès extraordinaires de son instruction, signalés unanimement par tous les maîtres et tous les examinateurs, lui avaient fait en peu de temps, au milieu de ces hommes laborieux, une célébrité relative. Du consentement général, il était le dessinateur le plus habile, le plus ingénieux, le plus fécond en ressources. Y avait-il une difficulté? C’est à lui qu’on recourait. Les chefs eux-mêmes s’adressaient à son expérience avec le respect que le mérite arrache toujours à la jalousie la plus marquée.

Mais si le jeune homme avait compté, en arrivant au cœur de la division des modèles, en pénétrer les secrets intimes, il était loin de compte.

Sa vie était enfermée dans une grille de fer de trois cents mètres de diamètre, qui entourait le segment du Bloc central auquel il était attaché. Intellectuellement, son activité pouvait et devait s’étendre aux branches les plus lointaines de l’industrie métallurgique. En pratique, elle était limitée à des dessins de machines à vapeur. Il en construisait de toutes dimensions et de toutes forces, pour toutes sortes d’industries et d’usages, pour des navires de guerre et pour des presses à imprimer; mais il ne sortait pas de cette spécialité. La division du travail poussée à son extrême limite l’enserrait dans son étau.

Après quatre mois passés dans la section A, Marcel n’en savait pas plus sur l’ensemble des œuvres de la Cité de l’Acier qu’avant d’y entrer. Tout au plus avait-il rassemblé quelques renseignements généraux sur l’organisation dont il n’était – malgré ses mérites – qu’un rouage presque infime. Il savait que le centre de la toile d’araignée figurée par Stahlstadt était la Tour du Taureau, sorte de construction cyclopéenne, qui dominait tous les bâtiments voisins. Il avait appris aussi, toujours par les récits légendaires de la cantine, que l’habitation personnelle de Herr Schultze se trouvait à la base de cette tour, et que le fameux cabinet secret en occupait le centre. On ajoutait que cette salle voûtée, garantie contre tout danger d’incendie et blindée intérieurement comme un monitor l’est à l’extérieur, était fermée par un système de portes d’acier à serrures mitrailleuses, dignes de la banque la plus soupçonneuse. L’opinion générale était d’ailleurs que Herr Schultze travaillait à l’achèvement d’un engin de guerre terrible, d’un effet sans précédent et destiné à assurer bientôt à l’Allemagne la domination universelle.

Pour achever de percer le mystère, Marcel avait vainement roulé dans sa tête les plans les plus audacieux d’escalade et de déguisement. Il avait dû s’avouer qu’ils n’avaient rien de praticable. Ces lignes de murailles sombres et massives, éclairées la nuit par des flots de lumière, gardées par des sentinelles éprouvées, opposeraient toujours à ses efforts un obstacle infranchissable. Parvint-il même à les forcer sur un point, que verrait-il? Des détails, toujours des détails, jamais un ensemble!

N’importe. Il s’était juré de ne pas céder; il ne céderait pas. S’il fallait dix ans de stage, il attendrait dix ans. Mais l’heure sonnerait où ce secret deviendrait le sien! Il le fallait. France-Ville prospérait alors, cité heureuse, dont les institutions bienfaisantes favorisaient tous et chacun en montrant un horizon nouveau aux peuples découragés. Marcel ne doutait pas qu’en face d’un pareil succès de la race latine, Schultze ne fût plus que jamais résolu à accomplir ses menaces. La Cité de l’Acier elle-même et les travaux qu’elle avait pour but en étaient une preuve.

Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi.

Un jour, en mars, Marcel venait, pour la millième fois, de se renouveler à lui-même ce serment d’Annibal, lorsqu’un des acolytes gris l’informa que le directeur général avait à lui parler.

«Je reçois de Herr Schultze, lui dit ce haut fonctionnaire, l’ordre de lui envoyer notre meilleur dessinateur. C’est vous. Veuillez faire vos paquets pour passer au cercle interne. Vous êtes promu au grade de lieutenant.»

Ainsi, au moment même où il désespérait presque du succès, l’effet logique et naturel d’un travail héroïque lui procurait cette admission tant désirée! Marcel en fut si pénétré de joie, qu’il ne put contenir l’expression de ce sentiment sur sa physionomie.

«Je suis heureux d’avoir à vous annoncer une si bonne nouvelle, reprit le directeur, et je ne puis que vous engager a persister dans la voie que vous suivez si courageusement. L’avenir le plus brillant vous est offert. Allez, monsieur.»

Enfin, Marcel, après une si longue épreuve, entrevoyait le but qu’il s’était juré d’atteindre!

Entasser dans sa valise tous ses vêtements, suivre les hommes gris, franchir enfin cette dernière enceinte dont l’entrée unique, ouverte sur la route A, aurait pu si longtemps encore lui rester interdite, tout cela fut l’affaire de quelques minutes pour Marcel.

beg21.jpg (189521 bytes)

Il était au pied de cette inaccessible Tour du Taureau dont il n’avait encore aperçu que la tête sourcilleuse perdue au loin dans les nuages.

Le spectacle qui s’étendait devant lui était assurément des plus imprévus. Qu’on imagine un homme transporte subitement, sans transition, du milieu d’un atelier européen, bruyant et banal, au fond d’une forêt vierge de la zone torride. Telle était la surprise qui attendait Marcel au centre de Stahlstadt.

Encore une forêt vierge gagne-t-elle beaucoup à être vu à travers les descriptions des grands écrivains, tandis que le parc de Herr Schultze était le mieux peigné des jardins d’agrément. Les palmiers les plus élancés, les bananiers les plus touffus, les cactus les plus obèses en formaient les massifs. Des lianes s’enroulaient élégamment aux grêles eucalyptus, se drapaient en festons verts ou retombaient en chevelures opulentes. Les plantes grasses les plus invraisemblables fleurissaient en pleine terre. Les ananas et les goyaves mûrissaient auprès des oranges. Les colibris et les oiseaux de paradis étalaient en plein air les richesses de leur plumage. Enfin, la température même était aussi tropicale que la végétation.

beg22.jpg (207803 bytes)

Marcel cherchait des yeux les vitrages et les calorifères qui produisaient ce miracle, et, étonné de ne voir que le ciel bleu, il resta un instant stupéfait.

Puis, il se rappela qu’il y avait non loin de là une houillère en combustion permanente, et il comprit que Herr Schultze avait ingénieusement utilisé ces trésors de chaleur souterraine pour se faire servir par des tuyaux métalliques une température constante de serre chaude.

Mais cette explication, que se donna la raison du jeune Alsacien, n’empêcha pas ses yeux d’être éblouis et charmés du vert des pelouses, et ses narines d’aspirer avec ravissement les arômes qui emplissaient l’atmosphère. Après six mois passés sans voir un brin d’herbe, il prenait sa revanche. Une allée sablée le conduisit par une pente insensible au pied d’un beau degré de marbre, dominé par une majestueuse colonnade. En arrière se dressait la masse énorme d’un grand bâtiment carré qui était comme le piédestal de la Tour du Taureau. Sous le péristyle, Marcel aperçut sept à huit valets en livrée rouge, un suisse à tricorne et hallebarde; il remarqua entre les colonnes de riches candélabres de bronze, et, comme il montait le degré, un léger grondement lui révéla que le chemin de fer souterrain passait sous ses pieds.

Marcel se nomma et fut aussitôt admis dans un vestibule qui était un véritable musée de sculpture. Sans avoir le temps de s’y arrêter, il traversa un salon rouge et or, puis un salon noir et or, et arriva à un salon jaune et or où le valet de pied le laissa seul cinq minutes. Enfin, il fut introduit dans un splendide cabinet de travail vert et or.

beg23.jpg (192445 bytes)

Herr Schultze en personne, fumant une longue pipe de terre à côté d’une chope de bière, faisait au milieu de ce luxe l’effet d’une tache de boue sur une botte vernie.

Sans se lever, sans même tourner la tête, le Roi de l’Acier dit froidement et simplement:

«Vous êtes le dessinateur ?

– Oui, monsieur.

– J’ai vu de vos épures. Elles sont très bien. Mais vous ne savez donc faire que des machines à vapeur?

– On ne m’a jamais demandé autre chose.

– Connaissez-vous un peu la partie de la balistique?

– Je l’ai étudiée à mes moments perdus et pour mon plaisir.»

Cette réponse alla au cœur de Herr Schultze. Il daigna regarder alors son employé.

«Ainsi, vous vous chargez de dessiner un canon avec moi?… Nous verrons un peu comment vous vous en tirerez!… Ah! vous aurez de la peine à remplacer cet imbécile de Sohne, qui s’est tué ce matin en maniant un sachet de dynamite!… L’animal aurait pu nous faire sauter tous!»

Il faut bien l’avouer; ce manque d’égards ne semblait pas trop révoltant dans la bouche de Herr Schultze!

 

 

Chapitre VIII

La caverne du dragon.

 

e lecteur qui a suivi les progrès de la fortune du jeune Alsacien ne sera probablement pas surpris de le trouver parfaitement établi, au bout de quelques semaines, dans la familiarité de Herr Schultze. Tous deux étaient devenus inséparables. Travaux, repas, promenades dans le parc, longues pipes fumées sur des mooss de bière – ils prenaient tout en commun. Jamais l’ex-professeur d’Iéna n’avait rencontré un collaborateur qui fût aussi bien selon son cœur, qui le comprît pour ainsi dire à demi-mot, qui sût utiliser aussi rapidement ses données théoriques.

Marcel n’était pas seulement d’un mérite transcendant dans toutes les branches du métier, c’était aussi le plus charmant compagnon, le travailleur le plus assidu, l’inventeur le plus modestement fécond.

Herr Schultze était ravi de lui. Dix fois par jour, il se disait in petto:

«Quelle trouvaille! Quelle perle que ce garçon!»

La vérité est que Marcel avait pénétré du premier coup d’œil le caractère de son terrible patron. Il avait vu que sa faculté maîtresse était un égoïsme immense, omnivore, manifesté au-dehors par une vanité féroce, et il s’était religieusement attaché à régler là-dessus sa conduite de tous les instants.

En peu de jours, le jeune Alsacien avait si bien appris le doigté spécial de ce clavier, qu’il était arrivé à jouer du Schultze comme on joue du piano. Sa tactique consistait simplement à montrer autant que possible son propre mérite, mais de manière à laisser toujours à l’autre une occasion de rétablir sa supériorité sur lui. Par exemple, achevait-il un dessin, il le faisait parfait  – moins un défaut facile à voir comme à corriger, et que l’ex-professeur signalait aussitôt avec exaltation.

Avait-il une idée théorique, il cherchait à la faire naître dans la conversation, de telle sorte que Herr Schultze pût croire l’avoir trouvée. Quelquefois même il allait plus loin, disant par exemple:

«J’ai tracé le plan de ce navire à éperon détachable, que vous m’avez demandé.

– Moi? répondait Herr Schultze, qui n’avait jamais songé à pareille chose.

– Mais oui! Vous l’avez donc oublié?… Un éperon détachable, laissant dans le flanc de l’ennemi une torpille en fuseau, qui éclate après un intervalle de trois minutes!

– Je n’en avais plus aucun souvenir. J’ai tant d’idées en tête!»

Et Herr Schultze empochait consciencieusement la paternité de la nouvelle invention.

Peut-être, après tout, n’était-il qu’à demi dupe de cette manœuvre. Au fond, il est probable qu’il sentait Marcel plus fort que lui. Mais, par une de ces mystérieuses fermentations qui s’opèrent dans les cervelles humaines, il en arrivait aisément à se contenter de «paraître» supérieur, et surtout de faire illusion à son subordonné.

«Est-il bête, avec tout son esprit, ce mâtin-là!» se disait il parfois en découvrant silencieusement dans un rire muet les trente-deux «dominos» de sa mâchoire.

D’ailleurs, sa vanité avait bientôt trouvé une échelle de compensation. Lui seul au monde pouvait réaliser ces sortes de rêves industriels!… Ces rêves n’avaient de valeur que par lui et pour lui!… Marcel, au bout du compte, n’était qu’un des rouages de l’organisme que lui, Schultze, avait su créer, etc., etc.…

Avec tout cela, il ne se déboutonnait pas, comme on dit. Après cinq mois de séjour à la Tour du Taureau, Marcel n’en savait pas beaucoup plus sur les mystères du Bloc central. A la vérité, ses soupçons étaient devenus des quasi-certitudes. Il était de plus en plus convaincu que Stahlstadt recelait un secret, et que Herr Schultze avait encore un bien autre but que celui du gain. La nature de ses préoccupations, celle de son industrie même rendaient infiniment vraisemblable l’hypothèse qu’il avait inventé quelque nouvel engin de guerre.

Mais le mot de l’énigme restait toujours obscur.

Marcel en était bientôt venu à se dire qu’il ne l’obtiendrait pas sans une crise. Ne la voyant pas venir, il se décida à la provoquer.

C’était un soir, le 5 septembre, à la fin du dîner. Un an auparavant, jour pour jour, il avait retrouvé dans le puits Albrecht le cadavre de son petit ami Carl. Au loin, l’hiver si long et si rude de cette Suisse américaine couvrait encore toute la campagne de son manteau blanc. Mais, dans le parc de Stahlstadt, la température était aussi tiède qu’en juin, et la neige, fondue avant de toucher le sol, se déposait en rosée au lieu de tomber en flocons.

«Ces saucisses à la choucroute étaient délicieuses, n’est-ce pas? fit remarquer Herr Schultze, que les millions de la Bégum n’avaient pas lassé de son mets favori.

– Délicieuses», répondit Marcel, qui en mangeait héroïquement tous les soirs, quoiqu’il eût fini par avoir ce plat en horreur.

Les révoltes de son estomac achevèrent de le décider à tenter l’épreuve qu’il méditait.

«Je me demande même, ajouta-t-il, comment les peuples qui n’ont ni saucisses, ni choucroute, ni bière, peuvent tolérer l’existence! reprit Herr Schultze avec un soupir.

– La vie doit être pour eux un long supplice, répondit Marcel. Ce sera véritablement faire preuve d’humanité que de les réunir au Vaterland.

– Eh! eh!… cela viendra… cela viendra! s’écria le Roi de l’Acier. Nous voici déjà installés au cœur de l’Amérique. Laissez-nous prendre une île ou deux aux environs du Japon, et vous verrez quelles enjambées nous saurons faire autour du globe!»

Le valet de pied avait apporté les pipes. Herr Schultze bourra la sienne et l’alluma. Marcel avait choisi avec préméditation ce moment quotidien de complète béatitude.

«Je dois dire, ajouta-t-il après un instant de silence, que je ne crois pas beaucoup à cette conquête!

– Quelle conquête? demanda Herr Schultze, qui n’était déjà plus au sujet de la conversation.

– La conquête du monde par les Allemands.»

L’ex-professeur pensa qu’il avait mal entendu.

«Vous ne croyez pas à la conquête du monde par les Allemands?

– Non.

– Ah! par exemple, voilà qui est fort!… Et je serais curieux de connaître les motifs de ce doute!

– Tout simplement parce que les artilleurs français finiront par faire mieux et par vous enfoncer. Les Suisses, mes compatriotes, qui les connaissent bien, ont pour idée fixe qu’un Français averti en vaut deux. 1870 est une leçon qui se retournera contre ceux qui l’ont donnée. Personne n’en doute dans mon petit pays, monsieur, et, s’il faut tout vous dire, c’est l’opinion des hommes les plus forts en Angleterre.»

Marcel avait proféré ces mots d’un ton froid, sec et tranchant, qui doubla, s’il est possible, l’effet qu’un tel blasphème, lancé de but en blanc, devait produire sur le Roi de l’Acier.

Herr Schultze en resta suffoqué, hagard, anéanti. Le sang lui monta à la face avec une telle violence, que le jeune homme craignit d’être allé trop loin. Voyant toutefois que sa victime, après avoir failli étouffer de rage, n’en mourait pas sur le coup, il reprit:

«Oui, c’est fâcheux à constater, mais c’est ainsi. Si nos rivaux ne font plus de bruit, ils font de la besogne. Croyez-vous donc qu’ils n’ont rien appris depuis la guerre? Tandis que nous en sommes bêtement à augmenter le poids de nos canons, tenez pour certain qu’ils préparent du nouveau et que nous nous en apercevrons à la première occasion!

– Du nouveau! du nouveau! balbutia Herr Schultze. Nous en faisons aussi, monsieur!

– Ah! oui, parlons-en! Nous refaisons en acier ce que nos prédécesseurs ont fait en bronze, voilà tout! Nous doublons les proportions et la portée de nos pièces!

– Doublons!… riposta Herr Schultze d’un ton qui signifiait: En vérité! nous faisons mieux que doubler!

– Mais au fond, reprit Marcel, nous ne sommes que des plagiaires. Tenez, voulez-vous que je vous dise la vérité? La faculté d’invention nous manque. Nous ne trouvons rien, et les Français trouvent, eux, soyez-en sûr!»

Herr Schultze avait repris un peu de calme apparent. Toutefois, le tremblement de ses lèvres, la pâleur qui avait succédé à la rougeur apoplectique de sa face montraient assez les sentiments qui l’agitaient.

Fallait-il en arriver à ce degré d’humiliation? S’appeler Schultze, être le maître absolu de la plus grande usine et de la première fonderie de canons du monde entier, voir à ses pieds les rois et les parlements, et s’entendre dire par un petit dessinateur suisse qu’on manque d’invention, qu’on est au-dessous d’un artilleur français!… Et cela quand on avait près de soi, derrière l’épaisseur d’un mur blindé, de quoi confondre mille fois ce drôle impudent, lui fermer la bouche, anéantir ses sots arguments? Non, il n’était pas possible d’endurer un pareil supplice!

Herr Schultze se leva d’un mouvement si brusque, qu’il en cassa sa pipe. Puis, regardant Marcel d’un œil chargé d’ironie, et, serrant les dents, il lui dit, ou plutôt il siffla ces mots:

«Suivez-moi, monsieur, je vais vous montrer si moi, Herr Schultze, je manque d’invention!»

Marcel avait joué gros jeu, mais il avait gagné, grâce à la surprise produite par un langage si audacieux et si inattendu, grâce à la violence du dépit qu’il avait provoqué, la vanité étant plus forte chez l’ex-professeur que la prudence. Schultze avait soif de dévoiler son secret, et, comme malgré lui, pénétrant dans son cabinet de travail, dont il referma la porte avec soin, il marcha droit à sa bibliothèque et en toucha un des panneaux. Aussitôt, une ouverture, masquée par des rangées de livres, apparut dans la muraille. C’était l’entrée d’un passage étroit qui conduisait, par un escalier de pierre, jusqu’au pied même de la Tour du Taureau.

Là, une porte de chêne fut ouverte à l’aide d’une petite clef qui ne quittait jamais le patron du lieu. Une seconde porte apparut, fermée par un cadenas syllabique, du genre de ceux qui servent pour les coffres-forts. Herr Schultze forma le mot et ouvrit le lourd battant de fer, qui était intérieurement armé d’un appareil compliqué d’engins explosibles, que Marcel, sans doute par curiosité professionnelle, aurait bien voulu examiner. Mais son guide ne lui en laissa pas le temps.

Tous deux se trouvaient alors devant une troisième porte, sans serrure apparente, qui s’ouvrit sur une simple poussée, opérée, bien entendu, selon des règles déterminées.

Ce triple retranchement franchi, Herr Schultze et son compagnon eurent à gravir les deux cents marches d’un escalier de fer, et ils arrivèrent au sommet de la Tour du Taureau, qui dominait toute la cité de Stahlstadt.

beg24.jpg (196607 bytes)

Sur cette tour de granit, dont la solidité était à toute épreuve, s’arrondissait une sorte de casemate, percée de plusieurs embrasures. Au centre de la casemate s’allongeait un canon d’acier.

«Voilà!» dit le professeur, qui n’avait pas soufflé mot depuis le trajet.

C’était la plus grosse pièce de siège que Marcel eût jamais vue. Elle devait peser au moins trois cent mille kilogrammes, et se chargeait par la culasse. Le diamètre de sa bouche mesurait un mètre et demi. Montée sur un affût d’acier et roulant sur des rubans de même métal, elle aurait pu être manœuvrée par un enfant, tant les mouvements en étaient rendus faciles par un système de roues dentées. Un ressort compensateur, établi en arrière de l’affût, avait pour effet d’annuler le recul ou du moins de produire une réaction rigoureusement égale, et de replacer automatiquement la pièce, après chaque coup, dans sa position première.

«Et quelle est la puissance de perforation de cette pièce? demanda Marcel, qui ne put se retenir d’admirer un pareil engin.

– A vingt mille mètres, avec un projectile plein, nous perçons une plaque de quarante pouces aussi aisément que si c’était une tartine de beurre!

– Quelle est donc sa portée?

– Sa portée! s’écria Schultze, qui s’enthousiasmait Ah! vous disiez tout à l’heure que notre génie imitateur n’avait rien obtenu de plus que de doubler la portée des canons actuels! Eh bien, avec ce canon-là, je me charge d’envoyer, avec une précision suffisante, un projectile à la distance de dix lieues!

– Dix lieues! s’écria Marcel. Dix lieues! Quelle poudre nouvelle employez-vous donc?

– Oh! je puis tout vous dire, maintenant! répondit Herr Schultze d’un ton singulier. Il n’y a plus d’inconvénient à vous dévoiler mes secrets! La poudre à gros grains a fait son temps. Celle dont je me sers est le fulmi-coton, dont la puissance expansive est quatre fois supérieure à celle de la poudre ordinaire, puissance que je quintuple encore en y mêlant les huit dixièmes de son poids de nitrate de potasse!

– Mais, fit observer Marcel, aucune pièce, même faite du meilleur acier, ne pourra résister à la déflagration de ce pyroxyle! Votre canon, après trois, quatre, cinq coups, sera détérioré et mis hors d’usage!

– Ne tirât-il qu’un coup, un seul, ce coup suffirait!

– Il coûterait cher!

– Un million, puisque c’est le prix de revient de la pièce!

– Un coup d’un million!…

– Qu’importe, s’il peut détruire un milliard!

– Un milliard!» s’écria Marcel.

Cependant, il se contint pour ne pas laisser éclater l’horreur mêlée d’admiration que lui inspirait ce prodigieux agent de destruction. Puis, il ajouta:

«C’est assurément une étonnante et merveilleuse pièce d’artillerie, mais qui, malgré tous ses mérites, justifie absolument ma thèse: des perfectionnements, de l’imitation, pas d’invention!

– Pas d’invention! répondit Herr Schultze en haussant les épaules. Je vous répète que je n’ai plus de secrets pour vous! Venez donc!»

Le Roi de l’Acier et son compagnon, quittant alors la casemate, redescendirent à l’étage inférieur, qui était mis en communication avec la plate-forme par des monte-charge hydrauliques. Là se voyaient une certaine quantité d’objets allongés, de forme cylindrique, qui auraient pu être pris à distance pour d’autres canons démontés.

«Voilà nos obus», dit Herr Schultze.

Cette fois, Marcel fut obligé de reconnaître que ces engins ne ressemblaient à rien de ce qu’il connaissait. C’étaient d’énormes tubes de deux mètres de long et d’un mètre dix de diamètre, revêtus extérieurement d’une chemise de plomb propre à se mouler sur les rayures de la pièce, fermés à l’arrière par une plaque d’acier boulonnée et à l’avant par une pointe d’acier ogivale, munie d’un bouton de percussion.

Quelle était la nature spéciale de ces obus? C’est ce que rien dans leur aspect ne pouvait indiquer. On pressentait seulement qu’ils devaient contenir dans leurs flancs quelque explosion terrible, dépassant tout ce qu’on avait jamais fait ans ce genre.

«Vous ne devinez pas? demanda Herr Schultze, voyant Marcel rester silencieux.

– Ma foi non, monsieur! Pourquoi un obus si long et si lourd, – au moins en apparence?

– L’apparence est trompeuse, répondit Herr Schultze, et le poids ne diffère pas sensiblement de ce qu’il serait pour un obus ordinaire de même calibre… Allons, il faut tout vous dire!.. Obus-fusée de verre, revêtu de bois de chêne, chargé, à soixante-douze atmosphères de pression intérieure acide carbonique liquide. La chute détermine l’explosion de l’enveloppe et le retour du liquide à l’état gazeux. Conséquence: un froid d’environ cent degrés au-dessous de zéro dans toute la zone avoisinante, en même temps mélange d’un énorme volume de gaz acide carbonique à l’air ambiant. Tout être vivant qui se trouve dans un rayon de trente mètres du centre d’explosion est en même temps congelé et asphyxié. Je dis trente mètres pour prendre une base de calcul, mais l’action s’étend vraisemblablement beaucoup plus loin, peut-être à cent et deux cents mètres de rayon! Circonstance plus avantageuse encore, le gaz acide carbonique restant très longtemps dans les couches inférieures de l’atmosphère, en raison de son poids qui est supérieur à celui de l’air, la zone dangereuse conserve ses propriétés septiques plusieurs heures après l’explosion, et tout être qui tente d’y pénétrer périt infailliblement. C’est un coup de canon à effet à la fois instantané et durable!… Aussi, avec mon système pas de blessés, rien que des morts!»

Herr Schultze éprouvait un plaisir manifeste à développer les mérites de son invention. Sa bonne humeur était venue, il était rouge d’orgueil et montrait toutes ses dents.

«Voyez-vous d’ici, ajouta-t-il, un nombre suffisant de mes bouches à feu braquées sur une ville assiégée! Supposons une pièce pour un hectare de surface, soit, pour une ville de mille hectares, cent batteries de dix pièces convenablement établies. Supposons ensuite toutes nos pièces en position, chacune avec son tir réglé, une atmosphère calme et favorable, enfin le signal général donné par un fil électrique… En une minute, il ne restera pas un être vivant sur une superficie de mille hectares! Un véritable océan d’acide carbonique aura submergé la ville! C’est pourtant une idée qui m’est venue l’an dernier en lisant le rapport médical sur la mort accidentelle d’un petit mineur du puits Albrecht! J’en avais bien eu la première inspiration à Naples, lorsque je visitai la grotte du Chien1. Mais il a fallu ce dernier fait pour donner à ma pensée l’essor définitif. Vous saisissez bien le principe, n’est-ce pas? Un océan artificiel d’acide carbonique pur! Or, une proportion d’un cinquième de ce gaz suffit à rendre l’air irrespirable.»

Marcel ne disait pas un mot. Il était véritablement réduit au silence. Herr Schultze sentit si vivement son triomphe, qu’il ne voulut pas en abuser.

«Il n’y a qu’un détail qui m’ennuie, dit-il.

– Lequel donc? demanda Marcel.

– C’est que je n’ai pas réussi à supprimer le bruit de l’explosion. Cela donne trop d’analogie à mon coup de canon avec le coup du canon vulgaire. Pensez un peu à ce que ce serait, si j’arrivais à obtenir un tir silencieux! Cette mort subite, arrivant sans bruit à cent mille hommes à la fois, par une nuit calme et sereine!»

L’idéal enchanteur qu’il évoquait rendit Herr Schultze tout rêveur, et peut-être sa rêverie, qui n’était qu’une immersion profonde dans un bain d’amour-propre, se fut-elle longtemps prolongée, si Marcel ne l’eût interrompue par cette observation:

«Très bien, monsieur, très bien! mais mille canons de ce genre c’est du temps et de l’argent.

– L’argent? Nous en regorgeons! Le temps?… Le temps est à nous!»

Et, en vérité, ce Germain, le dernier de son école, croyait ce qu’il disait!

«Soit, répondit Marcel. Votre obus, chargé d’acide carbonique, n’est pas absolument nouveau, puisqu’il dérive des projectiles asphyxiants, connus depuis bien des années; mais il peut être éminemment destructeur, je n’en disconviens pas. Seulement…

– Seulement?…

– Il est relativement léger pour son volume, et si celui-là va jamais à dix lieues!…

beg25.jpg (185196 bytes)

– Il n’est fait que pour aller à deux lieues, répondit Herr Schultze en souriant. Mais, ajouta-t-il en montrant un autre obus, voici un projectile en fonte. Il est plein, celui-là et contient cent petits canons symétriquement disposés encastrés les uns dans les autres comme les tubes d’une lunette, et qui, après avoir été lancés comme projectiles redeviennent canons, pour vomir à leur tour de petits obus chargés de matières incendiaires. C’est comme une batterie que je lance dans l’espace et qui peut porter l’incendie et la mort sur toute une ville en la couvrant d’une averse de feux inextinguibles! Il a le poids voulu pour franchir les dix lieues dont j’ai parlé! Et, avant peu, l’expérience en sera faite de telle manière, que les incrédules pourront toucher du doigt cent mille cadavres qu’il aura couchés à terre!»

Les dominos brillaient à ce moment d’un si insupportable éclat dans la bouche de Herr Schultze, que Marcel eut la plus violente envie d’en briser une douzaine. Il eut pourtant la force de se contenir encore. Il n’était pas au bout de ce qu’il devait entendre.

En effet, Herr Schultze reprit:

«Je vous ai dit qu’avant peu, une expérience décisive serait tentée!

– Comment? Où?… s’écria Marcel.

– Comment? Avec un de ces obus, qui franchira la chaîne des Cascade-Mounts, lancé par mon canon de la plate-forme!… Où? Sur une cité dont dix lieues au plus nous séparent, qui ne peut s’attendre à ce coup de tonnerre, et qui s’y attendit-elle, n’en pourrait parer les foudroyants résultats! Nous sommes au 5 septembre!… Eh bien, le 13 à onze heures quarante-cinq minutes du soir, France-Ville disparaîtra du sol américain! L’incendie de Sodome aura eu son pendant! Le professeur Schultze aura déchaîné tous les feux du ciel à son tour!»

Cette fois, à cette déclaration inattendue, tout le sang de Marcel lui reflua au cœur! Heureusement, Herr Schultze ne vit rien de ce qui se passait en lui.

«Voilà! reprit-il du ton le plus dégagé. Nous faisons ici le contraire de ce que font les inventeurs de France-Ville! Nous cherchons le secret d’abréger la vie des hommes tandis qu’ils cherchent, eux, le moyen de l’augmenter. Mais leur œuvre est condamnée, et c’est de la mort, semée par nous, que doit naître la vie. Cependant, tout a son but dans la nature, et le docteur Sarrasin, en fondant une ville isolée, a mis sans s’en douter à ma portée le plus magnifique champ d’expériences.»

Marcel ne pouvait croire à ce qu’il venait d’entendre.

«Mais, dit-il, d’une voix dont le tremblement involontaire parut attirer un instant l’attention du Roi de l’Acier, les habitants de France-Ville ne vous ont rien fait, monsieur! Vous n’avez, que je sache, aucune raison de leur chercher querelle?

– Mon cher, répondit Herr Schultze, il y a dans votre cerveau, bien organisé sous d’autres rapports, un fonds d’idées celtiques qui vous nuiraient beaucoup, si vous deviez vivre longtemps! Le droit, le bien, le mal, sont choses purement relatives et toutes de convention. Il n’y a d’absolu que les grandes lois naturelles. La loi de concurrence vitale l’est au même titre que celle de la gravitation. Vouloir s’y soustraire, c’est chose insensée; s’y ranger et agir dans le sens qu’elle nous indique, c’est chose raisonnable et sage, et voilà pourquoi je détruirai la cité du docteur Sarrasin. Grâce à mon canon, mes cinquante mille Allemands viendront facilement à bout des cent mille rêveurs qui constituent là-bas un groupe condamné à périr.»

Marcel, comprenant l’inutilité de vouloir raisonner avec Herr Schultze, ne chercha plus à le ramener.

Tous deux quittèrent alors la chambre des obus, dont les portes à secret furent refermées, et ils redescendirent à la salle à manger.

De l’air le plus naturel du monde, Herr Schultze reporta son mooss de bière à sa bouche, toucha un timbre, se fit donner une autre pipe pour remplacer celle qu’il avait cassée, et s’adressant au valet de pied:

«Arminius et Sigimer sont-ils là? demanda-t-il.

– Oui, monsieur.

– Dites-leur de se tenir à portée de ma voix.»

Lorsque le domestique eut quitté la salle à manger, le Roi de l’Acier, se tournant vers Marcel, le regarda bien en face.

Celui-ci ne baissa pas les yeux devant ce regard qui avait pris une dureté métallique.

«Réellement, dit-il, vous exécuterez ce projet?

– Réellement. Je connais, à un dixième de seconde près en longitude et en latitude, la situation de France-Ville, et le 13 septembre, à onze heures quarante-cinq du soir, elle aura vécu.

– Peut-être auriez-vous dû tenir ce plan absolument secret!

– Mon cher, répondit Herr Schultze, décidément vous ne serez jamais logique. Ceci me fait moins regretter que vous deviez mourir jeune.»

Marcel, sur ces derniers mots, s’était levé.

«Comment n’avez-vous pas compris, ajouta froidement Herr Schultze, que je ne parle jamais de mes projets que devant ceux qui ne pourront plus les redire?»

beg26.jpg (209864 bytes)

Le timbre résonna. Arminius et Sigimer, deux géants, apparurent à la porte de la salle.

«Vous avez voulu connaître mon secret, dit Herr Schultze, vous le connaissez!… Il ne vous reste plus qu’à mourir.»

Marcel ne répondit pas.

«Vous êtes trop intelligent, reprit Herr Schultze, pour supposer que je puisse vous laisser vivre, maintenant que vous savez à quoi vous en tenir sur mes projets. Ce serait une légèreté impardonnable, ce serait illogique. La grandeur de mon but me défend d’en compromettre le succès pour une considération d’une valeur relative aussi minime que la vie d’un homme, – même d’un homme tel que vous, mon cher, dont j’estime tout particulièrement la bonne organisation cérébrale. Aussi, je regrette véritablement qu’un petit mouvement d’amour-propre m’ait entraîné trop loin et me mette à présent dans la nécessité de vous supprimer. Mais, vous devez le comprendre, en face des intérêts auxquels je me suis consacré, il n’y a plus de question de sentiment. Je puis bien vous le dire, c’est d’avoir pénétré mon secret que votre prédécesseur Sohne est mort, et non pas par l’explosion d’un sachet de dynamite!… La règle est absolue, il faut qu’elle soit inflexible! Je n’y puis rien changer.»

Marcel regardait Herr Schultze. Il comprit, au son de sa voix, à l’entêtement bestial de cette tête chauve, qu’il était perdu. Aussi ne se donna-t-il même pas la peine de protester.

«Quand mourrai-je et de quelle mort? demanda-t-il.

– Ne vous inquiétez pas de ce détail, répondit tranquillement Herr Schultze. Vous mourrez, mais la souffrance vous sera épargnée. Un matin, vous ne vous réveillerez pas. Voilà tout.»

Sur un signe du Roi de l’Acier, Marcel se vit emmené et consigné dans sa chambre, dont la porte fut gardée par les deux géants.

Mais, lorsqu’il se retrouva seul, il songea, en frémissant d’angoisse et de colère, au docteur, à tous les siens, à tous ses compatriotes, à tous ceux qu’il aimait!

«La mort qui m’attend n’est rien, se dit-il. Mais le danger qui les menace, comment le conjurer!»

Poprzednia częśćNastępna cześć

 

1 La grotte du Chien, aux environs de Naples, emprunte son nom à la propriété curieuse que possède son atmosphère d’asphyxier un chien ou un quadrupède quelconque bas sur jambes, sans faire de mal à un homme debout, – propriété due à une couche de gaz acide carbonique de soixante centimètres environ que son poids spécifique maintient au ras de terre.