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Jules Verne

 

les cinq cents millions de la bÉgum

 

(Chapitre IX-XII)

 

 

dessinspar Léon Benett

Bibliothèque d’Éducation et de Récréation

J. Hetzel et Cie

 

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© Andrzej Zydorczak

 

 

 

Chapitre IX

«P.P.C.»

 

a situation, en effet, était excessivement grave. Que pouvait faire Marcel, dont les heures d’existence étaient maintenant comptées, et qui voyait peut-être arriver sa dernière nuit avec le coucher du soleil?

Il ne dormit pas un instant – non par crainte de ne plus se réveiller, ainsi que l’avait dit Herr Schultze –, mais parce que sa pensée ne parvenait pas à quitter France-Ville, sous le coup de cette imminente catastrophe!

«Que tenter? se répétait-il. Détruire ce canon? Faire sauter la tour qui le porte? Et comment le pourrais-je? Fuir! fuir, lorsque ma chambre est gardée par ces deux colosses! Et puis, quand je parviendrais, avant cette date du 13 septembre, à quitter Stahlstadt, comment empêcherais-je?… Mais si! A défaut de notre chère cité, je pourrais au moins sauver ses habitants, arriver jusqu’à eux, leur crier: Fuyez sans retard! Vous êtes menacés de périr par le feu, par le fer! Fuyez tous!»

Puis, les idées de Marcel se jetaient dans un autre courant.

«Ce misérable Schultze! pensait-il. En admettant même qu’il ait exagéré les effets destructeurs de son obus, et qu’il ne puisse couvrir de ce feu inextinguible la ville tout entière il est certain qu’il peut d’un seul coup en incendier une partie considérable! C’est un engin effroyable qu’il a imaginé là, et, malgré la distance qui sépare les deux villes, ce formidable canon saura bien y envoyer son projectile! Une vitesse initiale vingt fois supérieure à la vitesse obtenue jusqu’ici! Quelque chose comme dix mille mètres, deux lieues et demie à la seconde! Mais c’est presque le tiers de la vitesse de translation de la terre sur son orbite! Est-ce donc possible?… Oui, oui!… si son canon n’éclate pas au premier coup!… Et il n’éclatera pas, car il est fait d’un métal dont la résistance à l’éclatement est presque infinie! Le coquin connaît très exactement la situation de France-Ville! Sans sortir de son antre, il pointera son canon avec une précision mathématique, et, comme il l’a dit, l’obus ira tomber sur le centre même de la cité! Comment en prévenir les infortunés habitants!»

Marcel n’avait pas fermé l’œil, quand le jour reparut. Il quitta alors le lit sur lequel il s’était vainement étendu pendant toute cette insomnie fiévreuse.

«Allons, se dit-il, ce sera pour la nuit prochaine! Ce bourreau, qui veut bien m’épargner la souffrance, attendra sans doute que le sommeil, l’emportant sur l’inquiétude, se soit emparé de moi! Et alors!… Mais quelle mort me réserve-t-il donc? Songe-t-il à me tuer avec quelque inhalation d’acide prussique pendant que je dormirai? Introduira-t-il dans ma chambre de ce gaz acide carbonique qu’il a à discrétion? N’emploiera-t-il pas plutôt ce gaz à l’état liquide, tel qu’il le met dans ses obus de verre, et dont le subit retour à l’état gazeux déterminera un froid de cent degrés! Et le lendemain, à la place de „moi”, de ce corps vigoureux bien constitué, plein de vie, on ne retrouverait plus qu’une momie desséchée, glacée, racornie!… Ah! le misérable! Eh bien, que mon cœur se sèche, s’il le faut, que ma vie se refroidisse dans cette insoutenable température, mais que mes amis, que le docteur Sarrasin, sa famille, Jeanne, ma petite Jeanne, soient sauvés! Or, pour cela, il faut que je fuie… Donc, je fuirai!»

En prononçant ce dernier mot, Marcel, par un mouvement instinctif, bien qu’il dût se croire renfermé dans sa chambre, avait mis la main sur la serrure de la porte.

A son extrême surprise, la porte s’ouvrit, et il put descendre, comme d’habitude, dans le jardin où il avait coutume de se promener.

«Ah! fit-il, je suis prisonnier dans le Bloc central, mais je ne le suis pas dans ma chambre! C’est déjà quelque chose!»

Seulement, à peine Marcel fut-il dehors, qu’il vit bien que, quoique libre en apparence, il ne pourrait plus faire un pas sans être escorté des deux personnages qui répondaient aux noms historiques, ou plutôt préhistoriques, d’Arminius et de Sigimer.

Il s’était déjà demandé plus d’une fois, en les rencontrant sur son passage, quelle pouvait bien être la fonction de ces deux colosses en casaque grise, au cou de taureau, aux biceps herculéens, aux faces rouges embroussaillées de moustaches épaisses et de favoris buissonnants!

Leur fonction, il la connaissait maintenant. C’étaient les exécuteurs des hautes œuvres de Herr Schultze, et provisoirement ses gardes du corps personnels.

Ces deux géants le tenaient à vue, couchaient à la porte de sa chambre, emboîtaient le pas derrière lui s’il sortait dans le parc. Un formidable armement de revolvers et de poignards, ajouté à leur uniforme, accentuait encore cette surveillance.

Avec cela, muets comme des poissons. Marcel ayant voulu, dans un but diplomatique, lier conversation avec eux, n’avait obtenu en réponse que des regards féroces. Même l’offre d’un verre de bière, qu’il avait quelque raison de croire irrésistible, était restée infructueuse. Après quinze heures d’observation, il ne leur connaissait qu’un vice – un seul –, la pipe, qu’ils prenaient la liberté de fumer sur ses talons. Cet unique vice, Marcel pourrait-il l’exploiter au profit de son propre salut? Il ne le savait pas, il ne pouvait encore l’imaginer, mais il s’était juré à lui-même de fuir, et rien ne devait être négligé de ce qui pouvait amener son évasion.

Or, cela pressait. Seulement, comment s’y prendre?

Au moindre signe de révolte ou de fuite, Marcel était sûr de recevoir deux balles dans la tête. En admettant qu’il fût manqué, il se trouvait au centre même d’une triple ligne fortifiée, bordée d’un triple rang de sentinelles.

Selon son habitude, l’ancien élève de l’École centrale s’était correctement posé le problème en mathématicien.

«Soit un homme gardé à vue par des gaillards sans scrupules, individuellement plus forts que lui, et de plus armés jusqu’aux dents. Il s’agit d’abord, pour cet homme, d’échapper à la vigilance de ses argousins. Ce premier point acquis il lui reste à sortir d’une place forte dont tous les abords sont rigoureusement surveillés…»

Cent fois, Marcel rumina cette double question et cent fois il se buta à une impossibilité.

Enfin, l’extrême gravité de la situation donna-t-elle à ses facultés d’invention le coup de fouet suprême? Le hasard décida-t-il seul de la trouvaille? Ce serait difficile à dire.

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Toujours est-il que, le lendemain, pendant que Marcel se promenait dans le parc, ses yeux s’arrêtèrent, au bord d’un parterre, sur un arbuste dont l’aspect le frappa.

C’était une plante de triste mine, herbacée, à feuilles alternes, ovales, aiguës et géminées, avec de grandes fleurs rouges en forme de clochettes monopétales et soutenues par un pédoncule axillaire.

Marcel, qui n’avait jamais fait de botanique qu’en amateur, crut pourtant reconnaître dans cet arbuste la physionomie caractéristique de la famille des solanées. A tout hasard, il en cueillit une petite feuille et la mâcha légèrement en poursuivant sa promenade.

Il ne s’était pas trompé. Un alourdissement de tous ses membres, accompagné d’un commencement de nausées l’avertit bientôt qu’il avait sous la main un laboratoire naturel de belladone, c’est-à-dire du plus actif des narcotiques.

Toujours flânant, il arriva jusqu’au petit lac artificiel qui s’étendait vers le sud du parc pour aller alimenter, à l’une de ses extrémités, une cascade assez servilement copiée sur celle du bois de Boulogne.

«Où donc se dégage l’eau de cette cascade?» se demanda Marcel.

C’était d’abord dans le lit d’une petite rivière, qui, après avoir décrit une douzaine de courbes, disparaissait sur la limite du parc.

Il devait donc se trouver là un déversoir, et, selon toute apparence, la rivière s’échappait en l’emplissant à travers un des canaux souterrains qui allaient arroser la plaine en dehors de Stahlstadt.

Marcel entrevit là une porte de sortie. Ce n’était pas une porte cochère évidemment, mais c’était une porte.

«Et si le canal était barré par des grilles de fer! objecta tout d’abord la voix de la prudence.

– Qui ne risque rien n’a rien! Les limes n’ont pas été inventées pour roder les bouchons, et il y en a d’excellentes dans le laboratoire!» répliqua une autre voix ironique, celle qui dicte les résolutions hardies.

En deux minutes, la décision de Marcel fut prise. Une idée – ce qu’on appelle une idée! – lui était venue, idée irréalisable, peut-être, mais qu’il tenterait de réaliser, si la mort ne le surprenait pas auparavant.

Il revint alors sans affectation vers l’arbuste à fleurs rouges, il en détacha deux ou trois feuilles, de telle sorte que ses gardiens ne pussent manquer de le voir.

Puis, une fois rentré dans sa chambre, il fit, toujours ostensiblement, sécher ces feuilles devant le feu, les roula dans ses mains pour les écraser, et les mêla à son tabac.

Pendant les six jours qui suivirent, Marcel, à son extrême surprise, se réveilla chaque matin. Herr Schultze, qu’il ne voyait plus, qu’il ne rencontrait jamais pendant ses promenades, avait-il donc renoncé à ce projet de se défaire de lui? Non, sans doute, pas plus qu’au projet de détruire la ville du docteur Sarrasin.

Marcel profita donc de la permission qui lui était laissée de vivre, et, chaque jour, il renouvela sa manœuvre. Il prenait soin, bien entendu, de ne pas fumer de belladone, et, à cet effet, il avait deux paquets de tabac, l’un pour son usage personnel, l’autre pour sa manipulation quotidienne. Son but était simplement d’éveiller la curiosité d’Arminius et de Sigimer. En fumeurs endurcis qu’ils étaient, ces deux brutes devaient bientôt en venir à remarquer l’arbuste dont il cueillait les feuilles, à imiter son opération et à essayer du goût que ce mélange communiquait au tabac.

Le calcul était juste, et le résultat prévu se produisit pour ainsi dire mécaniquement.

Dès le sixième jour – c’était la veille du fatal 13 septembre –, Marcel, en regardant derrière lui du coin de l’œil, sans avoir l’air d’y songer, eut la satisfaction de voir ses gardiens faire leur petite provision de feuilles vertes.

Une heure plus tard, il s’assura qu’ils les faisaient sécher à la chaleur du feu, les roulaient dans leurs grosses mains calleuses, les mêlaient à leur tabac. Ils semblaient même se pourlécher les lèvres à l’avance!

Marcel se proposait-il donc seulement d’endormir Arminius et Sigimer? Non. Ce n’était pas assez d’échapper à leur surveillance. Il fallait encore trouver la possibilité de passer par le canal, à travers la masse d’eau qui s’y déversait, même si ce canal mesurait plusieurs kilomètres de long. Or, ce moyen, Marcel l’avait imaginé. Il avait, il est vrai, neuf chances sur dix de périr, mais le sacrifice de sa vie, déjà condamnée, était fait depuis longtemps.

Le soir arriva, et, avec le soir, l’heure du souper, puis l’heure de la dernière promenade. L’inséparable trio prit le chemin du parc.

Sans hésiter, sans perdre une minute, Marcel se dirigea délibérément vers un bâtiment élevé dans un massif, et qui n’était autre que l’atelier des modèles. Il choisit un banc écarté, bourra sa pipe et se mit à la fumer.

Aussitôt, Arminius et Sigimer, qui tenaient leurs pipes toutes prêtes, s’installèrent sur le banc voisin et commencèrent à aspirer des bouffées énormes.

L’effet du narcotique ne se fit pas attendre.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, que les deux lourds Teutons bâillaient et s’étiraient à l’envi comme des ours en cage. Un nuage voila leurs yeux; leurs oreilles bourdonnèrent; leurs faces passèrent du rouge clair au rouge cerise; leurs bras tombèrent inertes; leurs têtes se renversèrent sur le dossier du banc.

Les pipes roulèrent à terre.

Finalement, deux ronflements sonores vinrent se mêler en cadence au gazouillement des oiseaux, qu’un été perpétuel retenait au parc de Stahlstadt.

Marcel n’attendait que ce moment. Avec quelle impatience, on le comprendra, puisque, le lendemain soir, à onze heures quarante-cinq, France-Ville, condamnée par Herr Schultze, aurait cessé d’exister.

Marcel s’était précipité dans l’atelier des modèles. Cette vaste salle renfermait tout un musée. Réductions de machines hydrauliques, locomotives, machines à vapeur, locomobiles, pompes d’épuisement, turbines, perforatrices, machines marines, coques de navire, il y avait là pour plusieurs millions de chefs-d’œuvre. C’étaient les modèles en bois de tout ce qu’avait fabriqué l’usine Schultze depuis sa fondation, et l’on peut croire que les gabarits de canons, de torpilles ou d’obus, n’y manquaient pas.

La nuit était noire, conséquemment propice au projet hardi que le jeune Alsacien comptait mettre à exécution. En même temps qu’il allait préparer son suprême plan d’évasion, il voulait anéantir le musée des modèles de Stahlstadt. Ah! s’il avait aussi pu détruire, avec la casemate et le canon qu’elle abritait, l’énorme et indestructible Tour du Taureau! Mais il n’y fallait pas songer.

Le premier soin de Marcel fut de prendre une petite scie d’acier, propre à scier le fer, qui était pendue à un des râteliers d’outils, et de la glisser dans sa poche. Puis, frottant une allumette qu’il tira de sa boîte, sans que sa main hésitât un instant, il porta la flamme dans un coin de la salle où étaient entassés des cartons d’épures et de légers modèles en bois de sapin.

Puis, il sortit.

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Un instant après, l’incendie, alimenté par toutes ces matières combustibles, projetait d’intenses flammes à travers les fenêtres de la salle. Aussitôt, la cloche d’alarme sonnait, un courant mettait en mouvement les carillons électriques des divers quartiers de Stahlstadt, et les pompiers, traînant leurs engins à vapeur, accouraient de toutes parts.

Au même moment, apparaissait Herr Schultze, dont la présence était bien faite pour encourager tous ces travailleurs.

En quelques minutes, les chaudières à vapeur avaient été mises en pression, et les puissantes pompes fonctionnaient avec rapidité. C’était un déluge d’eau qu’elles déversaient sur les murs et jusque sur les toits du musée des modèles. Mais le feu, plus fort que cette eau, qui, pour ainsi dire, se vaporisait à son contact au lieu de l’éteindre, eut bientôt attaqué toutes les parties de l’édifice à la fois. En cinq minutes, il avait acquis une intensité telle, que l’on devait renoncer à tout espoir de s’en rendre maître. Le spectacle de cet incendie était grandiose et terrible.

Marcel, blotti dans un coin, ne perdait pas de vue Herr Schultze, qui poussait ses hommes comme à l’assaut d’une ville. Il n’y avait pas, d’ailleurs, à faire la part du feu. Le musée des modèles était isolé dans le parc, et il était maintenant certain qu’il serait consumé tout entier.

A ce moment, Herr Schultze, voyant qu’on ne pourrait rien préserver du bâtiment lui-même, fit entendre ces mots jetés d’une voix éclatante:

«Dix mille dollars à qui sauvera le modèle n° 3175, enfermé sous la vitrine du centre!»

Ce modèle était précisément le gabarit du fameux canon perfectionné par Schultze, et plus précieux pour lui qu’aucun des autres objets enfermés dans le musée.

Mais, pour sauver ce modèle, il s’agissait de se jeter sous une pluie de feu, à travers une atmosphère de fumée noire qui devait être irrespirable. Sur dix chances, il y en avait neuf d’y rester! Aussi, malgré l’appât des dix mille dollars, personne ne répondait à l’appel de Herr Schultze.

Un homme se présenta alors.

C’était Marcel.

«J’irai, dit-il.

– Vous! s’écria Herr Schultze.

– Moi!

– Cela ne vous sauvera pas, sachez-le, de la sentence de mort prononcée contre vous!

– Je n’ai pas la prétention de m’y soustraire, mais d’arracher à la destruction ce précieux modèle!

– Va donc, répondit Herr Schultze, et je te jure que, si tu réussis, les dix mille dollars seront fidèlement remis à tes héritiers.

– J’y compte bien», répondit Marcel.

On avait apporté plusieurs de ces appareils Galibert, toujours préparés en cas d’incendie, et qui permettent de pénétrer dans les milieux irrespirables. Marcel en avait déjà fait usage, lorsqu’il avait tenté d’arracher à la mort le petit Carl, l’enfant de dame Bauer.

Un de ces appareils, chargé d’air sous une pression de plusieurs atmosphères, fut aussitôt placé sur son dos. La pince fixée à son nez, l’embouchure des tuyaux à sa bouche, il s’élança dans la fumée.

«Enfin! se dit-il. J’ai pour un quart d’heure d’air dans le réservoir!… Dieu veuille que cela me suffise!»

On l’imagine aisément, Marcel ne songeait en aucune façon à sauver le gabarit du canon Schultze. Il ne fit que traverser, au péril de sa vie, la salle emplie de fumée, sous une averse de brandons ignescents, de poutres calcinées, qui, par miracle, ne l’atteignirent pas, et, au moment où le toit s’effondrait au milieu d’un feu d’artifice d’étincelles, que le vent emportait jusqu’aux nuages, il s’échappait par une porte opposée qui s’ouvrait sur le parc.

Courir vers la petite rivière, en descendre la berge jusqu’au déversoir inconnu qui l’entraînait au-dehors de Stahlstadt, s’y plonger sans hésitation, ce fut pour Marcel l’affaire de quelques secondes.

Un rapide courant le poussa alors dans une masse d’eau qui mesurait sept à huit pieds de profondeur. Il n’avait pas besoin de s’orienter, car le courant le conduisait comme s’il eût tenu un fil d’Ariane. Il s’aperçut presque aussitôt qu’il était entré dans un étroit canal, sorte de boyau, que le trop-plein de la rivière emplissait tout entier.

«Quelle est la longueur de ce boyau? se demanda Marcel. Tout est là! Si je ne l’ai pas franchi en un quart d’heure, l’air me manquera, et je suis perdu!»

Marcel avait conservé tout son sang-froid. Depuis dix minutes, le courant le poussait ainsi, quand il se heurta à un obstacle.

C’était une grille de fer, montée sur gonds, qui fermait le canal.

«Je devais le craindre!» se dit simplement Marcel.

Et, sans perdre une seconde, il tira la scie de sa poche, et commença à scier le pêne à l’affleurement de la gâche.

Cinq minutes de travail n’avaient pas encore détaché ce pêne. La grille restait obstinément fermée. Déjà Marcel ne respirait plus qu’avec une difficulté extrême. L’air, très raréfié dans le réservoir, ne lui arrivait qu’en une insuffisante quantité. Des bourdonnements aux oreilles, le sang aux yeux, la congestion le prenant à la tête, tout indiquait qu’une imminente asphyxie allait le foudroyer! Il résistait, cependant, il retenait sa respiration afin de consommer le moins possible de cet oxygène que ses poumons étaient impropres à dégager de ce milieu!… mais le pêne ne cédait pas, quoique largement entamé!

A ce moment, la scie lui échappa.

«Dieu ne peut être contre moi!» pensa-t-il.

Et, secouant la grille à deux mains, il le fit avec cette vigueur que donne le suprême instinct de la conservation.

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La grille s’ouvrit. Le pêne était brisé, et le courant emporta l’infortuné Marcel, presque entièrement suffoqué, et qui s’épuisait à aspirer les dernières molécules d’air du réservoir!

 

Le lendemain, lorsque les gens de Herr Schultze pénétrèrent dans l’édifice entièrement dévoré par l’incendie, ils ne trouvèrent ni parmi les débris, ni dans les cendres chaudes, rien qui restât d’un être humain. Il était donc certain que le courageux ouvrier avait été victime de son dévouement. Cela n’étonnait pas ceux qui l’avaient connu dans les ateliers de l’usine.

Le modèle si précieux n’avait donc pas pu être sauvé, mais l’homme qui possédait les secrets du Roi de l’Acier était mort.

«Le Ciel m’est témoin que je voulais lui épargner la souffrance, se dit tout bonnement Herr Schultze! En tout cas c’est une économie de dix mille dollars!»

Et ce fut toute l’oraison funèbre du jeune Alsacien!

 

 

Chapitre X

Un article de l’Unsere Centurie, revue allemande.

 

n mois avant l’époque à laquelle se passaient les événements qui ont été racontés ci-dessus, une revue à couverture saumon, intitulée Unsere Centurie (Notre Siècle), publiait l’article suivant au sujet de France-Ville, article qui fut particulièrement goûté par les délicats de l’empire germanique, peut-être parce qu’il ne prétendait étudier cette cité qu’à un point de vue exclusivement matériel.

«Nous avons déjà entretenu nos lecteurs du phénomène extraordinaire qui s’est produit sur la côte occidentale des Etats-Unis. La grande république américaine, grâce à la proportion considérable d’émigrants que renferme sa population, a de longue date habitué le monde à une succession de surprises. Mais la dernière et la plus singulière est véritablement celle d’une cité appelée France-Ville, dont l’idée même n’existait pas il y a cinq ans, aujourd’hui florissante et subitement arrivée au plus haut degré de prospérité.

«Cette merveilleuse cité s’est élevée comme par enchantement sur la rive embaumée du Pacifique. Nous n’examinerons pas si, comme on l’assure, le plan primitif et l’idée première de cette entreprise appartiennent à un Français, le docteur Sarrasin. La chose est possible, étant donné que ce médecin peut se targuer d’une parenté éloignée avec notre illustre Roi de l’Acier. Même, soit dit en passant, on ajoute que la captation d’un héritage considérable, qui revenait légitimement à Herr Schultze, n’a pas été étrangère à la fondation de France-Ville. Partout où il se fait quelque bien dans le monde, on peut être certain de trouver une semence germanique; c’est une vérité que nous sommes fiers de constater à l’occasion. Mais, quoi qu’il en soit, nous devons à nos lecteurs des détails précis et authentiques sur cette végétation spontanée d’une cité modèle.

«Qu’on n’en cherche pas le nom sur la carte. Même le grand atlas en trois cent soixante-dix-huit volumes in-folio de notre éminent Tuchtigmann, où sont indiqués avec une exactitude rigoureuse tous les buissons et bouquets d’arbres de l’Ancien et du Nouveau Monde, même ce monument généreux de la science géographique appliquée à l’art du tirailleur, ne porte pas encore la moindre trace de France-Ville. A la place où s’élève maintenant la cité nouvelle s’étendait encore, il y a cinq ans, une lande déserte. C’est le point exact indiqué sur la carte par le 43e degré 11’ 3’’ de latitude nord, et le 124e degré 41’ 17” de longitude à l’ouest de Greenwich. Il se trouve, comme on voit, au bord de l’océan Pacifique et au pied de la chaîne secondaire des montagnes Rocheuses qui a reçu le nom de Monts-des-Cascades, à vingt lieues au nord du cap Blanc, État d’Oregon, Amérique septentrionale.

«L’emplacement le plus avantageux avait été recherché avec soin et choisi entre un grand nombre d’autres sites favorables. Parmi les raisons qui en ont déterminé l’adoption, on fait valoir spécialement sa latitude tempérée dans l’hémisphère Nord, qui a toujours été à la tête de la civilisation terrestre – sa position au milieu d’une république fédérative et dans un État encore nouveau, qui lui a permis de se faire garantir provisoirement son indépendance et des droits analogues à ceux que possède en Europe la principauté de Monaco, sous la condition de rentrer après un certain nombre d’années dans l’Union; – sa situation sur l’Océan, qui devient de plus en plus la grande route du globe; – la nature accidentée, fertile et éminemment salubre du sol; – la proximité d’une chaîne de montagnes qui arrête à la fois les vents du nord, du midi et de l’est, en laissant à la brise du Pacifique le soin de renouveler l’atmosphère de la cité, – la possession d’une petite rivière dont l’eau fraîche, douce légère, oxygénée par des chutes répétées et par la rapidité de son cours, arrive parfaitement pure à la mer; – enfin, un port naturel très aisé à développer par des jetées et formé par un long promontoire recourbé en crochet.

«On indique seulement quelques avantages secondaires: proximité de belles carrières de marbre et de pierre, gisements de kaolin, voire même des traces de pépites aurifères. En fait, ce détail a manqué faire abandonner le territoire; les fondateurs de la ville craignaient que la fièvre de l’or vînt se mettre à la traverse de leurs projets. Mais, par bonheur, les pépites étaient petites et rares.

«Le choix du territoire, quoique déterminé seulement par des études sérieuses et approfondies, n’avait d’ailleurs pris que peu de jours et n’avait pas nécessité d’expédition spéciale. La science du globe est maintenant assez avancée pour qu’on puisse, sans sortir de son cabinet, obtenir sur les régions les plus lointaines des renseignements exacts et précis.

«Ce point décidé, deux commissaires du comité d’organisation ont pris à Liverpool le premier paquebot en partance, sont arrivés en onze jours à New York, et sept jours plus tard à San Francisco, où ils ont nolisé un steamer, qui les déposait en dix heures au site désigné.

«S’entendre avec la législature d’Oregon, obtenir une concession de terre allongée du bord de la mer à la crête des Cascade-Mounts, sur une largeur de quatre lieues, désintéresser, avec quelques milliers de dollars, une demi-douzaine de planteurs qui avaient sur ces terres des droits réels ou supposés, tout cela n’a pas pris plus d’un mois.

«En janvier 1872, le territoire était déjà reconnu, mesuré, jalonné, sondé, et une armée de vingt mille coolies chinois, sous la direction de cinq cents contremaîtres et ingénieurs européens, était à l’œuvre. Des affiches placardées dans tout l’État de Californie, un wagon-annonce ajouté en permanence au train rapide qui part tous les matins de San Francisco pour traverser le continent américain, et une réclame quotidienne dans les vingt-trois journaux de cette ville, avaient suffi pour assurer le recrutement des travailleurs. Il avait même été inutile d’adopter le procédé de publicité en grand, par voie de lettres gigantesques sculptées sur les pics des montagnes Rocheuses, qu’une compagnie était venue offrir à prix réduits. Il faut dire aussi que l’affluence des coolies chinois dans l’Amérique occidentale jetait à ce moment une perturbation grave sur le marché des salaires. Plusieurs Etats avaient dû recourir, pour protéger les moyens d’existence de leurs propres habitants et pour empêcher des violences sanglantes, à une expulsion en masse de ces malheureux. La fondation de France-Ville vint à point pour les empêcher de périr. Leur rémunération uniforme fut fixée à un dollar par jour, qui ne devait leur être payé qu’après l’achèvement des travaux, et à des vivres en nature distribués par l’administration municipale. On évita ainsi le désordre et les spéculations éhontées qui déshonorent trop souvent ces grands déplacements de population. Le produit des travaux était déposé toutes les semaines, en présence des délégués, à la grande Banque de San Francisco, et chaque coolie devait s’engager, en le touchant, à ne plus revenir. Précaution indispensable pour se débarrasser d’une population jaune, qui n’aurait pas manqué de modifier d’une manière assez fâcheuse le type et le génie de la cité nouvelle. Les fondateurs s’étant d’ailleurs réservé le droit d’accorder ou de refuser le permis de séjour, l’application de la mesure a été relativement aisée.

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«La première grande entreprise a été l’établissement d’un embranchement ferré, reliant le territoire de la ville nouvelle au tronc du Pacific-Railroad et tombant à la ville de Sacramento. On eut soin d’éviter tous les bouleversements de terres ou tranchées profondes qui auraient pu exercer sur la salubrité une influence fâcheuse. Ces travaux et ceux du port furent poussés avec une activité extraordinaire. Dès le mois d’avril, le premier train direct de New York amenait en gare de France-Ville les membres du comité, jusqu’à ce jour restés en Europe.

«Dans cet intervalle, les plans généraux de la ville, le détail des habitations et des monuments publics avaient été arrêtés.

«Ce n’étaient pas les matériaux qui manquaient: dès les premières nouvelles du projet, l’industrie américaine s’était empressée d’inonder les quais de France-Ville de tous les éléments imaginables de construction. Les fondateurs n’avaient que l’embarras du choix. Ils décidèrent que la pierre de taille serait réservée pour les édifices nationaux et pour l’ornementation générale, tandis que les maisons seraient faites de briques. Non pas, bien entendu, de ces briques grossièrement moulées avec un gâteau de terre plus ou moins bien cuit, mais de briques légères, parfaitement régulières de forme, de poids et de densité, transpercées dans le sens de leur longueur d’une série de trous cylindriques et parallèles. Ces trous, assemblés bout à bout, devaient former dans l’épaisseur de tous les murs des conduits ouverts à leurs deux extrémités, et permettre ainsi à l’air de circuler librement dans l’enveloppe extérieure des maisons, comme dans les cloisons internes1. Cette disposition avait en même temps le précieux avantage d’amortir les sons et de procurer à chaque appartement une indépendance complète.

«Le comité ne prétendait pas d’ailleurs imposer aux constructeurs un type de maison. Il était plutôt l’adversaire de cette uniformité fatigante et insipide; il s’était contenté de poser un certain nombre de règles fixes, auxquelles les architectes étaient tenus de se plier:

«1° Chaque maison sera isolée dans un lot de terrain planté d’arbres, de gazon et de fleurs. Elle sera affectée à une seule famille.

«2° Aucune maison n’aura plus de deux étages; l’air et la lumière ne doivent pas être accaparés par les uns au détriment des autres.

«3° Toutes les maisons seront en façade à dix mètres en arrière de la rue, dont elles seront séparées par une grille à hauteur d’appui. L’intervalle entre la grille et la façade sera aménagé en parterre.

«4° Les murs seront faits de briques tubulaires brevetées, conformes au modèle. Toute liberté est laissée aux architectes pour l’ornementation.

«5° Les toits seront en terrasses, légèrement inclinés dans les quatre sens, couverts de bitume, bordés d’une galerie assez haute pour rendre les accidents impossibles, et soigneusement canalisés pour l’écoulement immédiat des eaux de pluie.

«6° Toutes les maisons seront bâties sur une voûte de fondations, ouverte de tous côtés, et formant sous le premier plan d’habitation un sous-sol d’aération en même temps qu’une halle. Les conduits à eau et les décharges y seront à découvert, appliqués au pilier central de la voûte, de telle sorte qu’il soit toujours aisé d’en vérifier l’état, et, en cas d’incendie, d’avoir immédiatement l’eau nécessaire. L’aire de cette halle, élevée de cinq à six centimètres au-dessus du niveau de la rue, sera proprement sablée. Une porte et un escalier spécial la mettront en communication directe avec les cuisines ou offices, et toutes les transactions ménagères pourront s’opérer là sans blesser la vue ou l’odorat.

«7° Les cuisines, offices ou dépendances seront, contrairement à l’usage ordinaire, placés à l’étage supérieur et en communication avec la terrasse, qui en deviendra ainsi la large annexe en plein air. Un élévateur, mû par une force mécanique, qui sera, comme la lumière artificielle et l’eau, mise à prix réduit à la disposition des habitants, permettra aisément le transport de tous les fardeaux à cet étage.

«8° Le plan des appartements est laissé à la fantaisie individuelle. Mais deux dangereux éléments de maladie, véritables nids à miasmes et laboratoires de poisons, en sont impitoyablement proscrits: les tapis et les papiers peints. Les parquets, artistement construits de bois précieux assemblés en mosaïques par d’habiles ébénistes, auraient tout à perdre à se cacher sous des lainages d’une propreté douteuse. Quant aux murs, revêtus de briques vernies, ils présentent aux yeux l’éclat et la variété des appartements intérieurs de Pompéi, avec un luxe de couleurs et de durée que le papier peint, chargé de ses mille poisons subtils, n’a jamais pu atteindre. On les lave comme on lave les glaces et les vitres, comme on frotte les parquets et les plafonds. Pas un germe morbide ne peut s’y mettre en embuscade.

«9° Chaque chambre à coucher est distincte du cabinet de toilette. On ne saurait trop recommander de faire de cette pièce, où se passe un tiers de la vie, la plus vaste, la plus aérée et en même temps la plus simple. Elle ne doit servir qu’au sommeil: quatre chaises, un lit en fer, muni d’un sommier à jours et d’un matelas de laine fréquemment battu, sont les seuls meubles nécessaires. Les édredons, couvre-pieds piqués et autres, alliés puissants des maladies épidemiques, en sont naturellement exclus. De bonnes couvertures de laine, légères et chaudes, faciles à blanchir, suffisent amplement à les remplacer. Sans proscrire formellement les rideaux et les draperies, on doit conseiller du moins de les choisir parmi les étoffes susceptibles de fréquents lavages.

«10° Chaque pièce a sa cheminée chauffée, selon les goûts, au feu de bois ou de houille, mais à toute cheminée correspond une bouche d’appel d’air extérieur. Quant à la fumée, au lieu d’être expulsée par les toits, elle s’engage à travers des conduits souterrains qui l’appellent dans des fourneaux spéciaux, établis, aux frais de la ville, en arrière des maisons, à raison d’un fourneau pour deux cents habitants. Là, elle est dépouillée des particules de carbone qu’elle emporte, et déchargée à l’état incolore, à une hauteur de trente-cinq mètres, dans l’atmosphère.

«Telles sont les dix règles fixes, imposées pour la construction de chaque habitation particulière.

«Les dispositions générales ne sont pas moins soigneusement étudiées.

«Et d’abord le plan de la ville est essentiellement simple et régulier, de manière à pouvoir se prêter à tous les développements. Les rues, croisées à angles droits, sont tracées à distances égales, de largeur uniforme, plantées d’arbres et désignées par des numéros d’ordre.

«De demi-kilomètre en demi-kilomètre, la rue, plus large d’un tiers, prend le nom de boulevard ou avenue, et présente sur un de ses côtés une tranchée à découvert pour les tramways et chemins de fer métropolitains. A tous les carrefours, un jardin public est réservé et orné de belles copies des chefs-d’œuvre de la sculpture, en attendant que les artistes de France-Ville aient produit des morceaux originaux dignes de les remplacer.

«Toutes les industries et tous les commerces sont libres.

«Pour obtenir le droit de résidence à France-Ville, il suffit, mais il est nécessaire de donner de bonnes références, d’être apte à exercer une profession utile ou libérale, dans l’industrie, les sciences ou les arts, de s’engager à observer les lois de la ville. Les existences oisives n’y seraient pas tolérées.

«Les édifices publics sont déjà en grand nombre. Les plus importants sont la cathédrale, un certain nombre de chapelles, les musées, les bibliothèques, les écoles et les gymnases, aménagés avec un luxe et une entente des convenances hygiéniques véritablement dignes d’une grande cité.

«Inutile de dire que les enfants sont astreints dès l’âge de quatre ans à suivre les exercices intellectuels et physiques, qui peuvent seuls développer leurs forces cérébrales et musculaires. On les habitue tous à une propreté si rigoureuse, qu’ils considèrent une tache sur leurs simples habits comme un déshonneur véritable.

«Cette question de la propreté individuelle et collective est du reste la préoccupation capitale des fondateurs de France-Ville. Nettoyer, nettoyer sans cesse, détruire et annuler aussitôt qu’ils sont formés les miasmes qui émanent constamment d’une agglomération humaine, telle est l’œuvre principale du gouvernement central. A cet effet, les produits des égouts sont centralisés hors de la ville, traités par des procédés qui en permettent la condensation et le transport quotidien dans les campagnes.

«L’eau coule partout à flots. Les rues, pavées de bois bitumé, et les trottoirs de pierre sont aussi brillants que le carreau d’une cour hollandaise. Les marchés alimentaires sont l’objet d’une surveillance incessante, et des peines sévères sont appliquées aux négociants qui osent spéculer sur la santé publique. Un marchand qui vend un œuf gâté, une viande avariée, un litre de lait sophistiqué, est tout simplement traité comme un empoisonneur qu’il est. Cette police sanitaire, si nécessaire et si délicate, est confiée à des hommes expérimentés, à de véritables spécialistes, élevés à cet effet dans les écoles normales.

«Leur juridiction s’étend jusqu’aux blanchisseries mêmes, toutes établies sur un grand pied, pourvues de machines à vapeur, de séchoirs artificiels et surtout de chambres désinfectantes. Aucun linge de corps ne revient à son propriétaire sans avoir été véritablement blanchi à fond, et un soin spécial est pris de ne jamais réunir les envois de deux familles distinctes. Cette simple précaution est d’un effet incalculable.

«Les hôpitaux sont peu nombreux, car le système de l’assistance à domicile est général, et ils sont réservés aux étrangers sans asile et à quelques cas exceptionnels. Il est à peine besoin d’ajouter que l’idée de faire d’un hôpital un édifice plus grand que tous les autres et d’entasser dans un même foyer d’infection sept à huit cents malades, n’a pu entrer dans la tête d’un fondateur de la cité modèle. Loin de chercher, par une étrange aberration, à réunir systématiquement plusieurs patients, on ne pense au contraire qu’à les isoler. C’est leur intérêt particulier aussi bien que celui du public. Dans chaque maison, même, on recommande de tenir autant que possible le malade en un appartement distinct. Les hôpitaux ne sont que des constructions exceptionnelles et restreintes, pour l’accommodation temporaire de quelques cas pressants.

«Vingt, trente malades au plus, peuvent se trouver – chacun ayant sa chambre particulière –, centralisés dans ces baraques légères, faites de bois de sapin, et qu’on brûle régulièrement tous les ans pour les renouveler. Ces ambulances, fabriquées de toutes pièces sur un modèle spécial, ont d’ailleurs l’avantage de pouvoir être transportées à volonté sur tel ou tel point de la ville, selon les besoins, et multipliées autant qu’il est nécessaire.

«Une innovation ingénieuse, rattachée à ce service, est celle d’un corps de gardes-malades éprouvées, dressées spécialement à ce métier tout spécial, et tenues par l’administration centrale à la disposition du public. Ces femmes, choisies avec discernement, sont pour les médecins les auxiliaires les plus précieux et les plus dévoués. Elles apportent au sein des familles les connaissances pratiques si nécessaires et si souvent absentes au moment du danger, et elles ont pour mission d’empêcher la propagation de la maladie en même temps qu’elles soignent le malade.

«On ne finirait pas si l’on voulait énumérer tous les perfectionnements hygiéniques que les fondateurs de la ville nouvelle ont inaugurés. Chaque citoyen reçoit à son arrivée une petite brochure, où les principes les plus importants d’une vie réglée selon la science sont exposés dans un langage simple et clair.

«Il y voit que l’équilibre parfait de toutes ses fonctions est une des nécessités de la santé; que le travail et le repos sont également indispensables à ses organes; que la fatigue est nécessaire à son cerveau comme à ses muscles; que les neuf dixièmes des maladies sont dues à la contagion transmise par l’air ou les aliments. Il ne saurait donc entourer sa demeure et sa personne de trop de „quarantaines” sanitaires. Eviter l’usage des poisons excitants, pratiquer les exercices du corps, accomplir consciencieusement tous les jours une tâche fonctionnelle, boire de la bonne eau pure, manger des viandes et des légumes sains et simplement préparés, dormir régulièrement sept à huit heures par nuit, tel est l’ABC de la santé.

«Partis des premiers principes posés par les fondateurs, nous en sommes venus insensiblement à parler de cette cité singulière comme d’une ville achevée. C’est qu’en effet, les premières maisons une fois bâties, les autres sont sorties de terre comme par enchantement. Il faut avoir visité le Far-West pour se rendre compte de ces efflorescences urbaines. Encore désert au mois de janvier 1872, l’emplacement choisi comptait déjà six mille maisons en 1873. Il en possédait neuf mille et tous ses édifices au complet en 1874.

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«Il faut dire que la spéculation a eu sa part dans ce succès inouï. Construites en grand sur des terrains immenses et sans valeur au début, les maisons étaient livrées à des prix très modérés et louées à des conditions très modestes. L’absence de tout octroi, l’indépendance politique de ce petit territoire isolé, l’attrait de la nouveauté, la douceur du climat ont contribué à appeler l’émigration. A l’heure qu’il est, France-Ville compte près de cent mille habitants.

«Ce qui vaut mieux et ce qui peut seul nous intéresser, c’est que l’expérience sanitaire est des plus concluantes. Tandis que la mortalité annuelle, dans les villes les plus favorisées de la vieille Europe ou du Nouveau Monde, n’est jamais sensiblement descendue au-dessous de trois pour cent, à France-Ville la moyenne de ces cinq dernières années n’est que de un et demi. Encore ce chiffre est-il grossi par une petite épidémie de fièvre paludéenne qui a signalé la première campagne. Celui de l’an dernier, pris séparément, n’est que de un et quart. Circonstance plus importante encore: à quelques exceptions près, toutes les morts actuellement enregistrées ont été dues à des affections spécifiques et la plupart héréditaires. Les maladies accidentelles ont été à la fois infiniment plus rares, plus limitées et moins dangereuses que dans aucun autre milieu. Quant aux épidémies proprement dites, on n’en a point vu.

«Les développements de cette tentative seront intéressants à suivre. Il sera curieux, notamment, de rechercher si l’influence d’un régime aussi scientifique sur toute la durée d’une génération, à plus forte raison de plusieurs générations, ne pourrait pas amortir les prédispositions morbides héréditaires.

«Il n’est assurément pas outrecuidant de l’espérer, a écrit un des fondateurs de cette étonnante agglomération, et, dans ce cas, quelle ne serait pas la grandeur du résultat! Les hommes vivant jusqu’à quatre-vingt-dix ou cent ans, ne mourant plus que de vieillesse, comme la plupart des animaux, comme les plantes!»

«Un tel rêve a de quoi séduire!

«S’il nous est permis, toutefois, d’exprimer notre opinion sincère, nous n’avons qu’une foi médiocre dans le succès définitif de l’expérience. Nous y apercevons un vice originel et vraisemblablement fatal, qui est de se trouver aux mains d’un comité où l’élément latin domine et dont l’élément germanique a été systématiquement exclu. C’est là un fâcheux symptôme. Depuis que le monde existe, il ne s’est rien fait de durable que par l’Allemagne, et il ne se fera rien sans elle de définitif. Les fondateurs de France-Ville auront bien pu déblayer le terrain, élucider quelques points spéciaux; mais ce n’est pas encore sur ce point de l’Amérique, c’est aux bords de la Syrie que nous verrons s’élever un jour la vraie cité modèle.»

 

 

Chapitre XI

Un dîner chez le docteur Sarrasin.

 

e 13 septembre – quelques heures seulement avant l’instant fixé par Herr Schultze pour la destruction de France-Ville –, ni le gouverneur ni aucun des habitants ne se doutaient encore de l’effroyable danger qui les menaçait.

Il était sept heures du soir.

Cachée dans d’épais massifs de lauriers-roses et de tamarins, la cité s’allongeait gracieusement au pied des Cascade-Mounts et présentait ses quais de marbre aux vagues courtes du Pacifique, qui venaient les caresser sans bruit. Les rues, arrosées avec soin, rafraîchies par la brise, offraient aux yeux le spectacle le plus riant et le plus animé. Les arbres qui les ombrageaient bruissaient doucement. Les pelouses verdissaient. Les fleurs des parterres, rouvrant leurs corolles, exhalaient toutes à la fois leurs parfums. Les maisons souriaient, calmes et coquettes dans leur blancheur. L’air était tiède, le ciel bleu comme la mer, qu’on voyait miroiter au bout des longues avenues.

Un voyageur, arrivant dans la ville, aurait été frappé de l’air de santé des habitants, de l’activité qui régnait dans les rues. On fermait justement les académies de peinture, de musique, de sculpture, la bibliothèque, qui étaient réunies dans le même quartier et où d’excellents cours publics étaient organisés par sections peu nombreuses, – ce qui permettait à chaque élève de s’approprier à lui seul tout le fruit de la leçon. La foule, sortant de ces établissements, occasionna pendant quelques instants un certain encombrement; mais aucune exclamation d’impatience, aucun cri ne se fit entendre. L’aspect général était tout de calme et de satisfaction.

C’était, non au centre de la ville, mais sur le bord du Pacifique que la famille Sarrasin avait bâti sa demeure. Là, tout d’abord, – car cette maison fut construite une des premières –, le docteur était venu s’établir définitivement avec sa femme et sa fille Jeanne.

Octave, le millionnaire improvisé, avait voulu rester à Paris, mais il n’avait plus Marcel pour lui servir de mentor.

Les deux amis s’étaient presque perdus de vue depuis l’époque où ils habitaient ensemble la rue du Roi-de-Sicile. Lorsque le docteur avait émigré avec sa femme et sa fille à la côte de l’Oregon, Octave était resté maître de lui-même. Il avait bientôt été entraîné fort loin de l’école, où son père avait voulu lui faire continuer ses études, et il avait échoué au dernier examen, d’où son ami était sorti avec le numéro un.

Jusque-là, Marcel avait été la boussole du pauvre Octave, incapable de se conduire lui-même. Lorsque le jeune Alsacien fut parti, son camarade d’enfance finit peu à peu par mener à Paris ce qu’on appelle la vie à grandes guides. Le mot était, dans le cas présent, d’autant plus juste que la sienne se passait en grande partie sur le siège élevé d’un énorme coach à quatre chevaux, perpétuellement en voyage entre l’avenue Marigny, où il avait pris un appartement, et les divers champs de courses de la banlieue. Octave Sarrasin, qui, trois mois plus tôt, savait à peine rester en selle sur les chevaux de manège qu’il louait à l’heure, était devenu subitement un des hommes de France les plus profondément versés dans les mystères de l’hippologie. Son érudition était empruntée à un groom anglais qu’il avait attaché à son service et qui le dominait entièrement par l’étendue de ses connaissances spéciales.

Les tailleurs, les selliers et les bottiers se partageaient ses matinées. Ses soirées appartenaient aux petits théâtres et aux salons d’un cercle, tout flambant neuf, qui venait de s’ouvrir au coin de la rue Tronchet, et qu’Octave avait choisi parce que le monde qu’il y trouvait rendait à son argent un hommage que ses seuls mérites n’avaient pas rencontré ailleurs. Ce monde lui paraissait l’idéal de la distinction. Chose particulière, la liste, somptueusement encadrée, qui figurait dans le salon d’attente, ne portait guère que des noms étrangers. Les titres foisonnaient, et l’on aurait pu se croire, du moins en les énumérant, dans l’antichambre d’un collège héraldique. Mais, si l’on pénétrait plus avant, on pensait plutôt se trouver dans une exposition vivante d’ethnologie. Tous les gros nez et tous les teints bilieux des deux mondes semblaient s’être donné rendez-vous là. Supérieurement habillés, du reste, ces personnages cosmopolites, quoiqu’un goût marqué pour les étoffes blanchâtres révélât l’éternelle aspiration des races jaune ou noire vers la couleur des «faces pâles».

Octave Sarrasin paraissait un jeune dieu au milieu de ces bimanes. On citait ses mots, on copiait ses cravates, on acceptait ses jugements comme articles de foi. Et lui, enivré de cet encens, ne s’apercevait pas qu’il perdait régulièrement tout son argent au baccara et aux courses. Peut-être certains membres du club, en leur qualité d’Orientaux, pensaient-ils avoir des droits à l’héritage de la Bégum. En tout cas, ils savaient l’attirer dans leurs poches par un mouvement lent, mais continu.

Dans cette existence nouvelle, les liens qui attachaient Octave à Marcel Bruckmann s’étaient vite relâchés. A peine, de loin en loin, les deux camarades échangeaient-ils une lettre. Que pouvait-il y avoir de commun entre l’âpre travailleur, uniquement occupé d’amener son intelligence à un degré supérieur de culture et de force, et le joli garçon, tout gonflé de son opulence, l’esprit rempli de ses histoires de club et d’écurie?

On sait comment Marcel quitta Paris, d’abord pour observer les agissements de Herr Schultze, qui venait de fonder Stahlstadt, une rivale de France-Ville, sur le même terrain indépendant des États-Unis, puis pour entrer au service du Roi de l’Acier.

Pendant deux ans, Octave mena cette vie d’inutile et de dissipé. Enfin, l’ennui de ces choses creuses le prit, et, un beau jour, après quelques millions dévorés, il rejoignit son père, – ce qui le sauva d’une ruine menaçante, encore plus morale que physique. A cette époque, il demeurait donc à France-Ville dans la maison du docteur.

Sa sœur Jeanne, à en juger du moins par l’apparence, était alors une exquise jeune fille de dix-neuf ans, à laquelle son séjour de quatre années dans sa nouvelle patrie avait donné toutes les qualités américaines, ajoutées à toutes les grâces françaises. Sa mère disait parfois qu’elle n’avait jamais soupçonné, avant de l’avoir pour compagne de tous les instants, le charme de l’intimité absolue.

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Quant à Mme Sarrasin, depuis le retour de l’enfant prodigue, son dauphin, le fils aîné de ses espérances, elle était aussi complètement heureuse qu’on peut l’être ici-bas, car elle s’associait à tout le bien que son mari pouvait faire et faisait, grâce à son immense fortune.

Ce soir-là, le docteur Sarrasin avait reçu, à sa table, deux de ses plus intimes amis, le colonel Hendon, un vieux débris de la guerre de Sécession, qui avait laissé un bras à Pittsburg et une oreille à Seven-Oaks, mais qui n’en tenait pas moins sa partie tout comme un autre à la table d’échecs; puis M. Lentz, directeur général de l’enseignement dans la nouvelle cité.

La conversation roulait sur les projets de l’administration de la ville, sur les résultats déjà obtenus dans les établissements publics de toute nature, institutions, hôpitaux, caisses de secours mutuel.

M. Lentz, selon le programme du docteur, dans lequel l’enseignement religieux n’était pas oublié, avait fondé plusieurs écoles primaires où les soins du maître tendaient à développer l’esprit de l’enfant en le soumettant à une gymnastique intellectuelle, calculée de manière à suivre l’évolution naturelle de ses facultés. On lui apprenait à aimer une science avant de s’en bourrer, évitant ce savoir qui, dit Montaigne, «nage en la superficie de la cervelle», ne pénètre pas l’entendement, ne rend ni plus sage ni meilleur. Plus tard, une intelligence bien préparée saurait, elle-même, choisir sa route et la suivre avec fruit.

Les soins d’hygiène étaient au premier rang dans une éducation si bien ordonnée. C’est que l’homme, corps et esprit, doit être également assuré de ces deux serviteurs; si l’un fait défaut, il en souffre, et l’esprit à lui seul succomberait bientôt.

A cette époque, France-Ville avait atteint le plus haut degré de prospérité, non seulement matérielle, mais intellectuelle. Là, dans des congrès, se réunissaient les plus illustres savants des deux mondes. Des artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, attirés par la réputation de cette cité, y affluaient. Sous ces maîtres étudiaient de jeunes Francevillais, qui promettaient d’illustrer un jour ce coin de la terre américaine. Il était donc permis de prévoir que cette nouvelle Athènes, française d’origine, deviendrait avant peu la première des cités.

Il faut dire aussi que l’éducation militaire des élèves se faisait dans les Lycées concurremment avec l’éducation civile. En en sortant, les jeunes gens connaissaient, avec le maniement des armes, les premiers éléments de stratégie et de tactique.

Aussi, le colonel Hendon, lorsqu’on fut sur ce chapitre, déclara-t-il qu’il était enchanté de toutes ses recrues.

«Elles sont, dit-il, déjà accoutumées aux marches forcées, à la fatigue, à tous les exercices du corps. Notre armée se compose de tous les citoyens, et tous, le jour où il le faudra, se trouveront soldats aguerris et disciplinés.»

France-Ville avait bien les meilleures relations avec tous les États voisins, car elle avait saisi toutes les occasions de les obliger; mais l’ingratitude parle si haut, dans les questions d’intérêt, que le docteur et ses amis n’avaient pas perdu de vue la maxime: Aide-toi, le Ciel t’aidera! et ils ne voulaient compter que sur eux-mêmes.

On était à la fin du dîner: le dessert venait d’être enlevé, et, selon l’habitude anglo-saxonne qui avait prévalu, les dames venaient de quitter la table.

Le docteur Sarrasin, Octave, le colonel Hendon et M. Lentz continuaient la conversation commencée, et entamaient les plus hautes questions d’économie politique, lorsqu’un domestique entra et remit au docteur son journal.

C’était le New-York Herald. Cette honorable feuille s’était toujours montrée extrêmement favorable à la fondation puis au développement de France-Ville, et les notables de la cité avaient l’habitude de chercher dans ses colonnes les variations possibles de l’opinion publique aux États-Unis à leur égard. Cette agglomération de gens heureux, libres, indépendants, sur ce petit territoire neutre, avait fait bien des envieux, et si les Francevillais avaient en Amérique des partisans pour les défendre, il se trouvait des ennemis pour les attaquer. En tout cas, le New York Herald était pour eux, et il ne cessait de leur donner des marques d’admiration et d’estime.

Le docteur Sarrasin, tout en causant, avait déchiré la bande du journal et jeté machinalement les yeux sur le premier article.

Quelle fut donc sa stupéfaction à la lecture des quelques lignes suivantes, qu’il lut à voix basse d’abord, à voix haute ensuite, pour la plus grande surprise et la plus profonde indignation de ses amis:

«New York, 8 septembre. – Un violent attentat contre le droit des gens va prochainement s’accomplir. Nous apprenons de source certaine que de formidables armements se font à Stahlstadt dans le but d’attaquer et de détruire France-Ville, la cité d’origine française. Nous ne savons si les États-Unis pourront et devront intervenir dans cette lutte qui mettra encore aux prises les races latine et saxonne; mais nous dénonçons aux honnêtes gens cet odieux abus de la force. Que France-Ville ne perde pas une heure pour se mettre en état de défense… etc.»

 

 

Chapitre XII

Le conseil.

 

e n’était pas un secret, cette haine du Roi de l’Acier pour l’œuvre du docteur Sarrasin. On savait qu’il était venu élever cité contre cité. Mais de là à se ruer sur une ville paisible, à la détruire par un coup de force, on devait croire qu’il y avait loin. Cependant, l’article du New York Herald était positif. Les correspondants de ce puissant journal avaient pénétré les desseins de Herr Schultze, et – ils le disaient –, il n’y avait pas une heure à perdre!

Le digne docteur resta d’abord confondu. Comme toutes les âmes honnêtes, il se refusait aussi longtemps qu’il le pouvait à croire le mal. Il lui semblait impossible qu’on pût pousser la perversité jusqu’à vouloir détruire, sans motif ou par pure fanfaronnade, une cité qui était en quelque sorte la propriété commune de l’humanité.

«Pensez donc que notre moyenne de mortalité ne sera pas cette année de un et quart pour cent! s’écria-t-il naïvement, que nous n’avons pas un garçon de dix ans qui ne sache lire, qu’il ne s’est pas commis un meurtre ni un vol depuis la fondation de France-Ville! Et des barbares viendraient anéantir à son début une expérience si heureuse! Non! Je ne peux pas admettre qu’un chimiste, qu’un savant, fût-il cent fois germain, en soit capable!»

Il fallut bien, cependant, se rendre aux témoignages d’un journal tout dévoué à l’œuvre du docteur et aviser sans retard. Ce premier moment d’abattement passé, le docteur Sarrasin, redevenu maître de lui-même, s’adressa à ses amis:

«Messieurs, leur dit-il, vous êtes membres du Conseil civique, et il vous appartient comme à moi de prendre toutes les mesures nécessaires pour le salut de la ville. Qu’avons nous à faire tout d’abord?

– Y a-t-il possibilité d’arrangement? dit M. Lentz. Peut-on honorablement éviter la guerre?

– C’est impossible, répliqua Octave. Il est évident que Herr Schultze la veut à tout prix. Sa haine ne transigera pas!

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– Soit! s’écria le docteur. On s’arrangera pour être en mesure de lui répondre. Pensez-vous, colonel, qu’il y ait un moyen de résister aux canons de Stahlstadt?

– Toute force humaine peut être efficacement combattue par une autre force humaine, répondit le colonel Hendon, mais il ne faut pas songer à nous défendre par les mêmes moyens et les mêmes armes dont Herr Schultze se servira pour nous attaquer. La construction d’engins de guerre capables de lutter avec les siens exigerait un temps très long, et je ne sais, d’ailleurs, si nous réussirions à les fabriquer, puisque les ateliers spéciaux nous manquent. Nous n’avons donc qu’une chance de salut: empêcher l’ennemi d’arriver jusqu’à nous, et rendre l’investissement impossible.

– Je vais immédiatement convoquer le Conseil», dit le docteur Sarrasin.

Le docteur précéda ses hôtes dans son cabinet de travail.

C’était une pièce simplement meublée, dont trois côtés étaient couverts par des rayons chargés de livres, tandis que le quatrième présentait, au-dessous de quelques tableaux et d’objets d’art, une rangée de pavillons numérotés, pareils à des cornets acoustiques.

«Grâce au téléphone, dit-il, nous pouvons tenir conseil à France-Ville en restant chacun chez soi.»

Le docteur toucha un timbre avertisseur, qui communiqua instantanément son appel au logis de tous les membres du Conseil. En moins de trois minutes, le mot «présent!» apporté successivement par chaque fil de communication, annonça que le Conseil était en séance. Le docteur se plaça alors devant le pavillon de son appareil expéditeur, agita une sonnette et dit:

«La séance est ouverte… La parole est à mon honorable ami le colonel Hendon, pour faire au Conseil civique une communication de la plus haute gravité.»

Le colonel se plaça à son tour devant le téléphone, et, après avoir lu l’article du New York Herald, il demanda que les premières mesures fussent immédiatement prises.

A peine avait-il conclu que le numéro 6 lui posa une question:

«Le colonel croyait-il la défense possible, au cas où les moyens sur lesquels il comptait pour empêcher l’ennemi d’arriver n’y auraient pas réussi?»

Le colonel Hendon répondit affirmativement. La question et la réponse étaient parvenues instantanément à chaque membre invisible du Conseil comme les explications qui les avaient précédées.

Le numéro 7 demanda combien de temps, à son estime, les Francevillais avaient pour se préparer.

Le colonel ne le savait pas, mais il fallait agir comme s’ils devaient être attaqués avant quinze jours.

Le numéro 2: «Faut-il attendre l’attaque ou croyez-vous préférable de la prévenir?

– Il faut tout faire pour la prévenir, répondit le colonel, et, si nous sommes menacés d’un débarquement, faire sauter les navires de Herr Schultze avec nos torpilles.»

Sur cette proposition, le docteur Sarrasin offrit d’appeler en conseil les chimistes les plus distingués, ainsi que les officiers d’artillerie les plus expérimentés, et de leur confier le soin d’examiner les projets que le colonel Hendon avait à leur soumettre.

Question du numéro 1:

«Quelle est la somme nécessaire pour commencer immédiatement les travaux de défense?

– Il faudrait pouvoir disposer de quinze à vingt millions de dollars.»

Le numéro 4: «Je propose de convoquer immédiatement l’assemblée plénière des citoyens.»

Le président Sarrasin: «Je mets aux voix la proposition.»

Deux coups de timbre, frappés dans chaque téléphone, annoncèrent qu’elle était adoptée à l’unanimité.

Il était huit heures et demie. Le Conseil civique n’avait pas duré dix-huit minutes et n’avait dérangé personne.

L’assemblée populaire fut convoquée par un moyen aussi simple et presque aussi expéditif. A peine le docteur Sarrasin eut-il communiqué le vote du Conseil à l’hôtel de ville, toujours par l’intermédiaire de son téléphone, qu’un carillon électrique se mit en mouvement au sommet de chacune des colonnes placées dans les deux cent quatre-vingts carrefours de la ville. Ces colonnes étaient surmontées de cadrans lumineux dont les aiguilles, mues par l’électricité, s’étaient aussitôt arrêtées sur huit heures et demie, – heure de la convocation.

Tous les habitants, avertis à la fois par cet appel bruyant qui se prolongea pendant plus d’un quart d’heure, s’empressèrent de sortir ou de lever la tête vers le cadran le plus voisin, et, constatant qu’un devoir national les appelait à la halle municipale, ils s’empressèrent de s’y rendre.

A l’heure dite, c’est-à-dire en moins de quarante-cinq minutes, l’assemblée était au complet. Le docteur Sarrasin se trouvait déjà à la place d’honneur, entouré de tout le Conseil. Le colonel Hendon attendait, au pied de la tribune, que la parole lui fût donnée.

La plupart des citoyens savaient déjà la nouvelle qui motivait le meeting. En effet, la discussion du Conseil civique, automatiquement sténographiée par le téléphone de l’hôtel de ville, avait été immédiatement envoyée aux journaux, qui en avaient fait l’objet d’une édition spéciale, placardée sous forme d’affiches.

La halle municipale était une immense nef à toit de verre, où l’air circulait librement, et dans laquelle la lumière tombait à flots d’un cordon de gaz qui dessinait les arêtes de la voûte.

La foule était debout, calme, peu bruyante. Les visages étaient gais. La plénitude de la santé, l’habitude d’une vie pleine et régulière, la conscience de sa propre force mettaient chacun au-dessus de toute émotion désordonnée d’alarme ou de colère.

A peine le président eut-il touché la sonnette, à huit heures et demie précises, qu’un silence profond s’établit.

Le colonel monta à la tribune.

Là, dans une langue sobre et forte, sans ornements inutiles et prétentions oratoires – la langue des gens qui, sachant ce qu’ils disent, énoncent clairement les choses parce qu’ils les comprennent bien –, le colonel Hendon raconta la haine invétérée de Herr Schultze contre la France, contre Sarrasin et son œuvre, les préparatifs formidables qu’annonçait le New York Herald, destinés à détruire France-Ville et ses habitants.

«C’était à eux de choisir le parti qu’ils croyaient le meilleur à prendre, poursuivit-il. Bien des gens sans courage et sans patriotisme aimeraient peut-être mieux céder le terrain, et laisser les agresseurs s’emparer de la patrie nouvelle. Mais le colonel était sûr d’avance que des propositions si pusillanimes ne trouveraient pas d’écho parmi ses concitoyens. Les hommes qui avaient su comprendre la grandeur du but poursuivi par les fondateurs de la cité modèle, les hommes qui avaient su en accepter les lois, étaient nécessairement des gens de cœur et d’intelligence. Représentants sincères et militants du progrès, ils voudraient tout faire pour sauver cette ville incomparable, monument glorieux élevé à l’art d’améliorer le sort de l’homme! Leur devoir était donc de donner leur vie pour la cause qu’ils représentaient.»

Une immense salve d’applaudissements accueillit cette péroraison.

Plusieurs orateurs vinrent appuyer la motion du colonel Hendon.

Le docteur Sarrasin, ayant fait valoir alors la nécessité de constituer sans délai un Conseil de défense, chargé de prendre toutes les mesures urgentes, en s’entourant du secret indispensable aux opérations militaires, la proposition fut adoptée.

Séance tenante, un membre du Conseil civique suggéra la convenance de voter un crédit provisoire de cinq millions de dollars, destinés aux premiers travaux. Toutes les mains se levèrent pour ratifier la mesure.

A dix heures vingt-cinq minutes, le meeting était terminé, et les habitants de France-Ville, s’étant donné des chefs, allaient se retirer, lorsqu’un incident inattendu se produisit.

La tribune, libre depuis un instant, venait d’être occupée par un inconnu de l’aspect le plus étrange.

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Cet homme avait surgi là comme par magie. Sa figure énergique portait les marques d’une surexcitation effroyable, mais son attitude était calme et résolue. Ses vêtements à demi collés à son corps et encore souillés de vase, son front ensanglanté, disaient qu’il venait de passer par de terribles épreuves.

A sa vue, tous s’étaient arrêtés. D’un geste impérieux, l’inconnu avait commandé à tous l’immobilité et le silence.

Qui était-il? D’où venait-il? Personne, pas même le docteur Sarrasin, ne songea à le lui demander.

D’ailleurs, on fut bientôt fixé sur sa personnalité.

«Je viens de m’échapper de Stahlstadt, dit-il. Herr Schultze m’avait condamné à mort. Dieu a permis que j’arrivasse jusqu’à vous assez à temps pour tenter de vous sauver. Je ne suis pas un inconnu pour tout le monde ici. Mon vénéré maître, le docteur Sarrasin, pourra vous dire, je l’espère qu’en dépit de l’apparence qui me rend méconnaissable même pour lui, on peut avoir quelque confiance dans Marcel Bruckmann!

– Marcel!» s’étaient écriés à la fois le docteur et Octave.

Tous deux allaient se précipiter vers lui…

Un nouveau geste les arrêta.

C’était Marcel, en effet, miraculeusement sauvé. Après qu’il eut forcé la grille du canal, au moment où il tombait presque asphyxié, le courant l’avait entraîné comme un corps sans vie. Mais, par bonheur, cette grille fermait l’enceinte même de Stahlstadt, et, deux minutes après, Marcel était jeté au-dehors, sur la berge de la rivière, libre enfin, s’il revenait à la vie!

Pendant de longues heures, le courageux jeune homme était resté étendu sans mouvement, au milieu de cette sombre nuit, dans cette campagne déserte, loin de tout secours.

Lorsqu’il avait repris ses sens, il faisait jour. Il s’était alors souvenu!… Grâce à Dieu, il était donc enfin hors de la maudite Stahlstadt! Il n’était plus prisonnier. Toute sa pensée se concentra sur le docteur Sarrasin, ses amis, ses concitoyens!

«Eux! eux!» s’écria-t-il alors.

Par un suprême effort, Marcel parvint à se remettre sur pied.

Dix lieues le séparaient de France-Ville, dix lieues à faire, sans railway, sans voiture, sans cheval, à travers cette campagne qui était comme abandonnée autour de la farouche Cité de l’Acier. Ces dix lieues, il les franchit sans prendre un instant de repos, et, à dix heures et quart, il arrivait aux premières maisons de la cité du docteur Sarrasin.

Les affiches qui couvraient les murs lui apprirent tout. Il comprit que les habitants étaient prévenus du danger qui les menaçait; mais il comprit aussi qu’ils ne savaient ni combien ce danger était immédiat, ni surtout de quelle étrange nature il pouvait être.

La catastrophe préméditée par Herr Schultze devait se produire ce soir-là, à onze heures quarante-cinq… Il était dix heures un quart.

Un dernier effort restait à faire. Marcel traversa la ville tout d’un élan, et, à dix heures vingt-cinq minutes, au moment où l’assemblée allait se retirer, il escaladait la tribune.

«Ce n’est pas dans un mois, mes amis, s’écria-t-il, ni même dans huit jours, que le premier danger peut vous atteindre! Avant une heure, une catastrophe sans précédent, une pluie de fer et de feu va tomber sur votre ville. Un engin digne de l’enfer, et qui porte à dix lieues, est, à l’heure où je parle, braqué contre elle. Je l’ai vu. Que les femmes et les enfants cherchent donc un abri au fond des caves qui présentent quelques garanties de solidité, ou qu’ils sortent de la ville à l’instant pour chercher un refuge dans la montagne! Que les hommes valides se préparent pour combattre le feu par tous les moyens possibles! Le feu, voilà pour le moment votre seul ennemi! Ni armées ni soldats ne marchent encore contre vous. L’adversaire qui vous menace a dédaigné les moyens d’attaque ordinaires. Si les plans, si les calculs d’un homme dont la puissance pour le mal vous est connue se réalisent, si Herr Schultze ne s’est pas pour la première fois trompé, c’est sur cent points à la fois que l’incendie va se déclarer subitement dans France-Ville! C’est sur cent points différents qu’il s’agira de faire tout à l’heure face aux flammes! Quoi qu’il en doive advenir, c’est tout d’abord la population qu’il faut sauver, car enfin, celles de vos maisons, ceux de vos monuments qu’on ne pourra préserver, dût même la ville entière être détruite, l’or et le temps pourront les rebâtir!»

En Europe, on eût pris Marcel pour un fou. Mais ce n’est pas en Amérique qu’on s’aviserait de nier les miracles de la science, même les plus inattendus. On écouta le jeune ingénieur, et, sur l’avis du docteur Sarrasin, on le crut.

La foule, subjuguée plus encore par l’accent de l’orateur que par ses paroles, lui obéit sans même songer à les discuter. Le docteur répondait de Marcel Bruckmann. Cela suffisait.

Des ordres furent immédiatement donnés, et des messagers partirent dans toutes les directions pour les répandre.

Quant aux habitants de la ville, les uns, rentrant dans leur demeure, descendirent dans les caves, résignés à subir les horreurs d’un bombardement; les autres, à pied, à cheval, en voiture, gagnèrent la campagne et tournèrent les premières rampes des Cascade-Mounts. Pendant ce temps et en toute hâte, les hommes valides réunissaient sur la grande place et sur quelques points indiqués par le docteur tout ce qui pouvait servir à combattre le feu, c’est-à-dire de l’eau, de la terre, du sable.

Cependant, à la salle des séances, la délibération continuait à l’état de dialogue.

Mais il semblait alors que Marcel fût obsédé par une idée qui ne laissait place à aucune autre dans son cerveau. Il ne parlait plus, et ses lèvres murmuraient ces seuls mots:

«A onze heures quarante-cinq! Est-ce bien possible que ce Schultze maudit ait raison de nous par son exécrable invention?…»

Tout à coup, Marcel tira un carnet de sa poche. Il fit le geste d’un homme qui demande le silence, et, le crayon à la main, il traça d’une main fébrile quelques chiffres sur une des pages de son carnet. Et alors, on vit peu à peu son front s’éclairer, sa figure devenir rayonnante:

«Ah! mes amis! s’écria-t-il, mes amis! Ou les chiffres que voici sont menteurs, ou tout ce que nous redoutons va s’évanouir comme un cauchemar devant l’évidence d’un problème de balistique dont je cherchais en vain la solution! Herr Schultze s’est trompé! Le danger dont il nous menace n’est qu’un rêve! Pour une fois, sa science est en défaut! Rien de ce qu’il a annoncé n’arrivera, ne peut arriver! Son formidable obus passera au-dessus de France-Ville sans y toucher, et, s’il reste à craindre quelque chose, ce n’est que pour l’avenir!»

Que voulait dire Marcel? On ne pouvait le comprendre!

Mais alors, le jeune Alsacien exposa le résultat du calcul qu’il venait enfin de résoudre. Sa voix nette et vibrante déduisit sa démonstration de façon à la rendre lumineuse pour les ignorants eux-mêmes. C’était la clarté succédant aux ténèbres, le calme à l’angoisse. Non seulement le projectile ne toucherait pas à la cité du docteur, mais il ne toucherait à «rien du tout». Il était destiné à se perdre dans l’espace!

Le docteur Sarrasin approuvait du geste l’exposé des calculs de Marcel, lorsque, tout d’un coup, dirigeant son doigt vers le cadran lumineux de la salle:

«Dans trois minutes, dit-il, nous saurons qui de Schultze ou de Marcel Bruckmann a raison! Quoi qu’il en soit, mes amis, ne regrettons aucune des précautions prises et ne négligeons rien de ce qui peut déjouer les inventions de notre ennemi. Son coup, s’il doit manquer, comme Marcel vient de nous en donner l’espoir, ne sera pas le dernier! La haine de Schultze ne saurait se tenir pour battue et s’arrêter devant un échec!

– Venez!» s’écria Marcel.

Et tous le suivirent sur la grande place.

Les trois minutes s’écoulèrent. Onze heures quarante-cinq sonnèrent à l’horloge!…

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Quatre secondes après, une masse sombre passait dans les hauteurs du ciel, et, rapide comme la pensée, se perdait bien au-delà de la ville avec un sifflement sinistre.

«Bon voyage! s’écria Marcel, en éclatant de rire. Avec cette vitesse initiale, l’obus de Herr Schultze qui a dépassé, maintenant, les limites de l’atmosphère, ne peut plus retomber sur le sol terrestre!»

Deux minutes plus tard, une détonation se faisait entendre, comme un bruit sourd, qu’on eût cru sorti des entrailles de la terre!

C’était le bruit du canon de la Tour du Taureau, et ce bruit arrivait en retard de cent treize secondes sur le projectile qui se déplaçait avec une vitesse de cent cinquante lieues à la minute.

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1 Ces prescriptions, aussi bien que l’idée générale du Bien-Etre, sont empruntées au savant docteur Benjamin Ward Richardson, membre de la Société Royale de Londres.