Jules Verne
claudius bombarnac
(Chapitre XI-XV)
55 illustrations par Leon Benett
6 grandes gravures en chromotypographie
2 cartes en couleurs
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
es khanats de Boukharie et de Samarkande formaient autrefois la Sogdiane, une satrapie persane, habitée par les Tadjiks, puis par les Ousbèks qui envahirent le pays à la fin du XVe siècle. Mais il y a lieu de s’inquiéter d’un autre envahissement infiniment plus moderne; c’est celui des sables depuis que les saksaouls, destinés à fixer la dune, ont presque entièrement péri.
Boukhara, c’était la capitale du khanat, la Rome de l’Islam, la Noble-Cité, la Cité des Temples, le centre révéré de la religion mahométane. C’était la ville aux sept portes, qu’une vaste enceinte entourait au temps de sa splendeur, et dont le commerce avec la Chine a toujours été considérable. Elle possède actuellement quatre-vingt mille habitants.
Voilà ce que m’apprend le major Noltitz, en m’engageant à visiter cette métropole, où il a plusieurs fois séjourné. Il ne pourra m’accompagner, ayant quelques visites à faire. Nous devons repartir dès onze heures du matin. Cinq heures de halte seulement, et encore la ville est-elle assez éloignée de la station. Si l’une n’était pas reliée à l’autre par un chemin de fer Decauville – ce nom français a bonne tournure en pleine Sogdiane – le temps nous manquerait pour avoir même un léger aperçu de Boukhara.
Il est convenu que le major prendra avec moi le Decauville; puis, parvenu à destination, il me laissera pour s’occuper de ses affaires. Je ne puis compter sur lui. Vais-je donc être réduit à ma seule personne? Est-il possible que pas un de mes numéros ne se joigne à moi?…
Récapitulons: le seigneur Faruskiar?… il n’y faut pas plus songer qu’au mandarin Yen-Lou, renfermé dans son catafalque roulant. Fulk Ephrinell et miss Horatia Bluett?… inutile de penser à eux, quand il s’agit de palais, de minarets, de mosquées et autres inutilités archéologiques. Le trial et la dugazon?… impossible, car Mme Caterna est fatiguée, et M. Caterna a le devoir de rester près d’elle. Les deux Célestes?… ils ont déjà quitté la gare. Ah! sir Francis Trevellyan… Pourquoi non?… Je ne suis pas Russe, et c’est aux Russes qu’il en veut… Ce n’est pas moi qui ai conquis l’Asie centrale… Essayons d’ouvrir ce gentleman si fermé… Je m’approche, je salue, je vais parler… Il s’incline à peine, me tourne les talons et s’en va. L’animal!
Mais le Decauville lance ses derniers coups de sifflet. Le major et moi, nous occupons un des wagons découverts. Une demi-heure après, la porte Dervaze est franchie, le major me quitte, et me voici errant à travers les rues de Boukhara.
Si je disais aux lecteurs du XXe Siècle que j’ai visité les cent écoles de la ville, ses trois cents mosquées – presque autant de mosquées qu’il y a d’églises à Rome, – ils ne me croiraient pas, malgré la confiance que méritent incontestablement les reporters. Aussi m’en tiendrai-je à la vérité vraie.
En parcourant les rues poussiéreuses de la cité, je suis entré au hasard dans les édifices quelconques rencontrés sur ma route. Ici, c’est un bazar où l’on vend ces tissus de coton, à couleurs alternées, nommées «aladjas», des mouchoirs d’une légèreté arachnéenne, des cuirs travaillés à merveille, des soies dont le frou-frou s’appelle «tchakhtchukh», en langue boukhariote, – nom que Meilhac et Halévy ont sagement fait de ne pas donner à leur célèbre héroïne. Là, c’est un comptoir, où l’on peut se procurer seize espèces de thé, dont onze sont de la catégorie des thés verts, les seuls qui soient en usage à l’intérieur de la Chine et de l’Asie centrale, – entre autres le plus estimé, le «louka», dont il ne faut qu’une feuille pour parfumer toute une théière.
Plus loin, je déambule le long du quai des réservoirs de Divan-beghi, bordant un des côtés d’une place carrée, plantée d’ormes. Non loin s’élève l’Arche, qui est le palais fortifié de l’émir, dont une horloge moderne décore la porte. Arminius Vambéry a trouvé ce palais d’un aspect sinistre, et je suis de son avis, bien que les canons de bronze qui en défendent l’entrée semblent plus artistiques que méchants. N’oublions pas que les soldats boukhares, qui se promènent à travers les rues, culottes blanches, tunique noire, bonnet d’Astrakan, grandes bottes, sont commandés par des officiers russes, dorés sur toutes les coutures.
Près du palais, à droite, se dresse la plus vaste mosquée de la ville, la mosquée de Mesdjidi-Kelan, qui fut bâtie par Abdullah-Khan-Sheibani. C’est un monde de coupoles, de clochetons, de minarets, dont les cigognes paraissent être des hôtes assidus, et de ces oiseaux-là, il y en a quelques milliers par la ville.
Allant toujours à l’aventure, j’arrive sur les bords du Zarafchane, au nord-est de la ville. Ses eaux fraîches et limpides balaient les canaux une ou deux fois par quinzaine. Mesure de salubrité. Et, précisément, l’hygiénique introduction vient d’être faite. Hommes, femmes, enfants, chiens, bipèdes, quadrupèdes, se baignent dans une promiscuité tumultueuse, dont je ne saurais ni donner l’idée ni conseiller l’exemple.
En suivant la direction du sud-ouest, vers le centre de la cité, je croise au passage des groupes de derviches coiffés de bonnets pointus, le grand bâton à la main, la chevelure en coup de vent, s’arrêtant parfois pour prendre leur part d’une danse que n’auraient pas désavouée les fanatiques de l’Elysée-Montmartre, pendant qu’un cantique, littéralement vociféré, rythme leurs pas des plus caractéristiques.
N’oublions pas que j’ai parcouru le marché aux livres. On n’y compte pas moins de vingt-six boutiques, où se vendent des imprimés et des manuscrits, non au poids comme du thé ou à la botte comme des légumes, mais sous forme d’une marchandise courante. Quant aux nombreux «médressés», – ces collèges qui ont donné à Boukhara un renom universitaire, – je dois avouer que je n’en ai pas visité un seul. Harassé, fourbu, je reviens m’asseoir sous les ormes du quai de Divanbeghi. Là bouillent incessamment d’énormes samovars, et pour un «tenghe», ou soixante-quinze centimes, je m’abreuve de ce «shivin», thé de provenance supérieure, et qui ne ressemble guère à celui que nous consommons en Europe, lequel a déjà servi, dit-on, à nettoyer les tapis du Céleste-Empire.
Voilà le seul souvenir que j’ai gardé de la Rome turkestane. D’ailleurs, du moment qu’on n’y peut pas séjourner un mois, mieux vaut n’y demeurer que quelques heures.
A dix heures et demie, accompagné du major Noltitz, que j’avais retrouvé au départ du Decauville, je débarque à la gare, dont les magasins sont encombrés de balles de coton boukhariote et de ponds de laine mervienne.
Je vois d’un seul coup d’œil que tous mes numéros sont sur le quai, jusqu’au baron allemand. A la queue du train, les Persans montent fidèlement la garde autour du mandarin Yen-Lou. Il me semble que trois de nos compagnons de voyage les observent avec une curiosité persistante; ce sont ces Mongols, de mine suspecte, que nous avons pris à la station de Douchak. En passant près d’eux, je crois même remarquer que le seigneur Faruskiar leur fait un signe, dont je ne comprends pas le sens. Est-ce qu’il les connaît?… Quoi qu’il en soit, cette circonstance m’intrigue.
A peine le train a-t-il démarré, que les voyageurs gagnent le dining-car. Les places voisines de celles que le major et moi nous occupons depuis le départ, sont libres, et le jeune Chinois, suivi du docteur Tio-King, en profite pour se rapprocher. Pan-Chao sait que j’appartiens à la rédaction du XXe Siècle, et il a vraisemblablement autant le désir de causer avec moi que je l’ai de causer avec lui.
Je ne me suis pas trompé, c’est un vrai Parisien du boulevard sous l’habit d’un Céleste. Il a passé trois ans au milieu du monde où l’on s’amuse, et aussi du monde où l’on s’instruit. Fils unique d’un riche commerçant de Pékin, il a voyagé et voyage sous l’aile de ce Tio-King, sorte de docteur, qui est bien le plus nigaud des magots et des gogos, dont son élève se moque agréablement. Croirait-on que le docteur Tio-King, depuis qu’il a découvert sur les quais de la Seine ce bouquin de Cornaro, ne cherche qu’à conformer son existence à l’Art de vivre longtemps dans une santé parfaite! La mesure convenable du boire et du manger, le régime que l’on doit suivre en chaque saison, la sobriété qui donne la vigueur à l’esprit, l’intempérance qui cause de très grands maux, le moyen de corriger un mauvais tempérament et de jouir d’une excellente santé jusqu’à un âge très avancé, cette ganache de Chinois chinoisant s’absorbe dans l’étude de ces préceptes si magistralement préconisés par le noble Vénitien. A ce sujet, Pan-Chao ne cesse de le larder d’intarissables et piquantes plaisanteries dont le bonhomme ne tient aucun compte.
Et, pas plus tard qu’à ce déjeuner, nous avons pu avoir quelques échantillons de sa monomanie, car le docteur, comme son élève, s’exprime dans un très pur français.
«Avant de commencer le repas, lui dit Pan-Chao, rappelez-moi, docteur, combien il existe de règles fondamentales pour trouver la juste mesure du boire et du manger?
– Sept, mon jeune ami, répond Tio-King avec le plus grand sérieux. La première, c’est de ne prendre qu’une telle quantité de nourriture, qu’on puisse ne pas moins s’en appliquer ensuite à des fonctions purement spirituelles.
– Et la seconde?…
– La seconde est de ne prendre qu’une telle quantité de nourriture, qu’ensuite on ne ressente nul engourdissement, nulle pesanteur, nulle lassitude corporelle. La troisième…
– Nous en resterons là pour aujourd’hui, si vous le voulez, docteur, répond Pan-Chao. Voilà un certain «maintuy» qui me paraît fort bien accommodé, et…
– Prenez garde, mon cher élève! Ce mets est une sorte de pudding de viande hachée, mêlée de graisse et d’épices… Je crains que ce ne soit lourd…
– Aussi, docteur, je vous conseille de n’en pas manger. Quant à moi, j’imiterai ces messieurs.»
Et c’est ce que fait Pan-Chao – avec raison d’ailleurs, car le maintuy est délicieux, – tandis que le docteur Tio-King se contente de ce qu’offre de plus léger le menu du jour. Il paraît même, d’après ce que nous dit le major Noltitz, que ces maintuys, sautés à la graisse, sont plus savoureux encore. Et pourraient-ils ne pas l’être, puisqu’ils prennent alors le nom de «zenbusis», – ce qui signifie «baisers de dames»?
Comme M. Caterna exprime son regret que ces zenbusis ne figurent pas sur la carte du déjeuner, je me hasarde à dire:
«On peut trouver, il me semble, des zenbusis ailleurs qu’en Asie centrale!»
Là-dessus, Pan-Chao d’ajouter en riant:
«C’est encore à Paris qu’on les fabrique le mieux.»
Je regarde mon jeune Céleste. Avec quel appétit il opère!… ce qui lui vaut les observations du docteur sur «l’immodérée consommation qu’il va faire de son humide radical».
Le déjeuner s’est prolongé fort gaiement. La conversation a porté sur les travaux des Russes en Asie. Pan-Chao me semble être très au courant de leurs progrès. Non seulement ils ont créé le Transcaspien, mais le Transsibérien, étudié depuis 1888, est en cours d’exécution et même très avancé déjà. Au premier tracé, par Iscim, Omsk, Tomsk, Krasnojarsk, Nijni-Ufimsk et Irkoutsk, on a substitué un second tracé, plus méridional, passant par Orenbourg, Akmolinsk, Minoussinsk, Abatoui et Vladivostok. Lorsque ces six mille kilomètres de rails seront achevés, Pétersbourg sera à six jours de la mer du Japon. Et ce Transsibérien, dont le développement dépassera celui du Transcontinental des États-Unis, ne coûtera pas plus de sept cent cinquante millions.
On imagine aisément que cet entretien sur l’œuvre moscovite n’est pas pour plaire à sir Francis Trevellyan. Aussi, bien qu’il ne se permette un seul mot, qu’il ne lève pas les yeux de son assiette, sa longue figure se colore-t-elle légèrement.
«Eh! messieurs, dis-je alors, ce que nous voyons n’est rien auprès de ce que verront nos neveux. Nous voyageons aujourd’hui dans un train direct du Grand-Transasiatique. Mais que sera-ce donc, lorsque le Grand-Transasiatique se raccordera au Grand-Transafricain…
– Et comment l’Asie pourrait-elle être réunie par une voie ferrée à l’Afrique? demanda le major Noltitz
– Mais par la Russie, la Turquie, l’Italie, la France et l’Espagne. Les voyageurs iront de Pékin au cap de Bonne-Espérance sans transbordement.
– Et le détroit de Gibraltar?» fit observer Pan-Chao.
A ce nom, sir Francis Trevellyan dresse l’oreille. Dès que l’on parle de Gibraltar, il semble que tout le Royaume-Uni est agité d’un même tressaillement méditerranéo-patriotique.
«Oui… Gibraltar? reprend le major.
– On passera dessous, ai-je répondu. Un tunnel de quinze kilomètres, la belle affaire! Il n’y aura pas un parlement anglais pour s’y opposer, comme il le fait encore à propos du tunnel entre Calais et Douvres! Tout se fera un jour, tout… ce qui justifiera le vers
Omnia jam fieri quæ posse negabam.»
Mon étalage d’érudition latine ne fut guère compris que du major Noltitz, et j’entends M. Caterna dire à sa femme:
«Ça, c’est du volapük.
– Ce qui n’est pas douteux, reprend Pan-Chao, c’est que l’Empereur de la Chine a été fort avisé en donnant la main aux Russes de préférence aux Anglais. Au lieu de s’obstiner à établir les railways stratégiques de la Mandchourie, qui n’auraient jamais eu l’approbation du Czar, le Fils du Ciel a préféré se relier avec le Transcaspien à travers la Chine et le Turkestan chinois.
– Et il a sagement agi, ajoute le major. Avec les Anglais, c’était seulement l’Inde reliée à l’Europe. Avec les Russes, c’est le continent asiatique desservi tout entier.»
Je regarde sir Francis Trevellyan… La coloration de ses pommettes s’accentue, mais il ne bronche pas. Je me demande si ces attaques dans une langue qu’il comprenait parfaitement, ne vont pas le faire sortir enfin de son mutisme. Et, pourtant, s’il m’avait fallu parier pour ou contre, j’eusse été fort embarrassé.
Le major Noltitz reprend alors la conversation, en indiquant les incontestables avantages du Grand-Transasiatique au point de vue des relations de commerce entre l’Asie et l’Europe, de la sûreté et de la rapidité des communications. Les anciennes haines disparaissent peu à peu devant l’influence européenne. C’est une nouvelle ère qui s’ouvre pour ces populations, et, en cela, il faut convenir que l’œuvre des Russes mérite l’approbation de toutes les nations civilisées. Ne sont-elles pas justifiées ces belles paroles prononcées par Skobeleff, après la prise de Ghéok-Tepé, lorsque les vaincus pouvaient craindre les représailles des vainqueurs: «Dans la politique de l’Asie centrale, nous ne connaissons pas de parias!»
«Et cette politique, dit en finissant le major, fait notre supériorité sur l’Angleterre.
– Personne ne peut être supérieur aux Anglais!»
Telle est la phrase que j’attendais de sir Francis Trevellyan, – phrase que les gentlemen du Royaume-Uni prononcent, dit-on, en venant au monde… Il n’en fut rien.
Mais, lorsque je me levai pour porter un toast à l’Empereur de Russie et aux Russes, à l’Empereur de la Chine et aux Chinois, sir Francis Trevellyan, sentant que sa colère allait déborder, quitta brusquement la table. Décidément, ce n’est pas encore aujourd’hui que je connaîtrai la couleur de ses paroles!
Il va sans dire que, pendant cette conversation, le baron Weissschnitzerdörfer ne s’est occupé que de dévaliser chaque plat, à l’extrême ébahissement du docteur Tio-King. Voilà un Allemand qui n’a jamais lu les préceptes de Cornaro, ou, s’il les a lus, qui les transgresse d’une façon outrageuse! Il est possible, d’ailleurs, qu’il ne sache pas le français, et n’ait rien compris à ce que nous avons dit en cette langue.
C’est, j’imagine, aussi la raison pour laquelle le seigneur Faruskiar et Ghangir n’ont pu y prendre part… A peine ont-ils échangé quelques paroles en chinois.
Je dois cependant noter un détail assez bizarre, et qui n’échappa point au major.
Interrogé sur la sécurité des communications à travers l’Asie centrale du Grand-Transasiatique, Pan-Chao nous avoua que cette sécurité était moins affermie au delà de la frontière turkestane. C’est bien ce que m’avait dit le major Noltitz. Je fus alors amené à demander au jeune Céleste s’il avait entendu parler du fameux Ki-Tsang avant son départ pour l’Europe.
«Souvent, me répondit-il, car Ki-Tsang opérait alors à travers les provinces du Yunnan, et j’espère que nous ne le rencontrerons pas sur notre route.»
Sans doute, j’avais imparfaitement prononcé le nom de ce célèbre bandit, car c’est à peine si je compris Pan-Chao, lorsqu’il l’articula avec l’accent de sa langue natale.
Eh bien! ce que je crois pouvoir affirmer, c’est que, au moment où il répéta le nom de Ki-Tsang, le seigneur Faruskiar fronça le sourcil, et ses yeux jetèrent un éclair. Puis, ayant regardé son compagnon, il reprit son indifférence habituelle à tout ce qui se disait autour de lui.
Décidément, j’aurai quelque peine à forcer l’intimité de ce personnage. Ces Mongols sont fermés comme des coffres Fichet, et, quand on n’a pas le mot, il est difficile de les ouvrir!
Cependant le train avait filé avec une extrême rapidité. En service ordinaire, lorsqu’il dessert les onze stations établies entre Boukhara et Samarkande, il y emploie la journée entière. Cette fois, il ne lui fallut que trois heures pour franchir les deux cents kilomètres qui séparent les deux villes, et, à deux heures de l’après-midi, il entrait dans l’illustre cité de Tamerlan.
amarkande est située au milieu de cette riche oasis qu’arrosé le Zarafchane, à travers la vallée de Sogd. Une petite brochure, dont j’ai fait achat à la gare, m’apprend que cette grande cité pourrait bien occuper un des quatre emplacements où les géographes «s’accordent» à placer le Paradis Terrestre. Je laisse cette discussion aux exégètes de profession…
Incendiée par les armées de Cyrus, trois cent vingt-neuf ans avant Jésus-Christ, Samarkande fut en partie détruite par Genghiz-Khan, vers 1219. Devenue la capitale de Tamerlan, cette situation, dont elle pouvait certainement s’enorgueillir, ne l’empêcha pas d’être ravagée par les nomades du XVIIIe siècle. On le voit, c’est avec ces alternatives de grandeurs et de ruines qu’ont débuté les villes importantes de l’Asie centrale.
Cinq heures d’arrêt à Samarkande, pendant le jour, voilà qui me promet quelque agrément et quelques pages de copie. Mais il n’y a pas de temps à perdre. Comme de juste, la ville est double: l’une, qui a été bâtie par les Russes, toute moderne, avec des parcs verdoyants, des avenues plantées de bouleaux, des palais, des cottages; l’autre, l’ancienne, riche encore des magnifiques restes de sa splendeur, et qui exigerait plusieurs semaines pour être consciencieusement étudiée.
Cette fois, je ne serai pas seul. Le major Noltitz est libre, il m’accompagnera. Nous étions déjà hors de la gare, lorsque M. et Mme Caterna se présentent.
«Vous allez courir la ville, monsieur Claudius? me demande le trial, en arrondissant son geste de manière à figurer la vaste enceinte de Samarkande.
– C’est notre intention, monsieur Caterna.
– Si le major Noltitz et vous étiez assez aimables pour me permettre de me joindre…
– Comment donc!
– Avec madame Caterna, car je ne fais rien sans elle…
– Notre exploration n’en sera que plus agréable,» répond le major en s’inclinant devant l’aimable dugazon.
Et moi d’ajouter:
«Afin d’éviter la fatigue et de gagner du temps, mes chers compagnons, j’offre une arba.
– Une arba? s’écrie M. Caterna en se déhanchant. Qu’est-ce que cela peut être, une arba?
– Une voiture du pays.
– Va pour une arba!»
Nous envahissons une de ces caisses roulantes, qui stationnaient devant la gare. Sous promesse d’un bon «silao» ou pourboire, le yemtchik ou cocher nous promet de donner des ailes à ses deux colombes, autrement dit ses deux petits chevaux, et nous sommes partis d’un bon train.
Nous laissons sur la gauche la ville russe, disposée en éventail, la maison du gouverneur, environnée de beaux jardins, le parc public, et ses allées enfouies sous de frais ombrages, puis l’habitation du chef de district, qui entame un peu l’emplacement de la vieille ville.
En passant, le major nous montre la forteresse que notre arba contourne. Là sont creusées les tombes des soldats russes, morts à l’attaque de 1868, dans le voisinage de l’ancien palais de l’émir de Boukhara.
De ce point, par une rue étroite mais rectiligne, notre arba arrive sur la place du Righistan, «qu’il ne faut pas confondre avec la place du même nom à Boukhara,» fait observer naïvement ma brochure.
Beau quadrilatère, peut-être un peu gâté par ce fait que les Russes l’ont agrémenté de pavés et orné de candélabres, – ce qui plaira certainement à Fulk Ephrinell, s’il se décide à visiter Samarkande. Sur trois côtés de cette place se dressent les ruines bien conservées de trois médressés, où les «mollahs» donnent aux enfants une instruction très complète. Ces médressés, – on compte dix-sept de ces collèges à Samarkande et quatre-vingt-cinq mosquées, – ces médressés s’appellent Tilla-Kari, Chir-Dar et Oulong-Beg. D’une façon générale, on peut dire qu’ils se ressemblent: portique au centre, conduisant aux cours intérieures, murs en briques émaillées, teintes de jaune pâle et de bleu tendre, arabesques dessinées en lignes d’or sur fond de bleu turquoise, la couleur dominante, minarets inclinés qui menacent de tomber et ne tombent jamais, heureusement pour leur revêtement d’émail, que l’intrépide voyageuse Mme de Ujfalvy-Bourdon déclare très supérieur à celui de nos plus beaux émaux craquelés. Et il ne s’agit pas là d’un vase à mettre sur une cheminée ou sur un socle, mais de minarets de belle hauteur.
Ces merveilles sont encore en l’état où les trouva Marco-Polo, le voyageur vénitien du XIIIe siècle.
«Eh bien, monsieur Bombarnac, demande le major, n’admirez-vous pas cette place du Righistan?
– Elle est superbe! dis-je.
– Oui, répond notre trial, et quel magnifique décor pour un ballet, Caroline! Cette espèce de mosquée au côté jardin, et cette autre au côté cour…
– Tu as raison, Adolphe, dit la dugazon, mais peut-être faudrait-il redresser les tours pour la régularité, et planter au milieu des fontaines lumineuses…
– Excellente idée, Caroline! Voyons, faites-nous un drame, monsieur Claudius, un drame à grand spectacle avec un troisième acte dans ce décor… Quant au titre…
– Tamerlan est tout indiqué!» ai-je répondu.
Le trial me semble faire une moue très significative. Le conquérant de l’Asie lui paraît manquer d’actualité. Il n’est pas assez fin de siècle.
Et, d’ailleurs, se penchant vers sa femme, M. Caterna s’empresse d’ajouter:
«Comme place, j’ai vu mieux que cela à la Porte-Saint-Martin dans le Fils de la Nuit…
– Et moi au Châtelet dans Michel Strogoff.»
Le mieux est de laisser dire nos deux comédiens. Ils ne voient toutes choses qu’au point de vue du théâtre. Ils préfèrent les bandes d’air et de feuillage à l’azur du ciel et à la ramure des forêts, les toiles agitées à la houle de l’Océan, les perspectives d’un rideau de fond aux sites que ce rideau représente, un décor de Cambon, de Rubé ou de Jambon à n’importe quel paysage, enfin l’art à la nature… Ce n’est pas moi qui essaierai de modifier leurs idées à ce sujet.
Comme j’avais prononcé le nom de Tamerlan, je demande au major Noltitz si nous n’irons pas visiter le tombeau de ce célèbre Tartare. Le major me répond que nous le verrons en revenant, et notre itinéraire nous conduit en face du grand bazar de Samarkande.
L’arba s’arrête à l’une des entrées de cette vaste rotonde, après nous avoir fait capricieusement traverser une partie de la vieille ville, dont les maisons n’ont qu’un rez-de-chaussée, sans aucune apparence de confort.
Voici le bazar, où sont accumulées en quantités énormes des étoffes de laine, des tapis-moquettes aux couleurs vives, des châles d’un joli dessin, le tout jeté pêle-mêle sur le comptoir des échoppes. C’est devant ces étalages que le vendeur et l’acheteur discutent bruyamment les conditions du moindre marché. Parmi ces étoffes se trouve un tissu de soie nommé «kanaous», qui paraît très recherché des élégantes samarkandaises, bien qu’il soit loin de valoir les produits similaires de la fabrication lyonnaise ni en qualité ni en éclat.
Cependant Mme Caterna paraît extraordinairement tentée, comme elle serait devant les rayons du Bon Marché ou du Louvre.
«Voici une étoffe qui ferait de l’effet pour mon costume de la Grande Duchesse! dit-elle.
– Et voilà des pantoufles qui auraient un rude succès dans Ali-Bajou du Caïd!» dit M. Caterna.
Et, tandis que la dugazon fait emplette d’un coupon de kanaous, le trial se paye une paire de ces babouches vertes que chaussent les Turkomènes avant de franchir le seuil des mosquées. Mais ce ne fut pas sans avoir recouru à la complaisance du major, qui voulut bien servir d’interprète entre M. Caterna et le marchand, dont les «yoks!… yoks!» éclataient comme une pétarade hors de sa large bouche.
L’arba repart et se dirige vers la place de Ribi-Khanym, où s’élève la mosquée de ce nom, qui fut celui de l’une des femmes de Tamerlan. Si cette place n’est pas aussi régulière que celle du Righistan, elle est peut-être plus pittoresque, à mon avis: ruines curieusement groupées, restes d’arcades, voûtes fendues, coupoles à demi décoiffées, piliers sans chapiteaux, dont les fûts ont conservé toute la vivacité de leur émail; puis, une longue suite de portiques surbaissés, qui ferment un côté de ce vaste quadrilatère. Cela est vraiment d’un grand effet, car ces vieux monuments de la splendide Samarkande se détachent sur un fond de ciel et de verdure, dont on chercherait en vain l’équivalent… même à l’Opéra, n’en déplaise à notre trial. Mais, je dois en convenir, nous éprouvons une impression plus profonde, lorsque, vers l’extrémité nord-est de la ville, l’arba nous a déposés en face de la plus belle des mosquées de l’Asie centrale, la mosquée de Schah-Sindèh, qui date de l’an 795 de l’hégire (1392 de notre ère).
Je ne puis, au courant de la plume, donner une idée de cette merveille. Lorsque j’aurais enfilé les mots mosaïques, frontons, tympans, bas-reliefs, niches, émaux, encorbellement, dans le chapelet d’une phrase, le tableau serait toujours incomplet. Ce sont des coups de pinceau qu’il faudrait, non des coups de plume. L’imagination demeure confondue devant ces restes de la plus splendide architecture que nous ait léguée le génie asiatique.
C’est au plus profond de cette mosquée que les fidèles vont adorer le tombeau de Kassim-ben-Abbas, un saint vénéré de la religion musulmane, et, paraît-il, si l’on ouvrait ce tombeau, ce serait un vivant qui en sortirait dans toute sa gloire. Seulement l’expérience n’a pas été faite, et l’on préfère s’en tenir à la légende.
Nous avons dû nous arracher à cette contemplation, et nous eûmes la chance que ni M. ni Mme Caterna ne troublèrent notre extase en évoquant leurs souvenirs de théâtre. Ils avaient partagé notre impression, sans doute.
Nous reprenons place dans l’arba, et le yemtchik nous enlève au galop de ses colombes à travers des rues ombragées, que l’administration russe entretient avec soin.
Au long de ces rues, nombre de passants méritent d’être regardés. Ils portent des costumes très divers, des «khalats» aux couleurs chatoyantes, et leur tête est enturbannée de façon très coquette. Du reste, les types doivent être et sont mélangés au milieu d’une population, qui se chiffre par près de quarante mille habitants. Pour la plupart, ils appartiennent à la race des Tadjiks, d’origine iranienne. Ce sont de forts gaillards, dont la peau blanche a disparu sous le haie du plein air et du plein soleil. Je reproduis ici ce que j’ai retrouvé en lisant l’intéressant récit de Mme de Ujfalvy-Bourdon: «Les cheveux sont généralement noirs ainsi que la barbe, qui est très abondante. Les yeux ne sont jamais relevés des coins et sont presque toujours bruns. Le nez est très beau, les lèvres sont fines, les dents sont petites. Le front est haut, large, et l’ensemble de la face est ovale.»
Aussi ne puis-je retenir un signe d’approbation, lorsque M. Caterna s’écrie à la vue de l’un de ces Tadjiks, superbement drapé dans son khalat multicolore:
«Quel beau grand premier rôle!… Quel admirable Mélingue!… Le voyez-vous dans le Nana-Sahib de Richepin, ou le Schamyl de Meurice?
– Il ferait de l’argent! répond Mme Caterna.
– S’il en ferait… je te crois, Caroline!» réplique l’enthousiaste trial.
Et pour lui comme pour tant de gens de théâtre, la recette n’est-elle pas la plus sérieuse et la moins discutable manifestation de l’art dramatique?
Il est déjà cinq heures, et en cette incomparable cité de Samarkande, les décors succèdent aux décors… Bon! voilà que cela me gagne. Certainement le spectacle finira après minuit. Mais, puisque nous partons à huit heures, il faut se résigner à perdre la fin de la pièce. Comme je tenais, ne fût-ce que pour l’honneur du reportage, à ne point être passé à Samarkande sans avoir vu le tombeau de Tamerlan, l’arba revient vers le sud-ouest, et s’arrête près de la mosquée de Gour-Émir, voisine de la ville russe. Quel quartier sordide, quel entassement de maisons d’argile et de paillis, quelle agglomération de misérables masures, nous venons de traverser!
La mosquée a grand air. Elle est coiffée de son dôme, où domine le bleu cru de la turquoise, comme d’un bonnet persan, et son unique minaret, maintenant décapité, étincelle d’arabesques émaillées, qui ont gardé leur pureté antique.
Nous avons visité la salle centrale sous la coupole. Là se dresse le tombeau du «Boiteux de fer», – ainsi appelait-on Timour le Conquérant. Entouré des quatre tombes de ses fils et de son saint patron, c’est sous une pierre de jade noir, brodée d’inscriptions, que blanchissent les os de Tamerlan, dont le nom semble résumer tout le quatorzième siècle de l’histoire asiatique. Les murs de cette salle sont plaqués de jade où se dessinent d’innombrables rinceaux et une petite colonne, élevée vers le sud-ouest, marque la direction de la Mecque. Mme de Ujfalvy-Bourdon a justement comparé cette partie de la mosquée de Gour-Émir à un sanctuaire, et c’est l’impression que nous avons éprouvée. Cette impression a pris une teinte plus religieuse encore, lorsque, par un escalier étroit et obscur, nous sommes descendus jusqu’à la crypte qui renferme les tombeaux des femmes de Tamerlan et de ses filles.
«Mais enfin, ce Tamerlan, demande M. Caterna, ce Tamerlan dont il est toujours question…
– Ce Tamerlan, répondit le major Noltitz, fut l’un des plus grands conquérants du monde, le plus grand même, si l’on mesure la grandeur à l’étendue des conquêtes. L’Asie à l’est de la mer Caspienne, la Perse et les provinces au nord de sa frontière, la Russie jusqu’à la mer d’Azof, l’Inde, la Syrie, l’Asie Mineure, enfin la Chine sur laquelle il jeta deux cent mille hommes, il eut un continent tout entier pour théâtre de ses guerres.
– Et il était boiteux!… fit observer Mme Caterna.
– Oui, madame, comme Genséric, comme Shakespeare, comme Byron, comme Walter Scott, comme Talleyrand, ce qui ne l’a pas empêché de faire beaucoup de chemin. Mais, fanatique et sanguinaire, par exemple! L’histoire affirme qu’il fit massacrer à Delhi cent mille captifs, et ériger à Bagdad un obélisque de quatre-vingt mille têtes.
– J’aime mieux celui de la place de la Concorde, répondit M. Caterna, et puis il est d’un seul morceau.»
Sur cette observation, nous quittons la mosquée de Gour-Émir, et, vu qu’il est temps de «rappliquer», dit notre trial, l’arba se hâte de se diriger vers la gare.
Pour mon compte, en dépit des observations du couple Caterna, j’étais tout à ce sentiment si pénétrant de la couleur locale que donnent les merveilles de Samarkande, lorsque je fus brutalement ramené à la réalité moderne.
Dans les rues, oui! dans les rues voisines de la gare, en pleine capitale de Tamerlan, je vois passer deux vélocipédistes, achevalés sur leurs vélocipèdes.
«Ah! s’écrie M. Caterna, des messieurs à roues!»
Et ces messieurs étaient d’origine turkomène!
Après «celle-là», il n’y avait plus qu’à fuir une ville à ce point déshonorée par ces chefs-d’œuvre de la locomotion mécanique, et c’est ce que fit notre train à huit heures du soir.
ous avons dîné une heure après le départ du train. A l’intérieur du wagon-restaurant figurent quelques nouveaux convives, – entre autres, deux nègres, que M. Caterna appelle volontiers des «hommes sombres».
Aucun de ces voyageurs, m’a dit Popof, ne doit dépasser la frontière russo-chinoise: ils ne m’intéressent donc que peu ou point.
Pendant le dîner, auquel tous mes numéros assistent, – j’en ai douze, et j’imagine que je n’irai pas au delà – je m’aperçois que le major Noltitz ne cesse d’observer le seigneur Faruskiar. Est-ce qu’il commence à le suspecter? Est-ce qu’il ajoute quelque importance à ce que ce Mongol semble connaître, sans en avoir l’air, ces trois voyageurs de deuxième classe, mongols comme lui? Est-ce que son imagination travaille avec la même activité que la mienne, et se demande-t-il s’il faut prendre au sérieux ce qui n’a été qu’une plaisanterie de ma part? Que moi, homme de lettres, chroniqueur à la recherche de «situations», à la poursuite de la «scène à faire», si obstinément réclamée tous les lundis par mon ami Sarcey, il me plaise de voir dans ce personnage un rival du fameux Ki-Tsang ou Ki-Tsang lui-même, cela se peut comprendre. Mais lui, un homme grave, un médecin de l’armée russe, s’abandonner à de telles combinaisons de scénarios, personne ne voudrait le croire. N’importe, nous en reparlerons.
Quant à moi, j’ai bientôt oublié ce Mongol pour l’homme-colis, sur lequel, à mon sens, doivent se concentrer tous mes efforts. Quelque fatigue que j’e ressente après cette longue promenade à travers Samarkande, si l’occasion se présente de lui rendre visite cette nuit, j’en profiterai.
Le dîner fini, chacun est venu reprendre sa place avec l’intention de dormir jusqu’à Tachkend.
La distance qui sépare Samarkande de Tachkend est de trois cents kilomètres. Le train n’arrivera pas en gare avant sept heures du matin. Il ne doit s’arrêter que trois fois à des stations intermédiaires pour faire de l’eau et du combustible, – circonstance favorable à la réussite de mon projet. J’ajoute que la nuit est sombre, le ciel couvert, sans lune, sans étoiles. La pluie menace, le vent fraîchit. Ce n’est point un temps à se promener sur les plates-formes, et personne ne s’y promènera. L’important, c’est de choisir le moment où Popof sera au plus fort de son sommeil.
Du reste, il n’est pas nécessaire que notre entrevue se prolonge. Que ce brave garçon soit rassuré, c’est l’essentiel, et il le sera, dès que nous aurons fait connaissance. Quelques renseignements sur son compte, sur Mlle Zinca Klork, d’où il vient, pourquoi il se rend à Pékin, les raisons qui lui ont fait choisir ce mode de transport, ses ressources pour le voyage, comment il est installé dans cette caisse, son âge, sa profession, son lieu de naissance, ce qu’il a fait dans le passé, ce qu’il espère dans l’avenir, etc., enfin tout ce que comprend un reportage consciencieux, voilà ce que je désire savoir de lui, voilà ce que je lui demanderai… Ce n’est pas être trop exigeant.
Et, d’abord, attendons que le wagon soit endormi. Cela ne tardera pas, car mes compagnons sont plus ou moins fatigués des heures passées à Samarkande. Les couchettes ont été formées après le dîner. Quelques voyageurs ont essayé de fumer sur les plates-formes, mais les rafales les en ont bientôt chassés. Chacun a repris sa place sous les lampes voilées de rideaux, et, vers dix heures et demie, la respiration des uns, le ronflement des autres, rivalisent avec le grincement continu du train sur l’acier des rails.
Je suis resté le dernier à prendre l’air, et Popof échange deux ou trois mots avec moi.
«Nous ne serons pas dérangés cette nuit, me dit-il, et je vous engage à en profiter pour faire un bon somme. La nuit prochaine, à travers les défilés du Pamir, nous ne voyagerons pas si tranquillement, je le crains.
– Merci, Popof, je vais suivre votre conseil et dormir comme une marmotte.»
Popof me souhaite le bonsoir et rentre dans sa logette.
Il me paraît inutile de regagner ma place à l’intérieur du wagon, je reste sur la plate-forme. Impossible de rien voir ni à gauche ni à droite du railway. L’oasis de Samarkande a été franchie déjà, et c’est à la surface d’une longue plaine horizontale que se développe actuellement la voie ferrée. Plusieurs heures s’écouleront avant que le train rencontre le Syr-Daria, dont le passage a nécessité l’établissement d’un pont semblable à celui de l’Amou-Daria, mais de moindre importance.
Il est à peu près onze heures et demie, lorsque je me décide à ouvrir la porte du fourgon, que je referme derrière moi.
Je n’ignorais pas que le jeune Roumain n’était pas toujours enfermé dans sa boîte, et il pouvait se faire qu’en ce moment la fantaisie lui eût pris de se dégourdir les jambes en se promenant d’un bout à l’autre du fourgon…
L’obscurité est complète. Aucun jet de lumière ne filtre par les trous de la caisse. Cela me semble préférable. Mieux vaut que mon numéro 11 ne soit pas surpris par une trop brusque apparition. Il dort sans doute… Je frapperai deux petits coups au panneau, je le réveillerai, et nous nous serons expliqués avant qu’il ait pu faire un mouvement. Cela ira tout seul.
Je marche en tâtonnant. Ma main rencontre la caisse, j’appuie mon oreille sur sa paroi antérieure, et j’écoute.
Pas un remuement, pas un souffle! Est-ce que mon homme n’est plus là?… Est-ce qu’il a pris le parti de s’évader?… Est-ce qu’il est descendu à l’une des gares, sans que je m’en sois aperçu?… Est-ce que ma chronique s’est échappée avec lui?… En vérité, je suis d’une inquiétude…
J’écoute attentivement…
Non! il n’a pas pris la fuite… Il est blotti entre les parois de la boîte… J’entends distinctement sa respiration, régulière et prolongée… Il dort… il dort du sommeil de l’innocent, lui qui n’aurait droit qu’au sommeil du coupable, ce fraudeur de la Compagnie du Grand-Transasiatique!
J’allais frapper, lorsque le sifflet de la locomotive lance ses rossignolades stridentes au passage d’une station. Mais le train ne doit pas s’y arrêter, je le sais, et j’attends que les sifflements aient cessé.
Je frappe alors le panneau d’un coup léger…
Aucune réponse ne m’est faite.
Cependant le bruit de respiration est moins accentué que tout à l’heure.
Nouveau coup plus fort.
Cette fois, il est suivi d’un mouvement involontaire de surprise et d’effroi.
«Ouvrez… ouvrez!» dis-je en langue russe.
Nulle réponse.
«Ouvrez… repris-je. C’est un ami qui vous parle… Vous n’avez rien à craindre!»
Si le panneau ne s’est point abaissé, comme je l’espérais, le craquement d’une allumette se fait entendre, du moins, et une faible lumière éclaire l’intérieur de la caisse.
Je regarde le prisonnier à travers les trous de la paroi.
Sa figure est décomposée, ses yeux sont hagards… Il ne sait s’il dort ou s’il rêve.
«Ouvrez, mon ami, dis-je, ouvrez et ayez confiance… J’ai surpris votre secret… Je n’en dirai rien… Au contraire, je puis vous être utile…»
Le pauvre homme a l’air d’être plus rassuré, bien qu’il reste immobile.
«Vous êtes Roumain, je pense, ajoutai-je, et moi, je suis Français!…
– Français?… Vous êtes Français?…»
Et cette réponse m’est faite dans ma propre langue avec un accent étranger.
Un lien de plus entre nous.
Le panneau a glissé le long de sa coulisse, et, à la lueur de la petite lampe, je puis examiner mon numéro 11, auquel je vais enfin donner une désignation moins arithmétique.
«Personne ne peut nous voir… ni nous entendre?… me demande-t-il d’une voix à demi suffoquée.
– Personne.
– Le chef du train?…
– Il dort.»
Mon nouvel ami me prend les mains, il me les serre… Je sens que c’est un appui qu’il cherche… Il comprend qu’il peut compter sur moi… Et pourtant sa bouche murmure encore:
«Ne me trahissez pas… ne me trahissez pas!
– Vous trahir, mon garçon?… Est-ce que les journaux de France n’ont pas été sympathiques à ce petit tailleur autrichien, à ces deux fiancés espagnols, qui se sont fait expédier dans les conditions où vous êtes?… Est-ce qu’ils n’ont pas ouvert des souscriptions en leur faveur?… Et pouvez-vous craindre que moi, chroniqueur, moi, journaliste…
– Vous êtes journaliste?…
– Claudius Bombarnac, correspondant du XXe Siècle.
– Un journal français…
– Oui, vous dis-je.
– Et vous allez jusqu’à Pékin?…
– Jusqu’à Pékin.
– Ah! monsieur Bombarnac, c’est Dieu qui vous a mis sur ma route.
– Non, ce sont les directeurs de mon journal, et ils m’ont délégué les pouvoirs qu’ils tiennent de la Providence. Courage et confiance! Tous les services que je serai en mesure de vous rendre, je vous les rendrai…
– Merci… merci!
– Comment vous nommez-vous?…
– Kinko.
– Kinko?… Nom excellent!
– Excellent?…
– Pour mes articles! – Vous êtes Roumain, n’est-ce pas?
– Roumain de Bukharest…
– Mais vous avez dû vivre en France?…
– Quatre ans à Paris, où j’étais apprenti tapissier au faubourg Saint-Antoine.
– Et vous êtes revenu à Bukharest?…
– Oui, afin d’y travailler de mon état jusqu’au jour où il m’a été impossible de résister au désir de partir…
– De partir?… Et pourquoi?
– Pour me marier!
– Vous marier… avec mademoiselle Zinca…
– Zinca?…
– Oui, mademoiselle Zinca Klork, avenue Cha-Coua, Pékin, Chine!
– Vous savez…
– Sans doute… L’adresse est sur votre caisse…
– C’est juste!
– Quant à mademoiselle Zinca Klork…
– C’est une jeune Roumaine… Je l’ai connue à Paris, où elle apprenait l’état de modiste… Oh! charmante…
– J’en étais sûr… n’insistez pas.
– Elle aussi est revenue à Bukharest… puis on lui a demandé de venir diriger une maison de modes à Pékin… Nous nous aimions, monsieur, elle est partie… et voilà un an que nous sommes séparés!… Il y a trois semaines, elle m’a écrit… Ça allait très bien là-bas… Si je pouvais la rejoindre, je me ferais une position… Nous ne tarderions pas à nous marier… Elle avait déjà quelques économies… Je gagnerais bien vite autant qu’elle… Et je me suis mis en route… à mon tour… pour la Chine…
– Dans cette boîte?…
– Que voulez-vous, monsieur Bombarnac? me répond Kinko en rougissant. Je n’avais d’argent que ce qu’il me fallait pour acheter une caisse, quelques provisions, et me faire expédier par un ami complaisant… Cela coûte mille francs de Tiflis à Pékin… Mais, dès que je les aurai gagnés, la Compagnie sera remboursée, je vous le jure…
– Je vous crois, ami Kinko, je vous crois, et à votre arrivée à Pékin…
– Zinca est prévenue. On transportera la caisse à son logement de l’avenue Cha-Coua, et c’est elle…
– Qui paiera le port?…
– Oui, monsieur.
– Et avec plaisir, j’en réponds…
– Bien sûr… car nous nous aimons tant!
– Et puis, Kinko, que ne ferait-on pas pour un fiancé qui consent à se transformer en colis pendant quinze jours, et qui vous arrive sous la rubrique de Glaces… Fragile… Craint l’humidité…
– Ah! vous vous moquez d’un pauvre diable…
– Non pas… et vous pouvez être certain que je ne négligerai rien de ce qui dépendra de moi pour que vous arriviez bien sec et d’un seul morceau à mademoiselle Zinca Klork… enfin dans un parfait état de conservation!
– Encore une fois, je vous remercie, monsieur, répond Kinko en me pressant les mains. Croyez-le, vous n’aurez point obligé un ingrat.
– Eh! ami Kinko, je serai payé… au delà!
– Et comment?…
– En racontant, dès que je le pourrai sans danger pour vous, votre voyage de Tiflis à Pékin. Songez donc… quel titre de chronique! Un amoureux en boîte!… Zinca et Kinko!!… Quinze cents lieues à travers l’Asie Centrale dans un fourgon de bagages!!!»
Le jeune Roumain ne peut s’empêcher de sourire:
«Il ne faudra pas trop se presser… ajoute-t-il.
– Soyez sans crainte! Prudence et discrétion, comme dans les agences matrimoniales.»
Et alors, après que je suis revenu vers la porte du fourgon, afin de m’assurer que nous ne courons pas le danger d’être surpris, la conversation continue.
Naturellement, Kinko me demande comment j’ai découvert son secret. Je lui raconte tout ce qui s’est passé sur le paquebot pendant la traversée de la Caspienne. Sa respiration l’a trahi. L’idée que je l’ai d’abord pris pour un animal, un fauve même, lui semble très plaisante. Un fauve, lui! Tout au plus un fidèle caniche! Puis, son éternuement l’a fait remonter l’échelle des êtres jusqu’au rang de l’humanité.
«Mais, me dit-il en baissant la voix, il y a deux nuits, j’ai cru que tout était perdu… Le fourgon fermé, je venais d’allumer ma petite lampe… et je commençais à souper, lorsqu’un coup a été frappé au panneau…
– C’était moi, Kinko, moi-même, et, cette nuit-là, nous eussions fait connaissance, si, au moment où j’allais vous parler, le train n’avait éprouvé un secousse et ralenti sa vitesse. Un dromadaire avait eu la maladresse d’intercepter la voie, et je n’eus que le temps de me réfugier sur la plate-forme…
– C’était vous! s’écrie Kinko. Je respire!… En quelles transes j’ai vécu!… On savait que quelqu’un était caché dans cette caisse… Je me voyais découvert, livré aux agents, arrêté, mis en prison à Merv ou à Boukhara, car elle ne plaisante pas, la police moscovite!… Et ma petite Zinca m’aurait vainement attendu… et jamais je n’aurais pu la revoir… à moins de reprendre le voyage à pied… Eh bien! je l’aurais repris, monsieur, oui! je l’aurais repris!»
Et il dit cela avec un tel accent de résolution qu’il est impossible de ne pas reconnaître chez ce jeune Roumain une énergie peu commune.
«Brave Kinko, ai-je répondu, je suis désolé de vous avoir causé ces appréhensions. Maintenant vous êtes rassuré, et je pense même que vos chances se sont accrues depuis que nous sommes devenus deux amis.»
Je demande alors à Kinko de me montrer de quelle façon il est installé dans sa caisse.
Rien de plus simple et de mieux compris. Au fond, un siège, sur lequel il s’assoit, avec l’espace nécessaire pour étendre ses jambes, lorsqu’il les place obliquement; sous ce siège, fermé par un couvercle, quelques modestes provisions, des ustensibles de table réduits à un simple couteau de poche et un verre de métal; puis, la houppelande et la couverture pendues à un clou, et la petite lampe dont il se sert la nuit, accrochée à l’une des parois.
Il va de soi que le panneau mobile permet au prisonnier de quitter momentanément son étroite prison. Mais si la caisse eût été placée au milieu des colis, si les facteurs ne l’avaient pas disposée avec les précautions dues à sa fragilité, il n’aurait pu manœuvrer ce panneau et se serait vu contraint de demander grâce avant le terme du voyage. Heureusement, il y a un Dieu pour les fiancés, et l’intervention divine en faveur de Kinko et de Zinca Klork s’est manifestée dans toute sa plénitude. Il me dit alors que, chaque nuit, il a pu se promener à l’intérieur du fourgon, et même descendre une fois sur le quai de la gare.
«Je le sais, Kinko… C’était à la station de Boukhara… Je vous ai vu…
– Vous m’avez vu?…
– Oui, et j’ai même cru que vous cherchiez à fuir. Mais, si je vous ai vu, c’est que je connaissais votre présence dans le fourgon, c’est que j’étais là, vous observant, et nul autre que moi n’aurait eu la pensée de vous épier. Néanmoins cela est dangereux; ne recommencez pas, et laissez-moi le soin de renouveler votre ordinaire, lorsque j’en trouverai l’occasion.
– Merci, monsieur Bombarnac, merci! Je ne crois pas que j’aie désormais à craindre d’être découvert… si ce n’est à la frontière chinoise… ou plutôt à Kachgar…
– Et pourquoi?…
– La douane est extrêmement sévère pour les marchandises expédiées en Chine. J’ai peur que l’on ne visite les colis, et que ma caisse…
– En effet, Kinko, répondis-je, il y aura quelques heures difficiles…
– Si j’allais être surpris…
– Je serai là, et je ferai tout mon possible pour qu’il ne vous arrive rien de fâcheux.
– Ah! monsieur Bombarnac, s’écrie Kinko dans un élan de reconnaissance, comment pourrai-je m’acquitter?…
– Très facilement, ami Kinko.
– Et de quelle façon?…
– En m’invitant à votre mariage avec la jolie Zinca… Je veux être de la noce…
– Et vous en serez, monsieur Bombarnac, et Zinca vous embrassera…
– Elle ne fera que son devoir, ami Kinko, je ne ferai que le mien en lui rendant deux baisers pour un.»
Une dernière poignée de main est échangée, et, en vérité, je crois que ce brave garçon a les yeux humides, lorsque je le quitte. Il éteint sa lampe, il relève son panneau; puis, à travers la caisse, j’entends encore un merci et un au revoir.
Je sors du fourgon, je referme la porte, je m’assure que Popof est toujours endormi. Enfin, après quelques minutes pendant lesquelles j’ai voulu respirer l’air vif de la nuit, je viens reprendre ma place près du major Noltitz.
Et, avant de fermer les yeux, ma dernière pensée est que, grâce à l’introduction du personnage épisodique de Kinko dans ce récit, le voyage de leur reporter ne sera peut-être pas pour déplaire à ses lecteurs.
i les Russes avaient inutilement essayé, en 1870, de fonder à Tachkend une foire qui pût rivaliser avec celle de Nijni-Novgorod, cette tentative devait réussir quelque vingt ans plus tard. Actuellement, c’est chose faite, grâce à l’établissement du Transcaspien, qui raccorde Samarkande et Tachkend.
Et non seulement les marchands, avec leurs marchandises, se sont dirigés en foule vers cette ville, mais les pèlerins y affluent avec leur attirail de pèlerinage. Et ce sera une procession, que dis-je? un exode bien autrement considérable à l’époque où les fidèles musulmans pourront se rendre à la Mecque en chemin de fer.
En attendant, nous sommes à Tachkend, et l’indicateur ne porte que deux heures et demie d’arrêt.
Pour sûr, je n’aurai pas le temps de visiter la ville, qui en vaut la peine. Mais, je l’avouerai, ces cités du Turkestan ont entre elles de nombreuses ressemblances, et qui a vu l’une a vu l’autre, à moins qu’on ne puisse aller jusqu’aux détails.
Après avoir traversé une campagne fertile, où se balancent d’élégantes quenouilles de peupliers, après avoir longé des champs hérissés de vigne, côtoyé des jardins où les arbres fruitiers abondent, notre train s’est arrêté à la ville neuve.
Chose inévitable, depuis la conquête russe, – je n’apprends rien au lecteur, – il existe toujours deux villes juxtaposées, à Tachkend comme à Samarkande, à Boukhara comme à Merv. Ici, la vieille cité a des rues tortueuses, des maisons de boue et d’argile, des bazars d’assez médiocre apparence, des caravansérails construits en briques séchées au soleil, quelques mosquées et des écoles aussi nombreuses que si le Czar les eût décrétées par un ukase, à l’imitation de ce qui s’est produit en France. Il est vrai, ce sont les écoliers qui font ici défaut, si ce ne sont pas les écoles.
Quant à la population de Tachkend, elle ne diffère pas sensiblement de celles que nous avons rencontrées sur les autres parties du Turkestan. Elle comprend des Sarthes, des Ousbèks, des Tadjiks, des Kirghizes, des Nogaïs, des Israélites, quelques Afghans et Indous, et – ce qui ne saurait étonner, – des Russes, lesquels sont là comme chez eux.
C’est peut-être à Tachkend que les Juifs sont réunis en plus grand nombre. D’ailleurs, c’est à partir du jour où cette ville eut passé sous l’administration moscovite, que leur situation s’améliora absolument. De cette époque date la pleine liberté civile et politique dont ils jouissent.
Je ne peux guère consacrer que deux heures à visiter la ville, et c’est ce que j’ai fait en reporter zélé. On n’a pas manqué de me voir flânant à travers le grand bazar, simple bâtisse en planches, où s’entassent les étoffes d’Orient, les tissus de soie, la vaisselle de métal, et des échantillons très variés de la production chinoise, entre autres des porcelaines d’une belle fabrication.
Par les rues du vieux Tachkend, on rencontre un certain nombre de femmes. Il va sans dire qu’il n’y a plus d’esclaves en ce pays, au grand déplaisir des Musulmans. A présent, la femme est libre – même en ménage.
«Aussi, me raconte le major Noltitz, un vieux Turkomène disait-il un jour: „C’en est fini de la puissance maritale, depuis qu’on ne peut plus battre sa femme, sans qu’elle vous menace du Czar! C’est la destruction du mariage!”
Je ne sais si le beau sexe est encore battu, mais l’un des époux sait à quoi il s’expose, quand il rosse l’autre. Le croirait-on? ces singuliers Orientaux ne veulent pas voir un progrès dans cette défense de battre leurs femmes! Peut-être se souviennent-ils que le Paradis Terrestre n’était pas très éloigné – un beau jardin entre le Tigre et l’Euphrate, à moins qu’il ne fût entre l’Amou et le Syr-Daria? Peut-être n’ont-ils pas oublié que notre mère Ève habitait ce jardin préadamique, et que, si elle eût été un peu battue avant sa première faute, elle ne l’aurait sans doute pas commise… Enfin, n’insistons pas!
Je n’ai point entendu, comme cela est arrivé à Mme de Ujfalvy-Bourdon, la musique de l’endroit jouer Les Pompiers de Nanterre, au jardin de la résidence du gouverneur général. Non! ce jour-là, on jouait Le Père la Victoire, et, pour ne pas être absolument nationaux, ces airs n’en sonnent pas moins agréablement à des oreilles françaises.
Nous avons quitté Tachkend à onze heures précises du matin. Le pays, à travers lequel s’allongent les rails du Grand-Transasiatique, est déjà plus accidenté. La plaine commence à onduler sous les premières ramifications du système orographique de l’est. Nous approchons du plateau de Pamir. Toutefois, la vitesse normale s’est maintenue durant ce trajet de cent cinquante kilomètres, qui nous sépare de Khodjend.
Une fois en route, ma pensée est revenue vers le brave Kinko. J’ai été touché jusqu’au fond du cœur de son petit roman d’amour. Ce fiancé qui s’expédie… cette fiancée qui paiera le port… Le major Noltitz, j’en suis certain, s’intéresserait à ces deux pigeons dont l’un est en cage; il n’en voudrait pas trop au fraudeur de la Compagnie, il serait surtout incapable de le trahir… Aussi ai-je un vif désir de lui raconter par le détail mon expédition au fourgon de bagages… Mais ce secret ne m’appartient pas. Je ne dois rien faire qui puisse compromettre Kinko…
Je me tais donc, et, la nuit prochaine, si cela est possible, j’essaierai d’apporter quelques provisions à mon colis… disons mon colimaçon. Le jeune Roumain n’est-il pas dans sa boîte comme le colimaçon dans sa coquille – à cela près qu’il en peut sortir?
Nous arrivons à Khodjend vers trois heures de l’après-midi. Le pays est fertile, verdoyant, soigneusement cultivé. C’est une succession de jardins potagers, qui paraissent convenablement entretenus, d’immenses prairies semées de trèfle dont on fait annuellement quatre ou cinq coupes. Les routes, avoisinant la ville, courent entre de longues rangées de vieux mûriers, qui amusent le regard avec leur grimaçante ramure.
Toujours les cités accouplées, l’ancienne et la nouvelle. A elles deux, qui ne comptaient que trente mille habitants en 1868, elles en possèdent actuellement de quarante-cinq à cinquante mille. Est-ce l’influence du voisinage qui produit ces accroissements de natalité? Est-ce le prolifique exemple du Céleste-Empire qui embrase la province? Non! C’est le progrès des transactions commerciales, l’affluence des mercantis de toute origine sur les nouveaux marchés.
Notre halte à Khodjend a duré trois heures. J’ai donc fait ma visite reportérienne, en me promenant sur les bords du Syr-Daria. Ce cours d’eau, qui baigne le pied des hautes montagnes du Mogol-Taou, est traversé par un pont dont la section médiane offre passage aux embarcations d’un certain tonnage.
Le temps est très chaud. La ville étant protégée par son paravent de montagnes, les brises des steppes ne peuvent arriver jusqu’à elle, et c’est une des plus étouffantes du Turkestan.
J’ai rencontré M. et Mme Caterna, enchantés de leur excursion. Le trial me dit d’un ton de bonne humeur:
«Jamais je n’oublierai Khodjend, monsieur Claudius!
– Et pourquoi n’oublierez-vous jamais Khodjend, monsieur Caterna?
– Vous voyez ces pêches? répond-il en me montrant un lot de fruits qu’il tient à la main…
– Elles sont magnifiques…
– Et pas chères!… Un kilogramme pour quatre kopeks, c’est-à-dire douze centimes!
– Eh! répondis-je, cela tient à ce que la pêche n’est pas rare en ce pays. C’est la pomme de l’Asie, et c’est une de ces pommes-là que madame Adam a croquée…
– Alors je l’excuse!» s’écrie Mme Caterna, qui mordait à même une de ces savoureuses pêches.
Depuis Tachkend, le railway avait redescendu vers le sud dans la direction de Khodjend; mais, à partir de cette ville, il remonte à l’est dans la direction de Kokhan. C’est à la station de Tachkend qu’il s’était le plus rapproché du Transsibérien, et un embranchement en construction doit bientôt le relier à la station de Semipalatinsk, – ce qui complétera, en les réunissant, les réseaux de l’Asie centrale et de l’Asie septentrionale.
Au delà de Kokhan, nous allons prendre franchement vers l’est, et courir par Marghelân et Och, à travers les gorges du plateau de Pamir, afin de franchir la frontière turkesto-chinoise.
A peine le train est-il en marche, que les voyageurs occupent le wagon-restaurant, où je ne remarque aucun nouveau venu. Nous ne devons prendre d’autres compagnons de voyage qu’à Kachgar. C’est là que la cuisine russe fera place à la cuisine céleste, et, bien que ce nom rappelle le nectar et l’ambroisie de l’Olympe, il est probable que nous perdrons au change.
Fulk Ephrinell est à sa place habituelle. Sans aller jusqu’à la familiarité, il est visible qu’une étroite intimité, fondée sur la ressemblance des goûts et des aptitudes, existe entre miss Horatia Bluett et le Yankee. Nul de nous ne met en doute que cela finisse par un mariage à l’arrivée du train. Tous deux auront eu leur roman en chemin de fer… Franchement, j’aime mieux celui de Kinko et de Zinca Klork… Il est vrai, la jolie Roumaine n’est pas là!
Nous sommes entre nous, et par «nous», j’entends mes numéros les plus sympathiques, le major, M. et Mme Caterna, le jeune Pan-Chao, qui riposte par des plaisanteries très parisiennes aux calembredaines du trial.
Le dîner est gai et bon. Nous apprenons alors quelle est la quatrième règle formulée par Cornaro, noble Vénitien, dans le but de déterminer la juste mesure du boire et du manger. Pan-Chao a poussé le docteur à ce sujet, et Tio-King lui répond avec un sérieux véritablement… bouddhique.
«Cette règle est fondée, dit-il, sur ce qu’on ne peut déterminer une même quantité de nourriture proportionnée à chaque tempérament, à cause de la différence des âges, des forces et des aliments de diverses sortes.
– Et pour votre tempérament, docteur? demande M. Caterna, que vous faut-il?
– Quatorze onces de solide ou de liquide…
– Par heure?…
– Non, monsieur, par jour, répond Tio-King, et c’est à cette mesure que s’en tint l’illustre Cornaro dès l’âge de trente-six ans, ce qui lui laissa assez de force de corps et d’esprit pour écrire son quatrième traité à quatre-vingt-quinze ans, et pour vivre jusqu’à cent deux…
– En ce cas, redonnez-moi une cinquième côtelette!» s’écrie Pan-Chao en éclatant de rire.
Rien de plus agréable que de causer devant une table bien servie; mais n’oublions pas de compléter mes notes en ce qui concerne Kokhan. Nous ne devons y arriver qu’à neuf heures du soir, et il fera nuit. Aussi ai-je demandé au major de me fournir quelques renseignements sur cette ville, – la dernière de cette importance en Turkestan russe.
«Je le puis d’autant mieux, me répond le major, que j’y ai tenu garnison pendant quinze mois. Il est regrettable que vous n’ayez pas le temps de visiter cette cité, car elle est restée asiatique, et nous n’y avons pas encore accolé une ville moderne. Vous auriez vu là une place sans rivale en Asie, un palais de grand style, celui de l’ancien khan de Khoudaiar, situé sur un mamelon haut d’une centaine de mètres, et auquel le gouverneur a laissé son artillerie de fabrication sarthe. On le considère comme une merveille, et je vous certifie que c’est à bon droit. Vous perdez là une rare occasion d’utiliser les mots les plus colorés de votre langue, en décrivant la salle de réception transformée en église russe, un labyrinthe de chambres dont les parquets sont en bois précieux de Karagatch, le pavillon rosé où les étrangers reçoivent une hospitalité vraiment orientale, la cour intérieure d’ornementation mauresque qui rappelle les adorables fantaisies architecturales de l’Alhambra, les terrasses aux vues splendides, les pavillons du harem où les mille femmes du sultan, – cent de plus que Salomon, – vivaient en bon accord, les façades de dentelles, les jardins entonnellés de vignes séculaires… Voilà ce que vous auriez pu voir…
– Et ce que j’aurai vu par vos yeux, mon cher major. Mes lecteurs ne s’en plaindront pas. Je vous prie seulement de me dire s’il y a des bazars à Kokhan?
– Une ville turkestane sans bazars, ce serait Londres sans docks! répond le major.
– Et Paris sans théâtres! s’écrie le trial.
– Oui, Kokhan possède des bazars, l’un, entre autres, sur le pont du Sokh, dont les deux bras traversent la ville, et dans lequel les plus beaux tissus de l’Asie se payent en tillahs d’or, qui valent trois roubles et soixante kopeks de notre monnaie.
– Je suis sûr, major, que vous allez me parler des mosquées après les bazars…
– Sans doute.
– Et des médressés?…
– Assurément, monsieur le reporter; mais ce sera pour vous apprendre que ces monuments ne valent ni les médressés ni les mosquées de Samarkande ou de Boukhara.»
J’ai mis à profit la complaisance du major Noltitz, et, grâce à lui, les lecteurs du XXe Siècle ne passeront point pendant la nuit à Kokhan. Je laisserai ma plume inonder de rayons solaires cette cité, dont je ne dois entrevoir que la vague silhouette.
Le dîner se prolonge assez tard, et se termine d’une façon inattendue par l’offre que nous fait l’aimable M. Caterna de «réciter un monologue».
Je laisse à penser si l’offre fut acceptée avec empressement.
Notre train ressemble de plus en plus à une petite ville roulante. Elle a même son casino, ce dining-car où nous sommes réunis en ce moment. Et c’est ainsi que, sur la partie orientale du Turkestan, à quatre cents kilomètres du plateau de Pamir, au dessert d’un excellent repas servi dans un salon du Grand-Transasiatique, l’Obsession fut dite, avec un talent très fin, par M. Caterna, grand premier comique engagé au théâtre de Shangaï pour la saison prochaine.
«Monsieur, lui dit Pan-Chao, tous mes compliments bien sincères. J’ai déjà entendu Coquelin cadet…
– Un maître, monsieur, un maître!… répond M. Caterna.
– Dont vous approchez…
– Respectueusement… très respectueusement!»
Les bravos prodigués à M. Caterna n’ont pas eu le don d’émouvoir sir Francis Trevellyan, qui s’est dépensé en exclamations onomatopéiques à propos du dîner qu’il a trouvé exécrable. Il ne s’est point amusé, – pas même «tristement», comme ses compatriotes le faisaient déjà il y a quatre cents ans, ainsi que l’a remarqué Froissait. D’ailleurs, personne ne prend plus garde aux récriminations de ce gentleman grognon.
Le baron Weissschnitzerdörfer, lui, n’a pas compris un seul mot de ce petit chef-d’œuvre, et, eût-il compris, il n’aurait pu apprécier cet échantillon de la «monologomanie parisienne».
Quant au seigneur Faruskiar et à son inséparable Ghangir, il semble en dépit de leur réserve traditionnelle, que les mines surprenantes, les gestes significatifs, les intonations cocasses de M. Caterna, les aient intéressés dans une certaine mesure.
Le trial l’a remarqué, et il est très sensible à cette admiration muette. Aussi, en se levant de table, me dit-il:
«Il est magnifique, ce seigneur!… Quelle dignité!… Quelle prestance!… Quel type de l’extrême Orient!… J’aime moins son compagnon… un troisième rôle tout au plus! Mais ce superbe Mongol, Caroline, le vois-tu dans Morales des Pirates de la Savane?
– Pas avec ce costume du moins! ai-je répondu.
– Pourquoi pas, monsieur Claudius? Un jour, à Perpignan, j’ai joué le colonel de Montéclin de la Closerie des Genêts en tenue d’officier japonais…
– Et ce qu’il a été applaudi!» ajoute Mme Caterna.
Pendant le dîner, le train a dépassé la station de Kastakos, située au centre d’une région montagneuse. Le railway fait de nombreux détours en franchissant viaducs et tunnels, – ce que nous reconnaissons au roulement tapageur des wagons.
Peu de temps après, Popof dit que nous sommes sur les territoires du Ferganah, nom de l’ancien khanat de Kokhan, qui fut annexé à la Russie en 1876 avec les sept districts dont il se compose. Ces districts, où les Sarthes se trouvent en majorité, sont administrés par des préfets, des sous-préfets et des maires. Venez donc au Ferganah pour y trouver tous les rouages de la constitution de l’an VIII!
Au delà c’est encore une immense steppe qui s’étend devant notre train. Mme de Ujfalvy-Bourdon l’a très justement comparé à une table de billard, tant son horizontalité est parfaite. Seulement, ce n’est pas une bille d’ivoire qui roule à sa surface, c’est un express du Grand-Transasiatique avec une vitesse de soixante kilomètres à l’heure.
La station de Tchoutchaï laissée en arrière, nous entrons en gare de Khohan à neuf heures du soir. L’arrêt doit durer deux heures. Aussi descendons-nous sur le quai.
Au moment où je vais quitter la passerelle, je m’approche du major Noltitz, qui demande au jeune Pan-Chao:
«Est-ce que vous connaissiez ce mandarin Yen-Lou, dont on ramène le corps à Pékin?…
– En aucune façon, major.
– Pourtant ce doit être un personnage considérable, à s’en rapporter aux honneurs qui lui sont rendus…
– C’est possible, répond Pan-Chao, mais nous avons tant de personnages considérables dans le Céleste-Empire!
– Et alors ce mandarin Yen-Lou?…
– Je n’en ai jamais entendu parler.»
Pourquoi le major Noltitz a-t-il fait cette question au jeune Chinois, et à quelle préoccupation de son esprit répond-elle?
okhan, deux heures d’arrêt. Il fait nuit. La plupart des voyageurs, déjà installés dans les wagons pour y dormir, se dispensent de descendre.
Me voici sur le quai où je fais les cent pas en fumant. Cette gare est assez importante, et son matériel va permettre de substituer une locomotive plus puissante à celles qui ont remorqué notre train depuis Ouzoun-Ada. Ces premières machines suffisaient, lorsque la voie courait à la surface d’une plaine à peu près horizontale. Mais nous sommes déjà engagés au milieu des gorges du plateau de Pamir. Il y aura des rampes d’une certaine raideur, ce qui nécessite une plus grande force de traction.
Je regarde faire la manœuvre, et, lorsque la locomotive a été détachée avec son tender, le fourgon de bagages – celui de Kinko -se trouve en tête du train.
La pensée me vient que le jeune Roumain va peut-être s’aventurer sur le quai. Ce serait une imprudence, car il risquerait d’être vu des agents, sortes de «gardovoïs», qui vont, viennent, dévisagent les gens bel et bien. Ce que mon numéro 11 a de mieux à faire, c’est de rester au fond de sa caisse, ou tout au moins dans le fourgon. Je vais me procurer quelques provisions solides et liquides, et je les lui porterai, même avant le départ du train, si cela m’est possible sans crainte d’être aperçu.
La buvette de la gare est ouverte, et Popof n’y est pas. De me voir faire ces achats, cela aurait pu l’étonner, puisque le wagon-restaurant possède tout ce dont nous avons besoin.
Un peu de viande froide, du pain, une bouteille de vodka, voilà ce que m’a fourni cette buvette.
La gare est un peu obscure. De rares lampes ne donnent qu’une faible lumière. Popof s’occupe de son service avec un des employés. La nouvelle locomotive ne manœuvre pas encore pour venir se placer en tête du train. Aussi le moment me paraît-il favorable. Inutile d’attendre que nous ayons quitté Kokhan. Ma visite faite à Kinko, je pourrai au moins dormir toute la nuit, – ce qui ne laissera pas de m’être fort agréable, je l’avoue.
Je monte donc sur la plate-forme, et, après m’être assuré que personne ne peut me voir, je pénètre à l’intérieur du fourgon, en disant tout d’abord:
«C’est moi!»
En effet, il était prudent de prévenir Kinko pour le cas où il serait hors de sa caisse.
Mais il n’avait pas eu cette pensée, et je lui recommande une extrême circonspection. Les provisions lui font le plus grand plaisir, car elles varient un peu son maigre ordinaire.
«Je ne sais comment vous remercier, monsieur Bombarnac, me dit-il.
– Si vous ne le savez pas, ami Kinko, ai-je répondu, dispensez-vous-en, c’est plus simple.
– Combien de temps restons-nous à Kokhan?
– Deux heures.
– Et quand serons-nous à la frontière?
– Demain, vers une heure de l’après-midi.
– Et à Kachgar?
– Quinze heures après, au milieu de la nuit du 19 au 20.
– Là est le danger, monsieur Bombarnac…
– Oui, Kinko, car s’il est difficile d’entrer sur les possessions russes, il est non moins difficile d’en sortir, lorsque les Chinois sont aux portes. Leurs agents nous examineront de très près avant de nous livrer passage. Toutefois, cette sévérité s’exerce sur les voyageurs, et non sur leurs bagages. Or, comme ce fourgon est spécialement réservé à ceux qui sont expédiés à Pékin, je pense que vous n’avez rien à craindre. Donc, bonne nuit. Par précaution, je ne veux pas prolonger ma visite…
– Bonne nuit, monsieur Bombarnac, bonne nuit!»
Je suis sorti, j’ai regagné ma couchette, et ma foi, je n’ai même pas entendu le signal du départ, lorsque le train s’est mis en marche.
La seule station un peu importante que le railway a desservie avant le retour du soleil, est celle de Marghelân, où l’arrêt n’a été que de courte durée.
Marghelân, ville populeuse, – soixante mille habitants, – est en réalité la capitale du Ferganah. Cela tient à ce que Kokhan ne jouit pas d’une excellente réputation sous le rapport de la salubrité. La ville est, bien entendu, double, l’une russe, l’autre turkomène. Cette dernière, dépourvue de monuments antiques, n’offre rien de curieux, et mes lecteurs me pardonneront de n’avoir point interrompu mon sommeil pour l’honorer d’un coup d’œil.
En suivant la vallée de Schakhimardân, le train a retrouvé une sorte de long steppe, – ce qui lui a permis de reprendre son allure normale.
A trois heures du matin, halte de quarante-cinq minutes à la station d’Och.
Là encore j’ai failli à mes devoirs de reporter, et je n’ai rien vu. Mon excuse est qu’il n’y avait rien à voir.
Au delà de cette station, la voie ferrée atteint la frontière qui sépare le Turkestan russe du plateau de Pamir et du vaste pays des Kara-Kirghizes.
Cette portion de l’Asie centrale est incessamment tourmentée par le travail plutonien, qui trouble les entrailles du sol. A plusieurs reprises le Turkestan septentrional a subi de violentes secousses, -on n’a pas oublié le tremblement de terre de 1887, – et, à Tachkend comme à Samarkande, j’avais pu voir des preuves de ces terribles commotions. En effet, de fréquentes oscillations, quoique peu sensibles, sont très régulièrement observées, et cette action volcanique s’exerce sur la longue faille où sont emmagasinés le pétrole et le naphte, depuis la mer Caspienne jusqu’au plateau de Pamir.
En somme, cette région forme l’une des plus intéressantes parties de l’Asie centrale qu’un touriste puisse visiter. Si le major Noltitz n’a jamais été au delà de la station d’Och, située au pied du plateau, il connaît ce territoire pour l’avoir étudié sur les cartes modernes et d’après les plus récents voyages. Parmi ceux-ci, je citerai ceux de MM. Capus et Bonvalot, – encore deux noms français que je suis heureux de saluer hors de France. Le major est dès lors très désireux de voir par lui-même, et à peine est-il six heures du matin, que nous sommes tous les deux postés sur la plate-forme, notre lorgnette à la main, notre indicateur sous les yeux.
Le Pamir, ou Bam-i-Douniah, est communément appelé le «Toit du Monde». De là rayonnent ces puissantes chaînes du Tian-Chân, du Kouen-Louen, du Karakoroum, de l’Himalaya et de l’Hindou-Kouch. Ce système orographique, large de quatre cents kilomètres, qui resta pendant tant de siècles une infranchissable barrière, a été vaincu par la ténacité moscovite. La race slave et la race jaune ont pris contact.
Qu’on me passe un peu d’érudition à ce sujet; d’ailleurs, ce n’est pas moi qui parle, c’est le major Noltitz.
Les voyageurs des peuples aryens ont tous lutté pour reconnaître le plateau de Pamir. Sans remonter jusqu’à Marco-Polo au XIIIe siècle, qui voyons-nous? Les Anglais avec Forsyth, Douglas, Biddueph, Younghusband et le célèbre Gordon, mort dans les régions du Haut-Nil; les Russes avec Fendchenko, Skobeleff, Prjevalky, Grombtchevsky, le général Pevtzoff, le prince Galitzine, les frères Groum-Grjimaïlo; les Français avec d’Auvergne, Bonvalot, Capus, Papin, Breteuil, Blanc, Ridgway, O’Connor, Dutreuil de Rhins, Joseph Martin, Grenard, Édouard Blanc; les Suédois avec le docteur Swen-Hedin. Ce Toit du Monde, grâce à ces explorations, on dirait que quelque Diable boiteux l’a enlevé d’une main magique, afin d’en laisser voir les mystères. On sait, maintenant, qu’il se compose d’un inextricable enchevêtrement de vallées, dont la moyenne altitude dépasse trois mille mètres; on sait qu’il est dominé par les pics Gouroumdi et Kauffmann, hauts de vingt-deux mille pieds, et la pointe du Tagarma, haute de vingt-sept mille; on sait que de ce faîte s’écoulent l’Oxus ou Amou-Daria vers l’ouest, et le Tarim vers l’est; on sait enfin que sa charpente est principalement taillée dans la roche primaire, où foisonnent le schiste et le quartz, les grès rouges du terrain secondaire, et le «loess» argilo-sablonneux, dont la couche quaternaire abonde en Asie centrale.
Les difficultés que le Grand-Transasiatique a dû surmonter pour traverser ce plateau ont été extraordinaires. Ce fut un défi porté par le génie de l’homme à la nature, et la victoire est restée au génie. A travers ces passes en pente douce que les Kirghizes nomment «bels», les viaducs, les ponts, les remblais, les tranchées, les tunnels, ont concouru à l’établissement de cette voie ferrée. Ce ne sont que coudes brusques, pentes qui exigent de puissantes locomotives, ça et là des machines fixes pour haler le train accroché à des câbles mouvants, en un mot, un travail herculéen, supérieur aux travaux des ingénieurs américains dans les défilés de la Sierra-Nevada et des Montagnes-Rocheuses.
L’aspect désolé de ces territoires est fait pour impressionner l’imagination. A mesure que le train gagne les hautes altitudes, en suivant le profil accidenté de la ligne, cette impression est plus vive encore. Pas de bourgades, pas de hameaux. Rien que des cabanes éparses, où le Pamirien mène une existence solitaire avec sa famille, ses chevaux, ses troupeaux de yaks ou «koutars», qui sont des bœufs à queue de cheval, ses moutons de petite race, ses chèvres à poils très épais. La mue de ces animaux est une conséquence naturelle du climat, et ils changent la robe de chambre de l’hiver pour la blanche fourrure de l’été. Il en est de même du chien, dont le poil devient plus clair à l’époque des chaleurs.
En remontant les passes, de larges brisures laissent parfois entrevoir le plateau à de longs et vagues reculs. En maint endroit se groupent les genévriers et les bouleaux, qui sont les principaux arbres du Pamir, et sur les plaines ondulées, foisonnent le tamarix, le carex, l’armoise, une sorte de roseau très abondant aux abords des dépressions remplies d’eau saline, et une labiée naine, nommée «terskenne» par les Kirghizes.
Le major me cite encore certains animaux, qui constituent une faune assez variée sur les hauteurs du Pamir. Il est même nécessaire de surveiller la plate-forme des voitures, où pourraient s’élancer certains mammifères, qui n’ont droit ni à la première ni à la seconde classe, – entre autres des panthères et des ours. Pendant cette journée, nos compagnons se sont tenus à l’avant et à l’arrière des wagons. Quels cris retentissent, lorsque plantigrades ou félins cabriolent le long de la voie avec des intentions qu’il est permis de suspecter! Plusieurs coups de revolver ont été déchargés, sans grande nécessité peut-être, mais ils amusent autant qu’ils rassurent les voyageurs. Dans l’après-midi nous avons été témoins d’un magnifique coup de fusil, qui a tué net une énorme panthère, au moment où elle allait franchir d’un bond le marchepied de la troisième voiture.
«A toi, Marguerite!» s’est écrié M. Caterna.
Et pouvait-il mieux exprimer son admiration qu’en «envoyant» cette célèbre réplique de Buridan à la femme du Dauphin – et non la reine de France, comme il est dit improprement dans le fameux drame de la Tour de Nesle?
C’est notre superbe Mongol auquel on est redevable de ce beau coup cynégétique.
«Quelle main et quel œil!» dis-je au major, qui ne cesse d’adresser au seigneur Faruskiar des regards soupçonneux.
Parmi les autres animaux de la faune pamirienne, apparaissent aussi des loups, des renards, des bandes de ces moutons sauvages de grande taille, à cornes noueuses, gracieusement recourbées, lesquels s’appellent «arkars» de leur nom indigène. Vers les hautes zones du ciel volent des gypaètes, des vautours, puis, au milieu des tourbillons de vapeur blanche que notre locomotive laissait en arrière, s’entremêlent des nuées de corbeaux, de pigeons, de tourterelles et de bergeronnettes.
La journée s’écoule sans incident. A six heures du soir, nous avons franchi la frontière, après un parcours total de près de deux mille trois cents kilomètres enlevés en quatre jours depuis Ouzoun-Ada. Deux cent cinquante kilomètres au delà, le train aura atteint Kachgar. Bien que nous soyons, en réalité, sur le sol du Turkestan chinois, ce sera seulement dans cette ville que nous passerons sous la coupe de l’administration chinoise.
Le dîner terminé, vers neuf heures, chacun s’étend sur sa couchette, avec l’espoir, disons mieux, la conviction que cette nuit sera aussi calme que les précédentes.
Elle ne devait pas l’être.
Pendant les premières heures, le train a redescendu les pentes du plateau de Pamir à grande vitesse. Puis il a repris sa marche ordinaire sur une longue voie horizontale.
Il pouvait être une heure du matin environ, lorsque je fus réveillé brusquement.
En même temps, le major Noltitz et la plupart de nos compagnons sont tirés de leur sommeil.
Des cris violents se font entendre à l’arrière du train.
Que se passe-t-il?
Aussitôt l’inquiétude de saisir les voyageurs, – cette inquiétude troublante et irraisonnée que provoque le moindre incident en chemin de fer.
«Qu’y a-t-il?… Qu’y a-t-il?»
Ces mots sont prononcés avec effroi de tous côtés et en diverses langues.
Ma pensée est, tout d’abord, que nous sommes attaqués. Je songe au fameux Ki-Tsang, le pirate mongol, dont j’ai si imprudemment peut-être sollicité la collaboration… pour ma chronique!
Un instant encore, et le ralentissement du train indique qu’il va s’arrêter.
Popof, après être entré dans le fourgon, en ressort, et je lui demande ce qui est arrivé.
«Un accident, me répondit-il.
– Grave?…
– Non, une barre d’attache s’est brisée, et les deux derniers wagons sont restés en détresse.»
Dès que le train est immobile, une douzaine de voyageurs, dont je suis, descendent sur la voie.
A la lueur d’une lanterne, il est facile de constater que la rupture de la barre n’est point due à la malveillance. Mais il n’en est pas moins vrai que les deux derniers wagons du train, le wagon funéraire et le fourgon de queue occupé par l’employé aux bagages, sont en détresse. Depuis combien de temps et à quelle distance?… on l’ignore.
Il fallait entendre les cris des gardes persans, chargés de convoyer le corps du mandarin Yen-Lou, dont ils étaient responsables! Les voyageurs, qui se trouvaient dans leur wagon et eux-mêmes ne s’étaient aperçus de rien au moment de la rupture. Lorsqu’ils ont donné l’alarme, il y avait peut-être une heure, deux heures, que l’accident s’était produit…
Du reste, le parti à prendre est tout indiqué: faire machine en arrière et rebrousser le train jusqu’aux wagons détachés.
Rien de plus simple, en somme. Mais, – ce qui ne laisse pas de me surprendre, – c’est l’attitude du seigneur Faruskiar en cette circonstance. En effet, c’est lui qui insiste de la façon la plus pressante pour qu’on agisse sans perdre un instant. Il s’adresse à Popof, au mécanicien, au chauffeur, et, pour la première fois, j’entends qu’il parle très intelligiblement la langue russe.
Au surplus, il n’y a pas lieu de discuter. Nous sommes tous d’accord sur la nécessité de rétrograder, afin de rejoindre le wagon du mandarin et le fourgon des colis.
Il n’y eut que le baron allemand qui tint à protester. Encore des retards… Sacrifier un temps peut-être long pour un mandarin… un mandarin défunt…
On l’envoya promener.
Quant à sir Francis Trevellyan, il haussait les épaules, il semblait dire:
«Quelle administration… quel matériel!… Voilà des choses qui n’arriveraient pas sur les chemins de fer anglo-indous!»
Le major Noltitz est frappé comme je le suis de la singulière intervention du seigneur Faruskiar. Ce Mongol, d’habitude si calme, si impassible, avec son regard froid sous sa paupière immobile, il va, vient, en proie à une sorte d’inquiétude furieuse qu’il paraît incapable de maîtriser. Son compagnon n’y met pas moins d’insistance que lui. Cependant, en quoi cela peut-il les intéresser que ces deux wagons se soient détachés? Ils n’ont même pas de bagages dans le fourgon de queue! Est-ce donc feu le mandarin Yen-Lou auquel ils se dévouent à ce point?… Est-ce pour cette raison que, dans la gare de Douchak, ils observaient si obstinément le wagon qui renferme le corps du défunt?… Je le vois bien, le major trouve cette façon d’agir extrêmement suspecte.
Le train commence sa marche à reculons, dès que nous avons repris nos places. Le baron allemand essaie de récriminer; mais le seigneur Faruskiar lui lance un regard si farouche qu’il ne s’expose pas à en recevoir un second et retourne maugréer en son coin.
Le petit jour s’annonçait vers l’est, lorsque les deux wagons sont signalés à un kilomètre, et le train vient doucement les rejoindre, après une heure de marche.
Le seigneur Faruskiar et Ghangir ont voulu assister au rattachement des voitures qui fut fait avec toute la solidité possible. Le major Noltitz et moi, nous observâmes que tous deux échangeaient quelques paroles avec les trois autres Mongols. Après tout, il n’y a pas lieu de s’en étonner, puisque ce sont des compatriotes.
Chacun remonte alors en wagon, et le mécanicien force de vapeur afin de regagner une partie du temps perdu.
Néanmoins le train n’arrive à Kachgar qu’avec un retard assez considérable, et il est quatre heures et demie du matin, lorsqu’il entre dans la capitale du Turkestan chinois.