Jules Verne
Mistress Branican
(Chapitre IV-VI)
83 dessins de L. Benett
12 grandes gravures en chromotypographie
2 grandes cartes en chromolithographie
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
À bord du Boundary
e lendemain, on se leva de bonne heure à Prospect-House. Il faisait un temps superbe. La brise, qui venait de terre, chassait au large les dernières brumes de la nuit. La nourrice habilla le petit Wat, pendant que Mrs. Branican s’occupait de sa toilette. Il avait été convenu qu’elle déjeunerait chez Mrs. Burker. Aussi se contenta-t-elle d’un léger repas, ce qui devait lui permettre d’attendre jusqu’à midi, car, très probablement, la visite au capitaine Ellis prendrait deux bonnes heures. Ce serait si intéressant tout ce que raconterait ce brave capitaine!
Mrs. Branican et la nourrice, qui tenait l’enfant dans ses bras, quittèrent le chalet, au moment où la demie de huit heures sonnait aux horloges de San-Diégo. Les larges voies de la haute ville, bordées de villas et de jardins entre leurs enclos de barrières, furent descendues d’un bon pas, et Dolly s’engagea bientôt entre les rues plus étroites, plus serrées de maisons, qui constituent le quartier du commerce.
C’était dans Fleet Street que demeurait Len Burker, non loin du wharf appartenant à la compagnie du Pacific Coast Steam-ship. En somme, cela faisait une bonne course, puisqu’il avait fallu traverser toute la cité, et il était neuf heures, lorsque Jane ouvrit à Mrs. Branican la porte de sa maison.
C’était une demeure simple, et même d’un aspect triste, avec ses fenêtres aux persiennes fermées la plupart du temps. Len Burker, ne recevant chez lui que quelques gens d’affaires, n’avait aucune relation de voisinage. On le connaissait peu, même dans Fleet Street, ses occupations l’obligeant fréquemment à s’absenter du matin au soir. Il voyageait beaucoup, et se rendait le plus souvent à San-Francisco pour des opérations dont il ne parlait point à sa femme. Ce matin-là, il ne se trouvait pas au comptoir lorsque Mrs. Branican y arriva. Jane Burker excusa donc son mari de ce qu’il ne pourrait les accompagner toutes deux dans leur visite à bord du Boundary, en ajoutant qu’il serait certainement de retour pour le déjeuner.
«Je suis prête, ma chère Dolly, dit-elle, après avoir embrassé l’enfant. Tu ne veux pas te reposer un instant?…
– Je ne suis pas fatiguée, répondit Mrs. Branican.
– Tu n’as besoin de rien?…
– Non, Jane!… Il me tarde d’être en présence du capitaine Ellis!… Partons à l’instant, je t’en prie!»
Mrs. Burker n’avait qu’une vieille femme pour domestique, une mulâtresse que son mari avait amenée de New-York, lorsqu’il était venu s’établir à San-Diégo. Cette mulâtresse, nommée Nô, avait été la nourrice de Len Burker. Ayant toujours été au service de sa famille, elle lui était entièrement dévouée et le tutoyait encore, comme elle faisait lorsqu’il était enfant. Cette créature, rude et impérieuse, était la seule qui eût jamais exercé quelque influence sur Len Burker, lequel lui abandonnait absolument la conduite de sa maison. Que de fois Jane avait eu à souffrir d’une domination qui allait jusqu’au manque d’égards. Mais elle subissait cette domination de la mulâtresse, comme elle subissait celle de son mari. Dans sa résignation, qui n’était que faiblesse, elle laissait aller les choses, et Nô ne la consultait en rien pour la direction du ménage.
Au moment où Jane allait partir, la mulâtresse lui recommanda expressément d’être rentrée avant midi, parce que Len Burker ne tarderait pas à revenir et qu’il ne fallait pas le faire attendre. Il avait, d’ailleurs, à entretenir Mrs. Branican d’une affaire importante.
«De quoi s’agit-il? demanda Dolly à sa cousine.
– Et comment le saurais-je? répondit Mrs. Burker. Viens, Dolly, viens!»
Il n’y avait pas de temps à perdre. Mrs. Branican et Jane Burker, accompagnées de la nourrice et de l’enfant, se dirigèrent vers le quai, où elles arrivèrent en moins de dix minutes.
Le Boundary, dont la quarantaine venait d’être levée, n’avait pas encore pris son poste de déchargement le long du wharf réservé à la maison Andrew. Il était mouillé au fond de la baie, à une encablure en dedans de la pointe Loma. Il fallait donc traverser la baie pour se rendre à bord du navire, qui ne devait se déhaler qu’un peu plus tard. C’était un trajet de deux milles environ, que les steam-launches, sortes de barques à vapeur employées à ce service faisaient deux fois par heure.
Dolly et Jane Burker prirent place dans la steam-launch, au milieu d’une douzaine de passagers. La plupart étaient des amis ou des parents de l’équipage du Boundary, qui voulaient profiter des premiers instants où l’accès du navire était libre. L’embarcation largua son amarre, déborda le quai et, sous l’action de son hélice, se dirigea obliquement à travers la baie, en haletant à chaque coup de vapeur. Par ce temps d’une limpide clarté, la baie apparaissait dans toute son étendue, avec l’amphithéâtre des maisons de San-Diégo, la colline dominant la vieille ville, le goulet ouvert entre la pointe Island et la pointe Loma, l’immense hôtel de Coronado, d’une architecture de palais, et le phare, qui projette largement ses éclats sur la mer après le coucher du soleil.
Il y avait divers navires, mouillés ça et là, dont la steam-launch évitait adroitement la rencontre, ainsi que les barques, venant en sens contraire, ou les chaloupes de pêche, qui serraient le vent pour enlever la pointe à la bordée.
Mrs. Branican était assise près de Jane sur un des bancs de l’arrière. La nourrice, placée près d’elle, tenait l’enfant entre ses bras. Le bébé ne dormait pas, et ses yeux s’emplissaient de cette bonne lumière que la brise semblait aviver de son souffle. Il s’agitait, lorsqu’un couple de mouettes passait au-dessus de l’embarcation en jetant leur cri aigu. Il était florissant de santé avec ses joues fraîches et ses lèvres rosés, encore humides du lait qu’il avait puisé au sein de sa nourrice, avant de quitter la maison des Burker. Sa mère le regardait attendrie, se penchant parfois pour l’embrasser; et il souriait en se renversant.
Mais l’attention de Dolly fut bientôt attirée par la vue du Boundary. Dégagé maintenant des autres navires, le trois-mâts, qui se dessinait nettement au fond de la baie, développait ses pavillons sur le ciel ensoleillé. Il était évité de flot, l’avant tourné vers l’ouest, à l’extrémité de sa chaîne fortement tendue, et sur lequel venaient se briser les dernières ondulations de la houle.
Toute la vie de Dolly était dans son regard. Elle songeait à John, emporté sur un navire qu’on eût dit le frère de celui-ci, tant ils étaient semblables! Et n’étaient-ils pas les enfants de la même maison Andrew? N’avaient-ils pas le même port d’attache? N’étaient-ils pas sortis du même chantier?
Dolly, enveloppée par le charme de l’illusion, l’imagination aiguillonnée par le souvenir, s’abandonnait à cette pensée que John était là… à bord… qu’il l’attendait… qu’il agitait la main en l’apercevant… qu’elle allait pouvoir se précipiter dans ses bras… Son nom lui venait aux lèvres… Elle l’appelait… et il lui répondait en prononçant le sien…
Puis un léger cri de son enfant la rappelait au sentiment de la réalité. C’était bien le Boundary vers lequel elle se dirigeait, ce n’était pas le Franklin, loin, bien loin alors, et que des milliers de lieues séparaient de la côte américaine!
«Il sera là… un jour… à cette place! murmura-t-elle, en regardant Mrs. Burker.
– Oui, chère Dolly, répondit Jane, et ce sera John qui nous recevra à son bord!»
Elle comprenait qu’une vague inquiétude serrait le cœur de la jeune femme, lorsqu’elle interrogeait l’avenir.
Cependant la steam-launch eut franchi en un quart d’heure les deux milles qui séparent le quai de San-Diégo de la pointe Loma. Les passagers débarquèrent sur l’appontement de la grève, où Mrs. Branican prit pied avec Jane, la nourrice et l’enfant. Il ne s’agissait plus que de revenir vers le Boundary, distant au plus d’une encablure.
Il y avait précisément, au pied de l’appontement, sous la garde de deux matelots, une embarcation, qui faisait le service du trois-mâts; Mrs. Branican se nomma, et ces hommes se mirent à sa disposition pour la mener à bord du Boundary, après qu’elle se fût assurée que le capitaine Ellis s’y trouvait en ce moment.
Quelques coups d’aviron suffirent, et le capitaine Ellis, ayant reconnu Mrs. Branican, vint à la coupée, tandis qu’elle montait l’échelle, suivie de Jane, non sans avoir recommandé à la nourrice de bien tenir l’enfant. Le capitaine les conduisit sur la dunette, pendant que le second commençait ses préparatifs pour conduire le Boundary au quai de San-Diégo.
«Monsieur Ellis, demanda tout d’abord Mrs. Branican, j’ai appris que vous avez rencontré le Franklin…
– Oui, mistress, répondit le capitaine, et je puis vous affirmer qu’il était en bonne allure, ainsi que je l’ai fait connaître à M. William Andrew.
– Vous l’avez vu… John?…
– Le Franklin et le Boundary sont passés assez près à contre-bord pour que le capitaine Branican et moi, nous ayons pu échanger quelques paroles.
– Oui!… vous l’avez vu!…» répéta Mrs. Branican, comme si, se parlant plutôt à elle-même, elle eût cherché dans le regard du capitaine un reflet de la vision du Franklin.
Mrs. Burker posa alors plusieurs questions que Dolly écoutait attentivement, bien que ses yeux fussent tournés vers l’horizon de mer, au delà du goulet.
«Ce jour-là, le temps était très maniable, répondit le capitaine Ellis. et le Franklin courait grand largue sous toute sa voilure. Le capitaine John était sur la dunette, sa longue-vue à la main. Il avait lofé d’un quart pour s’approcher du Boundary, car je n’avais pu modifier ma route, étant au plus près et serrant le vent presque à ralinguer.»
Ces termes qu’employait le capitaine Ellis, Mrs. Branican n’en comprenait sans doute pas la signification précise. Mais, ce qu’elle retenait, c’est que celui qui lui parlait avait vu John, qu’il avait pu converser un instant avec lui.
«Lorsque nous avons été par le travers, ajouta-t-il, votre mari, mistress Branican, m’envoya un salut de la main, criant: «Tout va bien, Ellis! Dès votre arrivée à San-Diégo, donnez de mes nouvelles à ma femme… à ma chère Dolly!» Puis, les deux bâtiments se sont séparés, et n’ont pas tardé à se perdre de vue.
– Et quel jour avez-vous rencontré le Franklin? demanda Mrs. Branican.
– Le 23 mars, répondit le capitaine Ellis, à onze heures vingt-cinq du matin!»
Il fallut encore appuyer sur les détails, et le capitaine dut indiquer sur la carte le point précis où s’était fait ce croisement. C’était par 148° de longitude et 20° de latitude que le Boundary avait rencontré le Franklin, c’est-à-dire à dix-sept cents milles au large de San-Diégo. Si le temps continuait à être favorable, – et il y avait des chances pour qu’il le fût avec la belle saison qui s’affermissait, – le capitaine John ferait une belle et rapide navigation à travers les parages du Nord-Pacifique. En outre, comme il trouverait à charger dès son arrivée à Calcutta, il ne séjournerait que fort peu de temps dans la capitale de l’Inde, et son retour en Amérique s’effectuerait très promptement. L’absence du Franklin serait donc limitée à quelques mois, conformément aux prévisions de la maison Andrew.
Pendant que le capitaine Ellis répondait tantôt aux questions de Mrs. Burker, tantôt aux questions de Mrs. Branican, celle-ci, toujours entraînée par son imagination, se figurait qu’elle était à bord du Franklin!… Ce n’était pas Ellis… c’était John, qui lui disait ces choses… C’était sa voix qu’elle croyait entendre…
En ce moment, le second monta sur la dunette et prévint le capitaine que les préparatifs allaient prendre fin. Les matelots, placés sur le gaillard d’avant, n’attendaient plus qu’un ordre pour déhaler le navire.
Le capitaine Ellis offrit alors à Mrs. Branican de la faire remettre à terre, à moins qu’elle ne préférât rester à bord. Dans ce cas, elle pourrait traverser la baie sur le Boundary, et débarquerait, lorsqu’il aurait accosté le wharf. Ce serait l’affaire de deux heures au plus.
Mrs. Branican eût très volontiers accepté l’offre du capitaine. Mais elle était attendue à déjeuner pour midi. Elle comprit que Jane, après ce que lui avait dit la mulâtresse, serait très inquiète de ne pas être de retour chez elle, en même temps que son mari. Elle pria donc le capitaine Ellis de la faire reconduire à l’appontement, afin de ne pas manquer le premier départ de la steam-launch.
Des ordres furent donnés en conséquence. Mrs. Branican et Mrs. Burker prirent congé du capitaine, après que celui-ci eut baisé les bonnes joues du petit Wat. Puis, toutes deux, précédant la nourrice, s’embarquèrent dans le canot du bord, qui les ramena à l’appontement.
En attendant l’arrivée de la steam-launch, qui venait de quitter le quai de San-Diégo, Mrs. Branican regarda avec un vif intérêt les manœuvres du Boundary. Au rude chant du maître d’équipage, les matelots viraient l’ancre, le trois-mâts gagnait sur sa chaîne, tandis que le second faisait hisser le grand foc, la trinquette et la brigantine. Sous cette voilure, il irait aisément à son poste avec le flot portant.
Bientôt l’embarcation à vapeur eut accosté. Puis elle envoya quelques coups de sifflet pour appeler les passagers, et deux ou trois retardataires pressèrent le pas, en remontant la pointe devant l’hôtel Coronado.
La steam-launch ne devait stationner que cinq minutes. Mrs. Branican, Jane Burker, la nourrice y prirent place et vinrent s’asseoir sur la banquette de tribord, tandis que les autres passagers, – une vingtaine environ, – allaient et venaient, en se promenant de l’avant à l’arrière du pont. Un dernier coup de sifflet fut lancé, l’hélice se mit en mouvement, et l’embarcation s’éloigna de la côte.
Il n’était que onze heures et demie, et Mrs. Branican serait donc rentrée à temps à la maison de Fleet Street, puisque la traversée de la baie s’accomplissait en un quart d’heure. A mesure que l’embarcation s’éloignait, les regards de Dolly restaient fixés sur le Boundary. L’ancre était à pic, les voiles éventées, et le bâtiment commençait à quitter son mouillage. Quand il serait amarré devant le wharf de San-Diégo, Dolly pourrait rendre visite aussi souvent qu’il lui plairait au capitaine Ellis.
La steam-launch filait avec rapidité. Les maisons de la ville grandissaient sur le pittoresque amphithéâtre dont elles occupent les divers étages. Il n’y avait plus qu’un quart de mille pour atteindre le débarcadère.
«Attention!…» cria en ce moment un des marins, posté à l’avant de l’embarcation.
Et il se retourna vers l’homme de barre, qui se tenait debout sur une petite passerelle en avant de la cheminée.
Ayant entendu ce cri, Mrs. Branican regarda du côté du port, où se faisait alors une manœuvre, qui attirait également l’attention des autres passagers. Aussi la plupart s’étaient-ils portés vers l’avant.
Un grand brick-goélette, qui venait de se dégager des navires rangés le long des quais, appareillait pour sortir de la baie, son avant dirigé vers la pointe Island. Il était aidé par un remorqueur qui devait le conduire en dehors du goulet, et il prenait déjà une certaine vitesse.
Ce brick-goélette se trouvait sur la route de l’embarcation à vapeur, et même assez près, pour qu’il fût urgent de l’éviter en passant à son arrière. C’est ce qui avait motivé le cri du matelot à l’homme de barre.
Un sentiment d’inquiétude saisit les passagers, – inquiétude d’autant plus justifiée que le port était encombré de navires, mouillés ça et là sur leurs ancres. Aussi, par un mouvement bien naturel, reculèrent-ils vers l’arrière.
La manœuvre était tout indiquée: il fallait stopper, afin de faire place au remorqueur et au brick, et ne se remettre en marche que lorsque le passage serait libre. Quelques chaloupes de pêche, lancées dans le vent, rendaient encore le passage plus difficile, tandis qu’elles croisaient devant les quais de San-Diégo.
«Attention! répéta le matelot de l’avant.
– Oui!… oui! répondit l’homme de barre. Il n’y a rien à craindre!… J’ai du large assez!»
Mais, gêné par la brusque apparition d’un grand steamer qui le suivait, le remorqueur fit un mouvement auquel on ne pouvait s’attendre, et revint en grand sur bâbord.
Des cris se firent entendre, auxquels se joignirent ceux de l’équipage du brick-goélette, qui cherchait à aider la manœuvre du remorqueur en gouvernant dans la même direction.
C’est à peine si vingt pieds séparaient alors le remorqueur de la steam-launch.
Jane, très effrayée, s’était redressée. Mrs. Branican, par une impulsion instinctive, avait pris le petit Wat des bras de sa nourrice et le serrait contre elle.
«Sur tribord!… Sur tribord!» cria vivement le capitaine du remorqueur au timonier de l’embarcation, en lui indiquant du geste la direction à suivre.
Cet homme n’avait point perdu son sang-froid, et il donna un violent coup de barre, afin de se rejeter hors de la route du remorqueur, car celui-ci était dans l’impossibilité de stopper, le brick-goélette ayant déjà pris un peu d’erre et risquant de l’aborder par son flanc.
Sous le coup de barre qui lui avait été vigoureusement imprimé, la steam-launch donna brusquement la bande sur tribord, et, ce qui est presque inévitable, les passagers, perdant l’équilibre, se jetèrent tous de ce côté.
Nouveaux cris qui, cette fois, furent des cris d’épouvanté, puisqu’on put croire que l’embarcation allait chavirer sous cette surcharge.
A cet instant, Mrs. Branican, qui se trouvait debout près de la lisse, ne pouvant reprendre son aplomb, fut projetée par-dessus le bord, avec son enfant.
Le brick-goélette rasait alors l’embarcation sans la toucher, et tout danger d’abordage était écarté définitivement.
«Dolly!… Dolly!» s’écria Jane, qu’un des passagers retint au moment où elle allait tomber.
Soudain, un matelot de la steam-launch s’élança sans hésiter pardessus la lisse, au secours de Mrs. Branican et du bébé.
Dolly, soutenue par ses vêtements, flottait à la surface de l’eau; elle tenait son enfant entre ses bras, mais elle allait couler à fond lorsque le matelot arriva près d’elle.
L’embarcation ayant stoppé presque aussitôt, il ne serait pas difficile à ce matelot, vigoureux et bon nageur, de la rejoindre en ramenant Mrs. Branican. Par malheur, au moment où il venait de la saisir par la taille, les bras de la malheureuse femme s’étaient ouverts, tandis qu’elle se débattait à demi suffoquée, et l’enfant avait disparu.
Lorsque Dolly eut été hissée à bord et déposée sur le pont, elle avait entièrement perdu connaissance.
De nouveau, ce courageux matelot, – c’était un homme de trente ans, nommé Zach Fren, – se jeta à la mer, plongea à plusieurs reprises, fouilla les eaux autour de l’embarcation… Ce fut vainement… Il ne put retrouver l’enfant, qui avait été entraîné par un courant de dessous.
Pendant ce temps, les passagers donnaient à Mrs. Branican tous les soins que réclamait son état. Jane, éperdue, la nourrice, affolée, essayaient de la faire revenir à elle. La steam-launch, immobile, attendait que Zach Fren eût renoncé à tout espoir de sauver le petit Wat.
Enfin Dolly commença à reprendre ses sens. Elle balbutia le nom de Wat, ses yeux s’ouvrirent, et son premier cri fut:
«Mon enfant!»
Elle aperçut Zach Fren qui remontait à bord pour la dernière fois… Wat n’était pas dans ses bras.
«Mon enfant!» cria encore Dolly.
Puis, se redressant, elle repoussa ceux qui l’entouraient, et courut vers l’arrière.
Et, si on ne l’eût empêchée, elle se fût précipitée par-dessus le bord…
Il fallut maintenir la malheureuse femme, tandis que la steam-launch reprenait sa marche vers le quai de San-Diégo.
Mrs. Branican, la figure convulsée, les mains crispées, était retombée sur le pont, sans mouvement.
Quelques minutes après, l’embarcation avait atteint le débarcadère, et Dolly était transportée dans la maison de Jane. Len Burker venait de rentrer. Sur son ordre, la mulâtresse courut chercher un médecin.
Celui-ci arriva bientôt, et ce ne fut pas sans des soins prolongés qu’il parvint à rappeler à la vie Mrs. Branican.
Dolly le regarda, l’œil fixe, et dit:
«Qu’y a-t-il?… Que s’est-il passé?… Ah!… je sais!…»
Puis, souriant:
«C’est mon John… Il revient… il revient!… s’écria-t-elle. Il va retrouver sa femme et son enfant!… John!… voilà mon John!…»
Mrs. Branican avait perdu la raison.
Trois mois se passent
omment peindre l’effet que produisit à San-Diégo cette double catastrophe, la mort de l’enfant… la folie de la mère! On sait de quelle sympathie la population entourait la famille Branican, quel intérêt inspirait le jeune capitaine du Franklin. Il était parti depuis quinze jours à peine et il n’était plus père… Sa malheureuse femme folle!… A son retour, dans sa maison vide, il ne retrouverait plus ni les sourires de son petit Wat, ni les tendresses de Dolly, qui ne le reconnaîtrait même pas!… Le jour où le Franklin rentrerait au port, il ne serait pas salué par les hurras de la ville!
Mais il ne fallait pas attendre son retour pour que John Branican fût instruit de l’horrible malheur qui venait de le frapper. M. William Andrew ne pouvait pas laisser le jeune capitaine dans l’ignorance de ce qui s’était passé, à la merci de quelque circonstance fortuite qui lui apprendrait cette effroyable catastrophe. Il fallait immédiatement expédier une dépêche à l’un des correspondants de Singapore. De cette façon, le capitaine John connaîtrait l’affreuse vérité avant d’arriver aux Indes.
Cependant M. William Andrew ne voulut pas envoyer tout de suite cette dépêche. Peut-être la raison de Dolly n’était-elle pas irrémédiablement perdue! Savait-on si les soins qui l’entoureraient ne lui rendraient pas la possession d’elle-même?… Pourquoi frapper John d’un double coup, en lui apprenant la mort de son enfant et la folie de sa femme, si cette folie devait guérir à court terme?
Après s’être entretenu avec Len et Jane Burker, M. William Andrew prit le parti de surseoir jusqu’au moment où les médecins se seraient définitivement prononcés sur l’état mental de Dolly. Ces cas d’aliénation subite ne laissent-ils pas plus d’espoir de guérison que ceux qui sont dus à une lente désorganisation de la vie intellectuelle? Oui!… et il convenait d’attendre quelques jours, ou même quelques semaines.
Cependant la ville était plongée dans la consternation. On ne cessait d’affluer à la maison de Fleet Street, afin d’avoir des nouvelles de Mrs. Branican. Entre temps, des recherches minutieuses avaient été opérées afin de retrouver le corps de l’enfant: elles n’avaient point abouti. Vraisemblablement, ce corps avait été entraîné par le flot, puis repris par la marée descendante. Le pauvre petit être n’aurait pas même une tombe sur laquelle sa mère viendrait prier, si elle recouvrait la raison!
D’abord, les médecins purent constater que la folie de Dolly affectait la forme d’une mélancolie douce. Nulles crises nerveuses, aucune de ces violences inconscientes, qui obligent à renfermer les malades et à leur rendre tout mouvement impossible. Il ne parut donc pas nécessaire de se précautionner contre ces excès auxquels se portent souvent les aliénés, soit contre autrui, soit contre eux-mêmes. Dolly n’était plus qu’un corps sans âme, une intelligence dans laquelle il ne restait aucun souvenir de cet horrible malheur. Ses yeux étaient secs, son regard éteint. Elle semblait ne plus voir, elle semblait ne plus entendre. Elle n’était plus de ce monde. Elle ne vivait que de la vie matérielle.
Tel fut l’état de Mrs. Branican pendant le premier mois qui suivit l’accident. On avait examiné la question de savoir s’il conviendrait de la mettre dans une maison de santé, où des soins spéciaux lui seraient donnés. C’était l’avis de M. William Andrew; et il eût été suivi sans une proposition de Len Burker qui modifia cette détermination.
Len Burker, étant venu trouver M. William Andrew à son bureau, lui dit:
«Nous en sommes certains maintenant, la folie de Dolly n’a point un caractère dangereux qui nécessite de l’enfermer, et puisqu’elle n’a pas d’autre famille que nous, nous demandons à la garder. Dolly aimait beaucoup ma femme, et qui sait si l’intervention de Jane ne sera pas plus efficace que celle des étrangers? Si des crises survenaient plus tard, il serait temps d’aviser et de prendre des mesures en conséquence. – Qu’en pensez-vous, monsieur Andrew?»
L’honorable armateur ne répondit pas sans quelque hésitation, car il n’éprouvait que peu de sympathie pour Len Burker, bien qu’il ne sût rien de sa situation si compromise alors et n’eût point lieu de suspecter son honorabilité. Après tout, l’amitié que Dolly et Jane éprouvaient l’une pour l’autre était profonde, et, puisque Mrs. Burker était sa seule parente, mieux valait évidemment que Dolly fût confiée à sa garde. L’essentiel, c’était que la malheureuse femme pût être constamment et affectueusement entourée des soins qu’exigeait son état.
«Puisque vous voulez assumer cette tâche, répondit M. William Andrew, je ne vois aucun inconvénient, monsieur Burker, à ce que Dolly soit remise à sa cousine, dont le dévouement ne peut être mis en doute…
– Dévouement qui ne lui manquera jamais!» ajouta Len Burker.
Mais il dit cela de ce ton froid, positif, déplaisant, dont il ne pouvait se défaire.
«Votre démarche est honorable, reprit alors M. William Andrew. Une simple observation, toutefois: je me demande si, dans votre maison de Fleet Street, au milieu de ce quartier bruyant du commerce, la pauvre Dolly sera placée dans des conditions favorables à son rétablissement. C’est du calme qu’il lui faut, du grand air…
– Aussi, répondit Len Burker, notre intention est-elle de la ramener à Prospect-House et d’y demeurer avec elle. Ce chalet lui est familier, et la vue des objets auxquels elle était habituée pourra exercer une influence salutaire sur son esprit. Là, elle sera à l’abri des importunités… La campagne est à sa porte… Jane lui fera faire quelques promenades dans ces environs qu’elle connaît, qu’elle parcourait avec son petit enfant… Ce que je propose, John ne l’approuverait-il pas, s’il était là?… Et que pensera-t-il à son retour, s’il trouve sa femme dans une maison de santé, confiée à des mains mercenaires?… Monsieur Andrew, il ne faut rien négliger de ce qui serait de nature à exercer quelque influence sur l’esprit de notre malheureuse parente.»
Cette réponse était évidemment dictée par de bons sentiments. Mais pourquoi les paroles de cet homme semblaient-elles toujours ne pouvoir inspirer de la confiance? Quoi qu’il en fût, sa proposition, dans les conditions où il la présentait, méritait d’être acceptée, et M. William Andrew ne put que l’en remercier, en ajoutant que le capitaine John lui en aurait une profonde reconnaissance.
Le 27 avril, Mrs. Branican fut transportée à Prospect-House, où Jane et Len Burker vinrent, dès le soir, s’installer. Cette détermination reçut l’approbation générale.
On devine à quel mobile obéissait Len Burker. Le jour même de la catastrophe, il avait eu, on ne l’a point oublié, l’intention d’entretenir Dolly d’une certaine affaire. Cette affaire consistait précisément en une certaine somme d’argent qu’il se proposait de lui emprunter. Mais, depuis cette époque, la situation avait changé. Il était probable que Len Burker serait chargé des intérêts de sa parente, peut-être en qualité de tuteur, et, dans ces fonctions, il se procurerait des ressources, illicites sans doute, mais qui lui permettraient de gagner du temps. C’était bien ce qu’avait pressenti Jane, et, si elle était heureuse de pouvoir se consacrer tout entière à sa Dolly, elle tremblait en soupçonnant les projets que son mari allait poursuivre sous le couvert d’un sentiment d’humanité.
L’existence fut donc organisée en ces conditions nouvelles à Prospect-House. On installa Dolly dans cette chambre, d’où elle n’était sortie que pour courir au-devant d’un épouvantable malheur. Ce n’était plus la mère qui y rentrait, c’était un être privé de raison. Ce chalet si aimé, ce salon, où quelques photographies conservaient de souvenir de l’absent, ce jardin où tous deux avaient vécu de si heureux jours, ne lui rappelèrent rien de l’existence passée. Jane occupait la chambre contiguë à celle de. Mrs. Branican, et Len Burker avait fait la sienne de la salle du rez-de-chaussée, qui servait de cabinet au capitaine John.
A partir de ce jour, Len Burker reprit ses occupations habituelles. Chaque matin, il descendait à San-Diégo. à son office de Fleet-street, où se continuait son train d’affaires. Mais ce qu’on aurait pu observer, c’est qu’il ne manquait jamais de revenir chaque soir à Prospect-House, et bientôt il ne fit plus que de courtes absences en dehors de la ville.
Il va sans dire que la mulâtresse avait suivi son maître dans sa nouvelle demeure, où elle serait ce qu’elle avait été partout et toujours, une créature sur le dévouement de laquelle il pouvait absolument compter. La nourrice du petit Wat avait été congédiée, bien qu’elle eût offert de se consacrer au service de Mrs. Branican. Quant à la servante, elle était provisoirement conservée au chalet pour les besoins auxquels Nô seule n’aurait guère pu suffire.
D’ailleurs, personne n’aurait valu Jane pour les soins affectueux et assidus qu’exigeait l’état de Dolly. Son amitié s’était augmentée, s’il est possible, depuis la mort de l’enfant dont elle s’accusait d’avoir été la cause première. Si elle n’était pas venue trouver Dolly à Prospect-House, si elle ne lui avait pas suggéré l’idée d’aller rendre visite au capitaine du Boundary, cet enfant serait aujourd’hui près de sa mère, la consolant des longues heures de l’absence!… Dolly n’aurait pas perdu la raison!
Il entrait, sans doute, dans les intentions de Len Burker que les soins do Jane parussent suffisants à ceux qui s’intéressaient à la situation de Mrs. Branican. M. William Andrew dut même reconnaître que la pauvre femme ne pouvait être en de meilleures mains. Au cours de ses visites, il observait surtout si l’état de Dolly avait quelque tendance à s’améliorer. Il voulait encore espérer que la première dépêche, adressée au capitaine John à Singapore ou aux Indes, ne lui annoncerait pas un double malheur, son enfant mort… sa femme… N’était-ce pas comme si elle fût morte, elle aussi! Eh bien, non! Il ne pouvait croire que Dolly, dans la force de la jeunesse, dont l’esprit était si élevé, le caractère si énergique, eût été irrémédiablement frappée dans son intelligence! N’était-ce pas seulement un feu caché sous les cendres?… Quelque étincelle ne le rallumerait-il pas un jour?… Et pourtant, cinq semaines s’étaient déjà écoulées, et aucun éclair de raison n’avait dissipé ces ténèbres. Devant une folie calme, réservée, languissante, que ne troublait aucune surexcitation physiologique, les médecins ne semblaient point garder le plus léger espoir, et ils ne tardèrent pas à cesser leurs visites. Bientôt même, M. William Andrew, désespérant une guérison, ne vint que plus rarement à Prospect-House, tant il lui était pénible de se trouver devant cette infortunée, si indifférente, et si inconsciente à la fois.
Lorsque Len Burker était obligé, pour un motif ou un autre, de passer une journée au dehors, la mulâtresse avait ordre de surveiller de très près Mrs. Branican. Sans chercher à gêner en rien les soins de Jane, elle ne la laissait presque jamais seule avec Dolly, et rapportait fidèlement à son maître tout ce qu’elle avait remarqué dans l’état de la malade. Elle s’ingéniait à éconduire les quelques personnes qui venaient encore prendre des nouvelles au chalet. C’était contraire aux recommandations des médecins, disait-elle… Il fallait un calme absolu… Ces dérangements pouvaient provoquer des crises… Et Mrs. Burker elle-même donnait raison à Nô, quand elle éloignait les visiteurs comme des importuns, qui n’avaient que faire à Prospect-House. Aussi l’isolement se faisait-il autour de Mrs. Branican.
«Pauvre Dolly, pensait Jane, si son état empirait, si sa folie devenait furieuse, si elle se portait à des excès… on la retirerait… on la renfermerait dans une maison de santé… Elle serait perdue pour moi!… Non! Dieu fasse qu’on me la laisse… Qui la soignerait avec plus d’affection que moi!»
Pendant la troisième semaine de mai, Jane voulut essayer de quelques promenades aux alentours du chalet, pensant que sa cousine en éprouverait un peu de bien. Len Burker ne s’y opposa point, mais à la condition que Nô accompagnerait Dolly et sa femme. Ce n’était que prudent d’ailleurs. La marche, le grand air, pouvaient déterminer un trouble chez Dolly, peut-être faire naître dans son esprit l’idée de s’enfuir, et Jane n’aurait pas eu la force de la retenir. On doit tout craindre d’une folle, qui peut même être poussée à se détruire… Il ne fallait pas s’exposer à un autre malheur.
Un jour, Mrs. Branican sortit donc appuyée au bras de Jane. Elle se laissait conduire comme un être passif, allant où on la menait, sans prendre intérêt à rien.
Au début de ces promenades, il ne se produisit aucun incident. Toutefois, la mulâtresse ne tarda pas à observer que le caractère de Dolly montrait une certaine tendance à se modifier. A son calme habituel succédait une visible exaltation, qui pouvait avoir des conséquences fâcheuses. A plusieurs reprises, la vue des petits enfants qu’elle rencontrait provoqua chez elle une crise nerveuse. Était-ce au souvenir de celui qu’elle avait perdu qu’elle se rattachait?… Wat revenait-il à sa pensée?… Quoi qu’il en soit, en admettant qu’il eût fallu voir là un symptôme favorable, il s’en suivait une agitation cérébrale, qui était de nature à aggraver le mal.
Certain jour, Mrs. Burker et la mulâtresse avaient amené la malade sur les hauteurs de Knob-Hill. Dolly s’était assise, tournée vers l’horizon de la mer, mais il semblait que son esprit fût vide de pensées, comme ses yeux étaient vides de regards.
Soudain sa figure s’anime, un tressaillement l’agite, son œil s’empreint d’un éclat singulier, et, d’une main tremblante, elle montre un point qui brillait au large.
«Là!… Là!…» s’écrie-t-elle.
C’était une voile, nettement détachée sur le ciel, et dont un rayon de soleil accusait la blancheur lumineuse.
«Là!… Là!» répétait Dolly.
Et sa voix profondément altérée, ne semblait plus appartenir à une créature humaine.
Tandis que Jane la regardait avec épouvante, la mulâtresse secouait la tête en signe de mécontentement. Elle s’empressa de saisir le bras de Dolly, répéta ce mot:
«Venez!… Venez!…»
Dolly ne l’entendait même pas.
«Viens, ma Dolly, viens!…» dit Jane.
Et elle cherchait à l’entraîner, à détourner ses regards de la voile qui se déplaçait à l’horizon.
Dolly résista.
«Non!… Non!» s’écria-t-elle.
Et elle repoussa la mulâtresse avec une force dont on ne l’eût pas crue capable.
Mrs. Burker et Nô se sentirent très inquiètes. Elles pouvaient craindre que Dolly leur échappât, qu’irrésistiblement attirée par cette troublante vision, où dominait le souvenir de John, elle voulût descendre les pentes de Knob-Hill et se précipiter vers la mer.
Mais, subitement, cette surexcitation tomba. Le soleil venait de disparaître derrière un nuage, et la voile n’apparaissait plus à la surface de l’Océan.
Dolly redevenue inerte, le bras retombé, le regard éteint, n’avait plus conscience de la situation. Les sanglots qui soulevaient convulsivement sa poitrine avaient cessé, comme si la vie se fût retirée d’elle. Alors Jane lui prit la main; elle se laissa emmener sans résistance et rentra tranquillement à Prospect-House.
A partir de ce jour, Len Burker décida que Dolly ne se promènerait plus que dans l’enclos du chalet, et Jane dut se conformer à cette injonction.
Ce fut à cette époque que M. William Andrew se décida à instruire le capitaine John de tout ce qui s’était passé, l’aliénation de Mrs. Branican ne laissant plus l’espoir d’une amélioration. Ce ne fut pas à Singapore, d’où le Franklin devait être déjà reparti, après avoir achevé sa relâche, ce fut à Calcutta qu’il adressa une longue dépêche, que John trouverait à son arrivée aux Indes.
Et cependant, bien que M. William Andrew ne conservât plus alors aucune espérance au sujet de Dolly, d’après les médecins, une modification dans son état mental était encore possible, si elle éprouvait une secousse violente, par exemple le jour où son mari reparaîtrait devant elle. Cette chance, il est vrai, c’était la seule qui restât, et, si faible qu’elle fût, M. William Andrew ne voulut pas la négliger dans sa dépêche à John Branican. Aussi, après l’avoir supplié de ne point s’abandonner au désespoir, il l’engageait à remettre au second, Harry Felton, le commandement du Franklin, et à revenir à San-Diégo par les voies les plus rapides. Cet excellent homme eût sacrifié ses intérêts les plus chers pour tenter cette dernière épreuve sur Dolly et il demandait au jeune capitaine de lui répondre télégraphiquement ce qu’il croirait devoir faire.
Lorsque Len Burker eut pris connaissance de cette dépêche que M. William Andrew jugea convenable de lui communiquer, il l’approuva, tout en exprimant sa crainte que le retour de John fût impuissant à produire un ébranlement moral dont on pût espérer quelque salutaire effet. Mais Jane se rattacha à cet espoir, que la vue de John pourrait rendre la raison à Dolly, et Len Burker promit de lui écrire dans ce sens, afin qu’il ne retardât pas son départ pour San-Diégo, – promesse qu’il ne tint pas, d’ailleurs.
Pendant les semaines qui suivirent, aucun changement ne se produisit dans l’état de Mrs. Branican. Si la vie physique n’était nullement troublée en elle, et bien que sa santé ne laissât rien à désirer, l’altération de sa physionomie n’était que trop visible. Ce n’était plus cette femme qui n’avait pas encore atteint sa vingt et unième année, avec ses traits plus accusés, son teint dont la coloration si chaude avait pâli, comme si le feu de l’âme se fût éteint en elle. D’ailleurs, il était rare qu’on pût l’apercevoir, à moins que ce fût dans le jardin du chalet, assise sur quelque banc, ou se promenant auprès de Jane, qui la soignait avec un dévouement infatigable.
Au commencement du mois de juin, il y avait deux mois et demi que le Franklin avait quitté le port de San-Diégo. Depuis sa rencontre avec le Boundary, on n’en avait plus eu de nouvelles. A cette date, après avoir relâché à Singapore, sauf le cas d’accidents improbables, il devait être sur le point d’arriver à Calcutta. Aucun mauvais temps exceptionnel n’avait été signalé dans le Nord-Pacifique ni dans l’Océan Indien, qui aurait pu occasionner des retards à un voilier de grande marche.
Cependant M. William Andrew ne laissait pas d’être surpris de ce défaut d’informations nouvelles. Il ne s’expliquait pas que son correspondant ne lui eût pas signalé le passage du Franklin à Singapore. Comment admettre que le Franklin n’y eût pas relâché, puisque le capitaine John avait des ordres formels à cet égard. Enfin, on le saurait dans quelques jours, dès que le Franklin serait arrivé à Calcutta.
Une semaine s’écoula. Au 15 juin, pas de nouvelles encore. Une dépêche fut alors expédiée au correspondant de la maison Andrew, demandant une réponse immédiate à propos de John Branican et du Franklin.
Cette réponse arriva deux jours après.
On ne savait rien du Franklin à Calcutta. Le trois-mâts américain n’avait pas même été rencontré, à cette date, dans les parages du golfe du Bengale.
La surprise de M. William Andrew se changea en inquiétude, et, comme le secret d’un télégramme est impossible à garder, le bruit se répandit à San-Diégo que le Franklin n’était arrivé ni à Calcutta ni à Singapore.
La famille Branican allait-elle donc être frappée d’un autre malheur – malheur qui atteindrait aussi les familles de San-Diégo, auxquelles appartenait l’équipage du Franklin?
Len Burker ne laissa pas d’être très impressionné, lorsqu’il apprit ces alarmantes nouvelles. Cependant son affection pour le capitaine John n’avait jamais été démonstrative, et il n’était pas homme à s’affliger du malheur des autres, même quand il s’agissait de sa propre famille. Quoi qu’il en soit, depuis le jour où l’on put être très sérieusement inquiet sur le sort du Franklin, il parut plus sombre, plus soucieux, plus fermé à toutes relations – même pour ses affaires. On ne le vit que rarement dans les rues de San-Diégo, à son office de Fleet Street, et il eut l’air de vouloir se confiner dans l’enclos de Prospect-House.
Quant à Jane, sa figure pâle, ses yeux rougis par les larmes, sa physionomie profondément abattue, disaient qu’elle devait passer de nouveau par de terribles épreuves.
Ce fut vers cette époque qu’un changement se produisit dans le personnel du chalet. Sans motif apparent, Len Burker renvoya la servante, qui avait été gardée jusqu’alors, et dont le service cependant ne donnait lieu à aucune plainte.
La mulâtresse resta uniquement chargée des soins du ménage. A l’exception de Jane et d’elle, personne n’eut plus accès près de Mrs. Branican. M. William Andrew, dont la santé était très éprouvée par ces coups de la mauvaise fortune, avait dû cesser ses visites à Prospect-House. Au surplus, devant la perte presque probable du Franklin, qu’aurait-il pu dire, qu’aurait-il pu faire? D’ailleurs, depuis l’interruption de ses promenades, il savait que Dolly avait recouvré tout son calme et que les troubles nerveux avaient disparu. Elle vivait, maintenant, elle végétait plutôt dans un état d’inconscience, qui était le caractère propre de sa folie, et sa santé n’exigeait plus aucun soin spécial.
A la fin de juin, M. William Andrew reçut une nouvelle dépêche de Calcutta. Les correspondances maritimes ne signalaient le Franklin sur aucun des points de la route qu’il avait dû suivre à travers les parages des Philippines, des Célèbes, de la mer de Java et de l’Océan Indien. Or, comme ce bâtiment avait quitté depuis trois mois le port de San-Diégo, il était à supposer qu’il s’était perdu corps et biens, soit par collision, soit par naufrage, avant même d’être arrivé à Singapore.
Fin d’une triste année
ette suite de catastrophes, dont la famille Branican venait d’être victime, faisait à Len Burker une situation sur laquelle il est nécessaire d’appeler l’attention.
On ne l’a point oublie, si la position pécuniaire de Mrs. Branican était fort modeste, celle-ci devait être l’unique héritière de son oncle, le riche Edward Starter. Toujours retiré dans son vaste domaine forestier, relégué pour ainsi dire dans la partie la plus inabordable de l’État de Tennessee, cet original s’était interdit de jamais donner de ses nouvelles. Comme il n’avait guère que cinquante-neuf ans, sa fortune pouvait se faire longtemps attendre.
Peut-être même eût-il modifié ses dispositions, s’il avait appris que Mrs. Branican, la seule parente directe qui lui restât de toute sa famille, avait été frappée d’aliénation mentale depuis la mort de son enfant. Mais il l’ignorait, ce double malheur; il n’aurait d’ailleurs pu l’apprendre, s’étant constamment refusé à recevoir des lettres comme à en écrire. Len Burker aurait pu, il est vrai, enfreindre cette défense, à raison des changements survenus dans l’existence de Dolly, et Jane lui avait laissé entendre que son devoir exigeait qu’il avisât Edward Starter; mais il lui avait imposé silence, et s’était bien gardé de suivre ce conseil.
C’est que son intérêt lui commandait de s’abstenir, et, entre son intérêt et son devoir, il n’était pas homme à hésiter, fût-ce un instant. Ses affaires prenaient chaque jour une tournure trop inquiétante pour qu’il voulût sacrifier cette dernière chance de fortune.
En effet, la situation était très simple: si Mrs. Branican mourait sans enfants, sa cousine Jane, unique parente qui eût qualité pour hériter d’elle, bénéficierait de son héritage. Or, depuis la mort du petit Wat, Len Burker avait certainement vu s’accroître les droits de sa femme à l’héritage d’Edward Starter, c’est-à-dire les siens.
Et, en réalité, les événements ne s’accordaient-ils pas pour lui procurer cette énorme fortune? Non seulement l’enfant était mort, non seulement Dolly était folle, mais, d’après l’avis des médecins, il n’y avait que le retour du capitaine John qui pût modifier son état mental.
Et précisément, le sort du Franklin donnait les plus vives inquiétudes. Si les nouvelles continuaient à faire défaut pendant quelques semaines encore, si John Branican n’était pas rencontré en mer, si la maison Andrew n’apprenait pas que son bâtiment eût relâché dans un port quelconque, c’est que ni le Franklin ni l’équipage ne reviendraient jamais à San-Diégo. Alors, il n’y aurait plus que Dolly, privée de raison, entre la fortune qui devait lui revenir et Len Burker. Et, aux prises avec une situation désespérée, que ne tenterait-il pas, cet homme sans conscience, lorsque la mort d’Edward Starter aurait mis Dolly en possession de son riche héritage?
Mais, pour que Mrs. Branican héritât, il fallait qu’elle survécût à son oncle. Len Burker avait donc intérêt à ce que la vie de cette malheureuse femme se prolongeât jusqu’au jour où l’héritage d’Edward Starter aurait passe sur sa tête. Il n’avait plus à présent que deux chances contre lui: ou la mort de Dolly, survenant trop tôt, ou le retour du capitaine John, dans le cas où, après avoir fait naufrage sur quelque île inconnue, il parviendrait à se rapatrier. Mais cette dernière éventualité était à tout le moins très aléatoire, et la perte totale du Franklin devait être déjà considérée comme certaine.
Tel était le cas de Len Burker, tel était l’avenir qu’il entrevoyait, et cela au moment où il se sentait réduit aux suprêmes expédients. En effet, si la justice intervenait dans ses affaires, il aurait à répondre d’abus de confiance caractérisés. Une partie des fonds qui lui avaient été confiés par des imprudents, ou qu’il avait attirés en usant de manoeuvres indélicates, n’était plus dans sa caisse. Les réclamations finiraient par se produire, bien qu’il employât l’argent des uns à désintéresser les autres. Il y avait là un état de choses qui ne pouvait durer. La ruine approchait, plus que la ruine, le déshonneur, et ce qui touchait bien autrement un tel homme, son arrestation sous les inculpations les plus graves.
Mrs Burker soupçonnait sans doute que la situation de son mari était extrêmement menacée, mais n’en était pas à croire qu’elle pût se dénouer par l’intervention de la justice. Au surplus, la gêne n’était pas encore très sensible dans le chalet de Prospect-House.
Voici pour quelle raison.
Depuis que Dolly avait été frappée d’aliénation mentale, en l’absence de son mari, il y avait eu lieu de lui nommer un tuteur. Len Burker s’était trouvé tout désigné pour cette fonction en raison de sa parenté avec Mrs. Branican, et il avait par le fait l’administration de sa fortune. L’argent que le capitaine John avait laissé en partant pour subvenir aux besoins du ménage étant à sa disposition, il en avait usé pour ses nécessités personnelles.
C’était peu de choses, en somme, car l’absence du Franklin ne devait durer que cinq à six mois, mais il y avait le patrimoine que Dolly avait apporté en mariage, et bien qu’il ne comprît que quelques milliers de dollars, Len Burker, en l’employant à faire face aux réclamations trop pressantes, serait à même de gagner du temps, – ce qui était l’essentiel.
Aussi ce malhonnête homme n’hésita-t-il pas à abuser de son mandat de tuteur. Il détourna les titres qui composaient l’avoir de Mrs. Branican, à la fois sa pupille et sa parente. Grâce à ces ressources illicites, il put obtenir un peu de répit et se lancer dans de nouvelles affaires non moins équivoques. Engagé sur la route qui conduit au crime, Len Burker, s’il le fallait, la suivrait jusqu’au bout.
D’ailleurs, le retour du capitaine John était de moins en moins à redouter. Les semaines s’écoulaient, et la maison Andrew ne recevait aucune nouvelle du Franklin, dont la présence n’avait été signalée nulle part depuis six mois. Août et septembre se passèrent. Ni à Calcutta, ni à Singapore, les correspondances n’avaient relevé le plus léger indice qui permît de savoir ce qu’était devenu le trois-mâts américain. Maintenant, on le considérait, non sans raison, comme perdu totalement, et c’était un deuil public pour San-Diégo. Comment avait-il péri? Là-dessus, les opinions ne pouvaient guère varier, bien que l’on fût réduit à des conjectures. En effet, depuis le départ du Franklin, plusieurs bâtiments de commerce, de même destination, avaient nécessairement pris la même direction. Or. comme ils n’en avaient retrouvé aucune trace, il y avait lieu de s’arrêter à une hypothèse très vraisemblable: c’est que le Franklin, engagé dans un de ces formidables ouragans, une de ces irrésistibles tornades, qui battent les parages de la mer des Célèbes ou de la mer de Java, avait péri corps et biens; c’est que pas un seul homme n’avait survécu à ce désastre. Au 15 octobre 1875, il y avait sept mois que le Franklin avait quitté San-Diégo, et tout portait à croire qu’il n’y reviendrait jamais.
C’était même, à cette époque, une telle conviction dans la ville, que des souscriptions venaient d’être ouvertes en faveur des familles si malheureusement frappées par cette catastrophe. L’équipage du Franklin, officiers et matelots, appartenait au port de San-Diégo, et il y avait là des femmes, des enfants, des parents, menacés de misère, et qu’il fallait secourir.
L’initiative de ces souscriptions fut prise par la maison Andrew, qui s’inscrivit pour une somme importante. Par intérêt autant que par prudence, Len Burker voulut contribuer lui aussi à cette œuvre charitable. Les autres maisons de commerce de la ville, les propriétaires, les détaillants, suivirent cet exemple. Il en résulta que les familles de l’équipage disparu purent être assistées dans une large mesure, ce qui allégea quelque peu les conséquences de ce sinistre maritime.
On le pense, M. William Andrew considérait comme un devoir d’assurer à Mrs. Branican, privée de la vie intellectuelle, au moins la vie matérielle. Il savait qu’avant son départ, le capitaine John avait laissé au ménage ce qui était nécessaire pour ses besoins, calculés sur une absence de six à sept mois. Mais, pensant que ces ressources devaient toucher à leur fin, et ne voulant pas que Dolly fût à la charge de ses parents, il résolut de s’entretenir à ce sujet avec Len Burker.
Le 17 octobre, dans l’après-midi, bien que sa santé ne fût pas encore complètement rétablie, l’armateur prit le chemin de Prospect-House, et, après avoir remonté le haut quartier de la ville, il arriva devant le chalet.
A l’extérieur, rien de changé, si ce n’est que les persiennes des fenêtres du rez-de-chaussée et du premier étage étaient fermées hermétiquement. On eût dit une maison inhabitée, silencieuse, enveloppée de mystère.
M. William Andrew sonna à la porte qui était ménagée entre les barrières de l’enclos. Personne ne se montra. Il ne semblait même pas que le visiteur eût été vu ni entendu.
Est-ce donc qu’il n’y avait personne en ce moment à Prospect-House?
Second coup de sonnette, suivi, cette fois, du bruit d’une porte latérale qui s’ouvrait.
La mulâtresse parut, et, dès qu’elle eut reconnu M. William Andrew, elle ne put retenir un geste de dépit, dont celui-ci ne s’aperçut pas, d’ailleurs.
Cependant la mulâtresse s’était approchée, et sans attendre que la porte eût été ouverte, M. William Andrew, lui parlant par-dessus la clôture:
«Est-ce que mistress Branican n’est pas chez elle? demanda-t-il.
– Elle est sortie… monsieur Andrew… répondit Nô, avec une hésitation singulière, très visiblement mêlée de crainte.
– Où donc est-elle?… dit M. William Andrew, qui insista pour entrer.
– Elle est en promenade avec mistress Burker.
– Je croyais qu’on avait renoncé à ces promenades, qui la surexcitaient et provoquaient des crises?…
– Oui, sans doute… répondit Nô. Mais, depuis quelques jours… Nous avons repris ces sorties… Cela semble maintenant faire quelque bien à mistress Branican…
– Je regrette qu’on ne m’ait pas prévenu, répondit M. William Andrew. – M. Burker est-il au chalet?
– Je ne sais…
– Assurez-vous-en, et, s’il y est, prévenez-le que je désire lui parler.»
Avant que la mulâtresse eût répondu – et peut-être eût-elle été très embarrassée pour répondre! – la porte du rez-de-chaussée s’ouvrit. Len Burker parut alors sur le perron, traversa le jardin, et s’avança, disant:
«Veuillez vous donner la peine d’entrer, monsieur Andrew. En l’absence de Jane qui est sortie avec Dolly, vous me permettrez de vous recevoir.»
Et cela ne fut pas dit de ce ton froid, qui était si habituel à Len Burker, mais d’une voix légèrement troublée.
En somme, puisque c’était précisément pour voir Len Burker que M. William Andrew était venu à Prospect-House, il franchit la porte de l’enclos. Puis, sans accepter l’offre qui lui fut faite de passer dans le salon du rez-de-chaussée, il vint s’asseoir sur un des bancs du jardin.
Len Burker, prenant alors la parole, confirma ce que la mulâtresse avait dit: depuis quelques jours, Mrs. Branican avait recommencé ses promenades aux environs de Prospect-House, ce qui était très profitable à sa santé.
«Dolly ne reviendra-t-elle pas bientôt? demanda M. William Andrew.
– Je ne crois pas que Jane doive la ramener avant le dîner,» répondit Len Burker.
M. William Andrew parut fort contrarié, car il fallait absolument qu’il fût de retour à sa maison de commerce pour l’heure du courrier. D’ailleurs, Len Burker ne lui offrit même pas d’attendre au chalet Mrs. Branican.
«Et vous n’avez constaté aucune amélioration dans l’état de Dolly? reprit-il.
– Non, malheureusement, monsieur Andrew et il est à craindre qu’il ne s’agisse là d’une folie, dont ni les soins ni le temps ne pourront avoir raison.
– Qui sait, monsieur Burker? Ce qui ne semble plus possible aux hommes est toujours possible à Dieu!»
Len Burker secoua la tête en homme qui n’admet guère l’intervention divine dans les choses de ce monde.
«Ce qui est surtout regrettable, reprit M. William Andrew, c’est que nous ne devons plus compter sur le retour du capitaine John. Il faut donc renoncer aux modifications heureuses, que ce retour aurait peut-être amenées dans l’état mental de la pauvre Dolly. Vous n’ignorez pas, monsieur Burker, que nous avons renoncé à tout espoir de revoir le Franklin?…
– Je ne l’ignore point, monsieur Andrew, et c’est un nouveau et plus grand malheur ajouté à tant d’autres. Et cependant, – sans même que la Providence s’en mêlât, ajouta-t-il d’un ton ironique assez déplacé en ce moment, – le retour du capitaine John, à mon sens, ne serait nullement extraordinaire.
– Après que sept mois se sont écoulés sans aucune nouvelle du Franklin, fit observer M. William Andrew, et lorsque les informations que j’ai fait prendre n’ont donné aucun résultat?…
– Mais rien ne prouve que le Franklin ait sombré en pleine mer, reprit Len Burker. N’a-t-il pu faire naufrage sur un des nombreux écueils de ces parages qu’il a dû traverser?… Qui sait si John et ses matelots ne se sont pas réfugiés dans une île déserte?… Or, si cela est, ces hommes, résolus et énergiques, sauront bien travaillera leur rapatriement… Ne peuvent-ils construire une barque avec les débris de leur navire?… Leurs signaux ne peuvent-ils pas être aperçus, si un bâtiment passe en vue de l’île?… Évidemment, un certain temps est nécessaire pour que ces éventualités se produisent… Non!… je ne désespère pas du retour de John… dans quelques mois, sinon dans quelques semaines… Il y a nombre d’exemples de naufragés que l’on croyait définitivement perdus… et qui sont revenus au port!»
Len Burker avait parlé, cette fois, avec une volubilité qui ne lui était pas ordinaire. Sa physionomie, si impassible, s’était animée. On eût dit qu’en s’exprimant de la sorte, en faisant valoir des raisons plus ou moins bonnes au sujet des naufragés, ce n’était pas à M. William Andrew qu’il répondait, mais à lui-même, à ses propres anxiétés, à la crainte qu’il éprouvait toujours de voir, sinon le Franklin signalé au large de San-Diégo, du moins un autre navire ramenant le capitaine John et son équipage. C’eût été le renversement du système sur lequel il avait échafaudé son avenir.
«Oui… répondit alors M. William Andrew, je le sais… Il y a eu de ces sauvetages quasi miraculeux… Tout ce que vous m’avez dit là, monsieur Burker, je me le suis dit… Mais il m’est impossible de conserver le moindre espoir! Quoi qu’il en soit,. – et c’est ce dont je suis venu vous parler aujourd’hui, – je désire que Dolly ne reste point à votre charge…
– Oh! monsieur Andrew…
– Non, monsieur Burker, et vous permettrez que les appointements du capitaine John restent à la disposition de sa femme, tant qu’elle vivra…
– Je vous remercie pour elle, répondit Len Burker. Cette générosité…
– Je ne crois faire que mon devoir, reprit M. William Andrew. Et, pensant que l’argent laissé par John avant son départ doit être en grande partie dépensé…
– En effet, monsieur Andrew, répondit Len Burker; mais Dolly n’est pas sans famille, c’est aussi notre devoir de lui venir en aide… tout autant que par affection…
– Oui… je sais que nous pouvons compter sur le dévouement de Mrs. Burker. Néanmoins, laissez-moi intervenir dans une certaine mesure pour assurer à la femme du capitaine John, à sa veuve, hélas!… l’aisance et les soins qui, j’en suis certain, ne lui auraient jamais fait défaut de votre part.
– Ce sera comme vous le voudrez, monsieur Andrew.
– Je vous ai apporté, monsieur Burker, ce que je regarde comme étant légitimement dû au capitaine Branican depuis le départ du Franklin, et, en votre qualité de tuteur, vous pourrez chaque mois faire toucher ses émoluments à ma caisse.
– Puisque vous le désirez… répondit Len Burker.
– Si même vous voulez bien me donner un reçu de la somme que je vous apporte…
– Très volontiers, monsieur Andrew.»
Et Len Burker alla dans, son cabinet pour libeller le reçu en question.
Lorsqu’il fut revenu dans le jardin, M. William Andrew, très au regret de n’avoir pas rencontré Dolly et de ne pouvoir attendre son retour, le remercia du dévouement que sa femme et lui montraient envers la pauvre folle. Il était bien entendu qu’au moindre changement qui se produirait dans son état, Len Burker en donnerait avis à M. William Andrew. Celui-ci prit alors congé, fut reconduit jusqu’à la porte de l’enclos, s’arrêta un instant pour voir s’il n’apercevrait pas Dolly revenant à Prospect-House en compagnie de Jane. Puis, il redescendit vers San-Diégo.
Dès qu’il fut hors de vue, Len Burker appela vivement la mulâtresse et lui dit:
«Jane sait-elle que monsieur Andrew vient de se présenter au chalet?
– Très probablement, Len. Elle l’a vu arriver comme elle l’a vu s’en aller.
– S’il se représentait ici – et ce n’est pas à supposer, du moins de quelque temps, – il ne faut pas qu’il voie Jane, ni Dolly surtout!… Tu entends, Nô?
– J’y veillerai, Len.
– Et si Jane insistait…
– Oh! quand tu as dit: je ne veux pas! répliqua Nô, ce n’est pas Jane qui essayera de lutter contre ta volonté.
– Soit, mais il faut se garder des surprises!… Le hasard pourrait amener une rencontre… et… dans ce moment… ce serait risquer de tout perdre…
– Je suis là, répondit la mulâtresse, et tu n’as rien à craindre, Len!… Personne n’entrera à Prospect-House… tant que… tant que cela ne nous conviendra pas!»
Et, de fait, pendant les deux mois qui suivirent, la maison resta plus fermée que jamais. Jane et Dolly ne se montraient plus, même dans le petit jardin. On ne les apercevait ni sous la véranda, ni aux fenêtres du premier étage qui étaient invariablement closes. Quant à la mulâtresse, elle ne sortait que pour les besoins du ménage, le moins longtemps possible, et encore ne le faisait-elle point en l’absence de Len Burker, de sorte que Dolly ne fut jamais seule avec Jane au chalet. On aurait pu observer aussi que, pendant les derniers mois de l’année, Len Burker ne vint que très rarement à son office de Fleet Street. Il y eut même des semaines qui se passèrent sans qu’il y parût, comme si, prenant à tâche de diminuer ses affaires, il se préparait un nouvel avenir.
Et ce fut dans ces conditions que s’acheva cette année 1875, qui avait été si funeste à la famille Branican, John perdu en mer, Dolly privée de raison, leur enfant noyé dans les profondeurs de la baie de San-Diégo!