Jules Verne
Mistress Branican
(Chapitre XIV-XVII)
83 dessins de L. Benett
12 grandes gravures en chromotypographie
2 grandes cartes en chromolithographie
Bibliothèque D’Éducation et de Récréation
J. Hetzel et Cie
© Andrzej Zydorczak
L’île Browse
’espace compris entre la côte nord-ouest de l’Australie et la partie occidentale de la mer de Timor ne contient pas d’îles importantes. A peine les géographes y relèvent-ils quelques îlots. Ce qu’on y rencontre, ce sont principalement de ces hauts-fonds bizarres, de ces formations coralligènes, désignés par les qualifications de «banks», de «rocks», de «riffs» ou de «shoals», – tels Lynher-Riff, Scotts-Riff, Seringapatam-Riff, Korallen-Riff, Courtier-Shoal, Rowley-Shoal, Hibernia-Shoal, Sahul-Bank, Echo-Rock, etc. La position de ces écueils est déterminée, exactement pour la plupart, approximativement pour quelques-uns. Il est même possible qu’il reste à découvrir un certain nombre de ces inquiétants récifs parmi ceux qui se trouvent à fleur d’eau. Aussi la navigation est-elle difficile et exige-t-elle une surveillance constante au milieu de ces parages où se hasardent quelquefois les bâtiments en venant de la mer des Indes.
Le temps était beau, la mer assez calme en dehors des brisants. L’excellente machine du Dolly-Hope n’avait point souffert depuis le départ de San-Diégo; ses chaudières fonctionnaient généreusement. Toutes les circonstances de temps et de mer promettaient une traversée favorable entre le cap Lévêque et l’île de Java. Mais, en réalité, c’était la route du retour. Le capitaine Ellis ne prévoyait d’autres retards que ceux des relâches dont il voulait profiter encore en explorant les petites îles de la Sonde.
Pendant les premiers jours qui suivirent le départ effectué à la hauteur du cap Lévêque, il ne se produisit aucun incident de mer. La plus sévère vigilance était imposée aux hommes de garde. Placés dans la mâture, ils devaient signaler d’aussi loin que possible ces shoals, ces riffs, dont quelques-uns émergeaient à peine de la surface des eaux.
Le 7 février, vers neuf heures du matin, l’un des matelots juchés sur les barres de misaine, cria:
«Récif par bâbord devant!»
Comme ce récif n’était pas visible pour les hommes du pont, Zach Fren s’élança dans les haubans, afin de reconnaître par lui-même la position indiquée.
Lorsqu’il se fut achevalé sur les barres, le maître aperçut assez distinctement un plateau rocheux à six milles au large par la hanche de bâbord.
En réalité, ce n’était ni un rock ni un shoal, mais bien un îlot disposé en dos d’âne, qui se dessinait vers le nord-ouest. Étant donnée la distance, il était même admissible que cet îlot fût une île d’une certaine étendue, si elle se présentait alors dans le sens de sa largeur.
Quelques minutes après, Zach Fren redescendit et fit son rapport au capitaine Ellis. Celui-ci donna l’ordre de lofer d’un quart, afin de se rapprocher dudit îlot.
A l’observation de midi, lorsqu’il eut pris hauteur et fait son point, le capitaine nota sur le livre du bord que le Dolly-Hope se trouvait par 14° 07’ de latitude sud et 133° 13’ de longitude est. Ce point, ayant été rapporté sur la carte, coïncidait avec le gisement d’une certaine île, désignée sous le nom d’île Browse par les géographes modernes, et située à deux cent cinquante milles environ du York-Sund de la côte australienne.
Puisque cette île était à peu près sur sa route, le capitaine Ellis résolut d’en suivre les contours, bien qu’il n’eût pas l’intention de s’y arrêter.
Une heure plus tard, l’île Browse n’était plus qu’à un mille par le travers du Dolly-Hope. La mer, un peu houleuse, brisait avec fracas et couvrait d’une poussière d’embruns un cap allongé vers le nord-est. On ne pouvait guère juger de l’étendue de l’île, parce que le regard la prenait obliquement. En tout cas, elle se présentait sous l’apparence d’un plateau ondulé, dont aucune tumescence ne dominait la surface.
Cependant, comme il n’avait pas de temps à perdre, le capitaine Ellis, ayant un peu ralenti sa marche, allait donner au mécanicien l’ordre de se remettre en route, lorsque Zach Fren attira son attention, en disant:
«Capitaine, voyez donc… là-bas… Est-ce que ce n’est pas un mât qui se dresse sur ce cap?»
Et le maître tendait la main dans la direction du cap projeté au nord-est, et que terminait brusquement une haute arête rocheuse taillée à pic.
«Un mât?… Non!… Il me semble que ce n’est qu’un tronc d’arbre,» répondit le capitaine Ellis.
Puis, prenant sa lunette, il regarda avec plus d’attention l’objet signalé par Zach Fren.
«C’est vrai, dit-il, vous ne vous trompez pas, maître!… C’est un mât, et je crois apercevoir un morceau de pavillon déloqueté par le vent… Oui!… oui!… Ce doit être un signal!…
– Alors nous ferions peut-être bien de laisser arriver… dit le maître d’équipage.
– C’est mon avis,» répondit le capitaine Ellis.
Et il donna ordre de porter sur l’île Browse à petite vapeur.
Cet ordre fut immédiatement exécuté. Le Dolly-Hope commença à se rapprocher des récifs, qui faisaient ceinture à l’île sur environ trois cents pieds au large. La mer les battait violemment, non pas que le vent fût fort, mais parce que les courants poussaient la houle dans cette direction.
Bientôt les détails de la côte apparurent nettement à l’œil nu. Ce littoral se présentait sous un aspect sauvage, aride, désolé, sans une échappée de verdure, et montrait des trous béants de Caverne, où le ressac se propageait avec des bruits de tonnerre. Par intervalles, un morceau de grève jaunâtre coupait la ligne des roches, au-dessus desquelles voltigeaient des bandes d’oiseaux de mer. De ce côté, toutefois, on ne voyait rien des épaves d’un naufrage, ni débris de mâture, ni restes de coque. Le mât planté à la pointe extrême du promontoire devait être formé d’un bout-dehors de beaupré; mais, quant à cette étamine, dont la brise agitait les lambeaux, il était impossible d’en discerner la couleur.
«Il y a là des naufragés… s’écria Zach Fren.
– Ou il y en a eu! répondit le second.
– Il n’est pas douteux, dit le capitaine Ellis, qu’un bâtiment s’est mis au plein sur cette île.
– Ce qui est non moins certain, ajouta le second, c’est que des naufragés y ont trouvé refuge, puisqu’ils ont dressé ce mât de signal, et peut-être ne l’ont-ils pas quittée, car il est rare que les navires à destination de l’Australie ou des Indes passent en vue de l’île Browse.
– Je pense que votre intention, capitaine, est de la visiter? demanda Zach Fren.
– Oui, maître, mais jusqu’à présent, je n’ai aperçu aucun endroit où on pût l’accoster. Commençons donc par la contourner, avant de prendre une décision. Si elle est encore habitée par de malheureux naufragés, il est impossible qu’ils ne nous aperçoivent pas et ne fassent pas des signaux…
– Et si nous ne voyons personne, quelles sont vos intentions?… demanda Zach Fren.
– Nous essayerons de débarquer, dès que la chose sera praticable, répondit le capitaine Ellis. Si elle n’est pas habitée, cette île peut avoir conservé les indices d’un naufrage, et cela est d’un grand intérêt pour notre campagne.
– Et qui sait?… murmura Zach Fren.
– Qui sait?… Voulez-vous dire, maître, que le Franklin a pu se jeter sur cette île Browse, située en dehors de la route à suivre?…
– Pourquoi non, capitaine?…
– Bien que ce soit absolument invraisemblable, répondit le capitaine Ellis, nous ne devons pas nous arrêter devant une invraisemblance, et nous tenterons un débarquement!»
Ce projet, qui consistait à contourner l’île Browse, fut aussitôt mis à exécution. En se tenant par prudence à une encablure des récifs, le Dolly-Hope ne tarda pas à doubler les diverses pointes que l’île projetait vers le nord. L’aspect du littoral ne variait pas, – roches rangées comme si elles eussent cristallisé sous une forme presque identique, accores rudement battus de la houle, écueils couverts d’embruns, et qui rendaient l’atterrissage impraticable. En arrière-plan, quelques bouquets de cocotiers rabougris dominant un plateau rocailleux, où n’apparaissait aucune trace de culture. D’habitants, personne. D’habitations, néant. Pas une chaloupe, pas un canot de pêche. Mer déserte, île aussi. De nombreuses bandes de mouettes, s’enfuyant d’une pointe à l’autre, animaient seules cette morne solitude.
Si ce n’était pas là l’île souhaitée des naufragés, où les besoins de l’existence sont assurés, du moins avait-elle pu offrir refuge aux survivants d’un naufrage.
L’île Browse mesure environ six à sept milles de circonférence: c’est ce qui fut constaté, lorsque le Dolly-Hope eut relevé ses contours du sud. En vain l’équipage cherchait-il à distinguer l’entrée d’un port, ou, à défaut de port, une crique ménagée au milieu des roches, entre lesquelles le steamer eût pu se mettre à l’abri au moins pendant quelques heures. Il fut bientôt démontré qu’un débarquement ne pourrait s’effectuer qu’en employant les embarcations du bord, et encore fallait-il trouver une passe qui leur permît d’atterrir.
Il était une heure après midi, lorsque le Dolly-Hope se trouva sous lèvent de l’île. Comme la brise soufflait alors du nord-ouest, la houle battait moins violemment le pied des roches. En cet endroit, la côte, décrivant une large concavité, formait une sorte de vaste rade foraine, où un bâtiment pourrait mouiller sans imprudence, tant que l’aire du vent ne serait pas modifiée. Il fut aussitôt décidé que le Dolly-Hope se tiendrait là, sinon à l’ancre, du moins sous petite vitesse, tandis que sa chaloupe à vapeur irait à terre. Restait à reconnaître l’endroit où les hommes seraient à même de prendre pied entre ces récifs, que blanchissait la longue écume du ressac.
En fouillant la grève du bout de sa lunette, le capitaine Ellis finit par découvrir une dépression du plateau, une sorte de coupure, évidée dans le massif de l’île, et par laquelle un ruisseau se déversait dans la mer.
Lorsqu’il eut regardé à son tour, Zach Fren affirma qu’un débarquement pourrait s’effectuer au pied de cette coupure. La côte semblait y être moins accore, et son profil se rompait par un angle assez aigu. On voyait aussi une étroite passe, ménagée à travers le récif, et sur laquelle la mer ne brisait pas.
Le capitaine Ellis commanda d’armer la chaloupe à vapeur qu’une demi-heure suffisait à mettre en état de marcher. Il s’y embarqua avec Zach Fren, un homme de barre, un homme de gaffe, le chauffeur et le mécanicien. Par prudence, deux fusils, deux haches et quelques revolvers furent mis à bord. Pendant l’absence du capitaine, le second devait évoluer avec le Dolly-Hope dans cette rade foraine, et donner attention à tous les signaux qui pourraient être faits.
A une heure et demie, l’embarcation déborda, se dirigea vers le rivage distant d’un bon mille, et s’engagea à travers la passe, tandis que des milliers de mouettes assourdissaient l’espace de leurs cris stridents. Quelques minutes plus tard, elle vint s’échouer doucement sur une grève sablonneuse, percée ça et là d’arêtes vives. Le capitaine Ellis, Zach Fren et les deux matelots débarquèrent aussitôt, laissant le mécanicien et le chauffeur de garde à la chaloupe, qui devait être maintenue en pression. Remontant alors la coupure par laquelle le ruisseau s’écoulait à la mer, tous quatre atteignirent la crête du plateau.
A quelques cents mètres de distance se dressait une sorte de morne rocheux, de forme bizarre, dont le sommet dominait la grève d’une trentaine de yards.
Le capitaine Ellis et ses compagnons se dirigèrent immédiatement vers ce morne, ils le gravirent non sans difficulté, et, observée de cette hauteur, l’île apparut dans toute son étendue.
Ce n’était, en réalité, qu’un massif ovale, ressemblant à une carapace de tortue, dont le promontoire aurait figuré la queue. Un peu de terre végétale recouvrait par endroits ce massif, qui n’était pas de formation madréporique, tels que les attolons de la Malaisie ou les groupes coralligènes du détroit de Torrès. Ça et là, des morceaux de verdure apparaissaient entre le granit; mais il y avait plus de mousses que d’herbes, plus de pierres que de racines, plus de broussailles que d’arbrisseaux. D’où sortait ce creek, dont le lit, visible sur une partie de son cours, sinuait à travers les pentes du plateau? S’alimentait-il à quelque source intérieure? C’est ce qu’il eût été malaisé de reconnaître, bien que la vue s’étendît jusqu’au mât de signal.
De la crête du morne, le capitaine Ellis et ses hommes regardèrent en toutes directions. Aucune fumée ne se déroulait dans l’air, aucun être humain ne se montrait. Il s’ensuivait dès lors que, si l’île Browse avait été habitée, – et nul doute à cela, – il était peu probable qu’elle le fût actuellement.
«Triste abri pour des naufragés! dit alors le capitaine Ellis. Si leur séjour s’y est prolongé longtemps, je me demande comment ils ont pu y vivre!
– Oui… répondit Zach Fren, ce n’est qu’un plateau presque nu. Ça et là, un maigre bouquet d’arbres… C’est à peine si la roche y est recouverte de terre végétale… Mais enfin, il ne faut pas être difficile quand on a fait naufrage!… Un morceau de roche sous le pied, ça vaut toujours mieux qu’un trou avec de l’eau par-dessus la tête!
– Au premier moment, oui! dit le capitaine Ellis, mais après!…
– D’ailleurs, fit observer Zach Fren, il est possible que les naufragés qui s’étaient réfugiés sur cette île aient été promptement recueillis par quelque bâtiment…
– Comme il est également possible, maître, qu’ils aient succombé aux privations…
– Et qui vous le fait penser, capitaine?
– C’est que, s’ils avaient pu quitter l’île d’une façon ou d’une autre, ils auraient pris la précaution d’abattre ce mât de signal. Il est à craindre que le dernier de ces malheureux ne soit mort avant d’avoir pu être secouru. Au surplus, dirigeons-nous vers ce mât. Peut-être trouverons-nous là quelque indice sur la nationalité du navire qui s’est perdu dans ces parages.»
Le capitaine Ellis, Zach Fren et les deux matelots redescendirent les talus du morne, et marchèrent vers le promontoire qui se projetait dans la direction du nord. Mais, à peine avaient-ils avancé que l’un des hommes s’arrêtait, pour ramasser un objet que son pied venait de heurter.
«Tiens, qu’est-ce que cela?… dit-il.
– Donne!» répondit Zach Fren.
C’était une lame de coutelas, du genre de ceux que les marins portent à leur ceinture, engainé dans un fourreau de cuir. Brisée au ras du manche, tout ébréchée, cette lame avait été jetée sans doute comme étant hors d’usage.
«Eh bien, maître?… demanda le capitaine Ellis.
– Je cherche quelque marque qui indique la provenance de cette lame,» répondit Zach Fren.
Il était à croire, en effet, qu’elle portait une marque de fabrication. Mais elle était tellement oxydée qu’il fallut d’abord en gratter l’épaisse rouille.
C’est ce que fit Zach Fren, et il put alors, non sans un peu de difficulté, déchiffrer ces mots gravés sur l’acier: Sheffield-England.
Ainsi ce coutelas était d’origine anglaise. Mais, affirmer de là que les naufragés de l’île Browse étaient anglais, c’eût été se montrer trop affirmatif. Pourquoi cet ustensile n’aurait-il pas appartenu à un matelot d’une nationalité différente, puisque les produits de la manufacture de Sheffield sont répandus dans le monde entier? Si l’on trouvait d’autres objets, cette hypothèse pourrait se changer en certitude.
Le capitaine Ellis et ses compagnons continuèrent à se diriger vers le promontoire. Sur ce sol, que ne sillonnait aucun sentier, la marche fut assez pénible. En admettant qu’il eût été foulé par le pied des hommes, cela remontait à une époque difficile à déterminer, puisque toute empreinte avait disparu sous l’herbe et les mousses.
Après un parcours de deux milles environ, le capitaine Ellis s’arrêta près d’un bouquet de cocotiers, de pauvre venue, et dont les noix, tombées il y avait longtemps, n’étaient plus que poussière et pourriture.
Jusqu’alors, aucun autre objet n’avait été recueilli; mais, à quelques pas du bouquet d’arbres, sur la pente d’un léger vallonnement, il fut facile de reconnaître quelques traces de culture au milieu du fouillis clairsemé des broussailles. Ce qui en restait, c’étaient des ignames et des patates paraissant revenues à l’état sauvage. Une pioche gisait sous d’épaisses ronces, où l’un des matelots la découvrit par hasard. Il semblait bien qu’elle dût avoir été fabriquée en Amérique, d’après l’emmanchement de son fer, qui était profondément rongé par la rouille.
«Qu’en pensez-vous, capitaine Ellis? demanda le maître d’équipage.
– Je pense qu’il n’y a pas lieu, pour l’instant, de nous prononcer à ce sujet, répondit le capitaine Ellis.
– Alors poussons plus avant,» répliqua Zach Fren, en faisant signe aux hommes de le suivre.
Ayant descendu les pentes du plateau, ils arrivèrent sur la bordure à laquelle, se rattachait le promontoire du nord. En cet endroit, se creusait une étroite sinuosité, entaillant la crête, qui permettait de descendre sans trop de peine au niveau d’une petite grève sablonneuse. Cette grève, mesurant un acre environ, était encadrée de roches d’un beau ton roux que les coups du ressac balayaient sans relâche.
Sur ce sable étaient épars de nombreux objets, indiquant que des êtres humains avaient fait un séjour prolongé en ce point de l’île, – morceaux de verre ou de faïence, débris de grès, chevilles de fer, boîtes de conserves dont la provenance américaine n’était pas douteuse cette fois: puis, d’autres ustensiles à l’usage de la marine, quelques fragments de chaînes, des anneaux rompus, des bouts de gréement en fer galvanisé, une patte de grappin, plusieurs réas de poulie, un organeau faussé, une bringuebale de pompe, des débris d’espars et de drômes, des plaques de tôle arrachées d’une pièce à eau, sur l’origine desquels des marins de la Californie ne pouvaient guère se tromper.
«Ce n’est point un navire anglais qui s’est mis au plein sur cette île, dit le capitaine Ellis, c’est un navire des États-Unis…
– Et l’on pourrait même affirmer qu’il a été construit dans un de nos ports du Pacifique!» répondit Zach Fren, dont l’opinion fut partagée par les deux matelots.
Toutefois, rien jusqu’ici ne permettait de croire que ce navire eût été le Franklin.
En tout cas, une question se posait: ce bâtiment, quel qu’il fût, avait-il donc sombré en mer, puisqu’on no retrouvait ni les couples ni les bordages de sa coque? Était-ce à bord de ses embarcations que l’équipage avait pu se réfugier sur l’île Browse?
Non! et le capitaine Ellis acquit bientôt la preuve matérielle que le naufrage avait eu lieu sur ces récifs.
A une encablure environ de la grève, au milieu d’un amoncellement de roches aiguës et d’écueils à fleur d’eau, apparut ce lamentable enchevêtrement d’un bâtiment qui s’est jeté à la côte, alors que la mer est démontée, que les lames se précipitent avec la violence d’un mascaret, et qu’en un instant, bois ou fer, tout est démembré, démoli, dispersé, fracassé, emporté par le ressac jusque par-dessus les écueils.
Le capitaine Ellis, Zach Fren, les deux matelots regardaient, non sans une émotion profonde, ce que les roches gardaient encore d’un tel désastre. De la coque de ce navire, il ne restait que des courbes déformées, des bordages déchiquetés et hérissés de chevilles rompues, des barreaux faussés, un morceau de safre du gouvernail, plusieurs virures du pont, mais rien de l’accastillage extérieur, rien de la mâture, soit qu’elle eût été coupée en mer, soit que, depuis l’échouage du bâtiment, on l’eût employée aux besoins de l’installation sur l’île. Il n’y avait pas une pièce de la membrure qui fût intacte, pas une pièce de la quille qui fût entière. Au milieu de ces rochers aux arêtes coupantes, disposés comme des chevaux de frise, on s’expliquait que ce navire eût été broyé à ce point que ses débris n’eussent pu être utilisés.
«Cherchons, dit le capitaine Ellis, et peut-être trouverons-nous, un nom, une lettre, une marque, qui permette de reconnaître la nationalité de ce bâtiment…
– Oui! et fasse Dieu que ce ne soit point le Franklin qui ait été réduit à un pareil état!» répondit Zach Fren.
Mais existait-il cet indice que réclamait le capitaine? En admettant même que le ressac eût respecté un morceau du tableau d’arrière ou des pavois de l’avant, sur lequel s’inscrit ordinairement le nom des navires, est-ce que les intempéries du ciel, les embruns de la mer, ne devaient pas l’avoir efface?
D’ailleurs, rien ne se rencontra ni des pavois ni du tableau. Les recherches demeurèrent infructueuses, et, si quelques-uns des objets ramassés sur la grève étaient de fabrication américaine, on ne pouvait affirmer qu’ils eussent appartenu au Franklin.
Mais, en admettant que des naufragés eussent trouvé refuge sur l’île Browse – et le mât de signal, dressé à l’extrémité du promontoire, le prouvait péremptoirement – et que, pendant un temps dont on ne pouvait évaluer la durée, ils eussent vécu sur cette île, ils avaient certainement dû chercher abri au fond d’une grotte, probablement dans le voisinage de la grève, afin de pouvoir utiliser les débris accumulés entre les roches.
L’un des matelots ne tarda pas à découvrir la grotte, qui avait été occupée par les survivants du naufrage. Elle était creusée dans un énorme masse granitique, à l’angle formé par le plateau et la grève.
Le capitaine Ellis et Zach Fren se hâtèrent de rejoindre le matelot qui les appelait. Peut-être cette grotte renfermait-elle le secret du sinistre?… Peut-être révélerait-elle le nom du bâtiment?…
On ne pouvait y pénétrer que par une étroite ouverture très surbaissée, près de laquelle se voyaient les cendres d’un foyer extérieur, dont la fumée avait noirci la paroi rocheuse.
A l’intérieur, haute d’environ dix pieds sur vingt de profondeur et quinze de large, cette grotte était suffisante pour servir de logement à une douzaine de personnes. Pour tout mobilier, une litière d’herbes sèches, recouverte d’une voile en lambeaux, un banc fabriqué avec des morceaux de bordage, deux escabeaux de même nature, une table boiteuse qui provenait du navire – probablement la table du carré. En fait d’ustensiles, quelques assiettes et quelques plats en fer battu, trois fourchettes, deux cuillers, un couteau, trois gobelets de métal, le tout mangé de rouille. Dans un coin, un baril, placé sur champ, qui devait servir à la provision d’eau fournie par le creek. Sur la table, une lampe de bord, bossuée et oxydée, qui était hors d’usage. Ça et là, divers objets de cuisine, plusieurs vêtements en loques, jetés sur la litière d’herbes.
«Les malheureux! s’écria Zach Fren, à quel dénuement ils ont été réduits pendant leur séjour sur cette île!
– Ils n’avaient à peu près rien sauvé du matériel de leur bâtiment, répondit le capitaine Ellis, et cela démontre avec quelle violence il s’est mis à la côte! Tout ayant été brisé, tout! comment ces pauvres gens ont-ils pourvu à leur nourriture?… Sans doute un peu de graines qu’ils auront semées, delà viande salée, des conserves dont ils auront vidé jusqu’à la dernière boîte!… Mais quelle existence, et ce qu’ils ont dû souffrir!»
Oui! et, en y ajoutant les ressources que leur procurait la pêche, c’est bien ainsi que ces naufragés avaient dû subvenir à leurs besoins. Quant à dire s’ils étaient encore sur l’île, il semblait que cette question était résolue négativement. Du reste, s’ils avaient succombé, il était probable que l’on trouverait les restes de celui qui était mort le dernier… Cependant, de minutieuses recherches, faites à l’intérieur et en dehors de la grotte, ne donnèrent aucun résultat.
«Cela me porterait à croire, fit observer Zach Fren, que ces naufragés ont pu être rapatriés?…
– Et comment? répondit le capitaine Ellis. Est-ce qu’ils auraient été en état de construire, avec les débris de leur bâtiment, une embarcation assez grande pour tenir la mer?…
– Non, capitaine, et ils n’avaient pas même de quoi construire un canot. Je croirais plus volontiers que leurs signaux auront été aperçus de quelque navire…
– Et moi, je ne puis accepter ce fait, maître.
– Et pourquoi, capitaine?
– Parce que, si un navire les eût recueillis, cette nouvelle se fût répandue dans le monde entier, à moins que ce navire n’eût ultérieurement péri corps et biens– ce qui n’est guère croyable. J’écarte donc l’hypothèse que les naufragés de l’île Browse aient été sauvés dans ces conditions.
– Soit! dit Zach Fren, qui ne se rendait pas aisément. Mais, s’il leur était impossible de construire une chaloupe, rien ne prouve que toutes les embarcations du bord eussent péri dans le naufrage, et en ce cas…
– Eh bien, même en ce cas, répondit le capitaine Ellis, puisqu’on n’a point entendu dire qu’un équipage disparu ait été recueilli, depuis quelques années, dans les parages de l’Australie occidentale, je penserais que l’embarcation a dû sombrer pendant cette traversée de plusieurs centaines de milles entre l’île Browse et la côte australienne!»
Il eût été difficile de répondre à ce raisonnement. Zach Fren le comprit bien; mais, ne voulant pas renoncer à savoir ce qu’étaient devenus les naufragés:
«Maintenant, capitaine, demanda-t-il, je pense que votre intention est de visiter les autres parties de l’île?
– Oui… par acquit de conscience, répondit le capitaine Ellis. Et d’abord, allons abattre ce mât de signal, afin que des navires ne se dérangent pas de leur route, puisqu’il n’y a plus un homme à sauver ici!»
Le capitaine, Zach Fren et les deux matelots, après être sortis de la grotte, explorèrent une dernière fois la grève. Puis, ayant remonté par la coupure sur le plateau, ils se dirigèrent vers l’extrémité du promontoire.
Ils eurent à contourner une profonde excavation, sorte d’étang pierreux dans lequel s’amassaient les eaux pluviales, et reprirent ensuite leur première direction.
Soudain le capitaine Ellis s’arrêta.
En cet endroit, le sol présentait quatre renflements, parallèles les uns aux autres. Probablement, cette disposition n’aurait pas attiré l’attention, si de petites croix de bois, à demi pourries, n’eussent signalé ces renflements. C’étaient des tombes. Là était le cimetière des naufragés.
«Enfin, s’écria le capitaine Ellis, peut-être allons-nous pouvoir apprendre?…»
Ce n’était point manquer de ce respect dû aux morts que de fouiller ces tombes, d’en exhumer les corps qu’elles renfermaient, de reconnaître l’état dans lequel ils étaient réduits, de chercher là un indice réel de leur nationalité.
Les deux matelots se mirent à l’œuvre, et, creusant la terre avec leurs couteaux, ils la rejetèrent de chaque côté. Mais nombre d’années déjà s’étaient écoulées depuis que ces cadavres avaient été ensevelis à cette place, car le sol ne renfermait que des ossements. Le capitaine Ellis les fit alors recouvrir, et les croix furent replacées sur les tombes.
Il s’en fallait beaucoup que les questions relatives à ce naufrage fussent résolues. Si quatre créatures humaines avaient été ensevelies en cet endroit, qu’était devenu celui qui leur avait rendu les derniers devoirs? Et lui-même, lorsque la mort l’avait frappé à son tour, où était-il tombé, et ne retrouverait-on pas son squelette abandonné sur un autre point de l’île?
Le capitaine Ellis ne l’espérait pas.
«Ne parviendrons-nous pas, s’écria-t-il, à connaître le nom du navire qui s’est perdu sur l’île Browse!… Rentrerons-nous à San-Diégo, sans avoir découvert les débris du Franklin, sans savoir ce que sont devenus John Branican et son équipage?…
– Pourquoi ce navire ne serait-il pas le Franklin? dit un des matelots.
– Et pourquoi serait-ce lui?» répondit Zach Fren.
Rien, en effet, ne permettait d’affirmer que c’était le Franklin dont les débris couvraient les récifs de l’île Browse, et il semblait que cette seconde expédition du Dolly-Hope ne devait pas réussir mieux que la première.
Le capitaine Ellis était resté silencieux, les regards baissés vers ce sol, où de pauvres naufragés n’avaient trouve qu’avec la fin de leur vie la fin de leurs misères! Étaient-ce des compatriotes, des Américains comme lui?… Étaient-ce ceux que le Dolly-Hope était venu chercher?…
«Au mât de signal!» dit-il.
Zach Fren et ses hommes l’accompagnèrent, pendant qu’il suivait la longue pente rocailleuse, par laquelle le promontoire se raccordait au massif de l’île.
Le demi-mille qui les séparait du mât, vingt minutes furent employées à le franchir, car le sol était encombré de ronces et de pierres.
Lorsque le capitaine Ellis et ses compagnons eurent fait halte près du mât, ils virent qu’il était profondément engagé par le pied dans une excavation rocheuse, – ce qui expliquait qu’il eût pu résister à de longues et rudes tourmentes. Ainsi que cela avait été déjà reconnu à l’aide de la lunette, ce mât – un bout-dehors de beaupré – provenait des débris du navire.
Quant au chiffon, cloué à sa pointe, ce n’était qu’un morceau de toile à voile, effiloché par les brises, sans aucun indice de nationalité.
Sur l’ordre du capitaine Ellis, les deux matelots se préparaient à abattre le mât, lorsque Zach Fren s’écria:
«Capitaine… là… voyez!…
– Quoi donc, maître?…
– Cette cloche!»
Sur un bâti assez solide encore, il y avait une cloche, dont la poignée de métal était rongée de rouille.
Ainsi les naufragés ne s’étaient pas contentés de dresser ce mât de signal et d’y attacher ce pavillon. Ils avaient transporté en cet endroit la cloche du bord, espérant qu’elle pourrait être entendue d’un bâtiment qui passerait en vue de l’île… Mais cette cloche ne portait-elle pas le nom du navire auquel elle appartenait, suivant l’usage à peu près commun à toutes les marines?
Le capitaine Ellis se dirigeait vers le bâti, lorsqu’il s’arrêta.
Au pied de ce bâti gisaient les restes d’un squelette, ou, pour mieux dire, un amas d’ossements tombés sur le sol, auxquels n’adhéraient plus que quelques haillons.
Ils étaient donc au nombre de cinq les survivants qui avaient trouvé refuge sur l’île Browse. Quatre étaient morts, et le cinquième était resté seul…
Puis, un jour, il avait quitté la grotte, il s’était traîné jusqu’à l’extrémité du promontoire, il avait sonné cette cloche, pour se faire entendre d’un navire au large… et il était tombé à cette place pour ne plus se relever…
Après avoir donné ordre aux deux matelots de creuser une tombe pour y enfermer ces ossements, le capitaine Ellis fit signe à Zach Fren de le suivre pour examiner la cloche…
Sur le bronze, il y avait ce nom et ce chiffre, graves en creux, très lisibles encore:
Franklin.
1875.
Épave vivante
andis que le Dolly-Hope poursuivait sa seconde campagne à travers la mer de Timor et l’achevait dans les conditions que l’on sait, Mrs. Branican, ses amis, les familles de l’équipage disparu, avaient passé par toutes les angoisses de l’attente. Que d’espérances s’étaient rattachées à ce morceau de bois recueilli par le Californian et qui appartenait sans conteste au Franklin! Le capitaine Ellis parviendrait-il à découvrir les débris du navire sur une des îles de cette mer ou sur quelque point du littoral australien? Retrouverait-il John Branican, Harry Felton, les douze matelots embarqués sous leurs ordres? Ramènerait-il enfin à San-Diégo un ou plusieurs des survivants de cette catastrophe?
Deux lettres du capitaine Ellis étaient arrivées depuis le départ du Dolly-Hope. La première faisait connaître l’inutile résultat de l’exploration parmi les passes du détroit de Torrès et jusqu’à l’extrémité de la mer d’Arafoura. La seconde apprenait que les îles Melville et Bathurst avaient été visitées, sans qu’on eût trouvé trace du Franklin. Ainsi Mrs. Branican était avisée que les recherches allaient être portées, en suivant la mer de Timor, jusqu’à la partie occidentale de l’Australie, au milieu des divers archipels qui confinent à la Terre de Tasman. Le Dolly-Hope reviendrait alors, après avoir fouillé les petites îles de la Sonde, et lorsqu’il aurait perdu tout espoir de recueillir un dernier indice.
A la suite de cette dernière lettre, les correspondances avaient été interrompues. Plusieurs mois s’écoulèrent, et maintenant on attendait d’un jour à l’autre que le Dolly-Hope fût signalé par les sémaphores de San-Diégo.
Cependant l’année 1882 avait pris fin, et, bien que Mrs. Branican n’eût plus reçu de nouvelles du capitaine Ellis, il n’y avait pas lieu d’en être surpris; les communications postales sont lentes et irrégulières à travers l’océan Pacifique. En fait on n’avait aucune raison d’être inquiet sur le compte du Dolly-Hope, tout en étant impatient de le revoir.
Fin février, pourtant, M. William Andrew commençait à trouver que l’expédition du Dolly-Hope se prolongeait outre mesure. Chaque jour, un certain nombre de personnes se rendaient à la pointe Island, dans l’espoir que le navire serait aperçu au large. D’aussi loin qu’il se montrerait, et sans qu’il eût besoin d’envoyer son numéro, les marins de San-Diégo sauraient le reconnaître rien qu’à son allure – comme on reconnaît un Français d’un Allemand, et même un Anglais d’un Américain.
Le Dolly-Hope apparut enfin dans la matinée du 27 mars, à neuf milles au large, marchant à toute vapeur, sous une fraîche brise de nord-ouest. Avant une heure, il aurait franchi le goulet et pris son poste de mouillage à l’intérieur do la baie de San-Diégo.
Ce bruit s’étant répandu à travers la ville, la population se massa partie sur les quais, partie à la pointe Island et à la pointe Loma. Mrs. Branican, M. William Andrew, joints à quelques amis, ayant hâte d’entrer en communication avec le Dolly-Hope, s’embarquèrent sur un remorqueur pour se porter au-devant de lui. La foule était dominée par on ne sait quelle inquiétude, et, lorsque le remorqueur rangea le dernier wharf pour sortir du port, il n’y eut pas un cri. Il semblait que si le capitaine Ellis eût réussi dans cette seconde campagne, la nouvelle en aurait déjà dû courir le monde entier.
Vingt minutes plus tard, Mrs. Branican, M. William Andrew et leurs compagnons accostaient le Dolly-Hope.
Encore quelques instants, et chacun connaissait le résultat de l’expédition. C’était à la limite ouest de la mer de Timor, sur l’île Browse, que s’était perdu le Franklin… C’était là qu’avaient trouvé refuge les survivants du naufrage… C’est là qu’ils étaient morts!
«Tous?… dit Mrs. Branican.
– Tous!» répondit le capitaine Ellis.
La consternation était générale, lorsque le Dolly-Hope vint mouiller au milieu de la baie, son pavillon en berne, signe de deuil – le deuil des naufragés du Franklin.
Le Dolly-Hope, parti de San-Diégo le 3 avril 1882, y revenait le 27 mars 1883. Sa campagne avait duré près de douze mois – campagne au cours de laquelle les dévouements ne fléchirent jamais. Mais elle n’avait eu d’autre résultat que de détruire jusqu’aux dernières espérances.
Pendant les quelques instants que Mrs. Branican et M. William Andrew étaient restés à bord, le capitaine Ellis avait pu sommairement leur faire connaître les faits relatifs au naufrage du Franklin sur les récifs de l’île Browse.
Bien qu’elle eût appris qu’il n’existait aucun doute à l’égard du capitaine John et de ses compagnons, Mrs. Branican n’avait rien perdu de son attitude habituelle. Pas une larme ne s’était échappée de ses yeux. Elle n’avait articulé aucune question. Puisque les débris du Franklin avaient été retrouvés sur cette île, puisqu’il ne restait plus un seul des naufragés qui s’y étaient réfugiés, qu’aurait-elle eu à demander de plus en ce moment? Le récit de l’expédition, on le lui communiquerait plus tard. Aussi, après avoir tendu la main au capitaine Ellis et à Zach Fren, elle était allée s’asseoir à l’arrière du Dolly-Hope, concentrée en elle-même et, malgré tant de preuves irréfragables, ne se résignant pas à désespérer encore, «ne se sentant pas veuve de John Branican!»
Aussitôt que le Dolly-Hope eut jeté l’ancre dans la baie, Dolly revenant sur l’avant de la dunette, pria M. William Andrew, le capitaine Ellis et Zach Fren, de vouloir bien se rendre le jour même à Prospect-House. Elle les attendrait dans l’après-midi, afin d’apprendre par le détail tout ce qui avait été tenté pendant cette exploration à travers le détroit de Torrès, la mer d’Arafoura et la mer de Timor.
Une embarcation mit à terre Mrs. Branican. La foule s’écarta respectueusement, tandis qu’elle traversait le quai, et elle se dirigea vers le haut quartier de San-Diégo.
Un peu avant trois heures, le même jour, M. William Andrew, le capitaine Ellis et le maître se présentèrent au chalet, où ils furent immédiatement reçus, puis introduits dans le salon du rez-de-chaussée, où se trouvait Mrs. Branican.
Lorsqu’ils eurent pris place autour d’une table, sur laquelle était déployée une carte des mers de l’Australie septentrionale:
«Capitaine Ellis, dit Dolly, voulez-vous me faire le récit de votre campagne?»
Et alors, le capitaine Ellis parla comme s’il avait eu sous les yeux son livre de bord, n’omettant aucune particularité, n’oubliant aucun incident, s’adressant quelquefois à Zach Fren pour confirmer son dire. Il raconta même par le menu les explorations opérées dans le détroit de Torrès, dans la mer d’Arafoura, aux îles Melville et Bathurst, entre les archipels de la Terre de Tasman, bien que ce fût au moins inutile. Mais Mrs. Branican y prenait intérêt, écoutant en silence, et fixant sur le capitaine un regard que ses paupières ne voilèrent pas un seul instant.
Lorsque le récit fut arrivé aux épisodes de l’île Browse, il dut relater heure par heure, minute par minute, tout ce qui s’était passé depuis que le Dolly-Hope avait aperçu le mât de signal dressé sur le promontoire. Mrs. Branican, toujours immobile, avec un léger tremblement des mains, revoyait en son imagination ces divers incidents comme s’ils eussent été reproduits devant ses yeux: le débarquement du capitaine Ellis et de ses hommes à l’embouchure du creek, l’ascension du morne, la lame de coutelas ramassée sur le sol, les traces de culture, la pioche abandonnée, la grève où s’étaient accumulés les débris du naufrage, les restes informes du Franklin parmi cet amoncellement de roches, où il n’avait pu être jeté que par la plus violente des tempêtes, la grotte que les survivants avaient habitée, la découverte des quatre tombes, le squelette du dernier de ces malheureux, au pied du mât de signal, près de la cloche d’alarme… A ce moment, Dolly se releva, comme si elle eût entendu les sons de cette cloche au milieu des solitudes de Prospect-House…
Le capitaine Ellis, tirant de sa poche un médaillon, terni par l’humidité, le lui présenta.
C’était le portrait de Dolly, – un médaillon photographique à demi-effacé qu’elle avait remis à John au départ du Franklin, et que des recherches subséquentes avaient fait retrouver dans un coin obscur de la grotte.
Et, si ce médaillon témoignait que le capitaine John était au nombre des cinq naufragés ayant trouvé refuge sur l’île, n’en fallait-il pas conclure qu’il était de ceux qui avaient succombé aux longues misères du dénuement et de l’abandon?…
La carte des mers australiennes était déployée sur la table – cette carte devant laquelle, pendant sept ans, Dolly avait tant de fois évoqué le souvenir de John. Elle demanda au capitaine de lui montrer l’île Browse, ce point à peine perceptible, perdu dans les parages que battent les typhons de l’océan Indien.
«Et, en y arrivant quelques années plus tôt, ajouta le capitaine Ellis, peut-être eût-on trouvé encore vivants… John… ses compagnons…
– Oui, peut-être, murmura M. William Andrew, et c’était là qu’il eût fallu conduire le Dolly-Hope à sa première campagne!… Mais qui aurait jamais pensé que le Franklin fût allé se perdre sur une île de l’océan Indien?…
– On ne le pouvait pas, répondit le capitaine Ellis, d’après la route qu’il devait suivre, et qu’il a effectivement suivie, puisque le Franklin a été vu au sud de l’île Célèbes!… Le capitaine John, n’étant plus maître de son bâtiment, aura été entraîné à travers les détroits de la Sonde dans la mer de Timor et poussé jusqu’à l’île Browse?
– Oui, et il n’est pas douteux que les choses se soient passées ainsi! répondit Zach Fren.
– Capitaine Ellis, dit alors Mrs. Branican, en cherchant le Franklin dans les mers de la Malaisie, vous avez agi comme vous deviez agir… Mais c’est à l’île Browse qu’il aurait fallu aller d’abord!… Oui!… c’était là!»
Puis, prenant part à la conversation, et voulant en quelque sorte appuyer sur des chiffres certains sa ténacité à conserver une dernière lueur d’espoir:
«A bord du Franklin. dit-elle, il y avait le capitaine John, le second, Harry Felton, et douze matelots. Vous avez retrouvé sur l’île les restes des quatre hommes, qui avaient été enterrés, et le dernier mort au pied du mât de signal. Que pensez-vous que soient devenus les neuf autres?
– Nous l’ignorons, répondit le capitaine Ellis.
– Je le sais, reprit Mrs. Branican, en insistant, mais je vous demande: Que pensez-vous qu’ils aient pu devenir?
– Peut-être ont-ils péri pendant que le Franklin se fracassait sur les récifs de l’île.
– Vous admettez donc qu’ils n’ont été que cinq à survivre au naufrage?…
– C’est malheureusement l’explication la plus plausible! ajouta M. William Andrew.
– Ce n’est pas mon avis, répondit Mrs. Branican. Pourquoi John, Felton et les douze hommes de l’équipage n’auraient-ils pas atteint l’île Browse sains et saufs?… Pourquoi neuf d’entre eux ne seraient-ils pas parvenus à la quitter?…
– Et comment, mistress Branican? répondit vivement le capitaine Ellis.
– Mais en s’embarquant sur une chaloupe, construite avec les débris de leur navire…
– Mistress Branican, reprit le capitaine Ellis, Zach Fren vous l’affirmera aussi bien que moi, dans l’état où étaient ces débris, il nous a paru que c’était impossible!
– Mais… un de leurs canots…
– Les canots du Franklin, en admettant qu’ils n’eussent pas été brisés, n’auraient pu s’aventurer dans une traversée jusqu’à la côte australienne ou aux îles de la Sonde.
– Et, d’ailleurs, fit observer M. William Andrew, si neuf des naufragés ont pu quitter l’île, pourquoi les cinq autres y seraient-ils restés?
– J’ajoute, reprit le capitaine Ellis, que, s’ils ont eu une embarcation quelconque à leur disposition, ceux qui sont partis ont péri en mer, ou ils ont été victimes des indigènes australiens, puisqu’ils n’ont jamais reparu!»
Alors Mrs. Branican, sans laisser voir aucun signe de faiblesse, s’adressant au maître:
«Zach Fren, dit-elle, vous pensez de tout cela ce qu’en pense le capitaine Ellis?
– Je pense… répondit Zach Fren en secouant la tête, je pense que, si les choses ont pu être ainsi… il est très possible qu’elles aient pu être autrement!
– Aussi, répondit Mrs. Branican, mon avis est-il que nous n’avons pas de certitude absolue sur ce que sont devenus les neuf hommes dont on n’a pas retrouvé les restes sur l’île. Quant à vous et à votre équipage, capitaine Ellis, vous avez fait tout ce qu’on pouvait demander au plus intrépide dévouement.
– J’aurais voulu mieux réussir, mistress Branican!
– Nous allons nous retirer, ma chère Dolly, dit M. William Andrew, estimant que cet entretien avait assez duré.
– Oui, mon ami, répondit Mrs. Branican. J’ai besoin d’être seule… Mais, toutes les fois que le capitaine Ellis voudra venir à Prospect-House, je serai heureuse de reparler avec lui de John, de ses compagnons…
– Je serai toujours à votre disposition, mistress Branican, répondit le capitaine.
– Et vous aussi, Zach Fren, ajouta Mrs. Branican, n’oubliez pas que ma maison est la vôtre.
– La mienne?… répondit le maître. Mais que deviendrait le Dolly-Hope…
– Le Dolly-Hope? dit Mrs. Branican, comme si cette demande lui eût paru inutile.
– Votre avis n’est-il pas, ma chère Dolly, fit observer M. William Andrew, que, s’il se présente une occasion de le vendre…
– Le vendre, répondit vivement Mrs. Branican, le vendre?… Non, monsieur Andrew, jamais!»
Mrs. Branican et Zach Fren avaient échangé un regard; tous deux s’étaient compris.
A partir de ce jour, Dolly vécut très retirée à Prospect-House, où elle avait ordonné de transporter les quelques objets recueillis sur l’île Browse, les ustensiles dont s’étaient servis les naufragés, la lampe de bord, le morceau de toile cloué en tête du mât de signal, la cloche du Franklin, etc.
Quant au Dolly-Hope, après avoir été reconduit au fond du port et désarmé, il fut confié à la garde de Zach Fren. Les hommes de l’équipage, généreusement récompensés, avaient désormais leur existence à l’abri du besoin. Mais, si jamais le Dolly-Hope devait reprendre la mer pour une nouvelle expédition, on pouvait compter sur eux.
Toutefois Zach Fren ne laissait pas de venir fréquemment à Prospect-House. Mrs. Branican se plaisait à le voir, à causer avec lui, à reprendre par le détail les divers incidents de sa dernière campagne. D’ailleurs, une même manière d’envisager les choses les rapprochait chaque jour davantage l’un de l’autre. Ils ne croyaient pas que le dernier mot eût été dit sur la catastrophe du Franklin, et Dolly répétait au maître:
«Zach Fren, ni John ni ses huit compagnons ne sont morts!
– Les huit?… je ne sais pas, répondait invariablement le maître. Mais, pour sûr, le capitaine John est vivant!
– Oui!… vivant!… Et où l’aller chercher, Zach Fren?… Où est-il, mon pauvre John?
– Il est où il est, et bien certainement quelque part, mistress Branican!… Et si nous n’y allons pas, nous recevrons de ses nouvelles!… Je ne dis pas que ce sera par la poste avec lettre affranchie… mais nous en recevrons!…
– John est vivant, Zach Fren!
– Sans cela, mistress Branican, est-ce que j’aurais jamais pu vous sauver?… Est-ce que Dieu l’aurait permis?… Non… Cela aurait été trop mal de sa part!»
Et Zach Fren, avec sa façon de dire les choses. Mrs. Branican. avec l’obstination qu’elle y apportait, s’entendaient pour garder un espoir que ni M. William Andrew, ni le capitaine Ellis, ni personne de leurs amis, ne pouvaient plus conserver.
Durant l’année 1883, il ne survint aucun incident de nature à ramener l’attention publique sur l’affaire du Franklin. Le capitaine Ellis, pourvu d’un commandement pour le compte de la maison Andrew, avait repris la mer. M. William Andrew et Zach Fren étaient les seuls visiteurs qui fussent reçus au chalet. Quant à Mrs. Branican, elle se donnait tout entière à l’œuvre de Wat-House pour les enfants abandonnés.
Maintenant, une cinquantaine de pauvres êtres, les uns tout petits, les autres déjà grandelets, étaient élevés dans cet hospice, où Mrs. Branican les visitait chaque jour, s’occupant de leur santé, de leur instruction et aussi de leur avenir. La somme considérable affectée à l’entretien de Wat-House permettait de les rendre heureux autant que peuvent l’être des enfants sans père ni mère. Lorsqu’ils étaient arrivés à l’âge où l’on entre en apprentissage, Dolly les plaçait dans les ateliers, les maisons de commerce et les chantiers de San-Diégo, où elle continuait de veiller sur eux. Cette année-là, trois ou quatre fils de marins purent même s’embarquer sous le commandement d’honnêtes capitaines dont on était sûr. Partis mousses, ils passeraient novices entre treize et dix-huit ans, puis matelots, puis maîtres, assurés ainsi d’un bon métier pour leur âge mûr et d’une retraite pour leurs vieux jours. Et cela fut constaté par la suite, l’hospice de Wat-House était destiné à constituer la pépinière de ces marins, qui font honneur à la population de San-Diégo et autres ports de la Californie.
En outre de ces occupations, Mrs. Branican ne cessait d’être la bienfaitrice des pauvres gens. Pas un ne frappait en vain à la porte de Prospect-House. Avec les revenus considérables de sa fortune, administrée par les soins de M. William Andrew, elle concourait à toutes ces bonnes œuvres, dont les familles des matelots du Franklin avaient la plus importante part. Et, de ces absents, n’espérait-elle pas que quelques-uns reviendraient un jour?
C’était l’unique sujet de ses entretiens avec Zach Fren. Quel avait été le sort des naufragés dont on n’avait point retrouvé trace sur l’île Browse?… Pourquoi ne l’auraient-ils pas quittée sur une embarcation construite par eux, quoi qu’en eût dit le capitaine Ellis?… Il est vrai, tant d’années s’étaient écoulées déjà, que c’était folie d’espérer encore!
La nuit surtout, au sein d’un sommeil agité par d’étranges rêves, Dolly voyait et revoyait John lui apparaître… Il avait été’ sauvé du naufrage et recueilli dans ces mers lointaines… Le navire qui le rapatriait était au large… John était de retour à San-Diégo… Et, ce qu’il y avait de plus extraordinaire, c’est que ces illusions, après le réveil, persistaient avec une intensité telle que Dolly s’y attachait comme à des réalités.
Et c’est bien à cela aussi que s’obstinait Zach Fren. A l’en croire, ces idées-là étaient forcées à coups de maillet dans son cerveau comme des gournables dans la membrure d’un navire! Lui aussi se répétait qu’on n’avait retrouvé que cinq naufragés sur quatorze, que ceux-ci avaient pu quitter l’île Browse. qu’on errait en affirmant qu’il eût été impossible de construire une embarcation avec les débris du Franklin. Il est vrai, on ignorait ce qu’ils étaient devenus depuis si longtemps? Mais Zach Fren n’y voulait pas songer, et ce n’était pas sans effroi que M. William Andrew le voyait entretenir Dolly dans ces illusions. N’y avait-il pas lieu de craindre que cette surexcitation devînt dangereuse pour un cerveau que la folie avait déjà frappé?… Mais, lorsque M. William Andrew voulait entreprendre le maître à ce sujet, celui-ci s’entêtait dans ses idées et répondait:
«Je n’en démordrai pas plus qu’une maîtresse ancre, quand ses pattes sont solides et que la tenue est bonne!»
Plusieurs années s’écoulèrent. En 1890, il y avait quatorze ans que le capitaine John Branican et les hommes du Franklin avaient quitté le port de San-Diégo. Mrs. Branican était alors âgée de trente-sept ans. Si ses cheveux commençaient à blanchir, si la chaude coloration de son teint se faisait plus mate, ses yeux étaient toujours animés du même feu qu’autrefois. Il ne semblait pas qu’elle eût rien perdu de ses forces physiques et morales, rien perdu de cette énergie qui la caractérisait, et dont elle n’attendait qu’une occasion pour donner de nouvelles preuves.
Que ne pouvait-elle, à l’exemple de lady Franklin, organiser expéditions sur expéditions, dépenser sa fortune entière pour retrouver les traces de John et de ses compagnons? Mais où les aller chercher?… L’opinion générale n’était-elle pas que ce drame maritime avait eu le même dénouement que l’expédition de l’illustre amiral anglais?… Les marins du Franklin n’avaient-ils pas succombé dans les parages de l’île Browse, comme les marins de l’Erebus et du Terror avaient péri au milieu des glaces des mers arctiques?…
Pendant ces longues années, qui n’avaient apporté aucun éclaircissement à cette mystérieuse catastrophe, Mrs. Branican n’avait pas cessé de s’enquérir de ce qui concernait Len et Jane Burker. De ce côté, aussi, défaut absolu de renseignements. Aucune lettre n’était parvenue à San-Diégo. Tout portait à croire que Len Burker avait quitté l’Amérique, et était allé s’établir sous un nom d’emprunt en quelque pays éloigné. C’était pour Mrs. Branican un très vif chagrin ajouté à tant d’autres. Cette malheureuse femme qu’elle affectionnait, quel bonheur elle aurait éprouvé à l’avoir près d’elle!… Jane eût été une compagne dévouée… Mais elle était loin, et non moins perdue pour Dolly que l’était le capitaine John!
Les six premiers mois de l’année 1890 avaient pris fin, lorsqu’un journal de San-Diégo reproduisit, dans son numéro du 26 juillet, une nouvelle dont l’effet devait être et fut immense, on peut dire, dans les deux continents.
Cette nouvelle était donnée d’après le récit d’un journal australien, le Morning-Herald de Sydney, et voici en quels termes:
«On se souvient une les dernières recherches faites, il y a sept ans, par le Dolly-Hope, dans le but de retrouver les survivants du Franklin, n’ont pas abouti. On devait croire que les naufragés avaient tous succombé, soit avant d’avoir atteint l’île Browse, soit après l’avoir quittée.
«Or, la question est loin d’être résolue.
«En effet, l’un des officiers du Franklin vient d’arriver à Sydney. C’est Harry Felton, le second du capitaine John Branican. Rencontré sur les bords du Parru, un des affluents du Darling, presque sur la limite de la Nouvelle-Galles du Sud et du Queensland, il a été ramené à Sydney. Mais son état de faiblesse est tel qu’on n’a pu tirer aucun renseignement de lui, et il est à craindre que la mort l’emporte d’un jour à l’autre.
«Avis de cette communication est donné aux intéressés dans la catastrophe du Franklin.»
Le 27 juillet, dès que M. William Andrew eut connaissance de cette note, qui arriva par le télégraphe à San-Diégo, il se rendit à Prospect-House, où Zach Fren se trouvait en ce moment.
Mrs. Branican fut aussitôt mise au courant, et sa seule réponse fut celle-ci:
«Je pars pour Sydney.
– Pour Sydney?… dit M. William Andrew.
– Oui…» répondit Dolly.
Et se retournant vers le maître:
«M’accompagnerez-vous, Zach Fren?
– Partout où vous irez, mistress Branican.
– Le Dolly-Hope est-il en état de prendre la mer?
– Non, répondit M. William Andrew, et il faudrait trois semaines pour l’armer…
– Avant trois semaines, il faut que je sois à Sydney! dit Mrs. Branican. Y a-t-il un paquebot en partance pour l’Australie?…
– L’Orégon quittera San-Francisco cette nuit même.
– Zach Fren et moi, nous serons ce soir à San-Francisco.
– Ma chère Dolly, dit M. William Andrew, que Dieu vous réunisse à votre John!…
– Il nous réunira!» répondit Mrs. Branican.
Ce soir-là, vers onze heures, un train spécial, qui avait été organisé sur sa demande, déposait Mrs. Branican et Zach Fren dans la capitale de la Californie.
A une heure du matin, l’Orégon quittait San-Francisco à destination de Sydney.
Harry Felton
e steamer Orégon avait marché à une vitesse moyenne de dix-sept noeuds pendant cette navigation, qui fut favorisée par un temps superbe, – temps normal d’ailleurs dans cette partie du Pacifique et à cette époque de l’année. Ce brave navire partageait l’impatience de Mrs. Branican, à ce que répétait volontiers Zach Fren. Il va sans dire que les officiers, les passagers, l’équipage, témoignaient à cette vaillante femme la respectueuse sympathie, dont ses malheurs et l’énergie avec laquelle elle les supportait, la rendaient si digne.
Lorsque l’Orégon se trouva par 33° 51’ de latitude sud et 148° 40’ de longitude est, les vigies signalèrent la terre. Le 15 août, après une traversée de sept mille milles, accomplie en dix-neuf jours, le steamer pénétrait dans la baie de Port-Jackson, entre ces hautes falaises schisteuses qui forment comme une porte grandiose, ouverte sur le Pacifique.
Laissant à droite et à gauche ces petits golfes, semés de villas et de cottages, portant les noms de Watson, Vaucluse, Rosé, Double, Elisabeth, l’Orégon passa devant Earme-Love, Sydney-Love, et vint dans Darling-Harbour, qui est le port même de Sydney, s’amarrer au quai de débarquement.
A la première personne qui se présenta à bord, – c’était un des agents de la douane, – Mrs. Branican demanda:
«Harry Felton?…
– Il est vivant,» lui répondit cet agent, qui avait deviné Mrs. Branican.
Tout Sydney ne savait-il pas qu’elle s’était embarquée sur l’Orégon, et n’était-elle pas attendue avec la plus vive impatience?
«Où est Harry Felton? ajouta-t-elle.
– A l’hôpital de la Marine.»
Mrs. Branican, suivie de Zach Fren, débarqua aussitôt. La foule l’accueillit avec cette déférence qui l’accueillait à San-Diégo, et qu’elle eût trouvée partout.
Une voiture les conduisit à l’hôpital de la Marine, où ils furent reçus par le médecin de service.
«Harry Felton a-t-il pu parler?… A-t-il sa connaissance?… demanda Mrs. Branican.
– Non, mistress, répondit le médecin. Cet infortuné n’est pas revenu à lui… Il semble qu’il ne puisse parler… La mort peut l’emporter d’une heure à l’autre!
– Il ne faut pas que Harry Felton meure! dit Mrs. Branican. Lui seul sait si le capitaine John, si quelques-uns de ses compagnons, vivent encore!… Lui seul peut dire où ils sont!… Je suis venue pour voir Harry Felton… pour l’entendre…
– Mistress, je vous conduis sur-le-champ près de lui,» répondit le médecin.
Quelques instants après, Mrs. Branican et Zach Fren étaient introduits dans la chambre occupée par Harry Felton.
Six semaines auparavant, des voyageurs traversaient la province d’Ulakarara, dans la Nouvelle-Galles du Sud, à la limite inférieure du Queensland. Arrivés sur la rive gauche du Parru, ils aperçurent un homme qui gisait au pied d’un arbre. Couvert de vêtements en lambeaux, épuisé par les privations, brisé par la fatigue, cet homme ne put reprendre connaissance, et, si son engagement d’officier de la marine marchande n’eût été trouvé dans l’une de ses poches, on n’aurait jamais su qui il était.
C’était Harry Felton, le second du Franklin.
D’où arrivait-il? De quelle partie lointaine et inconnue du continent australien était-il parti? Depuis combien de temps errait-il à travers ces redoutables solitudes des déserts du centre? Était-il prisonnier des indigènes, et était-il parvenu à leur échapper? Ses compagnons, s’il lui en restait, où les avait-il laissés? A moins, cependant, qu’il ne fût le seul survivant de ce désastre, vieux de quatorze ans déjà?… Toutes ces questions étaient demeurées sans réponse jusqu’alors.
Il y avait pourtant un intérêt considérable à savoir d’où venait Harry Felton, à connaître son existence depuis le naufrage du Franklin sur les récifs de l’île Browse, à savoir enfin le dernier mot de cette catastrophe.
Harry Felton fut conduit à la station la plus proche, la station d’Oxley, d’où le railway le transporta à Sydney. Le Morning-Herald, informé, avant tout autre journal, de son arrivée dans la capitale de l’Australie, en fit l’objet de l’article que l’on connaît, en ajoutant que le lieutenant du Franklin n’avait encore pu répondre à aucune des questions qui lui avaient été adressées.
Et maintenant, Mrs. Branican était devant Harry Felton, qu’elle n’aurait pu reconnaître. Il n’était âgé que de quarante-six ans alors, et on lui en eût donné soixante. Et c’était le seul homme – presque un cadavre – qui fût à même de dire ce qu’il en était du capitaine John et de son équipage!
Jusqu’à ce jour, les soins les plus assidus n’avaient en rien amélioré l’état d’Harry Felton, – état évidemment dû aux épouvantables fatigues subies pendant les semaines, qui sait même? les mois qu’avait duré son voyage à travers l’Australie centrale. Ce souffle de vie qui lui restait, une syncope pouvait l’éteindre d’un instant à l’autre. Depuis qu’il était dans cet hospice, c’est à peine s’il avait ouvert les yeux, sans qu’on eût pu savoir s’il se rendait compte de ce qui se passait autour de lui. On le soutenait d’un peu de nourriture, et il ne semblait même pas s’en apercevoir. Il était à craindre que des souffrances excessives n’eussent annihilé ses facultés intellectuelles, détruit en lui le fonctionnement de sa mémoire, auquel se rattachait peut-être le salut des naufragés.
Mrs. Branican avait pris place au chevet d’Harry Felton, guettant son regard, lorsque ses paupières s’agitaient, les murmures de sa voix, le moindre indice qu’il serait possible de saisir, un mot échappe a ses lèvres. Zach Fren, debout près d’elle, cherchait à surprendre quelque lueur d’intelligence, comme un marin cherche un feu à travers les brumes de l’horizon.
Mais la lueur ne brilla ni ce jour là ni les jours suivants. Les paupières d’Harry Felton demeuraient obstinément closes, et, lorsque Dolly les soulevait, elle n’y trouvait qu’un regard inconscient.
Elle ne désespérait pas, cependant, Zach Fren non plus, et il lui répondait:
«Si Harry Felton reconnaît la femme de son capitaine, il saura bien se faire comprendre, et cela sans parler!»
Oui! il était important qu’il reconnût Mrs. Branican, et possible qu’il en éprouvât une impression salutaire? On agirait alors avec une extrême prudence, tandis qu’il s’accoutumerait à la présence de Dolly. Peu à peu, les souvenirs du Franklin se rétabliraient dans sa mémoire… Il saurait exprimer par signe ce qu’il ne pourrait dire…
Bien qu’on eût conseillé à Mrs. Branican de ne pas rester enfermée dans la chambre d’Harry Felton, elle refusa de prendre même une heure de repos pour aller respirer l’air du dehors. Elle ne voulut pas abandonner le chevet de ce lit.
«Harry Felton peut mourir, et, si le seul mot que j’attends do lui s’échappe avec son dernier souffle, il faut que je sois là pour l’entendre… Je ne le quitterai pas!»
Vers le soir, une légère amélioration sembla se manifester dans l’état d’Harry Felton. Ses yeux s’ouvrirent plusieurs fois; mais leur regard ne s’adressait pas à Mrs. Branican. Et pourtant, penchée sur lui, elle l’appelait par son nom, elle répétait le nom de John… le capitaine du Franklin… de San-Diégo!… Comment ces noms ne lui rappelaient-ils pas le souvenir de ses compagnons?… Un mot… on ne lui demandait qu’un mot: «Vivants?… Étaient-ils vivants?»
Et, tout ce qu’Harry Felton avait eu à souffrir pour en arriver là. Dolly se disait que John devait l’avoir souffert aussi… Puis la pensée lui venait que John était tombé sur la route… Mais non… John n’avait pu suivre Harry Felton… Il était resté là-bas… avec les autres… Où?… Était-ce chez une tribu du littoral australien?… Quelle était cette tribu?… Harry Felton pouvait seul le dire, et il semblait que son intelligence était anéantie, que ses lèvres avaient désappris de parler!
La nuit, la faiblesse d’Harry Felton augmenta. Ses yeux ne se rouvraient plus, sa main se refroidissait, comme si le peu de vie qui lui restait se fût retiré vers le cœur. Allait-il donc mourir sans avoir prononcé une parole?… Et il passait par l’esprit de Dolly qu’elle aussi avait perdu le souvenir et la raison pendant bien des années!… De même qu’on ne pouvait rien obtenir d’elle alors, elle ne pouvait rien obtenir de ce malheureux… rien de ce qu’il était seul à savoir!
Le jour venu, le médecin, très inquiet de l’état de prostration de Harry Felton, essaya des plus énergiques médications, qui ne produisirent aucun effet. Il ne tarderait pas à expirer…
Ainsi, Mrs. Branican allait voir rentrer dans le néant les espérances que le retour de Harry Felton avait permis de concevoir!… A la lumière qu’il aurait pu apporter succéderait une obscurité profonde, qu’on ne parviendrait plus à dissiper!… Et alors, tout serait fini, bien fini!…
Sur la demande de Dolly, les principaux médecins de la ville s’étaient réunis en consultation. Mais, après avoir examiné le malade, ils se déclarèrent impuissants.
«Vous ne pouvez quoi que ce soit pour ce malheureux? leur demanda Mrs. Branican.
– Non, madame, répondit l’un des médecins.
– Pas même lui redonner une minute d’intelligence… une minute de souvenir?…»
Et, cette minute, Mrs. Branican l’eût payée de sa fortune tout entière!
Mais ce qui n’est plus au pouvoir des hommes est toujours au pouvoir de Dieu. C’est à lui que l’homme doit s’adresser, lorsque les ressources humaines font défaut.
Dès que les médecins se furent retirés, Dolly s’agenouilla, et, quand Zach Fren vint la rejoindre, il la trouva en prière près du mourant.
Soudain, Zach Fren, qui s’était rapproché pour s’assurer si un souffle s’échappait encore des lèvres de Harry Felton, s’écria:
«Mistress!… mistress!»
Dolly, croyant que le maître n’avait plus trouvé qu’un cadavre dans ce lit, se releva…
«Mort?… murmura-t-elle.
– Non… mistress… non!… Voyez… Ses yeux sont ouverts… Il regarde…»
En effet, sous ses paupières soulevées, les yeux d’Harry Felton brillaient d’un éclat extraordinaire. Sa figure s’était colorée légèrement, et ses mains s’agitèrent à plusieurs reprises. Il parut sortir de cette torpeur dans laquelle il était depuis si longtemps plongé. Puis, son regard s’étant porté vers Mrs. Branican, une sorte de sourire anima ses lèvres.
«Il m’a reconnue! s’écria Dolly.
– Oui!… répondit Zach Fren… C’est la femme de son capitaine qui est près de lui, il le sait… il va parler!…
– Et, s’il ne le peut, que Dieu permette qu’il se fasse du moins comprendre!»
Alors, prenant la main de Harry Felton qui pressa faiblement la sienne, Dolly s’approcha près de lui.
«John?… John?…» dit-elle.
Un mouvement des yeux indiqua que Harry Felton l’avait entendue et comprise.
«Vivant?… demanda-t-elle.
– Oui!»
Et ce oui! si faiblement qu’il eût été prononcé, Dolly avait bien su l’entendre!
Par oui et par non
rs. Branican fit aussitôt appeler le médecin. Celui-ci, malgré le changement qui s’était produit dans l’état intellectuel de Harry Felton, comprit qu’il n’y avait là qu’une dernière manifestation de la vie, que la mort allait anéantir.
Le mourant, d’ailleurs, ne semblait voir que Mrs. Branican. Ni Zach Fren ni le médecin n’attiraient son attention. Ce qui lui restait de force intellectuelle se concentrait en entier sur la femme de son capitaine, de John Branican.
«Harry Felton, demanda Mrs. Branican, si John est vivant, où l’avez-vous laissé?… Où est-il?»
Harry Felton ne répondit pas.
«Il ne peut parler, dit le médecin, mais peut-être aurons-nous de lui une réponse par signes?…
– Et rien qu’à son regard, je saurai interpréter! répondit Mrs. Branican.
– Attendez, dit Zach Fren. Il importe que les questions lui soient posées d’une certaine manière, et, comme nous nous entendons entre marins, laissez-moi faire. Que mistress Branican tienne la main de Felton, que ses yeux ne quittent pas les siens. Je vais l’interroger… Il dira oui ou non du regard, et cela suffira!»
Mrs. Branican, penchée sur Harry Felton, lui prit la main.
Si Zach Fren eut, pour commencer, demandé où se trouvait le capitaine John, il aurait été impossible d’obtenir une indication satisfaisante, puisque c’eût été obliger Harry Felton à prononcer le nom d’une contrée, d’une province, ou d’une bourgade, – ce dont sans nul doute il était incapable. Mieux valait y arriver graduellement en reprenant l’histoire du Franklin à partir du dernier jour où il avait été aperçu jusqu’à celui où Harry Felton s’était séparé de John Branican.
«Felton, dit Zach Fren d’une voix claire, vous avez près de vous mistress Branican, la femme de John Branican, le commandant du Franklin. Vous l’avez reconnue?…»
Les lèvres de Harry Felton ne remuèrent pas; mais an mouvement de ses paupières, une faible pression de sa main, répondirent affirmativement.
«Le Franklin, reprit Zach Fren, n’a plus été signalé nulle part après qu’on l’eut vu dans le sud de l’île Célèbes… Vous m’entendez… vous m’entendez, n’est-ce pas, Felton?»
Nouvelle affirmation du regard.
«Eh bien, reprit Zach Fren, écoutez-moi, et, selon que vous ouvrirez ou fermerez les yeux, je saurai si ce que j’exprime est exact ou ne l’est pas.»
Il n’était pas douteux que Harry Felton eût compris ce que venait de dire Zach Fren.
«En quittant la mer de Java, reprit celui-ci, le capitaine John a donc passé dans la mer de Timor?
– Oui.
– Par le détroit de la Sonde?…
– Oui.
– Volontairement?…»
Cette question fut suivie d’un signe négatif, auquel il n’y avait pas à se tromper.
«Non!» dit Zach Fren.
Et c’est bien ce que le capitaine Ellis et lui avaient toujours pensé. Pour que le Franklin eût passé de la mer de Java dans la mer de Timor, il fallait qu’il y eût été contraint.
«C’était pendant une tempête?… demanda Zach Fren.
– Oui.
– Une violente tornade, qui vous a surpris dans la mer de Java, probablement?…
– Oui.
– Et qui vous a rejetés à travers le détroit de la Sonde?…
– Oui.
– Peut-être le Franklin était-il désemparé, sa mâture en bas, son gouvernail démonté?…
– Oui.»
Mrs. Branican, les yeux fixés sur Harry Felton, le regardait sans prononcer une parole.
Zach Fren, voulant reconstituer les diverses phases de la catastrophe, continua en ces termes:
«Le capitaine John, n’ayant pu faire son point depuis quelques jours, ignorait sa position?…
– Oui.
– Et, après avoir été entraîné pendant un certain temps jusque dans l’ouest de la mer de Timor, il est venu se perdre sur les récifs de l’île Browse?…»
Un léger mouvement marqua la surprise de Harry Felton, qui ignorait évidemment le nom de l’île sur laquelle le Franklin était allé se briser, et dont aucune observation n’avait permis de déterminer la position dans la mer de Timor.
Zach Fren reprit:
«Quand vous avez pris la mer à San-Diégo, il y avait à bord le capitaine John, vous, Harry Felton, douze hommes d’équipage, en tout quatorze… Étiez-vous quatorze, après le naufrage du Franklin?…
– Non.
– Quelques-uns des hommes avaient donc péri au moment où le navire se jetait sur les roches?…
– Oui.
– Un?… Deux?…»
Un signe affirmatif approuva ce dernier chiffre.
Ainsi deux matelots manquaient lorsque les naufragés avaient pris pied sur l’île Browse.
En ce moment, à la recommandation du médecin, il convint de donner un peu de repos à Harry Felton, que cet interrogatoire fatiguait visiblement.
Puis, les questions ayant été reprises quelques minutes après, Zach Fren obtint divers renseignements sur la manière dont le capitaine John, Harry Felton et leurs dix compagnons avaient pourvu aux besoins de leur existence. Sans une partie de la cargaison, consistant en conserves et farines, qui avait été recueillie à la côte, sans la pêche qui devint une de leurs principales ressources, les naufragés seraient morts de faim. Ils n’avaient vu que très rarement des navires passer au large de l’île. Leur pavillon, hissé au mât de signal, ne fut jamais aperçu. Et, cependant, ils n’avaient pas d’autre chance de salut que d’être rapatriés par un bâtiment.
Lorsque Zach Fren demanda:
«Combien de temps avez-vous habité l’île Browse?… Un an… deux ans… trois ans… six ans?…»
Ce fut sur ce dernier chiffre que Harry Felton répondit «oui» du regard.
Ainsi, de 1875 à 1881, le capitaine John et ses compagnons avaient vécu sur cette île!
Mais comment étaient-ils parvenus à la quitter? C’était là un des points les plus intéressants que Zach Fren aborda par cette question:
«Est-ce que vous avez pu construire une embarcation avec les débris du navire?…
– Non»
C’est bien ce qu’avaient admis le capitaine Ellis et le maître, alors qu’ils exploraient le lieu du naufrage: il n’eût pas été possible de tirer seulement un canot avec ces débris.
Arrivé à ce point de l’interrogatoire, Zach Fren fut assez embarrassé pour les questions relatives à la manière dont les naufragés avaient réussi à abandonner l’île Browse.
«Vous dites, demanda-t-il, qu’aucun bâtiment n’a aperçu vos signaux?…
– Non.
– Est-ce donc un praô des îles malaysiennes, une embarcation des indigènes de l’Australie, qui est venu aborder?…
– Non.
– Alors ce serait donc une chaloupe – la chaloupe d’un navire – qui a été entraînée sur l’île?…
– Oui.
– Une chaloupe en dérive?…
– Oui.»
Ce point étant enfin éclairci, il fut facile à Zach Fren d’en déduire les conséquences naturelles.
«Cette chaloupe, vous avez pu la mettre en état de prendre la mer? demanda-t-il.
– Oui.
– Et le capitaine John s’en est servi pour gagner la côte la plus proche sous le vent?…
– Oui.»
Mais pourquoi le capitaine John et ses compagnons ne s’étaient ils pas tous embarqués dans cette chaloupe? C’est ce qu’il importai de savoir.
«Sans doute, cette chaloupe était trop petite pour prendre douze passagers?… demanda Zach Fren.
– Oui.
– Et vous êtes partis à sept, le capitaine John, vous et cinq hommes?…
– Oui.»
Et alors on put lire clairement dans le regard du mourant qu’il y avait peut-être encore à sauver ceux qui étaient restés dans l’île Browse.
Mais, sur un signe de Dolly, Zach Fren s’abstint de dire que les cinq matelots avaient succombé depuis le départ du capitaine.
Quelques minutes de repos furent données à Harry Felton, dont les yeux s’étaient fermés, pendant que sa main continuait à presser la main de Mrs. Branican.
Maintenant, transportée par la pensée sur l’île Browse, Dolly assistait à toutes ces scènes… Elle voyait John tenter même l’impossible pour le salut de ses compagnons… Elle l’entendait, elle lui parlait, elle l’encourageait, elle prenait passage avec lui… Où avait-elle abordé, cette chaloupe?…
Les yeux de Harry Felton se rouvrirent, et Zach Fren recommença à l’interroger.
«C’est bien ainsi que le capitaine John, vous et cinq hommes, avez quitté l’île Browse?…
– Oui.
– Et la chaloupe a mis le cap à l’est, afin de gagner la terre la plus rapprochée de l’île?…
– Oui.
– C’était la terre australienne?…
– Oui.
– A-t-elle donc été jetée à la côte par quelque tempête au terme de sa traversée?…
– Non.
– Vous avez pu aborder dans une des criques du littoral australien?…
– Oui.
– Sans doute, aux environs du cap Lévêque?…
– Oui.
– Peut-être à York-Sund?…
– Oui.
– En débarquant, êtes-vous donc tombés aux mains des indigènes?…
– Oui.
– Et ils vous ont entraînés?…
– Oui.
– Tous?…
– Non.
– Quelques-uns de vous avaient-ils donc péri au moment où ils débarquaient à York-Sund?…
– Oui.
– Massacrés par les indigènes?…
– Oui.
– Un… deux… trois… quatre?…
– Oui.
– Vous n’étiez plus que trois, lorsque les Australiens vous ont emmenés à l’intérieur du continent?…
– Oui.
– Le capitaine John, vous et un des matelots?…
– Oui.
– Et ce matelot… est-il encore avec le capitaine John?…
– Non.
– Il était mort avant votre départ?…
– Oui.
– Il y a longtemps?…
– Oui.»
Ainsi, le capitaine John et le second Harry Felton étaient actuellement les seuls survivants du Franklin, et encore l’un d’eux n’avait-il plus que quelques heures à vivre!
Il ne fut pas aisé d’obtenir de Harry Felton les éclaircissements qui concernaient le capitaine John – éclaircissements qu’il convenait d’avoir avec une extrême précision. Plus d’une fois, Zach Fren dut suspendre l’interrogatoire; puis, quand il le reprenait, Mrs. Branican lui faisait poser questions sur questions afin de savoir ce qui s’était passé depuis neuf ans, c’est-à-dire depuis le jour où le capitaine John et Harry Felton avaient été capturés par les indigènes du littoral. On apprit ainsi qu’il s’agissait d’Australiens nomades… Les prisonniers avaient dû les suivre pendant leurs incessantes pérégrinations à travers les territoires de la Terre de Tasman, en menant l’existence la plus misérable… Pourquoi avaient-ils été épargnés?… Était-ce pour tirer d’eux quelques services, ou, si l’occasion se présentait, pour en obtenir un haut prix des autorités anglaises? Oui, – et ce dernier fait si important put être formellement établi par les réponses d’Harry Felton. Ce ne serait qu’une question de rançon, si l’on parvenait à pénétrer jusqu’à ces indigènes. Quelques autres questions permirent de comprendre de plus que le capitaine John et Harry Felton avaient été si bien gardés que, pendant neuf ans, ils n’avaient pu trouver la moindre possibilité de s’enfuir.
Enfin, le moyen s’en était présenté. Un lieu de rendez-vous avait été choisi, où les deux prisonniers devaient se rejoindre pour s’échapper ensemble; mais quelque circonstance, inconnue de Harry Felton, avait empêché le capitaine John de venir à l’endroit indiqué. Harry Felton avait attendu plusieurs jours; ne voulant pas s’enfuir seul, il avait cherché à rejoindre la tribu; elle s’était déplacée… Alors, bien résolu à revenir délivrer son capitaine, s’il parvenait à atteindre un des villages de l’intérieur, il s’était jeté à travers les régions du centre, se cachant pour éviter de retomber aux mains des indigènes, épuisé par les chaleurs, mourant de faim et de fatigue… Pendant six mois, il avait ainsi erré jusqu’au moment où il était tombé inanimé près des rives du Parru, sur la frontière méridionale du Queensland.
C’est là, on le sait, qu’il fut reconnu, grâce aux papiers qu’il portait sur lui. C’est de là qu’il fut ramené à Sydney, où sa vie s’était prolongée comme par miracle, afin qu’il pût dire ce que depuis tant d’années on cherchait vainement à savoir.
Ainsi, seul de tous ses compagnons, le capitaine John était vivant, mais il était prisonnier d’une tribu nomade, qui parcourait les déserts de la Terre de Tasman.
Et, lorsque Zach Fren eut prononcé divers noms des tribus, qui fréquentent ordinairement ces territoires, ce fut le nom des Indas que Harry Felton accueillit d’un signe affirmatif. Zach Fren parvint même à comprendre que, pendant la saison d’hiver, cette tribu campait le plus habituellement sur les bords de la Fitz-Roy-river, un des cours d’eau qui se jettent dans le golfe Lévêque, au nord-ouest du continent australien.
«C’est là que nous irons chercher John! s’écria Mrs. Branican. C’est là que nous le retrouverons!»
Et Harry Felton la comprit, car son regard s’anima à la pensée que le capitaine John serait enfin sauvé… sauvé par elle.
Harry Felton avait maintenant accompli sa mission… Mrs. Branican, sa dernière confidente, savait en quelle partie du continent australien il fallait porter les investigations… Et il avait refermé les yeux, n’ayant plus rien à dire.
Ainsi, voilà à quel état avait été réduit cet homme si courageux et si robuste, par les fatigues, les privations, et surtout l’influence terrible du climat australien!… Et pour l’avoir affronté, il succombait, au moment où ses misères allaient finir! N’était-ce pas ce qui attendait le capitaine John, s’il tentait de s’enfuir à travers les solitudes de l’Australie centrale? Et les mêmes dangers ne menaçaient-ils pas ceux qui se jetteraient à la recherche de cette tribu des Indas?…
Mais une telle pensée ne vint pas même à l’esprit de Mrs. Branican. Tandis que l’Orégon l’emportait vers le continent australien, elle avait conçu et combiné le projet d’une nouvelle campagne; il ne s’agissait plus que de le mettre à exécution.
Harry Felton mourut vers neuf heures du soir. Une fois encore, Dolly l’avait appelé par son nom… Une fois encore, il l’avait entendue… Ses paupières s’étaient relevées, et ce nom s’était enfin échappé de ses lèvres:
«John… John!»
Puis, les soupirs du râle gonflèrent sa poitrine, et son cœur cessa de battre…
Ce soir-là, au moment où Mrs. Branican sortait de l’hôpital, elle fut accostée par un jeune garçon, qui attendait sur le seuil de la porte.
C’était un novice de la marine marchande, en service sur le Brisbane, l’un des paquebots qui font les escales de la côte australienne entre Sydney et Adélaïde.
«Mistress Branican?… dit-il d’une voix émue.
– Que voulez-vous, mon enfant? répondit Dolly.
– Il est mort, Harry Felton?…
– Il est mort.
– Et le capitaine John?…
– Il est vivant… lui!… Vivant!
– Merci, mistress Branican,» répondit le jeune novice.
Dolly avait à peine entrevu les traits de ce garçon, qui se retira sans dire ni qui il était, ni pourquoi il avait fait ces questions.
Le lendemain eurent lieu les obsèques de Harry Felton, auxquelles assistèrent les marins du port avec une partie de la population de Sydney.
Mrs. Branican prit place derrière le cercueil, et suivit jusqu’au cimetière celui qui avait été le compagnon dévoué, le fidèle ami du capitaine John. Et, près d’elle, marchait ce jeune novice qu’elle ne reconnut pas au milieu de tous ceux qui étaient venus rendre les derniers devoirs au second du Franklin.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.