Jules Verne
LES HISTOIRES DE JEAN-MARIE CABIDOULIN
(Chapitre VII-IX)
Illustrations par George Roux
6 grandes chromotypographies, une carte
Collection Hetzel
© Andrzej Zydorczak
Seconde campagne
e capitaine Bourcart appareilla dans la matinée du 19 juillet. L’ancre levée, il n’évolua pas sans peine pour sortir de la baie. Le vent, qui, soufflant du sud-est, le contrariait alors, deviendrait favorable dès que le Saint-Enoch, ayant doublé les dernières pointes de Vancouver, serait de quelques milles au large.
Du reste le navire ne redescendit pas le détroit de Juan de Fuca qu’il avait suivi pour gagner le port. Il remonta au nord par le détroit de la Reine-Charlotte et le golfe de Georgie. Le surlendemain, après avoir contourné la côte septentrionale de l’île, il se dirigea vers l’ouest, et, avant le soir, perdait la terre de vue.
La distance entre Vancouver et l’archipel des Kouriles est estimée à treize cents lieues environ. Lorsque les circonstances s’y prêtent, un voilier peut la franchir aisément en moins de cinq semaines, et M. Bourcart comptait n’y pas employer plus de temps si sa bonne chance persévérait.
Ce qui est certain, c’est que la navigation débuta dans des conditions excellentes. Une fraîche brise bien établie, une mer gonflée de longues boules, permirent au Saint-Enoch de se couvrir de toile… Ce fut tout dessus, amures à bâbord, qu’il tint le cap à l’ouest nord-ouest. Si cette direction allongeait un peu sa route, elle lui évitait du moins le courant du Pacifique, qui porte à l’est en s’arrondissant le long des îles Aléoutiennes.
En somme, cette traversée s’effectuait sans contrariétés. De temps à autre, seulement, les écoutes à mollir ou à raidir. Aussi l’équipage serait-il frais et dispos pour la pénible campagne de pêche qui l’attendait dans la mer d’Okhotsk.
Jean-Marie Cabidoulin était toujours le plus occupé du bord, rangement définitif des barils dans la cale, disposition des appareils, manches et bailles, pour envoyer l’huile en bas. Si l’occasion se présentait de piquer quelque baleine avant l’arrivée du Saint-Enoch à la côte sibérienne, le capitaine Bourcart ne la laisserait pas échapper.
«C’est à désirer, monsieur Filhiol, dit-il un jour au docteur. La saison est avancée et notre pêche ne pourra se prolonger dans la mer d’Okhotsk au delà de quelques semaines… Les glaces ne tarderont pas à se former et la navigation y deviendra difficile.
– Aussi, observa le docteur, je m’étonne que les baleiniers, toujours pressés par le temps, en soient encore à procéder d’une façon si primitive… Pourquoi n’emploient-ils pas des bâtiments à vapeur des pirogues à vapeur, et surtout des engins de destruction plus perfectionnés?… Les campagnes donneraient de plus grands profits…
– Vous avez raison, monsieur Filhiol, et cela viendra quelque jour, n’en doutez pas. Si nous sommes restés fidèles à nos vieux errements, cette seconde moitié de siècle ne finira pas sans qu’on obéisse au progrès qui s’impose en toutes choses!…
– Je le crois, capitaine, et la pêche sera organisée par des moyens plus modernes… à moins qu’on n’en arrive, puisque les baleines deviennent rares, à les parquer…
– Un parc à baleines!… s’écria M. Bourcart.
– Je plaisante, déclara le docteur Filhiol, et, pourtant, j’ai connu un ami qui avait eu cette idée-là…
– Est-ce possible?…
– Oui… parquer des baleines dans une baie comme on parque les vaches dans un champ… Là, elles n’auraient rien coûté à nourrir, et on eût pu vendre leur lait à bon marché…
– Vendre leur lait, docteur?…
– Qui vaut le lait de vache, paraît-il.
– Bon… mais comment les traire?…
– Voilà ce qui embarrassait mon ami!… Aussi a-t-il abandonné ce projet mirifique…
– Et il a sagement fait, conclut M. Bourcart en riant de bon cœur. Mais, pour en revenir au Saint-Enoch, je vous ai dit qu’il ne pourra prolonger sa campagne dans le nord du Pacifique et nous serons forcés de repartir dès le commencement d’octobre.
– Où le Saint-Enoch ira-t-il hiverner en quittant la mer d’Okhotsk?… demanda M. Filhiol.
– C’est ce que je ne sais pas encore.
– Vous ne savez pas, capitaine?…
– Non… cela dépendra des circonstances, mon cher docteur… Arrêter d’avance un plan, c’est s’exposer à des déboires…
– N’avez-vous pas déjà fait la pêche dans les parages au delà du détroit de Behring?…
– Oui… et j’y ai rencontré plus de phoques que de baleines… D’ailleurs, l’hiver de l’océan Arctique est précoce, et, dès les premières semaines de septembre, la navigation y est gênée par les glaces… Je ne songe donc pas cette année à dépasser le soixantième degré de latitude.
– Entendu, capitaine; en admettant que la pêche ait été fructueuse dans la mer d’Okhotsk, le Saint-Enoch reviendra-t-il en Europe?…
– Non, docteur, reprit M. Bourcart, et il sera préférable, à mon avis, d’aller vendre mon huile à Vancouver, puisque les cours y sont élevés.
– Et c’est là que vous passeriez l’hiver?…
– Vraisemblablement, – de manière à me trouver sur les lieux de pêche au début de la saison prochaine.
– Cependant, reprit M. Filhiol, il faut tout prévoir… Si le Saint-Enoch ne réussit pas dans la mer d’Okhotsk, votre intention serait elle d’y attendre le retour de la belle saison?…
– Non… bien qu’on puisse hiverner à Nicolaïew ou à Okhotsk… Dans ce cas, je me déciderais plutôt à regagner la côte américaine ou même la Nouvelle-Zélande.
– Ainsi, capitaine, quoi qu’il arrive, nous ne devons pas compter revenir cette année en Europe?…
– Non, mon cher docteur, et cela ne saurait vous étonner… Il est rare que nos campagnes ne durent pas de quarante à cinquante mois… L’équipage sait à quoi s’en tenir à ce sujet…
– Croyez bien, capitaine, répondit M. Filhiol, que le temps ne me paraîtra pas long, et, quelle que soit la durée de sa campagne, je ne regretterai jamais d’avoir embarqué à bord du Saint-Enoch!»
Il va de soi que, dès les premiers jours de la traversée, les vigies avaient repris leur poste. La mer était surveillée avec soin. Deux fois dans la matinée, deux fois dans l’après-midi, le lieutenant Allotte se hissait aux barres de perroquet et y restait en observation. Parfois apparaissaient quelques jets annonçant la présence des cétacés, mais à une distance trop grande pour que M. Bourcart songeât à amener les pirogues.
La moitié du parcours s’était accomplie sans aucun incident, en dix-sept jours de navigation, lorsque, à la date du 5 août, vers dix heures du matin, le capitaine Bourcart eut connaissance des îles Aléoutiennes.
Ces îles, qui appartiennent aujourd’hui à l’Amérique du Nord faisaient partie à cette époque de l’empire russe, qui possédait toute l’immense province de l’Alaska, dont les Aléoutiennes ne sont en réalité que le prolongement naturel. Ce long chapelet, qui se développe sur près de dix degrés, ne compte pas moins de cinquante et un grains. Il est divisé en trois groupes: les Aléoutes propres, les Andreanov, les Lisii. Là vivent quelques milliers d’habitants, rassemblés sur les plus importantes îles de l’archipel, où ils s’adonnent à la chasse, à la pêche et au commerce des pelleteries.
Ce fut l’une des grandes, Oumanak, que le Saint-Enoch releva à cinq milles dans le nord, et dont on aperçut le volcan Chicaldinskoï, haut de neuf mille pieds, qui était en pleine éruption. M. Bourcart ne jugea pas à propos de s’en approcher davantage, craignant, avec ces vents d’ouest, de rencontrer une mer furieuse.
Ce groupe des Aléoutiennes ferme au sud le bassin de Behring, que l’Amérique avec le littoral de l’Alaska, l’Asie avec le littoral du Kamtchatka, limitent à l’est et à l’ouest. Ce groupe présente cette particularité de décrire une courbe dont la convexité est tournée vers la haute mer – particularité qu’offrent aussi, dans leur disposition géométrale, les Kouriles, les Liou-Khieou, les Philippines et l’ensemble des terres de l’empire du Japon.
Au cours de cette navigation, le docteur Filhiol put suivre du regard les capricieux contours de cet archipel, hérissé de monts volcaniques, et dont les abords sont extrêmement dangereux durant la mauvaise saison.
En longeant cette convexité, le Saint-Enoch avait évité les courants contraires. Favorisé par une brise constante, il n’aurait plus qu’à franchir une des branches du Kouro-Sivo, qui, dans le voisinage des Kouriles, remonte obliquement au nord-est vers le détroit de Behring.
Lorsque le Saint-Enoch eut dépassé le dernier îlot des Aléoutiennes, il trouva des vents de la partie nord-est. C’était une circonstance très avantageuse pour un navire qui allait mettre le cap au sud-ouest, en direction des Kouriles. Après avoir traversé ce groupe, M. Bourcart espérait relever l’extrême pointe du Kamtchatka avant une quinzaine de jours.
Mais, à l’ouvert de la mer de Behring, se déchaîna un terrible coup de vent, auquel un bâtiment moins solidement construit, moins habilement manœuvré, n’eût pas résisté peut-être. Quant à chercher un abri au fond d’une crique des Aléoutiennes, la prudence l’eût déconseillé, ses ancres n’auraient pu tenir, et il se fût brisé sur les récifs.
Cette tourmente, accompagnée d’éclairs, mêlée de grêle et de pluie, dura quarante-huit heures. Pendant la première nuit, le navire faillit engager. Cependant, comme la rafale rugissait avec une violence croissante, la voilure avait été réduite autant que possible – rien que la misaine et le grand hunier au bas ris.
Durant cette redoutable tempête, le docteur Filhiol ne put qu’ad mirer le sang-froid du capitaine Bourcart, le courage de ses officiers, l’adresse et le dévouement de l’équipage. Il n’y eut que des éloges à donner à maître Ollive pour la promptitude et l’habileté qu’il apportait à l’exécution des manœuvres. Peu s’en fallut que les embarcations de tribord, bien qu’elles eussent été rentrées en dedans, ne fussent écrasées lorsque les embardées amenaient une telle bande que la mer entrait par ses dallots.
En de telles conditions, on le comprend, le Saint-Enoch n’aurait pu se tenir en cape courante. Ce fut vent arrière qu’il dut fuir, et même, toute une demi-journée, à sec de toile. C’est là une très dangereuse allure, car le bâtiment risque d’être «mangé par la mer». Lorsqu’il court dans le sens du vent et aussi vite, sa barre n’ayant plus d’action, il est difficile de l’empêcher de se jeter tantôt sur bâbord, tantôt sur tribord. Alors les coups de mer sont le plus à craindre, parce qu’ils assaillent non par l’avant, fait pour leur résister, mais par l’arrière, mal disposé pour recevoir l’assaut des lames.
Il arriva donc que plusieurs trombes liquides balayèrent en grand le pont du Saint-Enoch. L’équipage fut sur le point de défoncer les pavois afin de faciliter l’écoulement. Heureusement les dallots suffirent et les panneaux, solidement assujettis, résistèrent. Les hommes, placés au gouvernail sous la surveillance de maître Ollive, purent conserver le cap à l’ouest.
Le Saint-Enoch parvint à s’en tirer sans avaries graves. Le capitaine Bourcart n’eut à regretter que la perte d’un tourmentin qu’on avait essayé d’installer à l’arrière et dont il ne resta bientôt plus que des lambeaux, qui claquaient comme coups de fouet sous les violences de la rafale.
Et ce fut après cette inutile tentative pour se mettre à la cape que le capitaine avait décidé de fuir vent arrière.
La tempête diminua graduellement dans la nuit du 10 au 11 août. Presque au lever de l’aube, maître Ollive put installer une voilure convenable. Ce que l’on devait redouter, c’était que le vent ne se fixât à l’ouest, alors que le Saint-Enoch était encore à près de huit cents milles de la terre d’Asie. Il aurait été forcé de lutter contre le vent, et sa marche eût été considérablement retardée. Louvoyer, d’autre part, c’était courir le risque de tomber dans le rapide courant de Kouro-Sivo, d’être emporté vers le nord-est, ce qui eût peut-être compromis cette campagne de la mer d’Okhotsk.
C’était la grande perplexité du capitaine Bourcart. Confiant dans la solidité de son navire, confiant dans le mérite de ses officiers et de son équipage, il n’avait eu d’autre appréhension que de voir se produire cette saute de vent, qui eût retardé son arrivée aux Kouriles.
«Est-ce que la bonne chance nous abandonnerait, en justifiant les prévisions de ce mauvais augure de Cabidoulin?. répétait-il quelquefois.
– Il ne sait pas ce qu’il dit, répliquait maître Ollive, et il ferait mieux d’avaler sa langue!… Mais ça lui sort par la bouche comme le souffle d’une baleine par ses évents!… Seulement, c’est toujours rouge qu’il souffle, l’animal!»
Et, ma foi, s’il fut enchanté de cette réponse, le brave maître d’équipage, on ne saurait trop s’en étonner.
Toutefois, un retard, ne fût-il que d’une quinzaine de jours, aurait été préjudiciable. Vers le commencement de septembre, les premières glaces se forment dans la mer d’Okhotsk, et, générale ment, les baleiniers ne s’y donnent rendez-vous qu’à la fin de l’hiver.
Malgré tout, la tempête passée, on oublia vite que le Saint-Enoch s’était une ou deux fois trouvé en perdition. Aussi les plaisanteries de redoubler à l’égard de Jean-Marie Cabidoulin.
«Vois-tu, vieux, lui dit maître Ollive, c’est toi qui nous as valu ce coup de chien, et, si nous manquons la campagne, ce sera encore de ta faute!…
– Eh bien, répondit le tonnelier, il ne fallait pas venir me relancer dans ma boutique de la rue des Tourettes, et m’embarquer sur le Saint-Enoch…
– Pour sûr, Cabidoulin, pour sûr!… Mais, si j’étais le capitaine Bourcart, je sais bien ce que je ferais…
– Et que ferais-tu?…
– Je te mettrais un boulet à chaque pied, et t’enverrais par-dessus le bord!
– C’est peut-être ce qui pourrait m’arriver de plus heureux!… répondit Jean-Marie Cabidoulin, d’une voix grave.
– Le diable le déhale!… s’écria maître Ollive, c’est qu’il parle sérieusement…
– Parce que c’est sérieux, et tu verras comment finira la campagne…
– Aussi bien qu’elle a commencé, vieux… à une condition, pourtant… c’est qu’on te débarque en pleine mer!»
Du reste, que l’avenir dût ou non donner raison à Jean-Marie Cabidoulin, ce ne fut pas au cours de cette traversée entre Vancouver et les Kouriles que l’équipage eut l’occasion d’allumer sa cabousse. Les vigies en furent pour leurs peines. Les cétacés, extrêmement rares, ne se montraient qu’à de grandes distances. Et pourtant, à cette époque de l’année, ils fréquentent volontiers les approches de la mer de Behring, baleinoptères gigantesques, jubartes parfois longues de trente mètres, culammaks et umgulliks qui en mesurent une cinquantaine. D’où provenait cette rareté?… Ni M. Bourcart, ni M. Heurtaux ne parvenaient à se l’expliquer. Est-ce donc que ces animaux, trop vivement poursuivis dans les mers arctiques, cherchaient déjà refuge, ainsi que cela devait se produire plus tard, jusque dans les mers antarctiques?…
«Eh! non!… Eh! non… criait le lieutenant Allotte. Ce que nous ne trouvons pas en deçà des Kouriles, nous le trouverons au delà!… C’est dans la mer d’Okhotsk que nous attendent les baleines. Et on la remplirait tout entière rien qu’avec leur huile!…»
Que les fantaisistes prédictions du lieutenant dussent se réaliser, il n’en était pas moins certain qu’il n’y eut pas lieu une seule fois d’amener les pirogues. A noter également qu’on ne voyait aucun bâtiment, et, cependant, en ce mois d’août, il n’est pas d’habitude que les baleiniers aient abandonné ces parages. Peut-être, après tout, étaient-ils déjà en pêche dans la mer d’Okhotsk, où devaient pulluler les souffleurs, au dire de Romain Allotte… Et qui sait si, parmi eux, ne s’y voyait pas le Repton, lequel, d’après les informations du capitaine Forth, avait quitté la baie Marguerite pour rallier les parages nord-ouest du Pacifique?
«Bon! si heureuse qu’ait pu être sa campagne, disaient les hommes, il n’aura pas tout pris, et il restera bien quelques baleines pour le Saint-Enoch!»
Cependant les craintes d’un changement de brise ne s’étaient point réalisées. A la suite d’une accalmie de vingt-quatre heures, le vent avait repiqué au sud-est. Plusieurs jours s’écoulèrent. Déjà les oiseaux de mer, – de ceux qui s’aventurent à quelque centaine de milles au large, – éparpillés autour du navire, se reposaient parfois à l’extrémité des vergues. Le navire filait tout dessus, bâbord amures, avec une vitesse moyenne de dix à onze nœuds. La traversée s’accomplissait de telle façon que M. Bourcart eût été mal fondé à se plaindre.
Le 21 août, d’après la double observation de dix heures et de midi par un temps très clair, le point donna cent soixante-cinq degrés trente-sept minutes en longitude et quarante-neuf degrés treize minutes en latitude.
A une heure, le capitaine et les officiers étaient réunis sur la dunette. Le Saint-Enoch, incliné sur tribord, laissait derrière lui un sillage plat et se dérobait rapidement à la lame.
Soudain, le second de dire:
«Qu’est-ce que je vois là-bas?…»
Tous les regards se portèrent au vent du navire, vers une longue bande noirâtre qui paraissait animée d’un singulier mouvement de reptation.
Cette bande, observée au moyen des lunettes, semblait mesurer de deux cent cinquante à trois cents pieds.
«Tiens! s’écria le lieutenant Allotte en plaisantant, est-ce que ce serait le grand serpent de mer de maître Cabidoulin?…»
Et, précisément, du gaillard d’avant, la main au-dessus des yeux le tonnelier regardait en cette direction sans prononcer une parole. Le docteur Filhiol venait de monter sur la dunette, et le capitaine Bourcart dit en lui passant sa longue-vue.
«Voyez… je vous prie…
– Cela ressemble à un écueil au-dessus duquel voltigent de nombreux oiseaux… déclara M. Filhiol, après quelques minutes d’attention.
– Je ne connais pas d’écueil en cet endroit… déclara M. Bourcart.
– Et d’ailleurs, ajouta le lieutenant Coquebert, il est certain que cette bande se déplace…»
Cinq ou six matelots entouraient le tonnelier, qui n’ouvrait pas la bouche, s’il ouvrait les yeux.
Le maître d’équipage lui dit alors:
«Eh bien… vieux… est-ce donc?…»
Pour toute réponse, Jean-Marie Cabidoulin fit un geste qui signifiait: peut-être!
Le monstre, – si c’était un monstre, – le serpent, – si c’était un serpent, – ondulait à la surface des eaux, près de trois milles au vent du Saint-Enoch. Sa tête énorme – si c’était une tête – paraissait pourvue d’une épaisse crinière, telle que les légendes norvégiennes ou autres l’ont toujours donnée aux krakens, aux calmars et aux divers spécimens de la tératologie marine.
Assurément, aucune baleine, même des plus vigoureuses, n’aurait pu résister aux attaques d’un tel géant océanique. Et, au fait, sa présence n’expliquait-elle pas qu’elles eussent déserté cette partie du Pacifique?… Un navire de cinq à six cents tonnes aurait-il pu se dégager des replis d’un si prodigieux animal?…
En ce moment, il n’y eut qu’un cri dans tout l’équipage:
«Le serpent de mer… le serpent de mer!»
Et les regards ne quittèrent plus le monstre en question.
«Capitaine, demanda le lieutenant Allotte, est-ce que vous n’êtes pas curieux de savoir si cette bête-là fournirait autant d’huile qu’une baleine franche?… Je parie pour deux cent cinquante barils, si nous parvenons à l’amarrer!»
Depuis l’instant où l’animal avait été signalé, il s’était rapproché d’un demi-mille sous l’action du courant, sans doute. On distinguait mieux ses anneaux, qui se déroulaient par un mouvement vermiculaire, sa queue en longs zigzags, dont l’extrémité se relevait parfois, sa formidable tête à crinière hérissée, dont il ne s’échappait aucun souffle d’air et d’eau.
A la demande formulée, puis renouvelée par le lieutenant, de mettre les pirogues à la mer, le capitaine Bourcart n’avait pas encore répondu. Cependant MM. Heurtaux et Coquebert s’étant joints à lui, M. Bourcart, après une hésitation assez naturelle, donna l’ordre d’amener deux pirogues, non pour attaquer le monstre, mais afin de l’observer de plus près, car le Saint-Enoch n’aurait pu s’en approcher sans courir de longs bords.
Lorsque le tonnelier vit les hommes occupés à déhaler les embarcations, il s’avança vers le capitaine Bourcart, et il lui dit non sans quelque émotion:
«Capitaine… capitaine Bourcart… vous voulez…
– Oui… maître Cabidoulin, je veux savoir à quoi nous en tenir une bonne fois…
– Est-ce… prudent?…
– En tout cas, c’est à faire!
– Va avec eux!…» ajouta maître Ollive.
Le tonnelier gagna le gaillard sans répondre. Après tout, on s’était si souvent moqué de «son serpent de mer» que peut-être ne regrettait-il pas cette rencontre qui allait lui donner raison.
Les deux pirogues, chacune avec quatre matelots aux avirons dans l’une le lieutenant Allotte et le harponneur Ducrest, dans l’autre le second Heurtaux et le harponneur Kardek, ayant largué leur amarre, se dirigeaient vers l’animal. Les recommandations du capitaine étaient formelles: on ne devait agir qu’avec la plus absolue prudence.
M. Bourcart, M. Coquebert, le docteur Filhiol et maître Ollive restèrent en observation sur la dunette, après que le navire eut été mis en panne. Le tonnelier, le forgeron, le charpentier, les deux autres harponneurs, le maître d’hôtel, le cuisinier, les matelots, se tenaient à l’avant. Quant aux novices, penchés sur les bastingages leur curiosité se mélangeait d’une certaine appréhension.
Tous les yeux suivaient les embarcations. Elles s’avançaient en douceur, et ne furent bientôt plus qu’à une demi-encâblure du prodigieux animal, et chacun s’attendait à ce qu’il se relevât brusquement…
Le monstre demeurait immobile et sa queue ne battait pas la mer.
Alors on vit les pirogues le longer, puis lui jeter les amarres sans qu’il eût fait un mouvement, puis le prendre à la remorque afin de le ramener au navire.
Ce n’était qu’une algue gigantesque dont la racine figurait une tête, un végétal semblable à cet immense ruban que le Péking avait rencontré, en 1848, dans les mers du Pacifique.
Et lorsque maître Ollive dit au tonnelier, en ne lui épargnant pas ses moqueries:
«La voilà, ta bête… le voilà, ton fameux serpent de mer!… Un paquet d’herbes… une sargasse… Eh bien… y crois-tu encore, vieux?…
– Je crois ce que je crois, répondit Jean-Marie Cabidoulin, et on sera forcé de me croire un jour ou l’autre!»
La mer d’Okhotsk
es Kouriles, moins nombreuses que les Aléoutiennes, sont pour la plupart des îlots inhabités. Trois ou quatre, cependant, peuvent être considérés comme des îles: telles Paramouchir, Owekotan, Ouchichir, Matoua. Assez boisées, elles possèdent un sol productif. Les autres, rocheuses et sablonneuses, impropres à toute culture sont frappées de stérilité.
Une partie de ce groupe est tributaire de l’empire du Japon, dont il prolonge le domaine. L’autre partie septentrionale relève de la province russe du Kamtchatka. Ses habitants, petits, velus, sont désignés sous le nom de Kamtchadales.
M. Bourcart ne songeait point à relâcher au milieu de ce groupe où il n’avait que faire. Il lui tardait d’avoir franchi cette barrière qui limite la mer d’Okhotsk au sud et au sud-est afin de commencer sa seconde campagne.
Ce fut en doublant le cap Lopatka, à l’extrémité de la presqu’île kamtchadale et en laissant Paramouchir sur bâbord, que le Saint-Enoch pénétra dans les eaux sibériennes le 23 août, après trente-six jours de navigation depuis Vancouver.
Ce vaste bassin d’Okhotsk, très protégé par cette longue bande des Kouriles, comprend une superficie trois ou quatre fois supérieure à celle de la mer Noire. Tout comme un océan, il a ses tempêtes, parfois d’une extrême impétuosité.
Le passage du Saint-Enoch à travers le détroit fut marqué par un accident peu grave, mais qui aurait pu l’être.
Le bâtiment se trouvait à l’endroit le plus resserré de l’inlet, lorsque, sous l’action d’un courant, son étrave vint à heurter un haut-fond dont la position était inexactement indiquée sur la carte.
Le capitaine Bourcart était alors sur la dunette, près de l’homme de barre, et le second près du bastingage de bâbord, en observation.
Dès le choc, qui fut assez léger, ce commandement se fit entendre:
«A masquer les trois huniers!»
Aussitôt l’équipage se mit sur les bras des vergues, et elles furent orientées de telle sorte que, le vent prenant sa voilure à revers, le Saint-Enoch put se dégager en culant.
Mais le capitaine Bourcart vit que cette manœuvre serait insuffisante. Il serait nécessaire d’élonger une ancre à l’arrière pour se haler dessus.
A l’instant même, le canot fut lancé à la mer avec une ancre à jet, et le lieutenant Coquebert, accompagné de deux novices, s’occupa de la mouiller à un endroit convenable.
Le choc, on le répète, n’avait pas été rude. Un navire aussi solidement construit que le Saint-Enoch devait s’en tirer sans aucun dommage.
Au surplus, comme il avait touché à mer basse, vraisemblablement, dès que la marée se ferait sentir, son ancre l’empêchant de s’engraver davantage, il se relèverait de lui-même.
Le premier soin de M. Bourcart avait été d’envoyer le maître d’équipage et le charpentier à la pompe. Tous deux reconnurent que le bâtiment ne faisait point eau. Nulle apparence d’avaries ni dans le bordé ni dans la membrure.
Il ne s’agissait plus que d’attendre le flot, ce qui ne tarda guère et, après quelques râclements de sa quille, le Saint-Enoch se retira du bas-fond. Ses voiles furent aussitôt orientées, et, une heure après, il donnait dans la mer d’Okhotsk.
Les vigies reprirent alors leur poste sur les barres du grand mât et du mat de misaine, afin de signaler les souffleurs qui passeraient à bonne distance. Personne ne doutait de réussir ici comme à la baie Marguerite ou à la Nouvelle-Zélande. Avant deux mois, le Saint-Enoch, de retour à Vancouver, aurait écoulé son second chargement à des prix non moins avantageux que le premier.
Le ciel était très pur. Il ventait une jolie brise du sud-est. La mer se gonflait en longues houles sans déferler, et les embarcations ne risquaient pas d’être gênées dans leur marche.
Il y avait un certain nombre de navires en vue, – des baleiniers pour la plupart. Probablement ils exploitaient ces parages depuis quelques semaines, et poursuivraient leur campagne jusqu’à l’hiver. Les autres bâtiments étaient à destination de Nicolaïevsk, d’Okhotsk, d’Ayan, les principaux ports de cette région, ou ils en sortaient pour regagner le large.
A cette époque déjà, Nicolaïevsk, capitale de la province de l’Amour, située presque à l’embouchure du grand fleuve de ce nom, formait une ville importante dont le commerce prenait d’année en année une plus grande extension. Elle offrait un port très abrité sur le détroit de Tartarie, qui sépare le littoral de la longue île de Sakhalin.
Peut-être, dans l’esprit de Jean-Marie Cabidoulin, l’échouage du Saint-Enoch avait-il ouvert l’ère des mauvaises chances. Non point que le tonnelier se fût expliqué à ce sujet d’une façon catégorique; mais il n’aurait pas fallu le pousser très vivement.
A noter toutefois que le début de cette campagne dans la mer d’Okhotsk ne fut pas heureux.
Pendant la matinée, une baleine souffla à deux milles environ, – une baleine franche, sur laquelle M. Bourcart fit amener les quatre pirogues. En vain se mirent-elles à sa poursuite. Impossible de la revoir, après qu’elle eut plongé à trois reprises, et tout à fait hors de portée.
Le lendemain, même tentative, même insuccès. Les embarcations revinrent à bord sans que les harponneurs eussent lancé le harpon.
Ce n’étaient donc pas les baleines qui manquaient dans cette mer. Quelques autres furent encore signalées par les vigies. Mais très farouches ou très effarouchées, elles ne se laissaient pas rejoindre. Les navires en vue étaient-ils plus favorisés?… Il n’y avait pas lieu de le croire.
On se figure aisément que l’équipage en concevait un très légitime dépit. Plus que quiconque enrageait le lieutenant Allotte, et on pouvait craindre que, le cas échéant, il ne s’abandonnât à quelque imprudence, malgré les recommandations réitérées du capitaine Bourcart.
Celui-ci prit alors la résolution de conduire le Saint-Enoch aux îles Chantar, où il avait déjà passé deux saisons dans des conditions excellentes.
Trois mois plus tôt, les baleiniers de la mer d’Okhotsk eussent rencontré les dernières glaces de l’hiver. Non encore désagrégées ou fondues, elles auraient rendu la pêche moins facile. Les navires sont contraints d’élonger les ice-fields, afin d’en contourner l’extrémité. Souvent même, deux ou trois jours s’écoulent avant qu’ils découvrent une clairière qui permette de faire bonne route.
Mais, au mois d’août, la mer est entièrement libre, même en sa partie septentrionale. Ce qu’il y avait plutôt à craindre, c’était la formation des «young-ices», les jeunes glaces, avant que la seconde campagne du Saint-Enoch eût pris fin.
Le 29, on eut connaissance des îles Chantar, groupées au fond de la baie, dans cette crique resserrée qui échancre plus profondément le littoral de la province de l’Amour.
Au delà s’ouvre une seconde baie, nommée baie Finisto ou du Sud-Ouest, qui n’offre pas beaucoup de fond. M. Bourcart la connaissait et vint y reprendre son ancien mouillage.
Là se produisit un nouvel accident – très grave cette fois.
Au moment où l’ancre touchait, deux matelots venaient de se hisser à la vergue du petit hunier afin de dégager une des manœuvres du mat de misaine.
Lorsque la chaîne de l’ancre fut raide, maître Ollive reçut l’ordre de faire amener les huniers. Par malheur, on oublia de crier aux matelots de se défier et de bien se tenir.
Or, à l’instant où, les drisses larguées, la voile retombait à la hauteur du chouque, l’un des matelots avait une jambe sur les haubans, l’autre sur le marchepied de la vergue. Surpris dans cette position, il n’eut pas le temps de s’accrocher par les mains aux haubans, et, lâchant prise, il tomba sur le bord de la pirogue du second, puis fut rejeté à la mer.
Cette fois, cet infortuné, – il se nommait Rollat et n’avait pas trente ans, – moins heureux que son camarade qui, on ne l’a pas oublié, avait été sauvé dans des circonstances identiques sur les parages de la Nouvelle-Zélande, disparut sous les flots.
Aussitôt le canot fut mis dehors en même temps que des bouées étaient lancées par-dessus les bastingages.
Sans doute, Rollat s’était grièvement blessé, peut-être un bras ou une jambe cassés. Il ne remonta pas à la surface, et c’est en vain que ses camarades essayèrent de le retrouver.
C’était la première victime de cette campagne du Saint-Enoch, le premier de ceux qui ne reviennent pas toujours au port.
L’impression que causa cet accident fut profonde. Rollat, ce bon matelot, très apprécié de ses chefs, très aimé de tous, on ne le reverrait plus.
Ce qui amena le charpentier à dire au maître d’équipage:
«Est-ce que, décidément, cela va aller mal?…»
Plusieurs jours s’écoulèrent, et, si quelques baleines furent aperçues, aucune ne put être amarrée. Le capitaine d’un navire norvégien, qui vint en relâche dans la baie Finisto, déclara que, de mémoire d’homme, on n’avait jamais vu saison si mauvaise. Selon lui, la mer d’Okhotsk ne tarderait pas à être abandonnée comme lieu de pêche.
Ce matin-là, au moment où un bâtiment passait à l’ouvert de la baie, le lieutenant Coquebert de s’écrier:
«Eh!… mais… le voilà!…
– Qui?… demanda M. Heurtaux.
– Le Repton!»
En effet, le baleinier anglais, cap au nord-est, se montrait à moins de deux milles.
S’il avait été reconnu du Saint-Enoch, nul doute qu’il n’eût également reconnu le trois-mâts français. D’ailleurs, pas plus cette fois que la première, le capitaine King ne chercha à entrer en communication avec le capitaine Bourcart.
«Eh! qu’il aille au diable!… s’écria Romain Allotte.
– Il ne paraît pas avoir été plus heureux dans la mer d’Okhotsk que dans la baie Marguerite… fit observer M. Heurtaux.
– En effet, déclara le lieutenant Coquebert, il n’est pas lourdement chargé, et s’il a le quart de ses barils pleins, cela m’étonnerait…
– Après tout, dit alors M. Bourcart, les autres bâtiments ne semblent pas avoir fait meilleure pêche cette année… Doit-on en conclure que, pour une cause ou une autre, les baleines ont abandonné ces parages pour n’y jamais revenir?»
Dans tous les cas, il était douteux qu’il fût possible au Saint-Enoch de faire bonne campagne avant l’apparition des glaces.
En cet endroit même, sans parler des quelques ports qu’elle possède, la côte n’est point tout à fait déserte. Les habitants descendent fréquemment des montagnes de l’intérieur, et il n’y a pas à s’inquiéter autrement de leur présence.
Mais, lorsque les hommes vont à terre pour couper du bois, s’ils n’ont rien à craindre des bipèdes, ils doivent prendre des précautions contre certains quadrupèdes fort dangereux. Les ours, nombreux dans la province, sortent en bandes des forêts voisines, attirés par les carcasses de baleines échouées sur la grève, et dont ils paraissent très amateurs.
Aussi les gens du Saint-Enoch, en corvée, se munissaient-ils de lances, afin de se défendre contre les agressions de ces plantigrades.
C’est d’une autre façon que procèdent les Russes. En présence d’un ours, ils opèrent avec une adresse toute particulière. Attendant l’animal de pied ferme, agenouillés sur le sol, ils mettent les deux mains sur leur tête en tenant un couteau. Dès que l’ours s’est précipité sur eux, il s’enferre de lui-même, et, le ventre traversé, tombe à côté de son courageux adversaire.
Cependant, presque chaque jour, après avoir levé l’ancre, le Saint-Enoch louvoyait hors de la baie Finisto à la recherche des souffleurs, et il rentrait le soir à son mouillage sans avoir réussi.
D’autres fois, servi par un bon vent, sous ses trois huniers, sa misaine, ses focs, il prenait le large, les vigies en observation, les pirogues prêtes. Mais c’est à peine si un cétacé était signalé par vingt-quatre heures, et à de telles distances qu’on ne pouvait songer à le poursuivre.
Le Saint-Enoch vint alors en vue d’Ayau, petit port de la côte occidentale, où le commerce des pelleteries a pris une grande importance.
Là, l’équipage put ramener à bord un baleineau de moyenne taille – de l’espèce de ceux que les Américains nomment «krampsess». Il flottait mort et ne rendit que six barils d’une huile à peu près semblable à celle des cachalots.
On le voit, les résultats de cette campagne dans le nord du Pacifique menaçaient d’être nuls.
«Et encore, répétait M. Heurtaux au docteur Filhiol, si nous étions en hiver, on se rabattrait sur les loups marins… A partir d’octobre, ils fréquentent les glaces de la mer d’Okhotsk, et leurs fourrures se vendent assez cher.
– Par malheur, monsieur Heurtaux, l’hiver n’arrivera pas avant quelques semaines, et, à cette époque, le Saint-Enoch aura quitté ces parages…
– Alors, monsieur Filhiol, nous reviendrons, la cale… autant dire le ventre vide!»
Il est très vrai que, dès la formation des premières glaces, ces amphibies, loups marins ou autres, apparaissent par centaines, si ce n’est même par milliers, à la surface des ice-fields. Tandis qu’ils se chauffent au soleil, il est facile de les capturer, à la condition de les surprendre endormis. Les pirogues s’approchent à la voile. Quelques hommes débarquent, saisissent l’animal par les pattes de derrière et le transportent dans l’embarcation. D’ailleurs, ces loups marins, très défiants, ont l’ouïe extrêmement fine, le regard d’une acuité surprenante. Aussi, dès que l’éveil est donné à l’un d’eux, les voilà tous en rumeur, et la bande a vite fait de s’enfuir sous les glaces.
Le 4 septembre, le lieutenant Coquebert rencontra encore une baleine morte. Après lui avoir passé l’amarre de queue, il la ramena à bord, où elle fut mise en position d’être virée le lendemain.
On alluma donc la cabousse, et la journée entière fut employée à fondre le lard. Ce qu’il y eut à remarquer, c’est que cet animal récemment blessé au flanc, n’avait certainement pas été frappé d’un coup de harpon. La blessure était due à la morsure de quelque squale. Au total, cette baleine ne donna que quarante-cinq barils d’huile.
D’ordinaire, lors des pêches dans la mer d’Okhotsk, on procède autrement que sur les autres parages. Les pirogues, envoyées loin du navire, restent cinq à six jours parfois avant de revenir à bord. Ne pas en conclure qu’elles demeurent tout ce temps à la mer. Au soir, après avoir regagné la côte, elles sont tirées à sec afin que la marée ne les enlève pas. Puis les hommes construisent des huttes de branchages, prennent leur repas, restent jusqu’à l’aube, en se gardant contre l’attaque des ours, et se remettent en chasse.
Plusieurs jours s’écoulèrent avant que le Saint-Enoch eût repris son mouillage de la baie Finisto. Il remonta même au nord jusqu’en vue de la bourgade d’Okhotsk, port fréquenté du littoral, mais il n’y fit point relâche.
M. Bourcart, qui ne perdait pas tout espoir, voulut pousser du côté de la presqu’île kamtchadale, où les souffleurs s’étaient peut être réfugiés en attendant l’époque de refranchir les passes des Kouriles.
Or, c’était précisément ce qu’avait fait le Repton, après avoir mis à bord quelques centaines de barils.
Le Saint-Enoch, profitant d’une bonne brise du sud-ouest, se dirigea vers cette étroite portion de la mer d’Okhotsk, comprise entre la presqu’île et la côte sibérienne.
Son ancrage choisi à deux ou trois milles de terre, presque à la hauteur du petit port de Yamsk, le capitaine Bourcart décida d’envoyer trois pirogues à la recherche des baleines, sans leur fixer un délai de retour, à la condition de ne point se séparer.
Les pirogues du second et des deux lieutenants furent désignées pour naviguer de conserve, avec les harponneurs Kardek, Durut et Ducrest, quatre hommes, deux novices, et les engins nécessaires lances, fusils lance-bombes et louchets.
Parties à huit heures, les pirogues se dirigèrent vers le nord-ouest en longeant la côte. Une légère brise favorisait leur marche, et elles eurent bientôt perdu de vue, au revers d’une pointe, le lieu du mouillage.
La matinée écoulée, aucun cétacé n’avait été aperçu au large. C’était à se demander si, pour la même cause peut-être, ils n’avaient point déserté la mer d’Okhotsk comme la baie Marguerite.
Cependant, vers quatre heures après midi, plusieurs jets s’élevèrent à trois milles dans le nord-est, – des souffles blancs d’une intermittence régulière. Des baleines s’ébattaient à la surface de la mer, bien vivantes celles-ci.
Par malheur, la journée était trop avancée pour permettre de s’amener dessus. Déjà le soleil déclinait vers les montagnes sibériennes de l’ouest. Le soir serait venu avant qu’il eût été possible de lancer le harpon, et la prudence commandait de ne point demeurer la nuit en mer.
M. Heurtaux fit donc signal aux deux pirogues qui se trouvaient à un demi-mille au vent, et lorsqu’elles furent toutes trois bord à bord:
«A terre! ordonna-t-il. Demain, dès le petit jour, nous pousserons au large.»
Peut-être Romain Allotte eût-il préféré continuer la chasse; mais il dut obéir. Au total, la résolution de M. Heurtaux était sage. A courir dans ces conditions, jusqu’où les embarcations risquaient elles d’être entraînées?… Et ne fallait-il pas tenir compte de la distance de onze ou douze milles qui les séparait alors du Saint-Enoch?…
Lorsqu’elles eurent rallié la terre au fond d’une anse étroite, les hommes les halèrent sur le sable. Pour sept ou huit heures à relâcher sur la côte, M. Heurtaux ne jugea point qu’il fût indispensable de construire une hutte. On mangea sous les arbres, un groupe de grands chênes très touffus; puis on se coucha à terre pour dormir.
Toutefois, M. Heurtaux prit la précaution de mettre un homme de garde. Armé d’une lance et d’un harpon, il serait relevé de deux heures en deux heures, afin de défendre le campement contre l’attaque des ours.
«Et voilà comment, ainsi que le dit le lieutenant Allotte, faute de pêcher à la baleine, on pêche à l’ours!»
La nuit ne fut aucunement troublée, si ce n’est par des hurlements lointains, et, dès les primes lueurs de l’aube, tout le monde était sur pied.
En quelques instants, les matelots eurent déhalé les trois pirogues, qui prirent le large.
Temps de brume – ce qui est assez fréquent en ce mois sous cette latitude. Aussi le regard se limitait-il à la distance, d’un demi-mille. Très probablement ce brouillard se dissiperait après quelques heures de soleil.
Cette éclaircie survint dans la matinée, et, bien que le ciel restât brouillé dans ses hautes zones, la vue put s’étendre jusqu’à l’horizon.
Les pirogues s’étaient dirigées vers le nord-est, chacune ayant sa liberté de mouvement, et on ne s’étonnera pas que le lieutenant Allotte, stimulant ses hommes, eût tenu la tête. Il fut donc le premier à signaler une baleine qui soufflait à trois milles au vent, et toutes les mesures furent prises pour l’amarrer.
Les trois embarcations commencèrent à manœuvrer de manière à rejoindre l’animal. Il fallait, autant que possible, éviter de lui donner l’éveil. D’ailleurs, il venait de plonger, d’où nécessité d’attendre qu’il reparût.
Lorsque la baleine revint à la surface, à moins d’une encâblure, le lieutenant Coquebert était à meilleure distance pour la piquer. Le harponneur Durut, debout à l’avant, tandis que les matelots appuyaient sur les avirons, se tint prêt à lancer le harpon.
Ce baleinoptère de grande taille, la tête tournée au large, ne soupçonnait pas le danger. En se retournant, il passa si près de l’embarcation que Durut, très adroitement, put le frapper de ses deux harpons au-dessous des nageoires pectorales.
Le baleinoptère ne fit aucun mouvement, comme s’il n’eût pas senti le coup. Ce fut heureux, car, à ce moment, la moitié de son corps étant engagée sous l’embarcation, il eût suffi d’un coup de queue pour la mettre en pièces.
Soudain il sonda, mais si brusquement et à une telle profondeur que la ligne échappa des mains du lieutenant, et celui-ci n’eut que le temps de fixer sa bouée au bout.
Lorsque l’animal émergea, M. Heurtaux en était très rapproché Kardek lança son harpon, et, cette fois, il ne fut pas nécessaire de filer de la ligne.
Les deux autres pirogues arrivèrent alors. Des coups de lance furent portés. Le louchet trancha une des nageoires du baleinoptère, qui, après avoir soufflé rouge, expira sans s’être trop violemment débattu.
Il s’agissait maintenant de le remorquer jusqu’au Saint-Enoch. Or, la distance était assez considérable – cinq milles au moins. Ce serait là une grosse besogne.
Aussi M. Heurtaux de dire au premier lieutenant:
«Coquebert, larguez votre amarre et profitez de la brise pour rallier le mouillage de Yamsk… Le capitaine Bourcart se hâtera d’appareiller, et il coupera notre route en mettant le cap au nord-est…
– C’est entendu, répondit le lieutenant.
– Je pense que vous aurez rejoint le Saint-Enoch avant la nuit, reprit M. Heurtaux. Dans tous les cas, s’il faut attendre jusqu’au jour, nous attendrons. Avec une masse pareille à la remorque, nous ne gagnerons guère un mille à l’heure.»
C’est ce qu’il y avait de mieux à faire. Aussi la pirogue, après avoir hissé sa voile et garni ses avirons, prit-elle direction vers la côte.
Quant aux deux autres embarcations, le courant les favorisant, lentement, il est vrai, elles suivirent la même direction.
Dans ces conditions, il ne pouvait être question de passer la nuit sur le littoral, éloigné de plus de quatre milles. D’ailleurs, si le lieutenant Coquebert n’était pas retardé, peut-être le Saint-Enoch serait-il arrivé avant le soir.
Malheureusement, vers cinq heures, les brumes commencèrent à s’épaissir, le vent tomba, et le rayon de vue se restreignit à une centaine de toises:
«Voici un brouillard qui va gêner le capitaine Bourcart…, dit M. Heurtaux.
– En admettant que la pirogue ait pu retrouver son mouillage…fit observer le harponneur Kardek.
– Pas d’autre parti à prendre que de rester sur la baleine…, ajouta le lieutenant Allotte.
– En effet», répondit M. Heurtaux.
Les provisions furent tirées des sacs, viande salée et biscuit, eau douce et tafia. Les hommes mangèrent et s’étendirent pour dormir jusqu’au lever du jour. Cependant la nuit ne fut pas absolument tranquille. Vers une heure du matin, les pirogues, secouées par un violent roulis, risquèrent de rompre leurs amarres et il fallut les doubler.
D’où venait cette étrange agitation de la mer?… Personne ne put en donner l’explication. M. Heurtaux eut la pensée que quelque grand steamer passait à petite distance et en même temps la crainte d’être abordé au milieu des brumes.
Aussitôt un des matelots donna nombre de coups de cornet, auxquels il ne fut pas répondu. On n’entendit, d’ailleurs, ni les patouillements d’une hélice, ni les échappements de vapeur qui accompagnent un steamer en marche, pas plus qu’on n’entrevit la lueur des fanaux.
Cette tumultueuse agitation se prolongea pendant quarante minutes, et fut si forte par instants que M. Heurtaux songeait presque à abandonner le baleinoptère.
Cependant cet état de choses prit fin et la nuit s’acheva tranquillement.
Quelle avait été la cause de ce trouble des eaux? Ni M. Heurtaux, ni le lieutenant Allotte ne pouvaient l’imaginer. Un steamer?… Mais, dans ce cas, le trouble n’eût pas duré si longtemps. Et puis, il semblait qu’on avait entendu de formidables hennissements des ronflements très différents de ceux que produit la vapeur à travers les soupapes.
Au jour, le brouillard se leva comme la veille. Le Saint-Enoch n’apparaissait pas encore. La brise soufflait à peine, il est vrai. Toutefois, vers neuf heures, le vent ayant fraîchi, un des harponneurs le signala dans le sud-ouest, en bonne route.
Lorsqu’il ne fut plus qu’à une demi-encâblure, M. Bourcart mit en panne, et les pirogues amenèrent le baleinoptère, auquel on passa l’amarre de queue dès qu’il fut contre le bord.
Il fallut presque la journée entière pour le virer, car il était énorme. Le lendemain, la cabousse s’alluma, et, après un travail qui exigea. quarante-huit heures, le tonnelier Cabidoulin chiffra à cent vingt-cinq barils la quantité d’huile envoyée en bas.
Quelques jours plus tard, le Saint-Enoch alla prendre un nouveau mouillage près de la côte kamtchadale. Les pirogues recommencèrent leurs recherches. Ce fut sans grand succès: deux baleines piquées, de petit volume, trois autres rencontrées mortes, les flancs ouverts, les entrailles déchirées, et dont il n’y eut rien à tirer. Avaient-elles succombé dans quelque violente attaque?… C’était inexplicable.
Décidément, la bonne chance ne se prononçait plus pour le Saint-Enoch, et, sans aller jusqu’aux fâcheux pronostics de Jean-Marie Cabidoulin, tout portait à croire que cette seconde campagne serait peu fructueuse.
En effet, la saison touchait à sa fin. Jamais les baleiniers ne la prolongeaient au delà de septembre dans les eaux sibériennes. Déjà le froid piquait et les hommes avaient dû prendre leurs vêtements d’hiver. La colonne thermométrique oscillait autour de zéro. Avec l’abaissement de la température, les gros mauvais temps régneraient sur la mer d’Okhotsk. Les glaces commençaient à se former le long du littoral. Puis l’ice-field gagnerait peu à peu vers le large, et, dans ces conditions, on sait combien la pêche est difficile, pour ne pas dire impossible.
Au surplus, si le Saint-Enoch n’avait pas été favorisé, il ne semblait pas que les autres baleiniers l’eussent été davantage, à s’en rapporter aux informations recueillies par le capitaine Bourcart soit aux îles Chantar, soit à Ayau, soit à Yamsk. Aussi la plupart des bâtiments cherchaient-ils à regagner quelque lieu d’hivernage.
Il en fut de même du Repton, que la vigie signala dans la matinée du 31. Toujours lège, il filait à pleines voiles vers l’est, afin sans doute de franchir la barrière des Kouriles. Très probablement le Saint-Enoch serait le dernier à quitter la mer d’Okhotsk. Le jour était venu de le faire, ou il eut couru le risque d’être bloqué.
D’après les relevés de maître Cabidoulin, le chargement n’atteignait pas alors cinq cent cinquante barils – à peine le tiers de ce que pouvait contenir la cale.
«Je pense, dit M. Heurtaux, qu’il n’y a plus rien à tenter ici, et nous ne devons pas nous attarder…
– C’est mon avis, répondit M. Bourcart, et profitons de ce que les passes des Kouriles sont encore ouvertes…
– Votre intention, capitaine, demanda le docteur Filhiol, est-elle de retourner à Vancouver?…
– Probablement, répondit M. Bourcart. Mais, avant cette longue traversée, le Saint-Enoch ira relâcher au Kamtchatka.»
Cette relâche était tout indiquée en vue de renouveler les provisions de viande fraîche. Au besoin même, on aurait pu hiverner à Pétropavlosk.
Le Saint-Enoch appareilla donc et, le cap au sud-est, descendit le long de la côte kamtchadale. Après avoir doublé la pointe Lopatka, il remonta vers le nord et, le 4 octobre dans l’après-midi se trouva en vue de Pétropavlosk.
Au Kamtchatka
e Kamtchatka, cette longue péninsule sibérienne, arrosée par la rivière de ce nom, se développe entre la mer d’Okhotsk et l’océan Glacial arctique. Elle ne mesure pas moins de treize cent cinquante kilomètres sur une largeur de quatre cents.
Cette province appartient aux Russes depuis 1806. Après avoir fait partie du gouvernement d’Irkoutsk, elle forme une des huit grandes divisions dont se compose la Sibérie au point de vue administratif.
Le Kamtchatka est relativement peu peuplé. A peine un habitant par kilomètre superficiel, et il est visible que la population ne tend pas à s’accroître. En outre, le sol paraît peu susceptible de culture bien que la température moyenne y soit moins froide qu’en d’autres parties de la Sibérie. Il est semé de laves, de pierres poreuses, de cendres provenant des déjections volcaniques. Son ossature est principalement indiquée par une grande chaîne découpée qui court au nord et au sud, plus rapprochée du littoral de l’est et dont plusieurs sommets sont fort élevés. Cette chaîne ne s’arrête pas sur l’extrême limite de la presqu’île. Au delà du cap Lopatka, elle se prolonge à travers le chapelet des Kouriles jusqu’au voisinage des terres du Japon.
Les ports ne manquent point à la côte occidentale en remontant l’isthme qui réunit le Kamtchatka au continent asiatique, Karajinsk, Chalwesk, Swaschink, Chaljulinsk, Osernowsk. Le plus important est, sans contredit, Petropavlovsk, situé à deux cent cinquante kilomètres environ du cap Lopatka.
C’est dans ce port que le Saint-Enoch vint mouiller vers cinq heures du soir, à la date du 4 octobre. L’ancre tomba aussi près de terre que le permit son tirant d’eau, au fond de cette baie d’Avatcha, assez vaste pour contenir toutes les flottes du monde.
Le Repton s’y trouvait déjà en relâche.
Si le docteur Filhiol avait jamais formé le rêve de visiter la capitale du Kamtchatka, il allait le réaliser dans les conditions les plus favorables. Sous ce climat salubre, d’où se dégage un air sain et humide, il est rare que l’horizon soit parfaitement net. Ce jour-là, pourtant, dès l’entrée du navire dans la baie d’Avatcha, on put suivre du regard le long profil de ce magnifique panorama de montagnes.
Des volcans nombreux s’ouvrent dans cette chaîne: le Schiwelusch, le Schiwelz, le Kronosker, le Kortazker, le Powbrotnaja, l’Asatschinska, et enfin, en arrière de la bourgade si pittoresquement encadrée, le Koriatski, blanc de neige, dont le cratère vomissait des vapeurs fuligineuses mêlées de flammes.
Quant à la ville, encore à l’état rudimentaire, elle ne se composait que d’une agglomération d’habitations en bois. Au pied des hautes montagnes, on eût dit un de ces jouets d’enfant dont les maisonnettes sont éparpillées sans ordre. De ces diverses pièces, la plus curieuse est une petite église du culte grec, de couleur vermillon, à toiture verte, et son clocher distant d’une cinquantaine de pas.
Deux navigateurs, l’un Danois, l’autre Français, sont honorés de monuments commémoratifs, à Pétropavlosk: Behring et le commandant de Lapérouse; une colonne pour le premier, une construction octogonale, blindée de plaques de fer, pour le second.
Ce n’est pas dans cette province que le docteur Filhiol eût rencontré des établissements agricoles de quelque importance. Grâce à l’humidité persistante, le sol est surtout riche par ses pâturages, et il donne jusqu’à trois coupes annuelles. Quant aux graminées, elles sont peu abondantes, et les légumes y réussissent médiocrement exception faite pour les choux-fleurs, qui atteignent des proportions colossales. On n’y voit que des champs d’orge et d’avoine, peut-être plus productifs que dans les autres parties de la Sibérie septentrionale, le climat étant moins rude entre les deux mers qui baignent la presqu’île.
M. Bourcart ne comptait séjourner à Pétropavlosk que le temps de s’y procurer de la viande fraîche. En réalité, la question n’était pas encore résolue à propos de l’hivernage du Saint-Enoch.
Ce fut l’objet d’une conversation entre M. Heurtaux et lui, – conversation dans laquelle il s’agissait de prendre une décision définitive.
Et voici ce que dit le capitaine Bourcart:
«Je ne crois pas, en tout cas, que nous devions passer l’hiver dans le port de Pétropavlovsk, bien qu’un navire n’ait rien à y craindre des glaces, puisque la baie d’Avatcha reste toujours libre même par les plus grands froids.
– Capitaine, demanda le second, est-ce que vous songeriez à regagner Vancouver?…
– Probablement, ne fût-ce que pour y vendre ce que nous avons d’huile dans nos barils?…
– Un tiers de chargement… tout au plus!… répondit le second.
– Je le sais, Heurtaux, mais pourquoi ne pas profiter de l’élévation des cours, et qui sait s’ils tiendront jusqu’à l’année prochaine?…
– Ils ne baisseront pas, capitaine, si les baleines, comme il semble, veulent abandonner ces parages du Pacifique septentrional.
– Il y a là quelque chose de vraiment inexplicable, répondit M. Bourcart, et peut-être les baleiniers ne seront-ils plus tentés de revenir dans la mer d’Okhotsk…
– Si nous retournons à Victoria, reprit M. Heurtaux, le Saint-Enoch y passera-t-il l’hiver?…
– C’est ce que nous déciderons plus tard… La traversée de Pétropavlosk à Victoria durera de six à sept semaines, pour peu qu’elle soit contrariée, et qui sait si nous n’aurons pas en route occasion d’amarrer deux ou trois baleines!… Enfin… il faut bien qu’elles soient quelque part, puisqu’on ne les rencontre ni dans la mer d’Okhotsk ni dans la baie Marguerite…
– Il est possible qu’elles recherchent le détroit de Behring, capitaine…
– Cela peut être, Heurtaux, mais la saison est trop avancée pour nous élever si haut en latitude… Nous serions bientôt arrêtés par la banquise… Non… pendant la traversée, tâchons de donner quelques coups de harpon…
– A propos, fit observer le second, ne serait-il pas préférable de retourner dans la Nouvelle-Zélande au lieu d’hiverner à Victoria?…
– J’y ai songé, répondit M. Bourcart. Toutefois, pour se décider, attendons que le Saint-Enoch ait relâché à Vancouver.
– En somme, capitaine, il n’est point question de revenir en Europe?…
– Non… pas avant d’avoir fait une complète saison l’année prochaine…
– Ainsi, demanda M. Heurtaux en terminant, nous ne tarderons pas à quitter Pétropavlovsk!…
– Dès que nos approvisionnements seront achevés», répondit M. Bourcart.
Ces projets, portés à la connaissance de l’équipage, reçurent l’approbation générale, – moins celle du tonnelier.
Aussi, ce jour-là, lorsque maître Ollive le tint dans un des cabarets de la bourgade devant une bouteille de vodka:
«Eh bien… vieux… ton opinion sur les résolutions du capitaine?… lui dit-il.
– Mon opinion, répondit Jean-Marie Cabidoulin, est que le Saint-Enoch ferait mieux de ne pas retourner à Vancouver…
– Et pourquoi?…
– Parce que la route n’est pas sûre!
– Tu voudrais hiverner à Pétropavlovsk?…
– Pas davantage.
– Alors?…
– Alors le mieux serait de mettre cap au sud pour revenir en Europe…
– C’est ton idée?…
– C’est mon idée… et c’est la bonne!»
Le Saint-Enoch, sauf quelques réparations peu importantes, n’avait qu’à renouveler ses vivres frais et sa provision de combustible. C’était une indispensable besogne dont l’équipage s’occupa sans retard.
On vit, d’ailleurs, que le Repton le faisait également, ce qui indiquait les mêmes desseins. Il semblait donc probable que le capitaine King appareillerait sous peu de jours. Pour quelle destination?… M. Bourcart n’avait pu le savoir.
Quant au docteur Filhiol, il consacra les loisirs de cette relâche à visiter les environs, ainsi qu’à Victoria, il est vrai, dans un rayon infiniment plus restreint. Au point de vue de la facilité des déplacements, le Kamtchatka n’en était pas encore où en était l’île de Vancouver.
Quant à sa population, elle présentait un type très différent de celui des Indiens qui habitent l’Alaska et la Colombie anglaise. Ces indigènes ont les épaules larges, les yeux saillants, les mâchoires accusées, les lèvres épaisses, la chevelure noire, – des gens robustes, mais d’une caractéristique laideur. Et combien la nature s’est montrée sage en leur ayant donné aussi peu que possible de nez dans un pays où les débris de poissons, laissés en plein air, affectent si désagréablement le nerf olfactif!
Les hommes ont le teint d’un brun jaunâtre et il est blanc chez les femmes, autant qu’on peut en juger. D’habitude, ces coquettes se couvrent le visage d’une baudruche fixée à la colle et se fardent d’un rouge de varech mélangé de graisse de poisson.
Quant à l’habillement, il se compose de peaux teintes en jaune avec l’écorce du saule, de chemises en toile de Russie ou de Boukhara, de pantalons que revêtent les deux sexes. A tout prendre, les Kamtchadales, sous ce rapport, seraient aisément confondus avec les habitants de l’Asie septentrionale.
Au surplus, les coutumes locales, la manière de vivre sont les mêmes qu’en Sibérie sous la puissante administration moscovite, et c’est la religion orthodoxe que professe la population.
Il convient d’ajouter que, grâce à la salubrité du climat, les Kamtchadales jouissent d’une santé excellente, et les maladies sont rares dans le pays.
«Les médecins n’y feraient pas fortune!» dut se dire le docteur Filhiol, en voyant ces hommes, ces femmes, doués d’une remarquable vigueur, d’une souplesse peu ordinaire, dues à la pratique constante des exercices physiques, et qui ne grisonnent jamais avant l’âge de soixante ans.
Du reste, la population de Pétropavlovsk se montrait bienveillante, hospitalière, et, s’il y a un défaut à lui reprocher, c’est de n’aimer que le plaisir.
Et, en réalité, pourquoi s’astreindre au travail, lorsqu’on peut se nourrir à peu de frais? Le poisson, le saumon surtout, sans parler des dauphins, abonde sur ce littoral, et les chiens eux-mêmes s’en nourrissent presque exclusivement. Ces chiens maigres et robustes, on les emploie au tirage des traîneaux. Un instinct très sûr leur permet de s’orienter au milieu de si fréquentes tempêtes de neige. A noter que les Kamtchadales ne sont pas seulement pêcheurs. Les quadrupèdes ne manquent point, zibelines, hermines, loutres, rennes, loups, moutons sauvages, dont la chasse est assez fructueuse.
Les ours noirs se rencontrent également en grand nombre dans les montagnes de la presqu’île. Aussi redoutables que leurs congénères de la baie d’Okhotsk, il faut prendre certaines précautions. Lorsqu’on s’aventure aux environs de Pétropavlovsk, des agressions sont toujours à craindre.
La capitale du Kamtchatka ne comptait pas alors plus de onze cents habitants. Sous Nicolas Ier, elle fut entourée de fortifications que, pendant la guerre de 1855, les flottes combinées anglo-françaises détruisirent en partie. Ces fortifications se relèveront, sans doute, car Pétropavlovsk est un point stratégique de grande importance, et il importe de garantir cette superbe baie d’Avatcha contre toute attaque.
L’équipage du Saint-Enoch s’occupa aussi de refaire la provision de bois en vue d’une longue traversée, et pour le cas où l’on pêcherait quelque baleine. Mais se procurer ce combustible sur le littoral du Kamtchatka ne fut pas aussi facile que sur le littoral de la mer d’Okhotsk.
Les hommes durent s’éloigner de trois ou quatre milles pour se rendre à une forêt qui couvre les premières rampes du volcan de Koroatski. Il y eut donc nécessité d’organiser un transport par traîneaux attelés de chiens, afin de rapporter le bois à bord.
Dès le 6 octobre, maître Cabidoulin, le charpentier Thomas et six matelots, munis de scies et de haches, montèrent dans un traîneau, loué par le capitaine Bourcart, et que dirigeait son conducteur indigène avec l’adresse d’un véritable moujik.
Au sortir de la ville, le traîneau suivit un chemin, plutôt sentier que route, qui sinuait entre les champs d’avoine et d’orge. Puis il s’engagea à travers de vastes pâturages dont la dernière coupe venait d’être faite et qu’arrosaient nombre de creeks. Ce trajet rapidement enlevé par les chiens, la forêt fut atteinte vers sept heures et demie.
Ce n’était, à vrai dire, qu’une futaie de pins, de mélèzes et autres arbres résineux à verdure permanente. Une douzaine de baleiniers auraient eu peine à s’y approvisionner à leur suffisance.
Aussi le charpentier Thomas de dire:
«Décidément, ce n’est point le Kamtchatka qui ferait bouillir les cabousses!…
– Il y a là plus de bois que nous n’en brûlerons…, répondit maître Cabidoulin.
– Et pourquoi?…
– Parce que les baleines sont allées au diable, et il est bien inutile de couper des arbres quand on n’aura pas de feu à entretenir sous les pots!…
– Soit, reprit le charpentier, mais d’autres ne sont pas de cet avis et comptent encore sur quelques coups de harpon!»
En effet, à cet endroit, une équipe travaillait sur la lisière du sentier.
C’étaient précisément une demi-douzaine de matelots du Reptonqui, depuis la veille, avaient commencé cette besogne sous la direction du second, Strok. Peut-être le navire anglais devait-il faire voile pour Vancouver comme le Saint-Enoch?…
Après tout, n’y eût-il là qu’une centaine d’arbres, les deux baleiniers en auraient leur suffisance. Les hommes ne viendraient donc pas à se disputer une racine ou une branche. Ni la cabousse de l’anglais, ni la cabousse du français ne chômeraient, faute de combustible.
Au surplus, par prudence, le charpentier ne conduisit pas son équipe du côté occupé par les gens du Repton. On ne s’était pas fréquenté sur mer, on ne se fréquenterait pas sur terre. Avec juste raison, M. Bourcart avait recommandé, le cas échéant, d’éviter tout contact entre les deux équipages. Aussi les matelots du Saint-Enoch se mirent-ils au travail à l’autre extrémité du sentier, et, dès le premier jour, deux stères de bois furent rapportés à bord.
Mais il arriva ceci: le dernier jour, malgré les conseils du capitaine Bourcart, les équipes du Repton et du Saint-Enoch finirent par se rencontrer et se quereller à propos d’un arbre.
Les Anglais n’étaient point endurants, les Français pas davantage, et on ne se trouvait là ni en France ni en Angleterre, – terrain neutre, s’il en fût.
Bientôt, des malséants commencèrent à s’échanger, et des propos aux coups il n’y a pas loin entre matelots de nationalité différente. On le sait, la rancune de l’équipage du Saint-Enoch datait déjà de quelques mois.
Or, pendant la dispute que ni maître Cabidoulin ni Thomas ne purent empêcher, le matelot Germinet fut brutalement poussé par le charpentier du Repton. Cet être grossier, à demi ivre de whisky et de gin, vomit toute la série d’injures qui sortent si abondamment d’une bouche saxonne.
Aussitôt les deux équipes de s’avancer l’une vers l’autre. Il ne parut pas, d’ailleurs, que le second Strok fit le moindre effort pour retenir les siens, et peut-être allait-on en venir aux mains.
En premier lieu, Germinet, n’étant pas d’humeur à garder la bourrade qu’il avait reçue, sauta d’un bond sur l’Anglais, lui arracha son surouet et le piétina en s’écriant.
«Si le Repton n’a pas salué le Saint-Enoch, du moins cet English-là aura mis chapeau bas devant nous!…
– Bien envoyé!» ajoutèrent ses camarades.
De ces deux équipes en nombre égal, on ne pouvait dire laquelle l’emporterait dans la lutte. Ces matelots, dont l’animation s’accroissait, étaient armés de haches et de couteaux. S’ils se jetaient les uns sur les autres, il y aurait du sang répandu, et peut-être mort d’homme.
Aussi, tout d’abord, le charpentier et maître Cabidoulin cherchèrent-ils à calmer leurs compagnons, qui allaient prendre l’offensive De son côté, le second Strok, comprenant la gravité d’une rixe, parvint à retenir les gens du Repton.
Bref, il n’y eut que des injures échangées en deux langues, et les Français se remirent au travail. D’ailleurs l’abattage fut terminé ce jour-là, et les équipages n’auraient plus l’occasion de se rencontrer.
Deux heures après, le tonnelier, le charpentier et leurs hommes étaient de retour à bord avec le traîneau. Et lorsque M. Bourcart apprit ce qui s’était passé:
«Heureusement, le Saint-Enoch ne tardera pas à lever l’ancre, dit-il, car cela finirait mal!»
En effet, il y avait à craindre que les matelots des deux navires de plus en plus surexcités, ne fussent amenés à se battre dans les rues de Pétropavlovsk, au risque d’être appréhendés par la police russe. Aussi, désireux d’éviter une collision et ses suites dans les cabarets, le capitaine Bourcart et le capitaine King ne donnèrent-ils plus permission de descendre à terre.
Il est vrai, le Saint-Enoch et le Repton étant mouillés à moins d’une encâblure l’un de l’autre, les provocations partaient et s’entendaient des deux bords. Donc, le mieux serait de hâter les préparatifs, d’embarquer les dernières provisions, d’appareiller le plus tôt possible, puis, une fois en mer, de ne point naviguer de conserve et surtout de ne pas se diriger vers le même port.
Entre-temps un incident se produisit qui était de nature à retarder le départ du navire français et du navire anglais.
Dans l’après-midi du 8 octobre, bien qu’il régnât une petite brise du large très favorable à la pêche, on fut très surpris de voir les chaloupes kamtchadales forcer de voile pour regagner le port. Telle avait été la précipitation de cette fuite que plusieurs rentraient sans leurs filets, abandonnés à l’ouvert de la baie d’Avatcha.
Et voici ce dont la population de Pétropavlovsk ne tarda pas à avoir connaissance.
A un demi-mille au large de la baie, toute cette flottille de pêche venait d’être frappée d’épouvante à la vue d’un monstre marin de taille gigantesque. Ce monstre glissait à la surface des eaux que sa queue battait avec une incroyable violence. Sans doute, il fallait faire la part des imaginations surexcitées, de la peur bien naturelle dont tous ces pêcheurs furent saisis. A les entendre, cet animal ne mesurait pas moins de trois cents pieds de long sur une grosseur variant de quinze à vingt, la tête pourvue d’une crinière, le corps très renflé en son milieu, et, ajoutaient quelques-uns, armé de pin ces formidables comme un énorme crustacé.
Décidément, si ce n’était pas le serpent de Jean-Marie Cabidoulin, et à la condition que ce ne fût pas une illusion, cette partie de mer, au large de la baie d’Avatcha, avait été ou était encore fréquentée par un de ces animaux prodigieux auxquels il ne serait plus possible d’attribuer une origine légendaire. Que ce fût une immense algue, de l’espèce de celle que le Saint-Enoch avait rencontrée au delà des Aléoutiennes, non, et pas d’erreur à ce sujet. Il s’agissait bien d’un être vivant, ainsi que l’affirmaient les cinquante ou soixante pêcheurs qui venaient de rentrer au port. D’une telle taille, il devait avoir une telle puissance qu’un bâtiment de la grandeur du Repton ou du Saint-Enoch n’aurait pu lui résister.
Et alors, M. Bourcart, ses officiers, son équipage, de se demander si ce n’était pas la présence dudit monstre dans ces parages du Pacifique-Nord qui avait provoqué la fuite des baleines, si ce n’était pas ce géant océanique qui les avait chassées de la baie Marguerite d’abord, de la mer d’Okhotsk ensuite… celui dont le capitaine de l’Iwing avait parlé et qui, après avoir traversé cette partie de l’Océan, venait d’être signalé dans les eaux kamtchadales…
Voilà ce que chacun se demandait à bord du Saint-Enoch, et n’était-ce pas Jean-Marie Cabidoulin qui avait raison contre tout le monde en affirmant l’existence du grand serpent de mer ou autre monstrueuse bête de ce genre?…
Il y eut donc grosses et passionnées discussions à ce sujet dans le carré comme dans le poste.
Les pêcheurs, sous l’empire d’une panique, n’avaient-ils point cru voir ce qu’ils n’avaient pas vu?…
C’était l’opinion de M. Bourcart, du second, du docteur Filhiol et de maître Ollive. Quant aux deux lieutenants, ils se montraient moins affirmatifs. En ce qui concernait l’équipage, la grande majorité n’admettait point l’erreur. Pour eux, l’apparition du monstre ne faisait aucun doute.
«Après tout, dit M. Heurtaux, que ce soit vrai ou faux, que cet animal extraordinaire existe ou non, nous n’allons point remettre notre départ, je pense…
– Je n’y songe pas, répondit M. Bourcart, et il n’y a pas lieu de rien changer à nos projets.
– Que diable! s’écria Romain Allotte, le monstre, si monstrueux qu’il soit, n’avalera pas le Saint-Enoch comme fait un requin d’un quartier de lard!…
– D’ailleurs, dit le docteur Filhiol, dans l’intérêt général, mieux vaut savoir à quoi s’en tenir…
– C’est mon avis, répondit M. Bourcart, et, après-demain, nous mettrons en mer.»
Au total, on approuva la résolution du capitaine. Et quelle gloire pour le bâtiment et l’équipage qui parviendraient à purger ces parages d’un pareil monstre!
«Eh bien… vieux… dit maître Ollive au tonnelier, on partira tout de même, et si l’on s’en repent…
– Il sera trop tard… répondit Jean-Marie Cabidoulin.
– Alors… il faudrait ne plus jamais naviguer?…
– Jamais.
– Ta tête déménage… vieux!…
– Avoueras-tu que, de nous deux, celui qui avait raison, c’est moi?…
– Allons donc!… répliqua maître Ollive en haussant les épaules.
– Moi… te dis-je… puisqu’il est là… le serpent de mer…
– Nous verrons bien…
– C’est tout vu!»
Et, au fond, le tonnelier se trouvait entre la crainte que devait inspirer l’apparition du monstre et la satisfaction d’avoir toujours cru à son existence.
En attendant, la terreur régnait dans cette bourgade de Pétropavlovsk. On l’imaginera volontiers, ce n’était pas cette population superstitieuse qui eût mis en doute d’abord l’arrivée de l’animal dans les eaux sibériennes. Personne n’aurait admis que les pêcheurs se fussent trompés. Ce n’étaient point des Kamtchadales qui se seraient montrés sceptiques devant les plus invraisemblables légendes de l’Océan.
Donc, les habitants ne cessaient de surveiller la baie d’Avatcha, redoutant que le terrible animal y cherchât refuge. Quelque énorme lame se soulevait-elle au large, c’était lui qui troublait l’Océan jusque dans ses profondeurs!… Quelque formidable rumeur traversait-elle l’espace, c’était lui qui battait les airs de sa puissante queue!… Et il s’avançait jusqu’au port, si, à la fois ophidien et saurien, cet amphibie s’élançait hors des eaux et se jetait sur la ville?… Il ne serait pas moins redoutable sur terre que sur mer!… Et comment lui échapper?…
Cependant le Saint-Enoch et le Repton activaient leurs préparatifs. Quelles que fussent les idées des Anglais au sujet de cet être apocalyptique, ils allaient mettre à la voile, probablement le même jour que le navire français. Puisque le capitaine King et son équipage n’hésitaient pas à partir, le capitaine Bourcart et le sien pouvaient-ils ne point suivre son exemple?…
Il résulte de là que, le 10 octobre, dans la matinée, les deux bâtiments levèrent l’ancre à la même heure pour profiter de la marée. Puis, le pavillon à la corne, servis par une petite brise de terre, ils traversèrent la baie d’Avatcha, cap à l’est, comme s’ils naviguaient de conserve.
Après tout, en prévision d’une redoutable rencontre, qui sait malgré leurs antipathies, s’ils ne seraient pas conduits à se prêter assistance?…
Quant à la population de Pétropavlovsk, en proie à l’épouvante, son seul espoir était que le monstre, après s’être acharné contre le Repton et le Saint-Enoch, s’éloignerait des eaux sibériennes!